La Conjuration Des Imbeciles John Kennedy Toole

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Novela americana en franés

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John Kennedy Toole

La conjuration desimbéciles

Titre original : A Confederacy ofDunces

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Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Carasso1980

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Quand un vrai génie apparaît en ce basmonde, on le peut reconnaître à ce signeque les imbéciles sont tous ligués contrelui.

Jonathan Swift

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On y trouve l’accent typique de LaNouvelle-Orléans, indissociable decelui des bas quartiers et en particulierde celui des derniers immigrantsallemands et irlandais, accent qu’il estdifficile de distinguer de celui deHoboken à Jersey City et d’Astoria àLong Island où les inflexions d’AlSmith, qui ont disparu de Manhattan, onttrouvé refuge. La raison, comme on peuts’y attendre, c’est que cet accent, àManhattan, comme à La Nouvelle-Orléans, provient des mêmes souches.

« Vous avez raison sur ce point.Nous sommes méditerranéens. Jamais jene suis allé en Grèce ou en Italie, maisje suis certain que je m’y sentirais chezmoi, à l’aise, sitôt débarqué. » Et c’était

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vrai, pensais-je. La Nouvelle-Orléansressemble à Gênes ou à Marseille, ouencore à Beyrouth ou à Alexandrie plusqu’à New York, bien que tous les portsde mer se ressemblent entre eux plusqu’ils ne peuvent ressembler à aucuneville de l’intérieur. Comme La Havaneet Port-au-Prince, La Nouvelle-Orléansgravite autour d’un monde hellénistiquequi, jamais, n’a été en contact avecl’Atlantique nord. La Méditerranée, lesCaraïbes et le golfe de Mexico formentune mer homogène, encore quemorcelée.

A.J. Liebling,THE EARL OF LOUISIANA

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Préface

La meilleure façon de présenter ceroman – qui m’a laissé pantois, plusencore à la troisième lecture qu’à lapremière – est peut-être de racontercomment il m’est parvenu. En 1976,alors que j’enseignais à Loyola, unefemme que je ne connaissais pas mecontacta par téléphone. Son proposétait inattendu. Elle n’avait pas écritdeux chapitres d’un roman et nedésirait pas s’inscrire à mes cours.Non. Son fils, qui était mort, avait écritun roman tout entier au début desannées soixante, un gros roman, et ellevoulait que je le lise. En quoi ce livre

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pourrait-il m’intéresser ? luidemandais-je. Parce que c’est un grandroman, me répondit-elle.

Au cours des années, je suis passémaître en l’art d’échapper aux chosesque je ne voulais pas faire. Et s’il yavait une chose au monde qui ne medisait rien du tout, c’était justementça : avoir affaire à la mère d’unromancier mort et, pis encore, avoir àlire un manuscrit dont elle disait qu’ilétait « exceptionnel » et qui serévélerait un gribouillis infâme, àpeine lisible.

Mais la dame se montra opiniâtre.Elle finit, on ne sait comment, pardébarquer un jour dans mon bureau etme tendit l’épais manuscrit. Il n’y avait

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pas moyen d’y couper. Il ne me restaitqu’un seul espoir : qu’après avoir luquelques pages, je les trouverais, entoute bonne conscience, assezmauvaises pour ne pas avoir à en liredavantage. D’habitude, c’est ainsi quecela se passe. En fait, le premierparagraphe suffît souvent et ma seulecrainte est que celui-ci ne soit pasassez mauvais ou qu’il soit juste assezbon pour que je me sente obligé depoursuivre ma lecture.

Cette fois-ci, je continuais à lire,encore et encore. Au début, avec lesentiment déprimant que ce n’était pasassez mauvais pour en rester là.Ensuite, avec un vague titillementd’intérêt. Puis, avec une excitation

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grandissante. Et finalement, avec unesorte d’incrédulité : il n’était paspossible que ce soit aussi bon. Jerésisterai à la tentation de raconter cequi m’a laissé bouche bée, ce qui m’afait grimacer ou éclater de rire, ce quim’a fait hocher la tête d’admiration.Mieux vaut laisser le lecteur faire cettedécouverte tout seul.

Il y a, en tout cas, Ignatius Reilly,personnage à ma connaissance sansprécédent dans la littérature – OliverHardy délirant. Don Quichotteadipeux, saint Thomas d’Aquin pervers,tout cela en un seul homme, en violenterévolte contre le monde moderne toutentier, allongé dans sa chemise de nuitde flanelle rayée dans un taudis de

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Constantinople Street à La Nouvelle-Orléans et qui, entre de gigantesquesaccès de flatulences et d’éructations,couvre d’invectives des douzaines decahiers.

Sa mère pense qu’il devraittravailler. C’est ce qu’il fait en passantd’un emploi à un autre. Chacune de cesexpériences devient aussitôt une folleaventure, un désastre absolu. Etpourtant, chacune, comme dans DonQuichotte, a sa propre logiquemystérieuse.

Sa petite amie, Myrna Minkoff,originaire du Bronx, pense qu’il abesoin de sexe. Ce qui se passe entreMyrna et Ignatius ne ressemble àaucune autre histoire de ma

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connaissance entre une fille et ungarçon.

Et ce n’est pas le moindre desmérites du roman de Toole que derestituer l’atmosphère particulière deLa Nouvelle-Orléans, de ses basquartiers, ses faubourgs perdus, sonétrange parler, les Blancs et un Noirdont Toole a réussi à faire unmerveilleux personnage comique(gageure presque impossible) pleind’esprit et de ressources, sans lamoindre trace de caricature raciste.

Mais la plus grande réussite deToole est Ignatius J. Reilly lui-même :intellectuel, idéologue, tapeur,esbrouffeur, goinfre, qui devraitinspirer de la répulsion au lecteur avec

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ses boursouflures gargantuesques, sonmépris menaçant et son combatsolitaire contre tous et tout – Freud,les homosexuels, les hétérosexuels, lesprotestants et les divers excès de lasociété moderne. Imaginez un saintThomas d’Aquin rétamé, transplanté àLa Nouvelle-Orléans où, après unevirée dans les marais qui le mène àl’université de Louisiane, à BatonRouge, il se fait voler sa veste alorsqu’il est assis dans les toilettes de lafaculté, dépassé par d’insurmontablesproblèmes gastro-intestinaux. Sa valvepylorique se bloque périodiquement enréaction à l’absence « d’une géométrieet d’une théologie appropriées à notremonde moderne ».

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J’hésite à employer le motcomédie – et pourtant c’est bien là unecomédie – parce que cela impliqueraitqu’il s’agit simplement d’un livrecomique, et ce roman est biendavantage que cela. On pourrait direque c’est une farce grouillante à laFalstaff, et le mot commedia serait plusjuste.

C’est aussi un livre triste. On nesait jamais d’où vient vraiment latristesse – de la tragédie en plein cœurdes crises gazeuses et des follesaventures d’Ignatius ou de la tragédieinhérente au livre lui-même.

La tragédie de ce livre est celle deson auteur – son suicide en 1969, àl’âge de trente-deux ans. C’est aussi

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celle de l’œuvre potentielle dont nousavons ainsi été privés.

Il est vraiment dommage que JohnKennedy Toole ne soit pas un écrivainvivant et bien portant. Mais c’est ainsiet nous n’y pouvons rien, si ce n’estnous assurer que cette tumultueuse etgargantuesque tragi-comédie humaineest au moins offerte aux lecteurs.

Walker Percy.

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UN

Une casquette de chasse verteenserrait le sommet du ballon charnud’une tête. Les oreillettes vertes, pleinesde grandes oreilles, de cheveux rebellesau ciseau et des fines soies quicroissaient à l’intérieur même desditesoreilles, saillaient de part et d’autrecomme deux flèches indiquantsimultanément deux directions opposées.Des lèvres pleines, boudeuses,s’avançaient sous la moustache noire etbroussailleuse et, à leur commissure,s’enfonçaient en petits plis pleins dedésapprobation et de miettes de pommesde terre chips. À l’ombre de la visière

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verte, les yeux dédaigneux d’Ignatius J.Reilly dardaient leur regard bleu etjaune sur les gens qui attendaient commelui sous la pendule du grand magasinD.H. Holmes, scrutant la foule à larecherche des signes de son mauvaisgoût vestimentaire. Plusieurs tenues,remarqua Ignatius, étaient assez neuveset assez coûteuses pour êtrelégitimement considérées comme desatteintes au bon goût et à la décence. Lapossession de tout objet neuf ou coûteuxdénotait l’absence de théologie et degéométrie du possesseur, quand elle nejetait pas tout simplement des doutes surl’existence de son âme.

Ignatius, quant à lui, étaitconfortablement et intelligemment vêtu.

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La casquette de chasseur le protégeaitdes rhumes de cerveau. Son volumineuxpantalon de tweed était durable etpermettait une liberté de mouvement peuordinaire. Ses plis et replisemprisonnaient des poches d’air chaudet croupi qui mettaient Ignatius à l’aise.Sa chemise de flanelle à carreauxrendait inutile le port d’une veste et lecache-nez protégeait ce que Reillyexposait de peau entre col et oreillettes.La tenue était acceptable au regard detous les critères théologiques etgéométriques, aussi abstrus fussent-ils,et dénotait une riche vie intérieure.

Passant d’une hanche sur l’autre à samanière pondéreuse et éléphantesque,Ignatius, sous le tweed et la flanelle,

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envoya mourir contre des coutures et desboutons des vagues de chairs ondulantes.Ainsi réinstallé, il se prit à songer autemps considérable qu’il venait depasser à attendre sa mère. Mais ilconcentra son attention sur le malaisequ’il commençait à éprouver. Il semblaitque son être entier fût sur le pointd’exploser, l’arrachant à ses semi-bottillons de daim gonflés. Et, commepour le vérifier, Ignatius dirigea leregard de ses yeux singuliers vers sespieds. Ces derniers semblaient bel etbien enflés. Il s’apprêtait à offrir lespectacle de ces souliers tumescents à samère pour preuve de l’insouciance aveclaquelle elle le traitait. Levant les yeux,il vit que le soleil commençait à

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descendre sur le Mississippi, au bas deCanal Street. La pendule de Holmesindiquait presque cinq heures. Déjà ilpeaufinait quelques accusations biensenties dont les termes choisis avec soinétaient destinés à réduire sa mère aurepentir et, à tout le moins, à laconfusion. Il lui fallait souvent laremettre à sa place.

Elle l’avait conduit en ville dans lavieille Plymouth, et tandis qu’elleconsultait le médecin pour son arthrite,Ignatius avait fait l’emplette de quelquespartitions chez Werlein pour satrompette et d’une corde pour son luth.Puis il était allé flâner devant lesappareils à sous de la Penny Arcade deRoyal Street pour voir si l’on n’avait

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pas installé de nouveaux jeux. Il avaitété déçu de constater que le jeu de base-ball miniature avait disparu. Peut-êtreétait-il seulement en réparation ? Ladernière fois qu’il y avait joué, lebatteur refusait obstinément defonctionner et, après quelquesdiscussions, la direction lui avait rendusa pièce de monnaie, bien que lesemployés eussent été assez mesquinspour suggérer qu’Ignatius lui-même avaitcassé le base-ball miniature en luidonnant des coups de pied.

Concentrant toute son attention sur lesort du base-ball mécanique, Ignatiusdétacha son être de la réalité physiquede Canal Street et des gens quil’entouraient. Aussi ne remarqua-t-il pas

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les deux yeux qui l’observaientavidement depuis leur abri, derrière unecolonne du grand magasin D.H. Holmes,deux yeux tristes, brillant d’espoir et dedésir.

Était-il possible de faire réparer lamachine à La Nouvelle-Orléans ?Probablement. Toutefois il pourrait serévéler nécessaire de l’expédier àMilkwaukee ou à Chicago, ou encoredans l’une quelconque de ces villesqu’Ignatius associait dans son esprit àl’efficacité d’innombrables ateliers deréparation et à la fumée éternelle desusines. Ignatius espérait bien que lebase-ball mécanique serait manipuléavec le plus grand soin, au cours de sonexpédition, qu’aucun de ses petits

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joueurs ne serait ébréché ou estropié parde brutaux employés des chemins de ferbien decides à ruiner pour toujours leurcompagnie sous le poids desréclamations d’usagers lésés, avant dese mettre en grève pour détruire IllinoisCentral.

Tandis qu’Ignatius songeait auxdélices que le petit jeu de base-ballprocurait à l’humanité, les deux yeuxtristes et envieux se déplaçaient dans sadirection, fendant la foule comme deuxtorpilles filant à la rencontre d’un grostanker à coque de tweed. Le policier tirasur le sac de partitions d’Ignatius.

— Vous avez des papiers d’identité,monsieur ? demanda le policier d’unevoix qui espérait qu’Ignatius fût

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dépourvu de toute identité officielle.— Quoi ?Ignatius baissa les yeux sur l’écusson

de la casquette bleue et ajouta :« Qui êtes-vous ?— Montrez-moi votre permis de

conduire.— Je ne conduis pas. Ayez

l’obligeance de vous éloigner. J’attendsma mère.

— Qu’est-ce qui pend à votre sac,là ?

— Que voulez-vous que ce soit,imbécile ? C’est une corde pour monluth.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Lepolicier recula d’un pas.

« Vous êtes d’ici ?

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— Est-ce bien le rôle de la policemunicipale de s’acharner dans destracasseries contre ma personne alorsque notre ville est, au vu et au su detous, l’une des capitales du vice dumonde civilisé ? beugla Ignatius au-dessus des têtes de la foule qui sepressait devant le magasin. Notre villeest célèbre pour ses joueursprofessionnels, ses prostituées, sesexhibitionnistes, ses antéchrists, sesivrognes, ses sodomites, ses drogués,ses fétichistes, ses onanistes, sespornographes, ses fripons, ses coquines,ses vandales et ses lesbiennes, tous ettoutes dûment protégés par laprévarication et le trafic d’influence. Sivous avez un moment, je suis prêt à

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entreprendre de débattre avec vous duproblème de la criminalité, mais necommettez surtout pas l’erreur dem’importuner moi.

Le policier agrippa Ignatius par lebras et reçut sur la tête un coup de sacde partitions. La corde pendante du luthlui fouetta l’oreille.

— Eh là ! s’écria le policier.— Prends ça ! cria Ignatius,

remarquant qu’un cercle de badauds etchalands intéressés avait commencé à seformer.

À l’intérieur des magasins D.H.Holmes, Mme Reilly était au rayonboulangerie, pressant son sein maternelcontre une vitrine de macarons. Du boutd’un doigt rougi par des années de

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lessivage des caleçons géants et jaunisae son fils, elle toqua la vitrine afind’attirer la vendeuse.

— Oh, Miss Inez, lança Mme Reillyavec cet accent qu’au sud du New Jerseyon ne rencontre qu’à La Nouvelle-Orléans, modeste port voisin du golfe duMexique. Par ici, mon p’tit.

— Tiens ! Comment que ça va ?s’enquit Mlle Inez. Comment vous voussentez, ma bonne ?

— Bah, ça va pas bien fort, réponditMme Reilly sans mentir.

— Bah, si c’est pas malheureux, toutde même ! reprit Mlle Inez ens’accoudant à la vitrine et en oubliantles gâteaux. Ça va pas bien fort moi-même. C’est mes pieds.

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— Seigneur, j’aimerais avoir cettechance ! Mais j’ai de l’arthurite dans lecoude.

— Non, pas ça ! dit Mlle Inez avecune compassion sincère. Mon pauvrevieux papa a ça. On le fait s’installerbien tranquillement dans une baignoired’eau brûlante.

— Mon grand fils passe sa vie dansla baignoire. C’est tout juste si je peuxencore mettre les pieds dans ma propresalle de bains.

— Mais je le croyais marié, ma toutebelle.

— Ignatius ? Oh, la, la, la, dittristement Mme Reilly. Allez, chérie,donnez-moi donc deux douzaines de cessablés.

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— Mais je croyais que vous m’aviezdit qu’il était marié, insista Mlle Inez enrangeant les gâteaux dans une boîte.

— Je n’ai rien en vue, voilà la vérité.La petite amie qu’il avait n’est plus aubercail.

— Bah, il a le temps.— Ma foi oui, répondit Mme Reilly

en se désintéressant de la question.Dites, mettez-moi aussi une demi-douzaine de ces gâteaux au vin, là.Ignatius devient mauvais quand noussommes à court de gâteaux.

— C’est qu’il est gourmand, votregarçon, pas ?

— Oh, seigneur, ce que je peux avoirmal au coude ! répondit Mme Reillv.

Au centre de la foule qui s’était

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rassemblée devant le grand magasin, lacasquette de chasseur qui formait lerayon vert du cercle de badaudstressautait violemment.

— Je vais contacter le maire ! hurlaitIgnatius.

— Laissez ce garçon tranquille, ditune voix dans la foule.

— Allez plutôt arrêter lesstripteaseuses de Bourbon Street, ajoutaun vieil homme. C’est un bon p’tit gars.Il attend sa maman.

— Merci, laissa dédaigneusementtomber Ignatius. J’espère que vous sereztous témoins de ce scandale.

— Allez, suivez-moi, disait lepolicier à Ignatius, sentant vaciller saconfiance en soi.

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La foule prenait des allures depopulace émeutière et nulle patrouillen’était en vue. « Je vous emmène aucommissariat.

— Un bon p’tit gars n’a même plus ledroit d’attendre sa maman à la sortie deD.H. Holmes ! (c’était de nouveau levieil homme). Ah, cette ville a bienchangé, moi j’aime mieux vous le dire.Tout ça c’est les communisses.

— Dites, c’est moi que vous traitezde communisse ? demanda le policier auvieil homme tout en cherchant à esquiverla corde du luth. Je vais vous embarqueraussi, moi. Ça vous apprendra à faireattention à qui que vous traitez decommunisse, non mais !

— Vous avez pas l’droit d’m’arrêter,

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cria le vieil homme. J’appartiens auClub de l’âge d’or, filiale ducommissariat aux loisirs de LaNouvelle-Orléans.

— Fichez la paix à ce vieux, espècede sale flic ! vociféra une femme. C’estsûrement l’grand-père à quelqu’un.

— Bien sûr, dit le vieil homme. J’aisix petits-enfants qui font leurs étudeschez les sœurs, tous. Et pis des malins,hein !

Par-dessus la tête des gens Ignatiusaperçut sa mère qui sortait lentement dugrand magasin, portant les paquets degâteaux comme s’il se fût agi de sacs deciment.

— Maman ! lança-t-il. Il était temps !On m’arrête !

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Se frayant un passage à travers lesbadauds, Mme Reilly dit :

— Ignatius ! Qu’est-ce qui se passeici ? Qu’est-ce t’as encore fait ? Eh !Bas les pattes, vous, touchez pas à monfils !

— Mais je ne le touche pas, madame,protesta le policier. L’individu iciprésent est donc votre fils ?

Mme Reilly saisit brusquement lacorde de luth des mains d’Ignatius.

— Évidemment que ie suis sonenfant, dit ce dernier. Vous ne voyez pasl’affection qu’elle a pour moi ?

— Elle l’aime, son p’tit gars, dit levieil homme.

— Qu’est-ce que vous y faites à monpauvre petit ? demanda Mme Reilly au

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policier, tandis qu’Ignatius flattait lescheveux passés au henné de sa mèred’une de ses énormes pattes. Vous avezdonc rien de mieux à faire que de vousen prendre à des enfants innocents avectous les individus qui se promènent dansnotre ville ? Il attend sa maman et vous,vous l’arrêtez !

— C’est une affaire qui intéresseramanifestement l’association pour ladéfense des libertés individuelles, fitremarquer Ignatius, étreignant de lamême patte l’épaule un peu affaissée desa mère. Nous devons entrer en contactavec Myrna Minkoff, mon amour perdu.Elle connaît fort bien ce genre de chose.

— C’est des communisses,interrompit le vieil homme.

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— Quel âge a-t-il ? demanda lepolicier à Mme Reilly.

— J’ai trente ans, consentit àdéclarer Ignatius.

— Vous avez un emploi ?— Ignatius doit m’aider à la maison,

dit Mme Reilly que son courage dudébut commençait à abandonner et qui semit à tortiller la corde du luth avec laficelle des boîtes de gâteaux. J’ai unearthurite terrible.

J’époussette un peu, dit Ignatius aupolicier. De plus, je suis actuellement àl’œuvre sur la rédaction d’un long acted’accusation contre notre siècle. Quandma vue se brouille et que la tête metourne sous l’effet de mes péniblestravaux littéraires, il m’arrive de

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confectionner à l’occasion quelquesbouchées au fromage.

— Ignatius fait des bouchées aufromage délicieuses, dit Mme Reilly.

— C’est rudement chic de sa part, ditle vieil homme. Y en a tant qui pensentqu’à courir de nos jours.

— Et si vous la fermiez, vous,enjoignit le policier au vieil homme.

— Ignatius, demanda Mme Reillyd’une voix tremblante, qu’as-tu fait, mongarçon ?

— À vrai dire, maman, je crois bienque c’est lui qui a tout commencé,déclara Ignatius en désignant le vieilhomme de son sac de partitions. Moij’attendais ici, sans rien faire, souhaitantpar-devers moi que le médecin t’ait dit

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des choses encourageantes.— Faites donc circuler ce vieux, dit

Mme Reilly au policier. Il fait deshistoires. C’est une honte de voir desgens comme lui se promenertranquillement.

— La police c’est tous descommunisses, dit le vieil homme.

— Je vous ai déjà dit de la fermer,dit le policier en colère.

— Je remercie le ciel à genoux tousles soirs pour la protection de la police,dit Mme Reilly à la cantonade. On seraittous morts sans ça. Tous, on s’raitégorgés dans nos lits, la gorge ouverted’une oreille à l’autre.

— Tu l’as dit, ma fille, approuva unefemme dans la foule.

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— C’est un rosaire qu’il faut direpour la police. Mme Reilly adressaitdésormais ses remarques à la foule.Ignatius lui caressait énergiquementl’épaule, murmurant desencouragements.

« Est-ce que vous diriez un rosairepour des communisses ?

— Non, non ! répondirent plusieursvoix ferventes. On commença àbousculer le vieux.

— C’est vrai, madame, cria cedernier. Il a essayé d’arrêter votregarçon, là. Comme en Russie, je vousdis. C’est tous des communisses.

— Allez ouste ! dit le policier auvieil homme. Il le saisit brutalement aucollet.

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— Oh, mon Dieu ! dit Ignatius enobservant les efforts du petit policierfalot pour maîtriser le vieux bonhomme.Ça y est, j’ai les nerfs en capilotade.

— Au secours ! en appelait le vieuxà la foule. C’est un coup de force. C’estune violation de la Constitution.

— Il est fou, Ignatius, ditMme Reilly. Partons au plus vite, monpetit.

Elle se tourna vers la foule :« Sauve qui peut, les amis ! Il risque

de nous tuer tous.Si vous voulez mon avis, c’est lui, le

communisse, lui et personne d’autre !— Inutile d’exagérer, maman, dit

Ignatius tandis que tous deux se frayaientun chemin à travers la foule qui avait

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commencé à se disperser, puiss’engageaient dans Canal Street d’un pasrapide.

Jetant un coup d’œil en arrière, ilaperçut le vieil homme et le petitpolicier aux prises sous la pendule dugrand magasin.

« Veux-tu je te prie ralentir un peul’allure ? Je crois que j’ai un murmurecardiaque.

— Oh, la ferme ! Comment crois-tudonc que je me sens, moi ? Comme sic’était normal de me faire courir commeça à mon âge !

— Le cœur, hélas ! est important àtout âge, j’en ai peur.

— Mais ton cœur n’a rien du tout.— Ça ne durera pas si nous ne

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ralentissons pas un peu.Le pantalon de tweed ondoyait autour

du derrière gargantuesque d’Ignatius ouitanguait et roulait de l’avant.

« Tu as ma corde de luth ?Mme Reilly l’entraîna dans Bourbon

Street et ils se mirent à marcher endirection du Quartier Français.

— Comment se fait-il que ce policiert’en voulait, mon garçon ?

— Je ne le saurai jamais. Mais il vaprobablement nous retomber dessus dansquelques instants, dès qu’il sera venu àbout du vieillard fasciste.

— Tu crois ça ? demandaMme Reilly, inquiète.

— J’ai tendance à le croire, oui. Ilavait l’air tout à fait décidé à m’arrêter.

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J’imagine qu’il a un contingent àrespecter, ou quelque chose comme ça.Je doute sérieusement qu’il me permettede lui échapper si facilement.

— Mais ce serait épouvantable ! Tuserais dans tous les journaux, Ignatius !Tu te rends compte du scandale ! Tudois bien avoir fait quelque chosependant que tu m’attendais, mon garçon.Je te connais, Ignatius.

— Si jamais être humain s’estoccupé de ses propres affaires, jet’assure bien que c’était moi ent’attendant, souffla Ignatius. Mais je t enprie. Il faut que nous nous arrêtions. Jepense que je vais avoir une hémorragie.

— D’accord.Mme Reilly considéra la face

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rougissante de son fils et comprit qu’ilserait trop heureux de sxffondrer à sespieds pour lui prouver qu’il disait vrai.Ce n’aurait pas été la première fois. Ledernier dimanche où elle l’avaitcontraint à l’accompagner à la messe, ils’était effondré deux fois sur le cheminde l’église et s’était effondré une foisencore pendant le sermon sur la paresse,roulant sous les bancs et créant unremue-ménage fort embarrassant.

« Entrons ici nous asseoir unmoment.

Elle le poussa pour lui faire franchirla porte du bar Les Folles Nuits en seservant d’une de ses boîtes à gâteaux.Dans l’obscurité qui sentait le bourbonet les mégots de cigarettes ils se

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perchèrent sur deux tabourets. Tandisque Mme Reilly disposait ses boîtes degâteaux sur le bar, Ignatius dilata sesvastes narines et dit :

— Mon dieu, maman, quelle odeurépouvantable. J’ai déjà l’estomacretourné.

— Tu veux retourner dans la rue ? Tuveux que ce policier t’arrête ?

Ignatius ne répondit pas ; il reniflaitviolemment en faisant des grimaces. Unbarman qui les observait tous les deuxdepuis un moment lança de l’ombre un« oui ? » inquisiteur.

— Donnez-moi donc un café,concéda Ignatius, grand seigneur. Avecde la chicorée et du lait chaud.

— Y a que d’l’instantané, dit le

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barman.— Il est tout à fait hors de question

que j’en boive, dit Ignatius à sa mère.C’est une abomination.

— Bah, prends une bière, Ignatius,t’en mourras pas.

— Je risque d’enfler.— Donnez-moi une Dixie 45, dit

Mme Reilly au barman.— Et pour monsieur ? demanda le

barman d’une voix aux intonations richeset très maîtrisées. Qu’est-ce qui vousferait plaisir ?

— Donnez-lui une Dixie aussi.— Je risque de ne point la boire, dit

Ignatius tandis que le barman se retiraitpour ouvrir les bières.

— On ne peut pas s’asseoir ici

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gratuitement, Ignatius.— Et pourquoi pas, je te prie ? Nous

sommes les seuls clients. Ils devraientêtre trop heureux de nous recevoir.

— Ils ont des stripteaseuses ici, lanuit, non ? demanda Mme Reilly endécochant une bourrade à son fils.

— Bah, j’imagine, réponditfroidement Ignatius.

Il semblait profondément peiné.« Nous aurions pu nous arrêter

ailleurs. On peut s’attendre à unedescente de police contre cetétablissement d’une seconde à l’autre.

Il poussa une espèce de reniflementsonore et s’éclaircit la gorge.

« Dieu merci ma moustache filtre unepart du remugle. Tout mon appareil

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olfactif expédie déjà des signaux dedétresse.

Après un temps qui semblaconsidérable, au cours duquel onentendit force tintements de verre etbruits de porte de glacière quelque partdans l’ombre, le barman réapparut etdéposa les bières devant eux, non sansfaire semblant de renverser celled’Ignatius sur ses genoux. Les Reilly sevoyaient offrir le service le plusexécrable du bar des Folles Nuits, letraitement réservé aux clientsindésirables.

— Vous n’auriez pas, par hasard, unDr Nut, bien frais ? demanda Ignatius.

— Non.— Mon fils adore le Dr Nut,

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expliqua Mme Reilly. Il faut que jel’achète par caisses entières. Y luiarrive de s’asseoir et d’en boire deux,trois d’un coup.

— Je suis sûr que ce monsieur n’estpas particulièrement intéressé, ditIgnatius.

— Ça vous dirait de retirer c’tecasquette ? demanda le barman.

— Sûrement pas ! tonna Ignatius. Il ya des courants d’air glacés ici.

— Comme il vous plaira, dit lebarman avant de dériver dans la zoned’ombre, à l’autre extrémité ducomptoir.

— Non mais !— Calme-toi, dit sa mère.Ignatius souleva l’oreillette du côté

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de sa mère.— Bon, je vais soulever celle-ci

pour que tu n’aies pas à te fatiguer lavoix. Que t’a donc dit le médecin àpropos de ton coude, c’est bien toncoude ?

— Il faut le masser.— J’espère que tu ne comptes pas

sur moi pour cela. Tu sais ce que celame fait de toucher autrui.

— Il m’a dit d’éviter le froid aumaximum.

— Si je savais conduire, je serais enmesure de t’aider un peu plus, j’imagine.

— Bah, t’en fais pas, mon poulet.— De fait, le moindre déplacement

en automobile m’affecte déjàsuffisamment. Certes, rien n’est pire que

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le voyage à l’étage supérieur desautocars « panoramiques » de lacompagnie Greyhound. Si haut perché.Tu te souviens de la fois où j’ai dû allerà Baton Rouge dans une de cesmachines ? J’ai vomi plusieurs fois. Lechauffeur a été contraint de stopperquelque part dans les marais pour mepermettre de faire quelques pas. Lesautres passagers étaient plutôtcourroucés. Ils devaient posséder desestomacs d’acier pour être ainsi enmesure de voyager dans cetépouvantable engin. Le fait de quitter LaNouvelle-Orléans m’effrayait déjàsuffisamment. Au-delà des limites de laville, c’est le cœur des ténèbres, lesvéritables friches qui commencent.

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— Je me rappelle tout ça, Ignatius,dit Mme Reilly d’un air absent, buvantsa bière par petites gorgées bruyantes.Tu étais vraiment malade en rentrant à lamaison.

— Je me sentais pourtant déjà mieux,tu m’entends ? Le pire moment fut celuide mon arrivée à Baton Rouge. C’estalors que je me suis rendu compte quej’avais un aller-retour et que j’allaisdevoir rentrer par le même autocar.

— Tu m’as déjà raconté tout ça,petit.

— Le taxi m’a coûté quarante dollarsmais du moins n’ai-je pas étéviolemment malade tout au long duvoyage de retour. J’ai quand même étéau bord de l’étouffement à plusieurs

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reprises. J’ai exigé du chauffeur qu’ilroulât avec une extrême lenteur, ce quine faisait pas son affaire à lui. La policel’a arrêté deux fois pour conduite endessous de la vitesse minimale imposéesur l’autoroute. La troisième fois qu’ilsl’ont arrêté, ils lui ont retiré son permistaxi. C’est, vois-tu, qu’ils nous avaientobservés au radar tout le long du trajet.

L’attention de Mme Reilly se portaitalternativement sur son fils et sur sabière. Cela faisait trois ans qu’elleécoutait cette même histoire.

— Certes, poursuivit Ignatius, seméprenant sur l’expression maternelle etcroyant y lire de l’intérêt, c’était lapremière fois de ma vie que je quittaisLa Nouvelle-Orléans. Je pense que

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c’était peut-être l’absence d’unquelconque centre d’orientation oui memit dans un tel état. Rouler à bord de cecar rapide avait été comme une chutedans les abysses. Quand nous eûmesquitté les marais et que nous abordâmesles collines qui moutonnent dans lesenvirons de Baton Rouge, j’aicommencé à craindre que quelque rustreprimitif ne balance des bombes contre lecar. Ils adorent s’en prendre auxvéhicules qui sont, à leurs yeuxj’imagine, des symboles du progrès.

— Bah, je suis contente que tu n’aiespas accepté cet emploi, dit Mme Reillypar pur automatisme, le mot « progrès »étant le signal que son tour était venu.

— Il m’était tout à fait impossible de

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l’accepter. Quand j’ai rencontré ledirecteur du département de culturemédiévale, mes mains se sontentièrement couvertes de petites cloquesblanches. C’était un être absolumentdépourvu d’âme. Puis il a fait uncommentaire sur le fait que je ne portaispas de cravate et une remarquemalveillante à propos de ma canadienne.J’ai été effaré qu’un être aussiinsignifiant pût se permettre une telleeffronterie. Cette canadienne était l’unedes rares douceurs auxquelles je fusseattaché en ce bas monde et si jamais jeperce à jour l’identité du maniaque quime l’a volée je le dénoncerai auxautorités compétentes.

Mme Reilly revit l’horrible

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canadienne constellée de taches de caféqu’elle avait toujours secrètement rêvéd’offrir aux Bénévoles d’Amérique enmême temps qu’un bon nombre desvêtements préférés d’Ignatius.

« Tu vois, j’étais tellement dépassépar l’absolue grossièreté de cettecontrefaçon de directeur que je me suisenfui en courant de son bureau au beaumilieu d’une de ses tirades ineptes pourme précipiter dans les toilettes les plusproches, qui se révélèrent celles des« Étudiants – Homme ». En tout cas,j’étais assis dans l’un des cabinets,ayant déposé ma canadienne sur la porte,quand je vis soudain disparaître monvêtement. J’entendis des pas. Et la portedes toilettes se referma. Sur l’instant, je

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n’étais pas en mesure de poursuivre levoleur sans vergogne et je me mis doncà hurler. Quelqu’un pénétra dans lestoilettes et frappa à la porte du cabinetdans lequel j’avais pris place. Il s’avéraqu’il s’agissait d’un membre du servicede sécurité et de surveillance ducampus, du moins le prétendit-il. Àtravers la porte, j’exposai ce qui venaitde se passer. Il promit de retrouver macanadienne et partit. En fait, comme je tel’ai déjà dit auparavant, j’ai toujourssoupçonné cet homme et le « directeur »de ne faire qu’un. Leurs voix avaientquelque chose de très similaire.

— On ne peut plus se fier à personne,aujourd’hui, mon poulet.

— Dès que j’ai pu le faire, j’ai quitté

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les toilettes, songeant seulement à fuir auplus vite cet horrible endroit.Évidemment, j’ai bien failli geler, enattendant un taxi au milieu de ce campusglacial. J’ai fini par en héler un qui abien voulu me conduire à La Nouvelle-Orléans pour quarante dollars, lechauffeur se montrant même assezaltruiste pour me prêter sa propre veste.Cependant, quand nous sommes arrivésici, sans doute déprimé d’avoir perdu salicence de taxi, il n’était plus trèsaimable. Peut-être aussi avait-il attrapéun mauvais rhume, à en juger par lafréquence de ses éternuements. Il estvrai, après tout, que nous venions depasser près de deux heures surl’autoroute.

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— Je me boirais bien une autre bière,moi, Ignatius.

— Maman ! Dans ce lieu deperdition !

— Rien qu’une, chéri ! Allez, j’envoudrais une autre.

— Nous sommes probablement entrain d’attraper une maladie en buvantdans ces verres. Mais enfin, si tadécision est absolument irrévocable,commande-moi un cognac, veux-tu ?

Mme Reilly adressa un geste aubarman qui sortit de l’ombre etdemanda :

— Qu’est-ce qui vous est arrivé dansle car, vieux, j’ai pas entendu la fin.

— Ça vous dérangerait de vousoccuper convenablement de ce bar ?

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demanda Ignatius d’un ton furieux. Votredevoir est de nous servir en silencequand nous vous appelons. Si nousavions souhaité vous faire participer ànotre conversation, nous vous l’aurionsfait savoir depuis longtemps. De fait,nous parlons d’affaires très personnelleset assez dramatiques.

— Voyons, Ignatius, tu n’as pashonte ? Monsieur essayait seulementd’être gentil.

— C’est une pure et simplecontradiction dans les termes. Personnene pourrait être gentil dans un bougecomme celui-ci.

— Nous voudrions encore deuxbières.

— Non, une bière et un cognac,

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corrigea Ignatius.— Plus de verres propres, annonça

le barman.— Voyez-vous ça, quel dommage !

dit Mme Reilly. Bah, nous pouvons nousservir de ceux que nous avons déjà.

Le barman haussa les épaules etrepartit pour son royaume des ténèbres.

II

Au commissariat, le vieil hommeétait assis sur le banc avec les autres,voleurs à l’étalage pour la plupart, quiconstituaient les prises de l’après-midi.

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Il avait soigneusement disposé sur sacuisse sa carte de sécurité sociale, sacarte de membre de la Société du très-saint nom de saint Odo de Cluny, uninsigne du Club de l’âge d’or et unefeuille de papier prouvant qu’ilappartenait à l’American Legion. Unjeune Noir, les yeux dissimulés derrièredes lunettes de soleil de l’ère spatiale,étudiait le petit dossier ainsi constituésur la cuisse voisine de la sienne.

— Oua-ho ! s’écria-t-il en souriantde toutes ses dents, mince alors, vousêtes membre de tout, vous alors !

Le vieil homme modifiaméticuleusement la disposition descartes sans prononcer une parole.

« Comment ça se fait qu’y z’arrêtent

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des mecs comme vous, maintenant ?Les lunettes de soleil soufflèrent de

la fumée au-dessus des cartes du vieux.« Les flicards savent vraiment pus à

qui s’en prendre !— Je suis ici en violation flagrante

de mes droits constitutionnels, dit levieil homme dans un soudain accès decolère.

— Ouais, ben ça y n’en croiront rien.Vous feriez mieux de trouver aut’chosetout d’suite.

Une main sombre s’empara d’une descartes.

« Dites donc, qu’est-ce que c’estqu’ce truc, le club d’or ?

Le vieil homme récupérabrusquement sa carte et la reposa sur sa

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cuisse.« C’est pas ces p’tites brèmes qui

vont te servir à quelque chose, t’sais.T’es bon pour la taule en tout cas. Yfoutent tout l’monde en taule.

— Vous croyez ? demanda le vieilhomme au nuage de fumée.

— Recta.Un nouveau nuage s’éleva.« Pourquoi que t’es là, hein ?— Je ne sais pas.— Tu sais pas ? Oua-ho, c’est

dingue ! Faut bien qu’tu soyes ici pourquèque chose. Les gens d’couleurd’accord, c’est souvent qu’on lesramasse pour que dalle. Mais toi, monpote, faut bien que tu soyes ici pourquèque chose.

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— Je ne sais vraiment pas, dit levieil homme, morose. J’étais dans lafoule, devant D.H. Holmes.

— Et t’as soulevé le morlingue àquelqu’un.

— Non, je me suis engueulé avec unpolicier.

— Non ? Et qu’est-ce t’y as dit ?— Je l’ai traité de communisse.— Communisse, hein ? Eh bê ! Si

j’m’avise de traiter un flicard decommunisse, mézigue, ça barderaitsalement pour mon matricule ! Y a unede ces salopes que je traiterais biend’communisse, pourtant. Tiens, que cetaprès-midi, j’étais tranquillement chezWoolsworth, voilà t’y qu’un mec achouravé un sac de noix d’cajou de la

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boutique Toi et Noix et la v’là qui s’metà gueuler comme si on l’égorge. Bon,tout de suite après t’as le détectivemaison qui m’alpague et une salope deflicard qui m’emmène ici. T’as pas unechance de t’en tirer, j’te dis. Oua-ho !

Ses lèvres tétèrent la cigarette.« Personne a trouvé de cajous sur

moi mais ça a pas empêché le flicard dem’emmener quand même. Eh ben jepense que le détective maison c’est uncommunisse. Salope d’enfoiré, va !

Le vieil homme s’éclaircit la gorge ettripota ses cartes.

« Y vont probablement te relâcher,toi, dit lunettes de soleil. Moi, ycommenceront par m’faire un p’titspitche, pour me coller la trouille, qu’y

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croivent, même s’y savent que j’ai pasles cajous, y vont même essayer deprouver que j’les ai. Y vontprobablement en acheter un sac et me leglisser dans la fouille. Woolsworthdemandera probablement que je plongeà perpète.

Le nègre semblait parfaitementrésigné et souffla un nouveau nuage defumée bleue qui les enveloppa lui, levieil homme et ses petites cartes. Puis ilse dit en aparté :

« Je m’demande qui les a chouravés,ces cajous. Probablement c’t’ enfoiré dedétective lui-même.

Un policier appela le vieil homme àse présenter devant le bureau quioccupait le centre de la salle et derrière

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lequel trônait un sergent. L’agent quiavait procédé à son arrestation se tenaitdebout devant le bureau.

— Votre nom, demanda le sergent auvieil homme.

— Robichaux Claude, répondit-il enétalant ses petites cartes sur le bureaudevant le sergent.

Ce dernier passa les cartes en revueet dit :

— L’agent Mancuso, que voici, ditque vous avez résisté à l’arrestation. Etque vous l’avez traité de communisse.

— Je ne le pensais pas, dit tristementle vieil homme, remarquant l’apparentesauvagerie avec laquelle le sergentmanipulait ses petites cartes.

— L’agent Mancuso dit que vous

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dites que tous les policiers sontcommunisses.

— Oua-ho, yipiii ! lança le nègre àl’autre extrémité de la pièce.

— Jones, tu vas fermer ça, oui ?gueula le sergent.

— D’accord, répondit Jones.— Je m’occupe de toi ensuite.— Dites, j’ai traité personne de

communisse mézigue, dit Jones. C’est uncoup monté du détective de chezWoolsworth, j’aime même pas lescajous, alors.

— Ferme-la, vu ?— D’accord, dit gaiement Jones

avant de disparaître derrière un énormenuage de fumée.

— Je ne pensais rien de ce que j’ai

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dit, affirma M. Robichaux au sergent. Jeme suis énervé, c’est tout. Je me suisemporté. L’agent de police essayaitd’arrêter un pauvre garçon qui attendaitsa maman devant chez Holmes.

— Quoi ? le sergent se tourna vers lepetit policier falot. Qu’est-ce que vousfaisiez ?

— Ce n’était pas un pauvre garçon,protesta Mancuso. C’était un grosbonhomme bizarrement vêtu. Il avaitl’air d’un individu suspect. J’aiseulement voulu procéder à unevérification de routine et il a résisté. Sivous voulez savoir la vérité, il avaitl’air d’un gros prévert.

— Un pervers, hein ? demandaavidement le sergent.

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— Oui, répondit Mancuso, reprenantcourage, un gros prévert.

— Gros comment ?— Le plus gros que j’aie vu de ma

vie, répondit Mancuso en écartant lesbras comme pour décrire les prises d’unconcours de pêche.

Les yeux du sergent s’allumèrent.« La première chose que j’ai

remarquée, c’est la casquette verte qu’ilportait. Une casquette de chasse.

Attentif et détaché, Jones écoutait àl’abri de son nuage de fumée.

— Bon, et alors, Mancuso ? Ques’est-il passé ? Pourquoi n’est-il pas icidevant moi ?

— Il s’est enfui. Une bonne femmeest sortie du grand magasin et elle a tout

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mélangé et puis ils se sont enfuis tous lesdeux dans le Quartier.

— Ah oui, deux maniaques duQuartier, probablement ? dit le sergent,comprenant brusquement.

— Pas du tout, intervint le vieilhomme. C’était vraiment sa maman. Unegentille dame comme il faut. Je les aidéjà rencontrés dans le centre tous lesdeux. L’agent, là, lui a fait peur.

— Mais bon Dieu, Mancuso,écoutez ! hurla le sergent. Vous êtes leseul agent de toute la police municipalequi arrêterait un pauvre garçon enl’arrachant aux bras de sa maman ! EtPépé, ici présent, pourquoi diablel’avez-vous embarqué, hein ?Téléphonez à sa famille et dites-leur de

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venir le chercher.— Je vous en prie, implora

M. Robichaux. Ne faites pas ça ! Mafille a assez à faire avec ses enfants.C’est la première fois de ma vie que jesuis arrêté. Elle ne peut venir mechercher. Que vont penser mes petits-enfants ? Ils font tous leurs études chezles sœurs.

— Trouvez-moi le numéro de sasœur, Mancuso. Ça va lui apprendre ànous traiter de communisse !

— Non, je vous en prie !(M. Robichaux était en larmes.) Mespetits-enfants me respectent.

— Seigneur Dieu ! s’écria le sergent.Il essaye d’arrêter un gosse avec samère et il embarque un bon vieux pépé.

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Fichez-moi le camp, Mancuso ! Etemmenez Pépé avec vous ! Ah, ça vousintéresse d’arrêter des individussuspects ? Vous en faites pas, on va vousarranger ça, mon gars !

— À vos ordres, sergent, ditfaiblement Mancuso tout en guidant levieillard en larmes vers l’extérieur.

— Oua-ho, yipiii ! lança Jonesdepuis les profondeurs les plus secrètesde son nuage.

III

Le crépuscule descendait sur le bar

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Les Folles Nuits et alentour. Dehors,Bourbon Street commençait às’illuminer. Des enseignes au néons’éteignaient et s’allumaient, reflétéespar les rues que rendait humides unebruine légère qui tombait régulièrementdepuis quelque temps déjà. Les taxis quiamenaient les premiers clients de lasoirée, des touristes ou descongressistes du Middle West,produisaient un chuintement feutré dansle crépuscule froid.

Il y avait quelques clients maintenantdans Les Folles Nuits. Un homme quilisait en suivant les lignes du doigt unequelconque feuille turfiste, une blondedéprimée qui semblait liée d’unemanière ou d’une autre à l’établissement

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et un jeune homme élégamment vêtu quifumait des Salem à la chaîne et avalaitcul sec des daiquiris dans des verresgivrés.

— Ignatius, on f’rait mieux d’s’enaller, dit Mme Reilly avant de roter.

— Quoi ? beugla Ignatius. Nousdevons rester, au contraire, pourobserver ces mœurs corrompues.Quelques spécimens sont déjà installés.

L’élégant jeune homme en renversason daiquiri sur sa belle veste develours vert bouteille.

— Eh, garçon ! lança Mme Reilly.Apportez un chiffon. Y a un monsieurqui vient juste de renverser son verre.

— Oh ! mais tout va excessivementbien, ma chère, merci, dit le jeune

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homme plein de colère.Il considéra Ignatius et sa mère en

arquant un sourcil. « J’ai dû me tromperd’établissement, de toute manière.

— Ne vous mettez pas dans cet état,mon petit, conseilla Mme Reillv.Qu’est-ce que c’est que ce truc que vousbuvez, hein ? On dirait une boule deneige au jus d’ananas.

— Même si je vous le décrivais, jedoute que vous soyez en mesure de lecomprendre.

— Comment diantre osez-vous parlerainsi à ma très chère et bien-aiméemère ?

— Oh, doucement, vous le gros, ditle jeune homme, regardez l’état danslequel est ma veste.

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— Elle est totalement grotesque,votre veste.

— Allons, allons. Soyons amis, ditMme Reilly, les lèvres moussues debière. Y a déjà bien assez de bombes etde trucs de par le monde.

— Et votre fils semble prendre ungrand plaisir à les balancer, je dois dire.

— Ça suffit, vous deux. C’est legenre d’endroit dans lequel tout lemonde est censé s’amuser, non ? (EtMme Reilly sourit au jeune homme.)Laissez-moi vous offrir un autre verre,mon garçon, pour remplacer celui quevous avez renversé. Et moi je crois queje vais me boire une autre Dixie.

— Il faut que ie me sauve, vraiment,soupira le jeune homme. Merci, de toute

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manière.— Par une nuit pareille ? demanda

Mme Reilly. Oh, mais ne faites donc pasattention à ce qu’a dit Ignatius. Pourquoine restez-vous pas jusqu’au spectacle ?

Le jeune homme leva les yeux auplafond.

— Ouais, approuva la blonde, sortantde son silence. Restez voir un peu de culet de nichons.

— Maman, dit froidement Ignatius, jecrois bien que tu es en train de prodiguerdes encouragements à ces gensinimaginables.

— Bah, c’est toi qui as voulu rester,Ignatius.

— Parfaitement, j’ai exprimé lesouhait de demeurer comme un

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observateur. Je ne tiens pasparticulièrement à me mêler à ces gens.

— Chéri, pour te dire la vérité, je nepeux vraiment plus écouter cette histoired’autocar ce soir. Tu l’as déjà racontéequatre fois depuis que nous sommesarrivés ici.

Ignatius parut blessé.— Je ne me doutais nullement que je

t’ennuyais. Après tout, ce voyage en cara constitué l’une des expériences lesplus formatives de mon existence. Entant que mère, tu devrais t’intéresser auxtraumas qui ont créé ma vision dumonde.

— Qu’est-ce que c’est que cettehistoire de car ? demanda la blonde enapprochant son tabouret de celui

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d’Ignatius. Je m’appelle Darlene. J’aimeles bonnes histoires. T’en connais dessalées ?

Le barman posa violemment la bièreet le daïquiri sur le comptoir au momentmême où l’autocar reprenait le départpour les limbes et l’abysse.

— Tenez, un verre propre, aboya lebarman à l’adresse de Mme Reilly.

— Ça c’est gentil, alors. Dis,Ignatius, monsieur me donne un verrepropre.

Mais son fils était trop préoccupé parson arrivée à Baton Rouge pour entendrecette remarque.

— Vous savez, mon petit, ditMme Reilly au jeune homme, mon grandfils et moi on a eu des ennuis

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aujourd’hui. La police a voulu l’arrêter.— Hélas ! ma chère. Les policiers

sont toujours tellement sûrs d’eux, vousne trouvez pas ?

— Et comment ! Et penserqu’Ignatius est licencié et tout.

— Mais que faisait-il donc ?— Mais rien. Rien du tout. Il était là

à attendre sa pauvre maman.— Sa tenue est un peu bizarre. En

entrant, j’ai pensé qu’il devait êtreartiste, mais je me suis bien gardé dechercher à imaginer la nature de sonnuméro !

— Je n’arrête pas de lui parler deses vêtements, mais il ne veut rienentendre.

Mme Reilly laissa errer son regard

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sur le dos de la chemise de flanelle deson fils et sur les cheveux quirebiquaient au bas de sa nuque.

« Vous, votre veste, on peut direqu’elle est vraiment jolie.

— Oh, ça ? demanda le jeune hommeen tâtant le velours de sa manche. Je nevous cache pas qu’elle m’a coûté unefortune. Je l’ai trouvée dans unemerveilleuse petite boutique du Village.

— On ne croirait jamais que vousêtes de la campagne.

— Oh la, la, soupira le jeune hommeen allumant une Salem dans un grandcliquetis de briquet. C’est de GreenwichVillage, à New York que je parlais, machère. À propos, où avez-vous bien pudégotter ce galure ? Il est génial,

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fabuleux.— Ça, mais grand Dieu, je l’ai

depuis la première communiond’Ignatius.

— Vous le vendriez ?— Comment ça ?— Il se trouve que je vends des

vêtements d’occasion. Je vous en offredix dollars.

— Allons donc, dix dollars pour –ça ?

— Disons quinze.— Vraiment ? demanda Mme Reilly

en retirant le chapeau, mais bien sûr,mon chou.

Le jeune homme ouvrit sonportefeuille et donna trois billets de cinqdollars à Mme Reilly. Vidant d’un trait

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son verre de daiquiri, il se leva et dit :— Et maintenant, il faut vraiment que

je me sauve.— Déjà ?— J’ai été absolument enchanté de

faire votre connaissance.— Faites bien attention à vous dans

ce froid et cette pluie.Le jeune homme sourit, plaça

soigneusement le chapeau sous sonimperméable et quitta le bar.

— La patrouille radar, était en traind’expliquer Ignatius à Darlene, sembleparticulièrement incollable.Apparemment, nous faisions des petitspoints sur leur écran depuis BatonRouge.

— Alors comme ça vous étiez sur les

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écrans radar, bâilla Darlene. Imaginezun peu !

— Ignatius, il faut partir, intervintMme Reilly. J’ai faim.

Elle se tourna vers lui et, dans cemouvement, heurta sa bouteille de bièrequi tomba par terre et explosa en unemultitude de petits éclats de verre brun.

— Maman, tu vas nous faireremarquer, c’est ce que tu veux ?demanda Ignatius fort irrité. Ne vois-tupas que Mlle Darlene et moi noussommes en pleine conversation ? Tu asdes gâteaux, non ? Tu n’as qu’à lesmanger. Tu te plains sans cesse de nejamais aller nulle part. J’aurais cru quetu en profiterais.

Et Ignatius en revint aussitôt à son

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radar. Aussi Mme Reilly plongea-t-ellela main dans une boîte et l’en ressortitarmée d’un macaron.

— Vous en voulez un ? demanda-t-elle au barman. Sont bons. Et j’ai debons gâteaux au vin, aussi.

Le barman fit mine de chercherquelque chose sur les étagères.

— Je sens le gâteau au vin ! s’écriaDarlene en regardant au-delà d’Ignatiusdans la direction de Mme Reilly.

— Servez-vous, mon chou, offritMme Reilly.

— Je pense que je vais en manger unaussi, dit Ignatius. Je pense qu’ilsdoivent aller fort bien avec le cognac.

Mme Reilly répandit sur le comptoirle contenu de ses boîtes. Le turfiste lui-

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même accepta un macaron.— Où avez-vous acheté ces bons

gâteaux, ma petite dame ? demandaDarlene à Mme Reilly. Ils sont délicieuxet pas secs du tout.

— Mais, chez Holmes, toutsimplement, chérie. Je trouve qu’ils ontune bonne sélection. Très variée.

— Ils sont assez savoureux, concédaIgnatius, tout en chassant de sa langue deflanelle rose d’éventuelles miettes quiauraient pu s’accrocher à sa moustache.Je crois que je vais manger un ou deuxmacarons. Ils sont à la noix de coco, j’aitoujours trouvé que cela constituait unaliment de choix.

Il se servit dans la boîte avecapplication.

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— Moi, personnellement, j’aitoujours aimé un bon gâteau pourterminer un repas, disait Mme Reilly aubarman qui lui tourna aussitôt le dos.

— Je parie que vous cuisinez bien,hein ? demanda Darlene.

— Maman ne cuisine pas, intervintdogmatiquement Ignatius, elle brûle.

— Moi aussi je faisais la cuisinequand j’étais mariée, leur appritDarlene. Mais je dois dire que je meservais quand même beaucoup de tousces machins en boîte qu’on faitmaintenant. J’aime bien ce riz àl’espagnole qu’ils font maintenant. Et lesspaghetti à la tomate.

— Les conserves sont uneperversion, dit Ignatius. Je soupçonne

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qu’en dernier ressort leur consommationest extrêmement dommageable pourl’âme.

— Seigneur, mon coude quirecommence, dit Mme Reilly enpoussant un soupir.

— S’il te plaît, maman, je parle, lareprit son fils. Je ne mange jamais deconserve. Je l’ai fait une fois et j’ai sentique mon intestin commençait às’atrophier.

— Dites, vous en savez des trucs, ditDarlene.

— Ignatius a le bac. Et il est encoreresté quatre ans de plus pour avoir salicence. Il est licencié fort, mon Ignatius.

— Licencié fort, répéta Ignatius avecune certaine ironie. Tente de définir un

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peu les termes que tu emploies.Qu’entends-tu exactement par « licenciéfort », je te prie ?

— En voilà des façons de causer à samaman, dit Darlene.

— Oh, il me traite bien mal des fois,allez, dit Mme Reilly à très haute voixavant de se mettre à pleurer. Vous nepouvez pas savoir. Quand je pense à toutce que j’ai fait pour…

— Maman, qu’est-ce que turacontes ?

— Tu ne m’es pas reconnaissant detout ce que je fais pour toi.

— Arrête tout de suite, je t’en prie.Je crains que tu n’aies bu trop de bière.

— Tu me traites comme une moinsque rien. Alors que j’ai été bonne pour

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toi, dit Mme Reilly entre deux sanglotsavant de se tourner vers Darlene. J’aidépensé tous les sous de l’assurance dela pauvre mémée Reilly pour l’envoyerau lycée et à la fac pendant huit ans. Etdepuis ce jour, il n’a jamais rien faitd’autre que de traîner dans la maison àregarder la télé.

— Vous devriez avoir honte, ditDarlene à Ignatius. Un grand grosbonhomme comme vous ! Regardezvotre pauvre maman.

Mme Reilly s’était abattue,sanglotante, sur le bar, une mainrefermée autour de son verre de bière.

— C’est ridicule, maman, arrête ça,voyons.

— Si j’avais pu savoir que vous

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étiez si méchant, mon petit monsieur,jamais j’aurais écouté votre dingueried’histoire d’autocar.

— Lève-toi, maman.— D’ailleurs vous avez l’air d’un

gros cinglé, dit Darlene. J’aurais dûm’en douter. Regardez-moi c’te pauv’femme, comment qu’elle pleure.

Elle tenta de pousser Ignatius à basde son tabouret mais ne parvint qu’à leprécipiter contre Mme Reilly qui,cessant abruptement de pleurer, poussaun cri étouffé :

— Mon coude !— Qu’est-ce qui se passe, ici ?

demanda une femme debout devant laporte capitonnée de faux cuir vertchartreuse des Folles Nuits.

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C’était une femme statuesque dont lajeunesse tirait à sa fin et dont le corpsparfait était dissimulé sous le cuirluisant de pluie d’un long manteau.

« Je ne peux pas m’absenter quelquesheures pour faire mes commissions ! Ilsuffit que je tourne le dos une minutepour que vous essayiez tous de meruiner, c’est ça ?

— Deux ivrognes, c’est tout,expliqua le barman. Je leur fais lagueule depuis le début mais y a rien àfaire, y sont collants comme desmouches.

— Mais toi, Darlene, hein ? demandala femme. T’es copain-copain avec eux,c’est ça ? Tu fais mumuse sur lestabourets avec ces deux gugusses ?

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— Ce type était en train de maltraitersa maman, expliqua Darlene.

— Non mais, des mères ? On reçoitdes mères maintenant ? Alors que lesaffaires sont déjà dégueulasses ?

— Dites donc… commença Ignatius.La femme l’ignora et reporta son

attention sur les boîtes écrasées et videssur le comptoir.

— Mais y en a qui se sont organiséun pique-nique ici, bon Dieu ! Combiende fois faudra-t-il que je vous parle desrats et des fourmis, nom de Dieu ?

— Dites donc, répéta Ignatius, jevous signale que madame ma mère estprésente.

— C’est bien ma veine que voussemiez toute cette merde ici alors que je

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cherche justement un portier !Elle se tourna vers le barman.« Vire-moi ces deux-là !— Oui, Miss Lee.— Oh, ne vous en faites pas, dit

Mme Reilly, nous partons.— Sans aucun doute, ajouta Ignatius,

déplaçant pesamment sa masse vers laporte, laissant sa mère descendre seuledu tabouret sur lequel elle était juchée.Dépêche-toi, maman. Cette femme a desallures de commandant nazi. Ellepourrait nous frapper.

— Minute ! hurla Miss Lee ensaisissant Ignatius par la manche.Combien doivent-ils, ces deux-là ?

— Huit dollars, dit le barman.— On se fait voler comme dans un

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bois, ici ! tonna Ignatius. Vous entendrezparler de nos avocats !

Mme Reilly paya à l’aide de deuxbillets que lui avait remis le jeunehomme et, passant en titubant devantMiss Lee, elle marmonna :

— Nous voyons bien que nous nesommes pas les bienvenus. Nous ironsboire dans d’autres établissements.

— Au poil, répondit Miss Lee.Cassez-vous. Les clients comme vous,c’est le baiser de la mort.

Une fois que la porte capitonnée sefut refermée sur les Reilly, Miss Leedéclara :

— J’ai jamais pu sacquer les mères.Même pas la mienne.

— Ma mère était une pute, dit le

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turfiste sans même lever les yeux de safeuille.

— Les mères font chier, ajouta MissLee en retirant son manteau de cuir. Etmaintenant, Darlene, on va avoir unepetite conversation, toutes les deux, pasvrai ?

À l’extérieur, Mme Reilly s’appuyacontre le bras de son fils mais, malgrétoute leur application, ils semblaientincapables d’avancer rapidement. Sur lecôté, leur progression était plus facile.Leur déplacement se conforma bientôt àun modèle : trois pas rapides sur ladroite, un temps d’arrêt, trois pasrapides sur la gauche, un temps d’arrêt,et ainsi de suite.

— Quelle femme horrible, dit

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Mme Reilly.— Une négation de toutes les qualités

humaines, renchérit Ignatius. Au fait, onest encore loin de la voiture ? Je suisfatigué.

— Je suis garée sur St. Ann, chéri,rien que deux ou trois pâtés de maisons.

— Tu as laissé ton chapeau dans cebar.

— Oh, non, je l’ai vendu à ce jeunehomme.

— Tu Tas vendu ? Pourquoi ? M’as-tu demandé si je désirais qu’il fûtvendu ? J’étais fort attaché à ce chapeau.

— Pardon, Ignatius. Je ne savais pasque tu l’aimais tellement. Tu n’en avaisjamais rien dit.

— Mon attachement pour lui ne

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passait pas par l’expression verbale.C’était comme un contact avec monenfance, un lien avec le passé.

— Mais il m’en a donné quinzedollars, Ignatius.

— Je t’en prie. Plus un mot là-dessus. Toute l’affaire est sacrilège.Dieu sait l’usage dégénéré qu’il fera dece couvre-chef. Tu as les quinze dollarssur toi ?

— Il m’en reste encore sept.— Eh bien, que ne nous arrêtons-

nous pour manger quelque chose ?proposa Ignatius en désignant du doigt lavoiture à bras en forme de saucisserangée le long du trottoir. Je crois qu’ilsvendent des hot-dogs géants ici.

— Des hot-dogs ? Chéri, avec cette

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pluie et ce froid tu voudrais qu’on restedebout dehors à manger des francfort ?

— C’est une idée.— Non, dit Mme Reilly avec un

courage puisé en partie dans la bière.Rentrons plutôt à la maison. Jamais je nemangerais les produits de ces charrettescrasseuses. C’est tout voyou etcompagnie les tenanciers de cesroulottes.

— Comme tu voudras, dit Ignatiusavec une moue boudeuse. Pourtant j’aiplutôt faim et, après tout, tu viens tout demême de vendre un souvenir de monenfance pour trente deniers, si tu vois ceque je veux dire.

Ils poursuivirent les pas de biais deleur étrange démarche le long des dalles

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mouillées de Bourbon Street. Parvenusdans St. Ann, ils n’eurent aucun mal àretrouver la vieille Plymouth. Son toithaut perché dépassait au-dessus detoutes les autres autos, c’était son trait leplus commode. La Plymouth étaittoujours facile à retrouver dans le plusencombré des parcs de supermarché.Mme Reilly grimpa à deux reprises surle trottoir en tentant de quitter la place,et laissa, en creux, la formeaérodynamique d’un pare-chocs dePlymouth 46 dans le capot du minibusVolkswagen garé derrière elle.

— Mes nerfs ! dit Ignatius.Il s’était affaissé sur le siège de telle

manière que le sommet de sa casquetteverte affleurait seul à la vitre, comme

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l’extrémité de quelque pastèqueprometteuse. De l’arrière, où il prenaittoujours place depuis qu’il avait vuquelque part que la place de passager, àcôté du conducteur, était la plusdangereuse, il observait les manœuvresbrutales et inexpertes de sa mère d’unair désapprobateur.

« Je crois bien que tu as entièrementdémoli la petite auto que quelqu’un aimprudemment garée derrière cemastodonte. Tu as intérêt à quitter cetendroit avant le retour de sonpropriétaire.

— Tais-toi, Ignatius, tu m’énerves !dit Mme Reilly avec un coup d’œil à lacasquette de chasse dans le rétroviseur.

Ignatius se redressa sur son siège et

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regarda par la lunette arrière.— Cette malheureuse auto est une

épave. Ton permis de conduire, si tantest que tu en possèdes vraiment un, seraimmanquablement suspendu. Et ce serajustice, je n’y peux rien.

— Allonge-toi et fais un petit somme,dit sa mère tandis que l’auto bondissaitde nouveau vers l’arrière.

— Tu crois sincèrement que jepourrais dormir ? Je crains pour ma vie.Tu es sûre que tu tournes le volant dansle bon sens ?

Brusquement, la voiture bondit horsdu créneau, dérapa en travers de lachaussée mouillée et alla heurter unpilier qui soutenait un balcon de ferforgé. Le pilier s’abattit de côté et l’auto

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s’écrasa contre le bâtiment.— Oh, mon Dieu ! hurla Ignatius à

l’arrière. Mais qu’as-tu fait, voyons ?— Vite, un prêtre.— Je ne crois pas que nous soyons

blessés, maman. Mais tu m’as misl’estomac sens dessus dessous pour lesquelques jours à venir.

Ignatius baissa la vitre d’une portièrearrière et examina l’aile encastrée dansle mur.

« J’imagine qu’il va nous falloir unnouveau phare de ce côté.

— Qu’est-ce qu’on va faire ?— Si je conduisais, je passerais

gracieusement la marche arrière et jem’éloignerais discrètement. Tu peux êtreassurée qu’il va y avoir des poursuites.

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Les gens qui possèdent cette ruinebranlante devaient attendre cetteoccasion depuis des années et desannées. Je ne serais pas étonnéd’apprendre qu’ils répandaient chaquesoir de la graisse sur la chaussée dansl’espoir du passage d’un automobilistetel que toi.

Il rota.« Ma digestion est compromise. Je

crois que je suis en train d’enfler !Mme Reilly fit jouer la boîte de

vitesses usée et recula centimetre parcentimètre. Au fur et à mesure que l’autos’écartait du mur, on entendait craquerdu bois au-dessus. Les craquements setransformèrent en fracas de bois et demétal déchiré. Et le balcon s’abattit par

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pans entiers, tonnant contre lacarrosserie de la voiture avec le bruitsourd des grenades qui explosent.Comme un homme qu’on lapide, lavoiture s’immobilisa, blessée, et un grosornement de fer forgé fit voler en éclatsla lunette arrière.

— Chéri, tu vas bien ? demandaMme Reilly, folle d’inquiétude, quand lebombardement fut apparemment terminé.

Ignatius produisit un gargouillisétouffé. Ses yeux bleu et jaune s’étaientmouillés.

— Dis quelque chose, Ignatius,supplia sa mère, se tournant juste àtemps pour le voir passer la tête par lafenêtre et vomir le long du flanc cabosséde l’automobile.

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L’agent de police Mancusodescendait lentement Chartres Street,vêtu de collants de danse et d’unchandail jaune, costume qui devait,selon les dires du sergent, le mettre àmême de capturer de vrais individussuspects de bon aloi et non plus desgrands-pères et des fistons attendant leurmoman. Ce costume était la punitionimposée par le sergent. Il avait dit àMancuso que ce dernier seraitdésormais responsable de l’arrestationdes individus suspects et que le quartiergénéral de la police disposait d’unegarde-robe suffisamment abondante pourlui permettre de changer chaque jour depersonnage. Tristement, l’agent depolice Mancuso avait enfilé les collants

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devant le sergent qui l’avait alorspoussé hors du commissariat en luidisant de se reprendre ou dedémissionner.

Depuis deux heures qu’il parcouraitle Quartier Français, il n’avait encoreopéré aucune arrestation. À deuxreprises, ses espoirs avaient étééveillés. Abordant un homme coiffé d unbéret, il lui avait demandé une cigarette,mais l’homme avait menacé de le fairearrêter. Puis il avait accosté un jeunehomme en imperméable coiffé d’unchapeau de dame, mais le jeune hommelui avait flanqué une bonne gifle ets’était éclipsé.

Tandis qu’il descendait ChartresStreet en se frottant la joue qui lui

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cuisait, l’agent de police Mancusoentendit ce qui semblait être uneexplosion. Espérant qu’un individususpect venait de lancer une bombe oude se suicider, il courut jusqu’au coin deSt. Ann et découvrit la casquette dechasseur verte qui vomissait parmi lesgravats.

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DEUX

« Avec la rupture du système médiéval, lesdieux du Chaos, de la Démence et duMauvais Goût prirent le dessus. »

Ignatius écrivait sur un de ses cahiersBig Chief.

Après une période au cours de laquelle lemonde occidental avait joui de l’ordre, dela tranquillité, de l’unité et même del’unicité et de l’union avec son Vrai Dieuet sa Trinité, des vents de changements’élevèrent qui n’annonçaient rien de bon.Les années lumineuses d’Abélard, deThomas Becket et d’Everymans’estompèrent et s’éteignirent dans latempête. La roue de la Fortune avait

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tourné, écrasant la nuque de l’humanité, luifracassant le crâne, tordant son torse,crevant son bassin et endommageant sonâme. L’humanité naguère si haut seretrouvait au plus bas. Tout ce qui avaitnaguère été dédié à l’âme se consacraitdésormais au commerce.

« Ma foi, c’est assez bon », se ditIgnatius avant de poursuivre sa rédactionrapide.

Marchands et charlatans prirent lecontrôle de l’Europe, baptisant « LesLumières » leur insidieux évangile.L’apocalypse n’était pas loin mais, descendres de l’humanité, ne renaquit nulPhénix. L’humble et pieux paysan, PierreLaboureur, alla en ville afin de vendre sesenfants aux seigneurs de l’Ordre Nouveau,pour que ces derniers les utilisent à des

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fins pour le moins douteuses. (VoirReilly, Ignatius J., Du sang sur lesmains : Ce qu’il y avait de criminel danstout cela, Une Étude de quelques abuschoisis parmi les plus représentatifs duXVIe siècle, Monographie, 2 pages, 1950,section des livres rares, couloir de gauche,deuxième bibliothèque du mémorialHoward-Tilton, Université de Tulane, LaNouvelle-Orléans, Louisiane. Note : J’aifait don de cette monographie singulière àla bibliothèque et la lui ai adressée par laposte. Je n’ai donc aucune certitude quantau fait que le manuscrit ait ou non étéaccepté. Il risque d’avoir été jeté à lapoubelle, parce qu’il était rédigé aucrayon, sur du papier de brouillon.) Lecercle s’était élargi. La grande chaîne del’être s’était rompue aussi facilement quela chaîne que forme un idiot à l’aide detrombones. Le nouveau destin de Pierre

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serait désormais tissé de mort, dedestruction, d’anarchie, de progrès,d’ambition et d’amélioration personnelle.Destin hideux s’il en fut : il devaitdésormais affronter l’ultime perversion :ALLER AU TRAVAIL.

Sa vision historique s’estompantmomentanément, Ignatius dessina unnœud coulant au bas de la page. Puis ildessina un revolver et une petite boîtesur laquelle il écrivit en caractèresd’imprimerie CHAMBRES À GAZ.

Puis il fit rapidement aller et venir lecôté du crayon sur le papier et baptisa lerésultat APOCALYPSE. Quand il eutfini de décorer la page, il jeta le cahiersur le plancher sur lequel en étaient déjàrépandus plusieurs. Une matinée fort

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productive, songea-t-il. Cela faisait dessemaines qu’il n’avait produit autant.Contemplant les dizaines de cahiers BigChief qui faisaient comme une carpettede parures indiennes tout autour de sonlit, Ignatius songea avec orgueil queleurs pages jaunies à grands carreauxcontenaient les germes d’une magnifiqueétude d’histoire comparative. Dans leplus grand désordre pour le momentcertes. Mais un jour il entreprendrait lamise en place de ces fragments qu’ilrassemblerait en un puzzle immense dontl’ambition était de montrer aux éruditsque l’histoire avait pris un tourcatastrophique depuis quatre siècles. Aucours des cinq années qu’il avait déjàconsacrées à ce projet, il n’avait produit

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qu’une moyenne de six paragraphes parmois. Il ne se souvenait même pas de cequ’il avait écrit dans certains cahiers etil se rendait bien compte que certainsétaient entièrement emplis de gribouillissans suite. Mais, songeait calmementIgnatius, Rome ne fut pas faite en unjour.

Ignatius souleva sa chemise de nuitde flanelle et examina son ventre enflé.Il lui arrivait fréquemment d’enflerquand, allongé sur son lit, le matin, ilméditait au tour regrettable qu’avaientpris les choses depuis la Réforme. DorisDay et les autocars « panoramiques »Greyhound causaient une expansion plusrapide encore de ses régions centrales.Mais depuis la tentative d’arrestation et

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l’accident qui avait suivi, il constataitqu’il lui arrivait d’enfler pratiquementsans raison, son anneau pylorique sefermant à n’importe quel moment,emplissant son estomac de gaz pris aupiège et très mécontents de la situationsans issue qui leur était faite. Il luiarrivait de se demander si son anneaupylorique, telle Cassandre, ne cherchaitpas à lui dire quelque chose.Médiéviste, Ignatius croyait à la rotaFortunae, la roue du destin, conceptfondamental du De ConsolationePhilosophiae, l’œuvre philosophiquequi avait jeté les bases de toute lapensée médiévale. Boèce, l’auteur duDe Consolatione… qu’il avait rédigépendant son emprisonnement injuste

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ordonné par l’empereur, disait qu’unedéesse aveugle nous tient ficelés à uneroue et que notre chance est donccyclique. La désagréable tentatived’arrestation manquée constituait-elle lesigne du début d’un mauvais cycle ? Saroue tournait-elle à son désavantage ?L’accident constituait lui aussi unmauvais signe. Ignatius était inquiet.Malgré toute sa philosophie, Boèceavait été fait prisonnier et torturé. Puisl’anneau pylorique d’Ignatius se refermaet il roula sur le côté gauche pour tenterde le faire rouvrir par pression.

— Ô Fortune, déesse aveugle etimpitoyable, je suis ficelé à ta roue,éructa Ignatius. Ne m’écrase pas sous tesrayons. Mais élève-moi au plus haut,

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déesse !— Qu’est-ce que tu marmonnes donc

là-dedans, mon garçon ? demanda samère à travers la porte close.

— Je prie, répondit coléreusementIgnatius.

— L’agent de police Mancuso vientme voir aujourd’hui à propos del’accident. C’est le moment de dire un Jevous salue Marie pour moi, mon trésor.

— Oh, mon Dieu, murmura Ignatius.— Je trouve ça épatant que tu pries,

mon petit. Je me demandais ce que tupouvais bien fabriquer enfermé là-dedans en permanence.

— Va-t’en, je t’en prie ! vociféraIgnatius, tu réduis à rien mon extasereligieuse !

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Bondissant vigoureusement sur leflanc, Ignatius sentit monter un rot danssa gorge mais, quand il ouvrit la boucheplein d’espoir, il n’émit qu’un hoquetridicule. Cependant, le mouvement avaitproduit quelques effets physiologiques.Ignatius tâta la modeste érection quipiquait du nez dans le drap, referma lamain dessus, et demeura immobile,cherchant à décider ce qu’il allait faire.Dans cette posture, sa chemise de nuit deflanelle rouge remontée sur la poitrine,son gros ventre saillant sur le matelas, ilsongea avec quelque tristesse qu’au boutde dix-huit ans de pratique de son violond’Ingres il avait fini par en faireseulement un acte physique mécanique etrépétitif, dépourvu de toutes les frasques

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de l’imagination et de l’invention qu’ilavait autrefois été en mesure d’yapporter. Il n’avait pas été loin de sehausser jusqu’à l’œuvre d’art, jadis,pratiquant son violon d’Ingres avecl’adresse et la ferveur d’un artiste, d’unphilosophe, d’un universitaire et d’ungentleman. Il conservait encore,dissimulés dans sa chambre, diversaccessoires qu’il avait autrefois utilisés,un gant de caoutchouc, un fragmentd’ombrelle de soie, un pot de cold-cream. Il avait fini par trouver tropdéprimante la nécessité de les rangerune fois que tout était fini.

Ignatius se concentra sur sesmanipulations. Enfin une vision apparut,la silhouette familière du grand collie

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fidèle qu’il possédait quand il allait aulycée. Ignatius eut presque l’impressiond’entendre Rex aboyer de nouveau.« Ouah, ouah ! Arf ! » Rex semblaitvivant. Une oreille dressée, l’autrependante, il pantelait. L’apparition sautaune haie à la poursuite d’un bâton quifinit par atterrir au milieu de l’édredond’Ignatius. Tandis que le pelage blanc etfauve se rapprochait, les yeux d’Ignatiusse dilatèrent, louchèrent, puis sefermèrent, tandis qu’il retombaitfaiblement parmi ses quatre oreillers, sedemandant s’il avait des mouchoirs enpapier dans la chambre.

II

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— Je viens pour l’annonce que vouscherchez un portier.

— Ah ouais ?Lana Lee regarda les lunettes noires.

« Z’avez des références ?— Un flicard m’a donné une sacrée

référence. Y m’a dit que mézigue avaitpas qu’un peu intérêt à trouver un emploiofficiel et rémunérateur, dit Jones enlâchant un jet de fumée dans le bar vide.

— Désolée. Je ne veux personne quiait des ennuis avec les flics. Pas dansune affaire comme celle-ci. Je protègemes investissements, moi.

— J’ai pas vraiment ce qu’on peutappeler des ennuis. Tout c’que je peuxdire, c’est qu’y m’colleront uneaccusation de vagabondage sans moyens

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d’existence connus. Voilà c’qu’y m’ontdit.

Jones se retira au centre du nuage defumée qu’il était en train de former.

« J’m’étais dit comme ça peut-êtreq u e Les Folles Nuits ça leur diraitd’aider un type à devenir comme quidirait membre à part entière de lacommunauté, quoi, d’aider un pauvrenègre à échapper à la prison. Ça vousf’rait une bonne pub côté civisme et toutl’tremblement, pas d’manif chez vous.

— Ouais, ben vous fatiguez pas avecce genre de conneries.

— Ah bon, oua-ho ?— Vous avez une certaine expérience

de portier ?— Quoi ? Balayer, passer la

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serpillière et toutes ces merdes denègre ?

— Faites attention à ce que vousdites, mon gars. Je tiens une maisonrespectable, moi.

— Mais bon Dieu n’importe qui peutfaire ça, surtout les gens de couleur.

— Cela fait plusieurs jours, déclaraLana Lee, avec toute la gravité soudained’un directeur du personnel, que je suisà la recherche du garçon parfait pour cetemploi.

Elle mit les mains dans les poches deson manteau de cuir et regarda droitdans les lunettes noires. C’était unevéritable affaire, un cadeau déposé surson perron. Un type de couleur qui seferait arrêter pour vagabondage s’il ne

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travaillait pas. Elle aurait un portiercaptif qu’elle pouvait faire bosser pourpresque rien. C’était trop beau. Lana sesentit bien pour la première fois depuisqu’elle était tombée sur les deuxpersonnages qui semaient le bordel dansson bar.

« Le salaire est de vingt dollars parsemaine. Hé bê ! Dites, c’est pasétonnant que vous ayez pas encoredégotté le type qu’il vous faut. Et lesalaire minimum, la loi a été abrogéependant qu’j’avais l’dos tourné, p’têt’ ?

— Vous avez besoin d’un boulot, pasvrai ? Moi j’ai besoin d’un portier. Lesaffaires sont dégueulasses. Faut paschercher plus loin.

— Mon prédécesseur a dû mourir de

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faim, c’est ça ?— Vous travaillez six jours par

semaine, de dix heures à trois heures. Sivous venez régulièrement, qui sait ?Peut-être que vous aurez droit à unepetite augmentation.

— Vous en faites pas. J’viendrairégulièrement N’importe quoi pour êtreà l’abri des flicards pendant quelquesheures par jour, dit Jones en soufflant dela fumée sur Lana Lee. Oùsque vousrangez vos empapaoutés de balais ?

— Bon. alors y a une chose qui doitêtre comprise, et vite : pas question deparler grossièrement ici, vu ?

— Oui Madame. Bien Madame. Jevoudrais tout de même pas fairemauvaise impression dans un endroit

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aussi respectable que Les Folles Nuits.Oua-ho !

La porte s’ouvrit et Darlene entra,vêtue d’une robe de coquetèle de satin etd’un grand chapeau à fleurs, balançantgracieusement les hanches.

— Pourquoi tellement en retard ? luihurla Lana Lee. Je t’avais dit d’être ici àune heure, aujourd’hui !

— Mon cacatoès a attrapé un rhumehier soir, Lana. C’était épouvantable.Toute la nuit il a pas arrêté de metousser dans l’oreille.

— Mais où vas-tu chercher desexcuses pareilles ?

— Ben, c’est la pure vérité, réponditDarlene d’une voix blessée.

Elle déposa son immense chapeau

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sur le comptoir et se percha sur untabouret à l’intérieur d’un nuage queJones avait soufflé.

« J’ai dû le trimbaler chez levétérinaire ce matin pour lui faire faireune piqûre de vitamines. Je veux pas quece pauvre oiseau passe la journée àtousser sur tous mes meubles.

— Qu’est-ce qui a bien pu te passerpar la tête, hier, pour que tu encouragesces deux cinglés à rester ici, la nuitdernière ? Tous les jours, Darlene, tousles jours, j’essaye de t’expliquer legenre de clientèle dont nous avonsbesoin ici. Et quand je rentre je te trouveen train de manger des saloperies surmon comptoir avec une vieille dame etun gros con. Tu veux me faire fermer,

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c’est ça ? Les gens jettent un coup d’œilpar la porte, y voient une paire pareille,y vont ailleurs. Comment est-ce que jepeux te faire comprendre ? Comprendre,Darlene, comprendre ! Comment est-cequ’un être humain peut entrer encommunication avec une cervellecomme la tienne ?

— Je t’ai déjà dit que j’avais eu pitiéde cette pauv’vieille, Lana. J’auraisvoulu que tu voiyes comment que sonfils la traitait. J’aurais vouluqu’t’entendes l’histoire de Greyhoundqu’y m’a racontée. Et pendant tout cetemps, la gentille petite vieille était là àlui payer ses verres. Y fallait que jeprenne un de ses gâteaux, il le fallait,pour lui faire plaisir, pour qu’elle se

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sente moins mal.— Oui, ben la prochaine fois que je

te vois avec des gens comme ça je tevire à coups de pompe dans le train,c’est vu ?

— Oui, patronne.— Tes bien sûre d’avoir compris ce

que j’ai dit ?— Oui, patronne.— D’accord. Alors montre à ce

garçon l’endroit où on range les balaiset les saloperies et fais-lui nettoyer labouteille que la vieille dame a cassée. Àtoi de faire nettoyer le bar et qu’il soitnickel, c’est ta punition pour hier soir.Moi, je vais faire des courses.

Lana gagna la porte puis se retourna.« Et que personne ne déconne avec le

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petit placard sous le bar !— J’vous jure, dit Darlene à Jones

après que Lana eut franchi le seuil, c’estpire qu’à l’armée ici. Elle vient de vousengager aujourd’hui ?

— Ouais, répondit Jones. Si on peutappeler ça engager ! Moi je dirais plutôtqu’elle vient d’m’acheter au marché desesclaves.

— Peut-être, mais vous au moins,vous aurez un salaire. Moi je travailleseulement à la commission sur ce quej’arrive à faire boire aux gens. Vouscroyez que c’est facile ? Eh ben essayezun peu de faire acheter par un type legenre de verre qu’y vendent ici. Dèsqu’il en a bu un, il a compris : c’est quede la flotte. Faut raquer dans les quinze,

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vingt dollars pour que ça commence àvous faire le moindre effet. Je vous jure,c’est du boulot ! Lana arrive même àinjecter de la flotte dans le champagne.Faut voir le goût que ça a aussi. Et puiselle arrête pas de se plaindre commequoi les affaires sont mauvaises. Qu’elles’offre un verre dans ce bastringue etelle comprendra. Même quand elle a quequatre ou cinq clients, ici, elle gagne unefortune, tu parles, la flotte c’est gratuit,ça lui coûte pas un rond.

— Qu’est-ce qu’elle est alléeacheter ? Un fouet ?

— Faut pas me demander ça à moi.Lana me dit absolument jamais rien.C’est un drôle de numéro, cette Lana.

Darlene se moucha délicatement.

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« Ce que j’aimerais vraiment faire,c’est danseuse exotique. Je m’entraîne,chez moi, à l’appartement, je répète unnuméro. Si j’obtenais de Lana qu’elleme laisse danser ici, le soir, je finiraispar bosser pour un salaire et je seraisplus obligée de faire boire de la flotte àdes types moyennant commission. Tiens,mais j’y pense, on m’en doit une decommission sur ce que ces gens ont buici hier soir. Cette vieille dame sirotaitpas mal de bière. Je vois pas de quoiLana se plaignait. Les affaires sont lesaffaires. Le gros type et sa matousen’étaient pas pires que bien des gensqu’on doit s’appuyer ici. Je crois que cequi a mis Lana en pétard c’était la drôlede casquette verte que le type s’était

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collée sur le crâne. Quand y causait, yrabattait l’oreillette et, quand il écoutait,il la relevait de nouveau. Quand Lana estarrivée, tout le monde était en train delui crier après, alors il avait les deuxoreillettes relevées comme deux ailes.Vous voyez, ça avait l’air bizarre.

— Et alors comme ça vous dites quece gros tas se baladait avec sa maman ?demanda Jones, à qui cela disait quelquechose.

— Mmm, mm.Darlene replia son mouchoir et le

glissa contre son sein. « J’espère bienqu’il leur reprendra jamais l’idée demettre de nouveau les pieds ici. Pasquelà, j’aurais des ennuis, mon Dieu.

Darlene semblait soucieuse.

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« Bon, écoutez, faudrait songer àfaire un peu le ménage avant le retour deLana. Mais faut pas vous crever, hein !Ça n’a jamais été vraiment propre, ici.Et puis c’est toujours tellement sombre,ici, personne pourrait dire la différence.À entendre Lana, on croirait que c’est leRitz, ici, je vous jure.

Jones émit un nouveau nuage. Detoute manière, avec ses lunettes, il nevoyait pratiquement rien.

III

L’agent de police Mancuso était tout

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heureux de remonter St. Charles Avenueà motocyclette. Au commissariat, il enavait emprunté une grosse, bruyante, quin’était que chrome étincelant sur fondbleu layette. Il suffisait d’enfoncer unbouton pour la voir se transformer enbillard électrique, constellé de lumièresblanches et rouges, clignotantes,éclatantes, éblouissantes. Quant à lasirène, sextuple hurlement cacophoniquede loups en folie, elle suffisait àterroriser tous les individus suspects àun kilomètre à la ronde, à les chasservers leur tanière, la colique aux tripes.L’amour de l’agent Mancuso pour lamotocyclette était aussi intense queplatonique.

Cependant, les forces du mal, nées

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des bas-fonds dans lesquels grouillaientdes individus suspects – et selon touteapparence impossibles à démasquer –,semblaient moins l’obséder que decoutume. Les chênes séculaires de St.Charles Avenue formaient une voûte au-dessus de l’avenue, le protégeant dudoux soleil d’hiver qui mettait deséclaboussures de lumière sur leschromes de la moto. Malgré la fraîcheuret l’humidité des derniers jours, l’après-midi se teintait de cette chaleur soudaineet surprenante qui adoucit toujours leshivers de La Nouvelle-Orléans. L’agentMancuso appréciait cette douceur, car ilne portait qu’un ticheurte et un bermuda,costume choisi par le sergent ce jour-là.La longue barbe rousse accrochée au-

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dessus de ses oreilles par un fil de ferprotégeait un peu sa poitrine ; il l’avaitchipée dans le casier en profitant d’uninstant d’inattention du sergent.

L’agent de police Mancuso, inhalantl’odeur de moisi qui émanait des chênes,songea, en un aparté romantique, que St.Charles Avenue devait être le pluscharmant endroit du monde. De temps àautre, il doublait un lent tramway qui sebalançait mollement et semblait ne serendre nulle part mais bien plutôt sepromener au hasard entre les vieillesdemeures qui bordaient l’avenue. Toutsemblait si calme, si prospère si peususpect. Il prenait sur ses heures derepos pour aller rendre visite à lapauvre veuve Reilly. Elle lui avait paru

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si pitoyable, en larmes au milieu desdébris de son auto. Il ne pouvait moinsfaire que de tenter de lui apporter uneaide.

Parvenu à la hauteur deConstantinople Street, il obliqua endirection du fleuve et traversa engrondant et en crachotant un quartiervoué à la dégradation. Il atteignit ungroupe de maisons bâties entre 1880 et1900, reliques de l’âge d’or, façades debois en faux gothique, dégoulinantesd’ornements déglingués, stéréotypesbanlieusards des demeures nouvelle-orléanaises du boss Tweed, séparées lesunes des autres par d’étroites ruelles,cernées de grilles de fer forgé délabréeset de murets de briques à demi ruinés.

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Les plus grandes bâtisses avaient ététransformées en immeubles improvisés,abritant plusieurs appartements. Lavéranda y formait une piècesupplémentaire. Dans quelques jardins,des préfabriqués d’aluminium servaientde garage et de brillants volets du mêmemétal avaient été adjoints à deux ou troismaisons. C’était un quartier qui, devictorien, devenait peu à peu n’importequoi, un pâté de maisons qui avaitpénétré dans le XXe siècle sans soin etsans idée directrice – et avec de trèspetits moyens.

L’adresse à laquelle se rendaitl’agent de police Mancuso était celle dela plus petite construction du quartier, sil’on excepte les garages d’aluminium.

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Une maison lilliputienne des années 80de l’autre siècle. Un bananier gelé, brunet livide, se dressait encorelanguissamment devant le perron, prêt àimiter d’un instant à l’autre la grille defer forgé qui, elle, s’était effondréedepuis longtemps. Près de l’arbre mort,un vague monticule de terre, surmontéd’une croix celtique taillée dans ducontreplaqué et plantée de guingois. LaPlymouth 1946 était garée ans le« jardin », pare-chocs avant contre leperron, feu rouge protubérant débordantsur le trottoir de brique. À l’exceptiondu bananier momifié, le minuscule jardinétait nu. Pas de buisson. Pas de gazon.Pas d’oiseau chanteur.

L’agent de police Mancuso examina

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la Plymouth et vit les bosses de son toitet les trous de son pare-chocs, séparésde la carrosserie par dix bonscentimètres. Un carton frappé aux armesdu cassoulet Van Camp’s avait remplacéla vitre de la lunette arrière.S’immobilisant près de la tombe, ildéchiffra le nom de REX en lettres àdemi effacées sur la croix. Puis il gravitles marches de brique usées et entendit,à travers les persiennes fermées, unchant tonitruant.

Les grandes filles pleurent pas.Les grandes filles pleurent pas.Les grandes filles, elles pleu-eu-eurent pa-a-as.Elles pleurent pas.

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Les grandes filles pleurent pa-a-as.

Tandis qu’il attendait que quelqu’undaignât répondre à son coup de sonnette,il déchiffra l’autocollant passé qui ornaitla porte : « Un mot de trop coule unbateau. » Sous ce slogan, une auxiliaireféminine de la marine, un doigt sur deslèvres devenues marron.

Plusieurs habitants du pâté demaisons étaient dehors, sur leur perron,et le regardaient lui et sa motocyclette.Les stores qui, de l’autre côté de la rue,se soulevaient très lentement pourprendre la bonne inclinaison montraientqu’il avait aussi un grand nombre despectateurs secrets, car une motocyclette

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de la police constituait un événementdans le voisinage, particulièrementquand elle était conduite par un petithomme en short, portant une longuebarbe rousse. C’était un quartier pauvre,certes, mais honnête. Soudain gêné,l’agent de police Mancuso enfonça denouveau le bouton de sonnette et adoptace qu’il considérait comme sa postureofficielle – une manière de garde-à-vous. Il offrit a ses spectateurs son profilméditerranéen, mais le public ne vitqu’une petite silhouette falote dont leshort pendouillait gauchement à l’aine etdont les jambes maigrichonnessemblaient d’autant plus nues qu’ellesportaient des chaussettes de nylonretenues à hauteur de cheville par des

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fixe-chaussettes. Le public restaitcurieux mais nullement impressionné. Etil y avait même quelques habitants duquartier pour n’être pas particulièrementcurieux : tous ceux qui s’attendaientdepuis longtemps à ce qu’un personnagede ce genre finît par visiter un jour lademeure lilliputienne.

Les grandes filles pleurent pas.Les grandes filles pleurent pas.

L’agent de police Mancuso heurtasauvagement aux volets.

Les grandes filles pleurent pas.Les grandes filles pleurent pas.

— Y sont là ! vociféra une femme à

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travers ses volets clos, dans la maisond’à côté, une espèce de délirearchitectural de la Belle Époque. MameReilly doit êt’dans sa cuisine. Faites letour. Qu’est-ce que vous êtes, vous ?Flic ?

— Agent de police Mancuso.Incognito, répondit-il d’un air maussade.

— Ah ouais ?Il y eut quelques instants de silence.« Et c’est lequel que vous cherchez ?

La mère ou le fils ?— La mère.— Bon, ben ça vaut mieux. Pasque

lui, pour le décoller de la télé, vouspourriez toujours courir. Vous entendezça ? Ça me rend complètement folle. J’ailes nerfs en pelote.

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L’agent Mancuso remercia la voix dela dame et s’engagea dans l’alléehumide. Dans la courette de derrière, iltrouva Mme Reilly, occupée à étendreun drap taché et jauni sur un fil quicourait entre les figuiers dénudés.

— Oh, c’est vous, dit Mme Reilly aubout de quelques instants.

Elle avait été sur le point de pousserun hurlement en voyant pénétrer dans sacour cet individu à la barbe rousse.

« Comment va, m’sieur Mancuso ?Qu’est-ce qu’y z’ont dit, ces gens ?

Elle se déplaçaitprécautionneusement sur le sol de briqueébréché dans ses pantoufles de feutremarron.

« Venez, entrons, je m’en vais vous

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faire une bonne petite tasse de café.La cuisine était une grande pièce

haute de plafond, la plus grande de lamaison, et elle sentait le café et lesvieux journaux. Comme toutes les piècesde la maison, elle était sombre ; lepapier mural graisseux et les mouluresde bois brun auraient suffi à transformertoute lumière en pénombre, or il filtraitbien peu de lumière par la fenêtredonnant sur l’obscure ruelle. Encorequ’il ne fût guère intéressé par lesintérieurs, l’agent de police Mancuso neput que remarquer, comme quiconqueeût fait à sa place, l’antique réchaud àgaz avec son four en hauteur et leréfrigérateur surmonté de son moteurcylindrique. Songeant à la friteuse

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électrique, au séchoir a gaz, aux robotsbatteurs et mixeurs, aux moules à gaufreset aux rôtissoires motorisées quisemblaient en permanence ronronner,moudre, battre, refroidir, siffler etbraiser dans la cuisine lunaire de sonépouse, Rita, il se demanda ce queMme Reilly pouvait bien faire dans cettepièce parcimonieusement équipée. Dèscju’un nouvel ustensile faisait l’objetd’une publicité télévisée, Mme Mancusol’achetait, aussi obscur qu’en parûtl’usage.

— Maintenant, racontez-moi ce quele bonhomme vous a dit, demandaMme Reilly en mettant à bouillir un potde lait sur son réchaud edwardien.Combien faut-y que je paye ? Vous z’y

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avez bien dit que j’étais une pauvreveuve avec un enfant à charge, pas ?

— Ben oui, j’y ai dit ça, dit l’agentMancuso, assis bien droit sur sa chaiseet dévorant des yeux la table de cuisinerecouverte de toile cirée. Ça vousdérange pas que je mette ma barbe sur latable. Y fait plutôt chaud ici et ça mecolle à la figure.

— Mais bien sûr, vous gênez pasmon vieux. Tenez. Prenez un bon beignetà la confiture. Je les ai achetés tout fraisde ce matin dans Magazine Street.Ignatius, ce matin, y me dit comme ça« Maman, j’ai vraiment envie d’unbeignet à la confiture. » Alors je suisallée chez l’Allemand et je lui en aiacheté deux douzaines. Regardez, il en

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reste quelques-uns.Elle tendait à l’agent de police

Mancuso une boîte à gâteaux déchirée ethuileuse qui semblait avoir souffert destentatives de quelque hideux gloutonpour avaler tout son contenu d’un seulcoup. Au fond de la boîte, l’agent depolice Mancuso trouva deux morceauxde beignet en piètre état et qui, à enjuger par leur rebord trempé, avaient étésucés et vidés de leur confiture.

— Non, merci bien, vraiment,madame Reilly, j’ai fait un gros repas audéjeuner.

— Oh, c’est dommage.Elle remplit à moitié deux tasses

d’épais café froid et versa par-dessus lelait bouillant à ras bord.

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« Ignatius adore les beignets. Y medit comme ça, y me dit, “Maman, j’adoreles beignets.”

Mme Reilly aspira à grand bruit uneinfime goulée de son café.

« Il est au salon, en ce moment même,il regarde la télé. Chaque après-midi,c’est recta. Y regarde cette émission dedanse des jeunes.

Dans la cuisine, la musique étaitvaguement moins forte que sur le perron.L’agent de police Mancuso se représentala casquette de chasse verte baignéedans la lumière bleutée de l’écran detélévision.

« Y n’aime pas du tout ce programmemais il ne veut pas le manquer. Jevoudrais que vous entendiez la manière

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qu’il cause de ces pauvres gamins !— J’ai parlé à votre homme ce

matin, dit l’agent Mancuso, espérant queMme Reilly avait épuisé le sujet deconversation constitué par son fils.

— Oui, alors ?Elle mit trois cuillerées de sucre

dans son café et, maintenant du pouce lacuiller dans la tasse au risque de sepercer l’œil avec le manche, aspiraencore bruyamment quelques gouttes.

« Qu’est-ce qu’il a dit, hein, monpetit ?

— J’y ai dit que j’avais enquêté surl’accident et que vous aviez dérapé surla chaussée mouillée.

— Oui, c’est bien. Et alors, qu’est-cequi vous a répondu ?

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— Il a dit qu’il voulait pas deprocès. Il veut un arrangement àl’amiable, tout de suite.

— Oh, mon Dieu ! beugla Ignatius àl’autre bout de la maison. Quelleremarquable insulte au bon goût !

— Faites pas attention à lui,conseilla Mme Reilly au policier quiavait sursauté. Y fait ça tout le tempsquand y r’garde la télé. Un arrangementà l’amiable – ça veut dire qu’il veut dessous, hé ?

— Il a même fait faire un devis parun entrepreneur pour disposer d’uneestimation des dommages. Tenez, voilà.

Mme Reilly prit la feuille de papieret parcourut la colonne de chiffres quis’étirait sous l’en-tête de l’entrepreneur.

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— Seigneur Dieu ! Mille vingtdollars ! Mais c’est terrible ! Commentj’vais pouvoir payer une sommepareille ?

Elle laissa tomber la feuille depapier sur la toile cirée.

« Vous êtes sûr que c’est juste ?— Oui madame. Et il a mis un avocat

sur le coup, en même temps. Ça n’arrêtepas de monter, l’addition.

— Mais où j’vais trouver milledollars, moi ? Tout ce qu’on a, monpauvre Ignatius et moi, c’est la sécuritésociale de mon défunt mari et deux sousde pension, et ça ne va pas chercherloin.

— Puis-je en croire mes yeux ? Suis-je vraiment le témoin d’une perversion

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aussi totale ? vociférait Ignatius dans lesalon.

La musique suivait les pulsationsd’un rythme frénétique, primitif ; unchœur de vierges folles chantaientsuggestivement les délices de l’amourtout au long de la nuit.

— Je suis désolé, vraiment, ditl’agent de police Mancuso, le cœurpresque brisé par les tracas financiersde Mme Reilly.

— Bah, vous n’y êtes pour rien monpetit, dit-elle d’un air morose. Peut-êtreque je pourrai hypothéquer la maison.On n’y peut trop rien, pas vrai ?

— Eh non, répondit l’agent de policeMancuso, tendant l’oreille à l’approched’une espèce d’immense piétinement.

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— Les gosses qui passent dans cetteémission devraient tous être gazés,déclara Ignatius, pénétrant en chemise denuit dans la cuisine.

Puis il aperçut l’hôte et ditfroidement :

« Oh.— Ignatius, tu connais M. Mancuso.

Dis-lui bonjour.— Je crois effectivement l’avoir déjà

vu quelque part, dit Ignatius, et il se mità regarder par la fenêtre.

L’agent de police Mancuso était tropsurpris par la monstrueuse chemise denuit de flanelle rouge pour être enmesure de répondre.

— Ignatius, mon chéri, le bonhommeveut plus de mille dollars pour ce que

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j’ai fait à sa maison.— Mille dollars ? Il n’aura pas un

sou. Nous allons le faire poursuivre sur-le-champ. Contacte nos avocats, maman.

— Nos avocats. Il a fait faire undevis par un entrepreneur. M. Mancusodit qu’y a rien à faire.

— Ah, bah, il va falloir que tu lepayes, alors.

— Je pourrais faire un procès, si tupenses que cela vaut mieux.

— Conduite en état d’ivresse, énonçacalmement Ignatius. Tu n’as pas unechance.

Mme Reilly semblait abattue.— Mais, mille dollars, Ignatius, tu te

rends compte !— Je suis persuadé que tu

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parviendras bien à te procurer les fonds,lui dit-il. Reste-t-il du café ou as-tudonné tout ce qui restait à ce masque decarnaval ?

— Nous pourrions hypothéquer lamaison.

— Hypothéquer ? Certainement pas !— Mais qu’est-ce qu’on peut faire

d’autre, Ignatius ?— Il existe des moyens, dit Ignatius

d’un air absent. J’aimerais que tu nem’importunes pas trop avec cettehistoire. Déjà que ce programmetélévisé me met toujours les nerfs à vif.

Il renifla le lait avant de le verserdans le pot.

« Je te suggère d’appelerimmédiatement la laiterie. Ce lait est

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fort ancien.— Je peux me procurer mille dollars

auprès de l’agence foncière, ditdoucement Mme Reilly au policiersilencieux. La maison fait un gagesérieux. Un agent immobilier m’en aoffert sept mille dollars l’annéedernière.

— Ce qu’il y a d’ironique, avec cetteémission, disait Ignatius au-dessus duréchaud, gardant un œil sur le lait pourpouvoir le retirer dès que sa surfacefrémirait, c’est qu’elle est censée servird’exemple, oui d’exemple, à la jeunessede notre pays. J’aimerais vraiment biensavoir ce que les pères fondateursauraient à dire s’ils voyaient qu’ondébauche ces enfants pour promouvoir

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la cause de Clearasil ! Toutefois, je mesuis toujours douté que la démocratieaboutirait à ce genre de résultat.

Il versa très soigneusement le laitdans sa tasse Shirley Temple.

« Il faudra imposer un gouvernementfort à notre pays avant qu’il ne sedétruise lui-même. Les États-Unis ontbesoin d’un peu de théologie et degéométrie, d’un peu de goût et dedécence. Je crains que nous ne soyons entrain de tituber au bord du gouffre.

— Ignatius, va falloir que j’aille aucrédit foncier, demain.

— Nous ne traiterons pas avec cesusuriers, maman.

Ignatius cherchait dans la boîte àbiscuits.

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« Quelque chose se présenteraforcément.

— Ignatius, mon petit chéri, on va memettre en prison.

— Hum hum. Si tu comptes te lancerdans une de tes scènes d’hystérie, j’aimemieux me retirer au salon. Et pour toutdire, je vais le faire.

Il repartit en ondoyant en direction dela musique, la semelle de ses nu-piedsclaquant à chaque pas contre la plante deses gigantesques pieds.

— Qu’est-ce que je vais faire avecun fils pareil ? demanda tristementMme Reilly à l’agent de policeMancuso. Il se moque bien de sa pauvrepetite maman. Des fois je me dis que çane lui ferait vraiment rien qu’on me

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mette en prison. Il a un cœur de glace cegarçon.

— Vous l’avez gâté, dit l’agent depolice Mancuso. Les femmes devraientfaire attention à pas trop gâter leursenfants.

— Combien d’enfants vous avez,monsieur Mancuso ?

— Trois. Rosalie, Antoinette etAngelo junior.

— Si c’est pas mignon ! J’parie qu’ysont gentils, pas comme Ignatius.

Mme Reilly secoua la tête.« Ignatius était un enfant si charmant.

Je sais pas comment y peut avoir autantchangé. Y me disait “Maman, je t’aime”.Y me dit plus jamais ça, maintenant.

— Oh, pleurez pas, dit l’agent de

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police Mancuso, profondément ému. Jevais vous faire un autre café.

— Il s’en fiche bien qu’onm’enferme, reniflait Mme Reilly.

Ouvrant le four, elle en tira unebouteille de moscatel.

« Vous voulez un peu de bon vin,monsieur Mancuso ?

— Non, merci. Je suis en service, jedois faire bonne impression. Toujourssur le qui-vive aussi.

— Vous permettez ? demanda-t-ellepour la forme avant de boire à longstraits à même le goulot.

L’agent de police Mancuso entrepritde faire bouillir le lait, s’affairant prèsdu fourneau comme un vrai hommed’intérieur.

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« Y a des fois, j’ai un sacré cafard,tout de même. La vie est pas rose. Et j’aitravaillé, vous savez. J’ai fait tout ceque j’ai pu.

— Faut voir le bon côté des choses,dit l’agent de police Mancuso.

— Bah, sans doute, approuvaMme Reilly. Y a des gens qui sont plus àplaindre que moi, je sais bien. Prenezma pauvre cousine, une femmeformidable. Elle allait à la messe tousles jours que le bon Dieu fait. Elle s’estfait renverser par un tramway, surMagazine Street, tôt le matin, en partantpour la messe, qu’y faisait encore noir.

— Moi, personnellement, je melaisse jamais abattre, mentit l’agent depolice Mancuso. Faut faire avec et

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garder son optimisme, vous voyez ceque je veux aire. J’exerce un métierdangereux.

— Vous pourriez vous faire tuer.— Des fois je n’appréhende

personne de toute une journée. D’autresfois, j’appréhende qui y faudrait pas.

— Comme ce vieux devant D.H.Holmes. C’est ma faute, ça, monsieurMancuso. J’aurais dû me douterqu’Ignatius était dans son tort depuis ledébut. Ça lui ressemble bien, allez. Jeme tue à lui répéter « Tiens Ignatius,mets cette jolie chemise. Mets ce jolichandail que je t’ai acheté. » Mais ym’écoute pas. Il en fait qu’à sa tête.C’est du granit.

— Et puis des fois, j’ai des

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problèmes à la maison. Avec troisgosses, ma femme est très nerveuse.

— Les nerfs, c’est terrible. Lapauvre Miss Annie, la voisine d’à côté,elle a ses nerfs. Elle n’arrête pas dehurler pasqu’Ignatius fait trop de bruit.

— C’est comme ma femme. Des fois,faut que je m’en aille carrément de cheznous. Ah, si j’étais un autre homme, y ades fois, j’irais bien me saouler lagueule, soit dit entre nous.

— Moi, je bois bien un petit coup detemps en temps. Ça soulage.

— Non, ce que je fais, moi, c’estd’aller au bouligne.

Mme Reilly tenta d’imaginer le petitagent Mancuso avec une grosse boule debouligne au bout du bras et dit :

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— Ça vous plaît, ça, eh ?— Le bouligne, c’est une merveille,

mame Reilly, ça vous occupecomplètement l’esprit à autre chose.

— Oh, juste ciel ! vociférait Ignatiusdans le salon. Ces filles sont déjà desprostituées, à n’en pas douter ! Commentose-t-on présenter de telles horreurs aupublic ?

— J’aimerais bien avoir quelquechose comme ça pour m’occuper, moiaussi.

— Vous devriez essayer le bouligne.— Hou la la, avec l’arthurite que j’ai

déjà dans le coude ! Je suis trop vieillepour m’amuser avec ces boules. Je metordrais les reins.

— J’ai une tata, soixante-cinq ans,

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elle a, grand-mère, et elle est tout letemps au bouligne. Elle est même d’uneéquipe.

— Y a des femmes comme ça. Moi,je n’ai jamais été très sportive.

— Le bouligne est beaucoup plusqu’un sport, dit l’agent Mancuso, sur ladéfensive. On rencontre des tas de gens.Des gens bien. Vous pourriez vous fairedes amis.

— Mouais. Avec ma chance, je melaisserais tomber une de ces grossesboules sur les doigts de pied. Déjà queje suis guère vaillante.

— La prochaine fois que je vais aubouligne, je vous préviens. J’amèneraima tata. Vous et moi et la tata, on ira aubouligne ensemble, d’accord ?

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— Maman, quand as-tu fait ce café ?demanda Ignatius, pénétrant de nouveaudans la cuisine avec force claquementsde savates.

— Il y a pas plus d’une heure,pourquoi ?

— Il a vraiment goût de réchauffé.— Je l’ai trouvé très bon, dit l’agent

de police Mancuso. Aussi bon que celuiqu’on sert au Marché Français. Je suisen train d’en faire d’autre. Vous envoulez une tasse ?

— Excusez-moi, dit Ignatius. Maman,est-ce que tu comptes faire la causetteavec monsieur pendant tout le reste del’après-midi ? Je me permets de terappeler que je vais au cinéma, ce soir,et que je dois être devant la salle à sept

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heures juste si je veux voir le dessinanimé. Il serait temps, je crois, que tucommences à préparer quelque chose àmanger.

— Il est temps que je me sauve, ditl’agent de police Mancuso.

— Ignatius, tu devrais avoir honte !dit Mme Reilly avec colère. Moi etM. Mancuso, on allait justement boireune tasse de café. Tu as été méchanttoute la journée. Tu te fiches bien de lamanière dont je vais devoir trouver del’argent. Tu te fiches bien qu’on me jetteen prison. Tu te fiches de tout.

— Vais-je devoir supporter cesattaques personnelles alors que je suischez moi, et en présence d’un étrangeraffublé d’une fausse barbe par-dessus le

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marché ?— Tu me brises le cœur.— Oh, non, franchement !Ignatius se tourna vers l’agent de

police Mancuso :« Veuillez avoir l’obligeance de

vous retirer. Vous voyez bien que vousencouragez ma mère à…

— M. Mancuso fait rien d’autre dutout que d’être gentil.

— Il faut que je me sauve, répétal’agent de police Mancuso d’un aird’excuse.

— Je l’aurai cet argent, vociféraMme Reilly. J’vendrai la maison, tum’entends ! J’vendrai la maison avec toidedans ! Et moi j’irai à l’asile, tu teretrouveras tout seul !

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Elle agrippa un coin de la toile ciréeet s’essuya les yeux.

— Si vous ne partez pas, dit Ignatiusà l’agent de police Mancuso, j’appellela police !

— Mais c’est lui la police, imbécile.— Tout cela est absurde, dit Ignatius,

et ses savates se remirent à claquer. Jeregagne ma chambre.

Claquant violemment sa porte, ilramassa un cahier Big Chief sur leplancher, se laissa aller à la renversesur les oreillers et commença pargribouiller sans suite sur une pagejaunie. Au bout d’une trentaine deminutes au cours desquelles il setiraillait les cheveux et mâchonnait soncrayon, il commença à composer un

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paragraphe.

Si Roswitha était encore parmi nous, nousnous tournerions vers elle pour solliciterses conseils. Avec l’austérité tranquille deson monde médiéval, la célèbre nonne deGandersheim exorciserait de son regardpénétrant de Sibylle légendaire leshorreurs qui se matérialisent devant noussous le nom de télévision. S’il étaitseulement possible de juxtaposer le globeoculaire de cette sainte femme et un tubecathodique, rapprochement facilité par lasimilitude des formes et des conceptions,à quelles explosions fantasmagoriquesd’électrodes n’assisterait-on pas !Les images de ces enfants lascivementvirevoltants se décomposeraient en autantd’ions et de molécules, effectuant lacatharsis que réclame nécessairementcette tragédie : la corruption des

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innocents.

Mme Reilly était debout dans levestibule, contemplant le NE PASDÉRANGER qui s’inscrivait en lettresd’imprimerie sur une feuille arrachée àun cahier Big Chief et collée à la porte àl’aide d’un vieux sparadrap de couleurchair.

— Ignatius, fais-moi entrer, mongarçon ! hurla-t-elle.

— Te faire entrer ? demanda Ignatiusà travers la porte. Mais tu n’v pensespas, voyons ! Je suis actuellementoccupé à la rédaction d’un passageparticulièrement concis.

— Fais-moi entrer !— Tu sais très bien que tu n’as pas le

droit d’entrer ici.

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Mme Reilly cognait contre la porte.« J’ignore ce qui peut bien t’arriver,

maman, mais je commence à croire quetu es provisoirement dérangée. Cela mefait penser qu’en fait il vaut mieux nepas t’ouvrir, j’ai trop peur. Tu risquesd’être armée d’un poignard ou d’untesson de bouteille de vin.

— Ouvre-moi cette porte, Ignatius.— Oh, mon anneau pylorique ! Il se

bloque ! grogna Ignatius. Tu es contentemaintenant que tu m as fichu en l’airpour le reste de la soirée ?

Mme Reilly se précipita contre lepanneau de bois brut.

« Bah, ne casse pas ta porte, tout demême, finit-il par dire, puis, au bout dequelques instants, le verrou fut tiré.

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— Ignatius, qu’est-ce que c’est quetoutes ces saletés sur le plancher ?

— C’est ma vision du monde que tuvois là. Il reste à l’organiser en un toutcohérent, alors fais attention où tu metsles pieds.

— Et tous tes volets fermés ! Mais,Ignatius, il fait encore jour !

— Mon être n’est pas dépourvud’éléments proustiens, dit Ignatius,depuis le lit vers lequel il avait opéréune prompte retraite. Oh, mon estomac !

— Ça sent terriblement mauvais ici.— Bah, à quoi t’attends-tu donc ?

Confiné, le corps humain produitcertaines odeurs que nous avonstendance à oublier dans cet âge dedésodorisants et autres perversions. De

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fait, je trouve l’atmosphère de cettechambre plutôt réconfortante. Schilleravait besoin pour écrire de l’odeur despommes qu’il mettait à pourrir dans sonbureau. Moi aussi, j’ai mes besoins. Tute souviendras peut-être que MarkTwain préférait être au lit, dans laposition allongée, tandis qu’il composaitces tentatives datées et ennuyeuses queles universitaires d’aujourd’hui affectentde trouver importantes. La vénération deMark Twain est l’une des racines de lastagnation présente de la vieintellectuelle.

— Si j’avais su que c’était dans cetétat, je serais venue depuis longtemps.

— Pour tout dire, je me demandepourquoi tu y es en ce moment. D’où te

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vient cette soudaine impulsion à envahirmon sanctuaire ? Je doute qu’il soitjamais le même après cette intrusiond’un esprit étranger.

— Je viens te causer, mon garçon.Sors donc la figure de ces oreillers.

— Telle doit être l’influencepernicieuse qu’exerce sur toi ce fâcheuxreprésentant de la loi. On dirait qu’il aréussi à te monter contre ton propreenfant. À propos, il est bien parti, n’est-ce pas ?

— Oui, et j’ai dû m’excuser de lamanière que t’avais agi.

— Maman, tu marches sur mescahiers. Pourrais-tu, je te prie, tedéplacer de quelques centimètres ? Nete suffit-il point d’avoir détruit ma

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digestion et te faut-il détruire de surcroîtles fruits de mon cerveau ?

— Et puis ousque je vais me mettre,hein, tu voudrais que je me couche avectoi, peut-être, Ignatius ? demandaMme Reilly avec colère.

— Regarde où tu mets les pieds je teprie ! tonna Ignatius. Seigneur, a-t-onjamais vu pareille invasion, pareilleintrusion sauvage ? Apprends-moi donc,s’il te plaît, ce qui a bien pu te jeter ici,dans cet état de démence totale etravageuse ! Serait-ce le remugle dumoscatel bon marché qui assaille manarine ?

— Ma décision est prise. Tu vasaller chercher un travail.

Oh, quelle triste farce, quel tour

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mesquin, la fortune avait-elle soudaindécidé de lui jouer ? Arrestation,accident, travail. Ce cycle épouvantables’arrêterait-il jamais ?

— Je vois, dit calmement Ignatius.Te sachant congénitalement incapable deprendre seule une décision de cettetaille, j’imagine que ce demi-débiled’agent de police t’aura mis cette idéeen tête.

— Moi et M. Mancuso, on a causécomme j’avais l’habitude de causer avecton pauvre papa. Ton papa me disaitc’qui fallait faire. Si seulement il étaitvivant aujourd’hui…

— Mancuso et mon père seressemblent en cela seulement qu’ilsdonnent l’impression d’être des

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individus de peu de poids. Cependant,ton mentor actuel me paraît appartenir àcette catégorie de gens qui semblentcroire que tout irait pour le mieux si toutle monde travaillait tout le temps.

— M. Mancuso travaille dur. C’estpas rose tous les jours pour lui aucommissariat.

— Je ne doute pas qu’il doivesubvenir aux besoins de plusieursenfants non voulus qui, tous, espèrentêtre policiers quand ils seront grands, ycompris les filles.

— Il a trois gentils petits enfants.— Je vois ça d’ici.Ignatius se mit à rebondir doucement

sur son lit. « Ouille !— Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu

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n’es pas encore en train de t’amuseravec cet anneau ? Personne au monde ad’anneau que toi ! Est-ce que j’ai unanneau moi ? Je vous demande un peu !

— Tout le monde a un anneaupylorique, tout le monde ! glapitIgnatius. Le mien est simplement plusdéveloppé. Je tente de rouvrir unpassage que tu es parvenue à bloquer.Peut-être même est-il obstrué à jamais,comment savoir ?

— M. Mancuso dit que, si tutravailles, tu pourras m’aider à payer lebonhomme. Il dit qu’il croit que lebonhomme acceptera un paiementfractionné.

— Ton ami l’agent de police dit destas de choses. Tu as incontestablement le

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don de faire sortir les gens de leurcoquille, comme on dit. Jamais je ne meserais douté qu’il était si loquace, ouqu’il fût capable de commentaires aussisagaces. Te rends-tu compte qu’il aentrepris la destruction pure et simple denotre foyer ? Tout a commencé aveccette brutale tentative d’arrestationdevant D.H. Holmes. Bien que teslimites ne te permettent pas de prendreconscience de cette situation dans sonensemble, maman, cet homme est notreNémésis. De son fait, la roue de lafortune s’est mise en branle.

— Ne dis pas de cochonneries !M. Mancuso est un brave homme. Tuferais mieux de lui être reconnaissant depas t’avoir mis au trou !

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— Dans mon apocalypsepersonnelle, il sera empalé sur sonpropre bâton blanc. De toute manière ilest parfaitement inconcevable que jedoive trouver du travail. Mon ouvrageme prend beaucoup de tempsactuellement et j’ai le sentiment que jeviens de pénétrer dans une périoded’extrême fécondité. Peut-être l’accidenta-t-il libéré mes pensées en lesentrechoquant. De toute manière, j’aiaccompli un grand pas aujourd’hui.

— Y faut qu’on paye ce bonhomme,Ignatius. Tu veux donc me voir enprison ? T’aurais pas honte si ta pauvremaman se retrouvait sous les verrous ?

— Veux-tu, je te prie, cesser deparler d’incarcération ? Cette idée

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semble te tracasser ; t’obséder même.On dirait même que tu prends plaisir à ysonger. Le martyre est dépourvu de toutesignification, de nos jours.

Il rota doucement.« Je suggère que nous réalisions

certaines économies sur notre train demaison. Tu verras vite que tu disposesde la somme requise.

— Je dépense tous les sous pour toi,pour te nourrir et je ne sais quoi.

— J’ai trouvé récemment plusieursbouteilles vides dont je n’avaiscertainement pas consommé le contenu.

— Ignatius !— J ai commis l’erreur de faire

chauffer le four l’autre jour sans prendrela peine d’en inspecter l’intérieur.

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Quand je l’ai ouvert pour y mettre àréchauffer une pizza surgelée, j’aipresque été aveuglé par les vapeursd’une bouteille de vin braisée quis’apprêtait à exploser. Je suggère que tumettes de côté une partie des sommesque tu investis à fonds perdus dansl’industrie des boissons alcooliques.

— Tu devrais avoir honte, Ignatius !Pour quelques bouteilles de moscatelGallo, alors que toi, avec toutes tesbabioles !

— Peux-tu, je te prie, définir lasignification du mot « babioles » dans tabouche ? demanda sèchement Ignatius.

— Tous ces livres. Le gramophone.La trompette que je t’ai achetée le moisdernier.

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— Personnellement, je considère latrompette comme un bon investissement,malgré notre voisine Annie qui est del’avis opposé. D’ailleurs, si elle vientencore frapper à mes volets, je luiverserai de l’eau dessus.

— Demain on regarde les offresd’emploi dans le journal. Tu t’habillerasbien et t’iras chercher un travail.

— J’ai peur de te demander ce que tuentends par « s’habiller bien ». Je vaisprobablement être obligé d’enfilerquelque déguisement grotesque.

— Je m’en vais te repasser une bellechemise blanche et tu mettras une desjolies cravates à ton papa.

— Dois-je vraiment en croire mesoreilles ? demanda Ignatius à l’un de ses

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oreillers.— C’est ça ou l’hypothèque, Ignatius.

Tu veux perdre le toit que t’as au-dessusde la tête ?

— Non ! Tu n’hypothéqueras pas lamaison ! s’écria-t-il en abattant son grospoing sur son matelas. Tout le sentimentde sécurité que j’ai mis si longtemps àme bâtir s’effondrerait. Je nesupporterais pas que quelque étrangerdésincarné contrôle mon domicile.Impossible. Cette seule pensée suffit àme couvrir les mains de boutons.

Il tendit une patte pour que sa mèrepût examiner l’éruption.

« C’est tout à fait hors de question,poursuivit-il. Cela matérialiserait toutesmes anxiétés latentes et le résultat serait

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assez affreux, j’en ai peur. Cela ferait duvilain. Je ne voudrais pas que tu passesle restant de tes jours à prendre soind’un dément enfermé à double tour dansun coin du grenier. Nous ne gagerons pasla maison. Tu dois bien avoir des fondsquelque part.

— J’ai cent cinquante dollars à labanque Hibernia.

— Mon Dieu, c’est tout ? Je n’auraispas cru que nos moyens d’existencefussent si précaires. Toutefois, c’est unechance que tu me l’aies caché. Eussé-jesu à quel point nous sommes proches dela pénurie que mes nerfs eussent lâchédepuis longtemps.

Ignatius se gratta la main.« Mais je dois aussi reconnaître que

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la solution qui s’offre à moi n’est pasreluisante. Je doute très sérieusementque quiconque veuille m’embaucher.

— Qu’est-ce que tu me chantes, monpetit ? T’es un garçon bien, bien éduquéavec des diplômes et tout.

— Les employeurs perçoivent en moila négation de leurs valeurs.

Il roula pour se mettre sur le dos.« Ils me craignent. Je les soupçonne

d’être capables de se rendre compte queje vis dans un siècle que j’exècre. Ce futle cas quand j’ai travaillé à labibliothèque municipale de LaNouvelle-Orléans, même là.

— Mais, Ignatius, ça a été la seulefois que tu as travaillé depuis que t’asquitté l’université. Et tu n’y es resté que

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deux semaines.— C’est exactement ce que je veux

dire, répondit Ignatius en visant le lustrede verre teinté avec une boule de papierfroissé.

— Tout c’que t’avais à faire c’étaitd’coller des petites étiquettes dans leslivres.

— Certes, mais j’avais un point devue esthétique à l’égard de ces collages.Certains jours, je n’étais en mesure d’encoller que trois ou quatre pour me sentirsatisfait de la qualité de mon travail. Ladirection de la bibliothèque n’a pasapprécié l’intégrité dont j’ai fait preuvedans toute cette affaire. Tout ce qu’ilsvoulaient, c’était une bête de sommeprête à enduire de colle la totalité de

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leurs best-sellers.— Tu crois que tu pourrais retrouver

un emploi là-bas ?— J’en doute sérieusement. À

l’époque, j’ai fait quelques remarquesassez tranchantes à la femme quidirigeait la section de préparation desvolumes. Ils ont même annulé ma cartede lecteur. Je voudrais que tu te rendescompte de la peur et de la haine que maWeltanschauung inspire aux gens.

Ignatius rota.« Je ne parlerai même pas de ce

malheureux voyage à Baton Rouge. Cetincident, je le crains, a créé en moi unvéritable blocage à rencontre de toutemploi salarié.

— Tu as été très bien traité à

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l’université, Ignatius. Reconnais lavérité. Tu y es resté très longtemps. Ont’a même laissé donner un cours.

— Bah, fondamentalement c’était lamême chose. Un petit Blanc duMississippi est allé dire au doyen quej’étais un propagandiste du pape, ce quiest une contre-vérité patente. En effet, jene soutiens nullement le pape actuel. Ilne correspond en rien à l’idée que je mefais d’un bon pape autoritaire. De fait,mon opposition au relativisme ducatholicisme moderne est même assezviolente. Cependant, l’ignorance crassede cet intégriste protestant de lacambrousse, jointe à la hardiesse de sadémarche, conduisit mes autres étudiantsà former un comité pour exiger que

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j’attribuasse des notes à leurs différentsdevoirs et essais accumulés avant de lesleur retourner. Il y eut même une manièrede petite manifestation sous les fenêtresde mon bureau. Ce fut assezspectaculaire. Pour des enfants simpleset ignorants comme ils étaient, ils s’entirèrent plutôt bien. Au plus fort de lamanifestation, je précipitai par lafenêtre, droit sur la tête des étudiants, lepaquet entier des copies en retard – etsans notes, bien entendu. L’universitéétait trop mesquine pour accepter cetacte de défi contre la stupidité abyssalede l’académisme contemporain.

— Ignatius ! Tu ne m’as jamaisraconté ça !

— Je n’ai pas voulu te mettre martel

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en tête à l’époque. J’ai encore dit à mesétudiants que, par égard pour l’humanitéfuture, j’espérais qu’ils étaient tousstériles.

Ignatius disposa les oreillers autourde sa tête.

« Je n’aurais probablement jamais pudépasser l’analphabétisme et les erreursgrossières qui constituaient le bourbierintellectuel dans lequel se débattaientces malheureux étudiants. Il en ira demême partout où je travaillerai.

— Tu pourrais te trouver un bonemploi. Dis-leur seulement que tu as talicence.

Ignatius poussa un profond soupir etdit :

— Fort bien, je n’ai pas le choix.

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De son visage tordu, il fit un masquede douleur. Inutile de lutter contre laFortune, il fallait attendre la fin ducycle.

« Tu te rends bien compte, n’est-cepas, que tout cela est de ta faute ? Lesprogrès de mes travaux en serontgravement compromis. Je te suggère dedemander une entrevue à ton confesseuret de faire quelque pénitence, maman.Promets-lui d’éviter le chemin du péchéet de l’alcool à l’avenir. Dis-lui quellesont été les conséquences de tesfaiblesses morales, de ton échec ; qu’ilapprenne que tu es responsable du retardque prendra un acte d’accusationmonumental contre notre société. Peut-être saisira-t-il dans toute son ampleur

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l’étendue de ta faute. Si c’est un prêtreselon mon cœur, la pénitence sera sansdoute assez sévère. Hélas ! j’ai appris àne pas attendre grand-chose de nosprêtres d’aujourd’hui.

— Je m’amenderai, je serai sage,Ignatius, tu vas voir.

— Bah, je vais donc trouver unemploi, mais ce ne sera pas forcémentce que tu appellerais « une bonneplace ». Je possède peut-être desintuitions et des connaissances, uneperspicacité qui seraient utiles àn’importe quel employeur. Et cetteexpérience conférera peut-être unedimension nouvelle à mes écrits. Le faitd’agir au sein même du système que jecritique représentera en soi un paradoxe

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ironique non dépourvu d’intérêt.Ignatius rota bruyamment.« Si seulement Myrna Minkoff

pouvait me voir aussi bas.— Qu’est-ce qu’elle fabrique cette

fille, maintenant ? demanda Mme Reilly,soudain soupçonneuse. Je payais, moi,pour tes études, et il a fallu que turencontres une fille pareille !

— Myrna est toujours à New York,sa ville natale. Il ne fait aucun doutequ’elle est en ce moment même en trainde déployer tous ses efforts pour obtenird’être arrêtée par la police dans unequelconque manifestation.

— Ça, on peut dire qu’ellem’énervait à jouer toujours de la guitaredans toute la maison. Si elle a autant de

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sous que tu dis, tu aurais peut-être dûl’épouser. Vous vous seriez peut-êtrecalmés tous les deux, installés, vousauriez peut-être un bébé à l’heure qu’ilest.

— Dois-je croire qu’un tel flotd’obscénités ordurières jaillit des lèvresde ma propre mère ? beugla Ignatius.Allez, file me préparer quelque chosepour le dîner. Je dois arriver à l’heureau cinéma. Il s’agit d’une comédiemusicale sur la vie du cirque, quelquechose de très certainement excessif qui afait l’objet d’une publicité éhontée etqu’il me tarde de voir. Nous étudieronsles offres d’emploi à partir de demain.

— Je suis si fière que tu te décidesenfin à prendre un métier, dit

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Mme Reilly, débordante d’émotion,avant d’embrasser son fils quelque partsur sa moustache humide.

IV

« Non mais, regarde-moi c’tevioque », musait Jones par-devers sapsychologie tandis que le bus le secouaitet le précipitait contre sa voisine. « À sedit que chuis de couleur donc je vais lavioler. Peut toujours être une grand-mèreet tout, tu peux y aller, elle est prête àflanquer son gros cul par la fenêtre !Oua-ho ! Mais j’veux violer personne,

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moi, merde ! »Il s’écarta discrètement de la femme

qui était assise à côté de lui, croisa lesiambes et regretta une fois de plus de nepouvoir fumer dans le bus. Il sedemanda qui pouvait bien être le grandgros type en casquette verte qui semblaitavoir envahi la ville entière ces dernierstemps. Où ce gros enfoiré allait-ilchoisir de placer sa prochaineapparition ? Ce zozo en casquette verteavait effectivement quelque chose defantomatique.

« Bon, m’en vais dire au flicard quechuis casé, gagne légalement ma vie,qu’y m’lâche un peu, j’y dirai que chuistombé sur une humaniste file en troupequi m’donne vingt dollars par semaine,

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dis donc ! Et lui y va faire “Ah, c’estbien, mon gars ! Chuis content d’voirque tu rentres dans l’droit chemin” Etmoi, “ouais”, que j’y frai, salut ! Et lui yfra “Maintenant tu vas pouvoir devenirun membre à part entière de lacommunauté.” Et moi j’y frai “Ouais,m’ai dégotté un boulot d’nègre pour unsalaire de nègre. Me v’là membre à partentière, dis donc ! Nègre à part entière.Pas vagabond ! Nègre !” Oua-ho ! Pourdu changement, c’est du changement,non ? ».

La vieille femme tira sur la corde dela sonnette pour signifier qu’elle désiraitdescendre au prochain arrêt et quitta sonsiège, s’efforçant de n’effleurer nullepartie de l’anatomie de Jones. Ce

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dernier, bien à l’abri derrière seslunettes impénétrables, la regardait secontorsionner avec un granddétachement.

« Non mais, regarde-moi ça ! Alleme croit vérolé, tubard et satire – et bienmonté ! – alle pense que j’vais y filer uncoup de rasoir pour y piquer son sac.Oua-ho ! »

Les lunettes de soleil suivirent lavieille dame qui descendait de l’autobuset se perdait dans la foule qui attendait àl’arrêt. Quelque part, à l’arrière-plan dela foule, il vit une manière d’altercation.Un homme brandissait un journal rouléet en frappait un autre, plus petit, quiarborait une longue barbe rousse et unbermuda. Le barbu avait quelque chose

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de vaguement familier. Jones se sentitmal à l’aise. D’abord ce fantôme encasquette verte, et maintenant cettepersonne connue qu’il n’arrivait pas àidentifier.

Jones se détourna de la fenêtre quandil vit s’enfuir le barbu et il ouvritl’exemplaire de Life que Darlene luiavait donné. Du moins Darlene avait-elle été agréable avec lui aux FollesNuits. Darlene s’était abonnée à Lifedans l’idée de se cultiver et des’améliorer et, en faisant cadeau de cetexemplaire à Jones, elle espérait aussilui être utile. Jones tenta de lire unéditorial consacré à l’engagementaméricain en Extrême-Orient mais duts’interrompre à mi-chemin. Il se

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demandait comment un canard pareilpourrait aider Darlene à devenirdanseuse exotique – le but qu’elle s’étaitfixé et dont elle avait parlé et reparlé. Ilreporta son attention aux pubs. C’était cequi l’intéressait dans les magazines.Celui qu’il tenait entre les mains enprésentait une sélection remarquable. Ilaimait la pub de la compagnied’assurances sur la vie Aetna, avec laphoto de la jolie maison qu’un couplevenait d’acheter. Les hommes de lalotion après rasage Yardley semblaientriches et décontractés. Voilà commentLife pouvait lui être utile. Il désiraitressembler à ces hommes, leurressembler trait pour trait.

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V

Si la roue de la Fortune vous emportedans une phase descendante, allez aucinéma et profitez mieux de la vie.Ignatius était sur le point de proférer àsa propre intention ces judicieuxconseils quand il se rappela qu’il allaitau cinéma tous les soirs ou presque,dans quelque sens que tournât la roue dela Fortune.

Il était assis au garde-à-vous dansl’obscurité du Prytania, à quelques rangsseulement de l’écran, son corpsemplissant complètement son siège etdébordant de part et d’autre sur celui degauche et celui de droite. Sur ce dernier,

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il avait déposé son manteau, trois barresde Milky Way et deux paquets de pop-corn de secours, soigneusement ferméset roulés afin que le pop-corn s’yconservât chaud et croustillant. Ignatiusmangeait du pop-corn en regardant avecravissement la bande annonce desprochains films. L’un de ceux que l’onannonçait semblait assez mauvais,songea-t-il, pour l’attirer de nouveau auPrytania dans quelques jours. Puis letechnicolor prit possession de l’écran, lelion rugit, et le titre du film s’inscrivit engrandes lettres lumineuses devant lemiraculeux regard de ses yeux jaune etbleu. Son visage se figea et son sachetde pop-corn commença à trembler. Enpénétrant dans la salle, il avait

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soigneusement boutonné les deuxoreillettes au sommet de sa casquette etles accents stridents de la comédiemusicale assaillirent ses oreillesoffertes de tous les côtés à la fois,sortant d’innombrables haut-parleurs. Ilprêta l’oreille à la musique et y détectadeux chansons populaires qui lui étaientparticulièrement désagréables, et scrutale générique à la recherche du nom decomédiens qui lui donnaientrégulièrement la nausée.

Quand le générique fut terminé,Ignatius y avait noté les noms deplusieurs comédiens, de l’auteur desdialogues, de l’auteur de la musique, ducoiffeur, du réalisateur et du producteurgénéral adjoint qui, tous, avaient prêté

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leur concours à des réalisations quil’avaient révolté à plusieurs reprisesdans le passé. La scène qui apparut surl’écran montrait des hordes de figurantsqui se déplaçaient autour du chapiteaud’un cirque. Il examina attentivement lafoule et découvrit l’héroïne, un peu àl’arrière-plan.

— Oh, mon Dieu ! vociféra-t-il, lavoilà !

Les enfants qui occupaient lespremiers rangs, devant lui, seretournèrent en écarquillant les yeuxmais Ignatius ne les remarqua pas. Lesyeux jaune et bleu suivaient l’héroïnequi transportait gaiement un seau d’eaupour ce qui se révélait être son éléphant.

— Mais cela va être pire que mes

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prévisions les plus optimistes ! s’écriaIgnatius en apercevant le pachyderme.

Il porta le sac de pop-corn vide à seslèvres pleines, le gonfla et attendit, lesyeux brillant des mille reflets dutechnicolor. Un roulement de timbales etla bande sonore s’emplit de violons.L’héroïne et Ignatius ouvrirent la boucheensemble, elle pour chanter, lui pourémettre un grognement. Dans l’obscurité,deux mains tremblantes se rejoignirentviolemment. Le sac de pop-corn explosaavec un grand boum. Les enfants semirent a pousser des hurlementsglapissants.

— Qu’est-ce que c’est que tout ceboucan ? demanda l’ouvreuse ducomptoir des friandises au directeur de

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la salle.— Il est ici, lui répondit le directeur

en désignant du doigt à l’autre extrémitéde la salle la silhouette massive qui sedécoupait sur le bas de l’écran.

Le directeur descendit ensuite unetravée jusqu’aux premiers rangs, où leshurlements redoublaient. Leur peurs’étant dissipée, les enfants avaientorganisé un concours de hurlements.Entendant les ricanements aigus et lestrémolos à glacer le sang dans lesveines, Ignatius se réjouissaitméchamment dans son coin. Avecquelques menaces modérées, ledirecteur vint à bout des premiers rangsavant de reporter son attention versl’endroit, un peu en retrait, où la

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silhouette isolée d’Ignatius s’élevaitcomme celle de quelque monstre au-dessus des petites têtes. Mais il nedistingua qu’un profil bouffi. Les yeuxqui luisaient sous la visière vertesuivaient l’héroïne et son éléphant sur lelarge écran et pénétraient en leurcompagnie à l’intérieur du chapiteau.

Pendant quelque temps, Ignatius setint relativement tranquille, ne réagissantau développement de l’intrigue que parreniflements de mépris. Puis la quasi-totalité de la distribution du film seretrouva soudain dans les agrès, ausommet du chapiteau. Au premier plan,l’héroïne se balançait sur un trapèze auxaccents d’une valse. Il y eut un gros plangigantesque sur son sourire et Ignatius

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tenta de repérer ses caries et d’éventuelsplombages. Elle étendit une jambe,Ignatius s’empressa d’en rechercher lesdéfauts de forme. Elle se mit à chanterqu’il fallait cent fois sur le métierremettre son ouvrage, jusqu’au succès.Ignatius frissonna quand la philosophieque laissaient transparaître ces paroleslui devint manifeste. Il se mit à examinerla manière dont elle tenait le trapèze,dans l’espoir de la voir lâcher prise ets’écraser dans la sciure.

Au second refrain, toute la troupe desfunambules, trapézistes et acrobatesreprit en chœur, chantant les vertus dusuccès à tout prix, d un air lubrique, touten se balançant à qui mieux mieux.

— Oh juste ciel ! vociféra Ignatius,

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n’y tenant plus, et répandant du pop-cornsur sa chemise et dans les plis de sonpantalon de tweed. Quel dégénéré a puproduire un tel avorton ?

— Ta gueule ! cria quelqu’un dansson dos.

— Mais regardez-moi ces crétinssouriants ! Si seulement les agrèspouvaient rompre !

Il secoua les quelques grains de pop-corn qui restaient au fond du dernier sac.« Dieu merci, cette scène estterminée ! » Quand ce fut une scèned’amour qui sembla s’annoncer, Ignatiusbondit hors de son fauteuil et descenditlourdement l’allée jusqu’au comptoirdes friandises pour refaire une provisionde pop-corn. Mais quand il regagna son

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siège, les deux grosses silhouettes rosesen étaient tout juste à l’échange d’unbaiser.

— J’aime mieux ne pas penser à leurhaleine fétide, clama Ignatius par-dessusla tête des enfants. Quant aux endroitsobscènes dans lesquels ils sont allésfourrer leur bouche, brrr ! n’en parlonspas !

— Faut faire quelque chose, ditlaconiquement l’ouvreuse au directeur,il est pire que jamais ce soir !

Avec un soupir, le directeurredescendit la travée jusqu’à la rangéeau milieu de laquelle Ignatius était entrain de grommeler :

— Oh, mon Dieu, les voilà qui, avecleur langue, explorent méthodiquement

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les couronnes et les caries de leurpartenaire !

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TROIS

Ignatius parcourut en titubant l’étroiteallée de brique qui menait à la maison,gravit péniblement les degrés du perron,tira la sonnette. Une tige du bananiermoribond avait expiré et s’était abattue,toute raide, sur le capot de la Plymouth.

— Ignatius, mon petit, criaMme Reilly dès qu’elle eut ouvert laporte, qu’est-ce qui se passe ? Ça ne vapas. Tu as l’air mourant !

— Mon anneau pylorique s’est fermédans le tramway.

— Seigneur ! Entre vite te mettre àl’abri du froid !

Ignatius se traîna comme un

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malheureux, dans un grand bruit desavates, jusqu’à la cuisine où il se laissatomber sur une chaise.

— Le directeur du personnel de cettecompagnie d’assurances m’a traité demanière fort insultante.

— Tu n’as pas eu le poste ?— Bien sûr que je n’ai pas eu le

poste.— Que s’est-il passé ?— J’aimerais autant parler d’autre

chose.— Tu es allé aux autres endroits ?— Le contraire est manifeste. Te

semblerais-je par hasard dans un étatcapable d’attirer d’éventuelsemployeurs, de les séduire ? J’ai eu lesens commun de rentrer à la maison dès

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que possible.— Inutile de te coller le cafard,

chéri.— Le cafard ? Mais je n’ai jamais le

cafard, excuse-moi !— C’est pas la peine d’être méchant.

Tu décrocheras un bon emploi. Tu necherches que depuis quelques jours, ditsa mère avant de l’examiner. Ignatius, tuportais cette casquette pendantl’entretien avec ce monsieur desassurances ?

— Évidemment. Ce bureau étaitinadéquatement chauffé. J’ignorecomment les employés de cette firme sedébrouillent pour demeurer en vie alorsqu’ils s’exposent jour après jour à cetair glacial. Et puis il y a ces tubes

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fluorescents qui leur rôtissent la cervelleet leur brûlent les yeux. Je n’aimais pasdu tout ces bureaux. J’ai tenté d’exposerles défauts des lieux au directeur dupersonnel mais il a paru se désintéressercomplètement de ce que je lui disais. Endernier lieu, il s’est montré extrêmementhostile.

Ignatius émit un rot monstrueux.« Mais je t’avais bien dit qu’il en

irait ainsi. Je suis un anachronisme. Lesgens s’en rendent compte et en formentdu ressentiment contre moi.

— Seigneur, mon chéri, faut faireavec et garder son optimisme, tu vois ceque je veux dire ?

— « Faire avec ? » « Garder sonoptimisme ? » répéta Ignatius avec une

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sauvagerie incrédule. Mais qui a bien pusemer ces insanités contre nature danston esprit ?

— M. Mancuso.— Hélas ! mon Dieu, j’aurais dû

m’en douter ! Est-il lui-même unexemple de l’optimisme qui permet de« faire avec ? »

— J’aimerais que tu l’entendesraconter sa vie, ce pauvre homme ! Rienque ce sergent du commissariat quivoudrait…

— Assez !Ignatius se couvrit une oreille et

abattit son poing sur la table.« Je ne veux plus entendre un mot à

propos de cet homme. Tout au long dessiècles ce sont les Mancuso qui ont

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causé les guerres et répandu lesmaladies. Voilà que, brusquement,l’esprit malin de cet homme hante notredemeure. Il est devenu ton Svengali.

— Ignatius, reprends-toi !— Je refuse de « faire avec ».

L’optimisme me donne des haut-le-cœur.Depuis la chute, la position de l’hommeen ce bas monde a toujours été lemalheur.

— Chuis pas malheureuse.— Bien sûr que si !— Pas du tout, non.— Mais si, tu l’es !— Ignatius, je ne suis pas

malheureuse. Si je l’étais, je te le dirais.— Si j’avais démoli le bien d’autrui

dans les vapeurs de l’ébriété et jeté par

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là même mes enfants au loup, tu meverrais occupé à gémir en me battant lapoitrine. Tu me verrais aller à genouxjusqu’à saigner. À propos, quellepénitence t’a donnée le prêtre pour tonpéché ?

— Trois Je vous salue Marie et unNotre Père.

— Quoi, c’est tout ? s’écria Ignatius.Lui as-tu révélé ta façon d’agir ? Lui as-tu dit que tu avais interrompu un travailcritique d’une vaste portée et d’un grandbrio ?

— Chuis allée me confesser,Ignatius. J’ai tout dit au prêtre. Il m’adit : « Cela n’a pas l’air de votre faute,mon enfant. Il me semble que vous avezseulement dérapé un petit peu sur une

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chaussée humide. » Alors je lui ai parléde toi. « Mon garçon me dit que c’est dema faute s’il n’écrit pas dans sescahiers. Il travaille sur cette histoiredepuis plus de cinq ans, maintenant. » Etle père a dit : « Ah oui ? Cela ne mesemble pas trop terrible. Dites-lui doncde sortir de la maison et d’aller autravail. »

— Pas étonnant que je ne supportepas l’Église ! beugla Ignatius. Tuméritais le fouet, on aurait dû tel’appliquer sur place, en pleinconfessionnal !

— Maintenant écoute-moi, Ignatius.Demain, tu vas aller essayer ailleurs. Ya des tas d’offres d’emploi à travers laville. Je causais avec Miss Marie-

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Louise, tu sais, la vieille qui travaillechez l’Allemand. Eh ben elle a un frèreinvalide, tu sais qui a un sonne automne.Il est comme sourd, quoi. Y s’est trouvéun bon emploi aux Goodwill Industries.

— Je devrais peut-être essayer là-bas ?

— Ignatius ! Y n’engagent que desaveugles ou des vraiment débiles pourfaire des brosses et des machins commeça !

— Je suis sûr qu’il est fort plaisantde travailler en la compagnie de cesgens.

— Regardons dans le journal del’après-midi. Peut-être qu’y aura un bonposte, là-dedans !

— Si je devais sortir demain, je ne

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partirais certainement pas aussi tôtqu’aujourd’hui. J’ai été très désorientépendant tout le temps que j’ai passé enville.

— Mais tu n’es parti d’ici qu’aprèsle déjeuner.

— Il n’empêche – je ne fonctionnaispas normalement. J’ai eu plusieursmauvais rêves la nuit dernière. Je mesuis éveillé brisé et marmottant.

— Tiens, écoute ça. C’est uneannonce que je retrouve dans le journaltous les jours, dit Mme Reilly, tenant lafeuille très proche de ses yeux. « Propre,soignant… »

— Soigneux, voyons, maman…— Propre, soigneux, travaillant,

silencieux, digne de confiance…

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— Travailleur, pas travaillant,donne-moi ça, dit Ignatius en luiarrachant le journal. Enfin, tu sais lire,tout de même…

— J’ai pas été aux écoles, moi, papaétait trop pauvre et…

— Je t’en prie ! Je ne suis pas en étatd’entendre ce récit sinistre en cemoment ! « Propre, soigneux, travailleur,silencieux, digne de confiance… »Grand Dieu ! Quel genre de monstreveulent-ils donc ? Je crois que jamais jene pourrais travailler pour une firmedotée d’une telle vision du monde.

— Lis la fin, mon chéri.— Travail de bureau. 25-35 ans. Se

présenter Pantalons Levy, IndustrialCanal & River, chaque matin entre 8 et

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9. Eh bien voilà. C’est exclu. Jamais jene pourrais parcourir un tel trajet avant9 heures du matin !

— Chéri, si tu prends un emploi, ilfaudra bien que tu te lèves tôt.

— Non, maman, répliqua Ignatius enjetant le journal sur le réchaud. Non, j’aivisé trop haut. Je ne saurais survivrelongtemps à un emploi de ce genre.J’imagine que quelque chose dans legenre de la distribution quotidienne d’unjournal à quelques abonnés…

— Mais Ignatius, un grandbonhomme comme toi ne peut pas sepromener à bicyclette pour distribuerdes journaux, voyons.

— Peut-être pourrais-tum’accompagner avec la voiture. Je

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jetterais les journaux par la fenêtrearrière.

— Écoute-moi bien, mon garçon, ditMme Reilly pleine de colère, tu vasaller chercher quelque chose demainmatin, et, pour commencer, tu vas mefaire le plaisir de répondre à cetteannonce. Je parle très sérieusement. Tufais l’imbécile et tu essayes de tedéfiler, je te connais !

— Mmmmh, mmmh ! bâilla Ignatius,révélant la flanelle rose sale de salangue. Pantalons Levy me paraît un nomaussi affreux, sinon pire, que celui detoutes les firmes que j’ai vues jusqu’ici.Je vois qu’à l’évidence je suis déjà toutau fond, au plus bas échelon du marchédu travail.

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— Patience, chéri ! Tu réussiras, tuverras.

— Oh, mon Dieu !

II

L’agent de police Mancuso avait uneidée, une bonne, qui lui avait été donnée,c’était à ne pas croire, par IgnatiusReilly. Il avait appelé la demeure desReilly au téléphone pour demander àMme Reilly quel jour elle pourraitl’accompagner avec sa tata au bouligne.Mais c’était Ignatius qui avait décrochéet il s’était aussitôt mis à hurler :

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— Cessez de nous harceler, espècede semi-mongolien ! Si vous aviez tantsoit peu d’intelligence, vous seriez entrain d’enquêter dans des antres louchescomme ce bar des Folles Nuits, où mamère bien-aimée a été mal traitée etvolée. Quant à moi, j’y fus victime d’uneprostituée vicieuse, cruelle et dépravée.Sans compter que la propriétaire est unenazie. Nous nous en sommes tirésvivants de justesse. Allez donc enquêtersur cette bande et laissez-nous en paix,briseur de foyers !

Puis Mme Reilly avait réussi àarracher le téléphone à son fils.

Le sergent serait content d’apprendrel’existence d’un tel lieu. Il féliciteraitpeut-être l’agent Mancuso pour s’être

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procuré ce renseignement. L’agent depolice Mancuso rectifia donc la positiondevant le sergent, s’éclaircit la gorge etdit :

— J’ai eu un tuyau sur un bar quiemploierait des prostituées.

— Un tuyau ? demanda le sergent.Qui vous l’a donné ?

L’agent de police Mancuso avaitplusieurs bonnes raisons de ne pasintroduire Ignatius dans cette affaire.Son choix s’arrêta de préférence surMme Reillv mère.

— Une dame que je connais,répondit-il donc.

— Et comment se fait-il que cettedame connaisse un tel endroit ? demandale sergent. Qui l’y a emmenée ?

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L’agent de police Mancuso nepouvait dire « son fils », au risque deréveiller des blessures récentes.Pourquoi les conversations avec lesergent ne suivaient-elles jamais uncours sans heurt ?

— Elle y était seule, finit par direl’agent de police Mancuso, cherchant àsauver l’entretien qui menaçait ruine.

— Une dame, dans un endroit pareil,et elle y était seule ? s’écria le sergent.Mais qu’est-ce que c’était que cettedame, bon Dieu ? Une prostituée elle-même, probablement ! Fichez-moi lecamp, Mancuso et débrouillez-vous pourme ramener un individu suspect. Vousn’avez encore pincé personne,personne ! Épargnez-moi vos tuyaux sur

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d’improbables putes ! Allez doncregarder dans notre placard, à propos !Vous êtes militaire, aujourd’hui. Allez,du vent !

L’agent de police Mancuso dérivalentement jusqu’aux armoiresmétalliques, se demandant pourquoi iln’arrivait jamais, selon toute apparence,à trouver grâce aux yeux du sergent.Quand il fut parti, le sergent se tournavers un inspecteur et lui dit :

— Envoyez donc quelqu’un, un oudeux rombiers, aux Folles Nuits. Peut-être que quelqu’un aura été assez conpour causer à Mancuso dans cette boîte.Mais qu’il n’en sache rien, lui. Je neveux pas que ce connard en retire lemoindre bénef ! Mannequin il est,

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mannequin il restera jusqu’à ce qu’ilm’ait chopé un individu suspect !

— À propos, vous savez qu’on aencore enregistré une plainte hier contreMancuso ! Une dame est venue nousraconter qu’un petit bonhomme ensombrero s’est frotté contre elle dansl’autobus, hier soir, dit l’inspecteur.

— Sans blague ? répondit le sergent,songeur. Eh ben, encore une plainte dece genre, une seule, et c’est Mancusoque nous allons arrêter.

III

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M. Gonzales alluma la lumière dupetit bureau, puis le chauffage au gazinstallé à côté de sa propre table detravail. Au cours des vingt années qu’ilavait passées au service des PantalonsLevy, il était toujours arrivé le premier,chaque matin.

— Il faisait encore nuit quand je suisarrivé ce matin, disait M. Gonzales àM. Levy dans les rares occasions où cedernier était absolument contraint depasser aux Pantalons Levy.

— Vous devez partir trop tôt de chezvous, rétorquait M. Levy.

— J’ai conversé avec le laitier, cematin, debout sur les marches du perron.

— Oh, la ferme, Gonzales. Vous avezretenu sur le vol de Chicago ? Je ne veux

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pas manquer le match des Bears contreles Packers.

— Le bureau était déjà bien chaudquand les autres employés sont arrivés.

— Vous gaspillez mon gaz ! Vousn’avez qu’à rester dans le froid si voustenez à arriver si tôt. Ça vous fera dubien.

— J’ai eu le temps de faire deuxpages des registres, ce matin, pendantque j’étais là, tout seul. Tenez, regardez,j’ai pris un rat près du distributeur d’eaufraîche ! Il pensait qu’il était tout seuldans le bureau, vous pensez, à cetteheure-là ! Alors je l’ai assommé avec unpresse-papiers.

— Mais virez-moi cette saleté de rat,bon sang ! Cet endroit me déprime

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suffisamment comme ça ! Tenez,téléphonez à l’hôtel pour mesréservations.

Cependant les critères de jugementdes employés des Pantalons Levy étaientfort bas. Il suffisait d’arriver tôt pourarriver. Et Gonzales avait été promuchef de bureau, prenant le contrôle desquelques employés léthargiques quiétaient devenus ses subalternes. Il ne serappelait jamais vraiment leurs noms.Employés aux écritures et dactylossemblaient aller et venir à un rythmedémentiel, quasi quotidien. Àl’exception de Miss Trixie, l’aide-comptable octogénaire qui se trompaitdepuis près d’un demi-siècle enrecopiant des chiffres dans les livres des

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Pantalons Levy. Elle portait même savisière de celluloïd verte en arrivant aubureau et en le quittant chaque soir, ceque M. Gonzales interprétait comme unsigne de sa fidélité à la maison. Ledimanche il lui arrivait de la porter pouraller à l’église, l’ayant prise pour unchapeau. Elle l’avait même portée auxfunérailles de son frère, où elle lui avaitété promptement arrachée de la tête parsa belle-sœur qui était nettement plusalerte et vaguement plus jeune qu’elle.Mme Levy avait donné des ordres pourque Miss Trixie demeurât employée parles Pantalons Levy quoi-qu’il-ar-ri-ve.

M. Gonzales passa un chiffon sur sonbureau en songeant, comme il le faisaitchaque matin dans le bureau encore

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désert et glacé où les rats des dockss’amusaient entre eux à des jeuxfrénétiques à l’intérieur des murs, aubonheur que lui avait valu sa rencontreavec les Pantalons Levy. Sur le fleuve,les petits cargos glissaient à travers labrume qui commençait à se lever, sesaluant de longs beuglements, le songrave de leurs cornes de brume venantmourir en échos assourdis au long desclasseurs qui achevaient de rouiller dansle bureau. À côté de lui, le petitradiateur à gaz pétait et craquaitgaiement, au fur et à mesure que seréchauffaient et se dilataient ses diverscomposants. Écoutant inconsciemmentles mille petits bruits qui marquaientdepuis vingt ans le début de sa journée,

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il allumait la première des dix cigarettesqu’il fumait chaque jour. Quand ill’avait grillée jusqu’au filtre, ill’écrasait dans le cendrier qu’il vidaitensuite dans la corbeille à papier. Ilaimait toujours produire une bonneimpression sur M. Levy par la propretéimpeccable de son bureau.

À côté du sien se trouvait le bureau àcylindre de Miss Trixie. Tous les tiroirsentrouverts en débordaient de vieuxjournaux. Parmi les moutons quis’amassaient sous le bureau, un morceaude carton avait été introduit sous l’undes pieds pour conférer à l’ensembleune relative stabilité. À la place de MissTrixie, un sac à papier empli de vieuxbouts de tissu et d’une pelote de ficelle

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occupait son siège. Des mégots decigarettes débordaient du cendrier et serépandaient sur le bureau. C’était unmystère dont M. Gonzales n’avait jamaisété en mesure de trouver la clé car MissTrixie ne fumait pas. Il l’avait interrogéeà ce propos plusieurs fois mais n’avaitjamais obtenu de réponse cohérente. Lazone occupée par Miss Trixie possédaitune espèce de curieux magnétisme. Elleattirait tout ce que le bureau pouvaitcontenir de rebuts et chaque fois qu’unstylo, une paire de lunettes, un sac ou unbriquet manquaient à l’appel, on lesretrouvait généralement quelque partdans le bureau de Miss Trixie. Elle étaitaussi une grande rassembleused’annuaires téléphoniques et les

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entassait tous dans un des tiroirsencombrés de son bureau.

M. Gonzales s’apprêtait à fouiller lebureau de Miss Trixie à la recherche deson tampon encreur quand la vieilledemoiselle fit son apparition sur le seuilde la pièce et entra dans un grandchuintement de pantoufles sur leplancher. Elle apportait un nouveau sacen papier apparemment rempli du mêmeassortiment de morceaux d’étoffe et debouts de ficelle que le premier, àl’exception du tampon encreur qui endépassait. Cela faisait deux ou trois ansque Miss Trixie s’était mise àtransporter ces sacs, en accumulantparfois jusqu’à trois et quatre le long deson bureau sans jamais révéler à

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quiconque leur signification ou leurutilité…

— Bonjour, Miss Trixie, lançaM. Gonzales de son exubérante voix deténor. Comment allons-nous ce matin ?

— Qui ? Quoi ? Oh, salut, Gomez, ditfaiblement Miss Trixie avant de dériververs les toilettes des dames comme sielle était emportée par un ouragan.

Car Miss Trixie n’était jamaisparfaitement verticale. En toutescirconstances, elle formait avec le sol unangle inférieur à quatre-vingt-dix degrés.

M. Gonzales profita de l’occasionpour récupérer son tampon encreur etdécouvrit qu’il était enduit d’une matièrequi avait l’odeur et l’apparence dusaindoux. Tandis qu’il essuyait son

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tampon, il se demanda combiend’employés allaient se présenter autravail. Une année plus tôt, il s’étaitretrouvé seul avec Miss Trixie pendanttoute une journée. Mais c’était avantl’augmentation de cinq dollars que lafirme avait accordée à tous sesemployés. Toutefois il arrivait encoreassez fréquemment que le personnel desbureaux de la firme Pantalons Levydémissionne sans même en avertirM. Gonzales par téléphone. C’était pourlui une source d’inquiétude constante et,après l’arrivée de Miss Trixie, ilsurveillait toujours la porte d’entrée,plein d’espoir, surtout en cette saison,quand l’usine était censée entamer lesexpéditions de la collection printemps-

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été. La vérité vraie était qu’il avaitdésespérément besoin d’aide au bureau.

M. Gonzales aperçut une visièreverte à l’extérieur. Miss Trixie était-elleressortie par l’atelier pour faire tout letour et rentrer par la porte de devant ?Ça lui ressemblait bien. Un jour, elles’était rendue aux toilettes et n’avait étédécouverte qu’en fin d’après-midi parM. Gonzales, profondément endormiesur un rouleau d’étoffe dans le grenierqui servait d’entrepôt à l’atelier. Puis laporte s’ouvrit et l’un des plus grands etgros hommes que M. Gonzales eûtjamais vus pénétra dans le bureau. Il ôtasa casquette verte, révélant une épaissechevelure noire, plaquée en arrière àforce de vaseline dans le style des

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années 20. Quand le manteau fut retiré, ilpermit à M. Gonzales de découvrir degros boudins de graisse engoncés dansune chemise blanche trop étroite, quedivisait verticalement une large cravateà fleurs. Il semblait que la vaseline eûtégalement servi à enduire la moustachecar cette dernière était prodigieusementbrillante. Et puis il y avait ces yeuxincroyablement jaune et bleu entremêlésde la plus fine résille de veines rosâtres.M. Gonzales faillit prier le ciel à hauteet intelligible voix pour que ceBéhémoth fût un impétrant. Car il étaitimpressionné, abasourdi.

Ignatius se retrouvait dans ce quiétait fort probablement le bureau le plusminable dans lequel il eût jamais mis les

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pieds. Les ampoules nues qui pendaientà intervalles irréguliers du plafond tachéet noirci jetaient une faible lumièrejaune sur les lattes disjointes et torduesdu plancher. De vieux classeursdélimitaient à travers la pièce plusieursespaces rectangulaires, occupés chacunpar un bureau recouvert d’un vernisorange très particulier. À travers lesfenêtres poussiéreuses du bureau, onapercevait les docks de Poland Avenue,le terminal militaire, le Mississippi et,plus loin, à l’horizon, les cales sèchesdu chantier naval et les toits d’Alger, del’autre côté du fleuve. Une très vieillefemme entra en clopinant et se heurta àune rangée de classeurs métalliques.L’atmosphère des lieux rappela à

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Ignatius celle de sa chambre, et sonanneau pylorique le lui confirma ens’ouvrant joyeusement. Ignatius faillitprier le ciel à haute voix pour que sacandidature fût acceptée. Car il étaitimpressionné, abasourdi.

— Oui ? demanda d’un air engageantle petit bonhomme tiré à quatre épinglesdevant son bureau tout propre.

— Oh, je croyais que je devaism’adresser à Madame, dit Ignatius d’unevoix de stentor, jugeant que lebonhomme constituait la seule faussenote dans le bureau. Je viens pourl’annonce.

— Oh, parfait, parfait, c’estmerveilleux, s’écria le petit hommedébordant d’enthousiasme. Laquelle ?

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Nous en passons deux dans les journaux.Une pour un homme, l’autre pour unefemme.

— Et à laquelle croyez-vous que j’aichoisi de répondre ? tonna Ignatius.

— Oh, fit M. Gonzales, en proie à laplus vive confusion. Pardonnez-moi ! jen’ai pas fait attention. Ce que je voulaisdire, c’est que le sexe est sansimportance. Vous pourriez occupern’importe lequel des deux emplois.C’est-à-dire que peu m’importe le sexe !

— Oublions cela, je vous en prie, ditIgnatius.

Il remarqua que la vieille damecommençait à dodeliner de la tête devantson bureau. Les conditions de travailsemblaient idylliques.

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— Venez vous asseoir, je vous enprie. Miss Trixie va vous débarrasser devos affaires et les déposer dans levestiaire des employés. Nous voulonsque vous vous sentiez chez vous auxPantalons Levy.

— Mais nous n’avons pas encore ditun mot.

— Aucune importance. Je suispersuadé que nous allons tomberentièrement d’accord. Miss Trixie. MissTrixie !

— Qui ? cria cette dernière enenvoyant dinguer le cendrier plein sur leplancher.

— Bon, je vais vous débarrassermoi-même.

M. Gonzales reçut une tape sur la

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main quand il fit mine de s’emparer dela casquette mais fut autorisé à prendrele manteau.

« Quelle jolie cravate ! On n’en voitplus guère de semblables.

— Elle appartenait à feu mon père.— Oh, toutes mes condoléances, dit

M. Gonzales en enfermant le manteaudans un vieux casier métallique àl’intérieur duquel Ignatius aperçut un sacen papier semblable aux deux qui étaientposés le long du bureau de la vieilledame.

« À propos, que je vous présente àMiss Trixie, l’une de nos plus anciennesemployées. Vous verrez que vousprendrez plaisir à la connaître.

Miss Trixie s’était assoupie, sa tête

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chenue reposant parmi les tas de vieuxjournaux qui encombraient son bureau.

— Oui, finit-elle par soupirer. Ah,c’est vous, Gomez ? Il est déjà l’heurede partir ?

— Miss Trixie, voici l’un de nosnouveaux employés.

— Un bon gros garçon, dit MissTrixie en levant ses yeux chassieux surIgnatius. Bien nourri.

— Miss Trixie travaille dans lamaison depuis plus de cinquante ans.Cela pour vous donner une idée dessatisfactions que nos employés retirentde leurs relations avec les PantalonsLevv. Miss Trixie travaillait déjà pourMonsieur le père de Monsieur Levy, unmerveilleux vieux gentleman.

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— Oui, un merveilleux vieuxgentleman, approuva Miss Trixie,totalement incapable de se rappeler lemoindre trait du vieux Levy. Il metraitait bien. Il avait toujours un motgentil, cet homme.

— Merci, Miss Trixie, s’empressad’intervenir M. Gonzales, comme unmeneur de jeu remercie un numéro devariétés qui vient de faire unépouvantable bide.

— La boîte dit que j’aurai droit à unbeau jambon pour Pâques, exposa MissTrixie à Ignatius. J’avoue que je comptedessus. Ma dinde de Thanksgiving estpassée à l’as.

— Miss Trixie n’a jamais abandonnéles Pantalons Levy malgré les années,

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expliqua le chef de bureau tandis que lavieille aide-comptable continuait debavoter à propos de cette dinde.

— Voilà des années que j’attends maretraite, mais chaque année ils me disentqu’il m’en reste encore une à tirer. Ilsvous font travailler jusqu’à la fin, pasvrai, ils vous tuent à l’ouvrage, grasseyaMiss Trixie avant de perdrebrusquement tout intérêt pour la retraiteet d’ajouter : Elle m’aurait bien renduservice, tout de même, cette dinde.

Elle se mit à farfouiller dans lecontenu d’un de ses sacs.

— Pouvez-vous commencer dèsaujourd’hui ? demanda Gonzales àIgnatius.

— Mais je ne crois pas avoir eu le

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moindre entretien concernant le salaireet autres détails du même genre. N’est-ce point la manière habituelle deprocéder quand les choses en sont là ?demanda Ignatius avec condescendance.

— Ma foi, le travail de classement,qui est celui que nous avons terriblementbesoin de faire effectuer, et qui est doncl’emploi que vous occuperez chez nous,rapporte soixante dollars par semaine.Les jours d’absence, pour maladie outoute autre cause, sont déduits de la payehebdomadaire.

— Voilà qui est incontestablementinférieur aux émoluments auxquels jecroyais pouvoir m’attendre, réponditIgnatius apparemment très pénétré de sapropre importance. Je possède, hélas !

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un anneau pylorique soumis à desvicissitudes qui risquent de mecontraindre à garder le lit souventesfois. Plusieurs firmes plus engageantes,c’est le cas de le dire, se disputentactuellement mes services. Il faudra queje leur donne la priorité.

— Mais écoutez, dit le chef debureau en confidence, Miss Trixie, elle,ne gagne que quarante dollars parsemaine. Elle bénéficie pourtant d’uneindiscutable ancienneté.

— Elle semble effectivement assezusée, dit Ignatius, observant l’intéresséequi, ayant répandu le contenu du sac surson bureau, avait entrepris de farfouillerdedans au hasard. Elle n’a donc paspassé l’âge de la retraite ?

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— Chut ! fit M. Gonzales. Mme Levyne veut pas que nous la mettions à laretraite. Elle pense qu’il est préférablepour Miss Trixie de rester active.Mme Levy est une femme remarquable,très intelligente. Elle a pris des cours depsychologie par correspondance.

M. Gonzales laissa à cette importanterévélation le temps de pénétrer l’espritde son interlocuteur avant de reprendre :

« Donc, pour en revenir à vosperspectives d’avenir, vous avez déjà dela chance de commencer au salaire queje vous ai cité. Tout cela fait partie denotre nouveau plan d’embauche, destinéà injecter du sang frais dans les veinesdes Pantalons Levy. Miss Trixie avaitmalheureusement été engagée avant la

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mise en œuvre de notre plan, qui n’estpas rétroactif et, par conséquent, ne laconcerne pas.

— Je regrette de vous décevoir,monsieur, mais le salaire ne me convientpas. Un magnat du pétrole est, en cemoment même, occupé à me fairemiroiter des milliers de dollars devantles yeux pour me convaincre de devenirson secrétaire personnel. J’en étaisencore à me demander si je puis prendresur moi d’accepter la vision du mondeentièrement matérialiste de cet homme.Je commence à croire, en définitive, queje vais lui dire : « Oui. »

— Nous ajouterons vingt cents parjour pour vos frais de déplacement,plaida M. Gonzales.

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— Ma foi, voilà qui change un peules choses, concéda Ignatius. Disons quej’accepte provisoirement cet emploi. Jedois reconnaître que les Pantalons Levyexercent sur moi un attrait certain.

— Oh, mais c’est merveilleux,balbutia M. Gonzales. Il va se plaire ici,pas vrai, Miss Trixie ?

Miss Trixie était beaucoup troppréoccupée par ses recherches pourrépondre.

— Je trouve étrange que vous nem’ayez même pas demandé mon nom,lâcha Ignatius dégoûté.

— Oh, bonté divine ! J’avaiscomplètement oublié cet aspect deschoses. Qui êtes-vous ?

Ce jour-là, une autre employée se

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présenta. Une femme téléphona pour direqu’elle préférait laisser tomber et vivredes allocations chômage. Les autresn’entrèrent même pas en contact avec lesPantalons Levy.

IV

— Enlevez-moi ces putains delunettes ! Comment vous pourriez voirtoute la saloperie qu’il y a par terre ?

— Qui voudrait voir une tellesaloperie ?

— Je vous ai dit d’enlever ceslunettes, Jones.

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— Les lunettes sont bien où qu’ellessont, point final.

Jones heurta violemment un tabouretdu bar avec le balai qu’il poussaitdevant lui.

— Pour vingt dollars par semaine,non mais sans blague, c’est pas uneplantation que vous dirigez !

Lana Lee entreprit de passer unbracelet élastique autour des liasses debillets et de dresser de petites piles depièces de monnaie au fur et à mesurequ’elle les tirait de la caisse.

— Arrêtez de donner des coups debalai contre le bar, hurla-t-elle. Vous meportez sur les nerfs, bon Dieu de merde !

— Si vous faut un balayage endouceur trouvez-vous une vioque.

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Mézigues j’balaye jeune, jeune, que jebalaye !

Le balai heurta encore le comptoirplusieurs fois de suite. Puis le nuage defumée et le balai qu’il contenait sedéplacèrent vers l’extrémité de la salle.

— Vous feriez bien d’dire à vosclients d’se servir des cendriers, z’avezqu’à leur dire que vous employez un mecbien au-dessous du salaire minimum.P’têt’ qui front un peu plus attention.

— Vous devriez plutôt vous estimerheureux que je vous donne une chance,mon garçon, dit Lana Lee. Les gars decouleur qui cherchent du boulot, c’estmonnaie courante aujourd’hui.

— Ouais, et y a des tas de Noirs quise font choper pour vagabondage, aussi.

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Quand y voyent le genre de paye qu’onleur offre. Des fois, je me dis que pourun mec de couleur, c’est p’têt’ mieux dechoisir carrément le vagabondage !

— Vous devriez plutôt vous estimerheureux d’avoir du boulot.

— Ben tiens, chaque soir j’en tombeà genoux pour remercier le ciel de sabonté !

Le balai heurta une table.— Quand vous aurez fini avec ce

balai, dites-le-moi, dit Lana Lee. J’aiune petite course à vous faire faire pourmoi.

— Une petite course ? Dites, stop !Moi j’croyais qu’c’était un boulotd’portier. Balai, serpillière et basta !

Il souffla un cumulus avant de

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reprendre :« Qu’est-ce que c’est cette histoire

de course de merde ?— Écoutez un peu, Jones ! s’écria

Lana Lee en lançant une pile de piècesde monnaie dans la caisse avantd’inscrire un chiffre sur un morceau depapier. Je n’ai qu’à téléphoner à lapolice et dire que vous avez perdu votreboulot. Vous me suivez ?

— Et moi j’dirai aux flicards que LesFolles Nuits est un repaire detapineuses. Chuis tombé dans un panneauen venant bosser ici. Oua-ho !maintenant, j’attends seulement de mettrela main sur une preuve. Quand j’enaurai, vous pouvez compter sur moi pouraller baver au commissariat, tiens.

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— Oui, ben attention à ce que vousdites !

— Oh, les temps ont changé, ditJones, rajustant ses lunettes de soleil.Les menaces ça fait plus peur aux gensde couleur, c’est fini. Y aura des gensqui viendront s’enchaîner devantvot’établissement, j’vous frai fermer,moi, j’vous frai passer aux nouvelles, àla télé. On nous fait bouffer assez demerde, à nous les gens de couleur, etc’est pas pour vingt dollars par semaineque vous m’en f’ rez avaler encore ungramme. J’en ai plutôt ma claqued’avoir à choisir entre vagabondage etboulot même pas payé au salaireminimum, merde. Alors trouvez quelquun d’aut’ pour vot’ course.

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— Oh, la barbe, Jones, fermez ça etfinissez de nettoyer. Je vais demander àDarlene d’y aller.

— C’te pauv’fille, dit Jones enexplorant un recoin avec son balai.Entraîneuse pour faire boire de la flotteet maintenant garçon d’courses. Oua-ho !

— Vous pouvez toujours la dénoncerau commissariat.

— C’est vous, qu’j’attends depouvoir dénoncer au commissariat,vous ! Darlene veut pas faire le métierqu’a fait. Alle est bien obligée d’lefaire. Mais a dit qu’alle veut faire duspectac’.

— Ah ouais ? Avec la jugeotequ’elle a, cette pauvre nana, elle a de lachance de ne pas se retrouver dans un

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zoo.— Alle y s’rait mieux qu’ici.— Elle serait mieux ici si elle

voulait bien penser à me faire vendre del’alcool en laissant tomber ces conneriesde danse. Oh, j’ai pas d’mal à imaginerce qu’elle pourrait faire sur une scène.Sur ma scène ! C’est le genre à vousfiche en l’air un investissement dèsqu’on cesse de la surveiller, cette nana.

La porte capitonnée s’ouvrit à lavolée et un tout jeune homme pénétradans le bar dans un grand déhanchementsouligné par le cliquetis du bout ferré deses santiags sur le plancher.

— Il serait temps, lui dit Lana.— Tiens, t’as un nouveau négro,

hein ? demanda le jeune homme en

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observant Jones à travers ses bouclesbrunes et huileuses. Qu’est-ce qu’il estarrivé à l’autre ? Il est clamçé ou quoi ?

— Écoute, dit Lana d’un ton trèsfroid.

Le gars sortit un portefeuille cousumain du genre voyant et en tira quelquesbillets qu’il remit à Lana.

— Tout s’est bien passé, George ?lui demanda-t-elle. Les orphelins ont étécontents ?

— Y z’ont surtout aimé celle sur lebureau avec les lunettes. Y z’ont penséqu’c’était une espèce de prof ou quelquechose comme ça. Je veux que celle-làcette fois-ci.

— Et tu penses qu’ils seraientintéressés par une dans le même genre ?

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demanda Lana avec intérêt.— Ouais. Pourquoi pas ? Peut-être

une avec un tableau noir et un bouquin.Tu vois. Le truc à faire avec un bout decraie, tu vois ?

Le jeune type et Lana échangèrent unsourire.

— Je vois d’ici le tableau, dit Lanaavec un clin d’œil.

— Eh, dis donc toi, t’es camé ? lançale jeunot à Jones. Pasque tu m’as toutl’air d’un camé.

— On va voir si t’auras pas l’aircamé toi-même avec un manche à balaiplanté dans l’cul, dit Jones avec uneextrême lenteur. Non mais des fois ! Etpuis tu vas voir, les balais des FollesNuits sont vieux, c’est bon ça, mon

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vieux, pleins d’échardes, qui sont !— D’accord, d’accord ! vociféra

Lana. Ça va comme ça, vous deux, jeveux pas d’émeute raciale ici, moi, j’aiun investissement à protéger.

— Ouais ben vous feriez mieuxd’dire à vot’petit joufflu de s’casser vitefait, alors, conseilla Jones en soufflantsa fumée sur les deux associés. Lesinsultes sont pas comprises dans l’tarifavec le genre de boulot que j’fais ici,vu ?

— Allez, George, laisse tomber, ditLana en ouvrant le petit placard situésous le comptoir et en tendant auditGeorge un paquet enveloppé de papierd’emballage. C’est celle que tu veux. Etmaintenant salut ! Casse-toi.

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George lui lança un clin d’œil etsortit en coup de vent.

— Et ce mec c’est censé êt’ unmessager de l’orphelinat ? demandaJones. Ça m’ botterait pas qu’un peu demater les orphelins pour lesquels ybosse ! J’parierais qu’c’est plutôt desorphelines et qu’a sont pas à la sécu,oua-ho !

— Mais qu’est-ce que vous racontezcomme conneries ? demanda Lana pleinede colère.

Elle examina le visage de Jones,mais les lunettes rendaient sonexpression impénétrable.

« Ya pas d’mal à faire un peu decharité, non ? Et maintenant finissez-moice plancher !

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Lana se mit à faire des bruits, desespèces d’imprécations de prêtresse, au-dessus des billets que lui avait remis lejeune homme. Des chiffres et desparoles murmurés s’élevaient de seslèvres corallines et, les yeux mi-clos,elle transcrivit certains chiffres sur unefeuille de papier. Son corps parfait, lui-même investissement profitable, commeil lui en avait donné la preuve au longdes années, se courbait au-dessus duformica du comptoir devenu autel. De lafumée, semblable à quelque encens,montait en volutes de la cigarettedéposée dans un cendrier près de soncoude, pour se mêler à ses prières,tandis qu’elle élevait l’hostie, l’uniquedollar d’argent qui figurait parmi les

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offrandes, pour en étudier la date defrappe. Son bracelet tintinnabulait,appelant les communiants à l’autel, maisle seul être qui fût présent dans letemple avait été excommunié à cause desa parentèle et continuait de passer laserpillière. Une offrande chut et Lanatomba à genoux, pour la vénérer – et laretrouver.

— Hep, attention ! lança Jones,rompant la sainteté de la cérémonie,c’est de la graine d’orphelin, ça, çapousse pas !

— Vous avez vu où elle a roulé,Jones ? demanda-t-elle. Vous pouvez laretrouver.

Jones posa son instrument contre lebar et se mit à la recherche de la pièce,

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plissant les yeux derrière le troubleécran de ses lunettes et de sa fumée.

— Non mais, quelle merde !murmurait-il par-devers soi en joignantses efforts à ceux de Lana. Oua-ho !

— Ça y est, s’écria Lana, enchantée,je l’ai !

— Oua-ho ! Ça me fait rudementplaisir. Pasque si vous passez vot’tempsà semer des dollars d’argent, Les FollesNuits tarderont pas à être en faillite !Comment que vous feriez, après, pourpayer des salaires de nabab, comme lemien ?

— Et si vous fermiez ça, mon gars ?— Dites, vous causez à quelqu’un

que je connais ? Pasque j’ai cru vousentendre l’appeler « mon gars » ?

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demanda Jones en récupérant son balaiet en le poussant avec vigueur vers lecomptoir. Vous vous prenez pour ScarletO’Horreur ?

V

Ignatius s’installa confortablementdans le taxi et donna au chauffeurl’adresse de Constantinople Street. Dela poche de son manteau, il tira unefeuille de papier à l’en-tête desPantalons Levy et, empruntant le carnetde bord du chauffeur pour s’en servircomme d’un sous-main, il se mit à écrire

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tandis que la voiture se mêlait à lacirculation intense de St. ClaudeAvenue.

Je me sens la proie d’une très réellefatigue à la fin de cette première journéede travail. Mais que l’on n’aille surtout pasme croire découragé, déprimé ou défait.Pour la première fois de mon existence,j’ai affronté le système face à facepleinement décidé à opérer en son sein,comme une espèce d’observateur et decritique déguisé, pour ainsi dire. S’ilexistait plus de firmes comme PantalonsLevy, je suis convaincu que la force detravail américaine serait beaucoup mieuxadaptée à ses tâches. Le bon travailleur,celui qui est manifestement digne deconfiance, y est laissé absolumenttranquille. M. Gonzales, mon « patron »,est plutôt un crétin, mais n’en est pas

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moins tout à fait agréable. Il semble vivredans une appréhension perpétuelle,beaucoup trop forte, en tout cas, pour luipermettre de critiquer le travail d’unquelconque des employés qu’il a sous sesordres. De fait, il accepte a peu près toutet n’importe quoi, et se montre doncraisonnablement démocrate, à sa manièreun peu dépassée. Je n’en veux pourexemple que Miss Trixie, notre Cybèle dumonde du commerce, qui a récemmentmis le feu par accident, en s’apprêtant àallumer un petit radiateur à gaz, à unesérie de commandes importantes. Cettegaffe (en français dans le texte, NdT) a étéprise par M. Gonzales avec unelonganimité d’autant plus frappante que lescarnets de commandes de la firme sont deplus en plus vides, depuis quelque temps,et qu’il s’agissait là de commandes pourune valeur de cinq cents dollars (500 !)

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émanant d’un revendeur de Kansas City.Souvenons-nous toutefois queM. Gonzales ne fait qu’obéir aux ordresqu’il reçoit de la mystérieuse Mme Levy,épouse réputée brillante et érudite dumagnat Levy, qui exige que Miss Trixiesoit bien traitée et continue de se sentiractive et utile. Mais il s’est aussi montréfort courtois à mon endroit, me laissantorganiser le classement comme jel’entendais.

Je compte bien tirer les vers du nez deMiss Trixie d’ici peu. Je soupçonne cetteméduse du capitalisme d’être une mine derenseignements substantifiques etd’opinions sagaces.

Une seule fausse note – mais de taille etdont il faudrait pouvoir parler avecvulgarité pour être à la hauteur du sujet –

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en la personne de Gloria, la sténographe,une jeune garce sans cervelle et effrontée.Son esprit n’était qu’un fratras de préjugéset de jugements de valeur aberrants. Aprèsqu’elle se fut livrée à deux ou troisremarques aussi impertinentes que malvenues sur ma personne et monhabillement, j’ai pris M. Gonzales à partpour lui confier que Gloria manigançait decesser le travail le soir même sans l’enavertir aucunement. Sur quoi M. Gonzalesentra dans une fureur démentielle etchassa Gloria sur-le-champ, s’offrant dumême coup un exercice d’autorité qui, jel’ai bien vu, constitue chez lui une rareté.À vrai dire, ce fut plus encorel’épouvantable bruit que produisait Gloriaen faisant claquer ses talons aiguilles quime poussa à adopter l’attitude qui fut lamienne. Une seule journée supplémentairede ce fracas et mon anneau se fermait à

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jamais. Et puis encore il y avait tout cemascara, tout ce rouge à lèvres et biend’autres détails d’une telle vulgarité quej’aime autant n’en point dresser lecatalogue.

J’ai beaucoup de projets pour mon servicede classement et d’archivage et j’ai arrêtémon choix, parmi un grand nombre debureaux sans propriétaire, sur une tablevoisine d’une fenêtre. Je m’y suis assis etj’y ai passé tout l’après-midi, dans lachaleur de mon petit radiateur à gazpoussé au maximum, à observer lesvaisseaux venus de bien des portsexotiques évoluer sur les eaux froides etobscures du port. Les légers ronflementsde Miss Trixie et le crépitement de lamachine à écrire sur laquelle M. Gonzalestapait comme un furieux fournissaient uneagréable toile de fond sonore à mes

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propres réflexions.

M. Levy ne s’est pas montré aujourd’hui.On m’a laissé entendre qu’il ne se montreque rarement dans les locaux de la firmequ’il a l’intention, selon M. Gonzales, de« brader le plus vite possible ». Peut-êtrequ’à nous trois (car je compte obtenir deM. Gonzales qu’il renvoie les autresemployés s’ils se présentent demain ; tropde gens dans ce bureau serait une sourcede distraction) nous serons en mesure derevitaliser la firme et de redonner foi aujeune M. Levy. J’ai déjà plusieurs idéesexcellentes et je sais quant à moi que jefinirai par convaincre M. Levy de mettreson cœur et son âme au service de samaison.

J’ai déjà, à propos, réussi une négociationfort délicate avec M. Gonzales. Je l’ai

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convaincu qu’ayant aidé la firme à réaliserl’économie du salaire de Gloria, j’avaisdroit à être transporté de et à mon travailen taxi. La querelle qui s’ensuivit jette uneombre sur une journée autrement parfaitemais j’ai fini par avoir le dessus enexposant au bonhomme les dangers quecourent mon anneau pylorique enparticulier et ma santé en général.

Nous voyons donc qu’au moment mêmeoù la Fortune semble nous mener au plusbas d’un cycle, sa roue peut s’immobiliserquelques instants au cours desquels nousnous retrouvons à l’intérieur d’un autrecycle, plus petit, mais bon, à l’intérieur dugrand cycle devenu mauvais. Nous savonsévidemment que l’univers est entièrementfondé sur le principe du cercle contenudans un autre cercle. Pour le moment, jesuis dans un cercle intérieur. À l’évidence,

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d’autres cercles, plus petits encore, sontencore possibles à l’intérieur de celui-ci.

Ignatius restitua son carnet de bordau chauffeur, tout en lui dispensant forceconseils et admonestations quant àl’itinéraire qu’il convenait d’emprunteret quant à la vitesse de croisière qui lesatisfaisait. Quand ils arrivèrent àl’adresse de Constantinople Street, unsilence hostile régnait depuis déjàquelque temps dans le taxi. Le chauffeurle rompit pour réclamer le prix de lacourse.

Tandis qu’Ignatius s’arrachaitcoléreusement au taxi, il aperçut sa mèrequi venait à sa rencontre dans la rue.Elle portait sa courte veste de tailleurrose et le petit chapeau rouge incliné sur

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un œil qui lui donnait l’air d’unestarlette survivante de l’époque desGolddiggers. Désespéré, Ignatiusconstata qu’elle avait ajouté une autretache de couleur vive en agrafant unefleur un peu fanée au revers de sa veste.Ses mocassins marron à semellecompensée crissaient avec toutel’audacieuse insouciance de souliersachetés pendant une quinzainepromotionnelle, tandis qu’elle avançait,toute rougeur et roseur, au long dutrottoir de brique délabré. Alors mêmequ’il connaissait ses tenues depuis desannées, la vue de sa mère ainsi attiféeavait toujours un effet assez dévastateursur son anneau pylorique.

— Oh, mon chéri, dit Mme Reilly

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essoufflée quand ils se rencontrèrentdevant le pare-chocs arrière de laPlymouth qui barrait toute la largeur dutrottoir, quelque chose de terrible…

— Oh, mon Dieu ! Quoi encore ?Ignatius s’imagina aussitôt qu’il était

arrivé quelque chose dans la famille desa mère, groupe humain apparemmentsoumis à toutes sortes de violences et dedouleurs. Il y avait la vieille tante àlaquelle des voyous avaient volécinquante cents à l’arraché, le cousinqu’avait renversé le tramway deMagazine, l’oncle intoxiqué par un chouà la crème avarié, le parrain qui avaitsaisi à pleine main un fil électriquedénudé arraché par une tempête.

— C’est cette pauvre Annie, la

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voisine. Ce matin elle s’est trouvée maldans l’impasse. Les nerfs, mon chou.Elle dit que tu l’avais réveillée ensursaut ce matin en jouant de ton banjo.

— Il s’agit d’un luth, pas d’un banjo,tonna Ignatius. Me prendrait-elle pourl’un des personnages dégénérés de MarkTwain ?

— Je reviens de la voir. Elle s’estinstallée chez son fils, dans St. MaryStreet.

— Ah oui, ce garçon insupportable.Ignatius gravit les marches du perron

devant sa mère.« Ma foi, remercions le ciel que la

voisine soit partie pour un moment. Jevais peut-être pouvoir jouer du luth sansavoir à supporter ses imprécations

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bruyantes de l’autre côté de l’impasse.— Je me suis arrêtée en chemin chez

Lenny pour lui acheter une jolie paire deperles pleines d’eau de Lourdes.

— Bonté divine ! Lenny ! Jamais dema vie je n’ai vu boutique aussiincroyablement débordante debondieuseries. Je ne serais pas étonnéque cette bijouterie soit le théâtre d’unmiracle d’ici peu. Peut-être sera-cel’assomption de Lenny lui-même !

— Miss Annie les a adorées, cesperles, j’t’assure. Elle s’est mise à direson rosaire aussitôt.

— Cela valait sans aucun doutemieux que de converser avec toi.

— Assieds-toi mon chou et je m’envas te mitonner quelque chose.

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— Dans l’affolement consécutif à ladéconfiture de Miss Annie, tu semblesavoir totalement oublié le fait que tum’avais expédié vers les Pantalons Levyce matin.

— Oh, alors, oui, Ignatius, commentça c’est passé ? demanda Mme Reilly enprésentant une allumette devant unbrûleur qu’elle avait ouvert depuis déjàplusieurs secondes, produisant unevéritable petite explosion. Mon Dieu !j’ai failli me brûler !

— Tu as devant toi un employé desPantalons Levy.

— Ignatius ! s’écria sa mère,entourant sa grosse tête aux cheveuxpommadés d’une farouche embrassadede laine rose qui lui écrasa le nez.

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Elle en avait les larmes aux yeux.« Comme je suis fière de mon fiston !

— Je suis à bout. L’atmosphère de cebureau est d’une tension extrême.

— Je savais bien que tu réussirais.— Merci de la confiance que tu me

témoignes.— Combien qu’ils vont te payer les

Pantalons Levy, chéri ?— Soixante dollars américains par

semaine.— Bah, c’est tout ? T’aurais p’têt’dû

bien chercher encore un peu.— Oh, mais les possibilités de

promotion sont très nombreuses etréelles, le jeune ambitieux est assuré defaire son chemin. Le salaire pourraitchanger bientôt.

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— Tu crois ? Bon, je suis fière de toien tout cas, mon chéri. Ôte donc tonpaletot.

Mme Reilly ouvrit une boîte deragoût Libby’s qu’elle versa dans unecasserole.

« Y a des jolies filles qui travaillentlà ?

Ignatius songea à Miss Trixie etrépondit :

— Oui, une.— Célibataire ?— Selon toute apparence.Mme Reilly adressa un clin d’œil à

Ignatius et accrocha son manteau en hautdu placard.

— Bon, regarde, chéri. Je t’ai mis ceragoût à chauffer. Ouvre-toi une boîte de

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pois. Y a du pain dans le friseur. J’aiaussi acheté un gâteau chez l’Allemand,mais là, je me rappelle pas où je l’aimis. Tu regarderas dans la cuisine. Moi,faut que je me sauve.

— Mais où t’en vas-tu donc ?— M. Mancuso et sa tata, y vont

passer me prendre d’une minute àl’autre. On va au bouligne en face chezFazzio.

— Quoi ? glapit Ignatius. C’est vrai ?— Je rentrerai tôt. J’ai dit à

M. Mancuso que je pouvais pas sortirtard le soir. Et sa tata est grand-mère,alors j’imagine qu’a doit avoir besoinde sommeil elle aussi.

— Ah, c’est une belle réception queje reçois au soir de ma première journée

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de travail, ironisa Ignatius, fou furieux.Tu ne peux pas jouer aux boules. Tu asde l’arthrite ou je ne sais trop quoi.C’est ridicule. Et où vas-tu manger ?

— Je pourrai manger un chili aubouligne.

Mme Reilly était déjà repartie pourse changer dans sa chambre.

« Ah, au fait, chéri, il est arrivé unelettre pour toi. De New York. J’l’aimise derrière la boîte de café. Je croisbien qu’elle vient de ta Myrna, là,pasque l’enveloppe est toute salopée.Comment ça se fait que la Myrna envoyetoujours du courrier qu’à cette allure-là ? Tu m’avais pas dit que son papaétait riche ?

— Tu ne peux pas aller au bouligne,

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beuglait Ignatius. C’est la chose la plusinepte que tu aies jamais faite !

La porte de Mme Reilly claqua.Ignatius prit l’enveloppe et l’ouvrit en laréduisant en mille morceaux de papier.Il en tira le programme ronéoté et vieuxd’un an d’un festival de films dans uncinéma d’art et d’essai. Au verso duprogramme froissé, une lettre étaiteffectivement tracée de l’écritureirrégulière et anguleuse de MyrnaMinkoff. Cette dernière avait tellementl’habitude d’écrire à des rédacteurs enchef plutôt qu’à des amis que sesformules de politesse s’en ressentaienttoujours :

Messieurs,

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Quelle lettre étrange et effrayante tum’envoies, Ignatius ! Comment pourrais-jeentrer en contact avec l’association pourla défense des libertés individuelles sur labase des maigres données que tu mefournis ? Je n’arrive pas à imaginerpourquoi un policier pourrait s’aviser det’arrêter. Tu ne sors jamais de ta chambre.J’aurais peut-être cru à « l’arrestation » situ n’avais pas parlé aussi de « l’accidentd’auto ». Si tu as eu les deux poignetsbrisés, comment as-tu pu m’écrire cettelettre ?

Soyons francs l’un avec l’autre, Ignatius.Je n’ai pas cru un seul mot de ce que tum’as écrit. Mais j’ai peur – peur pour toi.Ton fantasme d’arrestation présente toutesles caractéristiques du délire paranoïaqueclassique. Et tu n’es évidemment pas sanssavoir que Freud a établi le lien entre la

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paranoïa et les tendances homosexuelles.

— Immondices ! vociféra Ignatius.

Nous n’entrerons pas plus avant dans cettevoie d’exploration de ton fantasme car jete sais l’ennemi acharné de toutesexualité, sous quelque forme que ce soit.Il n’empêche que ton problème affectif estévident. Depuis que tu as raté l’entrevuequi devait te permettre d’obtenir un posted’enseignant à Baton Rouge (tout en disantque c’était la faute de l’autocar – transfertclassique de culpabilité) tu souffresprobablement d’un sentiment d’échec. Cet« accident d’auto » est destiné à constituerune nouvelle béquille, une nouvelle excusepour ton existence impuissante, dépourvuede toute signification. Ignatius il fautabsolument que tu trouves à t’identifieravec quelque chose. Comme je te l’ai

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répété je ne sais combien de fois, tu doist’engager dans les problèmes cruciaux deton temps.

— Ouâââhhhmm ! bâilla Ignatius.

Subconsciemment, tu te sens tenud’excuser ton échec, ton incapacité àparticiper, en tant qu’intellectuel, soldatdes idées, à des mouvements de critiquesociale. Je crois aussi qu’une rencontre etune relation sexuelles satisfaisantes tepurifieraient le corps et l’esprit. Lasexualité est une thérapeutique dont jecrois que tu as désespérément besoin. Dece que je sais de ton cas et de biend’autres cas cliniques similaires au tien,j’ai bien peur que tu ne sois condamné àdevenir une espèce d’invalidepsychosomatique, comme ElizabethBrowning.

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— On ne saurait être plusindignement insultant, balbutia Ignatius.

Je ne me sens pas très proche de toi. Tu asfermé ton esprit à l’amour et à la société. Pourl’heure, je consacre le plus clair de mon tempsà aider quelques amis qui cherchent àrassembler les fonds nécessaires au tournaged’un merveilleux film qu’ils ont écrit à proposd’un mariage interracial. Ce sera de toutemanière un film à petit budget, mais le scriptest déjà bourré de vérités dérangeantes etcontient des ironies géniales et des demi-teintes fascinantes. C’est l’œuvre de Shmuel,un garçon que je connais depuis le lycée.Shmuel jouera aussi le rôle du mari dans lefilm. Nous avons trouvé une fille dans les ruesde Harlem pour jouer l’épouse. C’est unepersonne si vraie, si authentique, si débordantede vie, que j’en ai fait ma meilleure amie. Jediscute ses problèmes raciaux avec elle

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absolument sans cesse, et je la fais parler,même quand elle préférerait laisser les chosesdans l’ombre – je vois bien la ferveur aveclaquelle elle se lance dans ce dialogue avecmoi et à quel point elle m’en estreconnaissante.

Le script contient aussi un sale réactionnaire,un affreux bonhomme de propriétaire irlandaisqui refuse évidemment de louer un appartementau couple, qui, a ce moment du film, est déjàmarié, au cours d’une cérémonie vaçhementdiscrète qui a eu lieu au sein d’un groupe deCulture Éthique. Le proprio habite une espècede petite chambre-matrice dont les murs sontcouverts de portraits du pape et de trucs dansce goût-là. Autrement dit, le public saura toutde lui dès qu’il aura aperçu les murs de sachambre. Nous n’avons encore personne pource rôle. Tu serais évidemment extraordinaire.Vois-tu, Ignatius, si tu pouvais te décider à

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couper le cordon ombilical qui te rattache àcette ville stagnante, a ta mère et à ton lit, tupourrais venir ici profiter de multiplesoccasions dans le genre de celle-ci. Le rôlet’intéresse-t-il ? Nous ne pouvons pas offrir degros cachet mais tu pourras vivre chez moi.

Pour la bande sonore, je jouerai peut-être unpeu de musique d’atmosphère et quelquesmorceaux contestataires sur ma guitare.J’espère que nous pourrons bientôt fixer cemagnifique projet sur la pellicule, parce queLeola, l’incroyable fille de Harlem, commenceà nous tarabuster pour son salaire. J’ai déjàréussi à soutirer dans les 1 000 dollars à monpère, qui ne croit guère (comme d’habitude) àmon entreprise.

Ignatius, voilà trop longtemps que je suisgentille avec toi dans notre correspondance.Désormais, inutile de m’écrire tant que tu

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n’auras pas pris parti. J’ai horreur des lâches.

Une fidèle lectrice,M. Minkoff

P.-S. Écris aussi au cas où tu voudrais jouer leproprio.

— Je lui montrerai, moi, à cetteimpudente ! marmonna Ignatius en jetantle programme dans la flamme, sous lacasserole du ragoût.

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QUATRE

Les Pantalons Levy occupaient deuxbâtiments fondus en une unité sinistre.Devant, un immeuble commercial debrique construit au XIXe siècle dont letoit mansardé s’ornait d’une série dechiens assis aux fenêtres dépourvues devitres pour la plupart. Les bureauxoccupaient le deuxième étage de cebâtiment, des magasins occupaient lepremier et l’entrepôt des rebuts le rez-de-chaussée. Rattaché à ce premierbâtiment que M. Gonzales aimaitappeler « le centre cérébral », l’atelierproprement dit, espèce de hangar àavions mâtiné de grange. Les deux

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hautes cheminées qui se dressaient au-dessus du toit de tôle de l’usineformaient un angle aigu en oreilles delapin comme on en voit à certainesantennes de télévision. Mais cesantennes-là, loin de capter d’amusantssignaux électroniques du mondeextérieur, lâchaient de temps à autre unebouffée de fumée de couleurindéfinissable et malsaine. Au milieudes toits gris et réguliers des docks, bienalignés au long du fleuve et du canal,l’usine Pantalons Levy s’était nichéecomme une survivance silencieuse, unmuet appel aux entreprises de rénovationurbaine.

À l’intérieur du « centre cérébral »l’activité qui régnait était assez

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anormale. Ignatius était en effet occupé àpunaiser à un pilier voisin de sesdossiers un grand écriteau de carton quiproclamait en grandes lettres gothiquesd’un bleu agressif :

DÉPARTEMENT DES RECHERCHES ET DES

RÉFÉRENCESI.J. REILLY, CONSERVATEUR

Il avait abandonné ses classements

du matin afin de confectionnerl’écriteau, vautré sur le plancher avecdes feuilles de carton, de la peinturebleue, peignant méticuleusement pendantplus d’une heure. Miss Trixie avaitmarché sur l’écriteau pendant l’un despetits tours parfaitement inutiles qu’ellefaisait de temps à autre dans le bureau,

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mais les dégâts s’étaient limités à uneempreinte de pantoufle au coin ducarton. La jugeant désagréable à l’œil,Ignatius l’avait masquée en peignant par-dessus une version stylisée et fortspectaculaire d’une fleur de lys.

— C’est pas beau, ça ? avaitdemandé M. Gonzales quand Ignatius eutterminé l’affichage. Voilà qui confère aubureau un certain cachet.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?demanda Miss Trixie en venant seplanter juste sous l’écriteau qu’elleétudia avec une certaine frénésie.

— Bah, une simple signalisation, unguide, en somme, dit fièrement Ignatius.

— Je n’y comprends rien, dit MissTrixie. Qu’est-ce qui se passe, ici ?

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Puis, se tournant vers Ignatius, elleajouta :

« Gomez, qui est cette personne ?— Miss Trixie, voyons, vous

connaissez M. Reilly. Il travaille avecnous depuis une semaine déjà.

— Reilly ? Je croyais que c’étaitGloria.

— Retournez travailler sur voschiffres, lui enjoignit Gonzales. Nousdevons envoyer cet état à la banqueavant midi.

— Oh, oui, c’est vrai. Nous devonsenvoyer cet état, accorda Miss Trixieavant de gagner les toilettes en traînantles pieds.

— Monsieur Reilly, je m’en voudraisde faire aucunement pression sur vous,

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dit prudemment Gonzales, mais jeremarque que le matériel s’entasse survotre bureau dans l’attente duclassement.

— Oh, cela, oui, c’est ma foi vrai.Quand j’ai ouvert le premier tiroir, cematin, j’ai été salué par un assez gros ratqui était apparemment occupé à dévorerle dossier Magasins Abelman. Il m’asemblé politique d’attendre qu’il fûtrepu. J’aurais horreur de contracter lapeste bubonique et d’être contraint deme retourner contre les Pantalons Levy.

— Vous avez parfaitement raison, ditanxieusement M. Gonzales, tremblant detoute sa pimpante personne à l’idée d’unéventuel accident du travail.

— De plus, mon anneau pylorique

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fait des siennes et m’a jusqu’iciempêché de me courber pour atteindreles tiroirs du bas.

— J’ai exactement ce qu’il vous faut,dit M. Gonzales avant d’aller chercherdans le petit débarras attenant au bureauce qu’Ignatius imaginait être unquelconque médicament.

Mais il revint portant l’un des pluspetits tabourets métalliques qu’Ignatiuseût jamais vus.

« Tenez, voici. La personne quitravaillait autrefois au classement sedéplaçait sur les petites roulettes dont cetabouret est muni. Essayez-le.

— Je ne crois pas que mon physiqueassez particulier soit très adapté à cegenre d’appareil, fît remarquer Ignatius,

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un œil d’oiseau de proie fixé sur letabouret rouillé.

Il avait toujours possédé un assezpiètre sens de l’équilibre et depuis sapetite enfance d’obèse avait souffertd’une tendance à tomber, à trébucher et àfaire des faux pas. Jusqu’à l’âge de cinqans, quand il avait enfin appris amarcher à peu près normalement, iln’avait été qu’une boule d’hématomes etde comédons.

« Toutefois, par respect pour lesPantalons Levy, je veux bien essayer.

Ignatius s’accroupit de plus en plusbas jusqu’à toucher de ses gigantesquesfesses le sommet du tabouret, ses genouxremontant presque à la hauteur de sesépaules. Quand il fut enfin installé sur

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son minuscule perchoir, il avait l’air dequelque aubergine installée en équilibresur une punaise.

— Cela n’ira jamais. Je me sens toutà fait mal à l’aise.

— Essayez, dit gaiementM. Gonzales.

Se poussant avec les pieds, Ignatiuscommença à avancer devant les rangéesde classeurs métalliques. Puis une desroulettes se coinça dans une fente duplancher. Le tabouret s’inclina puis secoucha tout à fait, précipitant lourdementIgnatius sur le sol.

— Oh, mon Dieu ! beugla-t-il, jecrois que je me suis brisé les reins.

— Attendez, hurla Gonzales de savoix de ténor terrifié, je vais vous aider

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à vous relever.— Non ! Jamais il ne faut manipuler

une personne dont les reins sont brisés, àmoins que l’on ne dispose d’une civière.Je refuse d’être paralysé le restant demes jours du fait de votre incompétence.

— Je vous en prie, essayez de vousremettre debout, monsieur Reilly.

M. Gonzales contemplait la montagneabattue à ses pieds. Le cœur luimanquait.

« Je vais vous aider. Je ne crois pasque vous soyez très gravement blessé.

— Fichez-moi la paix, glapitIgnatius. Imbécile que vous êtes. Jerefuse de finir mes jours dans une chaiseroulante.

M. Gonzales sentit ses pieds devenir

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glacés et comme lointains.Le bruit sourd de la chute d’Ignatius

avait fait sortir Miss Trixie destoilettes ; contournant les classeurs, elletrébucha sur la montagne de chaircouchée.

— Oh, mon Dieu, dit-elle faiblement.Gloria est-elle mourante, Gomez ?

— Non, trancha sèchementM. Gonzales.

— Ouf, vous me rassurez, dit MissTrixie, marchant sur une des mainsd’Ignatius.

— Juste ciel ! tonna ce dernier ens’asseyant d’un bond. Les os de ma mainsont écrasés. J’en ai sans doute perdul’usage à tout jamais.

— Miss Trixie est très légère, dit le

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directeur du bureau à Ignatius. Je nepense pas qu’elle puisse vous avoir faittrès mal.

— Vous a-t-elle déjà marché dessus,pauvre idiot ? Non, alors qu’en savez-vous ?

Assis aux pieds de ses collègues,Ignatius examinait sa main.

— Je crains qu’il me sera impossiblede me servir de ma main aujourd’hui. Jeferais mieux de rentrer immédiatement àla maison et de lui faire prendre un bain.

— Mais le classement doit être fait.Regardez comme vous êtes en retard.

— Vous venez me parler declassement à un moment comme celui-ci ? Je m’apprête quant à moi à prendrecontact avec mes avocats afin de vous

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assigner en dommages et intérêts pourm’avoir fait asseoir sur cet obscènetabouret.

— Nous allons vous aider à vouslever, Gloria.

Et Miss Trixie prit apparemment uneposition de haleuse. C’est-à-dire qu’elleécarta largement les pieds, orteilstournés vers l’extérieur, et qu’elles’accroupit à demi comme une danseusede Bali.

— Relevez-vous, voyons ! lançaM. Gonzales. Vous allez tomber.

— Non, répondit-elle, les lèvresserrées. Je vais aider Gloria. Mettez-vous de l’autre côté, Gomez. Nousallons prendre Gloria par les coudes.

Ignatius regarda passivement

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M. Gonzales s’accroupir à moitié.— Vous ne distribuez pas votre

poids comme il faudrait, leur dit-il, trèspédagogue. S’il s’agit de chercher à mesoulever, la posture que vous adoptezvous donne très peu de levier. Je crainsque nous ne soyons blessés tous lestrois. Je vous suggère d’essayer plutôt laposition debout. Vous pourrez plusfacilement vous courber pour me hisser.

— Ne vous inquiétez pas, Gloria, ditMiss Trixie en se balançant d’avant enarrière sur les hanches.

Puis elle s’abattit de l’avant,directement sur Ignatius, le rejetant denouveau sur le dos, et le rebord de savisière de celluloïd vint lui heurter lagorge.

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— Brouf ! gargouilla de ses plusintimes profondeurs la gorge d’Ignatius.Brâââh !

— Gloria ! se récria Miss Trixie.Examinant le gros visage qui se

trouvait directement sous le sien, elle dità M. Gonzales :

— Gomez, appelez un médecin.— Miss Trixie, écartez-vous,

voyons ! Laissez M. Reilly ! siffla ledirecteur du bureau accroupi à côté deses deux subordonnés.

— Qu’est-ce que vous fabriquez touspar terre ? demanda une voix d’hommeprès de la porte.

Le visage en lame de couteau deM. Gonzales se figea en un masqued’horreur et il glapit :

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— Bonjour, monsieur Levy ! Noussommes très heureux de vous voir.

— Je suis passé voir si j’avais ducourrier personnel. Je repars tout desuite pour la côte. Qu’est-ce que c’estque ce gros écriteau, là ? On vas’éborgner sur ce machin, un de cesjours.

— Est-ce M. Levy ? lança Ignatius,toujours vautré. Il ne pouvait pasapercevoir le nouveau venu que luicachaient les classeurs métalliques.Brâââh ! Je souhaitais beaucoup faire saconnaissance.

Écartant Miss Trixie qui s’affala surle sol, Ignatius se démena pour seremettre debout et aperçut un hommed’une cinquantaine d’années, vêtu très

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sport, une main sur la poignée de laporte d’entrée, de manière à pouvoirrepartir aussi vite qu’il était entré.

— Bonjour mon vieux, lançaM. Levy sans formalisme excessif. Unnouveau, Gonzales ?

— Heu, oui, monsieur. MonsieurLevy, j’aimerais vous présenterM. Reilly. Un homme très efficace. Uneperle. À vrai dire, il nous permet defaire l’économie de plusieurs autresemployés.

— Brâââh !— Ah, mais oui, le nom sur

l’écriteau.M. Levy regarda bizarrement

Ignatius.— Je prends à votre firme un intérêt

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dont je ne suis pas coutumier, ditIgnatius à M. Levy. L’écriteau que vousavez remarqué en entrant n’est que lapremière d’une longue séried’innovations que j’ai en vue. Brâââh. Jevous ferai changer d’avis à propos decette maison, monsieur. Rappelez-vousce que je vous dis là.

— Sans blague ?M. Levy examina Ignatius avec une

certaine curiosité.« Et alors, ce courrier, Gonzales ?— Il n’y a pas grand-chose. Vous

avez reçu vos nouvelles cartes de crédit.Transglobal Airlines vous a faitparvenir un brevet de pilote honoraire,parce que vous avez volé plus de centheures sur leurs lignes.

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Ouvrant son bureau, Gonzales remitson courrier à M. Levy.

« Et puis il y a un prospectus d’unhôtel de Miami.

— Il serait temps que vouscommenciez à vous occuper de mesréservations pour mon entraînement deprintemps. Je vous ai donné monitinéraire, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur. À propos, j’auraisquelques lettres à vous faire signer. Il afallu que j’écrive aux magasinsAbelman. Nous avons toujours desennuis avec ces gens-là.

— Je sais. Que nous ont fait cesescrocs cette fois-ci ?

— Ils prétendent que les pantalons dudernier lot que nous leur avons expédié

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avaient des jambes de soixantecentimètres seulement. J’essaie de voirclair dans cette affaire.

— Mouais ? Bah, il s’est déjàproduit ici des choses encore plusbizarres, s’empressa de dire M. Levy.

Le bureau le déprimait déjà. Il luifallait partir.

« Feriez bien de vérifier avec lecontremaître, à l’atelier. Comments’appelle-t-il, déjà ? Bon, dites,pourquoi vous ne signeriez pas ceslettres comme vous le faites d’habitude.Il faut que je m’en aille.

M. Levy poussa la porte.— Ne faites pas trop travailler ces

jeunes gens, Gonzales. Salut, MissTrixie. Ma femme vous fait ses amitiés.

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Miss Trixie était assise sur leplancher et remettait une de sespantoufles.

— Miss Trixie, hurla Gonzales,M. Levy vous parle !

— Qui ça ? siffla Miss Trixie. Jecroyais que vous aviez dit qu’il étaitmort.

— J’espère que vous constaterezquelques changements de grande portéelors de votre prochaine visite inopinée,déclara Ignatius. Nous allons revitaliser,si vous me passez l’expression, votreentreprise.

— D’accord. Pas d’affolement, ditM. Levy avant de disparaître en claquantla porte derrière lui.

— C’est un homme merveilleux, dit

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M. Gonzales avec ferveur tandisqu’Ignatius et lui-même regardaient parune fenêtre M. Levy prendre place dansune voiture de sport.

Le moteur rugit et M. Levy s’éloignaen quelques secondes, abandonnantderrière lui un petit nuage de gazd’échappement bleutés.

— Je pourrais peut-être reprendremes classements, dit Ignatius en seretrouvant devant une rue vide au-delàdu carreau. Pourriez-vous, je vous prie,signer cette correspondance que j’enpuisse archiver les copies carbone. Ildevrait désormais être possibled’approcher en toute sécurité ce que cerongeur aura laissé subsister du dossierAbelman.

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Ignatius observa M. Gonzales quitraçait à grand soin la signature de GusLevy au bas de quelques lettres.

— Monsieur Reilly, dit le directeurdu bureau en refermant soigneusement lecapuchon de son stylographe à deuxdollars, je vais à l’atelier pour parler aucontremaître. Veillez au grain, je vousprie.

Par le grain, Ignatius imagina queM. Gonzales entendait Miss Trixie, quironflait bruyamment sur le plancherdevant les classeurs métalliques.

— Seguro, dit Ignatius avec unsourire. Un peu d’espagnol en l’honneurde votre noble héritage.

Le directeur n’avait pas franchi laporte qu’Ignatius introduisit une feuille

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de papier à en-tête des Pantalons Levydans la haute machine à écrire noire deM. Gonzales. Si les Pantalons Levydevaient connaître le succès, il fallaitd’abord châtier durement les détracteursde la firme. Les Pantalons Levy devaientse montrer plus militants et plusautoritaires pour survivre dans la junglecommerciale moderne. Ignatius se mit àtaper la première mesure de ceprogramme :

Magasins AbelmanKansas City, MissouriUSA

Monsieur I. Abelman, P-D-G et quasi-mongolien,

Nous avons reçu par la poste vos absurdes

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commentaires concernant nos pantalons,commentaires qui révélaient surtout votrecomplet manque de contact avec la réalité.Eussiez-vous été tant fût peu plus conscient,vous eussiez aussitôt compris que l’expéditiondes pantalons en question s’était faite en touteconnaissance de cause quant à l’anomalie de lalongueur des jambes.

Mais alors, pourquoi, pourquoi ? direz-vousdans votre babil irresponsable, incapable quevous êtes d’assimiler les concepts les plusstimulants du commerce moderne à votrevision du monde retardataire et dégénérée.

Les pantalons vous ont été adressés 1) commemoyen de tester votre esprit d’initiative (unefirme dynamique et intelligente devrait êtrecapable de faire en quelques jours despantalons trois-quarts le fin mot de la modemasculine d’été. Vos services de

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merchandising et de publicité sontmanifestement en faute) et 2) comme moyende mettre à l’épreuve vos capacités de répondreaux exigences de qualité de nos distributeursagréés. (Nos vrais distributeurs, ceux surlesquels nous comptons, sont évidemmentcapables d’écouler en quelques jours despantalons portant le label Levy, quelle que soitla qualité de leur conception et de leurréalisation. Selon toute apparence, vous n’êtespas dignes de notre confiance.)

Nous ne souhaitons pas à l’avenir êtreimportunés par ce genre de réclamationsfastidieuses. Vous voudrez bien limiter votrecorrespondance à l’expédition de voscommandes. Nous sommes une firmedynamique et fort active, les tracasseriesimpertinentes dont vous semblez vous faire unespécialité ne peuvent qu’entraver la réalisationde notre mission. Si vous nous importunez de

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nouveau, vous sentirez, Monsieur, la brûlure denotre fouet en travers de vos pitoyablesépaules.

Agréez, Monsieur, nos coléreuses salutations,

Gus Levy, président.

Songeant joyeusement que le mondene comprenait que le langage de laforce, Ignatius copia la signature deLevy sur la lettre avec le stylo dudirecteur, déchira la lettre queM. Gonzales avait rédigée pourAbelman, et glissa celle qu’il venait lui-même d’écrire dans la corbeille ducourrier départ. Puis, contournant sur lapointe des pieds la petite silhouetteprostrée de Miss Trixie, il gagna sonservice des archives et, ramassant la

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pile de documents à classer, les jetadans la corbeille à papier.

II

— Dites, Miss Lee, le gros enfoiréavec sa casquette verte, y vient encoreici, des fois ?

— Non, Dieu merci. C’est desguignols comme ça qui vous ruinent uninvestissement.

— Et vot’ petit copain des orphelins,là, y revient quand ? Oua-ho ! J’aimeraisvraiment savoir c’qui trifouillent lesorphelins ! J’parie que ce s’rait bien les

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premiers orphelins à intéresser lesflicards !

— Je vous ai dit que j’envoyaisdeux, trois petites choses aux orphelins.Un petit peu de charité n’a jamais fait demal à personne. On se sent mieux après.

— Ouais, c’est la charité bienordonnée des Folles Nuits ! Pasque lesorphelins y vous refilent pas mal depognon pour tout ce qu’y reçoivent.

— Arrêtez donc de vous en fairepour ces orphelins et occupez-vousplutôt de mon plancher. J’ai assez deproblèmes comme ça. Darlene veutdanser. Vous, vous voulez uneaugmentation. Et c’est pas tout, il y aencore pire.

Lana songeait aux flics en civil qui

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avaient brusquement commencé à semontrer au bar en fin de soirée.

« Et les affaires n’ont jamais étéaussi mauvaises.

— Ouais, ça, je peux le dire aussi. Jemeurs de faim, moi, dans cette maisonde fous.

— Dites donc, Jones, vous êtes alléau commissariat, récemment ? demandaprudemment Lana, se demandant s’il yavait la moindre chance que ce fût Jonesqui attirait les flics dans sonétablissement.

Ce Jones se révélait unemmerdement, malgré son très bassalaire.

— Non chuis pas allé voir mes potesflicards récemment. J’attends d’avoir un

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vrai indice, un tuyau de première bourre.Jones émit une formation nuageuse.« J’attends de nouveaux éléments

dans l’mystère des orphelins. Oua-ho !Lana tordit ses lèvres corallines et

chercha à imaginer qui pouvait bienavoir prévenu la police.

III

Mme Reilly avait du mal à croire quecela lui était vraiment arrivé, à elle. Pasde télévision. Pas de récriminations. Lasalle de bains était libre. Même lescafards semblaient avoir plié bagage.

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Assise devant la table de la cuisine, ellesirotait un petit verre de moscatel etsouffla sur l’unique bébé cafard quis’apprêtait à traverser la table. Le corpsminuscule s’envola et disparut etMme Reilly dit « au revoir, chéri ! »Elle se versa un nouveau doigt de vin.Et, pour la première fois, elle se renditcompte que l’odeur de la maison avaitchangé elle aussi. L’oaeur de renferméétait toujours aussi forte, mais lacurieuse odeur corporelle de son fils,qui la faisait toujours songer à l’arômedes vieux sachets de thé usagés, semblaits’être dissipée. Saisissant son verre,elle se demanda si les Pantalons Levys’étaient mis à sentir le vieil orangepekoe.

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Soudain, Mme Reilly se remémoral’épouvantable soirée où elle s’étaitrendue au Prytania, en compagnie deM. Reilly, voir Clark Gable et JeanHarlow dans Red Dust. Dans la chaleuret la confusion qui avaient suivi leurretour à la maison, ce pauvre gentilReilly avait essayé une de sesmanœuvres d’approche indirecte etIgnatius avait été conçu. Pauvre Reilly.Elle n’avait plus jamais mis les piedsdans une salle de cinéma jusqu’à samort.

Mme Reilly poussa un soupir etregarda sur le sol si elle apercevait lebébé cafard encore en bonne santé. Ellese sentait de trop plaisante humeur pourfaire le moindre mal à quoi que ce fût.

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Elle examinait encore le linoléum quandle téléphone sonna dans l’étroitvestibule. Mme Reilly reboucha sabouteille et la replaça dans le fouréteint.

— Allô, dit-elle au téléphone.— Salut, eh c’est bien Irene ?

demanda une voix de femme un peurauque. Qu’est-ce que tu fabriques,petite. C’est Santa Battaglia.

— Comment vas-tu, chou ?— Vannée. J’viens d’finir d’ouvrir

quat’douzaines d’huîtres dans lacourette, répondit Santa de sa voix debasse. C’est du boulot, crois-moi !

— Je m’aviserais pas d’essayer untruc pareil, admit très honnêtementMme Reilly.

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— Bah, moi ça va. Quand j’étaisgamine j’ouvrais les huîtres pour lamamma. Elle tenait un petit étal de fruitsde mer devant le marchéLautenschlaeger. Pauv’ mamma. À peinedébarquée, dis donc. Qu’elle parlait pasun mot d’anglais ou presque. Et moi, toutbout d’chou à ouvrir les huîtres. Chumême pas jamais allée à j’école. C’étaitpas pour moi, ça. J’étais là à ouvrir leshuîtres et puis c’était marre. Et puisquand c’était vraiment marre, la mammas’mettait à m’taper d’ssus pour un ouipour un non. Oh, ça bougeait autour denot’stand, nous !

— Ta mamma était facile à mettre enrogne, c’est ça ?

— La pauvre. Debout là, par tous les

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temps, avec son foulard noué sur la tête,à même pas comprendre ce que disaientles personnes la moitié du temps. C’étaitpas la vie en rose à l’époque, Irene. Moij’te l’dis. On rigolait pas tous les jours.

— Ça, tu peux l’dire, approuvaMme Reilly. On rigolait pas non plustous les jours dans Dauphine Street. Monpère était très pauvre. Y travaillait dansun atelier de réparation de carrioles.Mais y a eu l’automobile et y s’est faitprendre la main dans une courroied’ventilateur. Des semaines et dessemaines on a vécu de haricots rouges etde riz. Les haricots rouges me donnentdes gaz.

— Et moi, tiens. Écoute, Santa,pourquoi que tu m’appelles, ma

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colombe ?— C’est vrai, j’allais presque

oublier. Tu t’rappelles quand c’estqu’on est allé au bouligne, l’aut’soir ?

— Mardi ?— Non, c’était mercredi, chcrois

bien. Bref, c’était l’soir où Angelo s’estfait arrêter et qu’il a pas pu v’nir.

— Non mais, je te demande un peu,quelle horreur ! La police qui se met àarrêter les flics, maintenant !

— Mouais ! Pauvre Angelo. Il esttellement chou. Ça, on peut dire qu’il ades ennuis dans ce fichu commissariat.

Santa fit entendre une toux rauquedans le combiné. « Bref, c’était le soiroù t’es v’nue m’chercher avec tabagnole, là, et pis qu’on est allé au

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bouligne toutes seules. Bon, eh ben cematin, j’étais au marché au poisson, pouracheter ces fameuses huîtres, et voilà-t-y-pas qu’un vieux m’aborde et m’faitcomme ça “z’étiez pas au boulignel’autre soir ?” Alors j’y fais “Ça s’raitpas étonnant vu qu’j’y vais souvent.” Ety m’fait “Bah, j’y étais avec ma fille etson mari et je vous ai vue avec une damequ’avait les ch’veux plutôt rouquinscomme ça.” Et j’y fais : “C’est macopine Reilly, ça. Les cheveux au henné,vous voulez dire ? Oui, j’y apprends lejeu.” Et pis c’est tout, Irene. Figure-toiqu’y m’a soulevé son chapeau, commeça, et il est parti.

— Je me demande bien qui çapouvait être, répondit Mme Reilly avec

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beaucoup d’intérêt. C’est bizarre en toutcas. À quoi qui ressemble ?

— Pas mal, un peu vieux. Je l’avaisdéjà vu dans le quartier, y menait desgosses à la messe. Ses petits-enfants,chcrois bien.

— Quelle histoire ! Qui pourrait biend’mander après moi ?

— Chais pas, mon chou, mais faisbien gaffe. T’as l’ticket, moi j’te l’dis !

— Bouh, voyons, Santa ! Chuis tropvieille, ma fille !

— Non, mais écoutez-la ! T’esencore très bien, Irene, j’ai vu des tasd’hommes te faire les yeux doux, aubouligne, je sais c’que j’dis.

— Allez, arrête !— Sans char, petite. Je cause

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sérieusement. T’es restée trop longtempsenfermée à la maison avec ton fiston.

— Ignatius dit que ça marche très fortpour lui aux Pantalons Levy, réponditMme Reilly, aussitôt sur la défensive. Jene veux pas me retrouver embarquéedans une histoire avec un vieux chton.

— Mais il n’est pas si vieux que ça,rétorqua Santa, vaguement blessée.Écoute, Irene, Angelo et moi on passerate prendre vers sept heures, ce soir.

— Je ne sais pas trop, ma chérie.Ignatius a pas arrêté de me dire que jeferais mieux d’rester un peu plus souventà la maison.

— Et pourquoi que tu resterais à lamaison, ma belle ? Angelo me dit quec’est un grand garçon.

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— Ignatius, lui, y dit qu’il a peurquand je le laisse tout seul à la maison.Y dit qu’il a peur des cambrioleurs.

— T’as qu’à l’amener avec toi etAngelo y apprendra aussi à jouer.

— Pfff, tu parles ! Ignatius c’est pasvraiment le grand sportif ! s’empressade répondre Mme Reilly.

— Ben toi, tu viens en tout cas,d’accord ?

— D’accord, finit par concéderMme Reilly. Je crois que l’exercice estbon pour mon coude. J’dirai à Ignatiusqu’il a qu’à s’enfermer à clé dans sachambre.

— Bien sûr, approuva Santa.Personne y fera du mal, au fiston.

— On a vraiment rien à voler, de

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toute façon. Je me demande toujours oùIgnatius va chercher des idées pareilles.

— Moi pis Angelo on s’ra là à septheures.

— Très bien. Et puis, écoute un peu,ma colombe, tâche un peu de savoir aumarché au poisson qui ça peut bien êtrece vieux.

IV

La résidence des Levy se dressait aumilieu des pins sur une petite levéedominant les eaux grises de Bay SaintLouis. L’extérieur en était un exemple de

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rusticité élégante. À l’intérieur, ons’était ingénié au contraire à chasserjusqu’à l’ombre la plus légère derusticité ; c’était une matrice où régnaiten permanence une température de22° C, reliée toute l’année à une centralede conditionnement de l’air par unombilic de vantaux et de conduits quiemplissaient silencieusement les piècesdes brises filtrées et reconstituées duGolfe du Mexique et exhalaient l’oxydede carbone des Levy, la fumée de leurscigarettes et leur ennui. La machineriede cet organe vital vibrait au plusprofond des entrailles acoustiquementisolées de la résidence, comme uninstructeur de la Croix-Rouge donnant lacadence à une classe de secouristes

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apprenant la respiration artificielle,« In-halation de l’oxygène, ex-pirationde l’air vicié, in-halation del’oxygène. »

La résidence était aussidouillettement confortable pour tous lessens qu’est supposée l’être la matricehumaine. Chaque siège s’enfonçait deplusieurs centimètres au plus légertoucher, la mousse et le duvet cédantavec une servilité absolue à la moindrepression. Les touffes acryliques desmoquettes de nylon venaient chatouillerles chevilles de quiconque avait la bontéde les piétiner. À côté du bar, un petittableau de commande qui ressemblait àcelui d’un poste de radio permettait detamiser ou au contraire de rendre

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éclatant l’éclairage de la maison toutentière, selon l’humeur de ses occupants.Éparpillées à travers toute la demeure, àpeu de distance les unes des autres, deschaises de repos, une table de massageet une planche d’exercice motorisée etarticulée, dont les multiples sectionsimprimaient au corps une série demouvements à la fois paisibles etsuggestifs. Levy’s Lodge – c’était ce queproclamait l’écriteau, à l’entrée duchemin privé, au carrefour de la route dela corniche – était un palais des mille etune nuits pour les cinq sens ; àl’intérieur de ses parois parfaitementisolées tout était calculé pour le plaisiret la satisfaction des sens.

M. et Mme Levy, qui n’escomptaient

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l’un de l’autre ni plaisir ni satisfaction,étaient assis devant leur récepteur detélévision, contemplant les couleurs quise fondaient les unes dans les autres surl’écran.

— Perry Como a la figure touteverte, dit Mme Levy avec une extrêmehostilité. On dirait un cadavre. Tu feraismieux de rapporter ce poste au magasin.

— Je viens tout juste de l’apporterde La Nouvelle-Orléans, réponditM. Levy, soufflant sur les poils noirs desa poitrine qu’il apercevait par le V del’échancrure de son peignoir d’éponge.

Il venait de prendre un bain devapeur et désirait se sécher entièrement.Même avec l’air conditionné et lechauffage central, on ne savait jamais.

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— Eh bien, remporte-le ! Je necompte absolument pas me crever lesyeux à regarder une télévisiondéfectueuse.

— Oh, ferme-la, il a l’air tout à faitnormal.

— Pas du tout ! Regarde ses lèvres,elles sont toutes vertes.

— Mais non, c’est un maquillagetélé.

— C’est ça, tu voudrais me fairecroire que les maquilleurs de PerryComo lui mettent du vert à lèvres !

— Mais non, je n’en sais rien.— Ça, tu peux le dire, approuva

Mme Levy en tournant vers son époux leregard méprisant de ses yeux auxpaupières bleu marine.

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Elle aperçut un bout de tissu éponge,une savate de douche en caoutchoucmousse et une jambe poilue.

— Lâche-moi la jambe, dit-il. Vafaire mumuse avec ta planched’exercice.

— Je ne peux pas me servir de cetruc aujourd’hui. Mes cheveux sontcoiffés.

Elle effleura les boucles hautementplastiques de sa chevelure platine.

« Le coiffeur m’a dit que je devraism’acheter une perruque, au fait, ajouta-t-elle.

— Qu’est-ce que tu ficherais avecune perruque ? Tu as vu tout ce que tu ascomme cheveux ?

— Je veux une perruque brune,

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figure-toi, pour pouvoir changer depersonnalité.

— Écoute, tu es brune, non ? Alors tupourrais laisser à tes cheveux leurcouleur naturelle, quand ils aurontrepoussé, et tu t’achèteras une perruqueblonde.

— Tiens, je n’y avais pas pensé.— Eh bien justement, penses-y un

moment et fiche-moi la paix. Je suisfatigué. Quand je suis allé en ville,aujourd’hui, j’ai fait un saut à la boîte.Ça me déprime à tous les coups.

— Que s’y passe-t-il ?— Rien. Strictement rien.— C’est ce que je pensais, soupira

Mme Levy, tu laisses les affaires de tonpère aller à vau-l’eau. Et c’est le drame

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de ta vie.— Seigneur, qui voudrait de cette

vieille usine ? Personne n’achète plusdepuis longtemps le genre de pantalonsqu’on y fabrique. Tout ça c’est la fautede mon père. Quand les pinces sontapparues, dans les années trente, il arefusé de changer et s’en est tenu auxpantalons droits. Et quand les pantalonsdroits ont refait leur apparition, dans lesannées cinquante, il est passé auxpantalons à pinces. Je voudrais que tuvoies ce que Gonzales appelle lanouvelle collection d’été. On dirait cesfalzars bouffants que les clounes portentdans les cirques. Et les tissus ! Moi, jen’en voudrais pas comme torchon.

— Quand nous nous sommes mariés,

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tu étais mon idole, Gus. Je te croyaisdynamique et ambitieux. Tu aurais pufaire des Pantalons Levy une très grosseboîte. Avec même un bureau à NewYork, qui sait ? Ça te tombait tout rôtidans le bec et toi tu as fait la finebouche.

— Oh, arrête tes conneries ! Tu nemanques de rien.

— Ton père avait du caractère, lui.J’avais du respect pour lui.

— Mon père était un êtreextrêmement mesquin et méchant, untyranneau. Je m’intéressais à la boîte,quand j’étais jeune. Je m’y intéressaismême beaucoup. Bon, c’est lui qui adétruit tout ça par goût de la tyrannie. Ilse prenait pour le Henry Ford du prêt-à-

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porter ! Alors, pour moi, PantalonsLevy, c’est sa boîte à lui. Qu’elle coule,j’en ai rien à foutre. Il a mis son veto àtoutes les bonnes idées que j’ai euespour cette boîte, pour le plaisir deprouver que c’était lui le patron et que jen’étais que son fils. Si je disais« Pinces », lui c’était « Pas de pinces,rien à faire ! ». Si je disais : « Ondevrait essayer certains des nouveauxtissus synthétiques », lui c’était « Lessynthétiques, moi vivant, jamais ! ».

— Il avait fait ses débuts en vendantdes pantalons sur les marchés. Regardece qu’il avait su en faire. Et toi, avec lesatouts que tu avais au départ, tu auraisdû faire de Pantalons Levy unecompagnie à l’échelle nationale.

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— Ouais, ben la nation sait pasc’qu’elle a loupé ! Elle l’a échappébelle, je t’assure, je sais de quoi jeparle : j’ai passé mon enfance dans cespantalons ! Et puis tu parles trop, tu mefatigues. Basta.

— Très bien. Taisons-nous. Regarde,les lèvres de Como sont en train dedevenir roses.

— …— Tu n’as jamais été un père pour

Susan et Sandra.— La dernière fois que Sandra était à

la maison, elle a ouvert son sac pour entirer des cigarettes et elle a fait tomberun paquet de capotes anglaises juste àmes pieds.

— Mais c’est exactement ce que je te

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dis. Jamais tu n’as su donner à tes fillesl’image paternelle dont elles avaientbesoin. Pas étonnant qu’elles soientaussi paumées. Moi, on peut dire quej’ai fait tout ce que j’ai pu.

— Écoute, ne parlons pas de Susan etSandra. Elles sont à l’université.Estimons-nous heureux de ne pas savoirce qui leur arrive. Quand elles sefatigueront de tout ça, elles épouserontun malheureux et tout sera dit.

— Et quel minable grand-père tuferas !

— Je n’en sais rien. Fous-moi lapaix. Va sur ta planche d’exercice, va àla piscine, va où tu veux mais fiche-moila paix, cette émission m’intéresse.

— Comment peux-tu t’y intéresser

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alors que les visages ont d’aussiaffreuses couleurs !

— On va pas remettre ça, non !— On va à Miami, le mois

prochain ?— Peut-être. Peut-être qu’on pourrait

s’y installer.— Et renoncer à tout ce que nous

possédons !— Renoncer à quoi ? Ta planche à

exercice tiendrait dans un camion dedéménagement, tu sais.

— Mais la firme ?— La firme a rapporté tout ce qu’elle

pouvait rapporter, le moment est venu dela vendre.

— Tu as de la chance que ton pèresoit mort. J’aurais voulu qu’il voie ça !

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Mme Levy lança un regard tragique àla sandale de douche.

« Désormais, j’imagine que tupasseras tout ton temps aux matches, auxcourses, aux grands prix. C’est ça, Gus ?Oh, quelle tragédie, quelle affreusetragédie !

— Oh, tu ne vas pas nous pondre unepièce d’Arthur Miller à propos desPantalons Levy !

— Remercie le ciel de m’avoir pourte surveiller un peu ! Remercie le cielque moi, au moins, je m’intéresse un peuà la firme ! Comment va Miss Trixie ?J’espère qu’elle a encore toute sa tête.

— Elle est encore vivante ; c’est àpeu près tout ce qu’on peut dire d’elle.

— Au moins, je m’intéresse à elle.

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Sans moi, tu l’aurais jetée à la ruedepuis bien longtemps !

— Elle aurait dû prendre sa retraitedepuis longtemps, c’est vrai !

— Je t’ai dit que la retraite la tuerait.Il faut lui faire sentir qu’on l’aime etqu’on a besoin d’elle. Cette femme est lesujet idéal pour une expérience derajeunissement. Je veux que tu mel’amènes ici un jour. J’aimerais memettre sérieusement au travail sur soncas.

— Quoi, cette vieille peau !L’amener ici ? Tu dois être cinglée ! Jen’ai aucune envie d’avoir un rappel desPantalons Levy dans mon salon ! Elleronfle, elle fera pipi sur ton canapé. Faismumuse avec elle si tu veux, mais par

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téléphone !— Ah, c’est bien toi, soupira

Mme Levy. Comment ai-je pu supporterta dureté de cœur pendant tantd’années – je me le demanderaitoujours.

— Je t’ai déjà laissée garder Trixieau bureau, alors que je sais qu’elle doitrendre ce pauvre Gonzalescomplètement cinglé à longueur dejournée. Quand j’y suis passé ce matin,ils étaient tous par terre. Ne me demandepas ce qu’ils pouvaient bien fabriquer.Tout et n’importe quoi.

M. Levy siffla entre ses dents.— Gonzales est toujours dans la

lune, un personnage incroyable, maisalors je voudrais que tu voies l’autre

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individu qu’il a dégotté. Je me demandeoù ils sont allés le dénicher. Tu n’encroirais pas tes yeux, tu peux me faireconfiance. J’ai peur d’imaginer ce queces trois clounes peuvent bien fabriquertoute la journée dans ce bureau. C’est unmiracle qu’il ne se soit pas encoreproduit la moindre catastrophe.

V

Ignatius avait pris la décision de nepas se rendre au Prytania. Le film qu’ony donnait était un drame suédois chéri dela critique, l’histoire d’un homme qui

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perdait son âme. Ignatius n’était pasparticulièrement intéressé. Il lui faudraitdire deux mots au directeur de la sallequi programmait des spectacles aussiinsipides.

Il vérifia le verrou de sa porte et sedemanda à quelle heure sa mère allaitrentrer. Voilà que, brusquement, elles’était mise à sortir pratiquement tousles soirs. Mais Ignatius avait d’autreschats à fouetter pour le moment. Ouvrantson bureau, il contempla une piled’articles qu’il avait rédigés autrefois,quand il lorgnait sur le marché deshebdomadaires. Pour les journauxd’opinion, il y avait « Boèce de plusprès », et « En Défense de Roswitha,contre ceux qui mettent en doute son

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existence ». Pour les hebdomadaires dela famille, il y avait « La mort de Rex »et « Les enfants, espoir du monde ».Dans l’idée de s’introduire aussi sur lemarché des suppléments dominicaux, ilavait écrit aussi « Relever le défi del’eau potable », « Les dangers desmoteurs huit-cylindres »,« L’Abstinence, le moyen le plus sûr ducontrôle des naissances » et « LaNouvelle-Orléans, ville d’art et deculture ». Feuilletant ces vieuxmanuscrits, il se demanda pourquoi iln’en avait jamais expédié aucun, carchacun était excellent à sa manière.

Mais il était sur le point de s’attelerà un nouveau projet, extrêmementcommercial. Ignatius dégagea

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rapidement son bureau en poussant droitsur le plancher, d’un revers de manche,les vieux manuscrits et les diverscahiers Big Chief qui l’encombraient. Ilplaça une nouvelle chemise cartonnéedevant lui sur le bureau, et, au crayonrouge, entreprit lentement d’inscrire enlettres d’imprimerie sur sa couverturer u g u e u s e JOURNAL D’UN JEUNETRAVAILLEUR, ou SORTIR DU RUISSEAU.Quand il eut fini, il prit une rame decopies quadrillées et les glissa dans lachemise. Il y glissa aussi les quelquesnotes qu’il avait déjà jetées sur le papierà en-tête des Pantalons Levy. Puis,saisissant son crayon à bille PantalonsLevy, il se mit à écrire sur la premièrefeuille quadrillée.

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Cher lecteur,

Les livres sont des fils immortels qui défientceux qui les ont engendrés.Platon.

Je constate, cher lecteur, que je me suisaccoutumé au rythme frénétique de la vie debureau, une adaptation dont je doutais que jefusse capable. Certes, il convient dereconnaître que, dans le courant de ma brèvecarrière aux Pantalons Levy, SARL, j’ai déjàmis en place avec succès un certain nombre deméthodes destinées à alléger le travail. Ceuxd’entre vous qui sont comme moi employés debureau et prennent connaissance de ce journalmordant au cours d’une pause café ou touteautre institution du même genre pourraientprendre bonne note d’une ou deux innovations.J’adresse de même ces observations auxresponsables et magnats.

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J’ai entrepris de me présenter au bureau uneheure après l’heure convenue. De cettemanière, je suis beaucoup plus frais et reposéquand je me présente et j’évite la premièreheure blafarde de la journée de travail, au coursde laquelle mes sens encore engourdis font detoutes les tâches de véritables pensums. Jeconstate qu’en arrivant plus tard j’aiconsidérablement amélioré la qualité de montravail.

Quant à l’innovation que j’ai introduite dans latenue des archives, il convient de la tenirsecrète pour le moment, car elle est assezrévolutionnaire et il me faut voir comment leschoses tourneront. En théorie, mon idée estsuperbe. Je me risquerai seulement à avancerque les papiers desséchés et jaunis quis’entassent dans les dossiers constituent unfort danger d’incendie. Un aspect plus

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spécifique et dont la validité dans l’ensembledes cas doit faire l’objet de vérificationsprudentes est que mon système d’archivesfournit apparemment un repaire à toutes sortesde vermines. La peste bubonique constituaitsans doute une fin acceptable au Moyen Agemais j’estime qu’il serait inepte de mourir de lapeste en notre épouvantable siècle !

Aujourd’hui notre bureau a enfin été assezheureux pour accueillir notre seigneur etmaître, le sieur G. Levy. Pour parler sansdétour, je le trouve assez insouciant etsuperficiel. J’ai attiré son attention surl’écriteau (oui, lecteur, il a été peint et mis enplace et une fleur de lys assez royale luiconfère une signification accrue), mais, pourcela pas plus que pour le reste il n’a guèremanifesté d’intérêt. Son passage fut bref et fortpeu professionnel, mais qui sommes-nous pournous interroger sur les mobiles de ces géants

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du commerce dont les caprices dominent etfaçonnent le destin de notre pays ? Il apprendrabien à temps à connaître mon dévouement àson entreprise et mon loyalisme. Et monexemple pourrait bien, à son tour, l’amener àretrouver foi dans les Pantalons Levy.

La Trixie garde un mutisme obstiné qui larévèle plus sagace encore que je ne l’ai crud’emblée. Je soupçonne cette femme d’ensavoir beaucoup et d’affecter l’apathie commeune façade commode pour la rancune qu’ellenourrit apparemment contre les PantalonsLevy. Elle retrouve sa cohérence pour parler dela retraite. J’ai remarqué qu’elle a besoin d’unenouvelle paire de chaussettes blanches, cellesqu’elle porte actuellement ayant nettement viréau gris. Peut-être lui ferai-je présent d’unepaire de chaussettes blanches absorbantes àusage athlétique dans un avenir prochain. Cegeste pourrait l’affecter et l’amener à

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converser. Elle semble s’attacher peu à peu àma casquette, qu’elle porte de préférence à savisière de celluloïd.

Comme je vous l’ai appris dans de précédenteslivraisons, j’avais entrepris en émule du poèteMilton de passer ma jeunesse dans la réclusion,la méditation et l’étude, de manière à parfaire,comme l’avait fait mon modèle, mon artd’écrivain. L’intempérance cataclysmique dema mère m’aura projeté dans le monde à moncorps défendant de la manière la plus cavalièrequi soit ; mon organisme entier en est encoreagité. J’en suis donc encore à tenter dem’adapter aux tensions du monde du travail.Dès que mon organisme sera accoutumé aubureau, je franchirai un pas de géant : j’iraivisiter l’atelier, la ruche animée qui est au cœurde l’entreprise Levy. Par la porte de l’usine, j’aidéjà entendu force sifflements et rugissementsmais l’état général de mes nerfs interdit, pour

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le moment, toute descente dans cet enfer bienparticulier. De temps à autre, quelquetravailleur de l’atelier s’aventure dans le bureaud’un pas hésitant, d’ordinaire pour y plaiderquelque cause dans son jargon patoisant (leplus souvent, il s’agit de l’ivrognerie ducontremaître, buveur invétéré). Quand j’aurairecouvré la plénitude de mes moyens, jerendrai visite a ces gens de l’atelier ; je suis eneffet tenu par la profondeur de mes convictionsà l’égard de l’action sociale. Je suis convaincuqu’il est peut-être en mon pouvoir d’aider lepeuple de l’usine. Je ne puis me montrertolérant à l’égard de ceux qui agiraient aveclâcheté devant l’injustice sociale. Je crois qu’ilconvient de s’engager avec audace, avec fracas,pour affronter les problèmes de notre temps.

Note sociale : il m’est plus d’une fois arrivé derechercher l’évasion au Prytania, attiré par lepouvoir de séduction des horreurs en

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technicolor, avortements filmés qui constituentautant d’atteintes au bon goût et à labienséance, bobines après bobines deperversions et de blasphèmes qui frappaient destupeur mes yeux incrédules, choquaient monesprit virginal et fermaient hermétiquementmon anneau pylorique.Ma mère fréquente présentement des fâcheuximportuns qui ont entrepris de faire d’elle uneespèce d’athlète, rebuts d’humanité qui croientpouvoir trouver l’oubli au bouligne. Parmoments, je trouve assez pénible de devoirpoursuivre ma jeune carrière dans les affairestandis que de telles contrariété me tourmententà la maison.

Santé : mon anneau pylorique s’est fermé tout àfait violemment cet après-midi, quandM. Gonzales m’a demandé de faire une longueaddition pour lui. Quand il a vu l’état danslequel sa requête m’avait plongé, il a eu la

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délicatesse de faire son addition lui-même.J’aurais préféré éviter cette scène, mais monanneau l’entendait autrement. Ce directeur dubureau risque d’ailleurs de se révéler importunà l’usage.

Jusqu’au revoir,

Darryl, votre jeune travailleur.

Ignatius lut ce qu’il venait d’écrireavec plaisir. Ce journal offrait toutessortes de possibilités. Il pouvait en faireun véritable document contemporain, uncompte rendu réel, fidèle, vivant, desproblèmes d’un jeune homme. Refermantenfin la chemise, il envisagea lapossibilité de rédiger une réponse àMyrna, une attaque cinglante, cruelle deson être et de sa vision du monde. Maismieux valait attendre d’avoir visité

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l’atelier et d’y avoir recensé lespossibilités d’action sociale. Une telleeffronterie méritait d’être traitéeconvenablement ; peut-être serait-ilcapable de faire pour les travailleurs del’atelier quelque chose qui suffirait àfaire passer Myrna pour réactionnairedans le champ de l’action sociale. Ildevait prouver sa supériorité sur cetteinsultante catin.

Ramassant son luth, il décida dechanter pour se détendre un peu. Sagrosse langue se retroussa pour humectersa moustache en manière de préparation,puis, taquinant les cordes, il entonna :Sans plus tarder te lances sur la route /Et va quérir ton legs en fils de bonaloy…

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— La ferme ! vociféra Miss Annie àtravers ses volets fermés.

— Comment osez-vous ! répliquaIgnatius en ouvrant ses proprescontrevents à la volée pour jeter lesyeux dans l’étroite impasse obscure etfroide. Ouvrez, holà, ouvrez ! Quelleaudace ! Comment osez-vous vousdissimuler derrière ces volets ?

Il se précipita comme un furieux versla cuisine, y emplit un broc d’eau etrevint en courant dans sa chambre. Ilétait sur le point de jeter l’eau sur lesvolets toujours clos de Miss Anniequand il entendit une portière d’autoclaquer dans la rue. On venait dansl’impasse. Ignatius ferma ses volets etéteignit la lumière. Il avait reconnu sa

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mère en conversation avec quelqu’un.L’agent de police Mancuso prononçaquelques paroles en passant sous lafenêtre d’Ignatius et une femme à la voixrauque dit alors :

— Ça m’a l’air sans problème, àmoi, ma colombe. Y a pas d’ioupioted’allumée en tout cas. Y sera sorti, tuverras.

Ignatius enfila son manteau et filajusqu’à la porte principale tandis que lesintrus ouvraient celle de la cuisine. Ildescendit les marches du perron etaperçut la Rambler blanche de l’agentde police Mancuso garée devant lamaison. S’accroupissant à grand-peine,Ignatius enfonça son doigt dans l’une desvalves et l’y maintint tant qu’elle siffla.

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Quand le pneu s’étala comme une crêpedans le ruisseau de brique, il regagnal’impasse, qui laissait tout juste lepassage à sa masse, et passa derrière lamaison.

La cuisine était brillammentilluminée et l’on entendait le poste deradio à bon marché de sa mère malgréles vitres de la fenêtre fermée. Ignatiusgravit silencieusement les quelquesmarches qui menaient à la porte deservice et regarda à l’intérieur par lavitre crasseuse. Sa mère et l’agent depolice Mancuso étaient attablés devantune bouteille presque pleine de bourbonEarly Times. Le policier semblait plusabattu que jamais, mais Mme Reillybattait la mesure du pied sur le linoléum

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et souriait timidement devant lespectacle qui s’offrait à sa vue au centrede la pièce. Une femme épaisse, auxcheveux entortillés, dansait sanscavalier sur le linoléum, secouant sesseins pendants que dissimulait mal unetenue de bouligne. Ses souliers – debouligne aussi – martelaientconsciencieusement le sol, transportantd’arrière en avant puis d’avant enarrière le balancement saccadé de sesseins et le pivotement rythmique de seshanches entre la table et le réchaud.

C’était donc là la Tata de l’agent depolice Mancuso. Nul autre que cedernier n’aurait pu avoir pour tante unphénomène semblable, ironisa Ignatiuspar-devers soi.

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— Houou ! cria gaiementMme Reilly. Santa !

— Visez-moi un peu ça, les mômes !répliqua la femme aux cheveux gris enhurlant comme un arbitre de gauche,avant de se mettre à descendre de plusen plus bas en se tortillant, jusqu’à êtrepratiquement par terre.

— Oh, juste ciel ! confia Ignatius auvent.

— Tu vas te coller une hernie, mapoulette, dit Mme Reilly en riant. Tu vaspasser à travers mon plancher, disdonc !

— Tu frais peut-être mieux d’arrêter,Tata Santa, avança l’agent de policeMancuso d’un air morose.

— Merde, i’vais pas m’arrêter

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maintenant. J’arrive à peine, répondit lafemme en se redressant en rythme. Quic’est qu’a dit qu’les grand-mèrespouvaient pus danser ?

Tendant les bras, elle se mit à setrémousser en se tortillant sur lelinoléum.

— Seigneur ! s’écria Mme Reillyavant d’éclater de rire et de servir unverre de bourbon. Qu’est-ce qu’Ignatiusdirait s’il rentrait brusquement et qu’ilvoyait ça !

— On l’emmerde, Ignatius !— Santa ! gronda Mme Reilly,

choquée, mais, Ignatius l’aurait juré, pasmécontente.

— Ça suffit comme ça ! hurla alorsMiss Annie à travers ses volets clos.

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— Qui c’est ? demanda Santa àMme Reilly.

— Arrêtez ou j’appelle les flics !cria encore la voix un peu étouffée deMiss Annie.

— Arrêtez, je vous en prie, je vousen prie ! implora l’agent de policeMancuso soudain nerveux.

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CINQ

Darlene était occupée à verser del’eau dans les bouteilles d’alcool àmoitié pleines, derrière le bar.

— Eh, Darlene, écoute un peu cesconneries, lui enjoignit Lana Lee enpliant son journal et en le calant avecson cendrier. « Frieda Club, BettyBumper et Liz Steele, demeurant toutestrois au 796 St. Peter Street, ont étéarrêtées hier soir au El Caballo, un bardu 570 Burgundy Street, et inculpées detapage nocturne et de violences contreles clients du bar. Selon les policiersqui ont procédé à leur arrestation, tout acommencé lorsqu’un individu non

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identifié a fait des propositions à l’unedes trois femmes. Les deux compagnesde cette dernière ont alors frappél’inconnu qui s’est enfui. La femmeSteele a alors jeté un tabouret à la têtedu barman, tandis que les deux autresfemmes menaçaient les clients avec destabourets et des tessons de bouteilles debière. Certains consommateurs ontprécisé que l’individu qui s’était enfuiportait des chaussures de bouligne. »Qu’est-ce que t’en dis ? C’est les genscomme ça qui fichent le Quartier enl’air ! Un brave gonze propose la botte àune de ces gouines et paf ! elles luifoutent sur la gueule. Je me souviensd’une époque où c’était chouette, ici, onétait normal dans le Quartier.

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Aujourd’hui y a plus que des gouines etdes pédés. Faut pas s’étonner que lesaffaires soyent si mauvaises. Lesgouines, moi, je peux pas les sacquer.Mais alors pas les sacquer !

— Les seuls clients qui viennentencore ici le soir, c’est des poulets encivil, dit Darlene. Comment ça se faitqu’y ne foutent pas les flics en civil aucul des bonnes femmes comme ça ?

— On se croirait dans uncommissariat, ici, bon sang ! On dirait lefoyer des retraités de la police, merdealors ! dit Lana, complètement dégoûtée.Beaucoup de vide, et deux ou trois flicsqui échangent des signes. Et il faut queje t’aie à l’œil tout le temps, futéecomme t’es, si je veux pas que tu te

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mettes à jouer les entraîneuses auprèsdes flics !

— Ben oui, comment que je suiscensée les reconnaître, moi, les flics,hein, Lana ? demanda Darlene avant dese moucher. Pour moi tous les clients ontla même tête, j’essaie seulement degagner ma croûte.

— Les poulets, tu les reconnais auregard, Darlene. Y sont très sûrs d’eux,tu vois. Y a trop longtemps que je fais ceboulot. Je connais tous leurs trucs, toutesleurs saloperies. Les biftons marqués,les tenues fantaisie. Si les yeux tesuffisent pas, alors regarde le blé. Leursbiftons sont pleins de marques et decoups de crayon.

— Et comment que je suis censée le

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regarder, leur blé ? Y fait tellement noir,ici, même les yeux, j’aurais du mal.

— Bah, il faudra bien qu’on fassequelque chose, alors. Je ne veux plusque tu restes assise au bar, voilà. Sinon,un de ces quatre, tu vas faire du charmeau chef de la police pour essayer de luifaire commander deux Bellini !

— Justement, t’as qu’à me laisserdanser ! J’ai un numéro tout prêt.

— Oh, la ferme ! brailla Lana,songeant que, si jamais Jones apprenaitles récents démêlés du bar avec lapolice, elle pourrait dire adieu à sonportier au rabais. Écoute voir, Darlene,ne raconte pas à Jones que la maisonpoulaga tout entière se donne rendez-vous ici tous les soirs. Tu sais comment

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sont les gens de couleur à propos desflics. Ça pourrait lui coller les jetons etil se tirerait. Moi, ce garçon, j’aimeraisl’aider, l’empêcher de se retrouver à larue.

— D’accord, dit Darlene, mais moije gagne plus un flèche. Tellement quej’ai peur que le type que j’attaque soyeflic. Tu sais ce qui nous faudrait, ici,pour faire des sous ?

— Non, quoi ? demanda Lana demauvaise grâce.

— Y nous faut une mascotte, unebête.

— Quoi ? Ce qu’il faut pas entendre !— Moi ch’fais pas l’ménage si y a

une bête, hein ? Chuis pas garçon d’pistedans un cirque, moi ! intervint Jones en

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donnant un coup sonore de balai dans undes tabourets du bar.

— Tiens, venez voir par là, sous lestabourets, là, lui lança Lana.

— Oua-ho ! C’est pas vrai ! J’auraismanqué un coin ? Pas possible !

— T’as qu’à lire le journal, Lana, ditDarlene. Presque tous les autres clubsde la rue ont un animal.

Lana ouvrit à la page des spectacleset, à travers la brume émise par Jones,entreprit d’examiner les annonces descabarets.

— Eh ben, Darlene, tu te lances,c’est ça ? Tu voudrais que je te nommegérante, non, c’est ça ?

— Non, pas du tout.— Bon, souviens-t’en, conclut Lana

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en suivant du doigt une colonne dans lejournal. Non, mais regarde-moi ça ! Ilsont un serpent chez Jerry. Y z’ont destourterelles au 104, et là, un bébé tigre,un chimpanzé…

— Et c’est là que tout le monde va,dit Darlene. C’est le genre de truc qu’yfaut se tenir au courant dans les affaires.

— Merci beaucoup. Et puisque c’estton idée, tu auras peut-être unesuggestion à faire ?

— Ouais, bien moi j’suggère un voteà l’unanimité contre la transformationd’la boîte en zoo !

— Occupez-vous donc du plancher,dit Lana.

— On pourrait se servir de moncacatoès, dit Darlene. J’ai répété une

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danse formidable avec lui. Il estrudement malin c’t’oiseau. Je voudraisqu’tu l’entendes causer, tiens.

— Dans les bars pour gens decouleur, ceux qui causent de trop on lesvire.

— Allez quoi, donne sa chance àmon oiseau, implora Darlene.

— Ouah-ho ! s’écria Jones. Attentionles yeux, v’là votre orphelin. C’estl’moment des B.A.

George fit son entrée dans le bar,engoncé dans un gros chandail rouge,qu’il portait sur un dgine blanc et desbottes beiges et pointues. Sur ses mainsétaient tatoués des poignards.

— Désolée, rien pour les orphelinsaujourd’hui, s’empressa de dire Lana.

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— Voyez-vous ça ! M’est avis qu’lesorphelins auraient plus vite fait d’allers’adresser au fonds de solidariténationale, dit Jones en soufflant de lafumée sur les poignards. On a déjà dumal à acquitter les salaires, alors…charité bien ordonnée…

— Mmm ? fit George.— On met de drôles de voyous dans

les orphelinats aujourd’hui, fit observerDarlene. Moi, j’y donnerais rien, Lana.Si tu veux mon avis, c’est un racket,d’une façon ou d’une autre. Si çuila estorphelin, moi chuis la reined’Angleterre !

— Viens par là, dit Lana à George etelle l’entraîna dans la rue.

— C’qu’y a ? demanda George.

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— Je, ne peux pas te parler devantces deux cons, dit Lana. Écoute, cenouveau portier n’est pas du tout commel’ancien. Ce petit malin a pas arrêté deme poser des questions sur cesconneries d’histoires d’orphelin depuisle jour qu’il t’a vu, j’me méfie de lui.J’ai déjà des crosses avec la flicaille…

— Procure-toi un nouveau négro,alors, c’est pas ça qui manque.

— J’aurais pas les moyens d’meprocurer un Esquimau aveugle, pour lesalaire que je lui refile. C’était unmarché entre lui et moi, une espèced’entente sur des prix inférieurs aumarché. Et il croit que, s’il déserte, jepeux le faire arrêter pour vagabondage.C’est un marché, tout ça, George. Dans

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les affaires, tu vois, faut pas louper cegenre d’occase. Tu comprends ?

— Ouais et pour moi, ça changequoi ?

— Ce Jones s’en va déjeuner entremidi et midi trente. Reviens vers midiquarante-cinq.

— Et qu’est-ce que je fiche avec cespaquets tout l’après-midi ? Je peux rienfaire jusqu’à trois heures, moi. Je veuxpas me trimbaler avec ça, moi.

— Mets-les à la consigne à la gareroutière. M’en moque. Du moment que tufais bien attention. Allez, à demain.

Lana rentra dans le bar.— J’espère bien que tu lui as dit de

mettre les bouts, dit Darlene. Faudrait ledénoncer aux brigades de la répression

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des mauvaises pratiques commerciales,ce gamin.

— Ouah-ho !— Allez Lana, donne-nous une

chance, à l’oiseau et à moi. On esttordants, tous les deux.

— Avant, t’avais les hommesd’affaires, y z’aimaient boire un verre envoyant se trémousser une jolie fille.Aujourd’hui, c’est des compliqués, fautqu’y ait un animal, en plus. Mais qu’est-ce qu’y z’ont donc, les gensd’aujourd’hui ? Tous des malades. On adu mal à gagner honnêtement sa vie.

Lana alluma une cigarette et se mit àriposter à Jones, nuage pour nuage…

« O.K., d’accord, on auditionnel’oiseau. Tu s’ras sans doute moins

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dangereuse sur scène avec un perroquetqu’au bar avec un poulet. Amène-moi tafoutue volaille.

II

À côté de son petit radiateur,Gonzales écoutait les bruits quimontaient du fleuve, son âme paisibleflottant au milieu de quelque Nirvana,quelque part au-dessus de la doubleantenne des Pantalons Levy.Subconsciemment, ses sens se régalaientde la cavalcade des rats, de l’odeur duvieux bois et du vieux papier, du calme

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et de la sûreté familière que lui conféraitson vieux pantalon Levy. Exhalant unmince filet de fumée filtrée, il visacomme un tireur d’élite le centre ducendrier avec sa cendre. L’impossibles’était produit : la vie aux PantalonsLevy était devenue encore plus belle. Laraison en était M. Reilly. Quelle féebienveillante avait pu déposer M. Reillysur les marches délabrées de lacompagnie Levy ?

Il valait quatre employés à lui seul.Entre les mains compétentes deM. Reilly, les dossiers à classersemblaient disparaître. Et il était tout àfait gentil pour Miss Trixie ; il n’y avaitpratiquement nulle friction au bureau.M. Gonzales avait été touché du

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spectacle auquel il lui avait été donnéd’assister l’après-midi précédent –M. Reilly agenouillé devant Miss Trixiepour lui changer ses chaussettes.M. Reilly avait beaucoup de cœur.Certes, il avait aussi un anneau. Mais lesconversations constantes sur l’anneaupylorique de M. Reilly étaientsupportables – elles étaient l’uniqueinconvénient.

Jetant à la ronde des regards heureux,M. Gonzales remarqua une nouvelle foisles résultats du travail manuel deM. Reilly à travers le bureau. Punaisé aubureau de Miss Trixie, un grand écriteauproclamait MISS TRIXIE et s’ornait d’unbouquet à l’ancienne dessiné au pasteldans un coin. Son propre bureau était

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orné d’un écriteau décoré de la couronned’Alphonse le Sage et de son nom,SENOR GONZALES. Clouée à l’un despiliers du bureau, une croix attendait queLIBBY’S TOMATO JUICE et KRAFT JELLYeussent disparu sous une couche depeinture marron veinée de noir pourimiter le grain du bois que M. Reillyavait promis d’y passer. Sur lesclasseurs métalliques, des haricotsgermés avaient déjà commencé àpousser leurs premières vrilles vertesdans plusieurs pots de carton ayantcontenu des crèmes glacées. Les rideauxde bure violette qui pendaient à lafenêtre la plus proche du bureau deM. Reilly créaient une aire deméditation au milieu du bureau. Le soleil

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y jetait un rayon lie-de-vin sur le saintAntoine de plâtre haut d’un mètre qui sedressait à côté de la corbeille à papier.

Jamais employé n’avait valuM. Reilly. Un garçon d’un dévouement,d’une application sans égal. Il projetaitmême d’aller visiter l’atelier quand sonanneau le lui permettrait pour voir s’ilne pouvait apporter quelqueamélioration aux conditions de travail.Les autres employés s’étaient toujoursmontrés tellement insouciants, tellementnégligents.

La porte s’ouvrit lentement et MissTrixie fit son entrée quotidienne,précédée d’un grand sac.

— Miss Trixie ! lança M. Gonzalesde ce qui était, pour lui un ton

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extrêmement coupant.— Qui ? vociféra frénétiquement la

vieille demoiselle.Baissant les yeux, elle les posa sur sa

chemise de nuit en lambeaux et sa vieillerobe de chambre de flanelle.

— Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria-t-elle, je me disais aussi ! Il faisaitfrisquet dehors !

— Rentrez immédiatement chezvous !

— Il fait froid, dehors, Gomez.— Vous ne pouvez rester aux

Pantalons Levy dans cette tenue, jeregrette.

— Vous me mettez à la retraited’office ? demanda Miss Trixie, pleined’espoir.

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— Non ! glapit M. Gonzales. Je vousdemande seulement de retourner chezvous vous changer ! Vous habitez aucoin de la rue. Faites vite !

Miss Trixie repartit en traînant lespieds et en faisant claquer la porte. Puiselle vint récupérer le sac qu’elle avaitposé par terre et elle repartit en claquantde nouveau la porte derrière elle.

Quand Ignatius arriva, une heure plustard, Miss Trixie n’était pas encorerevenue. M. Gonzales entendit le paslourd et lent de M. Reilly dansl’escalier. La porte s’ouvrit d’unepoussée et le merveilleux Ignatius J.Reilly fit son apparition, une écharpeécossaise de la taille d’un plaid nouéeautour du cou, une des extrémités

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retombant dans son manteau.— Bonjour, Monsieur ! lança-t-il

majestueusement.— Bonjour, répondit M. Gonzales,

ravi. Le voyage a été bon ?— Guère. Le chauffeur avait des

tendances latentes à la course de vitesse,m’est avis. Il m’a fallu le mettrecontinuellement en garde contre lui-même. Quand nous avons pris congé, jecrois que l’hostilité était réciproque.Mais je ne vois pas notre chère petiteemployée de bureau, ce matin ?

— J’ai été contraint de la renvoyerchez elle. Elle est venue prendre sontravail en chemise de nuit.

Ignatius fronça les sourcils avant dedire :

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— Je ne comprends pas pourquoivous l’avez renvoyée. Après tout, lenégligé est parfaitement accepté ici.Nous formons une grande famille.J’espère en tout cas que vous n’avez pasentamé son moral.

Il alla remplir un verre audistributeur d’eau fraîche pour arroserses haricots.

« Vous ne devriez pas être surpris deme voir un jour paraître en chemise denuit. Je la trouve assez confortable.

— Je n’ai certainement pasl’intention de vous imposer unequelconque mode vestimentaire, ditnerveusement M. Gonzales.

— Ça, j’espère bien. Miss Trixie etmoi – notre patience a des limites.

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M. Gonzales fît semblant de chercherquelque chose dans son bureau pouréviter les yeux terribles qu’Ignatiusbraquait sur lui.

— Je vais terminer la croix, finit pardéclarer Ignatius, tirant deux boîtes d’unkilo de peinture des poches semblablesà des besaces de son manteau.

— C’est merveilleux.— La croix est ma priorité n° 1, pour

le moment. Classement, archivage,classification alphabétique tout cela doitattendre que j’aie terminé ce projet.Puis, quand j’aurai terminé la croix, ilva falloir que j’aille voir l’usine. M’estavis que ces pauvres gens brament aprèsune oreille compatissante, un guidebienveillant. Peut-être me révélerai-je

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capable de les aider.— Bien sûr. Ce n’est pas à moi de

vous dire ce que vous avez à faire.— J’espère bien, approuva Ignatius

en dévisageant le directeur du bureau.Mon anneau semble enfin permettre unevisite de l’usine. C’est une occasion queje ne dois pas laisser passer. Sij’attends, peut-être se refermera-t-ilpour plusieurs semaines.

— Alors vous devez absolumentaller à l’atelier aujourd’hui, déclaraM. Gonzales plein d’enthousiasme.

Puis il fixa sur Ignatius un regarddébordant d’espoir mais ne reçut aucuneréponse. Ignatius archiva son manteau,son écharpe et sa casquette dans un desclasseurs et se mit à l’ouvrage sur la

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croix. À onze heures, cette dernièrerecevait sa première couche,méticuleusement appliquée à l’aide d’untout petit pinceau à aquarelle. MissTrixie était encore ASM.

À midi, M. Gonzales leva les yeux dutas de papiers sur lequel il était autravail et déclara :

— Je me demande bien ce que MissTrixie fabrique.

— Vous l’avez probablement vexée,répondit froidement Ignatius qui étaitoccupé à tapoter de son pinceau lesrebords rugueux du carton. Elle semontrera peut-être pour le déjeuner. Carje lui ai dit hier que je lui apporterais unsandwich de mortadelle. J’ai découvertque Miss Trixie est assez friande de

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mortadelle. Je vous offrirais bien unsandwich mais je crains d’en avoir toutjuste assez pour Miss Trixie et moi.

— Mais, ne vous en faites pas pourmoi, je vous en prie, protestaM. Gonzales en arborant un pâle sourire,tandis qu’Ignatius ouvrait sous ses yeuxun sac de papier d’emballage maculé degraisse. Je vais devoir travailler pendanttoute l’heure du déjeuner si je veux queces bilans et ces factures soient terminésà temps.

— Oui, c’est ce que vous avez demieux à faire. Nous ne devons surtoutpas laisser les Pantalons Levy prendrele moindre retard dans le combat sansmerci pour la survie des plus aptes !

Ignatius mordit à belles dents dans

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son premier sandwich qu’il déchira endeux et se mit à mastiquer d’un airsatisfait.

— J’espère vraiment que Miss Trixieva finir par se montrer, dit-il après avoirterminé le premier sandwich et émis unesérie de rots sonores qui donnaientl’impression de faire exploser tout sonsystème digestif. Mon anneau n’est pasen mesure de supporter la mortadelle,j’en ai bien peur.

Il était en train d’arracher avec sesdents la garniture du second sandwichquand Miss Trixie entra, sa visière decelluloïd verte sur la nuque.

— La voici, annonça Ignatius audirecteur à travers la grande feuille delaitue qui lui pendait mollement de la

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bouche.— Ah, mais oui, reconnut faiblement

Gonzales, Miss Trixie.— Je me suis figuré que la

mortadelle activerait ses facultés. Parici, Mère du Commerce.

Miss Trixie se heurta au saintAntoine de plâtre.

— Je savais bien qu’il y avaitquelque chose, Gloria, je n’ai pas cesséde me turlupiner toute la matinée,déclara Miss Trixie, saisissant lesandwich entre ses griffes avant deregagner son bureau.

Ignatius se mit à observer avecfascination le jeu complexe desgencives, des lèvres et de la langue quechaque petit morceau de sandwich

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mettait en branle.— Il vous a fallu bien longtemps

pour vous changer, dit le directeur àMiss Trixie, constatant avec amertumeque son nouvel ensemble était à peineplus présentable que sa chemise de nuitet sa robe de chambre.

— Qui ? demanda Miss Trixie entirant une langue enduite de pain et demortadelle mastiqués.

— Je dis : il vous a fallu longtempspour vous changer.

— Moi ? Je viens de partir.— Voulez-vous bien cesser de la

persécuter, je vous prie ? demandacoléreusement Ignatius.

— Le retard n’est pas justifiable.Elle demeure à deux pas, dans les docks,

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dit le directeur en reportant son attentionsur ses papiers.

— Ça vous a plu ? demanda Ignatiusà Miss Trixie quand la dernière grimacelabiale eut cessé.

Miss Trixie fit oui de la tête ets’attaqua consciencieusement à unsecond sandwich. Mais quand elle eutenfin terminé d’en mastiquer une moitié,elle s’affaissa sur son siège.

— Ouf, je n’en peux plus, Gloria.C’était délicieux.

— Monsieur Gonzales, voudriez-vous le morceau de sandwich que MissTrixie ne peut pas finir ?

— Non, merci.— Je préférerais vraiment que vous

l’acceptiez. Sinon les rats vont nous

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envahir en masse. (En français dans letexte, NdT.)

— Oui, Gomez, prenez ça, dit MissTrixie, laissant tomber le morceau desandwich à demi rongé et sucé sur lespapiers qui recouvraient le bureau dudirecteur.

— Regardez ce que vous avez fait,vieille imbécile ! glapit M. Gonzales.Ah, je la retiens, moi, Mme Levy ! C estl’état que je préparais pour la banque !

— Comment osez-vous vous enprendre à la magnanimité de Mme Levy !tonna Ignatius. Je vais faire un rapport,monsieur !

— Mais il m’a fallu plus d’une heurepour préparer cet état ! Regardez cequ’elle en a fait.

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— Je veux mon jambon de Pâques,fulmina Miss Trixie. Et ma dinde deThanksgiving, où est-elle ! J’ai renoncéà un merveilleux emploi de caissièredans un cinéma pour venir travailler ici !Et maintenant je crois bien que jemourrai à la tâche. Ah, on peut dire queles travailleurs sont bien mal traités, ici.Je prends ma retraite sur-le-champ.

— Si vous alliez vous laver lesmains ? lui dit M. Gonzales.

— Voilà une bonne idée, Gomez, ditMiss Trixie qui partit aussitôt pour lestoilettes des dames.

Ignatius se sentit floué. Il avaitespéré une scène. Tandis que ledirecteur du bureau entreprenait derecopier son état, il regagna la croix et

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reprit son travail. Pour ce faire, il dutd’abord soulever Miss Trixie qui,revenue des toilettes, s’était agenouilléesous la croix pour prier, exactement àl’endroit où Ignatius se tenait pourpeindre. Miss Trixie demeuraperpétuellement dans ses jambes, ne lequittant que pour cacheter quelquesenveloppes sur la demande deM. Gonzales, faire une petite sieste et serendre à plusieurs reprises aux toilettes.Le directeur était la seule source debruit du bureau avec sa machine à écrireet sa machine à calculer qu’Ignatiusavait un peu de mal à supporter. À uneheure et demie la croix était terminée. Iln’y manquait plus que les lettres doréesà la feuille qui formaient les mots DIEU

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ET COMMERCE et qu’Ignatius tenait prêtesà coller au bas de son œuvre. Quandcela fut fait, il recula d’un pas et dit àMiss Trixie :

— J’ai fini.— Oh, Gloria, que c’est beau, se

récria Miss Trixie en toute sincérité.Regardez un peu ça, Gomez !

— N’est-ce pas merveilleux,approuva M. Gonzales en examinant lacroix de ses yeux fatigués.

— Bien, passons au classement, ditIgnatius d’un ton affairé. Ensuite, j’irai àl’usine. Je ne puis tolérer l’injusticesociale.

— Oui, il faut que vous alliez àl’atelier pendant que votre anneaufonctionne, approuva le chef de bureau.

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Ignatius passa derrière la rangée declasseurs, saisit les documents à classerqui s’accumulaient et les flanqua aupanier. Remarquant que le chef debureau avait posé les mains sur ses yeux,Ignatius en profita pour ouvrir lepremier tiroir des dossiers et pour enrenverser le contenu alphabétique dansla corbeille à papier.

Puis il prit pesamment le chemin del’usine, passant dans un grondement detonnerre devant Miss Trixie qui était denouveau tombée à genoux devant lacroix.

III

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L’agent de police Mancuso avait unpeu tâté des heures supplémentaires danssa tentative d’arrêter quelqu’un –n’importe qui – pour satisfaire lesergent. Après avoir raccompagné chezelle sa tata en sortant du bouligne, ilétait passé dans le bar pour voir ce qu’ilpourrait y récolter. Il y avait récolté descoups de ces trois femmes terrifiantes. Ilporta la main au bandage qui ceignaitson front en pénétrant dans lecommissariat où le sergent l’avaitprécisément convoqué.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé,Mancuso ? glapit le sergent enapercevant le pansement.

— Je suis tombé.— Ça vous ressemble. Si vous aviez

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la moindre idée de votre boulot, vousseriez dans les bars, vous nousrenseigneriez sur les individus louchesdans le genre des trois nanas qu’on abouclées hier soir !

— Oui, chef.— Je ne sais pas quelle est la pute

qui vous a rancardé sur Les FollesNuits, mais nos gars y sont pratiquementtous les soirs et y n’ont rien trouvé dutout.

— Ben, je pensais…— La ferme ! Vous nous avez refilé

un tuyau crevé ! Vous savez ce que nousfaisons à ceux qui nous refilent destuyaux crevés, non ?

— Non.— On les colle à la salle d’attente de

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la gare routière, vu ?— Oui, chef.— Huit heures par jour dans les

toilettes de la gare routière, jusqu’à ceque vous m’ayez mis la main sur unindividu suspect, nom de Dieu !

— D’accord.— Y a pas de d’accord qui tienne !

Faites-moi le plaisir de me dire « oui,chef », et maintenant foutez-moi lecamp ! Allez voir dans votre casier.Vous êtes de la campagne aujourd’hui.

IV

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Ignatius ouvrit le « Journal d’unjeune travailleur » à la première pageblanche en faisant claquer d’un gestetrès professionnel la pointe de soncrayon à bille. La pointe du crayonPantalons Levy ne se coinça pas dupremier coup mais se rétracta aucontraire dans son cylindre de plastique.Ignatius renouvela son geste avec plusd’énergie mais, rétive, la pointe disparutderechef. Abattant furieusement le styloà bille sur son bureau, Ignatius ramassal’un des crayons à mine dure qui traînaitpar terre. Ponctionnant du bout ducrayon le cérumen de ses oreilles, ilcommença à se concentrer, écoutant lesbruits que faisait sa mère en se préparantpour une nouvelle soirée au bouligne. Il

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y avait le staccato de nombreux pas enrafale, d’un bout à l’autre de la salle debains, et il pouvait en conclure que samère tentait d’accomplir plusieursphases de sa toilette simultanément. Puisil y eut les bruits qu’il avait appris àconnaître au long des années quand samère s’apprêtait à sortir : le choc de sabrosse à cheveux tombant dans lelavabo, le bruit d’une boîte de poudreheurtant le carrelage, les exclamationssoudaines, l’agitation et le chaos.

— Aïe ! cria sa mère à un momentdonné.

Ignatius finit par trouver ennuyeuxtout ce fracas étouffé et se mit àsouhaiter qu’elle en eût fini. Il entenditenfin le déclic de l’interrupteur, elle

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avait éteint la lumière. Puis elle heurtalégèrement à sa porte.

— Ignatius, mon chou, je m’en vais.— Fort bien, répondit Ignatius,

glacial.— Ouvre la porte, mon chéri, pour

me dire au revoir et me donner unbaiser.

— Maman, je suis fort occupé pourle moment.

— Oh, ne sois pas comme ça,Ignatius. Ouvre, voyons.

— Allez, va-t’en avec tes amis, jet’en prie.

— Oh, Ignatius !— Faut-il vraiment que tu ne cesses

de me tourmenter à chaque instant ? Jesuis au travail sur une œuvre qui serait

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merveilleuse pour le cinéma. Quelquechose d’extrêmement commercial.

Mme Reilly se mit à donner dans laporte des coups de ses souliers debouligne.

— As-tu décidé de ruiner cette pairede souliers absurdes acquis à l’aide demes gages si durement gagnés ?

— Comment ! Qu’est-ce que tu dis,mon chéri ?

Ignatius sortit le crayon de sonoreille et ouvrit la porte.

Sa mère avait crêpé ses cheveuxacajou et les avait ramenés haut sur lefront ; ses pommettes s’ornaient de rougeétalé à la hâte jusqu’aux yeux. Unehouppette trop généreusement poudréeavait blanchi le visage de Mme Reilly,

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le devant de sa robe et même quelques-unes de ses mèches acajou.

— Oh, mon Dieu, dit Ignatius, ta robeest couverte de poudre, mais j’imaginequ’il s’agit simplement d’une suggestion,d’un petit « truc beauté » deMme Battaglia.

— Pourquoi tu tapes toujours surSanta, Ignatius.

— Si j’en juge par son apparence,bien des hommes ne se sont pascontentés de lui taper dessus ! Ils se lasont tapée ! Mais qu’elle ne s’avise pasde m’approcher, car je lui taperaieffectivement dessus !

— Oh, Ignatius !— Il est vrai que, pour parler

vulgairement, elle est assez « tapée ».

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— Une grand-mère ! Tu devraisavoir honte !

— Grâce au ciel, les cris éraillés deMiss Annie ont ramené la paix, l’autresoir. Jamais de ma vie il ne m’avait étédonné d’assister à orgie plus éhontée !Et ce dans ma propre cuisine. Si cethomme était tant soit peu un « défenseurde l’ordre » il eût arrêté cette sienne« tata » sur-le-champ.

— C’est pas la peine de t’en prendreà Angelo non plus. Il est malheureux, luiaussi, c’est dur pour lui. Santa m’a ditqu’il a passé toute la journée auxtoilettes de la gare routière.

— Dieu du ciel ! Dois-je en croiremes oreilles ? Je t’en prie, coursrejoindre tes deux acolytes de la mafia

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et me laisse en paix.— Ne sois pas si méchant avec ta

pauvre maman.— Pauvre ? Ai-je bien entendu ?

Quand les dollars coulent littéralement àflots dans cette maison du fait de monlabeur ? Et s’en écoulent plus viteencore !

— Ne recommence pas avec ça,Ignatius. Tu ne m’as donné que vingtdollars cette semaine et j’ai dû te lesarracher, c’est tout juste s’il a pas fallute supplier à genoux. Et regarde tous leszinzins que tu t’achètes. C’te caméra quet’as ramenée aujourd’hui.

— Elle sera vite utilisée. Quant àl’harmonica, il était fort bon marché.

— À ce train-là, nous n’aurons

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jamais fini de rembourser le bonhomme.— C’est le cadet de mes soucis. Je

ne conduis pas, moi.— Tu te conduis mal, oui. Tu te

fiches de tout, tu t’es toujours fichu detout !

— J’aurais dû savoir en ouvrant laporte de ma chambre que c’est chaquefois comme ouvrir la boîte de Pandore !Mme Battaglia ne t’a-t-elle point priéed’aller les attendre, elle et son débauchéde neveu, au bord du trottoir, afin quenulle précieuse minute de bouligne nesoit perdue ?

Ignatius rota alors les gaz d’unedemi-douzaine de sablés au chocolatqu’emprisonnait son anneau.

« Accorde-moi un peu de paix.

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N’est-ce point suffisant que je soisharcelé, persécuté, tout au long de majournée de travail ? Je croyais t’avoirbrossé une peinture fidèle des horreursauxquelles il me faut m’affronterquotidiennement.

— Tu sais bien que je te suisreconnaissante, mon petit, reniflaMme Reilly. Allez, donne-moi un petitbisou pour me dire au revoir comme unbon fiston.

Ignatius se courba et effleura de seslèvres la joue de sa mère.

— Oh, mon Dieu, se récria-t-il,crachant de la poudre de riz, je vaisavoir la bouche ensablée toute lasoirée !

— Je me suis mis trop de poudre ?

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— Non, c’est parfait. Mais n’es-tupas censée être arthritique, par hasard ?Comment diable peux-tu jouer auxboules ?

— Je crois que l’exercice me fait dubien, justement. Je me sens beaucoupmieux.

Un avertisseur résonna dans la rue.— Ton ami a enfin réussi à sortir des

cabinets dirait-on, ironisa Ignatius. Çane m’étonne pas de lui qu’il traîne à lagare routière. Il prend probablement duplaisir aux arrivées et aux départs de cesmonstruosités « panoramiques ». Danssa vision du monde, l’autocar est selontoute apparence affecté d’un signepositif. Cela seul suffirait à illustrer sadébilité mentale.

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— Je vais rentrer tôt, chéri, ditMme Reilly en refermant la ported’entrée.

— Je vais probablement me fairemaltraiter par quelque brigand entré pareffraction ! vociféra Ignatius.

Tirant le verrou de sa chambre, ilsaisit une bouteille d’encre vide etouvrit ses volets. Sortant la tête, ilregarda vers l’entrée de l’impasse. Lapetite Rambler blanche était visiblemalgré l’obscurité, garée le long dutrottoir de brique. De toute sa force, ilbalança la bouteille et l’entendit heurterle toit de la voiture en produisant deseffets sonores très supérieurs à sonattente.

— Eh là ! entendit-il Santa Battaglia

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gueuler tandis qu’il refermaitsilencieusement ses volets.

Ravi, ricanant, il rouvrit le« Journal » et prit son crayon.

Cher lecteur,

Un grand écrivain est l’ami et le bienfaiteur deceux qui le lisent.Macaulay.

Une nouvelle journée de travail s’est terminée,ô doux lecteur. Comme je vous l’ai déjà dit, j’airéussi à déposer comme une manière de patineadoucissante sur la démence et la turbulencequi régnaient naguère dans notre bureau. Toutesles activités qui n’étaient pas essentielles sontabandonnées peu à peu. Pour le moment, jem’affaire à décorer notre ruche bourdonnanted’abeilles en col blanc (trois). Je considèremon action comme devant répondre à trois

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impératifs : embellir, élaguer, bénéficier. S’ilme fallait trouver les impératifs qui président àl’action de notre chef de bureau, véritablebouffon, je n’aurais que l’embarras du choix :ennuyer, importuner, gêner, embarrasser, fairel’important, faire le malin, faire des difficultés,faire l’imbécile, je préfère en rester là. Je suisparvenu à la conclusion que notre chef debureau n’a d’autre fonction que de mettre desbâtons dans les roues. Sans lui, l’autreemployée (La Dama del Comercio) et moi-même serions parfaitement paisibles etsatisfaits. Nous vaquerions à nos occupationsdans un climat d’estime mutuelle. Je suispersuadé que ses méthodes dictatoriales sonten grande partie responsables du désirqu’exprime Miss T. de prendre sa retraite.

Je suis enfin en mesure de vous décrire notreusine. Cet après-midi, me sentant serein parceque j’avais achevé la croix (oui ! elle est

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achevée et confère au bureau une dimensionspirituelle dont il avait besoin), je suis allévisiter le bruyant cauchemar mécanique del’atelier.

Le spectacle qui s’est offert à ma vue est à lafois fascinant et repoussant. L’atelier du suceurde sang façon révolution industrielle aura étéconservé pour la postérité par les PantalonsLevy. Si seulement le Smithsonian Instituteavait le pouvoir d’emballer sous vide cet atelieret de le transporter dans la capitale des États-Unis avec l’ensemble de ses travailleurs figés,chacun, dans une attitude de travail, lesvisiteurs de ce musée d’un goût douteux nemanqueraient pas de déféquer dans leurscriardes tenues de touristes. C’est en effet unescène qui combine les pires aspects de La Casede l’oncle Tom et du Metropolis de Fritz Lang.Ce n’est que la mécanisation de l’esclavage,elle résume les progrès du Noir, passé de la

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récolte du coton à la confection descotonnades. (S’ils étaient demeurés au stade dela cueillette, du moins seraient-ils à respirer lebon air de la campagne, chantant des chansonset mangeant des pastèques – toutes chosesqu’ils sont censés faire, je crois, quand ils setrouvent, en groupe, à la campagne.) Mesconvictions profondes et vibrantes à l’égard del’injustice sociale ont été aussitôt remuées.Mon anneau pylorique a vigoureusement réagi.(À propos des pastèques, il me faut dire, car jem’en voudrais d’offenser une quelconqueorganisation professionnelle de défense desdroits civils, que je n’ai jamais été ni prétenduêtre un observateur très attentif des mœurspopulaires américaines. Je puis me tromper.J’aurais tendance a imaginer que, de nos jours,les gens qui cueillent le coton le font d’unemain tandis que, de l’autre, ils appuient contreleur oreille un poste de radio à transistor quipeut y déverser des communiqués consacrés

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aux autos d’occasion, au décrépant Softstyle età la laque Royal Crown, au vin Gallo, et qu’aleurs grosses lèvres pend une cigarettementholée qui menace de communiquer le feuà toute la récolte. Bien qu’habitant les bords duMississippi (fleuve célébré par des vers et deschansons exécrables dont le motif prévalantconsiste à faire du fleuve une espèce desubstitut du pere, mais qui n’est en fait qu’uncours d’eau perfide et sinistre, dont lescourants et les remous font, chaque année, denombreuses victimes. Jamais je n’ai connuquiconque qui s’aventurât ne fût-ce qu’àtremper un orteil dans ses eaux brunes etpolluées, qui bouillonnent de l’apport deségouts, des effluents industriels et de mortelsinsecticides. Même les poissons meurent.C’est pourquoi le Mississippi Père-Dieu-Moïse-Papa-Phallus-Bon Vieux est un thèmeparticulièrement mensonger, lancé, j’imagine,par cet affreux imposteur de Mark Twain. Cette

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complète absence de contact avec la réalité estd’ailleurs, soyons juste, caractéristique de laquasi-totalité de « l’art » d’Amérique. Touteressemblance entre l’art américain et la natureaméricaine serait purement fortuite etrelèverait de la coïncidence, mais c’estseulement parce que le pays dans son ensemblen’a pas de contact avec la réalité. On tient làune seulement des raisons pour lesquelles j’aitoujours été contraint d’exister à la lisière desa société, consigné dans le limbe réservé àceux qui savent reconnaître la réalité quand ilsla rencontrent), je n’ai jamais vu pousser lecoton et n’en éprouve pas le besoin. La seuleexcursion de ma vie hors de La Nouvelle-Orléans m’a emmené de la matrice au cœur dudésespoir : Baton Rouge. Dans quelque futurelivraison, grâce à la technique du retour enarrière, je conterai peut-être ce pèlerinage àtravers les marais, voyage dans le désert dont jesuis revenu brisé physiquement, moralement et

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spirituellement. La Nouvelle-Orléans estd’ailleurs une métropole confortable, dotéed’une certaine apathie stagnante que je netrouve pas désagréable. Du moins son climatest-il suave. Et puis c’est ici que je suis assuréd’avoir un toit sur la tête et un Dr Nut dansl’estomac. Encore que certaines régionsd’Afrique du Nord (Tanger, etc.) aient retenuautrefois mon attention et éveillé en moi unrelatif intérêt. Le voyage en bateaum’alanguirait excessivement je le crains, melaissant sans nerf, et je ne possèdecertainement pas la perversité qui mepermettrait de tâter du transport aérien, àsupposer que j’en eusse les moyens financiers.Les lignes d’autocars Greyhound sontsuffisamment menaçantes pour me faireaccepter le statu quo. J’aimerais que cesmachines « panoramiques » soient retirées dela circulation. J’ai bien l’impression que leurhauteur contrevient à quelque article du

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règlement de la circulation sur les grandesautoroutes fédérales, concernant les gabaritsdes tunnels ou je ne sais trop quoi. Peut-êtreque l’un d’entre vous, chers lecteurs, doté d’unesprit plus juridique que le mien, pourraitextraire de sa mémoire la clause en question. Ilfaut que ces engins soient retirés de lacirculation. Le simple fait de savoir qu’ilsfoncent en ce moment même quelque part àtravers l’obscurité me remplit d’appréhension.)

L’usine est une vaste bâtisse semblable à unegrange qui abrite des rouleaux de tissu, destables de coupe, de grosses machines à coudreet des chaudières qui fournissent la vapeurnécessaire au pressage et au repassage. L’effetglobal est assez surréaliste, force est de leconstater, surtout quand on voit les Africainsvaquer à leurs occupations dans ce décorhautement mécanisé. L’ironie qui s’illustre làs’empara, je dois le dire, de mon imagination.

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Quelque chose de Joseph Conrad me surgit àl’esprit mais je ne puis apparemment pas merappeler ce que c’était. Peut-être me comparai-je au Kurtz du Cœur des ténèbres quand, loindes bureaux européens des compagniescommerciales, il est affronté à l’horreurultime. Ce dont je me souviens parfaitement,c’est que je me vis en casque colonial et tenued’un blanc immaculé, le visage énigmatiquederrière le voile des moustiquaires.

Les chaudières font régner dans l’atelier unechaleur fort agréable en ces jours de froiduremais, en été, je suspecte que les travailleursdoivent retrouver le climat qui berça les joursde leurs ancêtres, la chaleur des tropiquesquelque peu augmentée, même, par ces grandsappareils qui brûlent du charbon et crachent dela vapeur. J’ai cru comprendre que l’usine netournait pas à sa pleine capacité en ce momentet j’ai effectivement observé qu’une seule des

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chaudières fonctionnait, brûlant, outre lecharbon, un objet dans lequel j’ai bien crureconnaître une table de coupe. Et aussi,pendant le temps que j’ai passé dans les lieux,je n’ai vu achever qu’un seul pantalon, alors queles travailleurs allaient et venaient, manipulanttoutes sortes d’étoffes. J’ai remarqué unefemme qui repassait des vêtements de bébé etune autre qui semblait faire des merveilles àpartir d’un coupon de satin fuchsia qu’elle étaitoccupée à coudre devant l’une des grossesmachines. Elle était apparemment bien avancéedans la confection d’une robe du soir qui, pourêtre colorée, ne manquerait pas d’une certaineélégance canaille. Je dois dire que j’admiraisl’efficacité avec laquelle elle faisaitbouillonner le tissu d’arrière en avant pour leprésenter à la grosse aiguille électrique. Ils’agissait manifestement d’une ouvrière trèsqualifiée et je jugeai d’autant plus regrettablequ’elle ne fût pas plutôt occupée à créer, avec

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tout son talent, un pantalon… Levy. La moraleposait manifestement un problème a l’usine.

Je me mis en quête du contremaître,M. Palermo, qui est, soit dit en passant, fortadepte de la bouteille, comme le prouvent lesnombreuses contusions dont il porte la trace dufait de ses chutes entre les tables de coupe etles machines à coudre, mais en vain. Il étaitprobablement en train d’engloutir quelquedéjeuner purement liquide dans une desnombreuses tavernes ui parsèment notrevoisinage. Il y a un bar à chaque coin de ruedans les alentours des Pantalons Levy – signeque les salaires sont épouvantablement bas dansle quartier. Les pâtés de maisons où lasituation est particulièrement désespéréepossèdent jusqu’à trois et quatre assommoirs àchaque carrefour.

Dans ma candeur naïve, je me figurais que le

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jazz obscène que déversaient les haut-parleursaccrochés au mur de l’usine était à la racine del’apathie que je pouvais constater chez lestravailleurs. La psyché ne peut supporter qu’unecertaine quantité d’agressions et debombardements par ces rythmes avant de sedéfaire et de s’atrophier. Ce fut pourquoi je memis en quête du commutateur, le trouvai, etinterrompis la musique. Ce geste ne me valutqu’un cri unanime de protestation de la part desouvriers soudés dans la réprobation de mapersonne à laquelle ils commencèrent de jeterdes regards fort peu engageants. Je remis doncla musique, arborant un large sourire et faisantforce gestes de la main pour reconnaîtrel’erreur de jugement que j’avais commise ettenter de gagner la confiance des ouvriers.(Dans leurs immenses yeux blancs, je lisaisdéjà ma condamnation. Il me faudrait refairebeaucoup de terrain avant de les convaincre del’ardeur presque névrotique qui me poussait à

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leur venir en aide.)

À l’évidence, le fait d’avoir été sans cesseexposés à cette musique avait fini par créer eneux une réaction quasi pavlovienne au bruit,réaction qu’eux-mêmes prenaient pour duplaisir. Ayant passé d’innombrables heures dema vie devant la télévision à observer lesmalheureux gamins qui dansent sur desmusiques de ce genre, je connaissais le spasmephysique qu’elles sont censées faire naître chezl’auditeur et je tentai aussitôt d’en esquisser mapropre version – assez retenue – pouramadouer tout à fait les ouvriers. Je doisreconnaître que mon corps se mouvait avec uneagilité surprenante. Je dois posséder un sensinné du rythme ; mes ancêtres durent sedistinguer lors des gigues sur la lande. Ignorantdélibérément les yeux des travailleurs, je memis à danser en traînant les pieds sous l’un deshaut-parleurs. Je me trémoussais en hurlant et

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en marmonnant des insanités : « Ouais, ouais,ouais ! Chauffe, allez, chauffe ! Vas-y petit !Visez un peu les amis ! Oui ! Oua-ho ! » Je susque j’avais refait le terrain perdu avec euxquand un certain nombre se mirent à rire en memontrant du doigt. Je ris aussi pour bien leurfaire voir que je partageais leur bonne humeur.De Casibus Virorum Illustrium ! De la chutedes grands hommes ! Et certes ma chute seproduisit. Littéralement. Mon considérableorganisme, affaibli par tous ces tours sur lui-même (et ce, surtout dans la région du genou),finit par se révolter. Je m’abattis avec fracassur le sol, alors même que je m’apprêtais àesquisser l’un des pas les plusremarquablement pervers qu’il m’ait été donnéde voir à plusieurs reprises à la télévision. Lesouvriers semblèrent sincèrement ennuyés pourmoi et m’aidèrent à me relever avec une grandecourtoisie, souriant de la manière la plusamicale. Je fus enfin persuadé que je n’avais

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plus rien à craindre du faux pas (en françaisdans le texte, NdT) que j’avais commis eninterrompant leur musique.

Malgré tout ce à quoi on les soumet depuis silongtemps, les Noirs n’en sont pas moins desgens plutôt sympathiques dans leur immensemajorité. Je n’ai guère eu l’occasion d’enrencontrer : décidé à ne fréquenter que meségaux, je ne fréquente bien évidemmentpersonne puisque je suis sans égal. Enconversant avec plusieurs travailleurs –lesquels semblaient tous désireux de parleravec moi – je découvris qu’ils touchaient unsalaire encore inférieur à celui de Miss Trixie.

En un sens, je me suis toujours senti commeune lointaine parenté avec la race des gens decouleur parce que sa position est assezcomparable à la mienne : l’un et l’autre nousvivons à l’extérieur de la société américaine.

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Certes, mon exil à moi est volontaire. Tandisqu’il est trop clair que nombre d’entre lesnègres caressent le vœu de devenir desmembres actifs des classes moyennesaméricaines. Je n’arrive pas à me figurerpourquoi. Mais je dois reconnaître que, de leurpart, ce désir me conduit à mettre en questionleur sens des valeurs. Cependant, s’ilssouhaitent rejoindre les rangs de labourgeoisie, ce n’est pas mon affaire. Qu’ilsscellent en paix leur propre destin fatal.Personnellement, je m’agiterais avec ladernière énergie si je soupçonnais quelqu’un devouloir m’aider à m’élever jusqu’aux classesmoyennes. J’entreprendrais de faire del’agitation contre la personne assez folle pourse lancer dans cette aventure, on l’aura bien sûrcompris. L’agitation prendrait la forme denombreux défilés de protestation avecbanderoles, pancartes et slogans – « À bas lesclasses moyennes ! » « Classes moyennes go

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home ! » etc. Je verrais sans inconvénientl’explosion d’un ou deux coquetèles molotovpour faire bon poids. J’ajoute que j’éviteraissoigneusement de m’asseoir à côté des classesmoyennes dans les restaurants et les transportspublics, afin de défendre la grandeur etl’honnêteté intrinsèques de mon être. Si unBlanc des classes moyennes poussaitl’inconscience suicidaire jusqu’à venirs’asseoir près de moi, j’imagine que luiassènerais une dégelée de coups sur la tête etles épaules à l’aide d’une de mes grandesmains, tout en me servant de l’autre pour lanceradroitement un de mes coquetèles molotov àl’intérieur du premier bus bondé de Blancs desclasses moyennes qui viendrait à passer. Que lesiège de ma personne dure un mois ou un an, jesuis persuadé qu’en dernier ressort tout lemonde finirait par me laisser la paix, une foisle bilan du carnage et des dommages matérielsétabli.

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J’admire d’ailleurs la terreur que les Noirs sontcapables d’instiller dans le cœur de certainsmembres du prolétariat blanc (voici un aveuassez personnel) et je voudrais de toute monâme disposer d’une capacité semblable. LeNoir terrifie simplement en étant soi-même,alors que je suis contraint de recourir à uncertain nombre de manœuvres d’intimidationpour atteindre le même résultat. Peut-êtreaurait-il fallu que je fusse un Noir. M’est avisque j’aurais fait un Noir de dimensionsconsidérables et tout à fait terrifiant, pressantcontinuellement mes vastes cuisses contre lesmaigres cuisses ridées des vieilles Blanchesdans les transports publics afin de leur tirerplus d’un glapissement de panique. Sanscompter d’ailleurs que, nègre, je cesseraisd’être en butte aux tracasseries de ma mère quime somme de trouver un bon emploi –puisqu’il n’existerait pas de bons emplois. Ma

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mère elle-même, vieille négresse usée, seraitbrisée par des années et des années de labeurancillaire sous-payé et n’aurait pas la forced’aller au bouligne le soir. Nous pourrionsmener elle et moi une existence des plusplaisantes dans quelque cabane moisie d’unquelconque bidonville, dans un état decontentement paisible, dépourvu de touteambition, conscients d’être des rebuts sociauxet dégagés, par le fait même, de toute nécessitéde nous agiter en d’inutiles efforts.

Toutefois, je dois préciser que je ne désirenullement assister en spectateur à la hideuseascension des Noirs au sein des classesmoyennes. Ce mouvement m’apparaît commeune grave insulte à leur intégrité collective.Mais revenons à nos moutons, en l’occurrencedes pantalons, les Pantalons Levy. Pourl’avenir, je me réserve la possibilité de rédigerune histoire sociale des États-Unis depuis le

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poste d’observation privilégié que j’occupeactuellement. Que le Journal d’un jeunetravailleur connaisse un certain succès delibrairie et je m’attacherai peut-être à croquerde ma plume un portrait de notre pays. Cedernier exige le regard d’un observateurtotalement désengagé, comme l’est votre jeunetravailleur, et je possède déjà dans mesdossiers une quantité assez formidable de noteset de pensées rapides à partir desquelles il meserait loisible de décrire – et de juger –l’époque actuelle.Laissons-nous donc porter sur l’aile de la prosejusqu’à l’usine et à ses employés qui m’ontsuggéré cette longue digression. Comme jevous disais, ils venaient de me soulever dansleurs bras, mon numéro de danse et ma chuteayant suscité un intense sentiment decamaraderie. Je les remerciai cordialement,tandis que dans leurs divers accents anglais duXVIIe siècle, ils s’enquéraient de ma condition

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avec beaucoup de sollicitude. Je n’étais pasblessé et l’orgueil étant un péché auquel j’ai lesentiment d’échapper en général, cetteconstatation valait pour le moral comme lephysique.J’entrepris alors de les questionner à propos del’usine, ce qui était le but réel de ma visite. Ilsétaient tout à fait désireux de parler avec moiet semblaient même particulièrementintéressés a ma personne. La monotonie desheures passées entre les tables de coupedoublait semblait-il le plaisir des visites. Laconversation fut très libre, encore que lestravailleurs ne parussent guère souhaiter endire long quant à leurs tâches. À vrai dire,c’était à moi plus qu’à toute autre chose qu’ilssemblaient s’intéresser. Loin de m’enformaliser, je répondis de mon mieux à toutesleurs questions jusqu’à ce qu’elles se fissenttrop intimes et indiscrètes à mon goût.Certains d’entre eux, qui avaient eu l’occasion

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de s’aventurer dans les bureaux pour une raisonou une autre, posèrent des questions précisesconcernant la croix et les autres décorationsannexes. Une dame fort exaltée sollicital’autorisation (qu’elle obtint bien évidemment)de rassembler à l’occasion certains de sesconfrères autour de la croix afin d’y chanterdes spirituals. (J’abhorre les spirituals et ceshymnes mortelles des calvinistes du XIXe

siècle, mais j’étais prêt à supporter cesagressions contre mes tympans si ellespouvaient faire le bonheur des ouvriers.) Quandje les questionnai à propos des salaires, ce futpour découvrir que leur enveloppehebdomadaire contenait moins de trente (30)dollars. Tout bien considéré, j’estime que toutepersonne mérite un salaire déjà supérieur àcelui-là pour le simple fait de passer cinq jourspar semaine dans une usine, et plus encore uneusine du genre des Pantalons Levy dont le toitcriblé de fuites menace de s’effondrer à tout

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moment. Et qui sait ? Ces gens ont peut-êtrebeaucoup mieux à faire que de traîner leuroisiveté aux Pantalons Levy – composer dujazz, inventer des danses nouvelles – bref faireces choses, quelles qu’elles soient, qu’ils fontavec une telle facilité. Nulle raison des’étonner que régnât une telle apathie àl’intérieur de l’usine. Il n’en demeurait pasmoins incroyable que le tran-tran stérile del’atelier de production pût cohabiter avecl’activité fébrile des bureaux à l’intérieur d’uneunique entreprise (Pantalons Levy). Eussé-jeété l’un des ouvriers de l’usine (et j’eusse faitun ouvrier particulièrement imposant etterrifiant, comme je l’ai dit plus haut) quej’eusse depuis longtemps fait irruption dans lesbureaux pour exiger un salaire décent.

Ici, il convient que je rédige une note enpassant. Du temps que je fréquentaisl’université avec un mépris amusé, je fis

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connaissance un jour à la cafétéria d’unedemoiselle Myrna Minkoff, jeune étudiantebraillarde et insultante, originaire du Bronx.Cette experte de la concurrence généralisée futattirée à la table où je tenais ma cour par lasingularité et le magnétisme qui émanaient detout mon être. Au fur et à mesure que lamagnificence et l’originalité de ma vision dumonde trouvaient à s’expliciter dans laconversation, la péronnelle se mit à m’attaquerà tous les niveaux, allant jusqu’à me décocherd’assez vigoureux coups de pied sous la table.Je la fascinais et lui faisais perdre le fil de sapropre pensée, bref, je la dépassais. Ledésespérant esprit de clocher provincial desghettos de Gothma ne l’avait pas préparée à larencontre d’un être aussi unique que votrejeune travailleur. Myrna croyait, voyez-vous,que tous les êtres humains à l’ouest et au sudde l’Hudson étaient des coboilles illettrés ou,pis encore, des protestants blancs, groupes

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humains collectivement spécialisés dansl’ignorance, la cruauté et la torture. (Je nesouhaite pas prendre ici la défense desprotestants blancs que je tiens moi-même enassez piètre estime.)

Les manières grossières et brutales de Myrnaeurent bientôt chassé mes courtisans de matable et nous nous retrouvâmes en tête à têtedevant des cafés froids et des problèmesbrûlants. Constatant que je refusais de tomberd’accord avec ses braiements elle me dit quej’étais manifestement antisémite. Sa logiqueétait une combinaison de demi-vérités et declichés, sa vision du monde un pot-pourrid’idées fausses tirées d’une histoire de notrepays écrite du point de vue d’un tunnel dumétro. Elle fouilla dans une gigantesquesacoche noire et me jeta pratiquement à lafigure des exemplaires maculés de graisse deMen and Masses (Hommes et masses), de

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Now ! (Maintenant !), de Broken Barricades(Barricades brisées), de Surge (Debout !) et deRevulsion, ainsi que d’innombrables tracts,manifestes et brochures émanantd’organisations dont elle était l’un desmembres les plus actifs : les Étudiants pour laLiberté, la Jeunesse pour le Sexe, les BlackMuslims, les Amis de la Lituanie, les Enfantspartisans des Mariages Mixtes, les Conseils deCitoyens Blancs, etc. Myrna était, comme vousle voyez, prodigieusement engagée dans lasociété, tandis que moi, plus âgé et plus sage,j’étais au contraire terriblement dés-engagé.

Elle avait réussi à extorquer pas mal d’argent àson père pour venir s’inscrire dans notreuniversité, histoire de voir un peu « lacambrousse ». Malheureusement, elle tombasur moi. Le traumatisme de cette premièrerencontre nourrit nos masochismes respectifset aboutit à une liaison (platonique). (Myrna

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était décidément masochiste. Elle n’étaitheureuse qu’au moment où un chien policierplantait ses crocs dans ses collants noirs, ouquand on l’entraînait en la tirant par les piedssur les degrés du palais de justice ou du sénat.)Je dois reconnaître que je l’ai toujourssoupçonnée d’être sensuellement intéressée àma personne, mon attitude fermementrestrictive à l’égard de la sexualité l’intriguant.En quelque sorte, je devins l’un de sesinnombrables combats et projets. Je réussis,cependant, à repousser chacune de ses attaquescontre le château fort de mon corps et de monesprit. Dans la mesure où, séparément, noussuffisions déjà, Myrna et moi, à plonger lesautres étudiants dans une extrême confusion,notre couple était doublement déconcertantpour les cervelles d’oiseaux sudistes etsouriantes qui composaient le gros du corpsdes étudiants. Les ragots du campus, j’ai cru lecomprendre, nous liaient dans les intrigues les

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plus indiciblement dépravées.

La panacée de Myrna, son vulnéraire universel,remède contre l’affaissement de la voûteplantaire et la dépression nerveuse, était lasexualité. Elle convainquit de cettephilosophie, avec des conséquences tout à faitcatastrophiques, deux belles sudistes qu’elleavait prises sous son aile pour éclairer leurscervelles réactionnaires et obscurantistes.Mettant en pratique les conseils de Myrna avecl’aide intéressée de nombreux jeunes gens,l’une des deux ravissantes fit une dépressionnerveuse, tandis que l’autre tentait sans succèsde s’ouvrir les poignets avec un tesson debouteille de Coca-Cola. Myrna expliquaqu’elles étaient toutes deux trop réactionnairesdès l’origine et, avec un regain de vigueur, ellese remit à prêcher l’intensité de la pratiquesexuelle dans toutes les classes et dans toutesles pizzerias, au point qu’elle manqua se faire

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violer par un appariteur du bâtiment desSciences Sociales. Entre-temps, je tentais de lamettre sur la voie de la vérité.Au bout de quelques semestres, Myrna disparutde l’université après avoir déclaré dans sonstyle agressif et insultant : « Cet établissementn’a rien à m’apprendre que je ne sache déjà. »Les collants noirs, la crinière crepue, lamonstrueuse sacoche – tout cela disparut d’uncoup et le campus retrouva sa léthargiecoutumière et ses flirts inoffensifs. J’ai revucette péronnelle libérée à plusieurs reprisesdepuis lors car, de temps à autre, elle se livre àune « tournee d’inspection » dans le Sud,finissant toujours par s’arrêter à La Nouvelle-Orléans pour me haranguer et tenter de meséduire à l’aide des sinistres chants deprisonniers et de forçats qu’elle interprète engrattant sa guitare. Myrna est extrêmementsincère, hélas ! elle est aussi extrêmementirritante.

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Quand je l’ai vue à la fin de sa dernière« tournée d’inspection », elle était assezabattue. Elle avait fait étape un peu partout àtravers le Sud rural pour enseigner aux nègresdes chansons folkloriques qu’elle apprenait à labibliothèque du Congrès. Les nègres, selontoute apparence, préféraient des musiques pluscontemporaines et augmentaient insolemmentle son de leurs transistors quand Myrnaentonnait l’une de ses odes lugubres. Si lesnègres avaient fait de leur mieux pour l’ignorer,les Blancs s’étaient au contraire beaucoupintéressés à elle. Des bandes de petits Blancset de péquenots l’avaient chassée des villages,crevant ses pneus et lui appliquant mêmequelques coups de fouet sur les avant-bras. Elleavait été poursuivie par des molosses, piquéede coups d’aiguillon, mordue par des chienspoliciers, quelque peu arrosée de chevrotines.Elle avait été à la fête pendant tout le temps

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qu’avaient duré ces persécutions, et m’avaitmontré fièrement (et, je dois le dire, trèssuggestivement) la marque des crocs sur lehaut de sa cuisse. Mes yeux incrédulesnotèrent, non sans effarement, qu’elle avait,pour l’occasion, troqué ses habituels collantsnoirs pour une paire de bas sombres. Elle neparvint toutefois pas à faire monter ma tensionartérielle.

Nous entretenons une correspondance assezrégulière. Le thème principal des missives deMyrna est toujours de me presser de participerà telle ou telle manifestation, défilé, marche,occupation et protestation. J’ai toujoursnégligé de suivre ses conseils. Un thèmemineur est de me presser d’aller la rejoindre àManhattan, afin que nous puissions de conservesemer la confusion dans ce haut lieu del’horreur mécanisée. S’il m’arrive un jour deme sentir réellement bien, en parfaite santé, je

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ferai peut-être le voyage. Au moment même oùj’écris, la fieffée péronnelle est sans doute aufond d’un tunnel du métro, fonçant sous leBronx d’une réunion de protestation à unequelconque orgie de chansons folkloriques,voire pire encore. Un jour, il ne fait aucundoute que les autorités qui gouvernent notresociété l’appréhenderont sur la simpleaccusation d’être elle-même. Son incarcérationconférera enfin un sens à sa vie et mettra unterme à ses colères et à sa frustration.

L’une de ses récentes communications étaitplus audacieuse et plus agaçante qued’ordinaire. Il faut quelle reçoive la réponsequ’elle a méritée et j’ai donc pensé à elle enpassant en revue les conditions de dénuementqui prévalent à l’usine. Je me suis confiné troplongtemps dans mon isolement miltonien. Il estmanifestement temps que je renonce à mesméditations pour pénétrer audacieusement dans

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la société, non à la manière passive etennuyeuse des Minkoff, mais avec style etpanache.

Vous serez les témoins de certaine décisioncourageuse, hardie, voire agressive de la part del’auteur de ces lignes, décision qui révélera unesprit militant d’une vigueur et d’uneprofondeur inattendues chez une natureapparemment si bénigne. Demain je décrirai endétail ma réplique aux Myrna Minkoff de cebas monde. Il en résultera peut-être, soit dit enpassant, la ruine de M. Gonzales qui cesserad’être une puissance au sein de Pantalons Levy.Il faut s’occuper de ce monstre comme ilconvient. Je ne doute pas que l’une des pluspuissantes organisations pour la défense desdroits civils ne me couvre de lauriers.

Une douleur presque intolérable torture mesdoigts, résultat de cette surabondance

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d’écriture. Je dois poser le crayon, moninstrument de vérité, afin de baigner mes mainsinfirmes dans quelque eau tiède. C’estl’intensité de mon dévouement à la cause de lajustice qui a été cause de cette longue diatribeet je sens que mon cycle Levy va me portersous peu vers de nouveaux succès.

Santé : Mains souffrantes. Anneauprovisoirement ouvert (à moitié).

Vie mondaine : Rien aujourd’hui. Maman estencore sortie, fardée comme une courtisane.Vous sourirez peut-être d’apprendre qu’un deses acolytes a récemment révélé à quel pointson cas était désespéré en manifestant uneattirance fétichiste pour les autocarsGreyhound.

Je vais prier saint Martin, patron des mulâtres,pour qu’il nous vienne en aide à l’usine.

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Comme on l’invoque parfois contre les rats, ilpourrait peut-être nous venir en aide au bureauaussi.

Jusqu’au revoir,

Gary, votre jeune travailleur.

V

Le docteur Talc alluma une Benson& Hedges tout en regardant par lafenêtre de son bureau du bâtiment dessciences sociales. De l’autre côté ducampus baigné d’ombre il apercevaitquelques lumières, celles des cours dusoir qui avaient lieu dans d’autres

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bâtiments. Depuis le début de la soiréeil avait mis son bureau sens dessusdessous dans l’espoir de retrouver sesnotes sur les monarques légendaires del’histoire d’Angleterre. Il les avaitprises jadis à la hâte, pendant sa lectured’une brève histoire de Grande-Bretagneen édition de poche. Il était censé donnerune conférence le lendemain et il étaitdéjà huit heures trente. Commeconférencier, le docteur Talc s’étaittaillé une réputation d’humoristesarcastique dont les généralisationsaisément assimilables faisaient, enparticulier, le bonheur des étudiantes etaidaient à dissimuler son ignorance danstous les domaines et, plusparticulièrement, dans celui de l’histoire

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d’Angleterre.Mais Talc lui-même se rendait bien

compte qu’aucune pirouette, aucun motd’esprit, ne pourrait le sauver cette fois,car du roi Arthur et du roi Lear il nesavait strictement rien, sinon que cedernier avait eu des enfants. Posant sacigarette dans le cendrier, il reprit sesrecherches à partir du tiroir du bas. Toutau fond du tiroir, il y avait une pile devieux papiers qu’il n’avait pas examinésde fond en comble lors de sa premièrefouille méthodique du bureau. Posant lapile sur ses genoux, il la feuilletasoigneusement et constata qu’elle étaitprincipalement constituée, comme il sel’était figuré tout à l’heure, de vieuxdevoirs qu’il n’avait jamais rendus aux

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élèves et qui s’étaient accumuléspendant plus de cinq ans. En retournantl’un des devoirs, il aperçut une feuillegrossièrement arrachée à un cahier BigChief qui commençait à jaunir et surlaquelle on avait tracé au crayon rouge,en caractères d’imprimerie, le messagesuivant :

Votre totale ignorance de ce que vous faitesprofession d’enseigner mérite la peine de mort.Vous ignorez probablement que saint Cassiand’Imola mourut sous les coups de stylet de sesélèves. Sa mort, martyre parfaitementhonorable, en a fait le saint patron desenseignants.

Implorez-le, stupide engeance, minable joueurde golf, snobinard des courts, lampeur decoquetèles, pseudo-cuistre, car vous avez

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effectivement grand besoin d’un patronagecéleste. Vos jours sont comptés mais vous nemourrez pas en martyr, car vous ne défendeznulle sainte cause – vous mourrez comme lefieffé imbécile, l’âne bâté que vous êtes.

ZORRO

On avait dessiné une épée sur ladernière ligne de la page.

— Je me demande ce qu’il a bien pudevenir, dit Talc à haute voix.

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SIX

La guinguette de Mattie se dresse àun coin de rue dans le secteur Carrolltonde la ville où, après une dizaine dekilomètres de course parallèle, l’avenueSt. Charles et le Mississippi serejoignent, marquant la fin de celle-làmais pas de celui-ci. Dans les deuxbranches de l’angle formé d’une part parl’avenue et ses voies de tramway, del’autre par le fleuve, la jetée et les voiesde chemin de fer, se dresse comme unpetit quartier distinct du reste de la ville.L’air y est chargé en permanence duremugle écœurant de la distillerieinstallée sur le fleuve. Par les chauds

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après-midi d’été, quand le vent souffledu fleuve, l’odeur devient carrémentsuffocante. Ce quartier s’est bâti voilàun siècle environ, au petit bonheur, et,de nos jours, c’est tout juste s’il a l’airurbain. Les rues de la ville, après avoirtraversé l’avenue St. Charles pourpénétrer dans le quartier, renoncentprogressivement à l’asphalte au profit dugravier. C’est comme un vieux villagerural – possédant même quelquesgranges – un microcosme campagnardmystérieusement égaré au milieu de laville.

La guinguette de Mattie a la mêmeallure que toutes les autres bâtisses dupâté de maisons auquel elle appartient :elle est basse, n’a jamais été peinte et

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s’écarte de la verticale. La guinguette estlégèrement de guingois, elle penche versla droite, attirée par le fleuve et lesvoies de chemin de fer. Sa façade estpratiquement invulnérable, entièrementbardée d’affiches publicitaires de fer-blanc vantant les mérites de diversesbières, cigarettes et boissons nonalcoolisées. Même le store de la ported’entrée de la guinguette de Mattie estpublicitaire, offert par une boulangerieindustrielle.

On trouve chez Mattie unecombinaison de bar et d’épicerie, cedernier aspect se limitant à un choix trèsrestreint d’aliments – boissons, pain etconserves pour l’essentiel. Derrière lebar, une glacière tient au frais quelques

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livres de charcuterie. Mais il n’y a pasde Mattie. Le propriétaire café au lait1,M. Watson, dispose seul du pouvoir surce maigre fonds de commerce.

— Le problème y vient de ce que j’aipas de vocation, voilà ! était en train dedire Jones à M. Watson.

Jones était perché sur un tabouret debois, les jambes repliées sous luicomme les crocs d’une pince à sucre,prêtes à emporter le tabouret sous lesvieux yeux étonnés de M. Watson.

« Si j’avais n’importe quelleformation, chais pas moi, je serais pas àlaver par terre chez c’te vieille pute.

— Tiens-toi bien, répondit assezvaguement M. Watson. Sois bienconvenable avec la dame.

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— Quoi ? Mais t’entraves que dalle,mon vieux ! Tu t’rends compte que jebosse avec un oiseau, un oiseau !

Jones dirigea un jet de fumée del’autre côté du comptoir.

« D’accord, ça m’fait plaisir que lap’tite ait sa chance ! Y a déjà longtempsqu’a bosse pour ct’enfoirée de Lee. Fautqu’a s’en sorte, d’accord ! Maisc’t’oiseau, chparie qu’y gagne pus quemoi ! Oua-ho ! C’est dingue !

— Suffit d’être gentil, Jones.— Oua-ho, dis ! c’est pas possib !

C’est un lavage de cerveau qu’on t’afait ! Y a pourtant personne qui vientt’laver ton plancher à toi ! C’est drôle,tu trouves pas ? Dis-moi comment queça se fait ?

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— Ne va pas t’attirer des ennuis.— Mais dis, on dirait c’t’enfoirée

d’Lee elle-même, à t’entendre. Vousdevriez vous rencontrer tous les deux,chtassure. Elle va t’adorer. Elle te dira :« Salut mon garçon ! T’es exactement legenre de vieux négro à la con, bienpropre et soumis et tout que j’ai cherchétoute ma vie ! » Qu’a t’dira. « Dis,pisque t’es si gentil mignon tout plein çat’dirait d’m’encaussiquer mon plancher,hein, vieux yabon ? T’es si chou, çat’dirait d’me cirer les grolles ? Et d’merécurer mes cagouinces s’en était doncvraiment ? » Et toi t’y dirais « Ouimadame, bien madame, bien sûrmadame, tout de suite madame, ce seratout, madame ? Vous pouvez y aller,

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j’me tiens bien et chuis bienconvenable. » Et puis un jour tut’casseras l’cul en tombant du haut d’unescabeau que t’étais grimpé pour yastiquer son lustre, et a s’ra là avecd’autres copines poufiasses à elle àcomparer leurs prix et a t’jettera despièces de monnaie par terre en riant« Dis donc, c’est minable c’que tu faislà mon pauv’gars. Rapporte-moi mespièces de monnaie tout d’suite ouj’appelle les flicards ! » Oua-ho !t’aurais l’air fin !

— Elle a pas dit qu’elle appelleraitles flicards si tu l’ennuies, cette dame,hein ?

— Ouais, c’est bien comme çaqu’elle me tient ! Oh, chcrois que cte

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Lee, alla des liens avec les flicards. Àl’arrête pas d’me causer de c’t’amiqu’all aurait comme ça dans les flicards.À dit qu’alla un établissement de classeque jamais un flicard y mettrait lespieds.

Jones souffla un lourd nuage d’orageau-dessus du petit comptoir.

« Pourtant, a fabrique bien quelquechose, tout d’même, avec c’t’enfoiréd’orphelin, tout d’même, y a pas, atrafique. Dès qu’une personne commeLee te cause de « charité » tu sais qu’y adu pas réglo dans l’air ! D’ailleurs chaisbien qu’y a du pet puisque le chef auxorphelins il a justement arrêté d’venirdepuis qu’j’ai commencé à poser toutesmes questions. Merde ! Ça m’botterait

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d’découvrir c’qui s’trafique là-d’ssous.J’en ai ma claque d’êt’ coincé dansc’piège à cons à vingt sacs la semaine àbosser avec un oiseau qu’est grandcomme un aigle, sans blague ! J’veuxarriver, moi, mon vieux ! J’veux l’airconditionné, j’veux la télé couleurs etrester à picoler des trucs meilleurs quela bière, merde !

— Une autre bière ?Jones regarda le vieux Watson à

travers ses lunettes de soleil.— T’essayes de m’vendre une

aut’bière, à moi, un pauvre nègre quis’casse le cul pour gagner vingt sacs parsemaine ? Tu crois pas qu’y s’rait tempsqu’tu m’payes une bière avec tout l’bléque tu rafles en vendant des charcuteries

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et des bibines à des tas de pauvresnègres ? T’as eu les moyens d’envoyerton gars à l’université avec tout l’bléqu’t’as fait ici.

— Il est maître d’école, maintenant,dit fièrement Watson en ouvrant unecanette.

— Le veinard. Et moi qui suis pasallé à l’école deux ans dans toute mavie, dis donc ! Ma maman toujoursdehors à laver l’linge des autres. Quic’est qui m’aurait même parlé d’aller àl’école, hein ? Moi chpassais mon tempsà rouler un pneu dans la rue, pour memarrer, quoi. Maman qui lave, moi quiroule, personne qu’apprend rien – etmerde ! T’en connais qui cherchent desrouleurs de pneu pour leur refiler des

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boulots, toi ? Moi pas. Alors j’mer’trouve à bosser pour des clopinettes etavec un bestiau, en plus, et pour unepatronne qui doit vendre de la mouched’Espagne aux enfants. Oua-ho !

— Bah, si la situation est vraimentmauvaise…

— Vraiment mauvaise ? Ho, hé, maisc’est l’esclavage moderne là où quej’bosse, voilà ! Si j’me barre, j’me faiscoxer pour vagabondage. Si j’reste,chtravaille légalement et tout pour unsalaire qu’est même pas le bout du débutdu commencement du salaire minimum !

— Je vais te dire ce que tu peuxfaire, moi, dit M. Watson en se penchantvers Jones par-dessus le comptoir et enlui donnant la bière.

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L’autre homme qui était au comptoirs’inclina vers eux pour ne rien perdre deleur conversation. Il la suivait en silencedepuis quelques minutes déjà.

« Essaye un p’tit coup de sabotage.C’est la seule manière de se battrequand on est piégé comme tu l’es.

— Comment ça, du « sabotage » ?— Tu le sais très bien, mon vieux,

chuchota M. Watson. Comme labonniche qu’est pas assez payée alorselle renverse tout le poivre dans lasoupe par accident. Comme le gardiend’parking qu’en a marre de s’faireinsulter et qui glisse sur une flaqued’huile et paf ! il emplafonne une tire.

— Oua-ho ! fît Jones. Comme legosse qui fait magasinier au

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supermarché et qui d’un seul coup s’metà avoir les doigts glissants. Paf ! unedouzaine d’œufs qui s’cassent la gueulepasqu’on lui paie pas ses heures sup.Hé, hé !

– Tu m’as compris.— Nous, c’est du gros sabotage – du

gros – qu’on prépare, dit l’autre homme,rompant le silence qu’il avait respectéjusqu’alors. On prépare une grossemanif là où j’bosse.

— Ah ouais ? Où ça ? demandaJones.

— Aux Pantalons Levy. Y a ce grosBlanc qu’est v’nu nous voir à l’usinepour dire qu’il était temps qu’on balanceune bombe nucleyère su la boîte !

— Dis donc c’est pas du sabotage,

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dit Jones, c’est la guerre.— Faut être bien convenable, bien

respectueux, dit Watson à l’inconnu.L’homme se mit à rire, rire à en avoir

les larmes aux yeux.— Y dit qu’y prie pour les mulâtres

et les rats du monde entier, ce type.— Les rats ! Oua-ho ! C’est un cinglé

cent pour cent garanti sur facture quevous vous appuyez les mecs !

— Il est très malin, dit l’homme, surla défensive. Et très religieux, en plus. Ys’est construit une grande croix en pleinmilieu du bureau !

— Eh ben dis donc !— Y dit, vous autres, vous seriez pus

heureux au Moyen Âge. Y vous restequ’à prendre un canon et des flèches y

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dit comme ça. Et foute une bombenucleyère sus t’endroit.

L’homme rit de nouveau.« Et c’est vrai qu’y a rien d’autre à

foutre dans c’t’usine ! Il est toujoursintéressant quand y s’met à causerc’foutu moustachu ! Y va nous organiserune grande manifestation qu’y dit qu’lesaut’ manifs à côté ce s’ra d’l’ouvrage dedames !

— Ouais, ben y va vous conduire toutdroit en prison, tous tant qu’vous êtes situ veux mon avis, dit Jones en ajoutantencore à la couverture nuageuse ducomptoir, ça m’a tout l’air d’un dinguecomplet ton enfoiré d’Blanc.

— Faut dire qu’il est un peu bizarre,reconnut l’homme. Mais y bosse au

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bureau, tout de même, et l’chef debureau, l’père Gonzala, y l’trouve super,ce mec, faut dire. Y l’laisse faire toutc’qui veut, tout ! Y l’laisse mêmerevenir à l’usine autant qu’y veut. Y ades tas d’gars qui sont prêts à manifesteravec lui. Y nous dit comme ça qu’il a lapermission à m’sieur Levy soi-même enpersonne, que m’sieur Levy y veut qu’onmanifeste ! Pour s’débarrasser duGonzala. Qui sait ? Y nous augment’rontp’têt. Le père Gonzala il a déjà latrouille du gros.

— Dis donc, mon pote, à quoi quiressemble au juste ton sauveur blanc,là ? demanda Jones, soudain intéressé.

— Il est très grand et gros, il a unecasquette de chasse qu’y porte

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absolument tout l’temps.Les yeux de Jones s’agrandirent

derrière ses lunettes.— Non ! Et elle est verte, sa

casquette ? Il a une casquette verte ?— Ouais, comment qu’tu l’sais ?— Oua-ho ! fit Jones. Eh ben, vous

êtes dans la merde, les gars ! Y a déjà unflicard sur les traces de vot’enfoiré. Ilest v’nu aux Folles Nuits, une fois, ys’est mis à entreprendre la Darlene avecdes histoires de car.

— Eh ben ça c’est pas ordinaire, ditl’homme. Figure-toi qu’y nous a causéd’un car à nous autres aussi, y nous a ditcomme ça qu’y s’avait jeté au cœur desténèbres dans un car, une fois, y nous adit.

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— C’est le même. Approchez pas cemalade ! Il est recherché par lesflicards. Vous les nègres, vous allez tousvous retrouver en taule pour ses beauxyeux. Gros comme une maison !

— Bah, va falloir que j’y demande,fit l’homme. Pas question d’participer àune manif organisée par un taulard.

II

M. Gonzales était arrivé tôt, selonson habitude. Il avait symboliquementallumé le petit radiateur à gaz et unecigarette à filtre avec la même

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allumette – deux torches signalant ledébut d’une nouvelle journée de travail.Pour l’heure, il s’appliquait à sesméditations habituelles. M. Reilly avaitajouté la veille une nouvelle touche à ladécoration du bureau. Des rubans depapier crépon mauve, gris et brunformaient des guirlandes entre chaqueampoule électrique. La croix, lesécriteaux, et maintenant les guirlandes –le chef de bureau songeait auxdécorations de Noël et se sentait devenirvaguement sentimental. Jetant un regardheureux dans le domaine de M. Reilly, ilremarqua avec un vif plaisir que lesharicots avaient commencé à pousseravec une telle vigueur que des vrillesvertes retombaient maintenant entre les

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poignées des classeurs métalliques.M. Gonzales se demanda commentl’archiviste pouvait prendre soin de sesarchives et procéder à ses classementssans abîmer les tendres pousses. Il enétait là de ses réflexions quand il eut lasurprise de voir paraître M. Reilly enpersonne qui franchit comme une torpillela porte du bureau.

— Bonjour, monsieur, lança Ignatiusassez brusquement, son écharpe-châleflottant horizontalement derrière luicomme la bannière de quelque clanécossais sur le sentier de la guerre.

Une caméra bon marché lui pendait àl’épaule et, sous un bras, il transportaitune espèce de paquet qui semblait undrap de lit roulé.

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— Vous arrivez bien tôt, ce matin,monsieur Reilly.

— Où voulez-vous en venir ?J’arrive chaque matin à la même heure.

— Certes, certes, dit docilementM. Gonzales.

— Iriez-vous croire que j’arrive plustôt aujourd’hui dans une intentionparticulière ?

— Mais non, non, je…— Parlez, monsieur ! Pourquoi vous

montrez-vous si étrangementsuspicieux ? Vos yeux clignentlittéralement sous l’effet de la paranoïa !

— Quoi donc, monsieur Reilly ?— Vous m’avez fort bien entendu,

répondit Ignatius avant de franchirpesamment la porte de l’atelier.

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M. Gonzales tenta de reprendre soncalme mais fut de nouveau troublé pardes espèces de hourrah provenant del’atelier. Peut-être, songea-t-il, l’un desouvriers est devenu papa ou a gagné ungros lot. Tant que les ouvriers luifichaient la paix, il ne demandait pasmieux que de leur rendre le mêmeservice. À ses yeux, ils faisaient partiedes activités purement physiques desPantalons Levy et n’étaient nullementliés au « centre cérébral ». Il n’avait pasà se soucier d’eux, placés qu’ils étaientsous le contrôle éthylique de Palermo.Quand il serait parvenu à rassemblersuffisamment de courage, il comptaitbien toucher un mot à M. Reilly – avectoute la diplomatie souhaitable, bien

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sûr – du temps qu’il passait désormaisdans l’atelier. Mais, précisément,M. Reilly se faisait de plus en plusdistant et difficile à aborder, cesderniers temps, et M. Gonzales redoutaitd’avoir à l’affronter. Il avait les piedsglacés à la seule idée de cesgigantesques pattes d’ours s abattant surson crâne pour l’enfoncer comme unpiquet à travers le plancher si peu sûr dubureau.

Quatre ouvriers avaient saisi Ignatiuspar ses gigantesques cuisses et tentaientà grand-peine de le hisser sur une destables de coupe. En équilibre précairesur les épaules de ses porteurs, Ignatiusaboyait des instructions comme s’ilsupervisait le chargement de l’objet le

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plus fragile et le plus précieux qui se pûtimaginer.

— Plus haut et à droite ! vociférait-il. Plus haut, plus haut ! Encore !Attention. Doucement. Voilà. Votre priseest bonne ?

— Ouais, répondit l’un des porteurs.— On ne dirait pas, pourtant. S’il

vous plaît ! Je ne vais pas tarder àsombrer dans une anxiété voisine dudésespoir !

Les travailleurs observaient avecintérêt le spectacle des porteurs quititubaient sous leur charge.

— Bon, reculez ! lança nerveusementIgnatius. En arrière, en arrière, encore !Jusqu’à ce que la table soit directementsous moi.

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— Vous en faites pas, m’sieur R.,haleta l’un des porteurs, on vous dirigedroit sur c’te table.

— Selon toute apparence, vous n’enfaites rien, répliqua Ignatius ens’écrasant contre un pilier. Oh, monDieu ! Mon épaule est disloquée.

Un cri monta des autres ouvriers.— Eh ! faites attention à m’sieur R.,

voyons ! hurla quelqu’un, vous allez luicasser la tête !

— S’il vous plaît ! cria Ignatius, àl’aide ! Dans quelques instants, je neserai sans doute plus qu’un tas demembres désarticulés.

— Écoutez, m’sieur R., lança l’undes porteurs hors d’haleine, la table estjuste derrière nous, maintenant.

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— Je risque de me retrouver dans lesentrailles d’une de ces chaudières avantla fin de cette mésaventure. M’est avisque j’eusse beaucoup mieux fait de vousharanguer en restant au niveau du sol.

— Posez vos pieds, m’sieur R., latable est juste en dessous.

— Doucement, dit Ignatius, tendantson gros orteil vers le bas avecd’infinies précautions. C’est ma foi vrai.Parfait. Quand j’aurai retrouvé monéquilibre, vous pourrez relâcher votreprise sur mon corps.

Ignatius se retrouva enfin à laverticale sur la longue table, tenant ledrap de lit devant son pubis de manièreà masquer le fait que, pendant sontransport, il avait été quelque peu

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stimulé.— Mes amis ! lança-t-il noblement,

élevant le bras qui ne tenait pas le drapde lit. Notre jour est enfin venu !J’espère que tous vous aurez songé àapporter vos engins de guerre.

Du groupe qui entourait la table decoupe ne s’élevèrent ni dementi niconfirmation.

« J’entends par là les gourdins, leschaînes, les matraques et ainsi de suite.

Gloussant et ricanant en chœur, lesouvriers brandirent des pieux, desmanches à balai, des chaînes de vélo etdes briques.

« Mon Dieu ! Vous avezeffectivement assemblé une armurerieredoutable et d’une grande diversité. La

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violence de notre assaut dépassera peut-être mes attentes. Mais baste ! plusdéfinitif le coup porté, plus définitifs lesrésultats qu’on peut en escompter. Cetterapide inspection de notre armementrenforce par conséquent ma foi dans lesuccès de notre croisade d’aujourd’hui.Nous ne laisserons derrière nous quedes Pantalons Levy réduits en ruinesfumantes et nous combattrons le feu parle feu.

— Qu’est-ce qu’y dit ? sedemandaient les ouvriers les uns lesautres.

— Nous allons prendre d’assaut lebureau très prochainement, surprenantainsi l’ennemi au moment où ses senssont encore engourdis par le brouillard

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matutinal.— Eh, m’sieur R., j’mescuse, lança

un homme dans la foule, mais y aquelqu’un qui m’a dit comme ça qu’vousaviez des ennuis avec la police. C’est-yvrai, ça ?

Une vague d’anxiété et de malaiseparcourut les rangs des ouvriers.

— Quoi ! glapit Ignatius. Où avez-vous péché un tel ragot calomnieux ?C’est totalement faux. Quelque racisteblanc, quelque péquenot du nord del’État, voire Gonzales en personne,seront à l’origine de cette vile rumeur.Comment osez-vous, monsieur ? Tous,vous devez vous rendre compte quenotre cause a beaucoup d’ennemis.

Tandis que les travailleurs

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l’applaudissaient vivement, Ignatius sedemanda comment l’ouvrier avait puapprendre que ce mongolien de Mancusoavait tenté de l’arrêter. Peut-être setrouvait-il dans la foule devant le grandmagasin. Décidément, cet agent depolice était le caillou dans la chaussurede tout un chacun. De toute manière, leschoses semblaient arrangées pour lemoment.

— Voilà ce que nous brandirons enavant-garde ! hurla Ignatius quand lesderniers applaudissements furentretombés.

Et d’un geste spectaculaire il déployale drap qu’il avait jusqu’alors tenudevant son bassin. Parmi les taches etles traînées jaunâtres les mots EN

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AVANT ! avaient été tracés au pastelrouge. En dessous, en anglaisescompliquées, au crayon bleu, on lisaitCroisade pour la dignité des Maures.

— Seigneur ! Je me demande bienqui a pu dormir sur ce vieux machin ! ditla dame exaltée au penchant spirituel quidevait prendre la direction du chœur.

Plusieurs autres futurs émeutiersexprimèrent la même curiosité en termesplus explicitement physiques.

— Silence ! dit Ignatius, frappant dupied sur la table dans un bruit detonnerre. Je vous en prie ! Que desfemmes les plus statuesques portent cettebannière entre elles deux déployéequand nous envahirons le bureau.

— Je mettrai pas ma main là-dessus,

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déclara une des femmes.— Silence ! Silence vous tous ! lança

Ignatius, furieux. Je commence à douterque vous soyez dignes de la causesacrée que nous allons défendre. Selontoute apparence, vous n’êtes pas prêts àconsentir les derniers sacrifices.

— Mais pourquoi qu’on doitemporter c’vieux drap dégueulasse avecnous, aussi ? demanda quelqu’un.Chcroyais qu’on d’vait faire une manifsur les salaires.

— Un drap ? Quel drap ? tonnaIgnatius. Ce que je brandis sous vosyeux, c’est la plus noble des bannières,la proclamation du but que nouspoursuivons, un aperçu de notre quête.

Les ouvriers examinèrent plus

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intensément les taches jaunes.« Si vous souhaitez seulement vous

précipiter dans le bureau comme untroupeau de bêtes à cornes, libre à vous,mais vous ne ferez rien de plus qu’unetrès ordinaire émeute. Cette bannière etelle seule confère un sens et une identitéà notre agitation. Il y a une certainegéométrie à l’œuvre dans ces choses : ilconvient de respecter certain rituel.Tenez, les deux dames, là, approchez.Prenez ceci entre vous deux etbrandissez-le bien haut.

Les deux femmes qu’Ignatius avaitdésignées vinrent lentement jusqu’à latable de coupe, se saisirent délicatementde la bannière entre les pouces et lesindex et la tinrent entre elles comme s’il

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s’agissait de la robe d’un lépreux.— C’est encore plus impressionnant

que je ne l’avais imaginé, déclaraIgnatius.

— Viens pas me secouer ça sous lenez, ma fille ! lança une voix quidéclencha un nouveau fou rire dansl’assistance.

Ignatius déclencha le moteur de sacaméra et la dirigea sur la bannière etsur les ouvriers.

— Voudriez-vous agiter de nouveauvos bâtons et vos divers missiles !

Les travailleurs furent trop heureuxde s’exécuter. Myrna allait s’étranglersur son express à l’italienne quand elleverrait ça !

« Un petit peu plus de violence, je

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vous prie. Brandissez ces armesférocement. Faites des grimaces.Vociférez. Certains d’entre vouspourraient peut-être sauter sur place sicela ne les dérange pas !

Ils suivirent en riant jusqu’aux larmesles ordres qu’il leur donnait, àl’exception, évidemment, des deuxfemmes qui tenaient la bannière.

Dans le bureau, M. Gonzales était entrain de regarder Miss Trixie se cognercontre le chambranle de la porte enarrivant prendre son poste pour lajournée. Simultanément, il se demandaitce que pouvait bien signifier la nouvelleexplosion de cris en provenance del’usine.

Ignatius filma la scène qu’il avait

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sous les yeux pendant une ou deuxminutes encore, avant de panoramiquersur un pilier qu’il suivit lentementjusqu’au plafond, en un mouvement quilui parut devoir constituer un moment decinématographie inspiré, symbolisant demanière recherchée (en français dans letexte, NdT) les aspirations desémeutiers. La pâle envie rongerait lebas-ventre musqué de Myrna. Parvenueau sommet du pilier, la caméra fixa pourla postérité quelques mètres carrés de laface interne mangée de rouille du toit del’usine. Puis, abaissant la caméra,Ignatius la tendit à un travailleur etdemanda à être filmé à son tour. Tandisque l’homme fixait sur lui les lentillesde l’objectif, Ignatius fronça les sourcils

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et brandit le poing, ce qui eut le don debeaucoup amuser les travailleurs.

— Fort bien, lança-t-il d’un tonenjoué quand il eut récupéré et arrêté lacaméra. Ne nous laissons pas entraînerpar notre instinct de révolte etcommençons par dresser un plansoigneux de nos divers stratagèmes.Pour commencer, les deux dames iciprésentes ouvriront la marche avec labannière. Directement derrière labannière s’avancera le chœur, quichantera quelque mélodie d’inspirationpopulaire ou religieuse appropriée aumoment. La dame qui a la charge duchœur est libre de choisir. Ignorant toutde vos coutumes musicales, je vousabandonne ce choix tout en regrettant de

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n’avoir point disposé du tempsnécessaire pour vous enseigner lesbeautés de quelque madrigal. Je mepermets seulement de vous suggérer lechoix d’une mélodie puissante. Tousceux d’entre vous qui ne participent pasau chœur formeront le bataillon desguerriers. Je fermerai la marche avec macaméra afin de fixer l’image de cetévénement mémorable. À quelque dateultérieure, nous tirerons peut-être tousdes suppléments de revenu de lalocation du film à des organisationsestudiantines ou à d’autres associationspareillement épouvantables.

« Veuillez retenir ce qui suit : Notrepremière démarche sera pacifique etrationnelle. Quand nous entrerons dans

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le bureau, les deux dames porteront labannière devant le chef de bureau. Puisle chœur prendra place autour de lacroix. Le bataillon restera à l’arrière-plan tant que le besoin ne s’en fera passentir. Mais comme nous traiteronsdirectement avec Gonzales, m’est avisque l’intervention du bataillon serarapidement sollicitée. Si Gonzales neréagit pas correctement devant cetémouvant spectacle, je m’écrierai eneffet : « à l’attaque ». Ce sera le signalde l’assaut. Des questions ?

Quelqu’un dit : « Tout ça c’est desconneries » mais Ignatius fit celui quin’avait pas entendu. Il se fit un silenceimpatient et heureux dans l’atelier, laplupart des ouvriers attendant avec

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plaisir cette rupture avec la routine.M. Palermo, le contremaître, fit unebrève et ivrognesque apparition entredeux chaudières puis on ne le revit plus.

— Le plan de bataille est donc clairpour tous, conclut Ignatius voyant qu’onne lui posait pas de question. Les deuxporte-bannière auraient-ellesl’obligeance de prendre leur place, là,près de la porte ? Et maintenant lechœur, s’il vous plaît, derrière les deuxdames. Et enfin, le bataillon.

Les ouvriers se mirent rapidement enplace, souriant et s’envoyant desbourrades avec leurs ustensilesguerriers. « Parfait ! Le chœur peutcommencer à chanter. La dame aupenchant spirituel souffla dans un petit

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sifflet pour donner le ton et les membresdu chœur entonnèrent d’un air lubrique :Ô Jésus / Marche à mes côtés / Alors jeserai toujours, toujours satisfait.

— Cela vous a quelque chose deréellement émouvant, commenta Ignatiusavant de crier : En avant !

La troupe obéit si vite qu’avant qu’ileût pu ajouter un mot, la bannière avaitdéjà traversé l’atelier et se retrouvait enhaut des marches conduisant au bureau,le chœur sur les talons.

— Halte ! glapit Ignatius. Quequelqu’un m’aide à descendre de cettetable !

Ô Jésus, sois mon amiJusqu’à, oh oui, jusqu’à la fin

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Prends ma mainJe me sens bienSachant que tu marches à mescôtésQue Tu entends ma prièreJe ne me plains plus de rienMême s’il pleutCar je suis avec Jésus.

— Arrêtez ! vociféra Ignatius au bordde la crise de nerfs, voyant disparaître àla queue leu leu les derniers membres dubataillon. Revenez ici immédiatement !

La porte se referma. Il se mit à quatrepattes et gagna prudemment le bord de latable. Là, pivotant sur lui-même, ilparvint à s’asseoir, les jambespendantes, après bien des manœuvres de

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ses extrémités. Remarquant que sespieds n’étaient plus qu’à quelquescentimètres du plancher, il décida decourir le risque d’un saut. En se libérantde la table pour se retrouver debout surle sol, il laissa glisser de son épaule lacaméra qui se fracassa sur le cimentavec un bruit sourd. Les entraillesfilmiques de la caméra éventrée serépandirent en bouillonnant sur le sol.Ignatius ramassa l’appareil et actionnale bouton qui était censé le mettre enmouvement – rien.

O, Jésus, tu paies ma cautionQuand on me jette en prisonOh, oh, toujours tu m’as donnéRaisons de vivre et d’espérer.

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— Que chantent donc ces fousfurieux ? demanda Ignatius à l’ateliervide tout en essayant de bourrer sespoches de film déroulé.

Jamais tu ne me blessesJamais, jamais, jamais tu ne melaissesJe ne puis plus pécher,Je ne puis que gagnerDepuis que j’ai Jésus.

Traînant derrière lui des mètres depellicule déroulée, Ignatius gagna lebureau à la hâte. Les deux femmesprésentaient avec une obstinationd’airain le recto du drap taché à unGonzales assez dépassé par lesévénements. Les yeux clos, les choristes

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chantaient comme perdus dans unetranse, subjugués par la mélodie.Ignatius Joua des coudes pour franchirles rangs du bataillon qui badaudait sansméchanceté et s’avança vers le bureaudu chef. Miss Trixie l’aperçut etdemanda :

— Que se passe-t-il, Gloria ?Qu’est-ce qu’ils fabriquent ici, tous lesgens de l’atelier ?

— Prenez la fuite pendant que c’estencore possible, Miss Trixie, luirépondit-il avec le plus grand sérieux.

Ô Jésus, quand je rue dans lesbrancards,Tu me protèges des flicards.

— Je n’entends pas un mot de ce quevous dites, cria Miss Trixie en lui

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saisissant le bras, c’est un groupefolklorique ?

— Allez donc faire pendouiller vosappas fanés au-dessus des toilettes ! luihurla méchamment Ignatius.

Miss Trixie s’éloigna en traînant sespantoufles.

— Eh bien ? demanda Ignatius auchef de bureau en faisant déplacer lesdeux dames de manière que Gonzalespût prendre connaissance des slogansqu’il avait tracés au verso du drap.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?demanda Gonzales, déchiffrant labannière.

— Refusez-vous de venir en aide àces gens ?

— Leur venir en aide ? demanda le

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chef de bureau d’une voix tremblante defrayeur. De quoi donc parlez-vous,monsieur Reilly ?

— Je parle du péché contre lasociété dont vous êtes coupable.

— Quoi ?La lèvre inférieure de Gonzales

tremblait.— À l’attaque ! cria Ignatius à

l’adresse du bataillon. Cet homme estabsolument dépourvu de toute charité.

— Vous y avez pas donné une chancede dire que dalle, fit remarquer l’unedes deux femmes mécontentes de tenir ledrap. Laissez M. Gonzales causer.

— À l’attaque, à l’attaque ! répétaIgnatius plus furieusement encore.

Ses yeux bleu et jaune lui sortaient de

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la tête et lançaient des éclairs.Quelqu’un fit tournoyer une chaîne de

bicyclette sans trop y croire et précipitapar terre les pots de haricots germés quise trouvaient sur les classeurs.

— Mais regardez donc ce que vousavez fait ! dit Ignatius. Qui vous a ditd’abîmer ces plantes ?

— Ben, vous avez dit à l’attaque,non ? protesta le propriétaire de lachaîne de vélo.

— Voulez-vous bien arrêter ça toutde suite ! beugla Ignatius à l’adressed’un homme qui avait entrepris delacérer placidement, à l’aide de soncanif, l’écriteau DÉPARTEMENT DESRECHERCHES ET DES RÉFÉRENCES – I.J.REILLY, CONSERVATEUR. Où voulez-vous

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en venir, malheureux ?— Ben, vous avez dit à l’attaque,

non ? protestèrent plusieurs voix.

En ce lieu de solitudeTu me donnes la grâceTu me donnes la lumièreMalgré la nuitÔ, Jésus, entends mes doléances,connais ma douleurJamais, jamais je net’abandonnerai.

— Arrêtez cette épouvantablechanson ! hurla Ignatius à l’adresse duchœur. Jamais encore je n’avais entendutant d’incroyables blasphèmes !

Les choristes cessèrent de chanter,vexés.

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— Je ne comprends pas ce que vousfaites, dit le chef de bureau à Ignatius.

— Oh, fermez votre clapet demauviette, espèce de mongolien.

— Nous retournons à l’usine, dit leporte-parole du chœur, la dame exaltée.Vous êtes un sale type. Je suis persuadéeque la police vous recherche vraiment !

— Ouais, parfaitement !approuvèrent plusieurs voix.

— Mais non, attendez, attendez,implora Ignatius. Il faut que quelqu’uns’en prenne à Gonzales.

Il examina les hommes du bataillon.« Vous, là, l’homme à la brique !

Venez ici immédiatement et donnez-luidonc un coup de votre brique sur le coindu citron.

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— Je vais frapper personne avec ça,fit l’homme à la brique, t’asprobablement un casier long comme lebras, mon pote !

Les deux femmes laissèrent tomber ledrap d’un air dégoûté et emboîtèrent lepas aux choristes qui repassaient déjà laporte à la file indienne.

— Mais dites donc, revenez,revenez ! vociféra Ignatius que la fureuret la surabondance de saliveétranglaient.

Les guerriers ne dirent rien etemboîtèrent à leur tour le pas auxchoristes et aux deux porte-étendard quiavaient depuis longtemps disparu.Ignatius les rejoignit prestement et retintl’un des guerriers par le bras, mais

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l’homme lui décocha une claque, commepour se débarrasser d’un moustique, endisant :

— On a assez d’emmerdes commeça, sans aller se faire fout’ en taule !

— Revenez ! Revenez ici ! Nous n’enavons pas fini ! Vous pouvez avoir MissTrixie aussi, si vous le désirez !vociférait Ignatius, saisi d’une espèced’hystérie.

Mais la procession continua de sediriger en silence et avec déterminationvers l’atelier qu’elle venait de quitter.Au bout de quelques minutes, la porte sereferma sur le dernier croisé de ladignité des Maures !

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III

L’agent de police Mancuso consultasa montre. Il venait de passer huitbonnes heures dans la cabine. Il étaittemps de rendre son costume aucommissariat et de rentrer chez lui. Iln’avait appréhendé personne de lajournée et semblait avoir pris froid. Lestoilettes étaient un lieu froid et humide.Il éternua et voulut ouvrir la porte maiselle refusa de céder. Il la secoua, entripota la serrure, constata que cettedernière semblait coincée. Au boutd’une minute supplémentaire d’essaisinfructueux, il appela au secours.

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IV

— Ignatius ! Tas donc réussi à t’fairemettre à la porte !

— Je t’en prie, maman, je suis prèsdu point de rupture.

Ignatius colla la bouteille de Dr Nutsous sa moustache et but bruyamment,avec force gargouillis et clapotis.

« Si tu choisis de jouer les harpies, tuvas réussir à me précipiter de l’autrecôté.

— Un petit boulot de rien dans unbureau et t’es pas capable de le garder !Avec tous tes diplômes !

— J’étais victime de la haine et del’envie générales, dit Ignatius en jetant

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un regard douloureux sur les mursblanchâtres de la cuisine.

Arrachant sa langue au goulot de labouteille avec un bruit de succion, ilrota un peu de Dr Nut.

« En dernier ressort, tout ça est de lafaute de Myrna Minkoff. Tu la connais,tu sais la peste que c’est.

— Myrna Minkoff ? Ne me racontepas d’histoire, Ignatius. Elle est à NewYork, cette petite. Je te connais, mongars. Tu as encore dû en faire de belleschez ces Pantalons Levy !

— Oui, j’étais trop bon pour eux !— Donne-moi ce journal ! On va

jeter un coup d’œil aux offes d’emploi !— Non, vraiment ? tonna Ignatius. Tu

me jetterais derechef à l’abîme ? Tu as

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donc abandonné toute charité dans cemaudit bouligne ! Il me faut à tout lemoins garder le lit pendant une semaineavant de recouvrer un semblant de santé.Tu vas devoir m’y servir.

— Tiens, à propos d’lit ! Qu’est-ceque t’as fait de ton drap ? hein ?

— Que veux-tu que je te dise ? Jen’en ai très certainement rien fait. Onl’aura volé. Je t’avais mise en gardecontre la possibilité d’un cambriolage.

— C’est ça ! Tu voudrais m’fairecroire qu’une personne sensée iraits’introduire dans la maison pour volerun de tes draps sales ?

— Si tu manifestais un soupçon deconscience quant à la blanchisserie, ladescription de ce drap serait peut-être

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différente.— Allez, donne-moi ce journal,

Ignatius.— Tu as vraiment l’intention de lire

à haute voix ! M’est avis que monorganisme ne pourrait supporter pareiltraumatisme à l’heure actuelle. Et je suisd’ailleurs en train de lire un passionnantarticle de la page scientifique sur lesmollusques.

Mme Reilly arracha le journal de lamain de son fils, n’y laissant subsisterque deux minuscules confettis.

— Maman ! Dois-je voir dans cesmanières incongrues et grossières l’undes résultats de tes fréquentations ? Est-ce l’influence de tes boulistes siciliens ?

— La ferme, Ignatius ! dit sa mère,

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feuilletant passionnément les pagesd’annonces classées du journal. Demainmatin, tu te lèves avec les poules et tuprends le trolleybus de St. Charles !

— Hein ? fit-il d’un air absent.Il en était à se demander ce qu’il

allait bien pouvoir écrire à Myrna. Lefilm était apparemment détruit.Expliquer l’aboutissement désastreux dela croisade dans une lettre seraitimpossible.

« Qu’est-ce que tu disais, ma mère ?— J’ai dit que tu te lèverais avec les

poules !— Cela semble approprié.— Et ne t’avise pas de rentrer à la

maison avant d’avoir trouvé un emploi.— Il semblerait que la Fortune ait

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décidé d’un nouveau plongeon.— Quoi ?— Rien.

V

Mme Levy était vautrée sur saplanche d’exercice motorisée. Lesdiverses sections étaient au travail surson corps considérable, pétrissant samolle chair blanche comme un mitronplein d’amour. Les bras repliés sous laplanche, elle l’étreignait fortement. Ellepoussa un petit cri gémissant de plaisiret de satisfaction et mordilla la section

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de la planche qui se trouvait directementsous son visage.

— Arrête-moi ce truc-là, fit la voixde son mari quelque part derrière elle.

— Quoi ? demanda Mme Levy enlevant un peu la tête et en jetant unregard rêveur autour d’elle. Qu’est-ceque tu fais là ? Je croyais que tu restaisen ville pour les courses.

— J’ai changé d’avis si tu n’y voispas d’inconvénient.

— Oh non, je n’y vois pas le moindreinconvénient. Fais ce que tu veux. Ne tegêne surtout pas pour moi. Amuse-toibien. Ça m’est absolument équilatéral !

— Excuse-moi. Je te demandepardon de t’avoir arrachée à ta planche.

— Ne mêlons pas ma planche à tout

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ça, si tu veux bien.— Oh, pardon, pardon, je ne voulais

pas insulter ta planche.— Je te dis de laisser ma planche

tranquille. C’est tout ce que j’ai dit.J’essaye d’être gentille. Ce n’est pasmoi qui donne le signal des disputes, ici.

— Alors rallume ta fichue saloperieet ferme-la. Moi je vais prendre unedouche.

— Tu vois ? Tu as vu l’état danslequel tu te mets strictement pour rien ?Ce n’est pas la peine de passer toute taculpabilité sur moi.

— Quelle culpabilité ? Qu’est-ce quej’ai encore fait ?

— Tu sais ce que tu as fait, Gus. Tusais comment tu as fichu ta vie en l’air.

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Comment ton affaire part à vau-l’eau.Alors que tu avais une occasion rêvéed’accéder à la dimension nationale ! Lachair et le sang et la sueur et les larmesde ton père qui te tombaient tout rôtisdans le bec.

— Beuârk !— La déconfiture d’une affaire en

pleine expansion.— Écoute, j’ai mal à la tête tellement

je me suis démené pour sauver l’affaire,cet après-midi. C’est pour ça que je nesuis pas allé aux courses.

Après trente-cinq ans de bataillecontre son père, M. Levy s’était bienpromis de passer le restant de ses jourssans la moindre contrariété. Mais il étaitcontrarié chaque jour de sa vie quand il

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était chez lui par sa femme qui luireprochait de fuir les contrariétés que luiaurait values la direction effective desPantalons Levy. Mais il était encore pluscontrarié quand il ne mettait jamais lespieds aux Pantalons Levy, car alors il yavait toujours quelque chose qui clochaitlà-bas. Tout aurait été plus simple – etmoins contrariant – s’il s’était décidé às’occuper vraiment de son affaire en yconsacrant huit heures par jour. Mais leseul nom de « Pantalons Levy » luicollait des brûlures d’estomac. Pour lui,c’était son père.

— Et qu’as-tu fait, Gus ! Tu as signétrois lettres ?

— J’ai flanqué quelqu’un à la porte.— La belle affaire ! Qui ça ? Un des

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aides-chauffeurs des chaudières ?— Tu te souviens, je t’ai parlé de ce

grand cinglé, celui que cet âne deGonzales avait embauché ?

— Ah oui, celui-là.Mme Levy se retourna sur la planche

d’exercice.— J’aurais voulu que tu voies ce

qu’il avait fait. Des guirlandes en papierpendues au plafond. Une grande croix aubeau milieu du bureau. Je n’étais passitôt arrivé, ce matin, qu’il vient metrouver pour se plaindre que quelqu’unde l’atelier a jeté ses haricots par terre.

— Ses haricots ? Il prenait lesPantalons Levy pour une épicerie ?

— Comment savoir ce qui lui étaitpassé par la tête ? Il veut que je vire le

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type qui a renversé ses plantes et puisencore un autre qui lui a tailladé sonécriteau. Il dit que les ouvriers del’atelier sont des malfrats qui n’ont pasde respect pour lui. Il dit qu’ils veulentsa peau. Je vais donc à l’atelier pourparler avec Palermo, qui n’estévidemment pas là, et qu’est-ce que jetrouve ? Tous les ouvriers ont desbriques, des bâtons, des chaînes – y en apartout ! Ils sont tous dans tous leursétats et ils me racontent que ce gars,Reilly, c’est lui le gros chameau, leur adit d’apporter tout ça pour attaquer lebureau et filer une volée à Gonzales.

— Quoi ?— Il n’arrêtait pas de leur répéter

qu’ils étaient sous-payés et surexploités.

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— Je suis bien d’accord avec lui, ditMme Levy. Hier encore Susan et Sandram’ont écrit à ce propos. Leurs petitscopains, à la fac, leur ont dit qu’à lesentendre parler de leur père – toi – onaurait dit un planteur vivant del’esclavage. Elles sont dans tous leursétats, comme tu dis. Je voulais t’enparler mais j’ai eu tellement d’ennuisavec ce nouveau sèche-cheveux que çam’est sorti de l’esprit. Elles veulent quetu augmentes les salaires de cesmalheureux, sans quoi elles nereviendront plus à la maison.

— Non mais, elles se prennent pourqui, ces deux-là !

— Elles se prennent pour tes filles,au cas où tu l’aurais oublié. Elles ne

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demandent qu’à pouvoir te respecter.Elles disent que tu devras améliorer lesconditions de travail et les salaires detes employés, sinon elles ne remettrontplus les pieds à la maison.

— Alors ça y est, c’est les gens decouleur qui les intéressent, tout d’uncoup ? Fini les petits gommeux, déjà !Ils n’ont pas tenu longtemps !

— Et voilà ! Tu attaques tes propresfilles une fois de plus. Tu vois ce que jete disais ? C’est pour ça que, moi nonplus, je ne peux pas te respecter. Sil’une de tes filles était un cheval etl’autre un joueur de base-ball, tu seraisaux petits soins pour elles.

— Si l’une était un cheval et l’autreun joueur de baseball nous serions dans

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une meilleure situation ! Elles nousrapporteraient de l’argent !

— Oh, je suis désolée, pardon, ditMme Levy en remettant sa planched’exercice en marche. Mais plus un mot.Je suis déjà trop déçue. J’ai perdu toutesmes illusions. Je me demande commentje vais trouver la force d’écrire auxpetites à propos de cette affaire.

M. Levy connaissait pour les avoirvues les lettres de son épouse aux« petites ». Longs éditoriauxirrationnels, purement sentimentaux,véritables lavages de cerveau quiauraient fait passer Patrick Henry pourun conservateur royaliste2 et qui avaienttoujours pour résultat de monter lesfilles contre leur père en raison des

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innombrables injustices qu’il était censécommettre contre leur pauvre mère. Enle dépeignant comme un membre du KuKlux Klan acharné a la perte d’un jeunemilitant, elle allait pouvoir rédiger unelettre particulièrement savoureuse etmaléfique. L’occasion était trop belle.

— Mais ce type était un véritablecinglé, relevant de l’asile, dit M. Levy.

— À tes yeux, il suffit d’avoir ducaractère pour être fou. D’être honnêtepour te paraître complexé. Je sais, jesais, j’ai déjà entendu tout ça tropsouvent.

— Écoute, je ne l’auraisprobablement pas mis à la porte si undes travailleurs de l’atelier ne m’avaitpas dit qu’il est recherché par la police.

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C’est ce qui m’a décidé, et vite, tucomprends. J’ai déjà assez d’ennuisavec cette boîte sans y faire travaillerdes fous recherchés par la police !

— Épargne-moi ça, je t’en prie.C’est tout toi. Pour toi et tes semblables,tous les jeunes militants idéalistes nepeuvent être que des beatniks, desvoyous et des cas pathologiques. C’estvotre défense contre eux. Mais merci deme l’avoir rappelé. Ça ajoutera auréalisme de ma lettre.

— Je n’ai jamais mis personne à laporte de ma vie, dit M. Levy. Mais je nepeux pas me permettre de garderquelqu’un que la police recherche. Çapourrait nous valoir des ennuis, je disbien : nous.

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— Oh, je t’en prie, répliquaMme Levy avec un geste de mise engarde. Ce malheureux jeune idéalistedoit errer au hasard en ce moment même,effondré. Les filles en seront aussihorrifiées et malheureuses que je le suismoi-même. Je suis une femme decaractère, un etre intègre et raffiné. Tun’as jamais su apprécier ces qualités.Mes relations avec toi n’ont fait que meravaler à un niveau qui n’est pas lemien. Tu salis tout ce que tu touches,moi comprise. Je me suis terriblementendurcie à ton contact.

— C’est ça, je t’ai fichue en l’air,hein ?

— J’ai été jadis une jeune femmepleine de chaleur et de tendresse et

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d’espoirs fous. Les filles le savent. Lespetites savent que je comptais sur toipour faire des Pantalons Levy unegrande entreprise à l’échelle du paysentier.

La tête de Mme Levy rebondissaitmollement sur la planche d’exercicemotorisée.

« Et regarde ! Ce n’est plus qu’unepetite boîte minable et sans débouchés.Tes filles ont perdu leurs illusions. J’aiperdu mes illusions. Le ieune idéalisteque tu viens de renvoyer a sans douteperdu ses illusions.

— Tu veux que je me tue ?— Tu es libre de faire ce que tu

veux. Tu ne m’as jamais consultée pourprendre une décision. Je n’existais que

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pour ton plaisir. Je ne suis qu’une de tesvieilles voitures de sport. Sers-toi demoi quand il te plaira, je m’en moque.

— Oh, ferme-la ! Qui voudrait seservir de toi pour quoi que ce soit !

— Tu vois, tu vois ? Tu n’arrêtes pasd’attaquer. C’est ton sentimentd’insécurité, tes complexes deculpabilité, ton agressivité. Si tu étaisfier de toi, fier de la façon dont tu traitesles autres, tu serais agréable à vivre.Tiens, prends Miss Trixie, par exemple.Regarde ce que tu lui as fait.

— Je ne lui ai jamais rien fait, moi, àcette femme.

— C’est bien ce que je dis. Elle estseule. Elle a peur.

— Elle est surtout presque morte.

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— Depuis que Susan et Sandra nesont plus à la maison, je souffre d’uncomplexe de culpabilité moi-même.Qu’est-ce que je fais ? À quoi suis-jebonne ? Où sont mes projets, mesactivités ? Je suis une idéaliste, soupiraMme Levy. Je me sens tellement inutile.Tu m’as enfermée dans la cage desinnombrables objets matériels qui ne mesatisfont pas vraiment.

Elle regarda froidement son mari.« Tu m’amènes Miss Trixie et je

n’écrirai pas cette lettre.— Quoi ? Pas question d’amener

cette vieille gaga ici. Et ton club debridge, bon sang ? La dernière fois, c’estune robe neuve que tu voulais, quand tun’as pas envoyé de lettre. Mettons-nous

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d’accord là-dessus. Je t’achète une robede coquetèle.

— Non, il ne me suffit pas d’avoirpermis à cette femme de rester active.Elle a besoin d’une aide pluspersonnelle.

— Tu t’en es déjà servie comme d’uncochon d’Inde pour ces cours parcorrespondance que tu as pris. Si tu luifichais la paix. Gonzales n’a qu’à lamettre a la retraite.

— C’est ça, ça suffirait à la tuer. Ellese sentirait rejetée par tout le monde. Tuaurais une mort sur la conscience.

— Non, mais c’est pas croyable.— Quand je pense à ma propre mère.

Sur la plage à San Juan, tous les hivers.En bikini. Bronzée. Elle danse, elle

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nage, elle s’amuse. Elle a des amants.— Elle a aussi une crise cardiaque

chaque fois qu’une vague la renverse.Ce qu’elle ne perd pas au casino, elle lerefile au toubib du Hilton !

— Tu n’aimes pas ma mère parcequ’elle a vu clair en toi. Elle a toujourseu raison. J’aurais dû épouser unmédecin. Un type qui aurait un idéal, unevocation.

Mme Levy rebondissait tristement.« Tout cela n’a plus guère

d’importance pour moi, désormais. Lasouffrance m’a apporte de nouvellesforces.

— Tu souffrirais beaucoup siquelqu’un bousillait cette fichue planched’exercice ?

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— Je t’ai déjà dit, dit Mme Levypleine de colère, de ne pas mêler maplanche à tout ça. C’est ton agressivitéqui l’emporte sur toute autreconsidération. Crois-moi, Gus, suis monconseil, va consulter le psychanalystedont je t’ai parlé, celui qui a aidé Lennyà sortir sa bijouterie des difficultés danslesquelles elle avait failli sombrer. Il aguéri Lenny du complexe quil’empêchait de vendre ses rosaires.Lenny ne jure plus que par ce toubib. Il apassé une espèce de contrat dexclusivité avec les bonnes sœurs quifourguent des rosaires dans unequarantaine d’écoles catholiques de laville. L’argent coule à flots. Lenny estheureux. Les bonnes sœurs aussi. Et les

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gosses.— Ça a l’air merveilleux, à

t’entendre.— Lenny vend même des statuettes et

des objets de piété, maintenant.— J’parie qu’il est heureux.— Parfaitement. Et tu devrais l’être

toi aussi. Va voir ce médecin avant qu’ilne soit trop tard, Gus. Pour les petites,pour leur bien, tu devrais te fairesoigner. Moi – je m’en moque.

— J’en suis bien persuadé.— Tu es plein de contradictions, tu

ne vas pas bien. Sandra, elle, depuis sapsychanalyse, elle va beaucoup mieux.Un toubib de la fac l’a aidée.

— Je n’en doute pas.— Eh bien Sandra risque de faire une

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rechute quand elle apprendra comment tuas traité ce jeune militant. Je sais que lespetites seront totalement montées contretoi. Elles sont chaleureuses et pleines decompassion, tout comme je l’étais moi-même avant d’être victime de tesmauvais traitements.

— Mauvais traitements ?— Oh, je t’en prie. Assez de tes

sarcasmes.Un ongle peint esquissa un

mouvement de mise en garde.« Alors, tu m’amènes Miss Trixie ou

j’envoie cette lettre aux petites ?— Je t’amène Miss Trixie, finit par

dire M. Levy. Tu vas probablementessayer de la faire sautiller sur ta fichueplanche. Elle y laissera le col du fémur !

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— Ne mêle pas ma planche à toutça !

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SEPT

Paradise Vendors, SA, avait pris lasuite d’un ancien garage automobile aurez-de-chaussée obscur d’un immeublecommercial autrement inoccupé dePoydras Street. Les portes du garageétaient généralement ouvertes, et lepassant pouvait donc se mettre plein lesnarines du parfum acidulé des hot-dogsbrûlants et de la moutarde mêlé à l’âcreremugle de béton détrempé de lubrifiantset d’huiles de moteur depuis des annéeset des années. Ces effluves aussipuissants que composites intriguaientparfois ledit passant au point de lui fairefouiller les ténèbres de l’ancien garage,

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au-delà des portes ouvertes. Là, ilpouvait découvrir une flottille desaucisses de taule montées sur des rouesde bicyclette. Les véhicules ne payaientguère de mine. Beaucoup étaientgravement cabossés. Une francfortaccidentée était même couchée sur leflanc, sa roue unique à l’horizontale au-dessus d’elle.

Parmi les rares passants de l’après-midi, qui pressaient le pas sur le trottoirdevant Paradise Vendors, SA, uneimpressionnante silhouette semblait aucontraire prendre tout son temps. C’étaitévidemment Ignatius. S’immobilisantdevant l’étroite façade du garage, ilhuma le fumet de Paradise avec unintense plaisir, les poils qui poussaient

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dru dans ses narines analysant,cataloguant et classifiant les odeursdistinctes des lubrifiants, de la saucisseet de la moutarde. Prenant une profondeinspiration, il se demanda s’il détectaiteffectivement une odeur plus délicate,une senteur plus fragile : celle des petitspains tout chauds à l’aide desquels onconfectionnait les hot-dogs. Il jeta uncoup d’œil à l’aiguille gantée de blancde sa montre Mickey et constata qu’ilavait pris son déjeuner depuis moinsd’une heure. Ces arômes intrigants nel’en faisaient pas moins saliverabondamment.

Il pénétra dans le garage et jeta lesyeux alentour. Dans un coin, un vieilhomme ébouillantait des saucisses dans

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un pot classique dont la taille faisaitparaître minuscule le réchaud à gaz surlequel il était perché.

— Pardon, monsieur, lança Ignatius,vendez-vous au détail ici ?

Les yeux larmoyants du vieux setournèrent vers l’imposant visiteur.

— Vous désirez ?— J’aimerais acheter l’un de vos

hot-dogs. Ils dégagent une odeur plutôtengageante. Je me demandais si vousm’en vendriez un, un seul.

— Bien sûr.— Puis-je le choisir moi-même ?

demanda Ignatius, regardant par-dessusle rebord du grand pot.

Dans l’eau bouillante, les francfortgigotaient comme des paramécies

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artificiellement colorées vues dansquelque gigantesque microscope.Ignatius s’emplit les poumons de l’odeurpuissante et acidulée.

« Faisons semblant d’être dans unrestaurant chic, je choisis mon homarddans le vivier.

— Tenez, prenez cette fourchette, ditl’homme en tendant à Ignatius uneespèce de pique tordue et corrodée. Etn’allez pas tremper votre main dansl’eau, surtout, c’est comme une espèced’acide. Regardez ce qu’elle a fait à lafourchette !

— Ho, ho ! dit Ignatius au vieilhomme, après avoir pris une premièrebouchée. Ces choses-là sont assezfortes. Quels ingrédients entrent dans

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leur composition ?— Caoutchouc, céréales, tripes. Qui

sait ? Jamais vous ne me feriez toucher àune de ces saletés-là.

— Elles sont pourtant curieusementappétissantes, dit Ignatius ens’éclaircissant la gorge. J’ai bien penséque les vibrisses de mes narinesdétectaient quelque chose d’unique,quand je suis passé devant la porte.

Ignatius mastiquait avec une espècede félicité sauvage tout en examinant unecicatrice sur le nez de l’homme et enl’écoutant siffler.

— Serait-ce du Scarlatti ? finit-il pardemander.

— Bah, j’avais l’impression desiffler Turkey in the Straw (dinde dans

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la paille), fit l’homme.— Je m’étais pris à espérer que vous

connussiez Scarlatti, qui fut le derniermusicien, fit observer Ignatius avant dereprendre ses furieuses attaques contrela longue saucisse. Avec le penchant quevous semblez manifester pour lamusique, vous pourriez vous appliquer àquelque chose de réellement intéressant.

Ignatius reprit sa mastication,l’homme son sifflotement indistinct.

« M’est avis que vous considérezprobablement Turkey in the Strawcomme un exemple estimable de l’artpopulaire américain. Eh bien, apprenezqu’il n’en est rien. Il s’agit d’unediscordante abomination.

— J’ai du mal à voir l’importance de

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tout cela.— Cela a beaucoup d’importance,

monsieur ! fulmina Ignatius. Larévérence pour des choses du niveau deTurkey in the Straw est la racine dugrand dilemme contemporain.

— Mais d’où diable sortez-vousdonc ? Et qu’est-ce que vous voulez,nom de Dieu ?

— Votre opinion d’une société quiconsidère Turkey in the Straw commel’un des piliers – pour ainsi dire – de saculture.

— Mais qui a dit une chosepareille ? demanda le vieil homme d’unton las.

— Tout un chacun ! Et plusparticulièrement les chanteurs

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folkloriques et les enseignants detroisième ordre. Les jeunes étudiantsbarbouillés et les lycéens ne cessent depsalmodier cet air comme des sorciers.

Ignatius rota.« Je crois bien que je vais manger

une autre de ces friandises.Après son quatrième hot dog, Ignatius

passa sur ses lèvres puis sur samoustache sa magnifique langue rose etdit au vieil homme :

— Voilà bien longtemps que jen’avais ressenti une satisfaction aussitotale. J’ai eu de la chance de vousrencontrer. Devant moi s’étend laperspective d’une journée chargée d’onne sait encore quelles horreurs. Je suisactuellement sans emploi et l’on m’a

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lancé sur la piste d’un travail. Aussibien aurais-je pu me mettre en quête duSaint-Graal. Voilà maintenant unesemaine que je parcours comme uneflèche le quartier des affaires de notreville. Selon toute apparence, il memanque une quelconque perversion quel’employeur contemporain recherche.

— Vous avez rien trouvé, c’est ça ?— Bah, en une semaine je n’ai

répondu qu’à deux annonces. Il y a desjours où je suis totalement vidé enarrivant à Canal Street. Ces jours-là,c’est déjà beau que je parvienne à metraîner jusque dans une salle de cinéma.À vrai dire, j’ai vu tous les films quel’on donne actuellement au centre ville,et comme ils sont tous suffisamment

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attentatoires au bon goût et à lagéométrie pour passer plusieurssemaines durant, les sept jours à venirs’annoncent particulièrement moroses.

Le vieil homme regarda Ignatius, puisle grand pot, le réchaud à gaz et lesvoitures cabossées. Il dit :

— Je peux vous engager ici sur-le-champ.

— Merci bien, rétorqua Ignatius aveccondescendance. Je ne pourrais pastravailler ici. Ce garage estparticulièrement humide. Or je suisfragile des voies respiratoires, entrebien d’autres choses.

— Vous ne travailleriez pas ici,fiston, vous seriez vendeur.

— Quoi ? beugla Ignatius. Dehors

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tous les jours par tous les temps, qu’ilpleuve ou qu’il neige !

— Il ne neige pas ici.— Cela s’est déjà produit. Cela

recommencerait sans doute dès l’instantoù je me risquerais dehors avec une deces voitures. On me retrouverait trèsprobablement dans quelque caniveau,des stalactites gelées pendant à tous lesorifices de mon corps. Des chats degouttière me poussant de leur patteétique dans l’espoir de profiter del’ultime chaleur de mon dernier souffle.Non, merci monsieur, mais très peu pourmoi. Je dois prendre congé. Je doisavoir quelque rendez-vous urgent.

Ignatius consulta sa petite montred’un air absent et constata qu’elle s’était

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de nouveau arrêtée.— Pour quelque temps seulement,

implora le vieil homme. Essayez unejournée, rien qu’une. D’accord ? J’aisalement besoin de vendeurs.

— Une journée, répéta Ignatius sansy croire. Toute une journée ? Je ne puisjeter ainsi une précieuse journée par lafenêtre. J’ai des lieux à visiter, des gensà voir.

— D’accord, dit fermement le vieilhomme. Dans ce cas payez-moi le dollarque me devez pour mes quatre saucisses.

— Je regrette, vous allez êtrecontraint de me les offrir. Ma fouineusede mère ayant découvert des talons debillets de cinéma dans ma poche, hiersoir, elle m’a seulement donné de quoi

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payer le tramway, aujourd’hui.— J’appelle la police.— Oh, mon Dieu !— Payez-moi, payez-moi ou

j’appelle la police !Le vieil homme brandit la longue

fourchette et en plaça fort adroitementles deux dents rouillées contre la gorged’Ignatius.

— Vous percez mon écharped’importation ! glapit Ignatius.

— Donnez-moi l’argent du tram !— Je ne vais pas marcher jusqu’à

Constantinople Street !— Prenez un taxi. Quelqu’un, chez

vous, paiera le chauffeur quand vousarriverez là-bas.

— Vous croyez sérieusement que ma

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mère me croira si je lui dis qu’unvieillard m’a braqué avec une fourchettepour s’emparer de mes dix cents ?

— Je refuse de me laisser voler unefois de plus, dit le vieil homme,bombardant Ignatius de postillons. C’esttrop fréquent dans le commerce des hot-dogs. Les marchands de saucisseschaudes et les pompistes y ont toujoursdroit. Braquages, agressions. Personnene respecte les marchands de hot-dogs.

— Voilà qui est parfaitementmensonger, monsieur. Personne plus quemoi ne respecte les vendeurs desaucisses chaudes. Ils s’acquittent d’unedes rares tâches utiles dans notre mondemoderne. Voler un marchand desaucisses, c’est accomplir un acte

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symbolique. Il s’agit moins de l’appât dugrain que du désir de ravaler le vendeur.

— Fermez votre grosse gueule etpayez-moi, merde !

— Je vous trouve bien excité pour unhomme âgé. Quoi qu’il en soit, je ne suisabsolument pas disposé à parcourir unetelle distance à pied pour rentrer chezmoi. J’aimerais mieux mourir de lapointe d’une fourchette rouillée.

— Très bien, alors écoute-moi, monpote, je vais me mettre d’accord avectoi, voilà c’que je te propose : tu sors, tupousses une de mes voitures pendant uneheure, rien qu’une heure, et on s’raquittes, tous les deux.

— Ne convient-il pas que j’obtienneune autorisation des services de santé,

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que sais-je ? Je pourrais porter sous lesongles quelque chose d’extrêmementdébilitant pour l’être humain. À propos,engagez-vous tous vos vendeurs de lamême façon ? Votre politiqued’embauche m’apparaît fort peucompatible avec les pratiques modernes.J’ai le sentiment d’être tombé dansquelque grossier piège de sergent-recruteur. La terreur m’empêche de vousdemander quelles sont vos méthodespour renvoyer vos employés.

— Ouais, ben n’essaye plus jamaisde voler un marchand de saucisses !

— Je vous comprends parfaitement.Bien joué. Je regrette seulement quevous ayez percé mon écharpe. J’espèreque vous êtes prêt à me verser une

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réparation. On n’en fait plus desemblables. Elle fut tissée dans un petitatelier anglais qui a été détruit par laLuftwaffe. À l’époque, la rumeurpublique a soutenu que c’était bien là lamission dont la Luftwaffe avait étéchargée, pour entamer le moral desBritanniques, car les autoritésallemandes avaient remarqué, sur unebobine d’actualités dont elles s’étaientemparées, que Churchill portait une telleécharpe. Les éléments dont je disposen’empêchent pas de penser que celle-ciest précisément celle que portaitChurchill. Leur valeur se chiffreaujourd’hui en milliers de dollars. Onpeut aussi les porter à la manière d’unchâle. Regardez.

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— Bon, finit par dire le vieil hommeaprès avoir successivement regardéIgnatius utiliser son écharpe comme unturban, comme une large ceinture deflanelle, comme un camail, un kilt, unebandoulière et un fichu. Bon, vous nerisquez pas de faire trop de mal àParadise Vendors, SA, en une petiteheure.

— Si le seul choix qui s’offre à moiest de finir en prison ou d’avoir lapomme d’Adam perforée, je serais tropheureux d’y échapper en poussant l’unede vos voitures. Je ne puis toutefoisprédire la distance que je serai enmesure de parcourir.

— Ne vous méprenez pas sur moi,fiston. Chus pas l’mauvais bougre.

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Seulement trop c’est trop. J’ai passé dixans à essayer dfaire de ParadiseVendors une entreprise respectable –mais c’est pas facile. Les gens méprisentles marchands de saucisses. On croit queje dirige une affaire qui n’emploie quedes clodos. J’ai du mal a trouver desvendeurs convenables. Et dès que jemets enfin la main sur un type bien, il sefait agresser par des voyous. Commentse fait-il que Dieu puisse rendre la vie sidifficile ?

— Ses voies sont impénétrables, ditIgnatius.

— Ben oui, mais j’y comprendsvraiment rien de rien.

— La lecture de Boèce pourrait vousdonner quelques lumières.

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— Je lis le père Keller et BillyGraham chaque jour dans le journal.

— Oh, Seigneur ! siffla Ignatius. Pasétonnant que vous vous sentiez perdu.

— Tenez, dit le vieil homme, ouvrantune armoire métallique voisine duréchaud. Passez ça.

Il avait retiré de l’armoire uneespèce de jupe blanche qu’il tendait àIgnatius.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda Ignatius. On dirait une togeuniversitaire.

Il l’enfila par la tête ; au-dessus deson manteau, la robe blanche luiconférait l’air d’un œuf de dinosaure surle point d’éclore.

— Serrez la ceinture autour de la

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taille.— Mais non, voyons. Ces choses

sont censées flotter librement autour desformes, encore que celle-ci manqued’ampleur. Êtes-vous sûr de n’en pointdétenir de plus grande ?

« En y regardant de plus près, jeconstate que les manchettes de cette robesont assez jaunies. Et ces taches sur lapoitrine, j’espère qu’il s’agit plutôt deketchup que de sang. Celui qui a portécette robe le dernier a peut-être étépoignardé par des malfrats.

— Tenez, mettez cette casquette.L’homme tendit à Ignatius un petit

rectangle de papier blanc.— Je ne vais certainement pas porter

de casquette de papier. Celle que je

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porte est bien assez bonne et d’ailleurstrès supérieure du point de vue de lasanté.

— Vous ne pouvez pas porter cettecasquette de chasse. C’est l’uniformedes vendeurs chez nous, à Paradise, SA.

— Je ne porterai pas cette casquettede papier ! Je refuse d’attraper unepneumonie mortelle en jouant ce petitjeu pour vous. Plongez votre fourchettedans mes organes vitaux si cela vouschante. Je ne porterai pas cettecasquette. La mort plutôt que ledéshonneur et la maladie.

— D’accord, laissez tomber, soupirale vieil homme. Allez, prenez cettevoiture-là.

— Croyez-vous sérieusement que je

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vais me montrer dans les rues avec cetteabomination délabrée ? demandaIgnatius en proie à une véritable fureurtout en lissant le surplis de vendeur surson corps imposant. Donnez-moi celle-ci qui étincelle, avec les pneus à flancblanc.

— Bon, bon, très bien, fit l’hommede mauvaise grâce.

Il ouvrit le couvercle du petit puitsdans la voiture et, à l’aide d’unefourchette, entreprit de transvaserlentement des saucisses chaudes dugrand pot au petit puits.

« Alors je vous mets une douzaine desaucisses.

Il ouvrit l’autre couvercle, celui de laréserve à petits pains.

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« Ici, je mets un paquet de petitspains, compris ?

Il referma le couvercle et ouvrit unepetite porte découpée dans le flanc de lasaucisse de fer-blanc.

« C’est ici la réserve de chaleur pourla voiture, on y met un conteneur dechaleur liquide.

— Mon Dieu, s’écria Ignatius avecun certain respect, ces charrettes sont devéritables casse-tête chinois. M’est avisque je ne cesserai pas d’ouvrir lemauvais couvercle.

Le vieil homme en ouvrit encore unpour sa part, découvrant un petit placardniché à l’arrière de la saucisse.

« Et là-dedans, qu’y a-t-il ? Unemitrailleuse ?

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— La moutarde et le ketchup.— Eh bien, ma foi, je vais faire de

mon mieux. Mais rien ne garantit que jene vende pas le conteneur de chaleurliquide au premier client qui seprésentera.

Le vieil homme roula la charrettejusqu’à la porte du garage et dit :

— O.K., p’tit gars, en route.— Merci infiniment, répliqua

Ignatius, poussant la voiture en forme desaucisse sur le trottoir. Je serai de retourdans une petite heure.

— Descendez du trottoir avec cetruc, voyons !

— Vous ne croyez tout de même pasque je vais affronter la circulation,j’espère !

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— Vous risquez de vous fairearrêter ! C’est interdit de pousser cesmachins-là sur le trottoir.

— Tant mieux, déclara Ignatius, sij’ai la police aux trousses, celadécouragera d’éventuels agresseurs.

Il s’éloigna lentement du quartiergénéral de Paradise Vendors en poussantsa voiture parmi la foule assez dense despiétons qui s’écartaient d’un côté ou del’autre de la saucisse de tôle comme lesvagues devant l’étrave d’un navire.C’était une façon plus agréable depasser le temps que les entrevues avecdes chefs du personnel, dont unemajorité, songea Ignatius, l’avaient fortmal traité au cours de ces dernièresjournées. Les cinémas lui étant

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désormais interdits de par son manquede fonds, il lui aurait fallu errer morne etsans but dans le quartier des affairesjusqu’à l’heure normale du retour à lamaison. Les passants et les badaudsregardaient Ignatius mais aucunn’achetait. Au bout de deux cents mètres,il se mit à crier : « Hot-dogs ! Hot-dogsde Paradise ! »

— Descends sur la chaussée, mongars ! cria le vieil homme quelque partdans son dos.

Ignatius tourna le coin de la rue etgara sa voiture le long d’un bâtiment.Ouvrant les divers couvercles, il seprépara une saucisse chaude qu’ilengloutit avidement. Sa mère avait étéd’humeur violente toute la semaine,

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refusant de lui acheter le moindreDr Nut, martelant sa porte quand ildésirait écrire, menaçant de vendre lamaison et de prendre sa retraite dans unemaison de vieux. Elle vantait à Ignatiusle courage de l’agent de police Mancusoqui, dans une situation extrêmementadverse, se battait pour conserver sonemploi, parce qu’il voulait travailler,prêt même à tirer le meilleur partipossible de son torturant exil dans lestoilettes de la gare routière. La situationde l’agent de police Mancuso rappelait àIgnatius celle de Boèce, jeté en prisonsur ordre de l’empereur pour y attendreson exécution. Afin d’apaiser lecourroux maternel et d’améliorerd’autant l’atmosphère du foyer, il lui

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avait remis une traduction du DeConsolatione en lui disant de la prêter àMancuso pour qu’il pût la parcourirpendant sa faction dans les toilettes.« Le livre nous apprend à accepter ceque nous ne pouvons modifier. Il décritle sort horrible qui est celui du justedans une société injuste. Il est aufondement de toute la pensée médiévale.Je ne doute pas qu’il puisse aider tonagent de police dans ses tourments »,avait dit Ignatius d’un ton bienveillant.« Sans blague ? » avait répliquéMme Reilly. « Bah, c’est gentil, Ignatius.Ce pauvre Angelo va être content. »Pendant une journée au moins, ce présentpropitiatoire à l’agent de policeMancuso avait apporté un semblant de

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paix dans la petite maison deConstantinople Street.

Quand il eut terminé la premièresaucisse chaude, Ignatius s’enconfectionna une autre, envisageant lesgentillesses qui pourraient peut-être luipermettre d’éviter de travailler quelquesjours encore. Quinze minutes plus tard,constatant que sa provision de saucissesdiminuait visiblement dans le petit puits,il se décida pour une abstinenceprovisoire. Il se remit à pousserlentement sa charrette en lançant denouveau le cri « Hot-dogs ! »

George, qui remontait d’un pas deflâneur Carondelet Street, les braschargés de paquets emballés de papierbrun, entendit le cri et se dirigea vers la

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gargantuesque silhouette du marchand.— Hep ! Filez-m’en une.Ignatius lança un regard sévère au

jeune homme qui s’était planté en traversde sa route. Son anneau protesta contrel’acné, contre le visage hargneux quisemblait suspendu aux longs cheveuxbien lubrifiés, contre la cigarettederrière l’oreille, contre le blouson bleumarine, contre les bottes pointues, contrele pantalon serré odieusement renflé àl’aine en violation de toutes les règlesde la théologie et de la géométrie.

— Je regrette, se renfrogna Ignatius,mais il ne me reste que quelquessaucisses et je dois les mettre de côté.Veuillez vous écarter de mon chemin.

— Les mettre de côté ? Pour qui ça ?

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— Cela ne vous regarde nullement,espèce de jeune fugueur. Vous devriezêtre à l’école ! Veuillez cesser dem’importuner. De toute manière, je n’aipas de monnaie.

— Je l’ai, moi, la monnaie.Mince sourire ironique des lèvres

pâles.— Je ne puis vous vendre de

saucisse, monsieur. Me fais-je biencomprendre ?

— Y a quelque chose qui tourne pasrond, l’ami.

— Certes, certes ! Vous avez, vous,quelque chose qui ne tourne pas rond !Pas rond du tout. Comment pouvez-vousdésirer un hot dog si tôt dans l’après-midi ? Ma conscience ne me laisserait

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pas vous en vendre un. Regardez à quelpoint votre teint est hideux ! Vous êtesen pleine croissance, votre organisme abesoin de légumes verts, de jusd’orange, de pain complet, d’épinards,que sais-je ! Je refuse certainementquant à moi de contribuer à débaucherun mineur.

— Mais qu’est-ce qu’y raconte ?Vendez-moi une de ces putainsd’saucisses. J’ai faim, merde, j’ai pasdéjeuné, moi !

— Non ! hurla Ignatius avec une tellefureur que les passants s’immobilisèrentet ouvrirent des yeux ronds. Allez,fichez-moi le camp avant que je vouspasse sur le corps avec mon chariot !

George ouvrit le compartiment à

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petits pains et s’écria :— Mais y en a des tas ! Préparez-

moi une saucisse, bon sang !— Au secours ! lança Ignatius, se

rappelant soudain les mises en garde duvieil homme contre les voleurs. On volemes petits pains ! Police !

Reculant sa voiture, il la précipitacontre l’aine de George.

— Aïe ! Mais faites donc attention,espèce de cinglé !

— Au secours ! Au voleur !— Mais fermez ça, bon Dieu !

s’écria George en faisant claquer laporte du compartiment. Tes bon àenfermer, espece de grand con, t’escomplètement givré !

— Quoi ? glapit Ignatius. Quelle

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impertinence ai-je cru entendre ?— Je dis que t’es complètement

givré, timbré, s’coué, t’entends ? aboyaGeorge, beaucoup plus fort cette fois,avant de s’éloigner en faisant sonner lestalons de ses santiag. Je voudrais pas enmanger des p’tits pains qu’t’auraistouchés avec tes grosses pognes dedingue !

— Comment osez-vous venir mecrier des obscénités ? Arrêtez-le ! lançaférocement Ignatius tandis que George sefondait dans la foule des piétons un peuplus loin dans la rue. Qu’un bon citoyense saisisse de ce délinquant juvénile !De ce répugnant mineur ! Il n’a pas lemoindre respect. Ce rejeton du ruisseaua mérité le fouet jusqu’à

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l’évanouissement !Une femme du groupe qui s’était

formé autour de la saucisse ambulantedit alors :

— Si c’est pas malheureux ! Où qu’yvont les chercher les vendeurs desaucisses, non mais c’est pas vrai !

— Paumés, c’est tout paumés etcompagnie, lui répondit une voix.

— Tout ça, c’est l’pinard, si vousvoulez savoir. C’est ça qui les rend fous,à mon avis. On devrait pas laisser deslascars comme ça en liberté dans lesrues.

— Ma paranoïa se développerait-elle hors de toute proportion, demandaIgnatius au petit attroupement, ou est-cebien à moi et de moi que vous parlez,

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bande de mongoliens ?— Fichez-lui la paix, fît quelqu’un,

vous avez vu ses yeux ?— Quoi, mes yeux ? Qu’est-ce qu’ils

ont mes yeux ? demanda férocementIgnatius.

— On s’en va.— C’est ça, je vous y encourage,

répliqua Ignatius, les lèvres tremblantes.Puis il se confectionna un nouveau

sandwich pour apaiser son systèmenerveux chancelant. D’une main malassurée, il porta à sa bouche les trentecentimètres de pain et de plastique rougeet en engloutit un bon sixième. Unemastication vigoureuse lui permit demasser sa tête douloureuse. Quand il eutenfourné le dernier millimètre de croûte,

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il se sentit beaucoup plus calme.Saisissant la poignée de son

véhicule, il remonta lentementCarondelet Street. Fidèle à sa promessed’effectuer un tour complet du pâté demaisons, il tourna de nouveau enarrivant au coin de rue suivant et allas’immobiliser devant les vieux murs degranit gris de Gallier Hall, le temps deconsommer deux hot-dogs Paradise deplus, avant d’entreprendre la dernièreportion de son voyage. Quand il euttourné le dernier coin de rue et qu’ilaperçut l’enseigne PARADISE VENDORS,SA, dans Poydras Street, Ignatius se mit àtrotter assez vite et franchit en haletantles portes de l’ancien garage.

— À l’aide ! lança-t-il dans un

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souffle pitoyable en faisant sauter sasaucisse de fer-blanc par-dessus le seuilde ciment peu élevé du garage.

— Qu’est-ce qui s’est passé, mongars ? On s’était bien mis d’accord surune heure, non ?

— Nous avons l’un et l’autre de lachance que je sois rentré, toutsimplement. Car, hélas ! ils ont frappéde nouveau, je le crains.

— Qui ?— Le syndicat du crime. Qui que

soient ses membres. Regardez donc mesmains !

Ignatius agita deux grosses pattessous le nez du vieux.

« Mon système nerveux tout entier estsur le point de se révolter contre moi

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pour l’avoir soumis à un tel choc. Si jedevais soudain vous paraître plongédans une stupeur comateuse, ignorez-moi, je vous en prie.

— Mais qu’est-ce qui s’est passé,bon sang !

— Un membre de la vaste etpuissante pègre adolescente m’a assiégédans Carondelet Street.

— Quoi, on t’a attaqué pour tevoler ? demanda le vieux tout surexcité.

— Parfaitement. Avec la dernièrebrutalité. Sans craindre de placer contrema tempe un grand pistolet rouillé. Àvrai dire, il a été appliqué avec une telleforce contre l’une de mes artères que lesang a cessé de circuler dans la partiegauche de la tête pendant un temps que

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je qualifierais d’assez long.— Dans Carondelet ? À cette heure-

ci ? Et personne ne s’est interposé ?— Bien sûr que non ! Les gens

encouragent ce genre de chose. Ils tirentprobablement quelque plaisir duspectacle d’un pauvre vendeur ambulantpubliquement humilié. Les gens étaientprobablement d’accord avec l’initiativedu jeune homme.

— De quoi avait-il l’air ?— Le même air qu’un millier

d’autres adolescents. Acné, banane,chaussures pointues, l’équipementstandard de l’adolescence. Peut-être yavait-il quelque signe particulier, tachede naissance ou infirmité congénitale –j’ai oublié. Après que le pistolet eut été

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pressé contre ma tempe, je me suisévanoui – de peur et d’anoxie cérébrale.Tandis que j’étais étendu sur le trottoir,il a apparemment mis à sac ma voiture.

— Combien a-t-il pris d’argent ?— D’argent ? Mais non, rien du tout.

D’ailleurs il n’y avait pas d’argent àvoler puisque je n’avais pas encore étéen mesure de vendre une seule de cesdélectables saucisses. Non, il a pris dessaucisses. Eh, oui ! Toutefois, il ne les apas toutes prises. Ayant récupéré, j’aiété en mesure de vérifier. Il ne reste plusqu’une ou deux francfort, je ne sais plustrès bien.

— C’est bien la première fois quej’entends une histoire pareille !

— Peut-être était-il affamé. Quelque

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carence en vitamine de son jeune corpsen pleine croissance exigeait peut-êtreun soulagement immédiat. Le désir qu’al’homme de se nourrir est à peu prèségal au désir sexuel. Il y a bien des violsà main armée, pourquoi pas un vol dehot-dogs à main armée ? Je ne vois riende bien extraordinaire dans tout cela.

— Tu racontes vraiment n’importequoi !

— Moi ? Mais, sociologiquementparlant, l’incident est parfaitementplausible ! La faute en incombe à notresociété. Le jeune homme, affolé par lesprogrammes d’une télévision hautementsuggestive et par la lecture de diverspériodiques lascifs, ne fréquentait, selontoute apparence, qu’auprès

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d’adolescentes soucieuses desconventions qui refusèrent de participeraux jeux sexuels de son imaginationdébridée. Ses désirs physiques frustréstrouvèrent à s’assouvir à travers lasublimation alimentaire. J’aimalheureusement été la victime finale dece processus. Mais nous pouvonsremercier Dieu que cet enfant eût choisicette sublimation alimentaire depréférence à toute autre. Sinon, j’eusserisqué d’être violé dans CarondeletStreet !

— Il en a laissé que quatre, dit levieil homme en regardant dans le petitpuits du hot dog de tôle. Je me demandecomment ce petit salopard a pu se tireren emportant toutes ces saucisses !

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— Je n’en sais fichtre rien, ditIgnatius, avant d’ajouter indigné : Je suisrevenu à moi pour trouver le couvercleouvert. Personne ne m’est venu en aide.Mon surplis blanc trahissait en moi levendeur ambulant – l’intouchable.

— Bon, si vous essayiez denouveau ?

— Comment ? Dans mon état actuel,proposez-vous sérieusement que jereprenne le chemin des rues pour y fairele colporteur ? Mes dix cents vonttomber dans la paume du receveur dutramway St. Charles. Je compte passerle restant de la journée dans unebaignoire d’eau chaude où je tenterai derecouvrer un semblant de normalité.

— Bien, mais que diriez-vous de

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revenir demain, alors ? demanda levieux, plein d’espoir. Pour essayerencore un coup. J’ai vraiment besoin devendeurs.

Ignatius examina quelque temps cetteoffre, tout en étudiant la cicatrice que levieux portait sur le nez. Il rota àplusieurs reprises. Du moins cela luiferait-il un emploi. Sa mère en seraitsatisfaite. C’était un emploi dans lequelil risquait peu d’être surveillé etimportuné par ses supérieurs. Ils’éclaircit la gorge et mit fin à sesméditations dans un dernier rot :

— Si je suis en état de fonctionnerdemain matin, je reviendrai peut-être. Jene puis prédire l’heure de mon arrivée,mais il me semble assuré que vous

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pouvez vous attendre à me voir.— C’est au poil, ça, mon gars, dit le

vieil homme. Je suis M. Clyde.— Très heureux, dit Ignatius en

cueillant du bout de la langue une miettequ’il venait de découvrir à lacommissure de ses lèvres. À propos,monsieur Clyde, je vais emporter cesurplis à la maison pour prouver à mamère que j’ai trouvé un emploi. C’estque, voyez-vous, elle boit beaucoup et abesoin d’être rassurée quant au fait quele salaire de mes peines permettra deregarnir sa réserve de spiritueux. Jemène une vie assez peu réjouissante. Unjour, peut-être, je vous la décrirai endétail. Pour le moment, en tout cas, ilsuffira que vous sachiez deux ou trois

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choses de mon anneau.— Votre anneau ?— Oui.

II

Jones passait à l’aveuglette uneéponge sur le comptoir. Lana Lee étaitpartie faire des courses pour la premièrefois depuis longtemps, fermant à doubletour la caisse enregistreuse avant departir, avec un bruit qu’elle voulaitmenaçant. Ayant vaguement humidifié lecomptoir, Jones remit l’éponge dans leseau et alla s’asseoir à une des tables

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pour jeter un coup d’œil au dernier Lifeque lui avait passé Darlene. Il allumaune cigarette dont le nuage de fuméerendit le magazine encore plus invisible.Les Folles Nuits ne possédaient qu’uneseule lampe qui permît à peu près lalecture – celle de la caisse. Jonesrepassa donc derrière le bar et alluma lapetite lampe. Il abordait tout juste uneétude approfondie d’une réceptionphotographiée pour la publicité duwhisky Seagram’s, quand Lana Leeentra.

— Je me disais bien que mieux valaitne pas vous laisser ici tout seul, dit-elleen ouvrant un filet à provisions dont elletira une boîte de craies scolaires qu’elledéposa dans le petit placard, sous le

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comptoir. Qu’est-ce que vous trafiquezavec ma caisse, hein ? Occupez-vousdonc de mon plancher.

— Il est déjà fini, vot’ plancher.Chuis en train d’dev’nir un vrai expert,question plancher. J’pense que les Noirsont ça dans l’sang, vous voyez,l’balayage ! Ça vient tout seul. C’estcomme becter ou respirer, pour unnègre, balayer. J’vous parie qu’si vousr’filez un balai à un moutard d’un an, ys’mettra à balayer comme un fou,l’négrillon ! Oua-ho !

Jones reporta son attention sur lapublicité, tandis que Lana refermait leplacard à clé. Puis elle considéra leslongues traînées de poussière sur leplancher, comme si Jones avait labouré,

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plutôt que balayé. L’alternance debandes propres et sales créait en effetcomme des sillons. Lana ne pouvaitsavoir qu’il s’agissait, de la part deJones, d’une subtile tentative desabotage. Il avait des projets plusambitieux pour l’avenir.

— Dites donc, vous ! Regardez unpeu mon putain d’plancher !

Jones regarda à contrecœur et, àtravers ses lunettes, ne vit strictementrien.

— Oua-ho ! Le beau plancherqu’vous avez là ! Tout est vraimentd’première classe aux Folles Nuits, y apas à dire.

— Non mais, vous voyez toute cettemerde ?

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— Pour vingt sacs par semaine, fautqu’vous vous attendiez à un peud’merde, tout d’même. La merde, acommence à disparaître quand on arriveautour de cinquante, soixante sacs desalaire par semaine, vu ?

— Moi, j’en veux pour mon argent,dit Lana, fort irritée.

— Non mais, dites, z’avez essayéd’vivre avec un salaire comme çuiqu’vous m’refilez ? Vous croyez p’têt’que les nègres ont l’épicerie et lesvêtements au prix d’gros ? À quoiqu’vous gambergez la moitié du tempsqu’vous passez sur le cul, tranquillementassise à compter vot’ blé ? Oua-ho ! Oùque je vis, vous savez comment qu’onachète les cigarettes ? On peut même pas

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s’offrir tout l’paquet, on achète lessèches une par une, deux cents pièce !Vous croyez qu’les Noirs ont la viefacile ? Merde ! Chdéconne pas ! J’en aiplein l’dos d’être arrêté pourvagabondage ou d’avoir à essayerd’survivre sur un salaire pareil !

— Qui c’est qui vous a tiré duruisseau, aussi, quand les flics étaientsur le point de vous boucler pourvagabondage, hein ? Pensez-y, de tempsen temps, pendant que vous vous lacoulez douce derrière vos lunettes à lacon !

— J’me la coule douce ? Benmerde ! Nettoyer c’te putain d’turnej’appelle pas ça s’la couler douce ! Y aquelqu’un ici qui nettoie et qui ramasse

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la merde que vos pauv’ caves de clientsfoutent par terre, figurez-vous ! Je lesplains, tiens, les pauvres connards quiviennent ici en s’disant qu’y vonts’marrer un peu ! On leur refileprobablement des somnifères dans leurverre et les glaçons leur collent lachaude-pisse ! Oua-ho ! Et pis, si vousparlez d’en vouloir pour votre argent,parlons d’argent ! J’m’étais dit commeça qu’vous en auriez un p’tit peu plus àm’donner, maintenant que vot’ petit poteorphelin met plus les pieds ici. Pisquevous avez laissé tomber la charité, vouspourriez p’têt’ me r’filer un p’titsupplément, je m’étais dit…

Lana ne répondit rien. Elle agrafa lereçu de la boîte de craies à son livre de

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compte, de manière à le faire entrer dansla liste des achats déductibles qu’ellefaisait toujours figurer dans sadéclaration de revenus. Elle avait déjàacheté un globe terrestre d’occasion. Ilse trouvait lui aussi dans le placard. Ilne lui manquait plus qu’un bouquin. Laprochaine fois qu’elle verrait George,elle lui demanderait d’en apporter un. Ildevait bien lui en être resté quelques-unsdu temps où il n’avait pas encore pris ladécision de laisser tomber le lycée.

Il avait fallu un certain temps à Lanapour rassembler ces quelquesaccessoires. Tant que les flics en civilétaient venus tous les soirs, elle avait ététrop préoccupée pour songer à laréalisation du nouveau projet de George.

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Il y avait eu Darlene, gros problème,point faible de la protection que Lanaavait érigée autour d’elle contre lapolice. Mais, désormais, les inspecteursavaient disparu avec la même soudainetéqu’ils étaient apparus. Tous ceux quiétaient entrés, Lana les avait repérés à laseconde. Darlene n’étant plus au bar,mais répétant avec son oiseau, lespoulets s’étaient cassé les dents. Lanaavait veillé à ce qu’ils fussent ignorésde tous. Il fallait de l’expérience, pourrepérer les flics. Mais celui ou celle quien étaient capables pouvaient éviter destas d’emmerdes.

Il ne restait plus que deux choses àrégler. L’une était donc de se procurerun bouquin. Puisque George voulait

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qu’elle eût un bouquin, il n’avait qu’àlui en trouver un. Lana n’allaitcertainement pas mettre de l’argent dansun livre – même d’occasion. L’autre – ils’agissait de ramener Darlene aucomptoir, maintenant que les flicsavaient mis les bouts. Une nana commeDarlene, il valait toujours mieux l’avoirà la commission qu’au salaire. Ce queLana avait vu Darlene faire sur scèneavec son cacatoès suffisait à laconvaincre que, provisoirement en toutc a s , Les Folles Nuits seraient bieninspirées de refuser toute dimensionanimale.

— Où est Darlene ? demanda-t-elle àJones. J’ai deux mots à leur dire, à elleet à son oiseau.

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— Alla téléphoné pour dire qu’aviendrait dans l’après-midi pour répéterencore un peu, dit Jones en s’adressant àla publicité qu’il était en train d’étudier.Alla dit qu’alle emmenait son bestiau auvétérinaire d’abord pasqu’alla vu qu’yperdait des plumes.

— Ah oui ?Lana se mit à réfléchir au projet

d’une composition incluant le globeterrestre, la craie et le bouquin. S’il yavait des possibilités commerciales là-dedans, il n’en convenait pas moinsd’agir avec finesse et d’en faire quelquechose de qualité. Elle envisageadiverses dispositions combinant la grâceet l’obscénité. Inutile d’être par trop cru.Elle était séduisante pour les gosses, de

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toute manière.— Nous voilà, lança joyeusement

Darlene depuis le seuil.Puis elle entra dans le bar en

trébuchant, vêtue d’un pantalon et d’uneveste à pois et portant une grande cagerecouverte d’une étoffe.

— Oui ? Eh bien ne t’installe paspour des années, répondit Lana, j’aideux ou trois trucs à vous dire à toi et àton petit copain emplumé.

Darlene posa la cage sur le bar et ladécouvrit, faisant apparaître ungigantesque cacatoès rose et scrofuleuxqui, comme une très vieille voitured’occasion, semblait être passé entre lesmains d’innombrables propriétairessuccessifs. La crête de l’animal se

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hérissa et il poussa un cri affreux :Couââc !

— O.K. Vire-moi ça, Darlene. Tuvas reprendre ta place au bar, à compterde ce soir.

— Oh, non, Lana, geignit Darlene.Qu’est-ce qui y a ? Les répétitions sepassaient de mieux en mieux, mince !Attends seulement qu’on aye arrondi lesangles et tu verras. C’est un vrai succèsqu’on tient là, un tabac !

— Écoute, Darlene, tu veux que je tedise ? Vous me flanquez les jetons, tonoiseau et toi.

— Regarde !Darlene retira sa veste à pois et

montra à Lana les petits anneaux qu’elleavait attachés à son pantalon et à son

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chemisier à l’aide d’épingles de sûreté.« Tu vois ces p’tits machins. C’est ça

qui va tout faire marcher comme sur desroulettes. J’me suis entraînée avec, chezmoi. Cht’assure que c’est tout à faitnouveau. Il attrape ces petits anneaux ety m’arrache mes vêtements. Bon, je veuxdire, ceux-là, c’est seulement pour larépétition. Quand je frai faire moncostume, les anneaux s’ront cousus au-dessus d’une agrafe. Quand il tir’rad’sus, l’agrafe s’ouvrira et le costumeaussi. Chte l’dis, moi, ça fra un tabac,mon truc.

— Écoute, Darlene, c’était moinsrisqué quand cette sale bête te tournaitseulement autour de la tête.

— Mais non ! Main’nant y va

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vraiment faire partie du numéro pour debon ! Y va tirer…

— C’est ça, et supposons qu’il te tiresur les nichons, hein ? Tout c’qu’ym’faut ici, c’est un bon accident, uneambulance pour chasser les clients et meruiner. J’ai un investissement à protéger,moi ! Et imagine que l’oiseau se fichedans la tête de voler dans le public et decrever un œil à quelqu’un, hein ?J’aurais l’air de quoi ? Non, Darlene,j’ai pas confiance. Ni en toi ni enl’oiseau. La sécurité d’abord.

— Oh, Lana ! protesta Darlene, lecœur brisé. Donne-nous une chance.Juste quand on était en train des’améliorer…

— Non. Laisse tomber. Tire-toi et

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enlève la cage de cet oiseau avant qu’ilchie sur mon bar.

Lana remit l’étoffe en place sur lacage. « Les tu-sais-quoi sont partis et tupeux donc retrouver ton tabouret.

— Ouais, ben je m’demande si jevais pas parler de tu-sais-quoi à tu-sais-qui. Comme ça tu-sais-qui aura lafrousse et il s’en ira.

Jones leva les yeux d’une page depublicité et dit :

— Si vous continuez la tchache,mézigue j’peux pus lire. C’est quoi lestu-sais-quoi et tu-sais-qui c’est qui ?

— Descendez donc de c’tabouret,l’apache, et occupez-vous d’monplancher.

— Ce bestiau a pas arrêté d’voyager

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pour v’nir s’entraîner ici, fit Jonesdepuis le cœur d’un nuage de fumée.Merde. Faut lui donner sa chance, àc’volatile, pas l’traiter comme si c’étaitun nègre.

— C’est juste, dit Darlene de toutson cœur.

— Pisque nous avons cessé la charitéaux orphelins, et que ça n’a pas entraînéd’amélioration du sort du portier, àsavoir mezigue, on pourrait pt’êt’ fairequand même un p’tit què’que chose pourc’te pauv nana qu’est obligée d’fairel’entraîneuse a la commission, non ?

Car Jones avait vu l’oiseau voleterautour de Darlene, sur scène, tandis quela seconde tentait de danser. Jamais iln’avait vu pire. Darlene et l’oiseau

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constituaient une forme indiscutable desabotage.

« Faudrait p’têt’ deux trois p’titesaméliorations ici ou là, un peu plusd’ondulations là, un peu moins debalancement ici, mais l’un des l’aut’c’est un vachement bon numéro, oua-ho !

— Tu vois ? dit Darlene à Lana.Jones est bien placé, tout de même. LesNoirs ont le sens du rythme.

— Et comment ! Oua-ho !— Et y a quelqu’un qui vaudrait

mieux que j’effraye pas avec meshistoires sur des gens…

— Oh, la ferme, Darlene ! hurla LanaLee.

Jones leur souffla dessus un peu defumée et dit :

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— C’t’oiseau, là et pis la Darlene,moi j’dis qu’c’est super-original. Oua-ho ! Chuis sûr qu’ça attirerait des tasd’nouveaux clients. Y a pas un aut’ clubqui pourrait s’vanter d’avoir c’t’aiglepour attraction.

— Vous croyez vraiment qu’onpourrait trouver une clientèle pour cetoiseau, tous les deux ? demanda Lana.

— Pas qu’un peu ! Si chuis sûr qu’ya une clientèle pour ces bestiaux-là ?Mais bien sûr ! Les Blancs se baladenttous avec des perruches et des canes àriz ! Alors tu penses ! Quand y verront legenre de zoizeau qu’on leur propose, ici,a ux Folles Nuits ! Y aura bientôt unchasseur en uniforme devant c’te porte,c’est mézigue qui vous l’dis ! Vous allez

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avoir toute la haute, ici ! Oua-ho !Jones créa un nimbus d’allure

menaçante qui semblait sur le point decrever.

« Faudra seulement que Darlene etc’t’oiseau y z’arrondissent un peu lesang’ et voilà ! Merde, quoi ! Allecommence seulement, Darlene. Faut luidonner sa chance.

C’est vrai, ça, mince, dit Darlene. Jecommence seulement. Faut m’donner machance.

— Ferme-la, connasse. Tu pensesque tu peux arriver à te faire coller àloilpé par ce volatile ?

— Et comment ! répondit l’intéresséeavec enthousiasme. Ça m’est venu toutd’un coup. J’étais assise chez moi, à

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l’regarder jouer avec ses anneaux, etj’me suis dit comme ça « Darlene, t’asqu’à coudre des anneaux sur tesvêtements, ma fille ! »

— Arrête tes conneries, dit Lana.Alors gi ! Voyons c’qui sait faire.

— Oua-ho ! Ça c’est causé. Ça va êt’la panique ici, y va en v’nir de toutessortes pour voir c’te numéro.

III

— Santa, fallait qu’cht’appelle,chérie.

— Qu’est-ce qui va pas, ma p’tite

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Irene, demanda Mme Battaglia de savoix de grenouille, basse mais pleine decompassion.

— C’est Ignatius.— Qu’est-ce qu’il a encore fait, çui-

là, hein ? Raconte à Santa.— Attends un peu que j’aille voir

s’il est toujours dans son bain.Mme Reilly tendit une oreille pleine

d’inquiétude aux gros bruitsd’éclaboussures qui lui parvenaient dela salle de bains. Une espèce deronflement de baleine emplit le corridor.

« Ça va, il y est encore. Autant tedire la vérité, Santa : j’en peux pus.

— Oh !— Ignatius est arrivé à la maison y a

un peu moins d’une heure, habillé en

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boucher.— Très bien ! Il a trouvé un nouveau

boulot ce va-nu-pieds !— Mais pas dans une boucherie, ma

cocotte, dit Mme Reilly d’une voixalourdie par le chagrin. Il est marchandde hot-dogs.

— Quoi, pas possible ! coassa Santa.Marchand de hot-dogs ? Tu veux dire,comme ça, dans les rues.

— Dans les rues, chérie, comme unvulgaire clochard.

— Clochard, ça tu l’as dit, ma fille !Et même pire. T’as qu’à lire les rapportsde la police dans les journaux, de tempsen temps. C’est rien qu’un tas devagabonds.

— Si c’est pas malheureux !

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— C’qui lui faudrait, à c’garçon,c’est un bon coup de pied au cul.

— Tas pas idée de c’qu’il a fait,Santa ! Figure-toi qu’en arrivant, il avoulu m’faire deviner l’métier qu’ilavait trouvé ! Moi, tu vois, tout de suite,comme ça, j’ai dit « boucher » tucomprends.

— Bien sûr.— Et lui, tu vois, tout de suite

insolent, « Devine encore », qu’y m’fait,« on peut pas dire que tu brûles ».J’arrête pas moi, deviner et devinerpendant cinq bonnes minutes jusqu’à ceque j’voye pus aucun métier qu’on porteces espèces d’uniformes blancs. Et lui,alors qu’y m’fait comme ça : « Tut’trompes à tous les coups. Je m’ai

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dégotté un travail comme vendeur desaucisses. » J’me suis presque évanouie,tu vois, Santa, là, directement sur le linod’ma cuisine. Qu’est-ce que tu dis d’ça,moi par terre la tête cassée dans macuisine !

— C’est pas pour ça qu’y s’en f’rait,lui ! Faut pas croire !

— Oh, tu peux y aller !— Ben voyons, y f’rait beau voir !— C’est pas pour sa pauv’ mère qu’y

s’en fait, va, conclut Mme Reilly. Etavec l’éducation qu’il a, les diplômes,attention. Aller vendre des saucissesdans la rue, en plein jour.

— Et qu’est-ce t’y as dit, ma fille ?— Rien du tout, que j’y ai dit, rien de

rien. Le temps que j’ouvre la bouche, il

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avait déjà cavalé à la salle de bains. Il yest toujours enfermé à l’heure que chtecause, en train d’éclabousser partout, tupeux être sûre.

— Quitte pas une minute, Irene,figure-toi qu’j’ai une de mes p’tites-filles avec moi pour la journée, dit Santaqu’on entendit ensuite vociférer à l’autrebout de la ligne. Vas-tu t’écarter dec’réchaud, bon sang, Charmaine ! Vajouer sur le trottoir avant que cht’enr’tourne une !

Il y eut une voix enfantine qui faisaitune réponse.

« Ah, bon Dieu, reprit calmementSanta à l’adresse de Mme Reilly, y sontchouettes les gosses mais y a des fois,chais pas c que… CHARMAINE !

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Fiche-moi l’camp et va jouer avec tonvélo ou tu vas avoir une paire declaques ! Quitte pas, Irene.

Mme Reilly entendit Santa déposer lecombiné. Puis une enfant poussa unhurlement, une porte claqua et Santa futde retour au bout du fil.

« Seigneur, Irene, cette petite écoutejamais personne, cht’assure ! J’essayed’lui préparer des spaghetti et du ragoûtet elle arrête pas de tripatouiller dansma casserole ! Ah j’voudrais qu’lessœurs lui donnent une bonne raclée detemps en temps à l’école ! Tu connaisAngelo. Eh ben j’aurais voulu qu’tuvoyes comment qu’elles le dérouillaient,les sœurs, quand il était petit ! Y en amême une, un jour, qui l’avait jeté contre

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le tableau noir, dis donc ! C’est pour çaqu’Angelo est un homme si gentil et sibien élevé, aujourd’hui.

— Les sœurs elles adoraientIgnatius. C’était un si mignon p’titgarçon, tu peux pas savoir. Il rapportaittoujours tout plein d’images pieusesqu’il avait gagnées pasqu’y connaissaitbien son catéchisme.

— Ouais ; ben elles auraient mieuxfait d’le dérouiller un peu les sœurettes.

— Ah, ch’t’assure, quand j’le voyaisrentrer avec toutes ces petites imagespieuses, renifla Mme Reilly, si onm’avait dit qu’un jour y vendrait dessaucisses dans la rue, en plein jour !

Mme Reilly fut prise d’une violenteet nerveuse quinte de toux.

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« Mais dis-moi, ma colombe,comment ça va pour Angelo ?

— Rita, sa femme, vient d’m’app’lerpour dire qu’y va finir avec une bonnepneumonie s’y reste encore longtempsenfermé dans ces toilettes. Ch’tel’discomme j’le vois, Irene, Angelo est pâlecomme un fantôme. Ah, les flics letraitent vraiment pas correctement, cegarçon ! Il adore son métier. Quand il aeu son diplôme de l’académie d’lapolice, ch’t’assure, il était aussi heureuxet fier qu’si ç’avait été la Mite ou leCaltex ! Ce qu’il pouvait être fier !

— Ouais, il a franchement pas bonnemine, Angelo, accorda Mme Reilly. Il aattrapé une mauvaise toux, aussi, cegarçon. Bah, p’têt qu’y s’sentira mieux

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après qu’il aura lu le livre qu’Ignatiusm’a donné pour que j’y donne. Ignatiusdit que c’est inspirant comme littérature.

— Ouais, bah, moi j’me méfieraisdes inspirations littéraires d’Ignatius,m’enfin… Ça doit être plein d’histoiresde fesse…

— Tu t’rends compte, si quelqu’unl’rencontrait avec une voiture à bras !

— T’as pas à avoir honte de rien, mabelle. T’y es pour rien si t’as un salegosse sur les bras, grogna Santa. C’qu’yt’faut, c’est un homme à la maison, magrande, pour faire marcher droit tongarçon. J’m’en vais trouver c’t’hommequ’a d’mandé après toi. Il était gentil cevieux.

— Mais j’ai pas besoin d’un gentil

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vieux, moi. Tout c’que j’demande c’estqu’mon fils y soye gentil.

— T’occupe ! Laisse faire Santa !J’m’en vais t’arranger tout ça, moi. Letype qui dirige le marché au poisson ditqu’y connaît pas l’nom d’ton bonhomme.Mais ch’trouverai, t’inquiète pas. À vraidire, ch’crois bien l’avoir rencontrédans St. Ferdinand Street l’autre jour.

— Il a d’mandé après moi ?— Non, ma belle, ch’te dis que je

l’ai juste aperçu. J’ai pas pu y causer.Chuis même pas tout à fait sûre quec’était bien lui, tu vois.

— Tu vois bien. Ce vieux se moquebien de moi, lui aussi.

— Dis pas ça, ma grande. J’iraid’mander aussi au café du coin. J’irai

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dimanche après la messe. Chuis biensûre que j’trouverai son nom.

— Ce vieux se fiche de moi.— Irene, ça peut pas faire de mal de

le rencontrer.— J’ai assez d’histoires comme ça

avec Ignatius, ch’t’assure. C’est lahonte, le scandale, Santa. Imagine queMiss Annie, la dame d’à côté, le voyeavec une de ces charrettes. Déjà qu’elleest toujours après nous pour nous faireinterner. Elle arrête pas d’espionnerd’I’aut’côté d’I’impasse, derrière sesvolets fermés.

— T’occupe pas de c’que diront lesgens, Irene, conseilla Santa. Tous mesvoisins sont médisants que c’est pascroyabe. Si tu supportes la vie dans la

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paroisse de St. Ode de Cluny, tu es prêteà vivre n’importe où, tu m’entends,n’importe où ! C’est des langues devipère, voilà l’mot. Y a une bonnefemme, tiens, celle-là elle finira parprendre une brique sur le coin de lacafetière si elle continue à jacassercontre moi comme elle fait. La veuvejoyeuse, qu’elle m’appelle, à c’qu’onm’a dit. Mais t’en fais pas. J’l’aurai autournant, celle-là. Ch’crois qu’ellefricote avec un bonhomme qui boulonneau chantier naval. D’ici c’que son mari yreçoive une bonne petite lett’anonymepour la faire marcher droit, y a pas loin !

— Ch’sais c que c’est, va, macolombe. Oublie pas que chuis deDauphine Street, moi. Les lett’anonymes

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que papa il a pu r’cevoir… contre moi.Des langues de vipère, tu l’as dit. J’aitoujours pensé qu’c’était ma cousine,une vieille fille, tu penses, la pauv’quiles écrivait.

— Quelle cousine que c’était, celle-là ? demanda Santa, pleine d’intérêt.

La parentèle d’Irene Reilly était unecollection de biographies sanglantes qui,toutes, valaient la peine d’êtreentendues.

— Celle qui s’était renversé unecasserole d’eau bouillante sur le brasquand elle était p’tite. Celle qu’avaitl’air ébouillanté, quoi. Tu vois c’quej’veux dire. Elle était toujours à écrire,écrire, écrire, sur la table de cuisine à sapauv’mère. Sur moi, sûrement qu’elle

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écrivait, contre moi. Elle était trèsjalouse quand M. Reilly a commencé àsortir avec moi.

— C’est la vie, dit Santa.Une parente ébouillantée ne faisait

qu’un portrait assez terne dans laspectaculaire galerie d’Irene. D’unevoix rauque et enjouée, Mme Battagliachangea de conversation :

« J’vais organiser une petite soiréeavec toi et pis Angelo et sa femme, sielle veut bien v’nir.

— Oh, c’est gentil, ça, Santa, maischais pas si j’ai vraiment l’cceur àsortir, ces temps-ci.

— Ça te fra du bien de t’secouer unpeu, ma fille. Si ch’peux trouver quic’est, ce vieux monsieur, j’l’inviterai

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aussi. Vous pourrez danser, tous lesdeux.

— Eh ben, alors, si tu le vois, cevieux monsieur, dis-y que Miss Reillylui dit bonjour.

Derrière la porte de la salle de bains,Ignatius était passivement allongé dansl’eau tiède, poussant d’une pichenette leporte-savon de plastique à la surface,prêtant de temps à autre l’oreille à laconversation téléphonique de sa mère. Àl’occasion, il enfonçait le porte-savonsous l’eau et l’y maintenait jusqu’à cequ’il fût plein et coulât. Il le cherchaitalors à tâtons au fond de la baignoire, levidait, et le faisait voguer derechef. Sesyeux bleu et jaune se posaient sur uneenveloppe de papier brun posée, sans

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avoir été ouverte, sur le siège descabinets. Cela faisait un temps assezlong qu’il se demandait s’il l’ouvriraitou non. Le traumatisme de la découverted’un nouvel emploi affectaitnégativement ses valeurs et il attendaitque l’eau chaude dans laquelle il sevautrait comme un hippopotame rose eûtexercé un effet calmant sur l’ensemblede son organisme. Alors seulement ilouvrirait l’enveloppe. Paradise Vendorsse révélerait peut-être un employeuragréable. Il passerait le plus clair de sesjournées garé au bord du fleuve àprendre des notes pour le Journal.M. Clyde possédait un je ne sais quoi depaternel qui plaisait à Ignatius. Ce vieilhomme, magnat endurci de la saucisse

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de Francfort, ferait un nouveaupersonnage fort bienvenu dans leJournal.

Ignatius se sentit enfin suffisammentdétendu et, arrachant à l’eau sa massivecarcasse dégouttante, s’empara del’enveloppe.

— Pourquoi donc faut-il qu’elleutilise ce genre d’enveloppes ?demanda-t-il avec colère tout en étudiantle cachet de la poste sur l’épais papierbrun. Quant à la lettre elle-même, elledoit être écrite au crayon tendre, voirepire encore.

Il déchira l’enveloppe, mouillant lepapier, et en sortit une affiche pliée quiproclamait en gros caractères :

CONFÉRENCE ! CONFÉRENCE !

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Myrna Minkoff parle sans détour de « Lasexualité dans la politique : la libertéérotique comme une arme contre lesréactionnaires »

20 h Mardi 28 – Y.M.H.A. Entrée : 1dollar OU une signature au bas de lapétition par laquelle Myrna Minkoffdemande agressivement plus d’activitéssexuelles et de meilleure qualité pourtous, ainsi qu’un programme d’urgencepour les minorités ! (Cette pétition seraenvoyée à Washington.) Signe si tu veuxépargner à l’Amérique l’ignorancesexuelle, la chasteté et la peur. Es-tu assezengagé pour participer à ce mouvementaudacieux et de toute premièreimportance ?

— Oh, Seigneur ! crachota Ignatius àtravers sa moustache détrempée. La

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laisserait-on s’exprimer en public,désormais ? Que diable peut bienvouloir signifier le titre de cetteconférence imbécile ?

Ignatius relut l’affiche, débordant demalveillance.

« En tout cas, je suis effectivementpersuadé qu’elle parlera sans détour et,non sans perversité, j’aimerais assezentendre cette péronnelle pérorer devantun auditoire, Car elle s’est dépasséeelle-même, cette fois-ci, dans sesatteintes au bon goût et à la décence.

Suivant des yeux une flèche dessinéeà la main au bas de l’affiche etsurmontée des initiales T.S.V.P.,Ignatius découvrit docilement le versode l’affiche où Myrna avait écrit la lettre

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suivante :

Messieurs,

Que se passe-t-il, Ignatius ? Je suis sansnouvelles de toi. Ma foi, je ne t’en veuxpas trop de ne pas écrire. J’imagine que j’ysuis allée un peu fort dans ma dernièrelettre, mais c’était seulement parce quetes fantasmes paranoïaques metroublaient, enracinés qu’ils risquaientd’être dans ton attitude malsaine face à lasexualité. Tu sais très bien que, depuisnotre toute première rencontre, je n’aicessé de t’adresser des questions précisesafin de tenter de clarifier un peu tespenchants sexuels. Mon unique désir étaitde t’aider à trouver son auto-expressionvéridique et ta satisfaction dans unorgasme naturel. Je respecte ton esprit etj’ai toujours accepté tes tendances

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excentriques, c’est pourquoi j’aimeraistant te voir accéder au niveau supérieurd’un parfait équilibre mental et sexuel.(Un bon orgasme, bien explosif, purgeraitton être en profondeur et te ferait sortir dela zone obscure.) Ne te mets pas en colèrecontre moi pour cette lettre.

Je vais t’expliquer le sens de cette afficheun peu plus loin dans ma lettre, parce quej’imagine que cela t’intéressera de savoircomment s’est présentée l’occasion decette audacieuse conférence tellementengagée. Mais auparavant, il me fautt’apprendre que c’en est fini du projet defilm et donc, que si tu comptais prendre lerôle du propriétaire, laisse tomber.Fondamentalement, c’était une questiond’argent. Je n’ai pas pu soutirer la pluspetite drachme à mon père et Leola, madécouverte de Harlem, est devenue de plus

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en plus agressive à propos de son salaire(ou plutôt de son absence) et a fini parlâcher une ou deux petites remarques quim’ont paru antisémites. Qui a besoin d’unenana qui n’est même pas assez engagéepour accepter de tourner gratuitementdans un film qui ne pourrait que rendreservice à tous les membres de sa race ?Shmuel a décidé de devenir ranger dans leMontana, parce qu’il a conçu le projetd’une allégorie dramatique située dans ledécor d’un grand bois (l’Ignorance et laCoutume) et qu’il veut apprendre à sentirla forêt et à la comprendre. ConnaissantShmuel comme je le connais, je prévoisqu’il fera un ranger épouvantable maisson allégorie, je le sais, seraintellectuellement stimulante, pleine devérités dérangeantes et sourced’innombrables controverses. Souhaite-luide réussir. C’est un type remarquable.

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Pour en revenir à la conférence, ilsemblerait que je sois enfin sur le point detrouver une plate-forme d’où faireentendre ma philosophie, etc. Tout estarrivé de la manière la plus étrange. Voilàquelques semaines, je me trouvais chezdes amis qui avaient organisé une petitefête pour un garçon tellement authentiquequi rentrait d’Israël. Il était incroyable. Etje suis sérieuse.

Ignatius rota un peu de gaz parfuméaux produits Paradise.

Pendant des heures et des heures il achanté les chants folkloriques qu’il avaitrecueillis là-bas. Des chansons qui, toutes,tendaient a prouver que j’avais raison desoutenir ma théorie selon laquelle lamusique devrait être, fondamentalement,

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un instrument d’expression et deprotestation sociales. Nous sommesrestés des heures à l’écouter chez lui, etnous en redemandions. Plus tard, nousnous sommes tous mis à parler – à des tasde niveaux – et je lui ai livré le fond de mapensée.

— Hââ-hum ! bâilla Ignatius avec ladernière violence.

Et il m’a dit : « Pourquoi gardes-tu tout çapour toi ? Pourquoi ne le fais-tu pas savoiraux autres, Myrna ? » Je lui ai répondu queje prenais fréquemment la parole dans lesgroupes de discussion et dans mon groupede thérapie de groupe. Je lui ai dit aussique j’envoyais pas mal de lettres auxrédacteurs en chef et que quelques-unesont été publiées dans The NewDemocracy, Men and Masses et Now !

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— Sors de cette baignoire, Ignatius !Mme Reilly vociférait derrière la

porte de la salle de bains.— Pourquoi ? demanda son fils, tu

veux la place ?— Non.— Alors je te prie de me laisser.

Éloigne-toi.— Ça fait trop longtemps que tu es

là-d’dans.— Je t’en prie ! Je tente d’achever la

lecture d’une lettre !— Une lettre ? Qui c’est qui t’écrit ?— Ma chère amie, Miss Minkoff.— La dernière chose que tu m’avais

dite c’est qu’elle t’avait fait renvoyerd’chez les Pantalons Levy.

— Tel était bien le cas. Mais c’était

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peut-être une bonne chose en définitive.Ce nouvel emploi pourrait s’avérerpleinement satisfaisant.

— Si c’est pas malheureux, dittristement Mme Reilly. Tu t’fais flanquerdéhors d’un emploi de rien du tout dansune fabrique et tu te retrouves à vendredes saucisses dans la rue ! Mais j’aimemieux t’prévenir tout d’suite, Ignatius, tefais pas flanquer déhors par le marchandd’saucisses, j’te préviens. Tu sais c’queSanta elle a dit ?

— Je ne doute pas toutefois qu’ils’agisse d’une remarque sagace etincisive. J’ai tendance à croire que sesagressions contre notre languematernelle sont d’une interprétationdifficultueuse.

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— Ouais, ben elle a dit que, c’quit’faudrait c’est un bon coup sur lagueule.

— Venant d’elle, il s’agit presqued’un exploit littéraire !

— Qu’est-ce que cette Myrna peutbien fabriquer, encore ? demandaMme Reilly prise de soupçons.Comment se fait-il qu’elle t’écrivetellement ? En v’là une, c’est un bonbain, qui lui faudrait, tiens !

— La psyché de Myrna ne peutentretenir avec l’eau que des relationsd’oralité.

— Quoi ?— Me feras-tu le plaisir de cesser de

hurler comme une harengère et d’allervaquer à tes affaires ? N’as-tu point mis

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une bouteille de moscatel à rôtir dans lefour ? Et fiche-moi la paix. Je suis fortnerveux.

— Nerveux ? Ça fait plus d’uneheure que tu trempes dans c’t’eauchaude !

— Elle n’est pratiquement pluschaude.

— Alors sors de cette baignoire.— Pourquoi est-il si important à tes

yeux que je quitte cette baignoire ?Maman, je ne te comprends vraiment pasdu tout. Tu es une maîtresse de maison,n’est-il pas quelque tâche àl’accomplissement de laquelle tu tesentes tenue de voler ? J’ai cruremarquer ce matin que les moutons ducorridor atteignaient des proportions

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monstrueuses. Nettoie la maison.Téléphone à l’horloge parlante. Faisquelque chose. Va t’allonger et fais unpetit somme. Tu sembles plutôt à bout,ces temps-ci.

— Bien sûr que chuis à bout ! Tubrises le cœur à ta pauv’maman, voilàc’que tu fais, Ignatius. Qu’est-ce que tufras, hein, quand tu m’auras tuée ? tus’ras bien avancé.

— Fort bien, je refuse de me laisserentraîner à une conversation aussiinepte. Continue ton monologue derrièrela porte si tel est ce que tu souhaites.Mais à voix basse, je t’en prie. Je doisme concentrer sur les nouvelleseffronteries que Miss Minkoff aconcoctées pour sa dernière épître.

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— J’en peux pu, Ignatius. Tu vasm’retrouver dans la cuisine, un de cesquat’matins, sur le lino avec une attaque.Fais bien attention, mon garçon. Tu teretrouveras seul au monde. Alors tu tejetteras à genoux et tu prieras le bonDieu de te pardonner la façon dont tutraitais ta pauv’mère, seulement, y s’ratrop tard.

De la salle de bains ne provenaitplus que du silence. Mme Reilly guetta,l’oreille tendue, ne fût-ce qu’un clapotisd’eau ou un froissement de papier, maisla porte de la salle de bains eût aussibien pu être celle d’un tombeau. Au boutd’une ou deux minutes d’attenteinfructueuse, elle traversa le corridor endirection du réchaud. Quand Ignatius

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entendit la porte du four s’ouvrir engrinçant, il reprit sa lecture.

Il disait : « Avec ta voix et ta personnalité,tu devrais te produire devant les détenus,dans les prisons. » Ce type était vraimenteffarant, et puis ce n’était pas seulementun cerveau, c’était un homme, un vrai. Ilétait si galant, si attentionné, que j’avais dumal à le croire. (Surtout après Shmuel, quiest un idéaliste et qui n’a pas froid auxyeux mais qui a quand même tendance àêtre gueulard et lourdingue.) Je n’avaisjamais rencontré quiconque d’aussidéterminé a combattre les idées et lespréjugés réactionnaires que ce chanteurfolklorique. Son meilleur ami était unpeintre abstrait, un Noir, qui, disait-il,barbouille ses toiles de magnifiquesdégoulinures de protestation et de défi,allant même parfois jusqu’à lacérer les

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toiles à coups de couteau. Il m’a donnéune brochure remarquable qui montre endétail que le pape est en train d’assemblerune panoplie d’armes nucléaires. Ça m’avraiment ouvert les yeux. Je l’ai fait passerau rédacteur en chef de The NewDemocracy afin de raider dans son combatcontre l’Église. Mais c’est pas tout, il avaitaussi un ressentiment terrible contre lesWASPS3 ce type. Il les hait littéralement.Comme je te l’ai dit, c’est vraiment untype supérieur.

Le lendemain, il m’a appelée au téléphone.Étais-je prête à prononcer une conférencedevant une association d’action socialequ’il allait créer à Brooklyn Heights ? Jen’en revenais pas ? Dans ce monde oùl’homme est un loup pour l’homme, il estrare de trouver un ami… un ami vraimentsincère… enfin, c’était ce que je me

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figurais. Bref – j’ai découvert que lesconférences, c’est comme le chaubize,faut coucher avant – tu vois où je veux envenir ?

— Dois-je en croire mes yeux ?Suis-je bien en train de lire cette insigneatteinte au bon goût et à la pudeur ?demanda Ignatius au porte-savon flottant.Cette fille est entièrement sansvergogne !

Une fois de plus, j’ai dû constater quemon corps attire certaines gens plus quemon esprit.

— Hâââ-hum, soupira Ignatius.

Personnellement, j’ai envie de dénoncer cechanteur bidon qui, à n’en pas douter, doit êtreoccupé à draguer d’autres innocentes libérales.

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Une fille que je connais m’a appris que ce soi-disant « chanteur folklorique » était en réalitéun baptiste d’Alabama. Quel escroc ! Alors j’aiexaminé de plus près la brochure qu’il m’avaitpassée et j’ai constaté qu’elle était publiée parle Ku Klux Klan. Cela te donnera une idée dessubtilités idéologiques qu’il nous fautapprendre à mettre en œuvre aujourd’hui ! Moi,j’avais trouvé que c’était une bonne brochurelibérale. Et il a fallu que je m’humilie pourécrire au rédacteur en chef de The NewDemocracy que la brochure, quoiqueintellectuellement stimulante, n’avait pas lesauteurs qu’on aurait pu croire ou souhaiter. Onpeut dire que les WASPS m’ont bien eue, cettefois-ci. Ça m’a rappelé cette fois, dans le parcPoe, où j’ai nourri un écureuil qui s’est révéléêtre un rat, que n’importe qui aurait pris pourun écureuil au premier coup d’œil. Enfin, ça meservira de leçon. Ce faux jeton m’a donné uneidée. Il y a toujours quelque chose à apprendre

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dans le malheur. J’ai décidé de demander si jepouvais avoir l’auditorium du « Y », un, de cessoirs. Ils ont fini par répondre que c’étaitd’accord. Évidemment, ici, au « Y » du Bronx,l’auditoire sera assez restreint et petit-bourgeois, mais si je m’en tire bien, je pourraisme retrouver au « Y » de Lexington Avenue, unde ces jours, un endroit ou des grands penseurscomme Norman Mailer et Seymour Krimviennent exprimer leur point de vue. De toutemanière, je risque rien d’essayer.

J’espère que tu t’es mis au travail sur tesproblèmes de personnalité, Ignatius. Est-ce quetes symptômes paranoïaques empirent ? À labase de cette paranoïa, je crois qu il y a le faitque tu passes tout ton temps enfermé danscette chambre – ce qui a fini par te rendreméfiant à l’égard de tout le reste du monde. Jene sais pas pourquoi tu tiens tellement à vivredans le Sud avec les alligators. Malgré l’espèce

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de révision complète dont ton esprit a besoin,je pense que ton cerveau trouverait à s’épanouirici, à New York. Pour le moment, tu temaintiens toi-même sous le boisseau. Ladernière fois que je t’ai vu, quand je suis passéeen revenant du Mississippi, tu étais dans un étatassez épouvantable. J’imagine que tu doismaintenant avoir totalement régressé, à forcede vivre dans ce minuscule taudis avec la seulecompagnie de ta mère. Tes impulsionsnaturelles ne hurlent-elles pas pour êtreassouvies ? Une belle histoire d’amour biensignificative te transformerait, Ignatius. J’ensuis persuadée. De grands liens œdipienst’enserrent le cerveau et te détruisent.

Je n’imagine pas non plus que tes idéessociales ou politiques aient pu évoluer versplus de progressisme. As-tu abandonné aumoins le projet de former un parti politique etde désigner un candidat à la présidence qui

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défendraient le droit divin ? Je me rappellequ’en te rencontrant, j’ai secoué ton apathiepolitique. Ce fut alors qu’il te vint cette idée.Je savais bien qu’il s’agissait d’un projetréactionnaire, mais il montrait au moins lapreuve du fait que tu étais en train d’acquérir unsemblant de conscience politique. Fais-moi leplaisir de m’écrire à ce propos, je t’en prie. Ilnous faut un système tripartite dans ce pays etje crois que, jour après jour, les fascistesprennent plus de force. Ce parti du droit divinformerait une espèce de groupe marginal quipourrait fort bien rafler une bonne part des voixde la droite.

Bon, je m’arrête. J’espère que la conférenceaura du succès. Toi le premier, tu ferais biend’en écouter le message et d’en tirer profit. Àpropos, si par extraordinaire tu finissais parmettre réellement en pratique les idées que tuas sur le droit divin, je pourrais toujours t’aider

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à mettre sur pied une section, ici, en ville. S’ilte plaît, sors de chez toi Ignatius et pénètredans le monde qui t’entoure. Tu as toujours étéle principal projet de ma liste. Je voudrais bienconnaître tes conditions mentales de cesderniers temps. Alors, s’il te plaît sors-toi desoreillers et ÉCRIS.

M. Minkoff

Plus tard, ayant enveloppé sa peaurose et fripée dans la vieille robe dechambre de flanelle qu’une épingle denourrice attachait sur sa hanche, Ignatiuss’assit devant son bureau, dans sachambre, et remplit son stylographe.Dans le vestibule, sa mère parlait àquelqu’un au téléphone.

— Et tous les sous de sa pauv’grand-mère Reilly, tous les sous de l’assurance

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y sont passés jusqu’au dernier pour luipayer ses études ! C’est pas malheureux,tout de même ? Tout cet argent jeté parles f’nêtres !

Ignatius rota et ouvrit un tiroir pour ychercher le papier à lettre qu’il pensaitencore posséder. Ce faisant, il trouva leyo-yo qu’il avait acheté à un Philippinqui était venu en vendre dans le quartierquelques mois auparavant. D’un côté duyo-yo, un palmier que le Philippin yavait gravé à la requête d’Ignatius. Il lelança, mais le cordon cassa et le yo-yoroula dans un grand bruit sur le sol etsous le lit où il alla s’arrêter contre unepile de cahiers Big Chief et de vieuxmagazines. Débarrassant l’extrémité deson doigt du bout de ficelle qui y était

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resté accroché, il fouilla encore dans letiroir et en tira une feuille de papier àl’en-tête des Pantalons Levy.

Myrna bien-aimée,

J’ai bien reçu ton irritante et effrontéecommunication. Crois-tu sérieusement que jesois le moins du monde intéressé par tesrencontres sordides avec des sous-hommes del’acabit de ton chanteur folklorique ? Danschacune de tes lettres, il appert que je suiscondamné à découvrir de nouvelles référencesau caractère dissolu de ton existencepersonnelle. Veuille à l’avenir te confiner à ladiscussion et au débat théorique et idéologique,de manière à éviter au moins les obscénités etles atteintes au bon goût, à la décence et à lagéométrie. J’ai toutefois pensé que lesymbolisme du rat et de l’écureuil, ou du rat-écureuil, ou de l’écureuil-rat, peu importe, était

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fort évocateur et plutôt excellent.

Lors de la sinistre soirée de cette douteuseconférence, l’unique membre de l’auditoiresera probablement un vieux bibliothécairedésespérément solitaire qui, ayant aperçu unelumière à travers la porte de l’auditorium, ysera venu dans l’espoir d’échapper au froid etaux horreurs de son enfer personnel. Là, dansla salle, sa silhouette courbée assise seuledevant le podium, ta voix nasale se répercutanten écho au long des rangées de chaises vides,lui enfonçant dans la tête, comme à coups demarteau sur son pauvre crâne chauve, l’ennuimortel, en même temps que des imagessexuelles de plus en plus précises, il seraamené peu à peu jusqu’à l’hystérie et, sansl’ombre d’un doute, finira par recourir al’exhibitionnisme, brandissant son vieux sexeflétri et tordu comme un gourdin pour luttercontre l’horrible bourdonnement qui

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environnera sa tête. Si j’étais toi, j’annuleraiscette conférence dès maintenant. Je suispersuadé que la direction du « Y » serasoulagée de ta décision, surtout si ses membresont déjà eu l’occasion d’apercevoirl’impossible affiche qui doit, je n’en doute pas,orner désormais tous les poteauxtélégraphiques du Bronx.

Les commentaires concernant ma viepersonnelle, que personne n’avait sollicités,révèlent une absence choquante de goût et dedécence.

De fait, ma vie personnelle a subi unemétamorphose : je suis pour l’heure enrelation, de la manière la plus fondamentale,avec l’industrie du marchéage alimentaire et jedoute par conséquent très sérieusement d’avoirà l’avenir le temps de correspondre avec toi.

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Ignatius, bien occupé.

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HUIT

— Fïche-lui la paix, dit M. Levy, tuvois bien qu’elle essaie de dormir.

— Que je lui fiche la paix ? répétaMme Levy en installant des coussinsdans le dos de Miss Trixie pour la fairetenir droite sur le sofa de nylon jaune.Te rends-tu compte, mon pauvre Gus,que c’est là le drame de la vie de cettemalheureuse ? Elle a toujours été seule,ce n’est pas de paix qu’elle a besoin.C’est d’attention et d’amour. Elle abesoin qu’on s’occupe d’elle. Elle abesoin qu’on l’aime.

— Beuârk !Mme Levy était une femme qui

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s’intéressait à la vie et au monde. Unefemme qui avait un idéal – voireplusieurs. Au cours des années, elles’était adonnée librement etsuccessivement au bridge, aux violettesafricaines, à Susan et à Sandra, au golf,à Miami, à Fanny Hurst et à Hemingway,à l’enseignement par correspondance, àla coiffure, au soleil, à la grande cuisine,à la danse et, plus récemment, à MissTrixie. Jusqu’alors, elle avait dû secontenter de Miss Trixie à distance.Cela lui avait considérablementcompliqué la mise en pratique de sescours de psychologie parcorrespondance et elle avait connu unretentissant échec à l’examen de find’année. L’école d’enseignement par

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correspondance n’avait même pas voulului donner un zéro. Mais maintenantqu’elle avait su jouer correctement sescartes à la suite du renvoi du jeuneidéaliste, Mme Levy disposait enfin deMiss Trixie en chair et en os – surtout enos – avec sa visière, ses pantoufles ettout le tremblement. M. Gonzales avaitété trop heureux d’accorder à l’aide-comptable un congé illimité.

— Miss Trixie, dit gentimentMme Levy, réveillez-vous.

Miss Trixie ouvrit les yeux etsouffla :

— J’ai ma retraite ?— Non, ma chère.— Quoi ! aboya Miss Trixie,

j’croyais qu’on me donnait enfin ma

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retraite !— Miss Trixie, vous vous croyez

vieille et fatiguée. C’est très mauvais— Qui ?— Vous.— Oh, mais c’est vrai. Je suis très

fatiguée.— Vous voyez bien, dit Mme Levy.

C’est dans votre tête, tout ça. Vous avezune psychose de la vieillesse. Vous êtesencore une très jolie femme. Il faut quevous vous disiez à vous-même, que vousvous répétiez « je suis une jolie femme,je suis encore une très jolie femme ».

— Vas-tu me faire le plaisir de luifiche la paix, à la fin, Sigmund ! lançaM. Levy, levant des yeux irrités de sonjournal sportif. J’en viens presque à

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regretter que Susan et Sandra ne soientpas là pour que tu joues avec elles. Etton cercle de canasta, il a fermé, ouquoi ?

— Ne m’adresse pas la parole,espèce de raté. Comment veux-tu quej’aille jouer à la canasta quand il y a unedétresse psychologique à secourir ?

— Une psycho… Elle est sénile,cette femme, c’est tout. Nous avons dûnous arrêter dans une trentaine destations-service en venant ! J’ai fini paren avoir marre de descendre de voitureà chaque fois pour lui indiquer lestoilettes des dames. Je l’ai laisséechoisir toute seule. J’ai mis au point unpetit système, une vraie martingale : laloi des moyennes. J’ai parié de l’argent

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sur elle et elle s’en tirait en fait àcinquante/cinquante.

— Plus un mot, interrompitMme Levy, menaçante. Je ne veux plusrien entendre. Cela te ressemble trop !Permettre de telles erreurs à unecompulsive anale !

— C’est pas l’émission de LawrenceWelk ? demanda tout à coup MissTrixie.

— Non, ma chère, détendez-vous.— Mais c’est bien samedi,

aujourd’hui ?— Oui, l’émission aura lieu. Ne vous

inquiétez pas. Bon, alors dites-moi dequoi vous rêvez.

— Je me rappelle pas pour lemoment.

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— Essayez, insista Mme Levy,prenant une vague note sur son calepin àl’aide d’un crayon incrusté de fauxdiamants. Il faut essayer, Miss Trixie.Vous comprenez, ma chère, vous avezl’esprit déformé, c’est comme si vousétiez infirme.

— Alors là, je suis vieille, mais jesuis pas infirme ! dit farouchement MissTrixie.

— Regarde, Florence Nightingale, tula mets dans tous ses états, dit M. Levy.Avec le peu que tu sais de lapsychanalyse tu vas fiche en l’air tout cequi peut bien rester dans cette pauvretête. Elle ne demande qu’à prendre saretraite et à dormir.

— Ça ne te suffit pas d’avoir gâché

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ta vie ? Tu veux aussi gâcher la sienne ?C’est un cas dans lequel la retraite estimpossible. Il faut au contraire lui fairesentir qu’on a besoin d’elle et qu’onl’aime.

— Allume donc ta fichue planche àexercices et laisse-la piquer un petitroupillon, bon sang !

— Je croyais que nous étions biend’accord pour laisser la planche endehors de tout ça.

— Fiche-lui la paix ! Fiche-moi lapaix ! Va faire du vélo fixe !

— Du calme, s’il vous plaît ! coassaMiss Trixie en se frottant les yeux.

— Il faut parler agréablement devantelle, souffla Mme Levy. Les éclats devoix, les disputes ne peuvent

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qu’accroître encore son sentimentd’insécurité.

— Alors là, d’accord ! Tais-toi etsors-moi cette gâteuse de mon salon.

— C’est ça. Tu ne penses qu’à toi,comme d’habitude. Si seulement tonpère pouvait te voir aujourd’hui,souhaita Mme Levy dont les paupièresbleu-vert se soulevèrent d’horreur. Unjouisseur bouffé aux mites en quête desensations fortes.

— De sensations fortes ?— Oh, mais taisez-vous, à la fin !

lança Miss Trixie, menaçante. Je doisdire que je marque d’une pierre noire lejour où l’on m’a menée ici. J’étaisquand même beaucoup mieux là-basavec Gomez. Beaucoup plus tranquille.

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Si c’est une espèce de poisson d’avril,je ne trouve pas ça drôle.

Miss Trixie dévisagea M. Levy deses yeux chassieux.

« C’est vous l’oiseau qui avezrenvoyé mon amie Gloria. PauvreGloria. La plus gentille personne qui aitjamais travaillé dans ce bureau.

— Oh, non ! s’exclama Mme Levyavant de se tourner vers son mari. Jecroyais que tu n’avais jamais renvoyéqu’un seul employé, c’est bien ce que tum’as dit ? Et cette Gloria, alors ? Unepersonne traitait Miss Trixie comme unêtre humain. Une personne était sonamie. Tu t’en es soucié ? Tu t’es posédes questions ? Bien sûr que non ! LesPantalons Levy pourraient aussi bien

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être sur Mars pour ce que tu t’enoccupes ! Alors tu rentres du champ decourses un jour et hop ! tu renvoiesGloria.

— Gloria ? répéta M. Levy. Jamaisje n’ai renvoyé de Gloria !

— Si, si ! siffla Miss Trixie. Je l’aivu de mes yeux vu. Cette pauvre Gloriaétait la bonté même. Je me souviens queGloria m’avait donné des chaussettes etde la mortadelle.

— Des chaussettes et de lamortadelle ?

M. Levy siffla entre ses dents.« Qu’est-ce qui faut pas entendre.

— C’est ça, vas-y ! hurla Mme Levy.Moque-toi de cette pauvre créature. Etsurtout ne me dis jamais ce que tu as

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bien pu faire d’autre aux Pantalons Levy.Je ne pourrais pas le supporter. Je neparlerai pas de Gloria aux petites. Ellesne comprendraient pas. Elles sont tropinnocentes.

— Effectivement, tu ferais mieux dene pas t’aviser de leur parler de Gloria,dit M. Levy avec colère. Si ces âneriescontinuent tu ne vas pas tarder à teretrouver à San Juan sur la plage avec tamère ! Vous pourrez vous amuser,danser et nager ensemble !

— Tu me menaces ?— Assez ! Silence ! fulmina Miss

Trixie. Je veux retourner aux PantalonsLevy sur-le-champ.

— Tu vois ? demanda Mme Levy àson mari, tu vois ce désir de travailler ?

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Et tu voudrais l’écraser en la mettant àla retraite ? Gus, je t’en prie, fais-toisoigner. Tu finiras mal.

Miss Trixie tendait la main vers lesac d’ordures qu’elle avait apporté pourbagage.

— D’accord, Miss Trixie, ditM. Levy du ton qu’il aurait utilisé pours’adresser à un chat, en route pour lavoiture !

— Dieu soit loué ! soupira MissTrixie.

— Bas les pattes ! hurla Mme Levy.— Je ne me suis même pas encore

levé de mon fauteuil, répliqua son mari.Mme Levy tira assez violemment

Miss Trixie en arrière et la fit rasseoirsur le sofa.

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— Restez ici. Vous avez besoin quel’on vous aide.

— Mais je ne veux pas de votre aideà vous, trancha Miss Trixie. Laissez-moime lever.

— Laisse-la se lever.— Je t’en prie, trancha Mme Levy,

brandissant sa main grassouillette etchargée de bagues, ne t’en fais pas pourcette pauvre créature négligée. Ne t’enfais pas pour moi non plus. Oublie tespetites filles. Prends ta voiture de sportet va faire un tour. Il y a une régate cetaprès-midi. J’aperçois des voiles par labaie vitrée que j’ai fait installer grâce àl’argent que ton père avait gagné à lasueur de son front.

— Je vous revaudrai ça, je vous

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préviens, fulminait Miss Trixie sur lesofa. Je me vengerai, vous verrez bien.

Elle tenta encore de se lever, maisMme Levy la tenait fermement sur lenylon jaune.

II

Son rhume ne cessait d’empirer etchaque quinte causait une vague douleurdans ses poumons où elle s’attardaitlongtemps après que la quinte eutdéchiré sa gorge et ses bronches.L’agent de police Mancuso essuya lasalive de sa bouche et tenta vainement

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de s’éclaircir la gorge. Un après-midi,sa claustrophobie était devenue si aiguëqu’il avait failli s’évanouir dans lescabinets. Mais cette fois, c’étaitl’étourdissement que lui causait le rhumequi le mettait au bord del’évanouissement. Appuyant sa têtecontre la paroi du réduit, il fermaquelques instants les yeux. Des nuagesrouge et bleu traversaient ses paupièrescloses. Il fallait absolument mettre lamain au collet d’un suspect et sortir deces toilettes avant que la fièvre leterrassât, contraignant le sergent à letransporter jusqu’au réduit chaque matinpour venir l’en retirer le soir. Il avaittoujours espéré se conduire en hérosdans la police, mais qu’y avait-il

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d’héroïque à mourir de pneumonie dansles toilettes d’une gare routière ? Mêmeses parents riraient de lui. Et quepourraient bien raconter ses enfants àleurs petits camarades d’école ?

L’agent de police Mancuso s’absorbadans la contemplation du carrelage surle sol. Il accommodait mal. Il sentit lapanique l’envahir. Il regarda de plusprès, écarquillant les yeux, et constataque la mosaïque était recouverte d’unefine pellicule de moisissure grise,comme la quasi-totalité des surfacesdans les toilettes de la gare. Il reportases regards sur La Consolation de laphilosophie et en tourna une page molleet humide. Le livre, qui était ouvert surses genoux, le déprimait plus encore. Le

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type qui l’avait écrit allait être torturépar le roi. La préface le disait. Donc,pendant tout le temps que le type écrivaitle bouquin, il savait, et on savait, qu’ilallait finir avec un truc enfoncé dans lecrâne. L’agent de police était plein decompassion pour ce type et se sentaitcontraint de lire ce qu’il avait écrit.Pour le moment, il n’avait réussi àparcourir qu’une vingtaine de pages etse demandait déjà si ce Boèce n’étaitpas une espèce de joueur professionnel.Il n’arrêtait pas de parler de la chance,du destin, de la roue de la fortune. Entout cas, ça n’était pas précisément legenre de bouquin qui vous aidait à voirle bon côté des choses.

Après la lecture de quelques phrases,

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l’esprit de l’agent de police Mancuso semit à vagabonder. Il regarda par la fentede la porte, qu’il prenait toujours laprécaution de laisser entrouverte d’un oudeux centimètres afin d’être en mesurede voir ceux qui utilisaient les urinoirs,les lavabos et le distributeur deserviettes en papier. Là, devant leslavabos, il y avait le jeune homme quel’agent de police Mancuso voyait tousles jours. Il observa les bottes délicatesqui se déplaçaient entre les lavabos et ledistributeur de serviettes. Appuyé contreun lavabo, le garçon était occupé àdessiner au crayon à bille sur le dos desa main. C’était peut-être louche, se ditl’agent Mancuso.

Il ouvrit la porte du cabinet et

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rejoignit le garçon. Toussant, il essayacependant de parler d’une voixengageante :

— Qu’est-ce donc que vous vousécrivez sur la main, mon gars ?

George n’eut qu’un regard pour lemonocle et la barbe qui lui arrivaient àla hauteur du coude et dit :

— Foutez-moi la paix ou je vousbalance un coup de pied dans lesvalseuses.

— Abblez la bolice, taquinaMancuso.

— Non, répondit George, maisfichez-moi la paix. Je ne fais rien demal, je ne veux pas d’histoires.

— Vous avez beur de na bolice ?George se demanda qui pouvait bien

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être ce cinglé. Il était aussi redoutableque ce vendeur de hot-dogs enragé.

— Écoute, ducon, barre-toi. Je veuxpas d’ennuis avec les flics.

— Vraibent ? demanda l’agent depolice Mancuso tout réjoui.

— Vraiment, et j’aime mieux te direqu’un olibrius comme toi ferait mieux deles éviter aussi, répondit George enexaminant les yeux larmoyants et labouche humide au milieu de la barbe.

— Je vous zarrêde, toussa l’agent depolice Mancuso.

— Quoi ? T’en as vraiment un coupdans l’casque, toi !

— Agent de bolice Bangouzo.Ingognido.

Une plaque étincela un bref instant

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devant l’acné de George.« Zuibez boi !— Mais pourquoi est-ce que vous

m’arrêtez, bon Dieu ? Chuis là, j’faisrien d’mal ! protesta George, nerveux.J’ai rien fait ! Qu’est-ce que c’est qu’c’thistoire ?

— Vous zêddes soubçonné.— Mais soupçonné de quoi ?

demanda George, pris de panique.— Aha ! ricana l’agent de police

Mancuso, z’avez vraibent la drouille.Il tendit la main pour attraper George

par le bras et lui passer les menottes,mais le garçon arracha La Consolationde la philosophie sous le bras dupolicier et lui en flanqua un grand coupsur le côté de la tête. Ignatius avait

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acheté une belle édition, élégante etlimitée de la traduction anglaise, un fortvolume dont les quinze dollars de papieret de carton heurtèrent Mancuso avec laviolence d’un dictionnaire. L’agent depolice se baissa pour ramasser lemonocle qui lui était tombé de l’œil.Quand il se redressa, ce fut pour voir legarçon s’enfuir précipitamment destoilettes en emportant le bouquin. Ilvoulut lui courir après mais la tête luifaisait trop mal. Il regagna le cabinetpour se reposer, plus déprimé encorequ’il ne l’avait été jusqu’alors.Qu’allait-il bien pouvoir raconter àMme Reilly à propos du livre ?

George ouvrit aussi vite qu’il le putle casier de consigne de la salle

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d’attente et en sortit les paquetsenveloppés de papier d’emballage qu’ily avait déposés. Sans prendre la peinede refermer la porte, il sortit en courantdans Canal Street et, dans un grandclaquement de fers de bottes, gagna à lacourse le centre du quartier des affaires,jetant de temps à autre un coup d’œil enarrière à la recherche d’une barbe etd’un monocle. Il n’y avait nulle barbederrière lui.

Quelle déveine ! Cette espèced’agent secret à la manque allait traînertoute la journée à la gare routière. Et lelendemain ? Pareil ! La gare routièreavait cessé d’être sûre, elle lui étaitdésormais interdite avec ce type quirisquait de l’y chercher.

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— Merde pour Miss Lee, s’écriaGeorge à haute voix tout en continuant àmarcher aussi vite qu’il le pouvait.

Si elle n’était pas si pingre, cela nese serait jamais produit. Elle aurait puflanquer le négro à la porte, et il auraitpu continuer à venir chercher sespaquets à l’heure habituelle – deuxheures. Alors que là, il avait failli sefaire arrêter. Et tout ça parce qu’ildevait foutre la came à la consigne de lagare routière, tout ça parce qu’il étaitcoincé deux heures avec la came chaqueaprès-midi. Où est-ce qu’on gardait unemarchandise pareille ? On pouvait passe balader tout l’après-midi avec un trucpareil sur soi, et puis c’était fatigant. Etavec sa mère à la maison tout le temps,

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pas question non plus d’aller se réfugierlà-bas.

— Sale avare, marmonna Georgeentre ses dents.

Remontant les paquets qu’il portaitsous le bras, il se rendit compte qu’ilavait gardé le bouquin arraché au flic.Voler un agent. Mais ça avait du bon.Miss Lee lui avait commandé un livre.George regarda le titre, La Consolationde la philosophie. Bah, elle l’avait sonbouquin maintenant.

III

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Santa Battaglia goûta une cuilleréede salade de pommes de terre, nettoya lacuiller avec sa langue et la déposadélicatement sur une serviette en papierprès du saladier. Suçant des débrisd’oignon et de persil restés entre sesdents, elle dit à l’adresse du portrait desa mère qui trônait sur la cheminée :

— Y vont adorer ça. Personne saitfaire les patates en salade comme Santa.

Le salon était pratiquement prêt pourla petite fête. Sur le vieux poste de radioétaient posés deux bouteilles de EarlyTimes et un carton de six bouteilles deSeven-Up. Le phonographe qu’elle avaitemprunté à sa nièce était installé aumilieu de la pièce, à même le linoléumsoigneusement passé à la serpillière, sa

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prise branchée directement au-dessus,dans une douille de la suspension. Deuxpaquets de format géant de pommes deterre chips étaient déposés aux deuxextrémités du sofa de peluche rouge. Unefourchette sortait du pot d’olives ouvertqu’elle avait placé sur un plateau de fer-blanc, au sommet du lit-cage fermé.

Santa s’empara de la photo quitrônait sur la cheminée, le portrait d’unefort vieille femme à l’air agressif, toutde noir vêtue, posant à l’entrée d’unesombre impasse entièrement jonchée decoquilles d’huîtres.

— Pauv’Mamma, dit Santa avecémotion, donnant à la photo un grosbaiser bruyant et humide.

L’aspect graisseux de la plaque de

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verre qui protégeait la photographietémoignait de la fréquence de ces accèssentimentaux.

« Tu peux dire que t’as pas eu la vieen rose, petite chérie.

Les deux petits yeux de charbon noirsiciliens semblèrent lancer des éclairssur le cliché qui parut presque s’animer.

« La seule photo qu’j’ai d’toi,Mamma, et faut qu’ça soye à l’entréed’c’t’affreuse impasse ! Si c’est pasmalheureux !

Avec un soupir sur l’injustice de toutle tremblement, Santa reposabrutalement le portrait de sa mère sur lacheminée, à côté du saladier de fruits decire, du bouquet de zinnias de papier etde la statuette de la vierge Marie. Puis

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elle se dirigea vers la cuisine pour allerchercher les glaçons et une chaise.Quand elle fut revenue avec la chaise etun petit seau à glace de campingcontenant les glaçons, elle disposa sesplus jolis verres à moutarde sur lemanteau de la cheminée, devant leportrait maternel. La proximité de cedernier fit qu’elle s’en empara denouveau pour y déposer un baiser qui fitcraquer contre le verre le glaçon qu’elleétait en train de croquer.

— J’dis une prière pour toi tous lesjours, petite chérie, annonça sans grandà-propos la fille au portrait de la mère.Y a toujours un cierge qui brûle pour toià St. Ode.

On frappa aux volets de la façade.

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S’empressant de remettre laphotographie en place, Santa la renversaface contre la cheminée.

— Irene ! cria Santa en ouvrant laporte et en apercevant Mme Reilly quihésitait sur le perron et son neveul’agent de police Mancuso qui était restésur le trottoir.

« Entre, ma chérie, entre ! Ce que tupeux être chou, tu sais !

— Merci, ma belle, dit Mme Reilly.Ouf ! J’avais oublié le temps qu’il fautpour v’nir jusqu’ici en voiture ! Moi etAngelo ça fait presque une heure qu’onest dans cette bagnole !

— Z’est abeg la circulation gui y a,avança l’agent de police Mancuso.

— Non mais, écoute-moi ce rhume

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qu’il a ! dit Santa. Écoute, Angelo, y fautqu’tu leur dises, au commissariat, qu’ydoivent te r’tirer d’ces toilettes ! C’estpus possible. Où qu’est Rita ?

— Anna bas vounu b’nir. Anna labigraine.

— Bah, ça m’étonne pas. Enferméetoute la journée à la maison avec lesgosses, dit Santa. Faut qu’elle sorte,Angelo. Qu’est-ce qu’elle a donc, cettepetite ?

— Les nerfs, dit tristement Angelo.C’est nerbeux.

— Les nerfs, c’est terrible, ditMme Reilly. Tu sais pas c’qui s’estpassé, Santa ? Angelo a perdu le livrequ’Ignatius y avait donné. Si c’est pasmalheureux. Le livre c’est rien, mais

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faudra jamais rien dire à Ignatius. Sinonça s’rait encore un foin terrible avec lui.

Mme Reilly souligna cettedéclaration en portant un doigt à seslèvres, pour bien montrer que la perte dulivre devait rester à jamais secrète.

— Bon, donne-moi ton manteau, mafille, dit gaiement Santa.

Elle arracha presque des épaules deMme Reilly son vieux manteau de laineviolette. Elle était bien décidée à éviterque le fantôme d’Ignatius J. Reilly nevînt hanter sa petite fête comme il avaitdéjà hanté tant de soirées au bouligne.

— C’est gentil chez toi, Santa, ditMme Reilly pleine de respect. C’estpropre.

— Ouais, mais faudrait que j’me

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paye un nouveau lino pour le salon. Etdis donc, est-ce que tu t’es déjà servied’ces rideaux en papier qu’y fontmaintenant ? Y z’ont pas l’air mal. J’enai vu des jolis, l’aut’jour, vers Maison-Blanche.

— J’ai acheté des jolis rideaux depapier pour la chambre à Ignatius, unefois, mais y les a arrachés et toutchiffonnés. Y disait comme ça qu’c’estune abomination. Si c’est pasmalheureux !

— Chacun ses goûts, s’empressa decouper Santa.

— Ignatius sait pas que chuis ici cesoir. J’y ai dit qu’j’allais à uneneuvaine.

— Dis voir, Angelo, prépare donc un

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bon p’tit verre pour Irene. Prends doncun peu d’whisky pour toi, ça fra passerton rhume. J’ai des cocas dans lacuisine.

— Ignatius, les neuvaines, il aimepas ça non plus. Je m’demande c’qu’ypeut bien aimer, c’garçon. Ç a beau êtremon fils, ch’commence à en avoir par-dessus la tête d’Ignatius, moi, ch’tel’dis.

— J’nous ai préparé des bonnespatates en salade, dis donc. Le vieux ym’a dit comme ça qu’il aimait bien lesbonnes patates en salade.

— J’voudrais qu’tu voyes ces grandsuniformes blancs qu’y m’donne à laver.Et pis qu’y faut les laver comme ci etcomme ça. Ch’t’assure, on dirait qu’y

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fait la pub pour la lessive à la télé ouque’que chose ! Ignatius fait comme sic’était vraiment bien d’pousser c’techarrette au centre ville.

— Regarde Angelo, ma colombe, ilest en train d’nous préparer un bon p’titverre.

— T’as de l’aspirine, chérie ?— Oh, Irene ! Mais quel rabat-joie

i’me suis collé sur les bras pour map’tite fête ? Bois donc quelque chose.Attends voir un peu que l’autre vieuxs’amène. On va bien s’amuser. Tiens, levieux et toi, vous allez pouvoir danserdevant le phono.

— Danser ? J’ai pas envie d’danseravec un vieux, moi. Et pis d’ailleurs,j’ai les pieds enflés à force d’avoir

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repassé ces uniformes.— Irene, faut pas l’décevoir, ma

fille, tu peux pas lui faire ça ! J’auraisvoulu qu’tu voyes sa tête quand j’I’aiinvité, d’vant l’église. Pauv’vieux.J’parie qu’on doit pas l’inviter à sortirsouvent.

— Y voulait v’nir, hein ?— S’y voulait v’nir ! Y m’a d’mandé

si fallait s’habiller.— Et qu’est-ce que t’y as dit ?— J’y ai dit, vous vous mettez

comme vous voulez, voilà c’que j’y aidit.

— Ban, c’est gentil, dit Mme Reillyen baissant les yeux sur sa robe detaffetas vert. Ignatius y m’a d’mandépourquoi que je mettais une robe de

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coquetèle pour aller a une neuvaine. Ilest dans sa chambre, en c’moment, àécrire des bêtises. J’y dis comme ça :« Qu’est-ce que t’écris, voir,Ignatius ? » Et lui y m’fait : « J écriscomment c’est d’être un vendeur desaucisses. » Si c’est pas malheureux !Qui qui voudrait lire un truc comme ça ?Tu sais combien qu’il a rapporté à lamaison, de ses saucisses, ce soir ?Quat’dollars. Comment que j’vaisl’payer, moi, c’bonhomme ?

— Regarde, Angelo nous a préparéun bon p’tit verre.

Mme Reilly prit un des verres àmoutarde des mains d’Angelo et le vidaplus qu’à moitié en deux gorgées.

— Où que t’as eu c’bel hiffi, là,

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chérie ?— Quoi donc ? demanda Santa.— Ben, l’gramaphone que t’as, là,

par terre.— Ah, ça c’est ma p’tite nièce. Un

trésor ! À vient juste de sortir du lycéeet elle a tout d’suite trouvé une place devendeuse.

— Ah, tu vois ! dit Mme Reilly, toutexcitée, ch’parie qu’elle gagne déjà plusqu’Ignatius.

— Mon Dieu, Angelo ! dit Santa,tousse pas comme ça ! Va donct’allonger derrière et repose-toi jusqu’àce que le vieux s’amène.

— Pauvre Angelo, dit Mme Reillyquand ce dernier eut quitté la pièce.C’est vraiment un gentil garçon. Vous

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êtes chic tous les deux avec moi, ça onpeut l’dire. Penser qu’on s’est tousrencontrés pasqu’il a essayé d’arrêterIgnatius !

— J’me demande pourquoi c’vieuxn’arrive pas.

— P’têt’ qui viendra pas, Santa.Mme Reilly vida son verre.« J’m’en r’sers un aut’, chérie, si tu

veux bien. J’ai des soucis, tu sais.— Vas-y, mon chou, vas-y. J’m’en

vais porter ton manteau dans la cuisineet voir un peu c’que fabrique Angelo. Onpeut pas dire que vous soyez très rigolostous les deux, pour ma p’tite fête,m’enfin… J’espère que ce vieux va pastomber et s’casser une jambe en v’nantici !

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Quand Santa fut partie, Mme Reillyse versa un plein verre de bourbon et yajouta une goutte de Seven-Up. Elle pritla cuiller, goûta la salade de pommes deterre, puis, nettoyant la cuiller avec labouche, la replaça soigneusement sur laserviette en papier. Les voisins quioccupaient l’autre moitié de la maisonde Santa avaient entrepris d’organiserune véritable émeute, à en juger par lebruit qu’ils faisaient. Tout en sirotantson verre, Mme Reilly alla coller sonoreille au mur pour tenter de démêler lesens de ce qui se braillait de l’autrecôté.

— Angelo est en train de prendre unmédicament pour la toux, annonça Santaen pénétrant de nouveau dans le salon.

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— Dis donc, t’as des bons murs, ici,hein, commenta Mme Reilly, incapablede saisir ce qui se disait de l’autre côté.Si on pouvait habiter ici, Ignatius et moi.Miss Annie aurait rien à dire.

— Mais où qu’est donc ce vieux ?demanda Santa aux persiennes.

— P’têt’ qui va pas v’nir.— P’têt’ qu’il a oublié.— C’est comme ça avec les vieux,

ma pauv’.— Mais ch’te dis qu’il est pas si

vieux qu’ça, Irene.— Quel âge il a ?— La soixantaine avancée,

ch’dirais…— Bah, c’est pas très vieux. Ma

pauv’ vieille tante Marguerite, celle que

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ch’t’ai dit qu’les voyous avaient tapéepour y prendre cinquante cents ? Eh benelle va sur ses quatre-vingts.

Mme Reilly vida son verre.« P’têt’ qu’il est allé voir un bon p’tit

film ou que’que chose comme ça. Dis,j’m’en r’sers un coup ?

— Irene ! Tu tiendras plus d’bout, mafille ! Je vais pas présenter une ivrogneau vieux, moi.

— Juste une goutte. J’ai mes nerfs cesoir.

Mme Reilly versa un bon coup dewhisky dans son verre et se rassit,écrasant un des paquets de chips.

— Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait,moi !

— Tas écrasé les chips, dit Santa un

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peu irritée.— Oh, y a pus qu’des miettes,

maintenant ! dit Mme Reilly en tirant lepaquet de sous son séant. (Elle se mit àexaminer la cellophane aplatie.) Écoute,Santa, quelle heure il est ? Ignatius m’aait qu’il était sûr qu’ce soir lescambrioleurs allaient venir et j’y aipromis d rentrer tôt.

— Oh, du calme, Irene, tu viens àpeine d’arriver.

— Si tu veux la vérité, Santa,ch’crois qu’j’ai pas très envie d’lerencontrer, ce vieux monsieur.

— Ouais, ben maintenant c’est troptard.

— Mais qu’est-ce qu’on va faire, cevieux monsieur et moi, hein ? demanda

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Mme Reilly, pleine d’appréhension.— Mais détends-toi, bon sang,

Irene ! Tu finirais par me rendrenerveuse, ch’t’assure. J’regrette det’avoir invitée, voilà.

Elle écarta momentanément deslèvres de Mme Reilly le verre àmoutarde qu’elle y portait tropfréquemment à son goût et reprit :

« Écoute-moi donc un peu ! Tonarthurite te fsait très mal, pas vrai ? Lebouligne te fait du bien ? C’est pasvrai ? T’étais enfermée chez toi, tous lessoirs, coincée avec ton cinglé de filsjusqu’à ce que Santa s’amène. C’est pasvrai ? Alors écoute un peu ta p’tite Santama chérie. Faut pas qu’tu t’retrouvestoute seule avec ton Ignatius sur les bras,

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tu m’entends ? Ce vieux monsieur, ondirait qu’il a des sous. Y s’habille bien.Y t’a déjà vue quelque part. Y t’aimebien.

Santa se pencha pour regarderMme Reilly droit dans les yeux.

« Ce vieux monsieur pourrait payerta dette !

— Moui ?Mme Reilly n’avait pas pensé à ça.

Le vieux monsieur devenait soudain plusséduisant.

« Il est prope ?— Comment s’il est prope ? Mais

bien sûr qu’il est prope ! s’emportaSanta. Qu’est-ce que tu crois ?Qu’j’essayerais d’refiler un clodo à unede mes amies ?

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Quelqu’un frappa doucement aucontrevent de la porte d’entrée.

— Ah, ch’parie qu’c’est lui, s’écriaSanta ravie.

— Dis-lui qu’j’ai dû m’en aller,chérie.

— T’en aller ? Mais où, Irene ? Il estdevant la porte !

— Ah bon.— J’vais ouvrir.Santa alla ouvrir la porte toute

grande.« Eh ben, monsieur Robichaux,

lança-t-elle dans la nuit, à l’adresse dequelqu’un qu’Irene ne pouvait voir, vousvous êtes fait attendre ! Mon amie MissReilly, là, se demandait c’que vousdeveniez ! Entrez, entrez vous

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réchauffer !— Ben oui, Miss Battaglia, figurez-

vous qu’j’ai été r’tenu. Y fallaitqu’j’amène mes p’tits-enfants faire letour du quartier. Y placent des billetsd’tombola pour les sœurs. Y a desrosaires à gagner.

— Chuis au courant, dit Santa. J’aiacheté un billet à un gamin pas plus tardqu’hier. Une dame que j’connais a gagnéle hors-bord que les sœurs avaient misen tombola l’année dernière.

Mme Reilly restait figée sur le sofa,regardant fixement son verre comme sielle venait d’y découvrir un cafard.

— Irene ! s’écria Santa. Qu’est-ceque tu fabriques, ma belle ? Dis bonjourà M. Robichaux.

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Mme Reilly leva les yeux et reconnutle vieil homme que l’agent de policeMancuso avait arrêté devant le magasinD.H. Holmes.

— Enchantée, dit Mme Reilly à sonverre.

— Peut-être que Miss Reilly sesouvient pas, dit M. Robichaux à Santaqui rayonnait de bonheur, mais nousnous sommes déjà rencontrés.

— Quand ch’pense que vous êtes devieux amis, tous les deux, ditjoyeusement Santa. Ah, le monde estpetit, y a pas d’doute.

— Oh, la la, fit Mme Reilly, simisérable que sa voix en était à demiétranglée, oh, la la, la la…

— Vous vous souvenez, lui dit

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M. Robichaux. C’était au centre ville,près de chez Holmes. Ce policier avaitessayé d’arrêter vot fils et y m’aemmené à la place.

Les yeux de Santa s’arrondirent.— Ah… mais oui ! dit Mme Reilly.

Ch’crois qu’j’m’en souviens,maintenant. Un p’tit peu.

— Oh, mais c’était pas d’vot’faut’,hein, Miss Reilly ! Ça, c’est la police.Rien qu’une bande de communisses.

— Pas si fort, avertit Mme Reilly.Les murs sont minces, ici.

Elle bougea le coude et renversa sonverre vide qu’elle avait posé sur le brasdu sofa.

« On, mon Dieu ! Dis, Santa, tupourrais p’têt’ dire à Angelo d’rentrer

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directement. Ch’pourrai m’prende untaxi moi. Dis-y qu’i peut sortir par-derrière. C’est pus pratique pour lui. Tusais ?

— Ouais chte comprends, chérie, ditSanta avant de se tourner versM. Robichaux. Dites, quand vous avezvu mon amie avec moi, au bouligne,vous auriez pas vu un homme, avec nous,non ?

— Non, mesdames, vous étiez seules.— Ce s’rait pas c’te nuit où A. s’est

fait arrêter ? chuchota Mme Reilly àSanta.

— Ah, ouais, t’as raison, Irene. T’esv’nue m’chercher avec c’te drôle debagnole que t’as. Tu t’souviens, t’ascomplètement perdu ton aile, juste

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devant le bouligne.— Je sais. J’lai su’l’siège arrière,

maintenant C’est la faute à Ignatius sij’ai eu c’t’accident, aussi. Y m’énervait,depuis l’siège arrière.

— Non ! fit M. Robichaux, si y aquelque chose que je peux passupporter, c’est les gens qu’ont peur envoiture et qu’ennuient le conducteur.

— Moi, chuis pour le pardon, si onm’fait des crasses, dit Santa. Tendel’aut’joue. Vous voyez c’que j’veuxdire ? Chrétien, quoi. T’es pas d’accord,Irene ?

— Bien sûr, chérie, approuva Irenesans enthousiasme. Santa, ma jolie,t’aurais pas une bonne petite aspirine ?

— Irene ! s’écria Santa courroucée.

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Vous savez, monsieur Robichaux,supposez qu’vous voyez c’flic qui vousa arrêté.

— J’espère bien que j’le r’verraijamais, dit M. Robichaux avecconviction. C’est un sale communisse.Ces gens-là veulent instaurer un Étatpolicier.

— Oui, mais juste pour supposer,comme ça. Vous seriez pas partisan dupardon et de l’oubli ?

— Santa ! interrompit Mme Reilly,ch’crois bien que j’vais courir dans lacuisine voir si t’as pas de bonnes p’titesaspirines.

— C’était le scandale, vouscomprenez, dit M. Robichaux à Santa.Toute ma famille a été prévenue. La

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police avait appelé ma fille autéléphone.

— Bah, mais c’est rien du tout, ça !dit Santa. Tout l’monde se faitembarquer une fois dans sa vie, toutd’même. Tiens, elle, vous la voyez ?

Santa saisit la photo qu’elle avaitrenversée sur la cheminée et la montra àses deux hôtes.

« Ma pauv’ Mamma. La police l’aarrêtée quat’fois au marchéLautenschlaeger pasqu’elle faisait duscandale.

Elle s’interrompit pour sonner àl’instantané un baiser humide.

« Vous croyez qu’elle s’en s’rait faitpour ça ? Pensez-vous !

— C’est ta mamma ? demanda

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Mme Reilly dont l’intérêt s’éveillait. Çaa dû êt’ dur pour elle. Ch’t’assure quec’est pas facile pour les mèresaujourd’hui, vous pouvez m’croire.

— Alors, comme je disais,poursuivit Santa, moi j’m’en frais pastant qu’ça pour avoir été arrêtée. Lespoliciers ont pas un boulot facile. Çaleur arrive de s’tromper. C’est qu’deshommes après tout.

— Moi, j’ai toujours été convenablecomme citoyenne, dit Mme Reilly,ch’crois qu’y faut qu’j’aille à la cuisinepour rincer mon verre dans l’évier.

— Oh, va donc t’asseoir, Irene,laisse-moi causer à m’sieur Robichaux.

Mme Reilly alla au vieux poste deradio et se versa un verre de Early

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Times.— Jamais j’oublierai c’t’agent

Mancuso, était en train de direM. Robichaux.

— Mancuso ? demanda Santa enjouant la surprise. C’est qu’j’ai des tasd’parents qui ont justement c’nom-là ! Etmême, y en a un qu’est dans la police. Etmême, il est ici en c’moment !

— Ch’crois qu’j’ai entendu Ignatiusm’appeler. Faut que j’me sauve.

— T’appeler ? demanda Santa.Qu’est-ce que tu racontes, Irene ?Ignatius est à dix bons kilomètres d’ici !Écoute, on n’a même pas offert un verreà m’sieur Robichaux. Fais-y un verre,petite, moi j’vais chercher Angelo.

Mme Reilly se perdit dans la

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contemplation de son verre, espérantfollement y découvrir un cafard ou, àtout le moins, une mouche.

« Passez-moi vot’ manteau, m’sieurRobichaux. Comment qu’vos amis vousappellent ?

— Claude.— Enchantée, Claude, moi c’est

Santa et elle c’est Irene. Eh ben, Irene, tudis rien ?

— Bonjour, dit machinalement Irene.— Bon j’vous laisse faire

connaissance, dit Santa avant dedisparaître dans l’autre pièce.

— Comment va ce grand beau filsque vous avez ? demanda M. Robichauxpour rompre le silence qui s’étaitinstallé.

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— Qui ?— Votre fils !— Ah, lui. Oh, il va bien.L’esprit de Mme Reilly s’envola

jusqu’à Constantinople Street où elleavait laissé Ignatius occupé à écriredans sa chambre en ronchonnant contreMyrna Minkoff. À travers la porte, ellel’avait entendu dire : « Elle doit êtreflagellée jusqu’à l’évanouissement. »

Il y eut un fort long silence, rompuseulement par les violents bruits desuccion que produisait Mme Reilly entétant le bord de son verre.

— Vous voulez de bonnes petiteschips ? finit par demander Mme Reillyqui avait découvert que le silence lamettait plus mal à l’aise encore.

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— Mais oui, volontiers.— Elles sont dans l’sac, là, tout près

d’vous.Mme Reilly observa M. Robichaux

qui ouvrait le paquet de cellophane. Sonvisage et son complet de gabardine grisesemblaient l’un et l’autre sortir de chezle teinturier.

« P’têt’ qui faudrait qu’j’aille aiderSanta. P’têt’ qu’elle est tombée.

— Mais elle vient juste de sortir.Elle va revenir.

— Ces sols sont dangereux, fitremarquer Mme Reilly en s’absorbantdans une intense contemplation dulinoléum brillant. On risque de glisser etde s’ouvrir la tête.

— Ah, c’est qu’il faut faire attention,

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dans la vie.— Oh, la la. Vous l’avez dit. Moi, je

fais toujours bien attention.— Moi aussi. Croyez-moi, la

prudence paie.— Oh, pour ça, oui ! C’est

exactement ce qu’Ignatius disait pas pustard qu’hier, mentit Mme Reilly. Ym’disait comme ça : « Dis maman, laprudence paie, tout d’même, tu croispas ? » Et comment ! que j’y ai répondu.Sois donc prudent, fiston.

— C’est un bon conseil.— Bah, j’en donne tout l’temps à

Ignatius, des conseils. Vous voyez ?Pour l’aider, quoi, toujours.

— Je parierais que vous êtes unebonne mère. Je vous ai vue avec ce

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garçon au centre ville des tas d’fois, ettoujours j’ai pensé que c’était vraimentun gros garçon qui avait beaucoupd’allure. Y tranche sur les autres, vousvoyez ?

— Je fais tout c’que j’peux avec lui.Sois prudent, fiston, va pas glisser et tecasser la tête, ou un bras.

Mme Reilly suçota un moment sesglaçons. « Je lui ai vraiment appris lasécurité. Ça, il m’en est reconnaissant.

— Oh, mais il peut, croyez-moi !— J’ui dis à Ignatius, j’ui dis fais

bien attention en traversant, fiston.— Oh, ça, faut faire attention à la

circulation, Irene. Vous permettez que jevous appelle par votre prénom, pasvrai ?

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— Oh, mais si vous voulez, si vousplaît.

— C’est un joli prénom, Irene.— Vous trouvez ? Ignatius dit qu’il

aime pas ça. Mme Reilly se signa etvida son verre.

« Oh, ma vie est pas rose, m’sieurRobichaux. J’ai pas peur de vous l’dire,mon pauv’ monsieur.

— Appelez-moi Claude.— Dieu m’est témoin, j’ai une

affreuse croix à porter. Vous voulez unbon p’tit verre ?

— Oui, merci. Mais pas trop fort,hein. Je ne suis pas très buveur.

— Oh, Seigneur Jésus, reniflaMme Reilly en remplissant deux verresde whisky pur à ras bord, quand je pense

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à tout c’que j’encaisse, y a des jours,j’ai envie d’pleurer.

Et là-dessus, Mme Reilly éclata ensanglots bruyants et violents.

— Oh, ne pleurez pas, je vous enprie, implora M. Robichaux,complètement décontenancé devant letour tragique de la petite fête.

— Faut que j’fasse quelque chose.Faut que j’fasse enfermer c’garçon.

Elle retint un sanglot. Profitant durépit, elle avala une gorgée d’EarlyTimes.

« P’têt’ qu’on l’mettrait en maison deredressement ?

— Il n’a donc pas trente ans ?— J’en peux plus.— Je croyais qu’il écrivait.

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— Des bêtises que personne voudrajamais lire. Maintenant, avec cetteMyrna, y s’écrivent des injures, tous lesdeux. Ignatius me dit comme ça qu’y vas’la faire pour de bon, lui régler soncompte, à c’te fille. Si c’est pasmalheureux ! Pauv’ Myrna.

M. Robichaux, ne sachant que dire,demanda :

— Pourquoi vous demandez pas à unprêtre de causer à votre fils ?

— Un prêtre ? (Mme Reilly pleuraitde plus belle.) Ignatius voudra jamaisécouter un prêtre. Y dit qu’le curé d’not’paroisse est un hérétique. Y s’étaitbeaucoup disputé avec lui quand sonchien était mort.

M. Robichaux ne put trouver le

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moindre commentaire pour cettedéclaration énigmatique.

« C’était affreux. J’ai cru qu j’allaism’faire renvoyer d’l’église. Chais pasoù c’garçon va chercher ses idees.Heureusement qu’son pauv’ papa estmort. Y lui aurait brisé le cœur, avec sacharrette à saucisses.

— Quelle charrette à saucisses ?— Figurez-vous qu’il est dans les

rues toute la journée à pousser unevoiture de hot-dogs.

— Ah bon, il s’est trouvé un emploi,alors ?

— Un emploi ?Mme Reilly sanglotait toujours.« Vous appelez ça un emploi ? Tout

l’quartier qu’en parle ! Ma voisine

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qu’arrête pas d’me poser des millionsd’questions ! Toute la rue deConstantinople parle que d’ça. Quandch’pense à tous les sous qu’j’aidépensés pour ses études ! Vous savez,moi j’me disais qu’les enfants c’est unréconfort pour vos vieux jours. Ben quelgenre de réconfort qu’y m’apporte,Ignatius, hein ?

— P’têt’ qu il est allé à l’universitétrop longtemps, vot’ garçon, avançaM. Robichaux. C’est pleind’communisses dans les facultés.

— Ah oui ? demanda Mme Reillyavec intérêt, se tamponnant les yeuxavec la jupe de sa robe de coquetèle detaffetas vert, sans se rendre comptequ’elle montrait ainsi à M. Robichaux

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les grandes échelles qui marquaient sesbas filés aux genoux. C’est p’têt’ biença, qui cloche avec Ignatius. C’est biencomme les communisses, ça, de maltraiter sa maman.

— Demandez donc à c’garçon c’qu’ypense de la démocratie, un jour.

— J’y manquerai pas, ditjoyeusement Mme Reilly.

Ignatius était bien du genre à êtrecommuniste. Il en avait même un peul’allure.

« P’têt’ que ça pourrait lui faire peur.— Ce garçon devrait pas vous causer

de souci. Vous avez un remarquablecaractère. J’admire cela chez unefemme. Quand je vous ai reconnue, aubouligne, avec Miss Battaglia, je me

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suis dit « j’espère bien que je pourrai larencontrer un jour ».

— Vous vous êtes dit ça ?— J’ai admiré votre fermeté, votre

courage, quand vous avez fait front pource garçon face à ce sale flic. Plus encores’il vous tait des ennuis à la maison. Yfaut du courage.

— Ah, j’aurais mieux fait d’laisserAngelo l’arrêter, tiens ! Rien d’toutl’reste se s’rait jamais produit. Ignatiusaurait pas couru d’risque, en prison.

— Qui c’est, Angelo ?— Voilà ! Moi et ma grande gueule.

Qu’est-ce que j’ai dit, Claude ?— Quelque chose à propos d’un

Angelo.— Seigneur ! Bon, faut qu’j’aille

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voir si Santa va bien. La pauvre ! Elle ses’ra p’têt’ brûlée susson réchaud. Santaarrête pas d’se brûler. Elle fait pasassez attention au feu, vous savez.

— On l’aurait entendue crier si elles’était brûlée.

— Non, vous connaissez pas Santa.Elle a tout plein d’courage, cette fille-là.Jamais vous l’entendrez. Pas un mot.C’est l’sang italien, ça.

— Dieu tout-puissant ! vociféraM. Robichaux en bondissant sur sespieds. C’est lui !

— Quoi ? demanda Mme Reilly,prise de panique.

Tournant les yeux, elle aperçut Santaet Angelo qui se tenaient sur le seuil.

« Tu vois, Santa, ch’t’avais bien dit

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qu’ça tournerait comme ça. Seigneur,j’ai les nerfs en p’iote, j’aurais mieuxfait d’rester chez moi.

— Si vous étiez pas un sale flic,j’vous donnerais un bon coup d’pied aucul, hurlait M. Robichaux à Angelo.

— Oh, du calme, Claude, ditfroidement Santa. Angelo pensait pas àmal, franchement.

— Y m’a gâché la vie, oui, ce salecommunisse !

L’agent de police Mancuso fut prisd’une violente quinte de toux puis parutfort déprimé. Il se demandait ce qu’ilallait pouvoir lui arriver encored’épouvantable.

— Oh, Seigneur, vaut mieux que j’mesauve, disait Mme Reilly, au désespoir.

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Si y a quelque chose dont j’me passeraisbien, c’est une bagarre. On va ser’trouver dans tous les journaux, c’est làqui s’rait content, Ignatius.

— Pourquoi m’avez-vous fait venirici ? demanda M. Robichaux furibond.Qu’est-ce que c’est qu’cette histoire ?

— Santa, ma chérie, tu veux bienm’appeler un bon p’tit taxi ?

— Oh, la ferme, Irene ! réponditSanta. Maintenant, Claude, écoutez-moi.Angelo vous d’mande pardon, là, qu’est-ce qui vous faut d’plus ?

— Ça veut rien dire, ça. Il est troptard pour d’mander pardon. Le scandalea eu lieu. J’ai perdu la face devant mespetits-enfants.

— Faut pas être en colère après

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Angelo, plaida Mme Reilly. Tout çac’était la faute a Ignatius. C’est mon fils,mais faut bien r’connaît’ qu’il a unedrôle d’allure quand y sort. Angeloaurait dû l’arrêter.

— C’est vrai, renchérit Santa.Écoutez voir un peu c’qu’Irene vous dit,Claude. Et faites donc attention à pasmett’ les pieds su’l’phono à ma pauv’tite nièce !

— Si Ignatius aurait été gentil avecAngelo, y s’serait rien passe d’tout ça,expliqua Mme Reilly à son auditoire.Regardez l’rhume qu’Angelo s’trimbale,maintenant ! C’est pas rose pour lui,Claude !

— Oui, dis-y, toi, ma fille ! approuvaSanta. Si Angelo a chopé c’rhume, c’est

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pasqu’y vous a embarqué, Claude.Santa agita un doigt accusateur sous

le nez de M. Robichaux.« À l’heure qu’il est, il est coincé

dans les toilettes. Et y va pas tarder às’faire virer.

L’agent de police Mancuso toussatristement.

— Ptêt’ que j’m’étais laissé un peuemporter, concéda M. Robichaux.

— J’aurais pas nû bous embarguer,souffla Angelo. J’beu zuis ennerbé.

— Tout était d’ma faute, ditMme Reilly. Pasque j’ai voulu protégerc’t’Ignatius, aussi. J’aurais dû vouslaisser l’arrêter, Angelo.

Mme Reilly tourna son visage blancde poudre vers M. Robichaux.

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— M’sieur Robichaux, vousconnaissez pas Ignatius. Partout où y vay fait des histoires.

— Quelqu’un devrait lui donner unbon coup d’pied dans l’cul, àc’t’Ignatius, dit Santa avec beaucoup deconviction.

— Quelqu’un devrait lui botter lesfesses, renchérit Mme Reilly.

— Quelqu’un devrait lui filer unebonne raclée à c’t’Ignatius, dit encoreSanta. Bon, allez, maintenant, toutl’monde est copain.

— D’accord, dit M. Robichaux et,saisissant la main d’un blanc bleutéd’Angelo, il la serra mollement.

— Ça c’est gentil, dit Mme Reilly.Venez vous asseoir su l’sofa, Claude, et

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Santa va nous jouer d’ce bel hiffi qu’ellea eu d’sa p’tite nièce qu’est un trésor.

Tandis que Santa posait un disque deFats Domino sur la platine, Angelo,reniflant et un peu perdu, prit place surla chaise de cuisine en face deMme Reilly et de M. Robichaux.

— Eh ben, voilà, tout va bien ! Sic’est pas mieux comme ça ! hurlaMme Reilly, tentant de couvrir le sontonitruant du piano et de la contrebasse.Santa, chérie, faut qu’tu baisses un peuce zinzin !

— D’accord, hurla Santa à ses hôtes.Le volume sonore diminua

légèrement.« Bon, tout l’monde fait ami-ami et

moi j’vais chercher des assiettes pour

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ma bonne salade de patates. Eh ! Irene,Claude, montrez-nous voir un peucomment vous guinchez, les enfants !

Les deux petits yeux de charbon laregardèrent sévèrement depuis leperchoir de la cheminée tandis qu’ellequittait la pièce en gambillant gaiement.Les trois invités, noyés dans le rythmeretentissant qui émanait en pulsationssonores du petit phonographe,s’absorbèrent dans la contemplationsilencieuse des murs rosâtres et du motiffloral du linoléum. Puis, brusquement,Mme Reilly se mit à crier aux deuxmessieurs :

— Oh, mais dites donc, vous savezpas ? Ignatius était en train d’fairecouler un bain quand chuis partie.

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Ch’parie qu’il aura oublié d’refermerles robinets !

Voyant que personne ne répondrait,elle ajouta :

— Ah, c’est pas rose tous les jours,pour les mamans.

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NEUF

— Le bureau de l’hygiène a portéplainte contre vous, Reilly.

— Ah, c’est tout ? À en juger parvotre visage, je croyais que vous étiezau bord de la crise d’épilepsie, ditIgnatius à M. Clyde, poussant encahotant sa voiture dans le garage, labouche pleine de saucisse et de pain. Jepréfère ne pas deviner le sujet de cetteplainte et moins encore son origine. Jevous assure que j’ai été la propretépersonnifiée. Mes habitudes intimes sontau-dessus de tout soupçon. N’étantporteur de nul germe ni maladievénérienne, je ne vois pas ce que je

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pourrais transmettre à vos saucissesqu’elles n’auraient déjà. Regardez-moices ongles.

— Pas la peine de m’assommer avectout c’baratin, gros paumé !

M. Clyde détourna les yeux desgrosses pattes qu’Ignatius offrait à soninspection.

« Ça fait seulement quelques joursque vous êtes au boulot. Y a des garsqu’ont travaillé pour moi pendant desannées sans jamais avoir d’ennuis avecle bureau !

— Je ne doute point qu’ils fussentplus rusés que moi.

— Y avait un type qui voussurveillait.

— Ah, ah, dit calmement Ignatius qui

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s’interrompit pour mastiquer le bout desaucisse qui lui dépassait de la bouchecomme un mégot de cigare. C’était doncça, cet archétype du fonctionnaire quiavait bien l’air d’un appendice de labureaucratie. On peut, toujoursreconnaître les employés et serviteurs del’État à la vacuité totale qui occupel’espace où la plupart des autres gensont leur visage.

— Fermez-la, gros salopard. Vousl’avez payée, la saucisse que vousmangez ?

— Bah, indirectement. Vous pouvezla soustraire de mon misérable salaire.

Ignatius regarda M. Clyde jeter deschiffres sur un bloc.

« Dites-moi, quel tabou sanitaire

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archaïque ai-je bien pu violer ? M’estavis qu’il s’agira de quelquefalsification de la part de l’inspecteur.

— Le bureau dit que le vendeurnuméro sept – c’est vous – a étéaperçu…

— Oui, c’est moi, interrompitIgnatius. Ô sept trois fois béni ! Jereconnais volontiers ma culpabilité. Ilsont déjà trouvé quelque chose à mereprocher ! Je ne suis pas étonné que lavoiture numéro sept soit précisément –et fort ironiquement – un porte-malheur.Je veux une autre voiture aussi vite quepossible. Selon toute apparence, c’est unoiseau de malheur que je pousse àtravers les rues. Je suis persuadé que jeferai mieux avec une autre charrette.

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Nouvelle voiture, nouvelles aventures !— Vous allez m’écouter, oui !— Bah, si j’y suis absolument

contraint. Je dois toutefois vous signalerque je suis sur le point de m’évanouird’angoisse et d’abattement. Le film quej’ai vu hier soir était particulièrementdébilitant, une comédie musicale mettanten scène des adolescents sur une plage.J’ai failli m’effondrer pendant laséquence de chant sur planche à voile !De plus, j’ai souffert tout au long dedeux cauchemars, la nuit dernière – l’unconcernait un autocar panoramique,l’autre tournait autour d’une jeunefemme de ma connaissance. Il était assezbrutal et obscène. Si je vous ledécrivais, vous en seriez sans aucun

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doute effrayé.— On vous a vu ramasser un chat

dans le ruisseau dans St. Joseph Street.— Est-ce vraiment là tout ce dont ils

sont capables ? Quel absurdemensonge ! dit Ignatius en faisantdisparaître d’un coup de langue ledernier segment de saucisse encorevisible.

— Qu’est-ce que vous fichiez dansSt. Joseph Street, d’abord ? Y a que desquais, des docks et des entrepôts, là-bas.Y a pas âme qui vive, dans c’te rue !Elle est même pas dans nos itinéraires !

— Ma foi, je l’ignorais. Je m’étaissimplement traîné faiblement jusque-làpour prendre un peu de repos. De tempsà autre, un piéton se matérialisait.

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Malheureusement pour nous, aucun nesemblait d’humeur à acheter un hot dog.

— Alors vous y étiez bel et bien !Pas étonnant que vous vendiez rien ! Etj’parie qu’vous tripotiez c’matou, enplus !

— Maintenant que vous le dites, ilme semble bien avoir remarqué un oudeux animaux domestiques dans lesparages.

— Vous étiez bel et bien en train detripoter c’foutu chat !

— Non je n’étais pas en train de« tripoter » ce petit félin. Je ne tripotepas les chats. Je l’avais seulementramassé pour le caresser un peu. C’étaitune tricolore assez séduisante, nullementun matou. Je lui ai offert un hot-dog. La

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chatte a refusé de le manger, figurez-vous. C’était un animal doué de tact etde goût.

— Vous vous rendez compte de lagravité de cette contravention, espèce degrand singe ?

— Non, je crains bien de ne pasm’en rendre un compte exact, ditIgnatius, courroucé. On a selon touteapparence estimé évident que la chatten’était pas propre. Comment le savons-nous ? Les chats sont fameux pour leurgoût d’hygiène, ils ne cessent de selécher dès qu’ils soupçonnent lamoindre trace d’impureté. Cet inspecteurdoit être prévenu contre les chats. Onn’a pas donné sa chance à cette chatte.

— Mais il s’agit pas d’cette chatte !

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s’écria M. Clyde avec tant devéhémence qu’Ignatius fut en mesured’apercevoir les veines violettes quis’enflaient autour de la cicatrice qu’ilavait sur le nez. C’est de vous qu’ils’agit, de vous !

— Mais alors, moi, je suis d’unepropreté indiscutable. Ce sujet a déjà ététraité. Je demandais simplement à ce quecette chatte fût entendue avant d’êtrecondamnée, c’est de bonne justice.Quand cesserai-je, monsieur, d’êtresempiternellement harcelé et persécuté ?Quand vous avez tenu à vérifier l’état demes ongles, voilà quelques instants,avez-vous remarqué l’irrépressible etviolent tremblement de mes mains ? Mesnerfs sont au bord de l’effondrement

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final. Je serais à la torture d’avoir àpoursuivre Paradise Vendors SA pourlui faire injonction d’acquitter mes fraisde psychiatrie. Peut-être ignorez-vousencore que je ne suis couvert par nulleassurance maladie, en casd’hospitalisation ? Paradise Vendors estmanifestement une entreprise troppaléolithique pour offrir à ses employésce genre d’avantages sociaux. À vraidire, monsieur, les conditions de travaildans cette firme mal famée meconviennent de moins en moins.

— Pourquoi ça, qu’est-ce qui n’vapas ? demanda M. Clyde.

— Tout, je le crains. Et, par-dessusle marché, j’ai le sentiment que vous nem’êtes nullement reconnaissant.

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— Bah, au moins vous venez tous lesjours, ça, je vous l’accorde.

— C’est uniquement parce que,sinon, je serais proprement assommé àl’aide d’une bouteille de vin cuite aufour. Je ne puis demeurer chez moi.Ouvrir la porte de mon foyer c’estcomme s’introduire dans l’antre d’unelionne en furie. Ma mère devient chaquejour plus mal embouchée, plus cruelle.

— Vous savez bien, Reilly, que je nevais pas vous mettre à la porte, ditM. Clyde d’un ton paternel.

Il avait déjà entendu la triste histoiredu vendeur Reilly : la mère ivrogne, lesdégâts qu’il fallait rembourser, la misèremenaçant la mère et le fils, les amisdébauchés de la mère.

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« Je m’en vais vous filer un nouvelitinéraire et vous donner une nouvellechance. J’ai deux trois trucspublicitaires qui vous aideront peut-êtredans la vente.

— Bah, vous enverrez la carte demon nouvel itinéraire au servicepsychiatrique de l’hôpital de la Charité.Les bonnes sœurs et les psychiatres decet établissement m’aideront, dans leursollicitude, à déchiffrer votre envoientre deux traitements de choc.

— Fermez-la !— Vous voyez ? Vous cherchez à

détruire en moi toute initiative, déclaraIgnatius dans un rot. Ma foi, j’espèrebien que vous m’avez réservé unitinéraire agréablement paysagé, à

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travers un parc, par exemple, bienéquipé de bancs, fauteuils et autressièges à l’intention des gens quisouffrent des pieds. Quand je me suislevé, ce matin, mes chevilles se sontdérobées. Heureusement que j’ai pum’agripper à temps au montant du lit.Autrement, j’aurais fini sur le plancher,en un tas d’ossements brisés. Mes tarsessont apparemment sur le point de jeterl’éponge tout à fait.

Ignatius entreprit de boiter autour deM. Clyde pour illustrer sa déclaration,traînant ses semi-bottillons sur le bétonhuileux.

— Arrêtez ça, gros saligaud, vousêtes pas plus infirme que moi !

— Pas tout à fait invalide pour le

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moment, c’est encore vrai. Toutefois,une diversité de petits os et de ligamentsagitent le drapeau blanc de la reddition.Mon organisme tout entier sembleconcocter une espèce de trêvemomentanée. Mon système digestif apratiquement cessé de fonctionner.Quelque tissu aura crû par-dessus monanneau pylorique, le scellant à jamais.

— Je vous mets dans le QuartierFrançais.

— Quoi ? tonna Ignatius. Croyez-vous que j’accepte jamais d’aller fairele péripatéticien dans ce repaire de tousles vices ? Non, je crains que cela soithors de question. Ma psyché tomberaiten miettes dans cette atmosphère. Sanscompter que les rues y sont fort étroites

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et dangereuses. Je risquerais trop d’êtrerenversé par une auto ou écrasé contreun mur.

— C’est ça ou rien, espèce de groscochon. À prendre ou à laisser. C’estvotre dernière chance.

La cicatrice de M. Clyde blanchitderechef.

— Ma dernière chance, vraiment ?Bah, de toute manière, je vous en prie,ne faites pas une nouvelle crised’épilepsie. Vous risqueriez de tomberdans votre baril de saucisses chaudes etd’y être ébouillanté. Si vous insistez,j’imagine qu’il me faudra aller vendremes saucisses à Sodome et Gomorrhe.

— D’accord. C’est arrangé, donc.Venez demain matin, on vous donnera

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quelques accessoires.— Je ne puis vous promettre que de

nombreuses saucisses seront vendues auQuartier. Je serai probablement occupéà chaque instant par la nécessité deprotéger mon honneur contre les démonsqui vivent là-bas.

— C’est surtout les touristes qu’on a,au Quartier.

— C’est encore pire. Seuls desdégénérés pratiquent le tourisme.Personnellement, je ne suis sorti denotre ville qu’une seule fois. À propos,vous ai-je jamais entretenu de cepèlerinage à Baton Rouge ? Une foisfranchies les limites de la ville, il y abien des horreurs.

— Ça va, je n’veux pas en entendre

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parler.— Ma foi, tant pis pour vous. Vous

auriez acquis, peut-être, quelquesconnaissances utiles en écoutant le récittraumatique de ce voyage. Toutefois jesuis heureux que vous ne vouliez pasl’entendre. Les subtilités psychologiqueset symboliques échapperaientprobablement à votre épaisse mentalitéde propriétaire de l’établissementParadise Vendors. Heureusement, j’aicouché tout cela sur le papier et, un jourou l’autre dans l’avenir, la fraction laplus avertie du public bénéficiera demon compte rendu de ce séjour abyssaldans les marais, jusqu’au dernier degréde l’horreur ultime.

— Bon, ça va comme ça, Reilly.

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— Dans mon récit, j’ai trouvé unecomparaison particulièrementappropriée, faisant de l’autocarpanoramique l’équivalent de ceshorribles montagnes russes des foires.

— Bon, Reilly, la ferme ! hurlaM. Clyde tout en agitant sa longuefourchette de manière menaçante.Voyons un peu votre recetted’aujourd’hui. Combien avez-vousvendu ?

— Oh, Seigneur mon Dieu, soupiraIgnatius, je savais que nous enviendrions là tôt ou tard.

Les deux hommes se chamaillèrent àpropos des bénéfices pendant quelquesminutes. Ignatius avait en fait passé lamatinée confortablement assis à Eads

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Plaza, observant les mouvements du portet jetant quelques notes à propos del’histoire de la navigation et de MarcoPolo sur un cahier Big Chief. Entre deuxnotes, il réfléchissait à divers moyens dedétruire Myrna Minkoff sans parvenir àune conclusion satisfaisante. Son projetle plus prometteur comportait l’empruntà la bibliothèque d’un ouvrage sur lesmunitions, la fabrication d’une bombe, etson envoi par la poste à Myrna. Puis ilse souvint qu’on lui avait retiré sa cartede bibliothèque. L’après-midi avait étéconsacré à la chatte. Ignatius avait tentéde la prendre au piège dans lecompartiment à petits pains pourl’emporter à la maison et en faire unanimal familier. Mais elle lui avait

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échappé.— Il me semble que vous pourriez

avoir la générosité de consentir unsemblant de remise à vos employés, ditIgnatius d’un air important après qu’unecomputation des recettes de la journéeeut fait apparaître, après soustractiondes saucisses qu’il avait lui-mêmeconsommées, que sa paie de la journées’élevait exactement à un dollar et vingt-cinq cents. Après tout, je suis en train dedevenir votre meilleur client.

M. Clyde planta sa fourchette dans lefoulard du vendeur Reilly et lui enjoignitde sortir du garage au plus vite, lemenaçant de renvoi s’il ne se présentaitpas tot le lendemain matin pour allerprendre son service dans le Quartier

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Français.Ignatius se traîna de méchante humeur

jusqu’à l’arrêt du trolleybus et grimpadans une voiture à destination du nord dela ville, rotant si violemment des gazParadise tout au long du trajet quepersonne ne vint s’asseoir près de lui,alors que le trolley était bondé.

Quand il pénétra dans la cuisine, samère l’accueillit en tombant à genoux eten clamant :

— Seigneur, que t’ai-je fait pourqu’tu m’envoyes cette terrible croix àporter ? Hein, Seigneur ? Dis-le-moi.Envoie-moi un signe. J’ai toujours étéune bonne chrétienne.

— Cesse de blasphémer à l’instant !hurla Ignatius.

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Mme Reilly interrogeait des yeux leplafond, cherchant une réponse dans lesfissures et les traces de graisse.

« Voilà toute la réception à laquellej’ai droit quand je rentre d’une nouvelleet épuisante journée de lutte pour la viedans les rues de cette ville féroce ?

— Et qu’est-ce que t’as aux mains ?Ignatius regarda les égratignures

infligées par les griffes de la chattequand il avait voulu l’enfermer dans lecompartiment à petits pains.

— J’ai eu une bataille assezapocalyptique avec une prostituéeaffamée, rota Ignatius. Je n’ai dû qu’à lasupériorité de ma force musculaire depouvoir l’empêcher de mettre à sac mavoiture. Elle a fini par s’éloigner en

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boitant, les haillons en désordre.— Ignatius ! s’écria Mme Reilly,

tragique. Chaque jour c’est à croire quetu deviens encore pire ! Que t’arrive-t-il ?

— Va donc chercher ta bouteilledans le four. Elle doit être à point.

Mme Reilly lança à son fils un regarden dessous et lui demanda :

— Ignatius, t’es bien sûr de pas êt’communisse ?

— Oh, Seigneur Dieu ! beuglaIgnatius. Chaque jour je suis soumis àune chasse aux sorcières maccarthystedans cette bâtisse croulante ! Non ! Je tel’ai déjà dit ! Je ne suis pas uncompagnon de route. Qu’est-ce qui abien pu te mettre pareille idée en tête ?

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— J’ai lu comme ça su’l’journalcomme quoi y z’avait repéré des tasd’communisses dans les facultés.

— Eh bien, fort heureusement, je neles y ai pas rencontrés. Eussent-ilscroisé mon chemin qu’ils eussent senti lacuisante morsure de mon fouet en traversde leurs pitoyables épaules. Crois-tu queje voudrais vivre dans une sociétécollectiviste avec des gens comme cetteBattaglia que tu fréquentes, à balayer lesrues et à casser les cailloux ou je ne saisquelle autre activité typique deshabitants de ces malheureux pays ? Ceque j’appelle de mes vœux, c’est unebonne monarchie solide avec à sa tête unroi plein de goût et de décence etquelques connaissances de théologie et

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de géométrie afin de cultiver une richevie intérieure.

— Un roi ? Tu veux un roi ?— Oh, cesse de te récrier

stupidement !— Jamais j’ai entendu personne qui

était pour un roi !— S’il te plaît !Ignatius abattit violemment une

grosse patte sur la toile cirée de la tablede cuisine.

« Va balayer le perron, rends visite àMiss Annie, téléphone à la catinBattaglia, va t’entraîner dans l’impasseavec ta boule de bouligne. Mais fiche-moi la paix, laisse-moi tranquille. Jesuis dans un fort mauvais cycle.

— Comment ça « cycle » ?

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— Si tu ne cesses pas dem’importuner je vais baptiser la prouede ton épave de Plymouth avec labouteille de vin que tu serres dans lefour, menaça Ignatius d’un ton méprisant.

— Aller se battre avec unemalheureuse dans la rue, dit tristementMme Reilly. Si c’est pas affreux ! Etd’vant une charrette de saucisseschaudes, en plus. Ignatius, y faut que tut’fasses soigner, je crois.

— Oui, eh bien, je vais allerregarder la télévision, dit Ignatius aveccourroux. Il y a un programme quej’aime bien.

— Une minute, mon gars, ditMme Reilly en se relevant et en luitendant une enveloppe de papier brun

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qu’elle tira d’une poche de son chandail.Tiens. C’est arrivé pour toi, aujourd’hui.

— Ah oui ? demanda Ignatius avecintérêt en saisissant la petite enveloppesombre. J’imagine que tu la connais parcœur, maintenant.

— Tu frais mieux d’te rincersoigneusement les mains dans l’évieravec ces griffes que t’as.

— Elles peuvent attendre, ditIgnatius.

Il déchira l’enveloppe.« Myrna Minkoff a selon toute

apparence répondu à ma missive avecune hâte frénétique. Je l’avais éconduiteavec une certaine méchanceté.

Mme Reilly s’assit et croisa lesjambes, balançant tristement ses

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chaussettes blanches et ses vieuxescarpins de cuir noir, tandis que lesyeux bleu et jaune de son filsparcouraient la lettre que Myrna avaitécrite sur un sac en papier de Prisunic.

Messieurs,

Bon, je reçois enfin de tes nouvelles,Ignatius. Et quelle lettre dégueulasse ! Jene m’attarderai pas sur l’en-tête desPantalons Levy qui ornait le papier. C’estprobablement l’idée que tu te fais d’unebonne blague antisémite. Heureusement,ie suis au-dessus de toute attaque à ceniveau. Mais jamais je n’aurais cru celapossible de toi. Comment peux-tu êtretombé si bas. Décidément, on en apprendtous les jours.

Tes commentaires à propos de la

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conférence trahissaient une jalousiemesquine à laquelle je ne me serais pasattendue de la part de quelqu’un qui seprétend large d’esprit et non engagé. Cetteconférence soulève déjà l’intérêt deplusieurs personnes sérieuses que jeconnais. Quelqu’un m’a promis de venir(et d’amener plusieurs amis trèsintelligents) et c’est un remarquablecontact nouveau que j’ai établi à l’heure depointe dans un wagon de la ligne deJerome Avenue. Il s’appelle Ongah, c’estun étudiant boursier dans le cadre d’unprogramme d’échange, il vient du Kenyapour rédiger une thèse sur les poètessymbolistes français au XIXe siècle al’Université de New York. Bien sûr, tu necomprendrais pas et tu n’aimerais pas ungarçon aussi brillant et engagé que l’estOngah. Je pourrais l’écouter parlerpendant des heures. Il est sérieux et ne

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déconne pas sans cesse comme tu le faisavec tous ces faux-semblants depuistoujours. Ce que dit Ongah estprofondément chargé de sens. Ongah estquelqu’un d’authentique et de très vivant. Ilest viril et agressif. Il attaque la réalité àbelles dents après avoir déchiré les voilesqui la dérobaient.

— Oh, mon Dieu ! cracha Ignatius.La péronnelle a été violée par un Mau-Mau.

— Qu’est-ce que tu racontes ?demanda Mme Reilly d’un airsoupçonneux.

— Va donc allumer le poste detélévision pour qu’il chauffe, réponditIgnatius d’un air absent tout enpoursuivant sa lecture.

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Il ne te ressemble en rien, comme tul’imagines sans peine. Il est aussimusicien et sculpteur et passe chaqueminute à des activités importantes, créantet ressentant sans cesse. Ses sculpturesdonnent l’impression de vous bondirdessus, de vous empoigner, tant ellesdébordent d’être et de vie.

Au moins ta lettre me permet-elle desavoir que tu es encore vivant, si l’on peutappeler vivre ce que tu fais. Qu’est-ce quetous ces mensonges à propos de tes lienset de l’industrie de l’alimentation ? Serait-ce quelque attaque détournée contre le faitque mon père dirige une affaire defournitures pour restaurants ? Si tel est lecas, c’est loupé, car voilà des années queje suis à couteau tiré avec mon père surles questions d’idéologie. Voyons leschoses en face, Ignatius ; depuis la

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dernière fois que je t’ai vu, tu n’as rien faitd’autre que de rester à pourrir sur pieddans ta chambre. L’agressivité que tumanifestes à l’encontre de ma conférencen’est qu’une manifestation de tessentiments d’échec, d’inaccomplissementet de ton impuissance mentale (mentale ?).

— Il conviendrait d’empaler cettejeune ribaude libérale sur le membred’un étalon de taille particulièrementavantageuse, marmotta Ignatius plein defureur.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis,quoi ?

Ignatius, des choses graves se préparent. Il fautabsolument que tu fasses quelque chose – quoique ce soit. Même le bénévolat dans unquelconque hôpital te tirerait utilement de ton

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apathie et serait probablement sans réel dangerpour ton anneau et autres organes déficients.Sors donc de cette maison-matrice ne serait-cequ’une heure par jour. Va faire des promenadesà pied, Ignatius. Regarde les arbres et lesoiseaux. Prends conscience de la vie quifoisonne autour de toi. L’anneau se fermeparce qu’il croit se trouver dans un organismemort. Ouvre ton cœur, Ignatius, et tu ouvriraston anneau.

Si tu as de quelconques phantasmes sexuels,décris-les en détail dans ta prochaine lettre. Jeserai peut-être capable de les interpréter et det’aider ainsi à traverser la crise psycho-sexuelle dans laquelle tu te débats pour lemoment. Quand j’étais à l’université, je t’ai ditbien des fois que tu traverserais un jour oul’autre une phase psychotique comme celle-ci.

Je pense que tu seras sans doute intéressé

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d’apprendre, comme je viens de le lire dansRévulsion sociale, que la Louisiane est l’Étatqui a le plus fort pourcentage d’illettrés des E.-U. Tire-toi de ce merdier avant qu’il ne soittrop tard. Je ne t’en veux pas de ce que tu as ditde ma conférence – vraiment. Je comprendston état, Ignatius. Les membres de mon groupede thérapie de groupe suivent tous ton cas avecbeaucoup d’intérêt (je le leur ai exposéchapitre par chapitre, en commençant par tesphantasmes paranoides, tout en ajoutant uncertain nombre de commentaires pour leursituer ton histoire dans son contexte), et tout legroupe est avec toi. Si la conférence nem’occupait pas tant, j’entreprendrais unetournée d’inspection depuis trop longtempsremise et je viendrais te voir personnellement.Tiens le coup jusqu’à notre prochainerencontre.

M. Minkoff.

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Ignatius replia la lettre avecviolence, puis, roulant en boule le sac dePrisunic ainsi plié, il le précipita dans laboîte à ordures. Mme Reilly regarda levisage empourpré de son fils etdemanda :

— Qu’est-ce qu’elle veut, cettefille ? Qu’est-ce qu’elle devient en cemoment ?

— Myrna se prépare à jeter sesbraiments au visage d’un nègre. Et enpublic.

— Si c’est pas malheureux ! Ah, onpeut dire que t’as l’chic pour choisir tesamis, Ignatius. Les gens de couleur ontdéjà pas une vie toute rose. C’est pasfacile pour eux non plus… La vie estdure, Ignatius… tu finiras par

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l’apprendre à tes dépens.— Je te remercie beaucoup, répondit

Ignatius, imperturbable.— Tu connais la pauv’vieille dame

de couleur qui vend des crottes enchocolat devant l’cimetière, pas vrai ?Hou, la la, Ignatius, elle me fait peine,ch’t assure. Tiens, l’aut’jour, j’la voisavec rien qu’son p’tit paletot d’tissu touttroué, alors qui f’sait froid. Alors j’y discomm’ça j’y dis :« Hé, ma bonne, vousallez attraper la mort, avec c te p’titpaletot tout troué qu’vous avez là ! »Mais elle êm dit…

— Oh, je t’en prie ! vociféra Ignatiusavec rage, je ne suis nullement d’humeurà me régaler d’une anecdote patoisante !

— Ignatius tu vas m’écouter. Cette

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petite dame fait peine à voir,parfaitement ! Alors êm dit : « Oh, j’memoque bien du froid, ma douce, j’ail’habitude ! » Ah, elle est biencourageuse, pas vrai ? conclutMme Reilly en regardant Ignatius avecbeaucoup d’émotion, en quête d’uneapprobation qu’elle fut loin de trouverdans sa moustache ironique. C’estquèque chose, tout d’même ! Alors tusais pas c’que j’ai fait ? J’y ai donnévingt-cinq cents et j’y ai dit comme ça :« Tenez ma bonne, vous achèterez unp’tit quèque chose pour vos p’titsenfants. »

— Quoi ? explosa Ignatius. Ainsidilapides-tu mes profits ! Tandis quej’en suis pratiquement réduit à mendier

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par les rues, tu jettes notre argent par lesfenêtres au bénéfice des pires escrocs !Car les vêtements de cette femme ne sontqu’une ruse. Elle dispose d’unemplacement excellent et fort lucratif –devant ce cimetière. Je ne doute pasqu’elle ne gagne dix fois plus que moi.

— Ignatius ! Elle est toute cassée,pliée en deux, dit tristement Mme Reilly.Si seulement tu étais aussi courageuxqu’cette pauv’femme !

— Je vois. Désormais l’on mecompare à de vieilles farceusesdégénérées, coutumières de l’imposture.Pis – la comparaison m’est défavorable.Ma propre mère a l’audace de m’infligerun traitement aussi ignominieux.

Ignatius abattit sa grosse patte sur la

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toile cirée.« Assez ! C’en est assez ! Je passe au

salon où je vais regarder la télévision.Entre deux pauses-moscatel, tu trouverasbien le temps de m’y porter quelquechose à grignoter. Mon anneau brame dudésir d être apaisé.

— Silence là-bas, hurla Miss Anniederrière ses persiennes tandisqu’Ignatius, rassemblant les pans de sonsurplis, passait dans le vestibule,l’esprit plongé dans l’examen de sonplus urgent problème : l’organisationd’un nouvel assaut contre l’effrontéepéronnelle.

Le premier assaut, celui du combatpour les droits des Noirs, avait échouédu fait des défections qu’Ignatius avait

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enregistrées dans les rangs. Il fallaittrouver d’autres assauts à lancer,chercher dans les domaines de lapolitique et de la sexualité. Plutôt lapolitique. Il devait consacrer toute sonattention à la mise au point d’unestratégie.

II

Lana Lee était sur un tabouret de bar,les jambes croisées dans un pantalon dedaim fauve, ses fesses musclées clouantle tabouret au sol et le contraignant à lasupporter en position parfaitement

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verticale. Quand elle bougeaitlégèrement, les grands muscles de sonderrière joufflu s’animaient, parcourusd’une infime ondulation, ils empêchaientle tabouret de bouger ou de pencher nefût-ce que d’un centimètre. Les musclesenserraient le siège capitonné et lemaintenaient fermement érigé. Delongues années d’entraînement etd’usage avaient fait du bas de son dos uninstrument docile, d’une souplesse etd’une dextérité peu communes.

Son propre corps l’avait toujourseffarée. Elle l’avait reçu sans frais, etpourtant jamais elle n’avait rien achetéqui lui eût rendu autant de signalésservices que ce corps qui était le sien.Dans les instants rarissimes où Lana Lee

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devenait sentimentale, voire religieuse,elle remerciait Dieu pour la bonté qu’ilavait manifestée en façonnant un corpsqui était aussi un ami. C’était un cadeauqu’elle tentait de mériter en luiaccordant des soins remarquables. Ellel’entretenait en experte, avec laprécision méticuleuse et dépourvue desentiment d’un mécanicien.

Lana attendait la première répétitionen costume du numéro de Darlene.Quelques minutes plus tôt cette dernièreétait arrivée portant une grande boîte etavait disparu dans les coulisses. Lanaregardait l’appareil de Darlene, sur lapetite scène. Un menuisier avait fabriquéun perchoir qui ressemblait à un porte-chapeaux dont les crochets auraient été

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remplacés par des anneaux de grandetaille. Trois autres anneaux pendaient àdes chaînes de longueur différenteattachées au sommet du perchoir. Ce queLana avait vu du numéro pour l’instantn’était pas prometteur mais Darleneaffirmait que le costume en feraitquelque chose d’une grande beauté. Toutbien considéré, Lana n’avait pas à seplaindre, elle était contente de s’êtrelaissé convaincre par Darlene et parJones de donner sa chance à la première.Le numéro ne lui revenait pas cher, et ilfallait reconnaître que le volatile étaitexcellent, acteur de talent, trèsprofessionnel, il rachetait presque lesdéficiences humaines du numéro. Lesautres boîtes de nuit de la rue pouvaient

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bien monopoliser la clientèle desamateurs de tigres, de chimpanzés et deserpents. Les Folles Nuits, elles, étaientdésormais assurées de la clientèle desamateurs d’oiseaux. La connaissancebien particulière qu’avait Lana del’humaine nature la portait à penser qu’ilpouvait s’agir d’une clientèle fort large.

— D’accord, Lana, on est prêt, lançaDarlene depuis les coulisses.

Lana reporta les yeux sur Jones quiétait occupé à balayer entre les tables etles banquettes dans un double nuage defumée et de poussière et dit :

— Mettez le disque.— Scusez, mais l’disque, moi

chcommence à l’mette à partir de 30dollars par semaine. Oua-ho !

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— Oui, ben posez-moi c’balai etmettez-vous au phono avant quej’appelle le commissariat, fulmina Lana.

— Ben vous-même, z’avez qu’àdescende de c’tabouret et mette ledisque, quoi merde, avant qu’j’appellel’commissariat pour dire à ces enfoirésd’flicards de s’mette un peu à lar’cherche d’vot’petit pote l’orphelin, là,qu’a disparu. Oua-ho !

Lana examina le visage de Jonesmais ses yeux étaient invisibles derrièreses lunettes au milieu du nuage de fumée.

— Qu’est-ce que vous racontez ?finit-elle par demander.

— Tout c’que vous avez jamais r’filéaux orphelins c’est la vérole. Oua-ho !Me faites pas chier avec votre enculé

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d’phono, vu ? Dès qu’j’aurai réussi àcomprendre c’t’histoire d’orphelin, c’estmoi qui les appellera, les flicards. J’enai par-dessus la tête d’bosser dansc’bordel pour moins qu’le minimum etd’me faire menacer par-dessus lemarché.

— Eh, les amis ! Où qu’estnot’musique ? lança Darlene toujoursinvisible.

— Qu’est-ce que vous pourriezprouver d’vant les flics, hein ? demandaLana.

— Oh, mais c’est qu’y a bien quèquechose, alors ! Oua-ho ! J’le savaisd’puis l’début ! Bon, ben si jamais vousaviez l’idée d’appeler les flics pour ycauser d’moi, j’ai l’intention d’les

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app’ler pour y causer d’vous ! Va yavoir des sonneries à la police ! tous cescoups d’téléphone, oua-ho ! Bon, pislaissez-moi balayer en paix. Passer desdisques c’est un boulot trop techniquepour les gens d’couleur. J’le casserais,probabe, vot’tourne-disque.

— Ça m’frait mal que les flics aillentcroire un gibier d’potence, un vagabondcomme vous. Surtout quand moi j’leuraurai dit que vous vous servez dans lacaisse.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquitDarlene de derrière le petit rideau.

— J’me sers d’une seule chose, ici,un foutu seau d’eau sale pour tremper maserpillière, voilà !

— C’est ma parole contre la vôtre.

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Les flics vous ont déjà à l’œil. Y n’ontbesoin que d’une chose, qu’une vieilleconnaissance comme moi les rancardesur votre compte. Qui croyez-vous qu’ilscroiront ?

Lana Lee observa Jones et vit queson silence répondait à la questionqu’elle avait posée.

« Bon, occupez-vous de ce phono.Jones lança son balai contre une

banquette et alla mettre le disque,Stranger in Paradise.

— Bon, ça va tout l’monde ? Alorsc’est parti mon kiki ! lança Darlene quise jeta en scène, le cacatoès sur un bras.

Elle portait une robe longue de satinorange et au sommet de ses cheveuxrelevés une grande orchidée artificielle.

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Elle esquissa plusieurs mouvementsmaladroitement lascifs en direction duperchoir dont elle s’approcha lentementtandis que le cacatoès se balançait surson bras pour conserver son équilibre.Se tenant d’une main au sommet duperchoir, elle entreprit une grotesquedanse de séduction en tressautant dupubis devant la barre verticale tout ensoupirant : « Oh ! »

Le cacatoès prit place dans l’anneaule plus bas et, du bec et des pattes,entreprit de se hisser jusqu’à l’anneau leplus élevé. Darlene rebondissait et setortillait tout autour de la barre verticaledu perchoir dans une espèce de frénésieorgiaque. L’oiseau lui arriva enfin auniveau de la ceinture. Elle lui présenta

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l’anneau qui était cousu dans le tissu desa robe. Il le saisit avec son bec et larobe s’ouvrit.

— Oh, soupira Darlene, enrebondissant jusqu’au bord de la scènepour montrer aux spectateurs la lingerieque laissait voir sa robe ouverte. Oh.Oh.

— Oua-ho !— Assez, assez ! cria Lana et, sautant

à bas de son tabouret, elle arrêta lephonographe.

— Eh, qu’est-ce qui se passe ?demanda Darlene d’une voixmécontente.

— C’est à chier, voilà c’qui sepasse. Pour commencer t’es habillée enpute. Ce que je veux, c’est un numéro

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distingué, dans ma boîte de nuit. Jedirige une affaire respectable, moi,imbécile !

— Oua-ho !— T’as l’air d’un tapin avec ta robe

orange. Et qu’est-ce que c’est que tousces bruits que tu fais comme une traînée.On dirait une nympho ivre morte quitourne de l’œil au fond d’un cul-de-sac !

— Mais Lana…— La volaille ça va. Toi t’es à chier.Lana colla une cigarette entre ses

lèvres corallines et l’alluma.« Faut m’repenser tout ça. On dirait

que t’as cassé ton moteur ou je n’saisquoi. Chconnais c’métier. Le striptease,c’est une insulte à la bonne femme, tucomprends ? Le genre de caves qu’on a

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ici c’est pas un tapin qu’y veulent voirinsulter.

— Eh ben ! fit Jones, dirigeant sonnuage vers Lana Lee, chcroyais qu’yavait qu’des gens distingués qui v’naientici !

— La ferme, dit Lana. Bon, écoute,Darlene. Insulter une traînée, c’est à laportée de tout l’monde. Ces cons c’estune jeune nana de bonne famille, unevierge qu’y veulent voir se fairehumilier et foutre à loilpé. Sers-toi doncaussi de ta tête, à l’occasion, Darlene,bon Dieu ! Faut que tu soyes pure. Tuvas me faire le plaisir de te conduirecomme une gentille petite jeune fillebien comme il faut. T’es surprise quandl’oiseau attrape tes vêtements, vu ?

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— Qui c’est qui a dit qu’j’étais pascomme y faut ? demanda Darlene,courroucée.

— D’accord, d’accord, t’es trèscomme il faut. Alors conduis-toi commeil faut sur scène. On veut jouer lacomédie, bon sang !

— Oua-ho ! C’est plus Les FollesNuits, c’est l’conservatoire ici ! Lezoziau va s’faire un prixd’interprétation !

— Ouais, ben vous, reprenez l’balaiet au boulot !

— Tout d’suite, Scarlett O’Horreur,tout d’suite !

— Attends un peu ! vociférabrusquement Lana dans la meilleuretradition du metteur en scène tel qu’on le

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dépeint dans les comédies musicales,car elle avait toujours aimé les aspectsthéâtraux de son métier : il fallait jouer,poser, composer des tableaux, diriger unjeu d’acteur. Oui, j’y suis !

— Où ça ? demanda Darlene.— J’ai une idée, imbécile ! répondit

Lana, tenant la cigarette devant seslèvres et parlant dedans comme s’il sefût agi d’un mégaphone de metteur enscène. Alors écoute-moi bien. Tu es unebeauté sudiste, le type de la belle viergepulpeuse du vieux Sud, et tu as un oiseaucomme animal de compagnie, sur laplantation.

— Dis, c’est chouette, ça, lançaDarlene avec enthousiasme.

— Ben, évidemment ! Seulement

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écoute-moi, répondit Lana dont l’espritcommençait à bouillonner. On pourraiten faire un petit chef-d’œuvre de théâtrede ce numéro. Ce bestiau a toutes lesqualités d’une grande vedette. On va tefaire porter une crinoline, des dentelles.Une grande capeline. Une ombrelle.Tout ça très raffiné, très sophistiqué. Lescheveux sur les épaules, des anglaises.Tu rentres d’un grand bal au coursduquel tous ces gentlemen sudistes ontcherché à te peloter entre une cuisse depoulet frites en panier et un verre demint julep. Mais tu les as tous remis àleur place. Pourquoi ? Mais pasque t’esune dame, une vraie, bon sang ! Tut’amènes sur scène. Le bal est fini, maistu as conservé ton honneur. Tu as ton

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petit animal avec toi pour lui dire bonnenuit et tu lui racontes : « Ce n’était pasles galants qui manquaient, au bal, moncoco, mais j’ai su garder mon honneur. »Et voilà que ce sale oiseau attrape tarobe. T’es choquée, t’es surprise,pasque t’es innocente. Tu es tropsophistiquée pour arrêter l’oiseau. Tucomprends ?

— C’est très chouette, dit Darlene.— C’est du théâtre, c’est tout,

corrigea Lana. Bon, on va essayer.Musique, maestro !

— Oua-ho ! C’te fois, nous v’làrev’nus sur la plantation pour de bon,dis donc !

Jones fit patiner l’aiguille en traversdes premiers sillons du disque.

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« J’me d’mande c’qui a bien pum’prende d’ouvrir ma grande gueuledans c’te boxon d’malheur, faut-y quej’soye con !

Darlene entra en scène à tout petitspas, ondulant avec effronterie et, faisantde sa bouche un bouton de rose,déclara :

— C’était pas les balants quimanquaient au gai, mon coco…

— Stop ! fulmina Lana.— Laisse-moi une chance, implora

Darlene. C’est la première fois. Je mesuis entraînée pour être danseuseexotique, moi, pas actrice.

— Tu peux pas t’souvenir d’uneréplique aussi simple ?

— Darlene a la maladie nerveuse des

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Folles Nuits, expliqua Jones en créantune couverture nuageuse devant la scène.Ça résulte des bas salaires et desmauvais traitements, c’te maladie-là. Etle bestiau va s’la taper aussi, ça va pastarder. Vous l’verrez tomber d’sonperchoir en bavant et en râlant ! Oua-ho !

— Darlene est votre copine, pasvrai ? J’ai vu qu’elle arrêtait pas d’vouspasser des revues, dit Lana avec colèreà ce Jones qui commençait à lui tapersingulièrement sur le système, qu’elleavait pourtant froid et équilibré. Aprèstout, c’est surtout vous qu’avez eu l’idéede ce numéro, Jones. Vous êtes bien sûrque vous voulez qu’on lui donne sachance sur une scène ?

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— Et comment ! Oua-ho. Faut bienqu’y ait quelqu’un qui s’en sorte, dansc’bordel ! Et pis c’numéro a vach’mentd’la classe, ça va amener des tasd’clients. J’aurai une augmentation. Disdonc !

Jones sourit, un croissant de lunejaune lui fendant le bas du visage.

« Non mais, j’ai tout misé sur cettevolaille, moi !

Lana venait d’avoir une idée quiarrangerait les affaires et seraitmauvaise pour Jones. Elle l’avait déjàlaissé aller trop loin.

— Parfait, lui dit-elle. Alorsécoutez-moi, Jones. Vous voulez aiderDarlene, pas vrai ? Vous trouvez sonnuméro très bon, hein ? J’me souviens

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que vous avez dit que le numéro deDarlene avec son oiseau allait attirertellement de clients qu’il me faudrait unchasseur devant la porte. Bon, eh bienj’en ai un, de chasseur – vous.

— Eh là ! Pas question ! Vousvoudriez quand même pas que j’viennefaire le con ici la nuit alors que chtouchemême pas le salaire minimum !

— Vous allez venir le jour de lapremière, dit Lana d’une voixparfaitement égale. Vous serez sur letrottoir, devant la porte. On va vouslouer une belle livrée, une vraie de vraiede chasseur du Vieux Sud. Vousm’attirerez les clients, vous les frezentrer ici. Compris ? J’veux qu’onaffiche complet pour la première de

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vot’petite copine et d’son zoizeau.— Merde. Je m’tire, moi, j’laisse

tomber ce bar de merde. Vous pouvezp’t’êt’vous payer Scarlett O’Horreur etson vautour sur scène, mais y aura pasd’esclave devant la porte en plus !

— Le commissariat va donc recevoircertaine dénonciation…

— Y aura p’t’êt’bien une histoired’orphelins, aussi.

— Chcrois pas.Jones savait que c’était vrai. Il finit

par dire :— D’ac. Chrai ici l’soir de la

première. J’amènerai des clients. Chfraientrer des clients qui vous front met’laclef sous l’paillasson pour de bon !Chfrai entrer des types comme le gros

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enfoiré à la casquette verte.— J’me d’mande c’qu’il est dev’nu

çui-là, dit Darlene.— Ferme-la et répète plutôt ton

texte ! lui cria Lana. Ton p’tit copain iciprésent veut que tu t’en sortes. Ilt’aidera, tu verras, Darlene. Montre-luice que tu sais faire.

Darlene s’éclaircit la gorge eténonça :

— Ce n’était pas les galants quimanquaient au mal, mon coco, mais j’asu garder mon honneur.

Lana entraîna Darlene et l’oiseauhors de la scène et jusque dans la cour,derrière le bar. Jones entendit les éclatsde voix d’une violente dispute, puis unevoix implorante et enfin le claquement

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d’une gifle qui atterrissait sur le coin dela figure de quelqu’un.

Il passa derrière le bar pour prendreun verre d’eau, envisageant des moyensde saboter les affaires de Lana Lee demanière à la ruiner définitivement.Dehors, le cacatoès criaillait et Darlenepleurnichait :

— Chuis pas actrice, moi, Lana, chtel’ai déjà dit.

Baissant les yeux, Jones s’aperçutque Lana Lee avait étourdiment laisséouverte la porte du petit placard, sous lebar. Tout l’après-midi elle s’était fait dumouron pour la répétition de Darlene.Jones s’agenouilla et, pour la premièrefois à l’intérieur des Folles Nuits, retirases lunettes de soleil. Pour commencer,

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ses yeux eurent quelques difficultés às’adapter à ce regain de lumière,pourtant très modéré. Puis il distingua lacrasse incrustée dans le plancher. Ilregarda dans le petit placard et aperçutune dizaine de paquets parfaitementempilés et enveloppés de papierd’emballage. Dans un coin, un globeterrestre, une boîte de craie et un grandbouquin qui avait l’air coûteux.

Il ne voulut pas saboter sadécouverte en prélevant quoi que ce fûtsur le contenu du placard. Lana Lee,avec son œil de lynx et son flair dechien de chasse, aurait tôt fait deremarquer quelque chose. Il réfléchit uninstant, puis, saisissant le crayon quiétait sur la caisse, il écrivit aussi petit

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que possible, sur le côté des paquets,l’adresse des Folles Nuits. Comme unelettre dans une bouteille, l’adresseapporterait peut-être une réponse, peut-être même celle d’un saboteurprofessionnel et légitime. Cette adressesur un paquet simplement enveloppé depapier d’emballage, c’était aussicompromettant qu’une empreinte digitalesur un flingue, songea Jones. C’étaitquelque chose qui n’aurait pas dû s’ytrouver. Il redressa les paquets empiléspour leur redonner exactement l’allurequ’ils avaient avant son intervention.Puis il reposa le crayon sur la caisseenregistreuse et termina son verre d’eau.Examinant la porte du petit placard, il seconvainquit qu’elle était ouverte aussi

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exactement que possible comme quand ill’avait découverte.

Il sortit de derrière le bar et repritson balayage de façade au moment mêmeoù Lana, Darlene et l’oiseau rentraient.L’orchidée de Darlene pendouillait deguingois et les rares plumes de l’oiseauétaient ébouriffées. Lana Lee, aucontraire, était aussi impeccable qued’habitude, comme si quelque cyclonel’avait miraculeusement manquée, elle –et elle seule.

— Alors allons-y, Darlene, dit Lanasaisissant l’autre aux épaules, quel estton texte, bon Dieu ?

— Oua-ho ! Quelle directriced’acteurs vous faites, vous alors ! Ças’rait un film, la moitié des figurants

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s’raient déjà morts !— La ferme et occupez-vous d’votre

balai, dit Lana à Jones avant de secouerlégèrement Darlene. Alors, ça vient,idiote ?

Darlene poussa un soupir désespéréet dit :

— Ce n’était pas les bancals quigalaient au bal, mon coco, mais j’ai sugarder mon honneur.

III

L’agent de police Mancuso s’appuyacontre le bureau du sergent et vrombit :

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— Vaut m’zordir d’zes giottes.J’beux bus rezbirer, boi.

— Quoi ?Le sergent examina la piètre figure

qu’il avait sous les yeux, le petitbonhomme pâlichon, les yeux larmoyantset roses derrière les lunettes à doublefoyer, les lèvres sèches au-dessus de labarbiche blanche.

« Mais qu’est-ce qui cloche doncchez vous, Mancuso ? Vous ne pouvezdonc pas vous conduire comme unhomme ! Aller m’attraper un rhume, a-t-on idée ? Les policiers ne s’enrhumentpas, Mancuso. Les policiers sontcostauds.

L’agent de police toussa et crachotadans sa barbiche.

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— Vous n’avez pas arrêté de suspectdans cette gare routière. Vous voussouvenez de c’que j’vous ai dit, bonsang ! Vous y resterez tant qu’vous aurezarrêté personne.

— J’bais jober eude bdeubodie.— Prenez des médicaments. Allez

ouste, filez là-bas et ramenez-moi unindividu louche !

— Ba dande nit gue j’bais bourir zij’rezde nans zes gabinets.

— Vot’tante ? Qu’est-ce qu’un grandgarçon comme vous a besoin deconsulter sa tante ? Bon Dieu ! Maisquel genre de gens vous fréquentez,Mancuso ? Des vieilles qui vont toutesseules dans des boîtes de strip-tease,des tantes ! C’est pas possible ! Vous

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d’vez être membre d’une association devieilles rombières ou un truc dans cegoût-là ! Tenez-vous droit, bon Dieu !

Le sergent étudia la misérablecarcasse agitée de tremblementsconvulsifs après une quinteparticulièrement violente et maligne. Ilne voulait pas endosser la responsabilitéd’une mort. Mieux valait donner àMancuso une période probatoire avantde le virer.

« D’accord. Inutile de retourner à lagare routière. Sortez de nouveau dansles rues pour prendre un peu de soleil.Seulement écoutez-moi bien. J’vousdonne deux s’maines. Si vous n’avezchopé personne d’ici là, z’êtes viré !M’entendez, Mancuso ?

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L’agent de police Mancuso approuvade la tête en reniflant.

— J’bais ezzayer. J’bais bous abderun zuzbect.

— Et vous penchez pas comme çavers moi ! beugla le sergent. Vous allezme r’filer votre rhume, bon sang !Redressez-vous ! Fichez-moi l’camp !Prenez des cachets et du jus d’orange,bon Dieu !

— J’bous abèderai un zuzbect,nasilla de nouveau l’agent de policeMancuso, moins convaincant encore quela première fois.

Puis il partit à la dérive dans sonnouveau costume, la dernière blague quele sergent avait eu l’idée de lui imposer.Il portait en effet une casquette de

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bèsebolle et un déguisement de pèreNoël.

IV

Ignatius ignorait les coups que samère frappait à sa porte close tout enemplissant le vestibule de sesimprécations contre les cinquante centsde salaire qu’il avait rapportés à lamaison pour prix de sa journée detravail. Balayant les cahiers Big Chief,le yo-yo et le gant de caoutchouc quiencombraient son bureau, il ouvrit leJournal et se mit à écrire :

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Cher Lecteur,

Un bon livre est le précieux sang vital d’unmaître esprit, embaumé et volontairement

dissimulé comme un trésor pour servir dansune vie ultérieure.

Milton.

L’esprit pervers (et, je commence à le croire,excessivement dangereux) de Clyde a conçuencore un moyen de tenter d’amoindrir monêtre pourtant assez invincible. Au début, jepensais avoir peut-être trouvé un père subrogédans la personne du tsar des saucisses,empereur de la viande. Mais la rancune et lajalousie qui l’animent à mon égard croissentchaque jour. Je ne doute point qu’elles finirontpar l’engloutir tout entier et par détruire saraison. La grandeur de mon physique, lacomplexité de ma vision du monde, la décenceet le bon goût qu’implique mon port altier, la

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grâce avec laquelle je parviens à fonctionner àtravers le marécage bourbeux du mondemoderne – tout cela frappe Clyde de stupeur etle plonge dans la plus extrême confusiond’esprit. Voilà qu’il m’a relégué dans leQuartier Français, une zone qui abrite tous lesvices que l’homme ait jamais pu concevoir dansses plus débridées aberrations, ainsi, mesemble-t-il, que quelques variantes modernesrendues possibles par les merveilles de lascience. Le Quartier n’est pas dépourvu deressemblance, j’imagine, avec Soho ou aveccertaines régions d’Afrique du Nord. Toutefois,les résidents du Quartier Français, ayant reçuen partage l’esprit de suite et le savoir-faire sicaractéristiques de l’Amérique, se donnentprobablement en ce moment meme un mal detous les diables pour égaler et surpasser envariété comme en richesse d’imaginationtoutes les perversions que pratiquentjoyeusement les habitants de ces autres régions

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de dégradation de l’humain.

À l’évidence, un quartier comme celui-là neconstitue pas l’environnement convenant à unjeune travailleur impressionnable, prudent,chaste et de mœurs très pures. Edison, Ford,Rockefeller durent-ils affronter de tellesdifficultés à leurs débuts ?

L’esprit démoniaque de Clyde ne s’esttoutefois pas contenté d’un moyen aussi simplede m’abaisser. Sous le prétexte fallacieux queje satisfais les besoins d’une prétendue« clientèle touristique », je suis affublé d’unemanière de costume.

(Si j’en juge par les clients que j’ai eusaujourd’hui pour ma première journée sur cenouvel itinéraire, les « touristes » sont lesmêmes vieux vagabonds que je servais dans lequartier commercial. Dans les fumées d’une

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ivresse puisée dans le mauvais vin, ils aurontprobablement dérivé en titubant jusque dans leQuartier, acquérant de ce seul fait, dans l’espritsénile de Clyde, la qualité de « touristes ». Jeme demande d’ailleurs si Clyde a jamais eul’occasion de voir de ses yeux les dégénérés,les épaves et les rebuts d’humanité qui achètentles produits Paradise et en font apparemmentleur unique subsistance. Entre les autresvendeurs – une humanité de vagabondstotalement brisés par la vie, perpétuelségrotants dont les noms vont de Roro, Toto etFifi à Mecton, la Terreur ou Gégène – et mesclients, je suis selon toute apparenceprisonnier de limbes où s’agitent seulementdes âmes perdues. Cependant, le simple faitqu’ils ont tous connu un échec retentissant etsont des ratés complets dans notre siècle n’estpas sans leur conférer une certaine qualitéspirituelle. Ces épaves défaites, qui nous ditqu’elles ne sont pas les véritables saints de

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notre triste époque – beaux vieux nègresvaincus aux yeux fauves, débris humains qui ontdérivé jusqu’à nous depuis les vastes friches duTexas et de l’Oklahoma, métayers ruinés quicherchent un refuge dans les garnis infestés derats de notre ville.

Il n’en demeure pas moins que je ne souhaitepas qu’il m’échoie un jour en partage d’avoir àme sustenter uniquement de saucisses chaudes.La vente de mes écrits m’apportera peut-êtrequelques profits. Si besoin est, je pourraitoujours me tourner vers le circuit desconférences, sur les pas de l’épouvantableMyrna Minkoff, dont les atteintes à la décenceet au bon goût ont déjà fait l’objet d’unedescription détaillée pour vous les lecteurs,afin de nettoyer les écuries d’Augiasd’ignorance et d’obscénité qu’elle n’aura pasmanqué d’installer partout sur son chemin, àtravers les principales salles de conférence du

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pays. Toutefois, il se sera peut-être trouvé,parmi ses premiers auditoires, une personne dequalité pour l’arracher au podium et flagellertant soit peu ses zones érogènes. Car la cloche,quelles qu’en soient les qualités spirituelles,est sans conteste très en dessous de la normeen ce qui concerne le confort physique et jeforme des doutes très sérieux quant à l’aptitudede mon physique substantiel et bien développeau sommeil sur le trottoir des impasses etruelles. Je devrais indiscutablement me rabattresur les bancs publics, dans les parcs. C’est encela que l’importance même de ma personnedevrait m’éviter de descendre vraiment trop basdans la structure hiérarchique de notrecivilisation.

Après tout, et si l’on me passe l’expression, jene crois point qu’il soit absolument nécessairede racler le fond d’une société pour s’enformer une image subjective. Plutôt que de se

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mouvoir verticalement vers le bas, on peut toutaussi bien se déplacer horizontalement versl’extérieur et atteindre à un point dedétachement suffisant sans se séparer d’unminimum de confort matériel. C’était là quej’étais – dans la marge même de notre ère, à salisière – quand la cataclysmique intempérancede ma mère m’a, comme vous le savez bien,catapulté dans la fièvre de l’existencecontemporaine. En toute honnêteté, forcem’est de reconnaître que, depuis lors, leschoses n’ont cessé d’empirer. La situation s’estrégulièrement détériorée. Minkoff, l’objet dema flamme sans passion, s’est retournée contremoi. Ma mère elle-même, non contente d’avoirété l’agent de ma ruine, s’est mise à mordre lamain qui la nourrit. Je suis dans un cycle qui necesse de m’entraîner plus bas, plus bas,toujours plus bas. Ô Fortune ! Déessecapricieuse !

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Quant à moi, j’ai appris que la pénuriealimentaire et l’absence de confort, plutôt qued’anoblir l’esprit, créent l’angoisse au sein del’humaine psyché et parviennent à canalisertous les dons d’un être vers la seule recherched’une quelconque nourriture. Malgré donc lapossession que je me reconnais d’une riche vieintérieure, il me faut aussi des aliments et duconfort.)

Mais revenons au sujet qui nous occupe : lavengeance de Clyde. Le vendeur qui avaitautrefois la charge du Quartier portait unecurieuse panoplie de pirate, clin d’œilrespectueux de Paradise Vendors, SA, aufolklore et à l’histoire de La Nouvelle-Orléans,tentative typiquement clydienne de lier la ventedes saucisses chaudes à la légende créole.Clyde m’a contraint à passer ce costume dansle garage. Il avait été taillé pour la charpentephtisique et rachitique du vendeur précédent et

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nous eûmes beau pousser, tirer, ahaner, rien n’yfit, l’affaire était trop étroite pour mon corpsmusclé. De telle sorte qu’une espèce decompromis fut nécessaire. Autour de macasquette, je nouai l’écharpe rouge des pirates.J’attachai à mon oreille l’unique anneau d’or –bijou de pacotille qui déparait mon lobegauche. Enfin, à l’aide d’une épingle denourrice, je fixai au côté de mon surplis blancde vendeur le sabre de plastique noir. Pas trèsimpressionnant pour un pirate, direz-vous.Certes, et cependant, quand j’allai examinermon image dans le miroir, force me fut dereconnaître que mon apparence avait quelquechose de spectaculaire qui ne laissait pas d’êtreintrigant. Brandissant contre Clyde le sabre deplastique, je m’écriai : « En garde, amiral !c’est une mutinerie ! » J’aurais dû savoir que,dans l’esprit de littéralité et de chair à saucissedu vieux dépravé, cette exclamation ne pourraitque faire des ravages. Extrêmement inquiet, il

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entreprit de m’attaquer avec sa fourchettesemblable a un épieu. Nous nous démenions àtravers tout le garage comme deux boucaniersdans un film historique particulièrement inepte,la fourchette et le sabre s’entrechoquantfollement, dans un cliquetis du meilleur effet.Comprenant que mon arme de plastique ne mepermettait guère de m’opposer à unMathusalem en furie maniant une longuefourchette, comprenant aussi que j’avais sousles yeux Clyde sous son jour le plusépouvantable, je tentai de mettre fin à notreduel. Je lançai des paroles d’apaisement, jecajolai, pour finir, je me rendis à sa merci.Clyde continuait de me harceler, à croire quemon costume était si convaincant que levieillard se croyait revenu au bon vieux temps,quand les gentilshommes réglaient les affairesd’honneur et de saucisses chaudes à vingt pas.Alors la lumière se fit dans mon esprit auxmultiples replis. Je sais maintenant que Clyde

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avait réellement décidé de tenter de m’occire.Il aurait eu la meilleure des excuses : lalégitime défense. Je m’étais moi-même mis àsa merci, j’avais fait son jeu. Heureusementpour moi, je tombai alors par terre. En reculant,j’avais heurté une des voitures et perdu unéquilibre qui, chez moi, est toujours précaire.Bien que je me fusse fait très mal en mecognant la tête contre la voiture, je criai d’unton enjoué :— Vous l’emportez, monsieur !Et je rendis in petto grâce à dame Fortune dem’avoir arraché à une mort certaine des dentsd’une fourchette rouillée.

Poussant ma voiture devant moi, je quittai à lahâte le garage et gagnai le Quartier. En chemin,je remarquai que nombre de passantsréagissaient très favorablement à mon demi-costume. Mon sabre claquant contre mon flanc,mon anneau se balançant à mon lobe, mon

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écharpe écarlate brillant dans le soleil avecassez d’éclat pour attirer un taureau, je traversairésolument la ville, remerciant le ciel d’êtreencore en vie et m’armant contre les horreursqui m’attendaient au Quartier. Plus d’une prièrevociférée s’éleva de mes chastes lèvres roses,actions de grâces et suppliques. Je priai saintMathurin, que l’on invoque pour l’épilepsie etla folie, l’implorant de veiller sur M. Clyde(saint Mathurin est aussi le saint patron despitres). Quant à moi, j’adressai mes humblessalutations à saint Médéric l’Ermite, que l’oninvoque pour les affections intestinales.Méditant sur l’appel de la tombe que j’avaispratiquement reçu, je me pris à penser à mamère, car je n’ai pas cessé de me demander ceque serait sa réaction si je devais mourir enessayant de payer pour ses méfaits. Je la voisd’ici à l’enterrement, une petite cérémoniepouilleuse, dans le sous-sol de quelque minableofficine de pompes funèbres. Folle de chagrin,

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les larmes ruisselant en torrent de ses yeuxrougis, elle tenterait probablement dem’arracher à la bière en hurlant de sa voix divrogne : « Non, non ne l’emportez pas !Pourquoi les fleurs les plus belles se fanent-elles sur leur tige ? » La cérémonie funèbredégénérerait probablement en véritable cirque,ma mère ne cessant d’enfoncer les doigts dansles deux trous laissés à mon cou par lafourchette rouillée de M. Clyde, vociférant àl’antique des cris de douleur et de malédiction.Tout cela pourrait avoir quelque chose despectaculaire, j’imagine. Mais ma mère étantresponsable de la mise en scène, la tragédieimplicite tournerait vite au mélodrame.Arrachant de mes mains sans vie le lys blancqu’on y aurait glissé, elle le briserait en deux etvagirait à l’intention de la foule endeuillée :« Tel était ce lys, tel mon Ignatius. Désormaisles voici défaits et brisés l’un et l’autre. » Puisjetant les morceaux vers le cercueil, son faible

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bras lui permettrait d’atteindre seulement monvisage exsangue.

Pour ma mère, j’adressai une prière à sainteZita de Lucques, qui passa sa vie commedomestique et s’infligea bien des humiliationsen s’astreignant à la plus rigoureuse austérité,dans l’espoir qu’elle aiderait ma mère àcombattre son alcoolisme et ses tendances àl’inconduite nocturne.

Puisant de nouvelles forces dans cet interludereligieux, je prêtai l’oreille aux claquements dusabre contre mon flanc. C’était comme unemanière d’éperon moral qui me poussait vers leQuartier, chaque claque de plastique semblantdire : « Reprends courage, Ignatius. Tupossèdes un glaive redoutable. » Je commençaià me considérer comme une espèce de croisé.

Je finis par traverser Canal Street, affectant

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d’ignorer les regards que tous les passants medécochaient. Les rues étroites du Quartierm’attendaient. Un vagabond implora le dond’une saucisse chaude. Je l’écartai du geste etpoursuivis ma route. Malheureusement, mespieds ne pouvaient suivre le rythme imposé parmon âme. Sous la cheville, mes tissusdouloureusement enflés réclamaient le repos.Garant la voiture au bord du trottoir, je m’assisdonc. Les balcons des vieux immeubless’avançaient au-dessus de ma tête comme lesramures de quelque allégorique forêt du mal.Symboliquement, un autobus nommé Desirepassa en cahotant et les fumées de sonéchappement m’asphyxièrent presque. Fermantles yeux pour méditer quelques instants etrecouvrer des forces, j’ai dû m’assoupir, car jeme souviens d’avoir été brutalement réveillépar un agent de police qui, debout à côté demoi, me caressait les côtes de la pointe de sonsoulier. M’est avis que mon organisme doit

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sécréter quelque musc qui attire et enrage lesagents de l’autorité. Qui d’autre que moi seraitaccosté par un agent alors qu’il attendtranquillement et innocemment sa mère devantun grand magasin ? Qui d’autre serait espionnépuis dénoncé pour avoir ramassé un pauvrechaton sans défense dans le ruisseau ? Telleune chienne en chaleur, je semble exercer uneforte attraction sur une meute de policiers etde fonctionnaires de l’hygiène. Le monde feraquelque jour ma perte sous un fallacieuxprétexte. Je me contente d’attendre le momentoù l’on m’entraînera vers quelque cul-de-basse-fosse à air conditionné pourm’abandonner sous les lampes fluorescentes duplafond insonorisé afin de me faire payer lemépris que j’ai toujours éprouvé pour tout ceque chérissent mes contemporains dans leurpetit cœur de latex.

Me redressant de toute ma taille – ce qui

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constitue en soi-même un spectacle – jeregardai de haut l’impertinent policier etl’écrasai d’un commentaire que, fortheureusement, il ne comprit pas. Puis jerepartis, poussant ma charrette, pénétrant plusavant dans le Quartier. Comme on était au débutde l’après-midi, peu de gens se promenaientencore dans les rues. Je compris que leshabitants du Quartier devaient encore être aulit, se reposant de tous les actes indécents dontils s’étaient rendus coupables la veille. Nombred’entre eux relevaient, sans l’ombre d’un doute,des talents du médecin, appelé pour recoudretel ou tel orifice ou raccommoder un génitoirebrisé. Je ne pouvais qu’imaginer les regardsinnombrables, hagards ou dépravés, quim’observaient avec concupiscence derrière lesvolets clos. Je m’efforçais de n’y point penser.Déjà je me sentais comme un bifteckparticulièrement appétissant à l’étal d’unboucher. Cependant, nul chant de sirène ne me

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parvint, tentateur, à travers les volets. Cesesprits pervertis, palpitant dans leursappartements ténébreux, avaient apparemmentdes méthodes de séduction plus subtiles. Jesongeai qu’un mot de billet pouvait à toutinstant jaillir d’une fenêtre et tomber enpapillonnant jusqu’à moi. Ce fut une boîte dejus d’orange surgelé qui me manqua dejustesse. Me courbant, je ramassai le cylindrede métal vide, dans l’espoir d’y découvrirquelque communication. Seules, quelquesgouttes d’un résidu visqueux me coulèrent surles doigts. Était-ce là quelque obscènemessage ? Je réfléchissais à ce problème touten contemplant la fenêtre d’où la boîte avait étélancée quand un vieux clochard m’aborda etimplora une francfort. Je lui en vendis une àmon corps défendant, grommelant contre untravail qui venait toujours me mettre des bâtonsdans les roues au pire moment.

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La fenêtre par laquelle on avait lancé la boîteavait évidemment eu le temps d’être refermée.Je poussai ma charrette plus avant dans la rue,guettant les volets clos dans l’attente dequelque signe. De plus d’un immeublejaillissaient des éclats de rire sur mon passage.Selon toute apparence, les occupants selivraient à quelque forme de dépravation et dedébauche qui les déridait et les amusait dansson obscénité même. Tâchant de boucher mesoreilles vierges à leurs affreux gloussements,je passai mon chemin.

Un groupe de touristes errait par les rues,appareil photo en batteries, lunettes de soleilbrillant comme des chromes. Ces gensm’aperçurent, s’immobilisèrent et, avec unaccent du Midwest à couper au couteau quiblessait mes tympans délicats comme l’auraitpu faire l’épouvantable fracas d’unemoissonneuse-batteuse-lieuse (bruit

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particulièrement effroyable s’il en fut), meprièrent de bien vouloir poser pour unephotographie. Touché de la gentillesse de leurrequête, j’acquiesçai. Plusieurs minutes durant,ils me mitraillèrent tandis que je m’efforçaisde les obliger en prenant toutes sortes de posesartistiques. Debout devant la voiture commes’il se fût agi d’un vaisseau pirate, je brandismon sabre pour une pose particulièrementmémorable, l’autre main appuyée à la proue dema saucisse de tôle. Bouquet final, je voulusgrimper sur la voiture, mais mon physique tropmassif eut raison de ce véhicule assezinsignifiant. Il se déroba sous moi mais lesmessieurs du groupe se portèrentobligeamment à ma rescousse et m’aidèrent àreprendre pied par terre. Enfin ce groupeaffable prit congé de moi. Tandis que ces genss’éloignaient au long de la rue, photographiantavec passion tout ce qui s’offrait au regard,j’entendis une dame pleine de bonté déclarer :

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— Comme c’était triste, n’est-ce pas. Nousaurions dû lui donner quelque chose.

Malheureusement, aucun des autres (tous desconservateurs et des réactionnaires à n’en pasdouter) ne répondit à son incitation à la charitétrès favorablement, considérant sans aucundoute que les quelques cents qu’ils mejetteraient constitueraient un vote de confianceà la sécurité sociale. « Il les boirait ! » tint ànasiller une autre femme, vieille commèredécrépite dont le visage ridé trahissaitl’appartenance à une ligue antialcoolique.Selon toute apparence, les autres se rangèrentaux côtés de la sorcière antialcoolique car legroupe poursuivit son chemin.

Je dois reconnaître que je n’eusse pas refuséune offrande de quelque nature que ce fût. Unjeune travailleur a en effet grand besoin dechaque penny sur lequel il peut mettre sa main

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ambitieuse et persévérante. Sans compter queces photos allaient permettre à ces culs terreuxde la ceinture de blé de gagner des fortunesdans les concours. Un instant, j’envisageais decourir après ces touristes mais ce fut alorsqu’une incroyable satire du tourisme, unepauvre petite silhouette falote, ployant sous lepoids d’une monstruosité munied’innombrables objectifs et lentilles qui était àn’en pas douter une caméra de Cinémascope, etridiculement vêtue d’un bermuda, me lança unesalutation. Un examen plus attentif m’appritqu’il s’agissait de l’agent de police Mancuso,qui était la dernière personne que jem’attendais à rencontrer. J’ignorai évidemmentle faible sourire de mongolien qu’esquissait cemachiavélique imbécile et fis semblant derajuster ma boucle d’oreille. Selon touteapparence, son emprisonnement dans lestoilettes de la gare avait pris fin. « Commentqu’vous allez ? » insista-t-il avec son

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impertinence d’analphabète. « Où est monlivre », demandai-je de manière à le terrifier.« Je le lis encore. Il est très bien », s’empressa-t-il de répondre effectivement en proie à laterreur. « Profitez de ses leçons, avertis-je.Quand vous l’aurez terminé, je vous demanderaide me soumettre une critique écrite ainsiqu’une analyse de son message à l’humanité ! »Cet ordre résonnait encore magnifiquementsuspendu dans les airs que je m’éloignai déjà agrands pas. Puis, me rendant compte que j’avaisoublié ma voiture, je rebroussai chemin avecune intense dignité pour l’aller récupérer.(Cette voiture est une gêne considérable. J’ai lesentiment d’être affublé d’un enfant retardé,appelant des soins constants. Ou encore je mesens comme une poule couvant un œuf de fer-blanc d’une dimension particulièrementimpressionnante.)

Et voilà, il était près de deux heures et j’avais

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vendu exactement une saucisse chaude. Votrejeune travailleur allait devoir se donner bien dumal s’il voulait réussir. Les résidents duQuartier Français ne tenaient manifestementpas les francfort en haute estime et lestouristes ne venaient apparemment pas dans lavieille et pittoresque Nouvelle-Orléans pour segaver de produits Paradise SA. À l’évidence, jevais me trouver affronté à ce qu’il convient,dans notre terminologie commerciale, denommer un problème de marchéage. Parvengeance, le malveillant Clyde m’avaitévidemment refilé un itinéraire qui est un« éléphant blanc », terme qu’il n’a pas hésité àappliquer à ma propre personne, lors d’uneconférence de travail entre nous deux. Rancuneet jalousie me frappent de nouveau au risque dem’abattre.

Outre cela, il me faut concevoir quelque moyende riposter à la dernière en date des

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impertinences de Myrna Minkoff. Le Quartierme procurera peut-être le matériau : unecroisade pour le goût et la décence, pour lagéométrie et la théologie, peut-être.

Note sociale : un nouveau film de ma vedetteféminine favorite, dont les excès récents dansune comédie musicale sur le cirque m’ontplongé dans la stupeur et l’ébahissement, sortsous peu dans l’un des grands cinemas ducentre. Il faut que je parvienne à l’aller voir.Mais ma voiture est un obstacle considérable.La publicité parle d’une comédie« sophistiquée ». Ne doutons point qu’elle yatteigne à de nouveaux sommets de perversionet de blasphème.

Santé : gain de poids étonnant, dû à n’en pasdouter à l’angoisse que me cause le caractèrede plus en plus acariâtre et désagréable de mamère. C’est un truisme de l’humaine nature que

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de dire que les gens apprennent à haïr ceux quileur viennent en aide. Ainsi ma mère s’est-elletournée brutalement contre moi.

Jusqu’au revoir,

Lance, votre jeune travailleur, traqué etpersécuté.

V

La ravissante nana sourit au docteurTalc et dit dans un souffle :

— J’ai adoré votre cours. Enfin, bon,moi je le trouve super, quoi.

— Ah, bah, répliqua Talc, ravi. C’estfort aimable à vous. Car mon cours est

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en fait tellement général…— Oui mais je veux dire vous avez

une démarche historique qui estvachement vivante, contemporaine, quoibon, pas orthodoxe, je veux dire, bon,c’est nouveau, quoi, pas ennuyeux.

— Je suis effectivement convaincuqu’il convient d’écarter résolumentcertaines formes anciennes, certainesdémarches devenues inadéquates.

La voix de Talc était importante,pédante. Devait-il inviter cetteravissante créature à venir prendre unverre avec lui ?

« Par définition, l’histoire estévolutive !

— Mais oui, c’est ça, c’estexactement ça ! se récria la nana,

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ouvrant si grands les yeux que Talc putse noyer dans leur immensité d’azurl’espace d’une seconde.

— Mon seul et plus cher désir c’estd’intéresser mes étudiants. Alors voyonsles choses en face : l’étudiant moyen semoque bien de la Grande-Bretagne desCeltes. Et moi donc ! C’est pourquoi, etvous me pardonnerez de le dire moi-même, je sens fréquemment que lecourant passe pendant mes cours.

— Mais oui, c’est ça, c’estexactement ça !

La nana effleura légèrement lamanche de tweed coûteux du professeuren tendant la main pour prendre son sac.Ce contact émoustilla Talc. Il futparcouru de picotements. Voilà le genre

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de nanas qu’on s’attendait à trouver à lafaculté, rien à voir avec une viragocomme cette Minkoff qu’un desappariteurs avait failli violer derrière laporte du bureau de Talc. Cette évocationsuffit à le faire frissonner. Pendant lescours, cette Myrna Minkoff n’avaitjamais cessé de l’attaquer, de le contrer,de le vilipender, de le défier, excitantaussi contre lui ce monstre de Reilly.Jamais il ne les oublierait, ces deux-là –personne ne les oublierait, à la fac.C’étaient deux Huns tombant à brasraccourcis sur Rome. Talc se demandadistraitement s’ils s’étaient mariés tousles deux. Ils se méritaientindiscutablement l’un l’autre ! Peut-êtreavaient-ils l’un et l’autre fait défection

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au profit de Cuba.« Certains de ces personnages

historiques sont tellement ennuyeux !— Comme c’est vrai, approuva Talc,

toujours prêt à apporter sa contributionaux campagnes dirigées contre lesgrandes figures de l’histoired’Angleterre qui lui empoisonnaientl’existence depuis si longtemps.

La simple nécessité de retenir lesnoms de toute cette bande lui collait desmigraines. Il s’interrompit pour allumerune Benson & Hedges et s’éclaircit lagorge du flegme amer que l’évocation del’histoire d’Angleterre y avait faitmonter.

« Tous, ils ont commis tant d’erreursstupides !

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— Mais oui, c’est exactement ça !La nana se regarda dans le petit

miroir qu’elle venait de tirer de son sacà main. Puis ses yeux se durcirent et savoix prit une nuance aigrelette.

« Mais je ne voudrais pas vous faireperdre votre temps avec ces bavardageshistoriques ! J’étais venue vousdemander des nouvelles de l’essai queje vous ai remis depuis bientôt deuxmois. Je veux dire, bon, ça me feraitplaisir de savoir un peu à quel genre denote je peux m’attendre pour cette UV.Je l’aurai ou pas ?

— Oh, mais oui, dit vaguement Talc.Sa bulle d’espoir venait d’éclater.

Au cœur, toutes ces étudiantes étaientbien les mêmes. La ravissante créature

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s’était muée en une femme d’affaires auxyeux d’acier froid, calculatrice,implacable, additionnant ses UV commedes bénéfices.

« Vous dites que vous m’avez remisun devoir ?

— Mais bien sûr ! Dans une chemisejaune.

— Alors voyons si je peux mettre lamain dessus.

Talc se leva et alla farfouiller parmiles piles de vieilles copies quis’entassaient au sommet de labibliothèque. Pendant qu’il remettait unpeu d’ordre dans les papiers qu’il avaitdéplacés, une feuille jaunie, arrachée aun cahier et pliée en forme d’avion,tomba d’une chemise et plana jusqu’au

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plancher. Talc ne l’avait pas remarquée.Ce n’était qu’un avion de l’escadrillequi n’avait cessé d’entrer par sesfenêtres ouvertes tout au long d’unsemestre voilà quelques années. Mais lanana l’aperçut et le ramassa. Voyant quele papier jauni portait un messagegriffonné, elle déplia la feuille et fut :

« Talc : tu as été jugé coupable de tromper etde pervertir la jeunesse. Je décrète que tu seraspendu par tes testicules sous-développésjusqu’à ce que mort s’ensuive.

ZORRO. »

La nana lut et relut ces lignes tracéesau crayon puis, tandis que Talcpoursuivait ses recherches au sommet dela bibliothèque, elle ouvrit son sac, y

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laissa tomber la feuille de papier, puisle referma avec un claquement sec.

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DIX

Gus Levy était un brave type. C’étaitaussi un client régulier. Il avait des amisparmi les organisateurs, les entraîneurset les directeurs sportifs de tout le pays.Il n’était pas de champs de courses, pasde stade, pas de terrain sur lequel GusLevy ne pût compter connaître auminimum une personne liée d’unemanière ou d’une autre àl’établissement. Il connaissait despropriétaires, des caissiers et desjoueurs. Il recevait même chaque annéeune carte de Noël d’un marchand decacahuètes ambulant qui travaillait dansle parc à autos du Memorial Stadium de

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Baltimore. Il était très aimé.Levy’s Lodge était l’endroit où il se

retirait entre les saisons. Il n’y avaitpoint d’ami. À Noël, l’unique signe dela période, le seul baromètre de l’espritde la Nativité était l’apparition desfilles de Levy qui lui tombaient dessusvenant de la faculté pour lui demanderplus d’argent et le menacer de ledésavouer à jamais pour leur père s’ilcontinuait à maltraiter leur mère. PourNoël, plutôt qu’une liste de présents,Mme Levy compilait la liste desinjustices et des brutalités qu’elle avaitsouffertes depuis août. Les fillesrecevaient cette liste dans leur petitsoulier. Et le seul cadeau que Mme Levydemandait de ses filles, c’était qu’elles

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attaquassent leur père. Mme Levyadorait Noël.

Pour le moment, M. Levy attendait àLevy’s Lodge que l’entraînement deprintemps débutât. Gonzales avait prispour lui ses réservations en Floride et enArizona. Et pourtant, c’était comme siNoël avait recommencé, et M. Levysongeait que ce qui se passait à Levy’sLodge aurait vraiment pu être retardéjusqu’à son départ pour les terrainsd’entraînement.

Mme Levy avait fait allonger MissTrixie sur son canapé favori à lui, Levy,celui qui était recouvert de nylon jaune,et elle était en train de masser le visagede la vieille femme pour y faire pénétrerune crème de beauté. De temps en temps,

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la langue de Miss Trixie jaillissait pourcueillir un peu de crème sur sa lèvresupérieure.

— Ça me donne des haut-le-cœur devoir ça, dit M. Levy. Tu ne pourrais pasl’emmener promener. Il fait beauaujourd’hui.

— Elle aime ce sofa, réponditMme Levy. Laisse-lui ses plaisirs.Pourquoi tu ne sortirais pas toi, plutôt,pour lustrer ta belle voiture de sport ?

— Silence ! aboya Miss Trixiedécouvrant le prodigieux dentier queMme Levy venait de lui acheter.

— Non mais écoute-moi ça, ditM. Levy ; c’est elle qui commande, maparole.

— Et alors ? Elle peut bien

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s’affirmer un peu. Ça te gêne ? Avec sesdents, elle a repris un peu de confianceen elle-même. Oh, bien sûr, même celatu l’aurais refusé à cette pauvre femme.Je commence à comprendre pourquoielle est si peu assurée. J’ai découvertque Gonzales faisait comme si ellen’existait pas, il lui faisait sentir demille manières qu’elle était importune,inutile, mal aimée. Dans sonsubconscient, elle déteste les PantalonsLevy.

— Tout le monde en est là, commentaMiss Trixie.

— Quelle tristesse, se contenta dedire M. Levy.

Miss Trixie grogna et un peu d’airsiffla entre ses dents.

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— Bon allez, ça suffit comme ça,reprit M. Levy. Je t’ai laissée fairejoujou à des tas de jeux ridicules. Maislà ça dépasse tout, ça ne rime à rien. Situ veux ouvrir une boîte de pompesfunèbres et devenir embaumeuse,d’accord, je t aiderai. Mais pas dansmon salon. Alors essuie la touillasse quetu lui as collée sur la figure et je vais lareconduire en ville. Qu’on me laisse unpeu la paix tant que je serai dans cettemaison.

— Tiens, tiens. Alors te voilà encolère d’un seul coup. Au moins c’estune réaction normale. Pour toi, c’estinhabituel.

— Tu ferais tout ça seulement pourme faire mettre en colère ? Tu peux me

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mettre en colère sans faire tout ça, jet’assure. Fiche-lui la paix, voyons. Toutce qu’elle demande, c’est qu’on la metteà la retraite. C’est comme si tu torturaisune bête stupide.

— Je suis une femme très séduisante,marmonna Miss Trixie dans sonsommeil.

— Tu entends ça ! s’écria Mme Levytoute joyeuse. Et tu voudrais la jeterdehors ! Juste quand j’arrive enfin àl’atteindre ? Elle est comme le symbolede tout ce que tu as raté, de tout ce que tun’as pas su faire.

Brusquement, Miss Trixie se dressad’un bond en aboyant :

— Où est ma visière !— Tiens, j’attends ça avec

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impatience, dit M. Levy. Ce serabonnard quand elle te plantera sondentier à cinq cents dollars dans le grasdu bras !

— Qui a pris ma visière ? demandafarouchement Miss Trixie. Où suis-je ?Bas les pattes, vous !

— Voyons ma chérie, commençaMme Levy, mais déjà Miss Trixie s’étaitendormie, affalée sur le flanc, tachant lecanapé de son visage gras.

— Regarde, Reine des fées, combient’a déjà coûté ce petit jeu ? Je tepréviens que je ne donnerai pas un soupour faire recouvrir ce canapé.

— Ben voyons. Dépense tout sur leschevaux. Et laisse se noyer cette pauvrefemme, ce n’est qu’un être humain.

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— Tu ferais mieux de lui retirer cerâtelier de la bouche avant qu’elle setranche la langue d’un coup de dents !C’est pour le coup qu’elle serait bienavancée !

— Puisque tu parles de langue,j’aurais voulu que tu entendes tout cequ’elle m’a raconté à propos de Gloria,ce matin.

Mme Levy fit un geste fataliste,indiquant qu’elle acceptait l’injustice etle tragique de l’existence.

« Gloria était la bonté, la gentillessepersonnifiée. Elle a été la première às’intéresser à Miss Trixie. Et toi tut’amènes là-dedans et tu jettes Gloriahors de sa vie. Je crois que ça a été unterrible traumatisme pour elle. Les filles

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seraient enchantées d’apprendrel’histoire de Gloria. Elles auraient desquestions à te poser, tu peux m’encroire !

— Oh, mais je te crois ! Tu sais, jecrois que tu perds les pédales. Il n’y apas, il n’y a jamais eu de Gloria. Glorian’existe pas. Si tu continues tesconversations avec ta petite protégée,c’est elle qui finira par te faire passer laligne. Gâteuse, tu vas finir gâteuse !Quand Susan et Sandra reviendront pourPâques, elles vont te trouver en train derebondir sur ta fichue planche, avec unsac de vieux chiffons entre les bras !

— C’est ça, c’est ça, je vois. Oh, tune me trompes pas, moi ! Tout ça c’estun sentiment de culpabilité à cause de

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Gloria. Tu te bats, tu es plein derancune, d’agressivité. Tout ça finiramal, très mal, Gus. Je t’en prie, décide-toi à manquer un de tes matches et vaconsulter le médecin de Lenny. Il faitdes miracles, tu peux me croire.

— Alors demande-lui de nousdébarrasser des Pantalons Levy. J’aiparlé à trois agents cette semaine. Tous,ils m’ont tous dit que c’était l’affaire laplus invendable qu’ils aient vue de leurvie.

— Gus, dis-moi que j’ai malentendu ! Tu parles de vendre tonhéritage ? glapit Mme Levy.

— Assez ! aboya Miss Trixie. Jevous aurai ! Attendez voir. Vous y aurezdroit. Je me vengerai.

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— Oh, la ferme ! lui cria Mme Levyen la contraignant à se recoucher sur lecanapé où elle ne tarda pas à s’assoupirde nouveau.

— Un des types, un battant,poursuivit calmement M. Levy, m’apourtant donné quelques espoirs. Oh, il acommencé comme les deux autres,personne ne veut acheter dans laconfection aujourd’hui. Le marché estmort. La boîte est démodée. Dépassée.Faudrait dépenser des millions deremise à neuf et de réparations. Y a biendes quais de chargement pour le train,mais, aujourd’hui, les marchandiseslégères comme les pantalons voyagentpar la route, et l’usine est mal situéepour les camions. À l’autre bout de la

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ville qu’il faut traverser tout entièrepour gagner l’autoroute. L’industrie duvêtement bat de l’aile dans le Sud.Même le terrain ne vaut pas grand-chose. Tout le coin est en train de virerau ghetto, à la zone de taudis. Et patati etpatata. Seulement il a fini par dire qu’ilpourrait peut-être intéresser une chaînede supermarchés à acheter pour en faireun magasin. Bon, ça, ça n’avait pas l’airmauvais. Et puis il n’a pas tardé à mettrele doigt sur un os – encore un ! Il n’y apas d’endroit pour se garer, dans le coindes Pantalons Levy. Et puis le niveauéconomique des habitants est trop baspour permettre l’implantation d’un trèsgrand marché, et hop, c’était reparti !L’unique espoir, il a fini par me dire,

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c’était d’arriver à louer les locauxcomme entrepôt. Seulement ça nerapporte pas grand-chose et puis c’estmal situé pour un entrepôt. Une histoired’autoroute, encore une fois. Alors tun’as pas à t’en faire. Les Pantalons Levysont encore à nous et bien à nous !Comme si on avait hérité d’un pot dechambre.

— Un pot de chambre ? C’estcharmant. La sueur et le sang de tonpère, la chair de sa chair, un pot dechambre ! Oh, mais je vois clair danston jeu, j’entrevois tes motivations :détruire le dernier monument à laréussite de ton père.

— Les Pantalons Levy, unmonument ?

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— Qu’est-ce qui a bien pu meprendre de vouloir aller travailler là-dedans, je ne le saurai jamais, s’écriaMiss Trixie courroucée, parmi lescoussins sur lesquels Mme Levyl’immobilisait. Heureusement pour mapauvre Gloria, elle est partie à temps.

— Je vous demande pardon,mesdames, dit M. Levy en sifflant entreses dents, mais moi, je vous laisse. Vousn’avez pas besoin de moi pour parler deGloria.

Il se leva et passa dans sa baignoireà eau puisée. Tandis que l’eaubouillonnait autour de lui, il se demandacomment il allait devoir s’y prendrepour se débarrasser des Pantalons Levyentre les mains d’un acheteur innocent. Il

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fallait bien leur trouver une utilité.Qu’en faire ? Une piste de patinage àroulettes ? Un gymnase ? Une cathédraled’un culte noir ? Puis il se demanda cequi se passerait s’il emportait la planched’exercice motorisée de Mme Levyjusqu’au bord de mer et s’il laprécipitait dans le golfe. Il se sécha trèssoigneusement, enfila son peignoird’éponge et regagna le salon pour yprendre son journal sportif.

Miss Trixie était assise bien droitesur le canapé. On lui avait nettoyé levisage. Sa bouche était une grosse tachede rouge à lèvres orange. Ses yeux detaupe étaient accentués de mascara.Mme Levy était occupée à disposer uneperruque de cheveux noirs par-dessus la

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chevelure clairsemée de la vieillefemme.

— Mais qu’est-ce que vous avezbien pu encore trouver à me faire subir ?chevrotait Miss Trixie à l’adresse de sabienfaitrice. Vous me le paierez, je vouspréviens !

— Est-ce que tu en crois tes yeux ?demanda Mme Levy à son mari, d’unevoix dont la fierté avait chassé toutetrace d’hostilité. Regarde-moi ça.

M. Levy n’en croyait pas ses yeux.Miss Trixie était devenue le portraitcraché de la mère de Mme Levy.

II

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À la guinguette de Mattie, Jonesemplit son verre de bière et enfonça seslongues dents jaunes dans la mousse.

— Cette bonne femme, là, Lana Lee,ne traite pas comme il faut, Jones, étaiten train de lui dire M. Watson. Si y aquèque chose qu’j’aime pas voir, c’estbien un homme d couleur qui s’moque sapropre couleur. Et c’est ça qu’a t’faitfaire en t’costumant en nègre du bonvieux temps des plantations, pasaut’chose !

— Oua-ho ! Les négros comme nous,on s’fait déjà assez chier comme ça sansqu’les gens en pusse y viennent nouscharrier pasqu’on est noirs. Merdealors. Ma conn’rie, ç’a été d’dire àc’t’enfoirée d’Lee qu’les flicards

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m’avaient dit d’trouver du boulot.J’aurais mieux fait d’y dire qu’c’étaitl’bureau d’placement, les servicesd’surveillance de l’emploi, lui foutre unpeu la trouille à c’te bonne femme,merde.

— Tu f’rais mieux d’aller trouver lapolice et d’y dire que tu quittes c’teplace mais qu’t’en trouveras une autetout d’suite.

— Ça va pas, non ? J’vais pas fouteles pieds dans un commissariat pourcauser aux flicards, moi. La s’condequ’y m’voyent, les flicards, y leur enfaut pas plus. J’me r’trouve d’dans enmoins d’deux. Oua-ho ! Les gensd’couleur trouvent p’têt’ pas d’travail,mais des débouchés, ça oui, y z’en ont :

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en tôle ! Le placard c’est encore lemeilleur moyen d’être sûr d’avoir àbouffer tous les jours. Mais moi,j’préfère crever la dalle mais de-hors !J’aime encore mieux laver par terre chezc’te pute que m’retrouver au placard àfabriquer des putains d’pinces à linge etdes chaises et des brosses et toute c’temerde. J’ai été assez con pour melaisser piéger dans ces Folles Nuits demes deux, à moi d’ête assez malin pourm’en tirer tout seul.

— Y a pas, moi j’dis qu’t’as qu’àaller leur dire à la police que tu vas êtreentre deux boulots un p’tit moment.

— Ouais ! Et pis chrai p’têt’ entredeux boulots pendant cinquante piges !J’ai pas vu qu’on s’battait dans les rues

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pour embaucher les nègres sansqualification, merde. Oua-ho. Lessalopes comme c’te Lee, ça connaît destas d’flicards. J’veux pas prende lerisque d’aller trouver un pote flicard àla mère Lee pour y dire : « Écoutez voir,j’retourne au vagabondage, maisseulement pour un p’tit moment. » Ym’louperait pas. Y m’répondrait du tacau tac : « Te frappe pas, mon pote, tus’ras en tôle qu’un p’tit moment aussi ! »Oua-ho !

— Bah, et le sabotage, qu’est-ce queça donne ?

— Pas grand-chose. La mère Lee am’a fait bosser des heures sup’ l’autejour. Alla vu qu’son plancher étaitd’plus en plus dégueu et qu’si elle y fsait

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pas attention ses pauves caves de clientsy z’allaient enfoncer dans la poussièrejusqu’à mi-cuisse ! Merde. Cht’ai ditqu’javais écrit son adresse sur lespaquets des orphelins, là, alors, si ellefait toujours la charité, comme elle dit,p’têt’bien qu’elle aura une réponseinattendue un d’ces quate. J’dois direqu’ça m’botterait d’voir c’quec’t’adresse pourrait bien rapporter. Quisait, peut-être les flicards ? Oua-ho !

— Ouais, ben ça crève les yeuxqu’ça mène nulle part, tout ça. Va donccauser avec la police, mon vieux. Chtedis qu’y t’comprendront, moi.

— J’ai les chtons des flicards,Watson, vu ? Ouh ! T’aurais les chtonsaussi si t’était arrivé la mêm’chose qu’à

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moi. T’es au Woolsworth, bien peinard,et le flicard t’emmène. Et puis la Leealla dû passer à la casserole avec lestrois quarts de la police de La Nouvelle-Orléans ! Oua-ho !

Jones produisit ce qui avait toutel’apparence d’un nuage, et d’un nuageradioactif. Bientôt, l’inquiétant cumulusdirigea progressivement des retombéessur le bar et sur la glacière pleine decharcutailles.

« Au fait, dis donc, qu’est-ce qu’estarrivé à l’aute enfoiré, l’connardqu’était là l’aute jour, le gars d’chezPantalons Levy ? Tu l’as r’vu ?

— Çui qui causait d’une manif ?— Ouais, l’gars qu’avait l’gros

enfoiré d’Blanc cinglé comme chef, çui

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qui disait comme ça qu’les nègres fallaitqu’y balancent une bombe nucleyère sul’usine où qu’y bossent. Des coups às’faire zigouiller et balancer c’qui resteen tôle par-dessus l’marché !

— J’l’ai pas r’vu depuis.— Merde ! J’voudrais bien savoir où

qu’perche c’te gros malade. Chpourraisp’têt’ app’ler Pantalons Levy etd’mander après lui. Pasqu’il a l’air dugenre que la mère Lee elle cague dansson froc à les r’garder. Oua-ho ! Si a’mveut comm’chasseur, d’ac ! Seul’mentchrai l’chasseur le pus saboteur qui ayejamais mis les panards su la plantation.L’ coton aura entièrement cramé avantque j’me tire !

— Fais gaffe, Jones, va pas t’fourrer

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dans les emmerdes.— Oua-ho !

III

Ignatius commençait à se sentir deplus en plus mal. Son anneau semblaitrefermé à jamais, étranglé, et il avaitbeau sauter, rien ne parvenait à l’ouvrir.D’amples rots s’arrachaient aux pochesde gaz de son estomac, déchirant sontractus digestif. Certains s’échappaient àgrand bruit. D’autres, comme des rotsd’enfant sevré, venaient se loger dans sacage thoracique, lui causant des haut-le-

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cœur et des brûlures d’estomacintolérables.

La cause physique du déclin de sasanté résidait, il le savait, dans laconsommation trop assidue et épuisantedes produits Paradise. Mais il en existaitd’autres, plus subtiles. Sa mères’enhardissait tous les jours ets’opposait de plus en plus violemment àlui. Il lui devenait impossible de lamaîtriser. Peut-être avait-elle rejoint lesrangs de quelques marginaux d’extrêmedroite qui la rendaient belliqueuse,agressive, hostile. En tout cas, elle avaitindiscutablement lancé une interminablechasse aux sorcières dans la cuisinebrunâtre, lui posant d’innombrablesquestions sur sa philosophie politique.

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Ce qui était bizarre. Car elle avaittoujours été notoirement apolitique,votant uniquement pour les candidats quisemblaient avoir gentiment traite leurmère. Mme Reilly avait été un partisansolide et farouche du présidentRoosevelt d’un bout à l’autre de sesquatre mandats, non pas à cause du NewDeal, mais parce que Mme SaraRoosevelt semblait avoir été respectéeet bien traitée par son fils. Mme Reillyavait également voté pour cetteMme Truman, debout devant sa maisonvictorienne d’Independence, Missouri,et pas particulièrement pour HarryTruman. Aux yeux de Mme Reilly,Nixon et Kennedy, c’était Hannah etRose. Les candidats sans mère la

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troublaient, et les jours de ces électionsorphelines, elle restait à la maison.Ignatius ne parvenait pas à comprendreles efforts maladroits et soudains de samère pour protéger l’American waycontre lui.

Et il y avait Myrna qui luiapparaissait dans une série de rêves quiempruntaient leur forme au vieuxfeuilleton de Batman, l’homme chauve-souris qu’il avait vu au Prytania quand ilétait enfant. Un épisode suivait l’autre.Dans l’un des plus épouvantables, il setenait sur un quai de métro, réincarnédans la personne de saint Jacques,martyrisé par les Juifs. Myrna surgissaitd’un portillon, brandissant une pancartesur laquelle on pouvait lire CONGRÈS

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NON VIOLENT POUR LES NÉCESSITEUXSEXUELS. Elle se mettait à l’invectiver.« Jésus viendra et l’emportera, ce n’estpas une question de peau », prophétisaitsaint Jacques-Ignatius, grandiose. MaisMyrna, avec un ricanement hideux, lerepoussait à l’aide de sa pancarte et leprécipitait sur la voie, à l’instant où unmétro arrivait à toute vitesse. Il seréveillait au moment même où le trainallait l’écraser. Ces cauchemarsminkoffiens devenaient plus redoutablesencore que les vieux rêves terrifiants aucours desquels Ignatius, magnifique surl’impériale, avait suivi dans leur chutedes autocars panoramiques quis’abîmaient dans des fleuves ouentraient en collision avec des avions à

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réaction roulant sur des pistesd’aérodrome.

La nuit, des cauchemarsl’assiégeaient et, le jour, son cauchemarétait l’itinéraire impossible queM. Clyde lui avait confié. Personne, auQuartier Français, ne semblaits’intéresser aux saucisses chaudes.Aussi le salaire qu’il rapportait à lamaison diminuait-il chaque jour,redoublant l’agressivité de sa mère.Quand et comment allait-il sortir de cecercle vicieux ?

Il avait lu dans la presse du matinqu’une association artistique de damesorganisait une exposition de ses œuvresdans Pirate’s Alley. Imaginant que lestableaux seraient d’assez mauvais goût

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pour l’intéresser quelque temps, ilpoussa sa charrette sur les dalles del’impasse du Pirate jusqu’auxnombreuses œuvres d’art accrochées àla grille de fer qui ceignait la cathédrale.Sur la proue de sa voiture, espérant sattirer la clientèle des habitants duQuartier, Ignatius avait fixé une feuillede papier arrachée à un cahier BigChief, sur laquelle il avait écrit aucrayon, en caractères d’imprimerie :TÂTEZ DE MES SAUCISSES, 20 CM DEPARADIS. Jusqu’alors, nul n’avaitrépondu à son message.

L’impasse était pleine de dames bienvêtues portant de vastes capelines :Ignatius dirigea la proue de sa charretteau cœur de la cohue et poussa. Une

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femme déchiffra la déclaration surpapier Big Chief et poussa un hurlementstrident, pressant ses compagnes des’écarter devant l’épouvantableapparition qui menaçait de ruiner leurexposition.

— Hot-dogs, mesdames ? demandaIgnatius d’un air engageant.

Les regards de ces dames seportèrent tour à tour de l’affichette à laboucle d’oreille, à l’écharpe rouge, ausabre et se firent implorants. Voulait-ilbien passer son chemin ? La pluie eûtété suffisamment catastrophique. Mais…ça !

— Saucisses chaudes, saucisseschaudes, lança Ignatius un peu agacé.Délices en provenance directe des

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hygiéniques cuisines du Paradis.Il fut pris d’un rot particulièrement

violent et sonore pendant le silence quisalua son appel. Les dames firentsemblant de s’absorber dans lacontemplation du ciel et du petit jardin,de l’autre côté des grilles de lacathédrale.

Ignatius se dirigea lourdement verscette grille, renonçant à la causedésespérée de sa saucisse de ferraille, etpassa en revue les huiles, les gouacheset les aquarelles accrochées là. Si lestyle variait d’une œuvre à l’autre danssa rudimentarité, les sujets choisisétaient assez similaires : caméliasflottant dans des coupes, azaléestorturées en compositions florales

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ambitieuses, magnolias semblables à degrands moulins à vent blancs. Pendantquelque temps, Ignatius examina avecune espèce de fureur les diversesœuvres exposées, tout seul, car cesdames s’étaient toutes écartées de lagrille et rassemblées en un groupevaguement protecteur. La voituresemblait, quant à elle, abandonnée surles dalles, à quelques mètres de laguilde des dames artistes.

— Oh mon Dieu ! beugla Ignatiusaprès quelques allées et venues le longde la grille promue au rang de cimaise.Comment osez-vous présenter de tellesabominations au public !

— Passez votre chemin, monsieur,s’il vous plaît, dit une dame plus

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audacieuse que les autres.— Les magnolias ne ressemblent pas

à ça, dit Ignatius désignant d’un sabrevengeur l’objet de son courroux. Vousauriez besoin de cours de botanique,mesdames. Et peut-être bien degéométrie par-dessus le marché.

— Personne ne vous oblige à venirregarder, dit une voix outragée au seindu groupe – la voix de la dame qui avaitpeint le magnolia en question.

— Bien sûr que si ! hurla Ignatius.Vous avez besoin des critiques d’unepersonne de goût, mesdames ! Laquelled’entre vous s’est rendue coupable de cecamélia. Allons, dénoncez-vous ! L’eaudans cette coupe, on dirait de l’huile demoteur !

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— Fichez-nous la paix, fit une voixperçante.

— Vous devriez cesser d’organiserdes thés et des déjeuners, pauvresfemmes que vous êtes, pour apprendreun peu à dessiner, c’est un travail et unsavoir qui ne s’improvisent pas ! tonnaIgnatius. Pour commencer, apprenez àmanier la brosse. Je me permets de voussuggérer de vous réunir pour peindre lamaison de l’une d’entre vous, ça fera undébut.

— Allez-vous-en !— Si des artistes comme vous

avaient participé à la décoration de lachapelle Sixtine, elle aurait l’air d’unhall de gare particulièrement vulgaire,cracha ironiquement Ignatius.

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— Nous n’avons pas l’intention denous laisser insulter par un vulgairecolporteur, dit un porte-parole de labande des grands chapeaux d’un airparticulièrement hautain.

— Ah, je vois ! hurla Ignatius. C’estdonc vous et vos semblables quidiffamez les marchands ambulants dehot-dogs et les perdez de réputation !

— Il est fou.— Ce qu’il peut être commun.— Grossier.— Ne l’encouragez pas !— Nous n’avons pas besoin de vous

ici, allez-vous-en, dit le porte-parole entoute simplicité acide.

— Vous ne m’étonnez pas ! fitIgnatius, haletant. Vous avez peur de

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quiconque a gardé le contact avec laréalité, quiconque est en mesure de vousexposer véridiquement les attentats dontvous vous êtes rendues coupables contrela toile !

— Allez-vous-en s’il vous plaît, luienjoignit le porte-parole.

— De ce pas, déclara Ignatius ensaisissant les bras de sa voiture. Vousdevriez me demander pardon à genouxdes horreurs que vous m’avez fait voirsur cette grille, misérables femelles.

— Ah, on peut dire que notre ville vavraiment mal quand on voit « ça » sepromener tranquillement dans nos rues,dit une femme tandis qu’Ignatius sedirigeait vers l’entrée de l’impasse entraînant les pieds.

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Ignatius eut la surprise de recevoir unpetit caillou qu’il sentit heurter l’arrièrede sa tête et rebondir. Courroucé, ilpressa le pas, poussant sa voiture versl’entrée de l’impasse. Quand il y futpresque, il gara sa charrette à l’abri desregards dans un petit renfoncement. Sespieds lui faisaient mal et, pendant qu’ilse reposerait, il ne voulait pas qu’unimportun lui vînt réclamer une saucissechaude. Malgré les affaires quin’auraient pas pu être plus mauvaises, ilvenait un moment où l’homme devaits’occuper avant tout de lui-même et nepenser qu’à son bien-être. S’il continuaitson colportage, ses pieds seraientréduits à l’état de moignonssanguinolents.

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Il s’accroupit inconfortablement surles marches d’un escalier latéral de lacathédrale. Son récent gain de poids etla dilatation due à la paresse de sonanneau pylorique lui rendaient touteposition autre que debout et couchéeassez difficile. Retirant ses semi-bottillons, il entreprit d’examiner sestrès grands pieds.

— Oh, mon Dieu, ce n’est paspossible, dit une voix quelque part au-dessus de lui. Que vois-je ? Je medécide à sortir pour venir visiter cetteexposition absolument dégueulasse etquel est le premier objet que je voisexposé ? C’est le fantôme de Lafitte lepirate. Non, non, c’est Fatty Arbuckle.Ou serait-ce la grosse Marie du port ?

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Dites-le-moi, dites-le-moi, j’ai hâte desavoir, je brûle, j’enrage !

Levant les yeux, Ignatius aperçut lejeune homme qui avait acheté le chapeaude sa mère aux Folles Nuits.

— Laissez-moi tranquille, espèce defreluquet, allez-vous-en. Où est lechapeau de ma mère ?

— Bah, ça, soupira le jeune homme.Je suis au regret de vous apprendre qu’ila été détruit au cours d’une réunionexcessivement mouvementée. Tout lemonde l’adorait.

— Je n’en doute point. Je préfère nevous point demander comment il a étéprofané.

— De toute manière, je ne m’ensouviendrais pas. Trop de martini-gin ce

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soir-là per me !— Oh, mon Dieu.— Au nom du ciel, que fabriquez-

vous dans cette tenue étrange ? On diraitCharles Laughton en travelo, jouant lareine des gitanes. À quoi êtes-vouscensé ressembler ? Dites-le-moi, je vousen prie, je tiens vraiment à le savoir.

— Allez, du vent, petit gommeux !Ignatius rota, une éructation gazeuse

qui se répercuta le long des murs de lacathédrale. L’association artistiquetourna ses chapeaux dans la direction decette rumeur volcanique comme uneseule femme. Ignatius foudroyait duregard le jeune homme, sa veste develours fauve, son chandail decachemire parme et la boucle de

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cheveux blonds qui retombait sur le frontde ce visage étroit et luisant.

« Écartez-vous de moi avant que jene vous abatte.

— Bonté divine, s’écria le jeunehomme avant d’éclater d’un petit rirebref, enfantin et joyeux qui fit frissonnersa veste duveteuse. Mais vous êtes doncvraiment fou, c’est bien ça ?

— Quelle audace ! glapit Ignatius.Il tira son sabre et se mit a en frapper

les mollets du jeune homme. Ce derniergloussa en dansant de-ci de-là devantIgnatius pour éviter les coups qu’il luiportait. Rapides et souples, sesmouvements faisaient de lui une cibledifficile. Pour finir, il traversal’impasse, toujours dansant, et adressa

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un signe de la main ironique à sonadversaire. Ce dernier ramassa l’un deses éléphantesques semi-bottillons et lelança contre la silhouette pirouettante.

— Oh ! glapit le jeune homme d’unevoix aiguë, puis, rattrapant au vol lesoulier, il le relança contre Ignatius,qu’il atteignit en pleine figure.

— Oh, mon Dieu ! Je suis défiguré !— Bah, la ferme !— Je puis sans mal vous faire arrêter

et jeter en prison pour cette agressioncaractérisée.

— Si j’étais vous, mon gros loup, jen’irais pas me frotter a la police. Quellesera la réaction des flics devant votretenue, hein, vous y avez songé, ma joliepetite fée ? Me faire arrêter moi – moi,

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moi ! – pour agression ? Soyons réaliste.Je suis déjà surpris que la police vouslaisse draguer dans cet ensemble dediseuse de bonne aventure.

Le jeune homme s’interrompit pourouvrir son briquet avec un clic ! sonore,allumer une Salem, puis refermer lebriquet avec le même clic ! et reprit :

« Sans parler de vos pieds nus et dece sabre joujou ! Vous plaisantez !

— La police sera toute prête à croirece que je lui dirai.

— Ben voyons. Assez, je vous enprie, revenez à la réalité.

— On vous enfermera peut-être pourplusieurs années.

— Mais vous divaguez réellement.— Oui, je divague de rester ici à

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écouter vos insanités, dit Ignatius enenfilant ses semi-bottillons de daim.

— Non mais regardez-moi ça ! glapitle jeune homme, ravi. Cette expressionque vous avez eue ! Bette Davissouffrant d’une indigestion !

— Ne m’adressez pas la parole,espèce de dégénéré. Allez donc joueravec vos petits amis. Je suis bien certainque le Quartier en pullule.

— Et comment va votre chèremaman ?

— Je ne veux pas que son nom bénisoit prononcé par vos lèvres décadentes.

— Ma foi, c’est trop tard, répondezdonc à ma question. Comment va-t-elle ?Elle est si gentille et charmante, cettefemme, tellement nature. Vous avez

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beaucoup de chance.— Je ne vais certainement pas

discuter de son cas avec vous.— Oh, mais quel mauvais coucheur !

Enfin, si c’est ce que vous voulez, tantpis. Soyez désagréable et mal embouchéautant qu’il vous plaira. J’espèreseulement qu’elle ignore que vous faitesle trottoir vêtu comme une espèce deJeanne d’Arc hongroise ! Cette boucled’oreille ! Ce qu’elle peut être magyare,mon Dieu !

— Si vous voulez un costume commecelui-ci, allez vous en acheter un etfichez-moi la paix, dit Ignatius.

— Oh, mais je sais bien qu’unechose pareille n’est à vendre nulle part,nulle part ! Non, mais quel déguisement

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pour une fête ! Ils en seraient tous ma-la-des !

— M’est avis que les fêtes que vousfréquentez doivent être de véritablesvisions d’apocalypse. Je savais quenotre société allait aboutir à cela. D’iciquelques années, vos petits amis et vousaurez probablement pris en main lesdestinées de notre pays.

— Oh, mais nous y comptons bien, fitle jeune homme avec un malin sourire.Nous avons des relations très, très hautplacées ! Je ne vous dis que ça…

— Oh, je n’en doute pas. Roswithaaurait pu le prévoir sans mal.

— Rose qui ? Qui diable est-ce là ?— Une nonne du Moyen Age,

véritable sibylle. Elle a guidé ma vie.

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— Ah, non, mais vous êtes vraimentimpayable, fantastique, dit joyeusementle jeune homme. Et vous avez encorepris du poids, j’aurais juré que c’étaitimpossible. Quand vous arrêterez-vouset vous arrêterez-vous jamais ? Votreobésité a quelque chose de sidélicieusement rétro, et même disonskitsch !

Ignatius se leva et porta un coupd’estoc dans la poitrine du jeune hommeavec son sabre de plastique.

— Tiens, prends ça, larve minable !vociféra-t-il en plongeant son sabre dansle cachemire parme du chandail.

La pointe du sabre se brisa et tombasur les dalles de l’impasse.

— Houla ! glapit le jeune homme.

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Vous allez déchirer mon chandail,espèce de gros fou !

Vers le fond de l’impasse, les damesde l’association artistique décrochaientleurs œuvres de la grille et pliaient leurschaises longues d’aluminium comme desArabes prêts à lever le camp. Leurexposition annuelle avait été totalementgâchée.

— Je suis le glaive vengeur du bongoût et de la décence, s’époumonaitIgnatius.

Tandis qu’il tâchait de tailler enpièces le chandail avec son arme brisée,les dames s’enfuyaient de l’impasse. Lestraînardes récupéraient à la hâte qui sonmagnolia, qui son camélia, en proie àune véritable panique.

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— Qu’est-ce qui m’a pris dem’arrêter pour vous parler, espèce defou furieux ? demandait le jeune hommehors d’haleine et plein de haine. C’estmon plus beau chandail.

— Catin ! beugla Ignatius en raclantson sabre contre les côtes du jeunehomme.

— Oh, mais c’est affreux.Il tenta de s’enfuir, mais Ignatius

avait saisi son bras et le retenaitfermement de la main qui ne brandissaitpas le sabre. Glissant un doigt dansl’anneau qu’Ignatius portait à l’oreille,le jeune homme tira violemment vers lebas en ordonnant dans un souffle :

— Lâchez ce sabre.— Seigneur Jésus !

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Ignatius laissa tomber son sabre surles dalles.

« Je crois que j’ai l’oreille brisée.Le jeune homme lâcha la boucle

d’oreille.« Trop tard, sagouin ! balbutia

Ignatius. Vous allez pourrir dans uneprison fédérale le reste de vos joursmisérables.

— Regardez ce que vous avez fait demon chandail, sale monstre dégoûtant !

— Seuls les plus éminents rebutsd’humanité, la lie de la lie de la terre,accepteraient de porter une telleabomination à faire avorter une vacheaveugle ! Si vous n’avez point devergogne, manifestez du moins quelquegoût dans le choix de votre vêture !

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— Espèce de grosse bête. Espèce de,espèce de… gros !

— Plusieurs années dans un serviced’oto-rhino-laryngologie serontprobablement nécessaires pour remettrecela d’aplomb, déclara Ignatius enjouant avec son oreille. Attendez-vousdonc à recevoir chaque mois les facturesassez faramineuses de mes dépensesmédicales. Mes hommes de loi vouscontacteront dès demain matin dans lelieu quel qu’il soit où vous poursuivezvos activités douteuses. J’aurai eu soinde les prévenir d’avoir à s’attendre àtout et n’importe quoi. Ce sont tous debrillants avocats, piliers de notresociété, des universitaires del’aristocratie créole qui ignorent

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probablement jusqu’où peut descendrela dépravation. Peut-être mêmerefuseront-ils de vous voir. On vousenverra peut-être un représentant de bienmoindre stature, quelque associé mineur,accepté seulement par charité chrétienneau sein d’un de leurs prestigieuxcabinets.

— Sale type, vous êtes odieux.— Toutefois, pour vous épargner les

angoisses d’attendre l’arrivée de cettephalange de phares du barreau à votreappartement semblable à la toile dequelque répugnante araignée, je consensà accepter un arrangement amiable sur-le-champ. Si vous le souhaitez. Cinq ousix dollars suffiront.

— Mon chandail m’a coûté quarante

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dollars, dit le jeune homme, tâtant lesdégâts qu’y avait causés le sabre deplastique. Vous êtes prêt a me lerembourser ?

— Bien sûr que non ! Vous ne savezdonc pas qu’il est absurde d’avoir unealtercation avec un nécessiteux ? Je suisparfaitement insolvable.

— Je n’aurai pas de mal à vous faireun procès. Je porte plainte.

— Peut-être devrions-nous renoncerl’un et l’autre à l’idée d’introduire unequelconque action en justice. Pour unévénement aussi chargé de présages etde solennité qu’un procès vousrisqueriez de vous laisser entièrementemporter par votre enthousiasme etd’apparaître portant diadème et robe du

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soir. Le vieux magistrat y perdrait tout àfait son latin. On nous jugerait coupablesl’un et l’autre de quelque accusationgrossièrement falsifiée.

— Espèce d’animal révoltant.— Pourquoi ne courez-vous pas

participer à quelque distraction louchede nature à vous séduire ? éructaIgnatius. Tenez, voyez ce matelot quidéambule dans Charles Street. Il semblebien esseulé.

Le jeune homme jeta un coup d’œildans la direction de Charles Street, àl’extrémité de l’impasse.

— Bah, celui-là, dit-il, ce n’est queTimmy.

— Timmy ? s’étonna Ignatiuscourroucé, vous le connaissez donc ?

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— Bien sûr, répondit le jeune hommed’une voix lourde d’ennui, c’est l’un demes meilleurs, de mes plus vieux amis.Il n’est pas matelot du tout.

— Quoi ? tonna Ignatius. Insinueriez-vous qu’il joue le rôle d’un membre desforces armées de notre pays ?

— Si c’était le seul rôle qu’il joue !— Mais c’est extrêmement grave, dit

Ignatius en fronçant si fort les sourcilsque son écharpe de satin rouge lui glissasur les yeux, par-dessus la visière de sacasquette de chasse. Tous les soldats,tous les matelots que nous voyonspourraient être tout simplement dedécadents maniaques déguisés ! MonDieu ! Nous sommes tous prisonniers dequelque affreux complot. Je savais bien

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que quelque chose de ce genre risquaitd’arriver. Les États-Unis sontprobablement privés de toute défensenationale !

Le jeune homme et le matelotéchangèrent un signe familier et lesecond disparut au détour de lacathédrale. À quelques pas derrière lematelot apparut l’agent de policeMancuso, affublé d’un béret et d’unebarbiche.

— Ah ! glapit joyeusement le jeunehomme en apercevant Mancuso sur lapiste du matelot, c’est ce merveilleuxpolicier ! Ils n’ont donc pas encorecompris que tout le monde le connaît auQuartier ?

— Quoi, vous le connaissez aussi ?

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demanda Ignatius, méfiant. C’est unindividu fort dangereux.

— Tout le monde le connaît. Jeremercie le ciel qu’il soit de retour.Nous commencions à nous demander cequi avait bien pu lui arriver. Nousl’aimons tendrement. Oh, j’attendstoujours avec une telle impatience devoir le nouveau déguisement qu’on luiassignera ! J’aurais voulu que vous levissiez la semaine où il a disparu ?Cette tenue de cow-boy – un poème !

Le jeune homme éclata d’un rireincontrôlable.

« C’était tout juste s’il arrivait àmarcher avec ses bottes. Il se tordaitsans arrêt les chevilles. Un jour il m’aabordé dans Charles Street, je faisais la

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folle avec le chapeau si délicieusementrétro de Mme votre mère. Et puis il m’aabordé de nouveau dans Domaine Streetet il a essayé d’entamer uneconversation. Cette fois-là, il portait deslunettes à monture d’écaille et unchandail aux armes de Princeton. Il m’adit qu’il était étudiant et qu’il étaitdescendu par ici pour les vacances. Ilest fabuleux. Je suis vraiment contentqu’on se soit décidé à le renvoyer parmiles gens qui savent l’apprécier à sa justevaleur. Je suis certain que là où il étaitces derniers temps, ses talents étaientgâchés. Et cet accent qu’il prend ! Il y ades gens qui le préfèrent dans le rôle dutouriste anglais. Génial ! Mais moi,personnellement, c’est son colonel

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sudiste, et de loin ! Bah, c’est unequestion de goût. Nous l’avons faitarrêter deux fois pour racolage etincitation à la débauche. À chaque fois,ça plonge la police dans un embarrasexquis ! Mais j’espère bien que nous nelui avons pas attiré trop d’ennuis, carnous l’adorons.

— C’est un être entièrementmalfaisant, commenta Ignatius, avantd’ajouter :

« Je me demande combien de nosmilitaires sont simplement des genscomme votre ami, des catins déguisées.

— Qui sait ? S’ils pouvaient l’êtretous !

— Certes, dit Ignatius d’une voixposée et réfléchie, ce pourrait constituer

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un complot à l’échelle mondiale.L’écharpe écarlate montait et

descendait, suivant le mouvementsoucieux de ses sourcils.

« La prochaine guerre pourraitdégénérer en orgie de masse. Juste ciel !Combien des responsables militaires dumonde sont-ils en vérité de vieuxsodomites désaxés cherchant unejouissance dans cette personnalitéd’emprunt ? En fait, le monde pourraiten tirer profit. Ce serait la fin de laguerre. La clé d’une paix éternelle.

— Sans l’ombre d’un doute,approuva le jeune homme avecenjouement. La paix à n’importe quelprix !

Deux terminaisons nerveuses se

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joignirent dans l’esprit d’Ignatius etformèrent aussitôt une associationdurable. Il mettait peut-être la main surun moyen d’attaquer l’impertinenteMyrna Minkoff.

— Les dirigeants mondiaux qu’affoleleur goût du pouvoir seraient biensurpris de découvrir que leurs chefsmilitaires et leurs troupes ne sont qu’unramassis de sodomites grimés tout prêtsà rencontrer les sodomites grimés d’enface pour organiser non des bataillesmais des bals au cours desquels il leurserait loisible d’apprendre divers pas dedanse étrangers !

— Ce serait génial ! L’État nouspaierait pour voyager. Divin ! Nousmettrions un terme aux souffrances du

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pauvre monde et nous redonnerionsespoir et foi aux peuples de la Terre !

— Peut-être êtes-vous le seul espoirqui reste pour l’avenir, déclara Ignatius,frappant théâtralement ses grosses pattesl’une contre l’autre. Je ne vois guèred’autre promesse à l’horizon, en toutcas.

— Et nous aiderions aussi àcontrôler l’explosion démographique.

— Oh, mon Dieu ! s’écria Ignatius,ses yeux bleu et jaune parcourusd’éclairs sauvages. Votre méthode seraitprobablement plus acceptable etsatisfaisante que les techniques decontrôle des naissances tout à faitdrastiques dont je me suis toujours faitl’avocat. Je dois consacrer une portion

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de mes écrits à cette affaire. Ce sujetmérite de retenir l’attention d’un penseurdigne de ce nom, disposant de certainesconnaissances dans le domaine del’évolution culturelle du monde. Je suisfort heureux que vous m’ayez ouvertcette perspective nouvelle.

— Oh, quelle charmante journée, ceque je m’amuse ! Vous êtes une gitane.Timmy est matelot. Ce merveilleuxpolicier est un artiste.

Le jeune homme poussa un soupir.« On dirait le carnaval, je me sens

exclu. Je crois que je vais vite, vite allerpasser quelque chose d’amusant.

— Un instant, un instant ! interrompitIgnatius qui ne pouvait se permettre delaisser une telle occasion lui filer entre

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les doigts.— Je vais mettre des semelles

compensées. Je suis dans ma périodeRuby Keeler, dit gaiement le jeunehomme à Ignatius avant de se mettre àchantonner : « Va chercher tesaffriolants dessous/ Moi je suis sensdessus dessous/Nous partirons droitdevant nous/ Hou, hou, hou/ Endansant jusqu’à Buffalo, ho, ho, ho… »

— Cessez ce numéro dégradant,intima Ignatius, courroucé.

Ces gens-là avaient besoin de sentirle fouet leur caresser les côtes pour setenir tranquilles.

Mais le jeune homme esquissaquelques pas autour d’Ignatius et dit :

— Ruby était tellement chou. Un

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amour ! Je regarde tous ses vieux films àla télé re-li-gi-eu-se-ment. « Donne undollar porte-bonheur/ Au gentilcontrôleur/ Il baissera l’éclairage/C’est de notre âge/ Nous allons danserjusqu’à… »

— Je vous en prie, soyez sérieuxcinq minutes. Cessez de papillonnerautour de moi.

— Come, io ? Je papillonne ? Maisc’est bouffon. Que veux-tu, parle, bellegitane.

— Avez-vous déjà pensé à former unparti politique et à présenter un candidatà la présidence ?

— De la politique ? Ô, pucelle de LaNouvelle-Orléans, quel ennui !

— Mais c’est d’une extrême

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importance, vociféra Ignatius soucieux.Ah, il allait lui montrer, à Myrna,

comment mêler la sexualité à lapolitique.

« Je n’y avais jamais songéauparavant mais vous détenez peut-être,vous et vos semblables, la clé del’avenir.

— Et alors, que comptez-vous yfaire, Eleanor Roosevelt ?

— Il faut commencer à organiser unparti. Faire des projets.

— Oh, je vous en prie, soupira lejeune homme. Ces conversationsd’homme me donnent le tournis.

— Mais nous serons peut-être enmesure de faire le salut du monde !déclama Ignatius d’une voix enflée de

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tribun. Juste ciel. Pourquoi ne m’enétais-je pas avisé plus tôt ?

— C’est le genre de conversation quime déprime plus que vous ne pourriezl’imaginer, lui dit le jeune homme. Vouscommencez à me rappeler mon père, quepourrait-il y avoir de plus déprimant, jevous le demande ?

Il poussa un nouveau et long soupir.« Allez, il faut que je me sauve. Je

vais aller m’habiller.— Non ! s’écria Ignatius en

saisissant le jeune homme au revers.— Oh, mon Dieu, souffla le jeune

homme, portant la main à la gorge, il vame falloir des tranquillisants toute lanuit.

— Nous devons nous organiser

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immédiatement.— Oh, vous me fichez un cafard,

mais un cafard !— Il faut d’abord démarrer la

campagne par une grande réuniondestinée à jeter les bases de notreorganisation.

— Serait-il question de partie ?— Oui, en quelque sorte. Mais enfin,

il s’agirait de bien exprimer votreobjectif.

— Mais alors ce serait plutôtamusant. Vous n’avez pas idée à quelpoint les dernières parties étaientmornes, mais mornes !

— Il ne s’agit pas d’une surprise-partie, imbécile, mais d’un parti.

— Oh, nous serions très sérieux.

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— Bien, dans ce cas, écoutez-moi. Ilfaut que je vienne vous donner uneconférence pour vous mettre sur labonne voie et vous faire prendre un bondépart. J’ai une connaissance assezétendue des questions d’organisation.

— Génial. Et il faudra que vousportiez ce costume fantastique. Je suis enmesure de vous affirmer que vouscapturerez ainsi toute l’attention de votreauditoire.

Le jeune homme glapit d’un riresuraigu et se couvrit la bouche de lamain.

« Oh, mon Dieu, je vois d’ici la fêteque ça pourrait être.

— Il n’y a pas de temps à perdre, ditIgnatius, impassible. L’apocalypse se

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profile déjà à l’horizon.— Nous ferons ça la semaine

prochaine, chez moi.— Il va falloir me draper la tribune

de guirlande bleu blanc rouge, conseillaIgnatius. C’est toujours comme ça dansles réunions politiques.

— Je vous en aurai des mètres et desmètres. J’adore la décoration ! Il vafalloir que je me fasse aider parquelques intimes.

— Oui, bonne idée, approuvaIgnatius avec enthousiasme. Commencezà vous organiser à tous les niveaux.

— Oh, jamais je n’aurais deviné quevous seriez d’une fréquentation aussiamusante. Vous étiez tellement agressifdans ce bar minable.

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— Mon être a de multiples facettes.— Vous m’effarez, j’en suis baba !Le jeune homme regardait le costume

d’Ignatius en écarquillant les yeux.« Quand je pense qu’on vous laisse

vous promener comme ça en touteliberté. D’une certaine façon, je vousrespecte et je vous admire.

— Je vous en remercie biensincèrement, dit Ignatius d’une voixdouce et satisfaite. La plupart desimbéciles ne comprennent pas le moinsdu monde la vision que j’en ai.

— J’imagine sans peine.— M’est avis que sous vos

apparences scandaleusement etvulgairement efféminées vous cachezune espèce d’âme. Avez-vous lu Boèce,

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ne serait-ce que vaguement ?— Qui ça ? Oh, mon Dieu. Je ne lis

même pas les journaux, pensez.— Alors vous devez vous mettre à la

lecture dès aujourd’hui, je vous ferai unprogramme. Ainsi serez-vous en mesurede commencer à saisir la crise quetraverse notre époque, énonçasolennellement Ignatius. Vouscommencerez par les derniers Romains,au premier rang desquels Boèce, biensûr. Puis vous vous plongerez dansl’étude relativement exhaustive despenseurs du début du Moyen Âge. Vouspouvez sauter sans mal la Renaissance etles Lumières. C’est surtout de lapropagande dangereuse. Et, pendant quej’y suis, vous feriez mieux aussi de

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sauter les Romantiques et les Victoriens.Pour l’époque contemporaine, un choixde bandes dessinées et d’illustrés.

— Vous êtes formidable.— Je recommande tout

particulièrement Batman, car il atendance à transcender quelque peul’abominable société dans laquelle il setrouve. Et sa morale est assez rigide. Jedois dire que j’éprouve un certainrespect pour Batman.

— Tiens, regardez, revoilà Timmy !dit le jeune homme, voyant le matelotrepasser dans Chartres Street, mais dansla direction opposée à celle qu’il avaitprise la première fois. Il ne se fatiguedonc jamais de suivre toujours le mêmeitinéraire ? Il va et vient, va et vient,

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regardez-le ! C’est l’hiver, et il porteencore sa tenue blanche d’été. Il ne serend pas compte de la cible parfaitequ’il fait pour la patrouille de la prévôtémaritime. Jamais vous ne pourriezimaginer à quel point ce garçon eststupide – un idiot !

— Il n’a effectivement pas le visagetrès ouvert, concéda Ignatius.

L’artiste à béret et barbiche passa àson tour dans Chartres Street, toujoursaffairé sur les traces du matelot.

« Oh, mon Dieu ! Ce grotesquedéfenseur de l’ordre va tout faire rater.Il est le grain de sable dans tous lesrouages, le caillou dans la chaussure detout un chacun ! Peut-être pourriez-vousrejoindre ce marin désaxé et lui faire

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quitter le trottoir. Si la police maritimel’appréhende, la marine apprendra sansdoute qu’il s’agit d’un imposteur et toutenotre stratégie sera par terre.Escamotez-moi ce cloune avant qu’ilfasse rater le coup politique le plusdémoniaque de toute l’histoire de lacivilisation occidentale !

— Hou ! glapit joyeusement le jeunehomme. J’y vais, je vais le mettre aucourant. Quand il apprendra ce qu’il afailli faire, il va tomber dans lespommes !

— Et surtout, pas de relâchementdans vos préparatifs, avertit Ignatius.

— Je vais me surmener, travaillerjusqu’à épuisement, dit gaiement lejeune homme. Réunions de quartier,

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listes électorales, tracts, scrutin de liste.Nous commencerons notre réunioninaugurale vers les huit heures. Jedemeure dans St. Peter Street,l’immeuble de stuc jaune, vous nepouvez pas le manquer, juste au coin deRoyal. Voici ma carte.

— Oh, mon Dieu ! marmonna Ignatiusen examinant l’austère petit bristol. Vousne vous appelez pas vraiment DorianGreene, ce n’est pas possible !

— Oui, c’est chouette, n’est-ce pas ?demanda Dorian d’une voix languide. Sije vous disais mon vrai nom vous nem’adresseriez plus jamais la parole. Ilest si commun que je pourrais mourirrien que d’y penser. Je suis né dans unegrosse exploitation agricole du

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Nebraska. Blé, blé, blé. Vous voyez ceque je veux dire.

— Ma foi, et quoi qu’il en soit, je menomme, quant à moi, Ignatius J. Reilly.

— Ce n’est pas trop atroce. Je vousaurais imaginé comme une espèced’Horace ou, pire encore, de Humphrey,quelque chose dans ce goût-là. Bon, benje compte sur vous. Répétez bien votrediscours. Je vous garantis qu’il y aurafoule, tout le monde est pratiquementmort d’ennui et de déprime, ces tempsderniers, on se battra pour être invité.Donnez-moi un petit coup de fil et nousdéciderons du jour de notre petitesauterie.

— Sauterie ! Vous plaisantez !Soulignez bien l’importance de ce

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conclave historique, dit Ignatius. Dansce premier groupe, le noyau dur de notreorganisation, nous n’accepterons pas defeux follets, rien que des gens stables etsolides.

— Il y aura peut-être deux ou troispersonnes costumées, tout de même.C’est ce qui est vraiment génial à LaNouvelle-Orléans, c’est le carnaval etMardi gras toute l’année si le cœur vousen dit. Franchement, il y a des fois, leQuartier tout entier a des allures degrand bal masqué ! Il m’arrive de ne pasdistinguer mes amis de mes ennemis.Mais si vous êtes vraiment contre, je ledirai à tout le monde, quitte à briserleurs pauvres petits cœurs. Cela fait desmois qu’il n’y a pas eu une fête digne de

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ce nom.— Je ne serais pas opposé à la

présence de quelques masques de bongoût, finit par concéder Ignatius. Ilspourraient conférer à notre réunion latouche d’internationalisme qui seraitseyante. Les hommes politiques tiennentapparemment à toujours serrer la mainde quelques mongoliens en costumefolklorique ou indigène. Puisque j’ypense, vous pourrez encourager laprésence de deux ou trois congressistesen costume. Toutefois, pas de travestis.Je ne crois pas que les politicienstiennent particulièrement à se faire voiren compagnie de ces gens-là. M’est avisqu’ils suscitent le mécontentement desélecteurs dans les régions rurales.

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— Bon, maintenant je vais couriraprès cet idiot de Timmy. Je vais luifaire une peur bleue.

— Méfiez-vous de ce policiermachiavélique. S’il a vent de notreconspiration, c’en est fait de nous.

— Bah, si je n’étais pas tellementheureux de le voir de retour parmi nous,je pourrais téléphoner à la police et lefaire arrêter sur-le-champ pour racolage.Vous n’avez pas idée de la merveilleuseexpression qui se peint sur les traits dece pauvre homme quand le panier àsalade vient pour l’embarquer ! Et lesflics qui l’embarquaient ! Non, c’étaitimpayable, im-pay-a-ble ! Mais noussommes tous si contents de le voir deretour que personne n’osera plus lui

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faire de misères désormais. À bientôt,mère des gitans.

Dorian disparut à l’extrémité del’impasse sur les traces du matelotdécadent. Ignatius se demanda ce qu’ilavait pu advenir de l’associationartistique. Il gagna lourdement lerenfoncement où il avait dissimulé sacharrette, se prépara une saucissechaude et pria pour que quelques clientsconsentissent à se montrer avant latombée de la nuit. Plein de tristesse, ilconsidéra de nouveau les tours que laFortune lui avait joués. Jamais iln’aurait imaginé qu’il en serait réduit unjour à prier que quelqu’un veuille bienlui acheter des hot-dogs ! Du moinsvenait-il de démarrer une nouvelle et

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magnifique machine de guerre contrel’impertinente Myrna Minkoff. Lapensée de la prochaine réunioninaugurale le réjouissait beaucoup. Lapéronnelle serait à jamais confondue.

IV

Toute la question était une affaire destockage. De une heure à trois heures,George était coincé avec ces fichuspaquets tous les après-midi. Il s’étaitdécidé à aller au cinéma mais, même là,dans la salle obscure, les yeux fixés surle déroulement d’un quelconque porno

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(il y en avait deux au programme), ils’était senti mal à l’aise. Il avait peur dedéposer ses paquets sur un siège à côtéde lui, surtout dans une salle pareille. Illes avait donc gardés sur ses genoux et,pendant les trois heures où il avait vudéfiler des nudités bronzées, il n’avaitpas pu oublier une seconde son fardeau.Toutes les autres fois, il avait erré àtravers le quartier commercial et leQuartier Français, s’ennuyantroyalement. Quand venait trois heures, ilétait si fatigué qu’il n’avait plus du toutle cœur à vaquer à son colportage.D’ailleurs, au bout de deux heures depromenade, les emballages devenaienthumides et finissaient par se déchirer.Que l’un d’eux vînt à s’ouvrir

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brusquement et à répandre son contenusur le trottoir, et il était bon pour passerquelques années en maison deredressement. Pourquoi le flic en civilavait-il voulu l’arrêter aux chiottes de lagare ? Il n’avait strictement rien fait. Letype devait être médium, un flic doté deperception extra-sensorielle, c’était lebouquet !

George songea enfin à un endroit oùil pourrait se reposer et même s’asseoirquelque temps – la cathédrale Saint-Louis. Il alla s’asseoir dans une travéevoisine d’une rangée de porte-cierges etentreprit de décorer le dos de ses mainsà son habitude. Cela fait, il prit unmissel et le feuilleta, rafraîchissant lesconnaissances très rudimentaires qu’il

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avait des mécanismes de la sainte messeen examinant les croquis du célébrantaux différents stades de la célébration.Finalement, la messe était plutôt simple,songea George. Il ne cessa de feuilleterle missel jusqu’à l’heure de se lever etde partir. Rassemblant ses paquets, ilsortit dans Chartres Street.

Un matelot appuyé à un réverbère luiadressa un clin d’œil. Il répondit d’unsigne obscène de ses mains tatouées etse mit à descendre la rue de sa démarchechaloupée. Passant devant l’impasse duPirate, il entendit des hurlements. Là,dans l’impasse, le marchand de hot-dogscinglé tentait de poignarder un pédéavec son sabre de plastique. Il étaitcomplètement zinzin, ce mec. George

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s’immobilisa quelques instants pourregarder la boucle d’oreille et l’écharperouge qui sautillaient sur place, tandisque le pédé gueulait comme un âne. Lecamelot ne savait probablement mêmepas quel jour on était, ou quel mois, ouquelle année ! Il se croyait à Mardi gras,le louf !

À la dernière extrémité, Georgeaperçut l’agent civil qui s’amenait dansla rue derrière le mataf. Il avait l’aird’un rapin. George courut se cacherderrière l’une des arcades de l’anciengouvernement espagnol, le Cabildo,qu’il traversa comme l’éclair pourressortir dans St. Peter Street. Sanscesser de courir, il atteignit Royal Streetet prit la direction du centre et des lignes

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d’autobus.L’agent secret rôdait maintenant

autour de la cathédrale. George devaittirer son chapeau aux flics. Ils étaientvraiment dans le coup. Ils ne vouslaissaient pas l’ombre d’une chance, lesvaches.

Et son esprit retourna au problème dustockage. Il commençait à se sentircomme un évadé, un taulard en cavale,obligé de se cacher de tous les flics. Oùaller ? Il grimpa dans un bus Desire, quifit demi-tour et s’engagea dans BourbonStreet. Passant devant Les Folles Nuits,George songeait encore à son problème.Il aperçut Lana Lee et le bamboula. Ellele surveillait pendant qu’il plaçait uneaffiche dans le casier vitré qu’il y avait

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devant le bar. Le bougnoule jeta sonmégot qui faillit flanquer le feu auxcheveux de Miss Lee. Lancé par untireur d’élite, il passa à deux centimètresau-dessus de la chevelure de la patronnedu bar. Y devenaient de plus en plusgonflés, ces bougnoules. Il faudrait queGeorge aille faire une petite virée parchez eux un de ces soirs, histoire debalancer quelques œufs. Ça faisait unbout de temps qu’il n’avait pas fait çaavec ses potes. On partait dans unevieille bagnole gonflée, appartenant àl’un ou à l’autre, et on balançait desœufs sur tous les bougnoules qu’étaientassez cons pour se trouver sur le trottoir.Ça faisait du monde.

Mais revenons à cette histoire de

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stockage. L’autobus avait atteint ElysianFields avant que George trouvât lamoindre idée. Et tout d’un coup, ça yétait. Il avait eu ça sous le nez pendanttout ce temps. Ça lui crevait les yeux etil ne s’en était pas rendu compte. Il s’enserait donné des coups de pied dans lestibias avec ses bottes ultra-pointues. Ilvoyait un compartiment métallique,propre, vaste, à l’abri des intempéries.Un véritable petit coffre-fort roulant quepas un flic en civil, aussi futé qu’il pûtêtre, n’aurait jamais l’idée d’allerouvrir. Une chambre forte gardée par ledernier des cinglés : le compartiment àpetits pains de la saucisse ambulante dece gros colporteur complètement givré.

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ONZE

— Ooh r’garde ! dit Santa,rapprochant le journal de ses yeuxmyopes, y jouent un bon film au cinémadu quartier avec la petite DebbieReynolds.

— Ooh, qu’elle est chou, ditMme Reilly. Vous l’aimez bien,Claude ?

— Qui ça ? demanda gentimentM. Robichaux.

— La p’tite Debbie Reynolds,répondit Mme Reilly.

— Je n’vois pas bien, non. Je ne vaispas souvent au cinéma.

— Elle est adorable, dit Santa. Un

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petit bijou. Tu l’as vue dans ce joli filmoù qu’elle jouait Tammy, Irene ?

— C’est çui où elle devient aveugle,c’est ça ?

— Alors là, pas du tout ! Tu dois tetromper d’film.

— Ah oui, je sais à quoi chpensaisma belle. Chpensais à June Wyman,figure-toi. Elle était bien gentille aussi.

— Ooh, elle était bien, dit Santa.J’me souviens d’ce film où qu’ellefaisait la débile qu’était violée.

— Jésus, chuis bien contente d’pasl’avoir vu, çui-là.

— Ooh, mais il était formidable, machérie. Très triste. Tu sais ? La têtequ’elle faisait cette pauvre petitesimplette quand elle était violée. Jamais

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j’l’oublierai.— Quelqu’un veut encore du café ?

demanda M. Robichaux.— Ma foi oui, donnez-m’en un peu,

Claude, là, dit Santa en repliant sonjournal et en le lançant sur leréfrigérateur. Chuis vraiment désoléequ’Angelo aye pas pu v’nir. Le pauvregars, tout d’même. Y m’a dit qu’il allaittravailler jour et nuit, jour et nuit qu’il adit, prende sur son propre temps pourarrêter quelqu’un. Chuis sûre qui doitête de sortie quèque part, ce soir.J’aurais voulu qu’vous entendiez Rita,tiens, c’qu’elle m’a raconté. On diraitqu’Angelo est allé s’payer des tasd’fringues de lusque pour attirer desdrôles de gens. Si c’est pas malheureux.

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Ça montre comment qu’il aime sonmétier, c’garçon. S’y d’vaient l’mette àla porte, ça lui briserait le cœur. Ah,pourvu qu’il arrête un sale type.

— C’est pas rose tous les jours pourAngelo, dit Mme Reilly d’un air absent.

Elle songeait à l’écriteau proclamantPAIX AUX HOMMES DE BONNE VOLONTÉqu’Ignatius venait d’apposer au frontonde leur petite maison quand il étaitrentré du travail. Miss Annie n’avait pastardé à déclencher une enquête, braillantdes questions à travers ses voletsfermés.

« Qu’est-ce que vous penseriezd’quelqu’un qui veut la paix, Claude ?

— Ça m’aurait tout l’air d’être uneidée communisse, ça.

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Les pires craintes de Mme Reilly seréalisaient.

— Qui qui veut la paix ? demandaSanta.

— Ben Ignatius, il a affiché unécriteau sur la paix devant la maison.

— J’aurais dû m’en douter, dit Santaavec colère. D’abord y veut un roi, etpuis v’là qui veut la paix, maintenant,çui-là. Moi chte l’dis, Irene. C’est pourton bien. Faut l’faire enfermer, c’garçon.

— Y porte pas d’bouque d’oreille.J’y ai d’mandé et y m’a dit comme ça,maman, qu’y m’a dit, j’porte pasd’bouque d’oreille.

— Angelo est pas un menteur.— P’têt’ qu’il en a une toute petite

alors ?

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— Une bouque, c’est une bouque,j’vois pas la différence. Pas vrai,Claude ?

— C’est vrai, répondit Claude àSanta.

— Ooh, Santa, qu’elle est jolie lapetite sainte vierge que t’as là sur latélévision, dit Mme Reilly pour fairechanger le sujet de la conversation etfaire oublier les boucles d’oreilles.

Tous les regards se portèrent sur letéléviseur, à côté du réfrigérateur, etSanta dit :

— Pas vrai qu’elle est mignonne ?C’est une petite Notre-Dame d’latélévision. Y a une tite ventouse par end’ssous, pour que j’la renverse pas enfaisant ma cuisine. J’l’ai ach’tée chez

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Lenny.— Il a tout, Lenny, dit Mme Reilly.

Et ça a l’air d’ête fait en joli plastiqueincassable, hein ?

— Alors, les entants, ça vous a plu,ce dîner ?

— C’était délicieux, ditM. Robichaux.

— Merveilleux, renchéritMme Reilly. Ça faisait longtempsqu’j’avais pas aussi bien mangé.

— Barrff, éructa Santa. Chcrois bienqu’j’ai mis trop d’ail dans mesaubergines farcies, j’ai toujours la mainlourde avec l’ail, moi. Même mes p’tits-enfants y m’le disent, « Mémé, qu’ym’disent, t’y es pas allée molo pourl’ail ! »

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— Si c’est pas mignon, ditMme Reilly, séduite par ces gourmets enculotte courte.

— J’ai trouvé les auberginesparfaites, dit M. Robichaux.

— Moi chuis heureuse que quandj’frotte mes planchers ou que chfais lacuisine, dit Santa à ses invités. J’adorepréparer un grand fait-tout de riz etd’boulettes à la tomate, ou faire un bonColombo avec des crevettes.

— J’aime faire la cuisine, ditM. Robichaux. Ça aide bien ma fille, detemps en temps.

— Je veux, qu’ça l’aide, approuvaSanta. Un homme qui sait faire la cuisineça rend rudement service dans lamaison, croyez-moi.

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Elle décrocha un coup de pied àMme Reilly sous la table.

« Une femme qui peut compter surson homme pour faire la cuisine peutdire qu’elle a dégoté l’oiseau rare.

Vous aimez faire la cuisine, Irene ?demanda M. Robichaux.

— C’est à moi qu’vous causez,Claude ?

Mme Reilly était en train de sedemander à quoi Ignatius pourrait bienressembler avec une boucle d’oreille.

— Mais dis donc, t’es dans lesnuages, ma fille, dit Santa. Claude ted’mandait si t’aimes faire la cuisine.

— Mouais, mentit Mme Reilly.J’aime bien faire la cuisine. Mais y ades fois, y fait si chaud, dans cette

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cuisine, surtout l’été, y vient pas lamoinde tite brise, dans c’t’impasse, voussavez. Ignatius il aime manger dessaletés, d’toute façon. Ignatius, t’yrefiles quelques bouteilles de Dr Nut etdes tas d’gâteaux qu’t’achètes à laboulangerie et il est content.

— Faut vous offrir une cuisinièreélétrique, dit M. Robichaux. J’en ai payéune à ma fille. Ça chauffe pas autantqu’un réchaud à gaz.

— Mais d’où qu’vous tirez tous cessous, Claude ? demanda Santa, vraimentintéressée.

— Ma foi, j’ai une retraiteconfortable des ch’mins d’fer. J’y aipassé quarante-cinq ans, vous savez. Onm’a offert une belle épingle en or, quand

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chuis parti en r’traite.— C’est gentil, ça, dit Mme Reilly.

Vous aviez bien travaillé, Claude, hein ?— Et pis, poursuivit M. Robichaux,

je possède deux, trois p’titsappartements que je loue, autour de mamaison, chez moi. J’ai toujours mis unpeu d’mon salaire de côté pour investir.Quand l’bâtiment va, comme on dit. Lelogement, c’est le meilleurinvestissement qui soit.

— Y a pas d’doute, approuva Santaen roulant sauvagement des yeux àl’intention de Mme Reilly. En somme,vous v’là bien pourvu, hein ?

— Faut pas se plaindre. Seulement,vous voyez, des fois je me lassed’habiter avec ma fille et son mari. Ils

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sont jeunes, vous voyez. Y z’ont leurfamille. Oh, ils sont très gentils avecmoi, m’enfin, j’aimerais mieux z’avoirun chez moi. Vous me comprenez ?

— Si j’étais vous, dit Mme Reilly, jeresterais où je suis. Si vot’ fille ça ladérange pas d’vous avoir, z’êtes plutôtbien loti, moi chtrouve. Moi j’aimeraistellement avoir un enfant gentil. Z’avezd’la chance, Claude, croyez-moi.

Santa enfonça sauvagement son talonferré dans le cou-de-pied deMme Reilly.

— Aïe ! cria cette dernière.— Oh, pardon, ma belle !

J’m’escuse, moi et mes grands pieds !Ça m’a toujours gênée, c’t’histoire degrands pieds. C’est qu’y z’arrivent pas à

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m’servir au magasin, hein ! L’vendeurm’voit v’nir, ça loupe pas, y pense« V’là encore mame Battaglia. Qu’est-ceque j’vas bien pouvoir faire ? »

— T’as pas les pieds si grandsqu’ça, fit remarquer Mme Reilly aprèsavoir regardé sous la table de la cuisine.

— C’est que j’les serre à mort dansces souliers qui sont beaucoup tropp’tits. Faudrait qu’tu les voyes quandchuis pieds nus ma fille !

— Oh, moi, mes pieds, c’est terrible,y sont plats, confia Mme Reilly, malgréles signaux désespérés qui lui adressaitSanta afin qu’elle ne fît pas étalage deses défauts. Y a des jours, chpeux àpeine marcher. Chcrois qu’ça acommencé quand Ignatius était petit et

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que j’devais l’porter partout. Dieu qu’ila été lent à s’mette à marcher. Il arrêtaitpas d’tomber. Et il était lourd, ça chpeuxvous l’dire. P’têt’ bien qu’c’est commeça qu’j’ai chopé mon arthurite.

— Écoutez vous deux, s’empressad’intervenir Santa, avant queMme Reilly eût le temps d’entreprendrela description de quelque défautrédhibitoire, qu’est-ce que vous diriezd’aller voir ce film avec la mignonneDebbie Reynolds ?

— C’est une très bonne idée, ditM. Robichaux. Je n’ai pas souventl’occasion d’aller au cinéma.

— Vous voulez aller au cinéma ?demanda Mme Reilly. Bah, moi chaispas. Avec mes pieds.

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— Ooh, ben quoi, ma belle, allons-y ! Faut sortir d’ici, Chtrouve que çasent l’ail, moi.

— Chcrois bien qu’Ignatius m’a ditquce film était mauvais. Il voit tous lesfilms qui sortent, ce garçon.

— Irene, attaqua Santa, pleine decourroux. Tu n’arrêtes donc jamais depenser à c’garçon, avec tout l’mal qu’ilte donne ! Réveille-toi un peu, map’tite ! Si t’avais du bon sens, y a bellelurette qu’y s’rait enfermé à l’hôpital dela Charité, ton Ignatius. On l’passerait unpeu à la douche froide. On lui mettraitdes prises élétriques à c’garçon. On luifrait voir, tiens, et ça lui frait les pieds.Il apprendrait à bien s’tenir.

— Tu crois ? s’intéressa

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Mme Reilly. Et ça coût’rait gros ?— Mais non, c’est tout gratuit, Irene.— Médecine sociale, fit remarquer

M. Robichaux. Ça doit être pleind’communisses et d’compagnonsd’route, là-dedans.

— C’est des bonnes sœurs àl’hôpital de la Charité, Claude. Oùqu’vous allez toujours pêcher ceshistoires de communisses, bon sang ?

— Les sœurs se font peut-être rouler,dit M. Robichaux.

— Si c’est pas malheureux toutd’même, dit tristement Mme Reilly. Cespauvres petites sœurs. Travailler pourune bande de communisses !

— J’veux pas savoir qui quicommande là-bas, j’m’en moque, dit

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Santa. Si c’est gratuit et si on y enfermeles gens, c’est là qu’Ignatius y d’vraitête.

— Si Ignatius s’mettait à leur causer,p’têt’ bien qui l’enfermeraient pourtoujours tellement qu’il les ficherait enrogne, dit Mme Reilly, qui se renditcompte que ce n’était d’ailleurs pas uneperspective tellement désagréable. P’têt’bien qu’il écouterait pas les médecins,Ignatius.

— T’occupe pas, va, ils le fraientécouter. Y lui frapperaient sulla tête, ylui colleraient la camisole d’force, yl’passeraient au jet d’eau froide, ditSanta avec un peu trop d’enthousiasme.

— Vous devez penser un peu à vous-même, Irene, dit M. Robichaux. Si vous

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faites pas attention, votre fils, là, finirapar vous enterrer trop tôt.

— Oui, exactement, dites-lui, vous,Claude.

— Bah, dit Mme Reilly, on va luidonner encore une chance, à Ignatius.P’têt’ qu’y va s’améliorer.

— En vendant des saucisses ?demanda Santa. Seigneur, tu rêves.

Elle secoua tristement la tête.« Bon, l’temps d’passer ces assiettes

dans l’évier et en route ! On va voir c’tep’tite chatte de Debbie Reynolds.

Quelques minutes plus tard, aprèsque Santa se fut arrêtée dans le salonpour donner un baiser d’adieu à sa mère,les trois se mirent en route pour lecinéma. La journée avait été

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exceptionnellement douce. Un vent dusud n’avait cessé de souffler depuis legolfe. La soirée restait tiède. Dessolides odeurs de cuisineméditerranéenne flottaient sur tout cequartier surpeuplé, provenant de lafenêtre ouverte de toutes les cuisines despetits immeubles et des pavillons. Etchacun des habitants semblait soucieuxd’apporter sa contribution, si modestefût-elle, à la cacophonie générale dechutes de casseroles, de hurlementstélévisuels, de disputes, d’enfantsbraillards et de portes claquées.

— Tout l’quartier s’y est mis, cesoir, commenta Santa, tandis que toustrois longeaient l’étroit trottoir. Mais enété, c’est encore pire. Tout l’monde est

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dans la rue jusqu’à dix, onze heures dusoir.

— C’est pas à moi qu’y faut l’dire,ma bonne, répondit Mme Reilly, tout enboitillant avec ostentation entre ses deuxamis. Oublie pas que chuis d’DauphineStreet. On mettait les chaises de cuisinedéhors sul trottoir, et on y restait jusqu’àdes minuit, parfois, à attendre qu’lamaison rafraîchisse. Et les trucs qu’lesgens d’ici racontent, Seigneur !

— Moi j’dis qu’c’est des langues devipère, voilà ! approuva Santa. C’estdes malveillants.

— Mon pauvre papa, ditMme Reilly. Il était tellement fauché. Etpis quand y s’est pris la main dans c’tecourroie d’ventilateur, là, les gens du

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quartier ont eu l’culot d’dire qu’y d’vaitête saoul ! Ces lettes anonymes qu’on ar’çues là-d’ssus ! Et ma pauve vieilleTata Boubou. Quatre-vingts ans qu’elleavait. Elle allumait un cierge pour sonpauvre défunt mari, v’là qu’la bougietombe et met l’feu au matelas. Et lesgens y z’ont dit qu’a fumait au lit !

— Pour moi, les gens sont innocentstant qu’on a pas fait la preuve qu’ils sontcoupables.

— Oui, ben moi c’est pareil, Claude,approuva Mme Reilly. Encore l’autrejour, j’disais à Ignatius, Ignatius, j’uidisais chcrois qu’les gens sont innocentstant qu’on a pas prouvé l’contraire.

— Irene !Ils profitèrent d’une accalmie

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passagère de l’intense circulation pourtraverser St. Claude Avenue etdescendirent l’avenue sous les néons.Comme ils passaient devant une officinede pompes funèbres, Santa s’arrêta pourbavarder avec un des hommes en noirqui attendait sur le trottoir.

— Dites voir, m’sieur, qui c’est quiz’enterrent là ? demanda-t-elle.

— C’est la cérémonie pour la vieillemame Lopez, répondit l’homme.

— Pas possible. La femme au Lopezqui t’nait la p’tite épicerie d’I’autre côtéd’Frenchman Street ?

— C’est ça.— Ooh, chuis bien triste d’entende

ça, dit Santa. D’quoi donc qu’elle estmorte ?

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— Le cœur.— Si c’est pas malheureux, dit

Mme Reilly avec beaucoup desentiment. La pauvre !

— Ma foi, si j’étais habillée commey faut, dit Santa à l’homme, j’entrerais yfaire un dernier salut. Moi et mes amis,là, on est en route pour le cinéma.Merci.

Ils poursuivirent leur chemin, Santadécrivit à Mme Reilly les innombrableschagrins et tribulations qui avaientmarqué la lugubre existence à la vieillemame Lopez. En conclusion, elle dit :

— Chcrois qu’j’vais faire dire unemesse pour la famille.

— Seigneur, dit Mme Reilly, écraséepar la biographie très horrifique de la

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vieille mame Lopez, chcrois qu’j’vaisfaire dire une messe pour le reposd’cette pauve vieille moi aussi.

— Mais Irene ! glapit Santa. Tu lesconnais même pas ces gens !

— Bah, c’est vrai, accordafaiblement Mme Reilly.

Quand ils arrivèrent au cinéma, il yeut quelques instants de contestationentre Santa et M. Robichaux pour savoirqui paierait les billets. Mme Reilly ditqu’elle paierait volontiers, quant à elle,si elle n’avait à honorer une traite surl’achat de la trompette d’Ignatius dansles jours qui venaient. M. Robichaux semontra inflexible et Santa finit par lelaisser en faire à sa tête.

— Après tout, dit Santa quand il leur

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tendit à chacune un ticket, c’est vousqu’avez plein d’sous !

Elle adressa un clin d’œil àMme Reilly dont la pensée étaitretournée vers cet écriteau dont Ignatiusavait refusé de lui expliquer lasignification. Pendant le plus clair dufilm, elle pensa au salaire d’Ignatius quidiminuait rapidement, au paiement de latrompette, au paiement des dégâts causésau bâtiment qu’elle avait embouti, à laboucle d’oreille et à l’écriteau. Seulesles exclamations joyeuses de Santa « Sic’est pas mignon tout plein ! » « Elle està croquer ! » et « Regarde si c’est pasune robe ravissante, ça, Irene ! »ramenaient de temps en tempsMme Reilly à ce qui se passait sur

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l’écran. Puis quelque chose d’autredétourna son attention de ses méditationsà propos de son fils et de tous les ennuisqu’elle avait – ce qui ne formaitd’ailleurs qu’un seul et même sujet. Lamain de M. Robichaux s’était doucementposée sur la sienne et l’avait saisiegentiment. Mme Reilly avait bien troppeur pour esquisser le moindre geste.Pourquoi donc les films avaient-ils cepouvoir de rendre tous les hommesqu’elle avait connus, M. Reilly etM. Robichaux – amoureux ? Elle fixaitaveuglément l’écran, sur lequel plutôtque les cabrioles de Debbie Reynoldsen technicolor elle croyait voir le bainde Jean Harlow en noir et blanc.

Mme Reilly était en train de se

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demander si elle pourrait sans difficultéarracher sa main de celle deM. Robichaux pour s’enfuir de la salle àtoutes jambes quand Santa s’écria :

— Non mais regarde-la, Irene, chteparie qu’la p’tite Debbie va s’faire faireun bébé !

— Un quoi ? hurla hystériquementMme Reilly éclatant en sanglotsincontrôlables, sauvages, qui ne secalmèrent qu’une fois qu’unM. Robichaux terrorisé eut pris la têteauburn de sa voisine pour la poserdélicatement contre son épaule.

II

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Cher Lecteur,

La Nature, parfois, fait des imbéciles, maisun freluquet est toujours œuvre de l’homme

lui-même.Addison.

Alors que j’usais jusqu’à n’être plus qu’unelamelle les semelles de crêpe de mes semi-bottillons sur les vieilles dalles des trottoirs duQuartier Français dans ma fébrile tentatived’arracher une maigre subsistance à unesociété qui se soucie de moi comme d’uneguigne, je fus hélé par une mienneconnaissance (que j’aime beaucoup bien qu’ils’agisse d’une personne déviante). Aprèsquelques minutes d’une conversation qui mepermit d’établir aisément ma supérioritémorale sur ce pauvre dégénéré, je me retrouvaiune fois encore occupé à soupeser les causeset la nature de la crise de notre époque. Mon

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esprit jamais en repos et dont je ne puismaîtriser le mouvement perpétuel eut tôt faitde me faire apercevoir un plan si audacieux etsplendide que je tremblais à cette seule pensée.« Assez ! criai-je, implorant mon propre espritsemblable à quelque dieu. C’est pure folie. »Mais je n’en prêtais pas moins attention aubouillonnement qui habitait mon cerveau. Cedernier m’offrait la possibilité de sauver lemonde en utilisant la décadence et ladégénérescence elles-mêmes ! Là, sur lespavés usés du Quartier, j’obtins de cette fleurd’humanité flétrie l’engagement qu’elletenterait de rallier sous la bannière de lafraternité ses semblables en dépravation contrenature.

Notre premier geste sera de faire élire l’un desleurs à quelque poste élevé – la présidence sidame Fortune nous le permet Puis ilsinfiltreront l’armée. Militaires, ils seront

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tellement occupés à fraterniser, à retaillerleurs uniformes pour les rendre aussi ajustésque des peaux de saucisson, à concevoir denouvelles coupes de tenues de combat et àorganiser des sauteries qu’ils n’auront pas uneminute pour se battre. Celui que nous finironspar nommer chef d’état-major aura pour seuldésir de prendre soin de sa garde-robe à ladernière mode, une garde-robe qui devrait luipermettre d’être tour à tour de chef d’état-major ou débutant, selon son caprice dumoment. Devant le succès remporté ici par lespervers réunis, leurs semblables du mondeentier suivront leur exemple et s’empareront del’armée dans leurs pays respectifs. Dans lespays les plus réactionnaires où lesdits perversrencontreront des difficultés, nous leurenverrons une aide – par exemple des rebellespour les aider à renverser leur gouvernement.Quand, enfin, nous aurons réussi à renversertous les gouvernements du monde, ce dernier

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en aura fini avec la guerre, remplacéedésormais par des orgies à l’échelle de la Terreentière, menées selon un protocole rigoureuxet dans l’esprit le plus véridiquementinternationaliste qui soit, car les gens de cetteespèce transcendent effectivement lesdifférences nationales. Ils n’ont qu’une choseen tête, ils sont par conséquent trèsvéritablement unis autour d’une seule et mêmepensée.

Aucun des pédérastes ainsi portés au pouvoirn’aura évidemment l’esprit assez pratique pourconnaître et moins encore pour comprendredes engins aussi complexes que les bombes.Les armes nucléaires pourriront donc àl’abandon, oubliées quelque part dans leurssilos. De temps en temps, le chef d’état-major,le président, et ainsi de suite, vêtus de plumeset de fanfreluches dorées, recevront lesdirigeants, c’est-à-dire les pervers, de tous les

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autres pays et leur offriront des sauteries et desbals. Les querelles et disputes de toutes sortesseront aisément réglées à l’amiable dans lestoilettes des hommes de l’organisation desNations unies, redécorées pour l’occasion. Onverra fleurir partout des ballets et descomédies musicales dans le plus pur style deBroadway, ce dont les gens du commun aurontprobablement lieu de plus se réjouir que desdiscours et adresses sinistres, hostiles etfascistoïdes de leurs dirigeants d’aujourd’hui.

La quasi-totalité des autres catégories d’êtreshumains ont eu à un moment ou à un autrel’occasion de diriger le monde. Je ne vois paspourquoi ces gens-là ne se verraient pas offrireux aussi une chance. Ils ont sans conteste étémaltraités et méprisés trop longtemps. Leuraccession au pouvoir ne sera, en un sens, qu’unaspect particulier du mouvement planétaire quiporte les hommes vers plus de justice, plus de

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bonheur et l’égalité des chances pour tous. (Unexemple : pourriez-vous nommer un seultravesti élu au Sénat ? Non, bien sûr ! Voilàtrop longtemps que ces gens ne sont pasreprésentés. Leur sort est un scandale àl’échelle du pays et à l’échelle de la Terre toutentière.)

La décadence qui était naguère encore lesymptôme et le signe avant-coureur d’uneffondrement de la société deviendradésormais le synonyme de la paix pour unmonde qui en a grand besoin. Il faut savoirtrouver des solutions nouvelles aux problèmesnouveaux.

J’agirai un peu comme le mentor et le guide dece mouvement, mes modestes mais utilesconnaissances de l’histoire mondiale, del’économie, de la religion et de la stratégiepolitique jouant pour ainsi dire le rôle d’un

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réservoir dans lequel ces gens pourront puiserd’utiles règles de conduite. Dans la Rome de ladécadence, tel fut un peu le rôle dévolu àBoèce. Comme l’a écrit de lui Chesterton,« ainsi fut-il en mesure de jouer vraiment lerôle d’ami, de guide et de philosophe auprès deplus d’un chrétien, précisément parce que,vivant dans une époque corrompue, il avaitnéanmoins su acquérir une culture complète ».

Cette fois-ci, la déconfiture de Myrna lapéronnelle sera consommée. Mon projetgrandiose, à couper le souffle, dépasse de loinles possibilités du petit esprit épris delittéralité et de libéralisme de l’impertinentepéronnelle, prisonnière qu’elle est des clichésà courte vue dans lesquels elle patauge. LaCroisade pour la dignité des Maures, lapremière et brillante attaque que j’avais lancéecontre les difficultés et problèmes de notretemps aurait pu constituer un coup grandiose et

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assez décisif, si elle n’avait échoué du fait de lavision du monde étriquée et petite-bourgeoisedes gens plutôt simples qui composaient monavant-garde. Mais cette fois-ci, je vais travailleravec des gens qui ont répudié la philosophieinsipide des classes moyennes, des gens qui sesont montrés capables de prendre et d’assumerdes positions controversées, de défendre leurcause malgré toute son impopularité et lesdangers qu’elle présente pour la bonneconscience béate des membres de la classemoyenne.

Ainsi Myrna Minkoff disait vouloir la sexualitédans la politique ! Je lui en donnerai, moi – etbeaucoup ! Je ne doute point qu’elle sera partrop dépassée pour réagir à l’originalité de monprojet. À tout le moins, elle pâlira d’envie. (Ilétait temps de donner une leçon à cette jeunefemme. Une telle effronterie ne pouvait êtrelaissée la bride sur le cou.)

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Une dispute fait rage en moi, entre lepragmatisme brutal et l’élévation morale. La finglorieuse – la Paix – vaut-elle que l’on emploiedes moyens abjects – les dégénérés ? Commedeux personnages d’un fabliau médiéval, lepragmatisme et la morale s’affrontent dans lechamp clos de mon esprit. Je ne puis attendrele dénouement de leur furieux combat : je suistrop obsédé par la Paix. (Si quelque producteurde cinéma plus fin que ses confrères étaitconduit par son flair à se porter acquéreur desdroits d’adaptation cinématographique duprésent Journal, je puis fournir ici quelquesidées pour la représentation fîlmographique decette dispute. Une scie musicale fournirait unexcellent arrière-plan musical. Ensurimpression sur toute la scène, l’œil du hérosserait du plus bel effet symbolique. Je ne doutepas que l’on pourrait engager une séduisantedécouverte, dans un drugstore, un motel, ou

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l’un quelconque de ces endroits où ont engénéral lieu les « découvertes » d’acteursinconnus, pour lui confier le rôle de votrejeune travailleur. Le film pourrait être tournéen Italie, en Espagne, ou dans quelque autrepays intéressant que l’équipe et la distributionpourraient souhaiter visiter, tel par exempleque l’Amérique du Nord.)

Pardon à ceux d’entre vous qui seraientintéressés à découvrir les dernières nouvellesfalotes du commerce des francfort, ilsresteront sur leur faim. Mon esprit est troppréoccupé de la magnificence de ce dessein. Ilme faut encore communiquer avec MyrnaMinkoff et jeter sur le papier quelques notes enprévision de mon adresse devant la réunioninaugurale du mouvement.

Note sociale : ma mère buissonnière est denouveau en vadrouille, ce qui est en fait une

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chance. Ses agressions vigoureuses etdommageables contre mon être affectentnégativement mon anneau pylorique. Elle aprétendu qu’elle allait assister à je ne sais tropquel couronnement de la Vierge Marie dansune église quelconque, mais comme nous nesommes pas en mai, je doute de la véracité deces propos.

La « comédie sophistiquée » dans laquelle lavedette est tenue par ma comédienne favoritedébute incessamment dans une grande salle ducentre. Il faut absolument que je parvienne àm’y trouver le jour de la première. Je ne puisqu’imaginer les toutes dernières horreurs de cefilm, la manière dont il doit flanquer lavulgarité à la face de la théologie et de lagéométrie, du goût et de la décence. (Je neparviens pas à comprendre ce qui me pousseainsi à voir des films ; on dirait presque que j’aicela « dans le sang ».)

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Santé : mon ventre grossit hors de toutesproportions, les coutures de mon surplis decolporteur craquent de manière inquiétante.

Jusqu’au revoir,

Tab, votre jeune travailleur pacifiste.

III

Mme Levy aida une Miss Trixieremise à neuf à monter l’escalier etouvrit la porte.

— Mais c’est les Pantalons Levy,aboya Miss Trixie.

— Vous voilà de retour là où l’on a

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besoin de vous, ma chère.Mme Levy parlait comme si elle

consolait un enfant.« Si vous saviez comme votre

absence a pesé ! M. Gonzales nousappelait tous les jours en nous suppliantde vous ramener ! Ça doit êtremerveilleux de sentir que l’on estabsolument indispensable à uneentreprise, non ?

— Je croyais qu’on m’avait donnéma retraite !

Les dents énormes claquaient commeun piège à loup.

« Vous m’avez bien eue !— Et voilà, tu es contente ? demanda

M. Levy à son épouse.Il fermait la marche, portant l’un des

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sacs de détritus de Miss Trixie.« Si elle avait un couteau, tu serais

bonne pour l’hôpital dans les troisminutes.

— Écoute donc plutôt l’énergie quitransparaît dans sa voix, réponditMme Levy. Une telle vigueur ! C’estincroyable.

Miss Trixie tenta de se dégager del’étreinte de Mme Levy quand les deuxfemmes pénétrèrent dans le bureau, maisses escarpins ne lui conféraient pas lamême assise que ses pantoufleshabituelles et elle trébucha seulement.

— Non ! La revoilà ? se récriaM. Gonzales le cœur navré.

— Vous n’en croyez pas vos yeux,pas vrai ? lui demanda Mme Levy.

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M. Gonzales se vit contraintd’examiner Miss Trixie dont les yeuxétaient deux flaques pâles soulignées demascara bleu. Ses lèvres avaient étéélargies en une ligne orangée qui luiatteignait presque les narines.

Dans le voisinage des bouclesd’oreilles, quelques mèches grisess’échappaient de la perruque brune quiétait posée imperceptiblement deguingois. La jupe courte révélait demaigres jambes arquées et de petitspieds sur lesquels les escarpins avaientl’air de grosses chaussures de neige. Lesjournées entières passées à somnolersous une lampe solaire avaient recuit leteint de Miss Trixie qui était devenud’un brun doré.

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— Elle a l’air en pleine forme,concéda M. Gonzales d’une voix defausset avec un sourire assez jaune.Vous avez fait des miracles, madameLevy.

— Je suis une femme très séduisante,gazouilla Miss Trixie.

M., Gonzales eut un petit rirenerveux.

— Écoutez-moi, lui dit sèchementMme Levy. Une partie des problèmes decette femme viennent précisément de cegenre d’attitude. Elle n’a pas besoin quevous vous moquiez d’elle.

M. Gonzales tenta de baiser la mainde Mme Levy sans y parvenir.

— Je veux que vous vous arrangiezpour donner à cette femme le sentiment

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qu’on a besoin d’elle ici. Elle a encoretoutes ses facultés. Donnez-lui le travailqui lui permettra de les exercer. Donnez-lui plus de responsabilités. Elle adésespérément besoin de jouer un roleactif dans cette maison.

— Absolument, accordaM. Gonzales. Voilà bien longtemps queje le dis moi-même. N’est-ce pas, MissTrixie ?

— Qui ? aboya cette dernière.— J’ai toujours voulu vous faire

exercer plus de responsabilités, cria lepetit chef de bureau, vous vous ensouvenez ?

— Oh, fermez-la, Gomez ! intimaMiss Trixie en claquant du dentiercomme d’une paire de castagnettes.

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Vous m’avez acheté ce jambon dePâques, oui ou non ? Répondez plutôt àcette question, hein ?

— Bon, eh bien, tu t’es amusée,maintenant partons ! dit M. Levy à sonépouse. Allons-y ! Je me sens déjàdéprimé.

— Un instant, s’il vous plaît,intervint Gonzales, j’ai du courrier pourvous, monsieur.

Tandis que le chef de bureau sedirigeait vers sa table pour y prendre lecourrier, il y eut un grand bruit dans lefond de la salle. Tout le monde, àl’exception de Miss Trixie qui s’étaitassoupie la tête sur son bureau, seretourna vers la rangée de classeurs desarchives. Un homme de très grande taille

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aux longs cheveux noirs était en train d’yramasser un tiroir métallique qu’il avaitlaissé tomber sur le plancher. Il y fourrapêle-mêle le tas de dossiers qui en étaittombé et remit très violemment le tiroirdans les rainures du casier d’où il étaitsorti.

— C’est M. Zalatimo, chuchotaM. Gonzales. Il n’a commencé quedepuis quelques jours, je ne crois pasqu’il fera l’affaire.

M. Zalatimo contemplait pensivementles classeurs métalliques en se grattant.Puis il ouvrit un autre tiroir et se mit àfarfouiller d’une main dans son contenutandis que de l’autre il se grattaitl’aisselle à travers les larges mailles deson tricot de peau à résille.

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— Voulez-vous que je vousl’amène ? demanda le chef de bureau.

— Non, non, merci, réponditM. Levy. Où allez-vous chercher lesgens qui travaillent ici, Gonzales ? Jen’en rencontre jamais de semblablesailleurs.

— Moi, je trouve qu’il a l’air d’ungangster, dit Mme Levy. Vous n’avezpas d’argent liquide, ici, j’espère ?

— Je crois que M. Zalatimo esthonnête, chuchota le chef de bureau.Mais il a du mal avec les classementsalphabétiques, c’est tout.

Il tendit à M. Levy une liasse decourrier.

« Ce sont surtout des confirmationsde vos réservations dans certains hôtels

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pour l’entraînement de printemps. Maisil y a une lettre d’Abelman. Comme ellevous est adressée, et non à lacompagnie, et qu’elle est marquéepersonnelle, j’ai préféré ne pas l’ouvrir.Elle est arrivée depuis quelques joursdéjà.

— Qu’est-ce que ce con-là peut bienme vouloir ? demanda M. Levy,courroucé.

— Peut-être s’inquiète-t-il de savoirce qu’il est advenu d’une jeune usine enpleine expansion, suggéra Mme Levy.Peut-être se demande-t-il ce qui a bienpu se passer depuis la mort de LeonLevy. Peut-être que cet Abelman aquelques mots à dire à un play-boycomme toi. Lis cette lettre, Gus. Ce sera

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ton travail de cette semaine pourl’entreprise que tu diriges !

M. Levv examina l’enveloppe surlaquelle le mot « personnelle » avait étéécrit trois fois au crayon à bille rouge. Ill’ouvrit et en tira une lettre à laquelleétait agrafée une pièce jointe.

Cher Gus Levy,

Nous avons été profondément choqué etgravement blessé de recevoir la lettre ci-jointe.Voilà trente ans que nous écoulons fidèlementvos produits et nous nous sentions liés à votreentreprise par des sentiments d’amitié etd’affection. Peut-être vous souviendrez-vousde la couronne que nous vous avions faitparvenir pour les funérailles de feu Monsieurvotre père pour laquelle nous n’avions pasregardé à la dépense.

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Nous serons bref : après plusieurs nuits sanssommeil, nous avons remis l’original de lalettre dont copie jointe à nos avocats qui ontentamé une procédure pour injures, menaces etaccusations diffamatoires, réclamant undédommagement et un pretium dolori de500 000 dollars, seul capable d’atténuer un peule coup que vous nous avez porté.

Prévenez votre propre avocat. Nous ne vousverrons plus qu’au tribunal comme il convient àdes gentlemen. Et cessez vos menaces s’il vousplaît.

Avec tous nos vœux,

I. AbelmanPDG Magasins Abelman.

M. Levy se glaça quand, ayant tourné

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la page, il prit connaissance de laphotocopie de la lettre qu avait reçueAbelman. C’était incroyable. Qui diablepouvait prendre la peine d’écrire deschoses pareilles ? « M. I. Abelman PDGet quasi mongolien », « votre completmanque de contact avec la réalité »,« votre vision du monde retardataire etdégénérée », « Vous sentirez, Monsieur,la brûlure de notre fouet en travers devos pitoyables épaules ». Mais, pire quetout, la signature de Gus Levy quifigurait au bas de la page semblaitparfaitement authentique. Abelmandevait baiser dévotement l’original et sefrotter les mains. Pour un type de cetacabit, une telle lettre c’était de l’or enbarre, un chèque en blanc.

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— Qui a rédigé ça ? demandaM. Levy à Gonzales en lui tendant lalettre.

— Que se passe-t-il, Gus ? Desennuis ? Tu aurais un ennui ? Mais c’estjustement là un de tes ennuis : tu ne meparles jamais de tes ennuis.

— Oh, Seigneur mon Dieu ! glapitGonzales, mais c’est affreux !

— Silence ! ordonna Miss Trixie.— Qu’y a-t-il, Gus ? Quelque chose

que tu n’as pas fait comme il fallait ? Tuaurais délégué ton autorité à unepersonne incompétente ?

— Oui, oui, c’est un ennui. Un ennuiqui signifie que nous allons perdrejusqu’à la chemise que j’ai sur le dos.

— Quoi ?

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Mme Levy arracha la lettre àM. Gonzales. Elle lut les deux textes etse mua en harpie. Ses boucles laquéesdevinrent autant de serpents.

« Bravo ! Tu as gagné ! tu étais prêt àtout pour te venger de ton père. Pourconduire son affaire à la ruine ! Jesavais que tout finirait ainsi !

— Oh, la ferme ! Ce n’est jamais moiqui rédige le courrier, ici !

— Susan et Sandra vont devoirquitter l’université. Elles se vendront àdes matelots et à des gangsters commecelui qui est ici !

— Hé ? s’enquit M. Zalatimo, sentantqu’il était question de lui.

— Tu n’es qu’un malade mental !vociférait Mme Levy.

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Suffit !— Et moi, que vais-je devenir ?

demanda Mme Levy dans un grandtremblement de ses paupières bleu pâle.Déjà ma vie n’est plus qu’un naufrage.Mais maintenant ? Je vais devoir faireles poubelles ? Me vendre dans lesports. Ma mère avait raison.

— Suffit ! répéta Miss Trixie avecune fureur redoublée. Vous êtes les gensles plus bruyants que j’aie jamaisrencontrés.

Mme Levy s’était laissée tomber surune chaise, sanglotant des paroles sanssuite sur la possibilité de se fairedémarcheuse à domicile.

— Que savez-vous de tout ceci,Gonzales ? demanda M. Levy au petit

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chef de bureau dont les lèvres avaientblanchi.

— Je ne sais rien, glapit Gonzales,c’est la première fois que je vois cettelettre !

— C’est vous qui vous chargez de lacorrespondance !

— Mais pas ça, je n’ai pas écrit ça !Ses lèvres tremblaient.« Jamais je ne ferais une chose

pareille aux Pantalons Levy, jamais !— Oui, c’est vrai, je le sais bien, dit

M. Levy, tentant de réfléchir. Quelqu’unne nous a pas ratés, tout de même !

M. Levy marcha jusqu’aux classeursmétalliques et, écartant de l’épauleM. Zalatimo qui se remit à se gratter, ilouvrit le tiroir des « A ». Il n’y avait pas

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de dossier Abelman. Le tiroir étaitentièrement vide. Il ouvrit plusieursautres tiroirs mais la moitié d’entre euxétaient vides aussi. L’affaire s’annonçaitbien !

— Qu’est-ce que vous fabriquezavec les archives, ici ?

— C’est bien ce que je medemandais moi aussi, balbutiavaguement M. Zalatimo.

— Gonzales, comment s’appelait legrand cinglé que vous aviez mis auxarchives, le gros plein de soupe avecune casquette verte, là ?

— Ignatius Reilly. C’est lui qui s’estoccupé de mettre cette lettre au courrier.Mais qui a pu composer une tellehorreur ?

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— Hé, dites ! fit la voix de Jones autéléphone, est-ce qu’y a toujours le grosenfoiré avec une casquette verte quibosse chez vous ? Un gros Blanc, ungros mec qu’a une moustache ?

— Non, pas du tout, réponditM. Gonzales avant de reposerviolemment le combiné.

— Qui était-ce ? demanda M. Levy.— Oh, je n’en sais rien. Quelqu’un

qui voulait M. Reilly, justement.Le chef de bureau essuya son front

moite avec un mouchoir.« C’est celui qui voulait me faire tuer

par les travailleurs de l’atelier.— Reilly ? demanda Miss Trixie, ce

n’était pas Reilly, c’était…— Le jeune idéaliste ? demanda

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Mme Levy entre deux sanglots. Qui ledemandait ?

— Je ne sais pas, répondit le chef debureau, j’ai l’impression que c’était lavoix d’un Noir.

— Ça ne m étonnerait pas du tout, ditMme Levy. En ce moment même il doittenter de venir en aide à quelquesnouveaux infortunés. Je suis rassurée deconstater que son idéalisme est intact.

M. Levy s’était avisé de quelquechose et demanda au chef de bureau :

— Comment avez-vous dit qu’ils’appelait, ce cinglé ?

— Reilly. Ignatius J. Reilly.— Vraiment ? fit Miss Trixie, très

intéressée, c’est étrange. J’ai toujourspensé que c’était…

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— Miss Trixie, je vous en prie,l’interrompit M. Levy avec colère.

Ce gros pépère de Reilly travaillaitpour la boîte quand la lettre à Abelmanavait été postée.

« Pensez-vous que ce Reilly aurait purédiger une lettre comme ça ?

— Peut-être, répondit M. Gonzales.Je ne sais pas. J’avais placé de grandsespoirs en lui jusqu’au jour où il a voulume faire casser la tête par un ouvrier.

— Bon, voyons, ne vous gênez pas,geignit Mme Levy. Vas-y, colle tout surle dos de ce jeune idéaliste. Essaye dele faire jeter en prison, là où sonidéalisme ne te dérangera plus. Les genscomme ce jeune idéaliste ne peuventrien avoir à faire dans des coups fourrés

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de cette nature. Attends que Susan etSandra apprennent cette histoire !

D’un geste, Mme Levy indiqua fortclairement que le choc plongeraitprobablement les filles dans la stupeur.

« Et pendant ce temps, des Noirstéléphonent ici pour solliciter sesconseils. Oh non, Gus, je ne vais paspouvoir en supporter beaucoup plus ! Jen’en peux plus, je n’en peux plus.

— C’est ça, tu préférerais que je diseque c’est moi, moi, qui l’ai écrite, cettelettre !

— Mais non, bien sûr ! hurlaMme Levy. Tu veux donc me faire finir àla soupe populaire ! Si c’est le jeuneidéaliste qui l’a écrite, il ira en prisonpour faux et usage de faux !

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— Dites, qu’est-ce qui se passe ?demanda M. Zalatimo. Vous allez lefermer ce boxon, ou quoi ? J’aimeraissavoir à quoi m’en t’nir, moi.

— Oh, vous, le gangster, taisez-vous,lança Mme Levy, féroce. Sinon, on vouscolle ça sur le dos à vous !

— Hein !— Veux-tu me faire le plaisir de te

taire, oui ? Tu rends tout deux fois plusdifficile, dit M. Levy à sa femme, avantde se tourner vers le chef de bureau.Trouvez-moi le numéro de téléphone dece Reilly.

M. Gonzales éveilla Miss Trixie etlui demanda un annuaire.

— C’est moi qui ai la garde de tousles annuaires, moi ! trancha Miss Trixie.

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Personne ne s’en servira.— Alors cherchez-nous le numéro de

Reilly, dans Constantinople Street.— Oh, très bien, Gomez, aboya Miss

Trixie. Pas la peine de monter sur vosgrands chevaux.

Elle prit dans quelque recoin de sonbureau trois annuaires écornés qu’elleentreprit d’étudier à l’aide d’une loupe,puis annonça un numéro.

Une fois que M. Levy l’eut composé,une voix répondit :

— Teinturerie Royale à votreservice, j’écoute !

— Passez-moi donc un de cesannuaires, s’emporta M. Levy.

— Non, protesta Miss Trixie,abattant sa main sur le tas de gros

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volumes, les gardant de ses onglesfraîchement passés au vernis. Vous lesperdriez. Je vais vous trouver le bonnuméro. Je dois dire que vous êtes desgens fort impatients et surexcitables.Mon séjour chez vous m’a certainementcoûté dix ans de ma vie. Pourquoi est-ceque vous ne fichez pas la paix à cepauvre Reilly ? Vous l’avez déjà flanquéà la porte pour une peccadille.

M. Levy composa le second numéroqu’elle lui communiqua. Une femme quisemblait un peu ivre répondit et luiapprit que M. Reilly ne rentrerait pasavant la fin de l’après-midi. Puis elle semit à pleurer et M. Levy, sentant ladéprime le gagner, la remercia ets’empressa de raccrocher.

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— Bah, il n’est pas chez lui,annonça-t-il à la cantonade.

— M. Reilly avait toujours donnél’impression de prendre très a cœur lesintérêts des Pantalons Levy, dittristement le chef de bureau. Pourquoi ila organisé cette émeute, je ne le sauraijamais.

— Pour commencer, il était connudes services de police.

— Quand il est venu se présenter,jamais je n’aurais deviné qu’il avait eudes ennuis avec la police.

Le chef de bureau secoua la tête.« Il paraissait si cultivé, si distingué.M. Gonzales observa M. Zalatimo

qui avait enfoncé son long index dansune de ses narines. Et celui-là, qu’allait-

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il bien pouvoir faire ? Il en eut desfourmis de terreur dans les pieds.

La porte de l’atelier s’ouvrit à lavolée et l’un des ouvriers entra enhurlant :

— Hé ! monsieur Gonzales, y aM’sieur Palermo qui vient d’se brûler lapatte sur une des chaudières !

Un tumulte provenait de l’atelier. Onentendait jurer un homme.

— Oh, bonté divine ! s’écriaM. Gonzales. Dites aux ouvriers de secalmer. J’arrive.

— Viens, dit M. Levy à son épouse,on s’en va. J’ai des brûlures d’estomac.

— Attends un peu, réponditMme Levy avec un geste à l’intention deGonzales. À propos de Miss Trixie. Je

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veux que vous l’accueilliezchaleureusement chaque matin. Donnez-lui des travaux intéressants à faire. Dansle passé, elle était probablement troppeu sûre d’elle-même pour se voirconfier les moindres responsabilités. Jecrois qu’elle a dépassé ça aujourd’hui.Fondamentalement, elle est animéed’une haine farouche contre lesPantalons Levy. J’attribue cette haine àla peur qu’elle éprouve. Il faut l’enguérir pour la guérir de sa naine.

— Bien entendu, dit le chef debureau n’écoutant que d’une oreille.

Ça semblait barder à l’atelier.— Allez voir ce qui se passe à

l’usine, Gonzales, lui ordonna M. Levy.Moi, j’entrerai en contact avec ce

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Reilly.— Bien, monsieur.M. Gonzales s’inclina profondément

devant le couple Levy et s’empressa dequitter le bureau.

— Allez.M. Levy tenait déjà ouverte la porte.

Il suffisait de s’approcher trentesecondes des Pantalons Levy pour êtresoumis à des ennuis et à des influencesdéprimantes de toutes sortes. On nepouvait pas tourner le dos une minute. Sil’on voulait se la couler douce etprofiter de la vie sans se faire demousse, mieux valait ne pas posséder deboîte comme les Pantalons Levy !Gonzales n’était même pas capable desurveiller le courrier départ.

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« Allez, Freud, en route !— Non, mais c’est tout l’effet que ça

te fait qu’Abelman nous mette sur lapaille ! Un calme olympien !

Les paupières bleutées tremblèrent.« Tu ne cherches plus l’idéaliste ?— Plus tard. J’en ai eu assez comme

ça pour aujourd’hui.— Pendant ce temps, Abelman nous

prend à la gorge.— Mais il n’est pas chez lui,

répondit M. Levy qui n’avait guère envied’entamer une nouvelle conversationavec son épouse éplorée. Je lerappellerai dans la soirée, de la maison.Il n’y a pas de souci à se faire. On nepeut pas me demander un demi-millionpour une lettre que je n’ai pas écrite.

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— Vraiment ? Eh bien moi je pensequ’un type comme Abelman en estparfaitement capable. Je vois d’icil’avocat qu’il s’est payé. Un requin quine fera qu’une bouchée de toi. Grandinvalide à force d’échapper à desaccidents de la route et à des incendiesmontés de toutes pièces pour toucherd’énormes assurances !

— Écoute, tu rentreras en car si tu nete dépêches pas. Moi, ce bureau est entrain de me coller une indigestion.

— Très bien. Très bien. Tu n’as pasune minute à perdre de ton existenceoisive pour cette pauvre femme, c’estça ? dit Mme Levy en indiquant MissTrixie qui ronflait comme un sonneur.

Elle lui secoua l’épaule.

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« Je m’en vais. Mais tout ira bien.J’ai parlé avec M. Gonzales. Il est ravique vous soyez de retour.

— Silence ! ordonna Miss Trixie.Son dentier claqua d’une manière

menaçante.— Viens avant que je ne sois obligé

de t’emmener te faire vacciner contre larage, dit M. Levy avec colère enattrapant sa femme par la manche de sonmanteau de fourrure.

— Non, mais regardez-moi cetaudis !

Une main gantée indiqua les vieuxmeubles de bureau décatis, les planchersfaussés, les rubans de papier crépon quiétaient restés pendus depuis l’époque oùIgnatius Reilly était conservateur du

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département des archives, M. Zalatimo,enfin, qu’une colère alphabétiquepoussait à décocher des coups de pieddans une corbeille à papier.

Quelle tristesse. Une affaire qui partà vau-l’eau, de jeunes idéalistes simalheureux qu’ils s’abaissent jusqu’àdevenir des faussaires pour se venger.

— Mais sortez donc d’ici, vousautres ! ordonna Miss Trixie en abattantsa paume ouverte sur son bureau.

— Tu entends l’énergie qui vibredans cette voix ? demanda Mme Levyfièrement, tandis que son maril’entraînait, petite silhouette boulottedans son manteau de fourrure. J’ai faitun vrai miracle.

La porte se referma et M. Zalatimo

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s’approcha de Miss Trixie en se grattantdistraitement. Il lui tapota l’épaule etdemanda :

— Dites, m’dame, p’têt’ que vouspouvez m’aider. Qu’est-ce que vousclasseriez en premier, vous, Willis ouWilliams ?

Miss Trixie le foudroya quelquesinstants du regard. Puis elle enfonça sesdents neuves dans l’avant-bras del’analphabète. Dans l’atelier,M. Gonzales entendit le hurlementqu’avait poussé M. Zalatimo. Fallait-illaisser tomber M. Palermo et sesbrûlures pour courir dans le bureau, oudemeurer dans l’atelier où les ouvrierss’étaient mis à danser sous les haut-parleurs ? Les Pantalons Levy n’étaient

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décidément pas une entreprise de toutrepos et mettaient ses nerfs à rudeépreuve.

Dans le coupé décapotable qui lesramenait à travers les marais saumâtresjusqu’à la côte, Mme Levy releva le colde son manteau de fourrure pour seprotéger du vent et dit à son époux :

— Bon, je vais monter uneFondation.

— Je vois. Et si le requin du barreauengagé par Abelman nous pompe toutnotre fric ?

— Mais non. Le jeune idéaliste estfait comme un rat, dit-elle calmement. Ilétait déjà connu de la police. Il aorganisé une émeute. Ses antécédentssont vraiment très accablants pour lui !

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— Tiens, tiens, te voilà brusquementd’accord pour dire que ton jeuneidéaliste n’est qu’un criminel ?

Il était manifestement tout seul dansle bureau.

— Et puis tu en as quand mêmeprofité parce que tu voulais te payerMiss Trixie.

— C’est vrai.— Très bien, mais pour la Fondation,

c’est non.— Susan et Sandra seront sûrement

désolées d’apprendre que ton attitudeirresponsable a failli les ruiner et quenous avons un procès qui risque de nouscoûter un demi-million, simplementparce que tu n’es même pas capable desurveiller le courrier de ton entreprise !

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Je crois qu’elles vont t’en vouloir pourde bon. Le minimum que tu avais faitpour elles jusqu’ici, c’était quand mêmede leur assurer un certain confortmatériel. Elles seront certainementenchantées d’apprendre qu’elles sontpassées à deux doigts de la prostitution,ou pire encore…

— C’est vrai que je n’aurais pas vud’inconvénient à ce que ça leur rapporteun peu d’argent. À ma connaissance,elles ont toujours fait ça gratuitementjusqu’ici.

— Je t’en prie, Gus, plus un mot.Même moi, malgré tes mauvaistraitements, il me reste un fond desensibilité. Je ne puis te laisser parlerde mes filles en ces termes orduriers.

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Mme Levy poussa un soupir desatisfaction.

« Cette affaire Abelman, c’est la pireet la plus dangereuse des erreurs que taparesse et ta négligence et ton attitude defuite t’aient fait commettre jusqu’ici. Lescheveux des filles vont s’en dresser surleur tête. À moins, bien sûr, que tu medemandes instamment de ne pas leseffrayer en leur racontant tout ça.

— Combien veux-tu pour taFondation ?

— Je ne sais pas encore. J’en suis àimaginer les règles de fonctionnement.

— Puis-je me permettre de tedemander comment tu l’appelleras, taFondation, espèce de Guggenheim à lamanque ? Caisse Noire de Susan et

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Sanara, j’imagine ?— Ce sera la Fondation Leon Levy,

en l’honneur de ton père. Il faut bien queje songe à honorer la mémoire de tonpère, pour compenser tout ce que tu n’aspas fait pour lui. Les sommes allouéesseront un tribut à la mémoire de ce grandbonhomme.

— Je vois. Autrement dit, tu vasdistribuer des lauriers à des vieuxschnoques qui auront su se mettreparticulièrement en valeur du fait deleurs seules vacherie et avaricesordides.

— Non, Gus, je t’en prie, interrompitMme Levy en levant sa main gantée. Lesfilles ont été tout heureuses de ce que jeleur ai écrit de mon action sur Miss

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Trixie. La Fondation leur donnera foi enleur propre nom. Je dois faire tout ce quiest en mon pouvoir pour compenserl’échec complet de tes relationsparentales.

— Recevoir un prix ou unerécompense de la Fondation Leon Levysera vite considéré comme une insultepublique. Les procès en diffamation vontse multiplier : tous les lauréats t’enferont ! Laisse donc tomber ! Tu ne jouesdonc jamais plus au bridge ? Je me suislaissé dire que des tas de gens y jouaientencore. Et le golf, tu n’es plus au club ?Prends des leçons de danse – encore desleçons de danse. Amène Miss Trixieavec toi.

— Si tu veux que je sois tout à fait

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franche avec toi, je te dirai que MissTrixie commençait à m’ennuyer un peu,ces derniers temps.

— Ah, voilà donc la raison pourlaquelle la cure de jouvence a connu unefin si abrupte !

— J’ai fait tout ce qui était en monpouvoir pour cette femme. Susan etSandra sont fières de savoir que j’airéussi à la maintenir en activité silongtemps.

— Parfait, mais il n’y aura pas deFondation Leon Levy.

— Tu m’en veux ? Il y a de larancune dans ta voix. Je l’entends fortbien. Et de l’agressivité. Gus, c’est pourton bien. Va voir ce médecin dont je t’aiparlé. Celui qui a sauvé Lenny. Avant

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qu’il ne soit trop tard. Il va falloir que jete surveille jour et nuit pour m’assurerque tu vas bel et bien prendre contactavec ce criminel idéaliste le plus vitepossible. Je te connais. Tu ferais traînerles choses en longueur jusqu’au jour oùAbelman viendrait avec un camion dedéménagement vider les bureaux etl’usine. Et devant Levy’s Lodge pourtout nous prendre.

— Y compris ta planche d’exercice.— Je t’ai déjà dit cent fois, vociféra

Mme Levy, de laisser ma planche endehors de tout ça !

Elle rajusta sa fourrure ébourifféepar le vent.

« Fais-moi le plaisir d’aller trouverce fou de Reilly avant qu’Abelman ne

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vienne confisquer ta jolie voiture desport. Avec un type comme ça, Abelmanest coincé. Le docteur de Lenny pourraanalyser ce Reilly et le procureur le feraplacer dans un établissement où il nerisquera pas de mettre qui que ce soitsur la paille. Dieu merci, Susan etSandra ignoreront toujours qu’elles ontbien failli se retrouver obligées devendre des insecticides ou des brossesau porte-à-porte. Si elles venaient àapprendre la négligence avec laquelleleur propre père veille sur leur bien-être, les pauvres chéries en auraient lecœur brisé.

IV

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George avait tendu son embuscadedans Poydras Street, sur le trottoiropposé à celui de l’ancien garage quiabritait les établissements ParadiseVendors, SA. Il s était souvenu du nomde la firme peint sur la charrette etl’avait cherché à l’annuaire. Toute lamatinée, il avait attendu en vain le groscolporteur qui ne s’était pas montré.Peut-être avait-il été lourdé pour avoirpoignardé le pédé dans l’impasse duPirate. À midi, George avait abandonnéson affût pour aller chercher les paquetschez Miss Lee. Et maintenant il était deretour dans Poydras Street, sedemandant si le gros marchand ambulantallait ou non s’amener. George avaitdécidé qu’il tenterait de la lui faire au

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charme en étant gentil et en lui tendantquelques dollars d’entrée de jeu. Lesmarchands de hot-dogs devaient êtrepauvres. Le gars lui serait reconnaissantpour les quelques dollars. Il ferait unecouverture parfaite. Il ne se douteraitjamais de rien. Et pourtant, il en avait là,ce type, ça s’voyait.

Enfin, vers une heure passée, unsurplis blanc descendit du trolley enroulant comme une forte vague et déferlajusqu’au garage. Quelques minutes plustard, l’étrange colporteur réapparaissaitdans la rue, poussant sa voiture. Ilportait encore sa boucle d’oreille, sonécharpe et son sabre, comme le constataGeorge. S’il les mettait au garage,c’était qu’il s’agissait de sa tenue de

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travail, d’un truc de vendeur. Parce que,à sa façon de causer, on voyait bien quele gars était allé très longtemps àl’école. C’était probablement ce quil’avait rendu dingue. George avait quantà lui eu la sagesse de quitter l’écoleaussitôt qu’il avait pu. Il ne voulait pasfinir comme ce pauvre type.

George l’observa tandis qu’il faisaitquelques pas dans la rue, poussant sonchariot. Puis il le vit s’arrêter et collerune feuille de papier à l’avant de savoiture. George n’allait pas finasseravec ce type, le mieux était de comptersur la culture du bonhomme et sur songoût pour le pognon. Cela suffirait à luifaire accepter de louer son compartimentà petits pains.

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Puis un vieux sortit la tête du garage,courut derrière le vendeur ambulant etlui donna un coup du plat d’une espècede longue fourchette entre les omoplates.

— Remuez-vous un peu, bon Dieu,espèce de grand gorille ! vociféra levieux. Vous êtes déjà en retard. C’estdéjà l’après-midi ! Aujourd’hui vousallez me rapporter du fric, sinon…

Le vendeur répondit tranquillement età voix basse. George ne l’entendit pas.Mais la tirade fut longue.

— Je me fous que votre mère prennemême de la came, répondit le vieux. J’enai ma claque de tous ces bobards surl’accident d’auto, et vos rêves, et votrefichue copine ! Je veux plus entendreparler de tout ça. Remuez-vous le cul,

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espèce de gros babouin. Je ne veux pasvous voir revenir sans m’apporter aumoins cinq dollars, vu ?

Après une bourrade du vieux, le grosse remit en route et disparut aux regardsdans St. Charles Street. Quand le vieuxfut rentré dans son garage, George se miten chasse en roulant des mécaniques.

Sans se rendre compte qu’il étaitsuivi, Ignatius remontait St. CharlesStreet à contre-courant de la circulation,en direction du Quartier. Il avait veillési tard la nuit passée, travaillant audiscours qu’il allait prononcer lors de laréunion inaugurale, qu’il avait étéincapable de s’arracher à ses drapsjaunis avant midi. Encore n’était-ce queles vociférations hargneuses de sa mère

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et les coups violents qu’elle assénait àsa porte qui avaient fini par le tirer dusommeil. Et maintenant qu’il seretrouvait dans la rue, il lui fallaitd’urgence résoudre un grave problème :la comédie « sophistiquée » ouvrait cemême jour au RKO Orpheum. Il avait pusoutirer dix cents à sa mère pour payerson retour en bus, et encore lui avait-elleâprement reproché cette dépense. Ilfallait donc qu’il se débrouillât pourvendre très rapidement cinq ou sixsaucisses, remiser quelque part savoiture et filer rincer son œil incrédulede tous ces incroyables blasphèmes entechnicolor.

Perdu dans ses réflexions quant aumoyen de se procurer la somme dont il

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avait besoin, Ignatius ne remarqua pasque, depuis un bon moment déjà, savoiture se déplaçait selon un mouvementparfaitement rectiligne dont elle n’étaitvraiment pas coutumière. Quand ilvoulut se rapprocher du bord du trottoir,la voiture refusa d’obliquer d’unmillimètre vers la droite. Ils’immobilisa et constata que l’une desroues de bicyclette qui équipaient sonchariot s’était logée à l’intérieur d’unrail de tramway. Il tenta de l’en fairesortir sans succès, la voiture étant troplourde pour qu’il pût la soulever commeil eût fallu. Tandis qu’il glissait sesmains sous le ventre de la saucisse detôle, il entendit dans le lointain le fracasd’un tramway qui s’approchait. Des

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centaines de petites pustules blanchesapparurent sur ses mains et, aprèsquelques secondes d’hésitationdouloureuse, son anneau pylorique sereferma d’un coup. Il tira follement surla saucisse métallique. Le pneu debicyclette sortit brusquement de larainure, s’éleva, se balança quelquesinstants dans les airs, puis se mit àl’horizontale : la voiture avait versé surle flanc. Un couvercle sauta et quelquessaucisses fumantes atterrirent sur lachaussée.

— Oh, mon Dieu, murmura Ignatiuspar-devers soi, apercevant la silhouettemenaçante d’un tramway se profiler àmoins de trois cents mètres. Quel tourféroce dame Fortune est-elle en train de

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me jouer ?Abandonnant l’épave, il se dirigea à

la rencontre du tramway, son uniformeblanc lui battant les chevilles comme unboubou. Le gros véhicule vert olive etcuivre vint lentement dans sa directionen ferraillant et brinquebalant à loisir.Le conducteur, apercevant l’énormesilhouette blanche et sphérique quipantelait au milieu de la voie, arrêta letramway et ouvrit une fenêtre de devant.

« Je vous demande pardon, monsieur,lui lança Boucle d’oreille. Si vousvoulez bien prendre patience, je vaistenter de redresser mon équipage quidonne pour le moment de la gîte.

George saisit l’occasion au vol. Ilrejoignit Ignatius en courant et lui lança

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joyeusement :— Allez, maître, courage ! J’vais

vous donner un coup d’main et, à nousdeux, on va vite la remettre d’aplomb.

— Oh, mon Dieu ! tonna Ignatius, maNémésis impubère ! La journées’annonce bien ! Je suis selon touteapparence destiné à être écrasé par untramway et détroussé simultanément,triste record jamais encore atteint parnul colporteur des établissementsParadise SA. Au large, bambindépravé !

— Tenez maître, prenez-la par unbout, moi chprends l’aute.

Le tramway fit retentir une sonnerieimpatiente.

— Oh et puis après tout ! finit par

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lancer Ignatius. Pour moi, je ne verraisguère d’inconvénient à laisser cettevoiture vilaine vautrée sur la chaussée.

George prit une extrémité de lasaucisse de tôle et dit :

— Vous feriez mieux de refermerc’couvercle avant d’avoir s’mé toutesvos francfort, m’sieur.

Ignatius referma la porte d’un maîtrecoup de pied, décoché comme pourmarquer l’essai décisif dans un tournoide rugby, tranchant net en deux tronçonsune saucisse qui avait mis le nez dehors.

— Vous mettez pas en rogne, maître,vous allez casser vote charrette.

— Taisez-vous, sacripant. Je vousdispense de me faire la conversation.

— Comme vous voudrez, dit George

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avec un haussement d’épaules. Moi,c’que j’en dis, c’est seulement pour vousdonner la main, pas.

— Comment diable pourriez-vous mevenir en aide le moins du monde ?brailla Ignatius en découvrant un ou deuxcrocs brunâtres. Vous avez déjà lamoitié des institutions répressives de lasociété sur les talons. Leurs plus finslimiers vous suivent probablement à latrace en se fiant aux exhalaisonssuffocantes de votre brillantine. Et vousprétendez me « donner la main » commevous dites ! D’où sortez-vous ?Pourquoi me suivez-vous ?

— Dites, vous voulez que je vousaide à ramasser ce tas d’boue, oui ounon ?

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— Tas de boue ? Est-ce ainsi quevous vous référez à mon véhicule desétablissements Paradise SA ?

Le conducteur du tramway actionnade nouveau sa sonnette.

— Allez, dit George, hooo… hisse !— J’espère que vous vous rendez

bien compte, dit Ignatius en haletant sousl’effort qu’il faisait pour soulever lacharrette, qu’en associant aux miens vosefforts je ne fais que céder au caractèred’urgence de la situation.

La voiture se retrouva sur ses deuxroues de bicyclette et rebonditlourdement, faisant racler son contenucontre ses flancs de métal.

— Et voilà, mon cher maître, heureuxd’avoir pu vous rende service.

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— Au cas où vous ne vous en seriezpas aperçu, insupportable galopin, vousêtes sur le point de vous faire écharperpar le chasse-cailloux du tram.

Ledit tramway passa devant les deuxsilhouettes quasiment au pas, afin depermettre au conducteur et au receveurd’étudier les détails du costumed’Ignatius.

George saisit une des mains de cedernier et y fourra deux dollars.

— De l’argent ? dit Ignatius toutheureux, Dieu soit loué.

Il s’empressa d’empocher les deuxbillets.

« J’ignore l’obscène motivationderrière votre geste. J’aimerais croirequ’à votre manière simpliste vous

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cherchez seulement à faire amendehonorable pour m’avoir importuné lepremier jour de mon travail avec cettevoiturette grotesque.

— Exactement, mon cher maître.Vous l’avez dit mieux qu’j’aurais pufaire. On voit qu’vous en avezvachement dans l’cigare.

— Ah oui ? demanda Ignatiusenchanté. Peut-être tout espoir n’est-ilpas perdu pour vous, en définitive. Unhot dog ?

— Non, merci.— Vous me permettrez d’en manger

un moi-même. Mon organisme exigequelque forme d’apaisement.

Ignatius Jeta un coup d’œil dans lepuits central de sa voiture.

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« Mon Dieu ! Les saucisses sont touten désordre.

Tandis qu’Ignatius s’affairait à ouvriret refermer des couvercles avec forceclaquements puis plongeait l’une de sesgrosses pattes dans le puits, Georgepassa à l’attaque :

— Maintenant que j’vous ai rendu unp’tit service, maître, vous pourriezpt’ête en faire autant pour moi.

— Peut-être, accorda distraitementIgnatius en mordant dans le hot dog.

— Tenez, vous voyez ces trucs ?demanda George en indiquant du gesteles paquets enveloppés de papierd’emballage qu’il portait sous le bras.Ce sont des fournitures scolaires. Voilàce qui me tracasse : je dois aller les

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chercher chez le distributeur à l’heure dudéjeuner, mais je ne peux les livrer dansles écoles qu’après la fin des classes. Jeme trimbale donc avec ces trucs pendantprès de deux heures. Vous pigez ? C’queje cherche, c’est un endroit pour déposerces machins pendant l’après-midi.Comme une consigne, quoi. Chpourraisvous rencontrer tous les jours à uneheure, coller mes machins dansvot’placard à p’tits pains, là, et venir lesreprendre avant trois heures, vu ?

— Quelle galéjade ! éructa Ignatius.Vous croyez sérieusement que je puisvous croire un seul instant ? Vouslivreriez des fournitures scolaires aprèsla fermeture des écoles ?

— Je vous paierai deux dollars par

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jour.— Ah oui ? releva Ignatius soudain

intéressé. Mais alors il vous faudra mepayer une semaine de location àl’avance. Je ne traite pas pour d’aussipetites sommes.

George ouvrit son portefeuille ettendit huit dollars à Ignatius.

— Tenez, avec les deux qu’vousavez déjà, ça en fait dix pour unes’maine.

Ignatius empocha joyeusement lesnouveaux billets et arracha l’un despaquets à George en disant :

— Il faut que je sache ce que vousme faites garder. Je ne serais pas outremesure étonné que vous vendiez desstupéfiants à des enfançons.

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— Eh là ! hurla George. Je peux lesvendre que s’y sont fermés, moi !

— Tant pis pour vous.Ignatius repoussa le gamin et déchira

l’emballage du paquet. Il découvrit cequi avait tout l’air d’une pile de cartespostales.

« Qu’est-ce que c’est qu’ça. Desfiches aide-mémoire d’instructioncivique ou de l’une quelconque desmatières ineptes dont on abrutit lesenfants des écoles ?

— Rendez-moi ça, espèce de cinglé !— Oh, mon Dieu !Ignatius ouvrit des yeux ronds. Jadis,

au lycée, quelqu’un lui avait fait voirune photo porno et il s’était effondrécontre un distributeur d’eau glacée. La

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photographie qu’il avait sous les yeuxétait de loin supérieure. Une femme nueétait assise au bord d’un bureau, à côtéd’un globe terrestre. Avec un bâton decraie, elle semblait pratiquer une formede masturbation qui intrigua Ignatius.Son visage était caché par un grosvolume. Tandis que George esquivait uncertain nombre de taloches décochéespar la patte restée libre, Ignatius plissales yeux et déchiffra les caractèresinscrits sur la couverture du bouquin :Anicius Manlius Severinus Boethius –Boèce – La Consolation de laPhilosophie.

— Dois-je en croire le témoignagede mes propres yeux ? Quel brio, quelgoût ! Juste ciel !

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— Rendez-moi ça, implora George.— Non, celle-ci est à moi, déclara

Ignatius, radieux, empochant la photo.Il tendit à George le paquet déchiré

et considéra le morceau de papierd’emballage qui lui était resté entre lesdoigts. Il y figurait une adresse. Il leplaça aussi dans sa poche.

« Où diable avez-vous pu vousprocurer une chose pareille ? Qui estcette femme remarquable ?

— Ça vous r’garde pas.— Je vois. Une affaire clandestine.Ignatius songea à l’adresse inscrite

sur le bout de papier. Il allait faire sapropre petite enquête. Une intellectuelledéchue semblait prête à tout pourquelques dollars. Sa vision du monde ne

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devait pas manquer d’acuité – si l’onpouvait en juger par ses lectures. Il sepouvait même qu’elle se trouvât dans lamême situation que Votre JeuneTravailleur : voyante et philosophe, elleavait peut-être été jetée au beau milieud’un siècle hostile par des puissancesqu’elle ne pouvait contrôler. Il fallait àtout prix qu’Ignatius rencontrât cettefemme. Peut-être possédait-ellequelques idées nouvelles et dignesd’intérêt.

— Bien, malgré ma prévention, jevais mettre ma voiture à votredisposition. J’y consens toutefois à unecondition : vous veillerez sur la voiturecet après-midi. J’ai un rendez-vousassez urgent.

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— Holà ! Et puis quoi ? Vous enavez pour combien d’temps ?

— Deux heures environ.— Je dois aller vers le nord de la

ville à trois heures.— Ma foi, vous serez un peu en

retard aujourd’hui, répliqua Ignatiusavec colère. Je vais déjà assez loin encondescendant à m’associer avec vouset à souiller mon compartiment à petitspains. Vous devriez vous estimerheureux que je ne vous livre pas à lapolice. J’y possède un ami, figurez-vous,un policier plein de flair et de brio,l’agent Mancuso. Il a grand besoin del’avancement qu’une affaire comme lavôtre pourrait lui valoir. Tombez donc àgenoux pour rendre grâces au ciel de ma

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bienveillance.Mancuso ? N’était-ce pas le nom du

flic en civil qui l’avait alpagué dans leschiottes ? George devint fort nerveux.

— À quoi qu’y r’semble, votrecopain flic ? demanda-t-il avec un rirejaune.

— Il est petit et sait passer inaperçu,dit Ignatius d’une voix rusée. Il estcomme le furet, insaisissable, tantôt parici, tantôt par là, dans son implacablepoursuite des mauvais garçons. Pendantquelque temps, il a choisi de se cacherdans des toilettes mais il est de nouveaudans les rues désormais et je puis l’ycontacter à tout instant.

La gorge de George s’emplit dequelque chose qui l’étouffa.

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— C’t’un coup monté, merde,parvint-il à articuler en déglutissant.

— J’en ai assez entendu, silence,petit voyou ! Quand je pense que vousavez poussé à la débauche une noblelettrée, aboya Ignatius. Vous devriezbaiser le bas de ma robe d’uniformepour me remercier de n’avoir pointaverti Sherlock Mancuso de vos louchestrafics. Rendez-vous devant l’OrpheumRKO dans deux heures !

Ignatius disparut comme une houledans Common Street. George déposa sesdeux paquets dans le compartiment àpetits pains et s’assit au bord du trottoir.C’était bien sa veine – tomber sur uncopain de ce Mancuso ! Le groscolporteur le tenait. Il jeta un coup d’œil

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furibond à la voiture. Il n’était plusseulement coincé avec ses paquets,maintenant – il était coincé avec unegrosse saucisse de tôle !

Ignatius Jeta de l’argent à la caissièreet se rua littéralement dans la salle del’Orpheum où il gagna les premiersrangs d’orchestre. Il avait bien calculéson coup. Le film allait commencer. Legamin qui vendait ces photographiesmagnifiques était décidément unedécouverte intéressante. Ignatius sedemanda s’il serait en mesure de lecontraindre à garder la voiture tous lesaprès-midi en le faisant chanter. Le salemioche avait indiscutablement réagiquand il lui avait parlé de son prétenduami dans la police.

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Ignatius regarda défiler le génériqueen ricanant. Tous ceux qui avaientparticipé à cette production étaient aussiimbuvables les uns que les autres. Ledécorateur, en particulier, l’avait déjàhorrifié à maintes reprises dans le passé.L’héroïne était encore plusinsupportable qu’elle ne l’avait été dansla comédie musicale sur le cirque. Dansce film-ci elle était censée être une jeuneet brillante secrétaire qu’un aventurierassez âgé tentait de séduire. Il la faisaittransporter aux Bermudes à bord de sonavion privé et l’installait dans unluxueux appartement d’hôtel. Quand lelibertin ouvrait pour la première fois laporte de la chambre à coucher de cellequ’il désirait, elle piquait une fameuse

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crise de nerfs.— Saleté ! hurla Ignatius, répandant

du pop-corn et des postillons surl’espace de plusieurs rangées defauteuils, comment a-t-elle l’audace dese faire passer pour vierge ! Regardez-moi ce visage de dégénérée. Qu’on laviole !

— Ah, y a des drôles de gens toutd’même en matinée, dit une spectatricequi avait un sac à provisions sur lesgenoux à sa voisine de gauche qui seretourna. Tenez, regardez-le ! Il porteune boucle d’oreille.

Puis vint une scène d’amour tournéeavec flou artistique et Ignatiuscommença à perdre la maîtrise de sesréactions. Il sentit l’hystérie monter en

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lui et tenta de garder le silence mais cefut pour découvrir qu’il en étaitabsolument incapable.

— La scène est filmée à traversplusieurs épaisseurs de toile à beurre,bredouilla-t-il. Oh, mon Dieu ! Quipourrait imaginer à quel point ces deux-là doivent être ridés et répugnants ! Jecrois que je vais vomir ! N’y a-t-il doncpersonne dans la cabine de projectionpour couper l’électricité ? Par pitié !

Il se mit à assener de grands coupsbruyants de son sabre sur l’accoudoir deson siège. Une vieille ouvreuse vintalors pour tenter de s’emparer del’arme, mais il résista, se débattit et lavieille dame s’affala sur la moquette.Elle se releva et partit en boitillant.

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Croyant son honneur menacé,l’héroïne se mettait à délirer et devenaitla proie de visions hallucinatoires àdemi paranoïaques. Elle se voyaitallongée sur son lit avec son libertin.Puis le lit se promenait à travers les rueset finissait dans la piscine du luxueuxhôtel.

— Bonté divine. Cette cochonnerieturpide est censée être comique ?demanda Ignatius dans l’obscurité. Maisje n’ai pas encore ri une seule fois, moi !Mes yeux ont du mal à croire qu’ilsvoient vraiment cette ordure blême.Cette femme mérite d’être flagellée àmort. Elle sape notre civilisation. C’estun agent communiste chinois dont lamission est de nous détruire ! Par pitié !

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Qu’un individu doué d’un semblant dedécence gagne le tableau des fusibles !Nous sommes des centaines dans cettesalle, victimes de cette entreprise dedémoralisation ! Avec un peu de chance,peut-être la direction de l’Orpheum a-t-elle oublié de régler sa dernière noted’électricité !

Quand le film se termina, Ignatius semit à crier :

— Sous ses airs cent pour centaméricains, c’est en fait la Rose deTokyo !

Il avait envie de rester pour laseconde séance, mais il se souvint dugarnement. Il ne voulait pas gâcher uneaventure qui s’annonçait profitable. Ilavait besoin de ce galopin. Il enjamba

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sans force les quatre boîtes de pop-cornvides qui s’étaient accumulées devantson siège au cours de la séance. Il étaitcomme anéanti. Vidé de toute émotion, ilremonta la travée en titubant puis sortitdans la rue qu’illuminait le soleil. Là,près de la station de taxis du RooseveltHotel, il aperçut George qui montaitamèrement la garde près de sa voiture.

— Bon sang, lui dit ce dernier,qu’est-ce que vous fichiez ! J’ai cruqu’vous sortiriez jamais ! Qu’est-ce quec’était qu’ce rendez-vous à la gomme ?Z’êtes allé voir un film ouais !

— Je vous en prie, soupira Ignatius.Je viens de connaître un grave choc.Filez. Je vous verrai demain à une heureprécise au coin de Canal Street et de

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Royal Street.— D’accord, mon cher maître !George récupéra ses paquets et partit

de sa démarche chaloupée.« Et pas un mot, hein ?— Nous verrons bien, fit Ignatius

d’un air morose.Il mangea un hot dog, les mains

tremblantes, et jeta un coup d’œil à laphotographie au fond de sa poche. Vueainsi d’en haut, la femme semblaitencore plus maternelle et rassurante.Quelque professeur d’histoire de Rometombée dans la débine ? Ou bienmédiéviste ruinée ? Si seulement elleavait montré son visage. De l’ensemblese dégageait un air de solitude, dedétachement, de plaisir sensuel et

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culturel pris en solitaire qui le séduisaitprofondément. Il examina le fragment depapier d’emballage et l’adressegriffonnée en caractères minuscules.Bourbon Street. La malheureuse étaittombée entre les mains d’exploiteursprofessionnels. Quel personnageremarquable elle ferait pour le Journal.Cette œuvre était en effet assezdéficiente dans le domaine de lasensualité – Ignatius s’en avisaitsoudain. Une bonne dose d’insinuationsbien senties ne lui ferait pas de mal. Lesconfidences d’une telle femme nepourraient que donner du sel àl’ouvrage.

Ignatius regagna le Quartier enpoussant sa voiture et, l’espace d un

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instant fort bref mais d’une rareviolence, envisagea une aventureamoureuse. Myrna en rongerait d’enviele rebord de ses tasses d’espresso ! Ildécrirait chacun de ses moments deriche langueur en compagnie de cettebelle lettrée. Avec ses antécédents et savision du monde boécienne, elleprendrait avec stoïcisme et fatalisme lesgaucheries et les bourdes sexuelles qu’ilrisquait de commettre. Elle se montreraitcompréhensive. « Sois bonne », luimurmurait Ignatius. Myrna abordaitprobablement les relations sexuellesavec le sérieux et la véhémence qu’elleapportait à ses entreprises decontestation sociale. Quelle angoisseserait la sienne quand Ignatius lui

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décrirait ses tendres plaisirs.— Oserai-je ? se demanda Ignatius,

heurtant distraitement de sa voiture uneautomobile garée le long du trottoir.

Les brancards lui entrèrent dans leventre et il rota. Il ne révélerait pas àcette femme comment il avait appris sonexistence. Il commencerait par parler deBoèce. Elle serait abasourdie.

Ignatius arriva devant l’adresseindiquée et se récria :

— Seigneur mon Dieu ! elle esttombée entre des mains démoniaques.

Il examina la façade des Folles Nuitset s’approcha lourdement de l’afficheapposée derrière la vitre. Il lut :

ROBERTA . LEE

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présenteHarlett O’Hara,

La vierge de Virginie(et sa p’tite bête)

Qui était cette Harlett O’Hara ? Et

quelle pouvait bien être cette « petitebête ? » Ignatius était fort intrigué.Craignant de s’attirer la colère de lapropriétaire nazie, il s’assitinconfortablement au bord du trottoir etdécida d’attendre.

Lana Lee était en train de regarderDarlene et l’oiseau. Les deuxpartenaires étaient pratiquement prêtspour la premiere. Si seulement Darleneétait capable de retenir correctement sontexte. Elle s’éloigna de la petite scène

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d’un pas hésitant, donna quelquesinstructions à Jones, lui enjoignant demieux balayer sous les tabourets, puisalla regarder par le petit hublot de verredécoupé dans la porte d’entrée. Elle enavait jusque-là de ce numéro et l’avaitassez vu pour la journée. Il étaitd’ailleurs devenu tout à fait présentabledans son genre. Quant à George, ilfaisait rentrer d’assez fortes sommesgrâce à la nouvelle marchandise. Toutallait bien. Et même, Jones semblaitenfin se plier à sa nouvelle situation.

Lana ouvrit la porte et brailla endirection de la rue :

— Eh là ! Vous là-bas, fichez l’campde devant ma porte, espèced’épouvantail !

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— Je vous en prie, répliqua une voixaux inflexions riches et profondes, je nefais que reposer mes pieds assezépuisés.

— Ouais, ben allez donc vous lesr’poser plus loin, hein ! Et virez-moic’te voiture dégueulasse de devant monétablissement.

— Permettez-moi de vous assurerque je ne me suis pas effondrévolontairement devant votre espèce dechambre à gaz. Ma volition n’est guèreintervenue dans mon retour ici. Mespieds ont tout simplement cessé defonctionner. Je suis paralysé.

— Allez avoir vos accès deparalysie un peu plus loin. Ah, yn’manquait plus qu’vous. Vous avez

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décidément envie de me ruiner ! Et moninvestissement, alors ? Z’avez l’air d’unpédé avec cette boucle d’oreille. Lesgens vont croire que j’dirige une boîte àtantes. Allez, ouste !

— Rassurez-vous, jamais les gens necroiront une chose pareille. Vous dirigezsans l’ombre d’un doute l’établissementle plus lugubre de la ville4. Puis-je vousintéresser à l’achat d’une saucissechaude ?

Darlene vint sur le seuil et dit :— Non, mais recardez qui est là !

Comment va vot’pauvre manman ?— Oh, Seigneur ! beugla Ignatius.

Pourquoi dame Fortune m’a-t-elleconduit jusqu’ici ?

— Eh, Jones ! lança Lana Lee,

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arrêtez d’faire semblant d’balayer etvirez-moi ce malpropre.

— Pas question. Le salaire devideur, ça commence dans les cinquantesacs par semaine.

— Ça, vous êtes vraiment cruel avecvof pauvre manman, on peut l’dire,commença Darlene toujours sur le seuil.

— M’est avis que vous n’avez nil’une ni l’autre lu Boèce, mesdames,soupira Ignatius.

— Lui parle pas, dit Lana à Darlene.Y s’croit malin ce connard. Jones, jevous donne exactement deux secondespour venir me virer c’t’individu, avantque j’vous fasse embarquer en mêmetemps qu’lui pour vagabondage spécial !J’en ai ma claque des ptits malins en

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général.— Dieu seul sait quel SS va fondre

sur moi pour m’infliger une correctionqui me laissera inconscient sur letrottoir, dit froidement Ignatius. Maisvous ne pouvez me faire peur. J’ai eu maration de traumatismes pour la journée.

— Oua-hooo ! fit Jones en jetant àson tour un coup d’œil dans la rue.L’enfoiré à la casquette verte. Lui-même. En personne. En chair et en os !

— Je vois que vous avez décidé,dans votre sagesse, d’engager un Noirparticulièrement terrifiant afin qu’il vousprotège contre la rage légitime desclients que vous grugez, dit l’enfoiré à lacasquette verte à Lana Lee.

— Allez, virez-moi ça, dit Lana à

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Jones.— Oua-ho ! Comment qu’vous

vireriez un éléphant, vous ?— Regardez-moi ces lunettes noires.

Je ne doute point que son organismebaigne dans la drogue.

— Mais rentre ici, bon sang ! ditLana à Darlene qui dévisageait Ignatiusen ouvrant des yeux ronds.

Elle poussa Darlene et dit à Jones :« Allez, ouste !— C’est ça, tirez votre rasoir et

étripez-moi, s’écria Ignatius tandis queDarlene et Lana rentraient dans le bar.Vitriolez-moi. Poignardez-moi.Comment pourriez-vous vous rendrecompte du fait que ce fut mon intérêtpour la cause des Noirs qui fit de moi le

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colporteur éclopé que vous avez sousles yeux. J’ai perdu un emploiparticulièrement prometteur du fait dema ferme prise de position en faveur del’égalité raciale. Mes pieds navrés sontle résultat indirect de l’extrêmesensibilité de ma conscience sociale.

— Oua-ho ! Z’avez été viré despantalons Levy pasque vous vouliezfaire foute en tôle tous ces pauves cavesde nègres, hein ?

— Comment le savez-vous, s’enquitIgnatius, aussitôt gardé. Fûtes-vous mêléà ce coup avorté ?

— Non. Mais j’ai des oreilles pourentende les gens causer.

— Vraiment ? demanda Ignatius,intéressé. Ils auront alors, ces gens que

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vous avez entendus, parlé de moi, de macarrure et de mon port dans des termesqui… Me voici reconnaissable ! J’étaisloin de me douter que j’étais devenu unefigure légendaire. Peut-être ai-jeabandonné le mouvement avec une hâteexcessive.

Ignatius était aux anges. Voilà unejournée qui s’annonçait enfin radieuseaprès tant de jours falots.

« Je suis devenu sans doute unemanière de martyr, rota-t-il. Désirez-vous un hot-dog ? Je sers avec la mêmecourtoisie les représentants de toutes lesraces et de toutes les croyances.Paradise Vendors SA a fait œuvre depionnier dans ce domaine.

— Comment qu’ça s’fait qu’un mec

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comme vous, blanc et tout, et qui causecomme un bouquin, soye dev’numarchand d’saucisses ?

— Je vous prie, soufflez votre fuméedans une autre direction. Mon appareilrespiratoire est, malheureusement, d’unequalité inférieure à la moyenne. M’estavis que je suis le fruit d’unengendrement d’une particulièrefaiblesse de la part de mon père. Sonsperme fut émis, je le crains, d’unemanière très négligente.

Ça, c’était de la veine, songeaitJones. Le gros enfoiré lui tombait du cielquand il avait le plus besoin de lui.

— Mais vous êtes complètementsinoque, mec ! Comment qu’ça s’faitqu’vous avez pas un bon boulot, une

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grosse bagnole, tout l’tremblement,merde ! Oua-ho, chais pas, moi, la télécouleurs, l’air conditionné, pulsé…

— J’ai un emploi qui me plaîtbeaucoup, coupa Ignatius, glacial. Jetravaille en plein air, personne ne mesurveille. Le seul ennui, ce sont lespieds.

— Ouais, ben si j’étais allé auxécoles, j’me balad’rais pas par les ruesà tirer une foutue trip’rie ambulante pourvende de la merde et des saloperies auxgens !

— Je vous en prie. Les produitsParadise sont de la qualité la plus haute.

Ignatius frappa son sabre sur lerebord du trottoir.

« Quiconque travaille dans ce bar

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louche n’est pas en mesure de faire lafine bouche devant le métier des autres.

— Merde alors ! Vous croyez qu’çam’plaît, moi, Les Folles Nuits ? Oua-ho ! Seulement j’veux arriver, moi !Aller quèque part, un bon boulot, bienpayé, gagner d’quoi vivre.

— Je m’en doutais, s’emportaIgnatius. Autrement dit, vous rêvez devous embourgeoiser complètement. Onvous a lavé le cerveau, à vous et à vossemblables. Vous voudriez réussir, ouquelque chose d’aussi vil.

— Voilà, là vous m’avez compris,youpi !

— Je n’ai malheureusement pas letemps de débattre avec vous de voserreurs de jugement dans le domaine des

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valeurs. Toutefois, j’ai besoin derenseignements. Y a-t-il par hasard, dansce bouge, une femme qui apprécie lalecture ?

— Si. Alle arrête pas d’me r’filerdes trucs à bouquiner. À voudraisqu’j’m’instruise. Alle est réglo.

— Oh, mon Dieu.Les yeux bleu et jaune lancèrent des

éclairs.« Et existe-t-il un moyen quelconque

de faire la connaissance de ceparangon ?

Jones ne connaissait pas ce genred’animal et se demandait ce qui pouvaitbien se passer. Il dit pourtant :

— Oua-ho ! Vous devriez v’nir und’ces soirs, la voir danser avec son

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bestiau.— Juste ciel ! Ne me dites pas que

c’est cette Harlett O’Hara.— Mais si. C’est Harlett O’Horreur,

exactement !— Boèce est une petite bête,

marmonna Ignatius. Quelle découverte.— À va débuter dans deux, trois

jours. V’nez donc poser votre cul ici und’ces quate. C’est le plus beau numéroqu’j’aye jamais vu. Oua-ho !

— J’imagine fort bien, ditrespectueusement Ignatius.

Quelque brillante satire sur ladécadence du vieux Sud, livrée commeperles aux pourceaux inconscients qui sepressaient aux Folles Nuits. PauvreHarlett.

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« Dites-moi. Avec quel animal seproduit-elle au juste.

— Eh, mais c’est que chpeux pasvous l’dire, moi, mon pote ! L’numéroest une vache de surprise ! Et Harlacause, aussi. C’est pas l’numérod’effeuilleuse classique, attention !Harla cause.

Bonté divine. Quelque commentaireincisif que nul, dans son public, n’étaitvraiment en mesure de comprendre. Ilfallait qu’il vît Harlett. Qu’il entrât encommunication avec elle.

— Il est encore une chose quej’aimerais apprendre de vous, monsieur,reprit-il. La propriétaire nazie de cebouge est-elle présente, chaque soir ?

— Qui ? Miss Lee ? Nooon !

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Jones sourit par-devers lui. Lesabotage marchait à la perfection – troppeut-être. Le gros enfoiré désiraitvraiment venir aux Folles Nuits.

« Alle a dit comme ça, alle a ditqu’Harla O’Lorreur est tell’ment bienqu’alla même pas b’soin d’venir tous lessoirs pour surveiller. Dès qu’Harla auradébuté, alle a dit, a s’envole pourprendre des vacances en Californie, disdonc ! Oua-ho !

— Quelle chance, lança Ignatius. Ehbien, moi, je vais venir ici, au contraire,pour assister au numéro de MissO’Hara. Vous pouvez me réserversecrètement une table – la meilleure. Jedois voir et entendre tout ce qu’elle fait,tout.

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— Oua-ho ! Vous s’rez très bienr’çu, mec, chpeux vous l’assurer.Am’nez-vous un d’ces quate, et vousaurez droit à c’qui y a d’mieux dans lamaison.

— Jones, vous bavardez avec cetépouvantail, ou quoi ? lança Lee depuisl’intérieur.

— Ne vous inquiétez pas, lui ditIgnatius. Votre homme de main m’aterrifié, complètement terrifié. Je necommettrai plus jamais l’erreur depasser ne serait-ce qu’à proximité decette infecte bauge.

— Parfait, laissa tomber Lana avantde refermer la porte d’une poussée.

Ignatius regarda Jones d’un air réjouide conspirateur.

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— Eh, écoutez, lui dit ce dernier.Avant d’vous casser, disez moi quèquechose : qu’est-ce que vous croyez qu’unmec de couleur, comme moi, puisse fairepour pus s’faire coller des accusationsd’vagabondage sans accepter d’bosserpour moins qu’le SMIC ?

— Je vous en prie, répliqua Ignatiustout en tâtonnant pour s’appuyer au borddu trottoir, à travers le tissu blanc de sonsurplis, et en se redressant.

« Vous ne vous rendez pas compte dudegré de confusion qui règne dans votreesprit. Vos jugements de valeur sont tousfaux. Quand vous serez “au sommet” dela pyramide, si c’est bien là ou dans unendroit de ce genre que vous voulezaller, vous aurez une dépression

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nerveuse, ou pire encore. Connaissez-vous des nègres qui ont un ulcère ? Non,bien sûr que non ! Vivez donc heureuxdans quelque taudis. Remerciez DameFortune de ne vous point avoir affubléd’un père ou d’une mère blancs qui vousharcèleraient sans cesse. Lisez Boèce.

— Qui ? Que je lise quoi ?— Boèce vous apprendra qu’il ne

sert à rien de faire des efforts, endernière analyse, puisque tous les effortssont dépourvus de sens. Nous devonsapprendre à accepter. Demandez à MissO’Hara de vous parler de lui.

— Mais bon sang, ça vous diraitd’être en vagabondage les trois quartsdu temps ?

— Mais oui ! Ce serait merveilleux.

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J’ai moi-même été vagabond en destemps plus cléments et j’ai connu alorsdes jours meilleurs. Si seulement jepouvais être à votre place. Je nequitterais ma chambre qu’une fois parmois pour aller pêcher mon chèque desaides publiques dans la boîte aux lettres.Vous ne vous rendez pas compte devotre bonheur.

Décidément le gros enfoiré en avaitun vrai coup dans le casque. Les pauvrestypes des Pantalons Levy avaient du bolde pas s’être retrouvés à Angola.

— Bon, alors chcompte sur vousdans un ou deux jours, un d’ces soirs,pas vrai ?

Jones souffla un nuage sur la boucled’oreille.

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« Harla fera son numéro.— J’y serai, j’y serai sans faute ! dit

Ignatius tout heureux.Myrna s’en rongerait les ongles et

grincerait des dents.— Oua-ho ! lança Jones qui avait fait

le tour de la charrette et examinait lafeuille arrachée à un cahier Big Chiefqui en ornait l’avant. On dirait qu’y aquelqu’un qui s’est amusé à vous fairedes blagues.

— Non, ce n’est qu’une astucepublicitaire.

— Ben mon pote ! Chcrois qu’vousferiez bien d’y jeter un coup d’œil toutd’même.

Ignatius contourna à son tour levéhicule et constata que l’affreux

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galopin avait décoré son affichette d’unesérie de phallus.

— Seigneur mon Dieu !Ignatius arracha la feuille couverte

de graffiti au crayon à bille.« Me serais-je promené en poussant

cette horreur ?— Bon ben chrai d’vant la porte à

vous attende, hein ? dit Jones. Allezsalut !

Ignatius adressa un signe de la main àJones avant de s’éloigner tout content. Ilavait enfin une raison de gagner del’argent : Harlett O’Hara. Il dirigea laproue de son petit navire de fer-blancvers le quai du Bac d’Alger, lieu derassemblement des dockers et desmatelots. Avec des appels et des

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sourires engageants il s’enfonça au cœurde cette foule d’hommes rudes et parvintà vendre son stock, répandant moutardeet ketcheupe avec l’énergie d’unpompier et la courtoisie joyeuse d’uneparfaite maîtresse de maison.

Quelle merveilleuse journée. DameFortune semblait lui adresser des signesprometteurs. Surpris, M. Clyde reçut dessalutations joyeuses et dix dollars ducolporteur Reilly. Puis Ignatius, lesurplis lesté des billets du galopinajoutés à ceux du magnat de la saucisse,ondoya joyeusement jusqu’au trolleybus.

Il arriva chez lui pour trouver samère en grande conversation chuchotéeau téléphone.

— J’ai réfléchi à c’que tu disais,

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murmurait Mme Reilly dans le combiné.P’tête que c’est pas une si mauvaise idéequ’ça, dans l’fond. Tu m’as comprise.

— Bien sûr, qu’elle est pasmauvaise, mon idée, répondit Santa. Àla Charité, y pourrait prendre un peud’repos, l’Ignatius. Claude va pastell’ment vouloir d’Ignatius dans lesparages, ma colombe.

— Alors comme ça, y m’aime bien ?— S’y t’aime bien ? Y m’a app’lée

c’matin pour me d’mander si t’allais past’remarier un d’ces jours ! Ben ma foi,Claude, que j’y ai fait comme ça, fautposer la question à l’intéressée, que j’yai dit ! À l’intéressée, t’entends ? C’estdes vraies fiançailles, et des belles, si tuveux savoir mon avis. C’pauvre homme

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est tout désespéré d’solitude.— Ça chpeux pas dire, il est

attentionné, souffla Mme Reilly dansl’appareil. Mais des fois j’avoue qu’ym’rend un peu nerveuse, moi, avec tousces communisses partout.

— Qu’est-ce encore que cetintarissable babillage ? tonna Ignatiusdans le vestibule.

— Jésus Marie Joseph, dit Santa. Ondirait qu’Ignatius est d’retour.

— Chhh ? fit Mme Reilly dansl’appareil.

— Bon, ben écoute, ma belle, unefois qu’Claude s’ra marié, tu verrascomment qu’il les oubliera, sescommunisses. Il a pas l’esprit occupé,c’est ça qui va pas. Tas qu’à l’occuper,

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toi, lui donner d’I’amour.— Oh, Santa !— Juste ciel ! cracha Ignatius.

Serais-tu encore en train de parler avecla catin Battaglia ?

— Ferme-la !— Tu frais mieux d’lui flanquer une

bonne paire de baffes, à l’Ignatius, ditSanta.

— Oh, si chpourrais, si j’étais assezforte, j’le frais, ma belle, réponditMme Reilly. Au fait, Irene, j’allaispresqu’oublier d’te l’dire, dis donc.Figure-toi qu’Angelo est v’nu boire lecafé chez moi, c’matin. Dis donc, c’esttout juste si j’lai r’connu. J’aurais vouluqu’tu l’voyes avec ce nouveau costumede laine qui s’est acheté ! Une allure !

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Une classe ! Pauvre Angelo. Ah, on peutdire qu’il en met un coup. Main’nant yva dans tous les bars chic, dis donc,qu’y m’a dit. Jui souhaite d’en alpaguerun, d’suspect !

— Si c’est pas malheureux, dittristement Mme Reilly. Qu’est-ce qui vabien pouvoir faire, Angelo, s’il est mis àpied ? Et c’est qu’il a trois enfants.

— Paradise Vendors SA offre sansdoute quelques postes d’avenir à deshommes de goût possédant le sens desresponsabilités et un fort espritd’initiative, intervint Ignatius d’une voixde stentor.

— Écoute-moi l’autre cinglé,j’l’entends d’ici ! dit Santa. Oh la laIrene, téléphone à l’hôpital d’la Charité,

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chtassure.— J’y donne encore une chance. Des

fois qu’y décrocherait la timbale.— Chtassure que j’me d’mande

pourquoi chte cause, de temps en temps !soupira Santa. Bon, ben chte verraic’soir vers les sept heures. Claude a ditqu’y viendrait ici. Il a dit qu’y passeraitnous prende et qu’y nous emmèneraitfaire une belle promenade jusqu’au lacpour manger des crabes, là, tu sais, ceuxqui sont fameux. Un régal. Vous avezd’la chance d’avoir un chaperon commemoi, les enfants. Vous en aurez besoin,avec le Claude, c’est pas du luxe, crois-moi !

Santa ricana d’une voix plus rauqueencore que de coutume et raccrocha.

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— Qu’est-ce que tu peux bien trouverà raconter à cette vieille ribaude pendantdes heures et des heures, hein ? demandaIgnatius.

— La ferme chte dis !— Merci. Je vois que la vie ici sera

aussi agréable ce soir que les autressoirs.

— Combien qu’tu rapportes de sous,aujourd’hui ? Vingt-cinq cents ? glapitMme Reilly d’une voix stridente.

D’un bond, elle fut sur pied et, sejetant sur Ignatius, arracha de la pochede son surplis la photographiemerveilleuse.

« Ignatius !— Rends-moi ça ! tonna ce dernier.

Comment oses-tu maculer cette image

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magnifique de tes doigts poisseuxd’ivrognesse ?

Mme Reilly jeta un nouveau coupd’œil à la photographie et ferma lespaupières. Une larme roula sur sa joue.

— Je le savais. Je le savais quand tut’es mis à vendre des francfort que tufinirais avec des gens comme ça. Je lesavais.

— Qu’est-ce que tu racontes – desgens comme ça ? demanda Ignatius,courroucé. C’est une femme superbe,intelligente et victime d’une brute. Fais-moi le plaisir d’en parler avec respect,voire avec révérence.

— J’veux pas t’parler du tout, reniflaMme Reilly, les paupières obstinémentcloses. Va donc t’asseoir dans ta

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chambre et que cht’écris, et quecht’écris encore des idioties, vas-y !

Le téléphone sonna.« Ça doit ête ce M. Levy. Ça fait déjà

deux fois qu’il a app’lé aujourd’hui.— Levy ? Que me veut ce monstre ?— Il a pas voulu dire. Vas-y espèce

de pauvre fou. Décroche, mais décrochedonc, réponds !

— Bah, je n’ai certainement pas lamoindre envie de lui parler, grondaIgnatius.

Il prit le téléphone et, déguisant savoix, prenant un accent très snob, il dit :

— Viii ?— Monsieur Reilly ? demanda une

voix d’homme.— Môssieuh Reilly est sorti.

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— Gus Levy à l’appareil.En arrière-plan sonore, Ignatius

entendit une femme qui disait :— Voyons un peu c’que tu vas dire.

Encore une chance que tu as laissééchapper. Un fou en liberté.

— Je suis tout à fait désolé, déclaraIgnatius. Môssieuh Reilly a été appeléen ville pour une course assez urgente etcruciale. À vrai dire, il se trouveactuellement à l’asile départemental deMandeville. Depuis qu’il a été remerciési sèchement et abruptement par vosétablissements, il a fait ce trajet aller etretour tous les jours. Son moi en a prisun coup. Vous recevrez bientôt lesfactures de son psychiatre. Elles sontassez impressionnantes.

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— Il a craqué ?— Violemment, et totalement. Nous

avons connu des moments difficiles ici,avec lui. La première fois qu’il est allé àMandeville, il a fallu l’y transporter enfourgon blindé. Comme vous le savez,son physique est assez impressionnant.Mais, cet après-midi, il est parti à bordd’une ambulance de la police.

— Il peut recevoir des visiteurs, àMandeville ?

— Bien sûr. Faites-y un saut envoiture. Apportez-lui des gâteaux.

Ignatius raccrocha violemment letéléphone, déposa vingt-cinq cents dansla paume de sa mère qui reniflaittoujours, aveuglée par les larmes, etpassa lourdement dans sa chambre.

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Avant d’en ouvrir la porte, ils’immobilisa pour redresser l’écriteauPAIX AUX HOMMES DE BONNE VOLONTÉque l’on avait fixé au bois avec despunaises.

Tous les signes l’indiquaient : laroue de la Fortune achevait son demi-tour et entrait dans sa périodeascendante !

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DOUZE

Il y avait eu un incroyable remue-ménage. Le facteur avait soufflé dansson sifflet comme un dératé, lacamionnette de la poste avait fait unpotin de tous les diables dansConstantinople Street, sa mère avaitcommencé à pousser des cris suraigus etMiss Annie avait crié au facteur que sonsifflet lui avait fait une peur bleue. Toutcela avait interrompu dans sa toiletteIgnatius qui se préparait pour la réunioninaugurale. Il avait signé le reçu de laposte et s’était de nouveau précipitédans sa chambre dont il avait verrouilléla porte.

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— C’était quoi, mon garçon ? avaitdemandé Mme Reilly depuis levestibule.

Ignatius examinait l’enveloppe depapier bulle, le tampon DISTRIBUTIONPAR PORTEUR SPÉCIAL et les petits rajoutsà la main : « Urgent », et « vite ! ».

— Oh, juste ciel, dit-il tout joyeux, lapéronnelle doit être dans tous ses états.

Déchirant l’enveloppe, il en tira lalettre.

Messieurs,

M’as-tu réellement envoyé le télégrammesuivant, Ignatius :

MYRNA FONDE COMITÉ CENTRAL POUR LENORD-EST DU PARTI DE LA PAIX STOP ORGANISEÀ TOUS LES NIVEAUX STOP RECRUTE

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SEULEMENT SODOMITES STOP SEXUALITÉ ENPOLITIQUE STOP DÉTAILS SUIVENT STOP

IGNATIUS PRÉSIDENT NATIONAL STOP

Qu’est-ce que cela signifie, Ignatius ?Désires-tu vraiment que je recrute deshomos ? Qui voudrait se faire enregistrercomme sodomite ? Ignatius, je suis trèsinquiète. Est-ce que tu sors avec une bandede tantes ? J’aurais pu deviner que ça allaitarriver. Tes fantasmes paranoïaquesd’arrestation et d’accident ont été lepremier symptôme. Et maintenant lesyndrome entier devient brusquementvisible. Les voies de la satisfactionsexuelle normale ont été si longtempsbloquées chez toi que le trop-plein sexuels’écoule désormais dans de mauvaiscanaux. Depuis les premiers fantasmes,signe des débuts de la crise, tu n’as cesséd’aller de plus en plus mal. Et maintenant

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te voilà parvenu au fond, et tu tombes dansles aberrations sexuelles pures et simples.J’aurais pu te dire que tu flipperais un jourou l’autre. Et voilà que cela s’est produit.Mon groupe de thérapie de groupe serabien abattu quand j’apprendrai aux autresque ton cas ne fait qu’empirer. Je t’en priequitte cette ville décadente et viens dans leNord. Appelle-moi en P.C.V. si tu veuxpour que nous puissions discuter de ceproblème d’orientation sexuelle que tusembles connaître en ce moment. Il fautque tu te fasses soigner rapidement si tune veux pas devenir une folle perdue.

— Quelle audace ! Elle se croit toutpermis, beugla Ignatius.

Qu’est-ce qui a bien pu arriver au Parti de laMonarchie de droit divin ? J’avais déjà trouvéplusieurs personnes qui étaient prêtes à

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adhérer. Je ne sais pas si cette histoire de partides sodomites sera de leur goût – encore queje voie bien que cette réunion sodomiste nouspermettrait sans doute de priver de leurclientèle les groupes fascistes marginaux.Peut-être parviendrions-nous à couperl’extrême droite en deux. N’empêche – je nepense vraiment pas que ce soit une bonne idée.Suppose que des non-sodomites demandent àadhérer et que nous leur opposions un refus.On nous accusera de racisme et touts’écroulera. Ma conférence n’a pasprécisément été une réussite. C’est passé,d’accord, mais c’est passé complètement au-dessus de la tête de mon auditoire. Il y avaitdeux ou trois personnes d’un certain âge, dansla salle, qui m’ont aussitôt agressée avec desquestions très hostiles. Heureusement quequelques amis de mon groupe de thérapie degroupe étaient présents. Ils ont relevé le défi etleur ont opposé une agressivité égale mais

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inverse. En fin de compte, les réactionnairesont quitté la salle. Mais, comme je le pensais,mes idées sont un peu trop avancées pour unauditoire de quartier. Ongah ne s’est pasmontré, lui, le salaud. Moi, j’en ai ma claque dece type et je ne pleurerai pas quand on lerenverra en Afrique ! Je croyais vraiment qu’ilavait quelque chose dans la tête, ce type, mais,apparemment, il est complètement apathique auniveau politique. Il m’avait promis de venir, ceconnard. Ignatius, ce plan sodomiste me paraîtfort impraticable. Je crois y discerner en outreune simple mais dangereuse manifestation dudéclin de ta santé mentale. Je ne sais pas tropcomment je vais pouvoir raconter cesévénements bizarroïdes à mon groupe dethérapie de groupe – même si tout cela étaitprévisible. Le groupe n’a cesse de travaillerpour toi dès l’origine, en somme. Certainsmembres s’identifient même à toi. Si tu nouscraques, ils nous craqueront entre les doigts

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aussi, si ça se trouve. J’ai besoin d’entrer encommunication avec toi le plus vite possible.Je t’en prie, appelle-moi en P.C.V. à n’importequelle heure après six heures du soir. Je suistrès, très inquiète.

M. Minkoff.

— Elle ne sait absolument plus oùdonner de la tête, dit joyeusementIgnatius. Et ce n’est rien. Attendonsqu’elle ait entendu parler de marencontre apocalyptique avec MissO’Hara.

— Ignatius, c’était quoi, c’te lettre ?— Une missive de la péronnelle

Myrna Minkoff.— Qu’est-ce qu’elle te veut donc,

c’te fille ?

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— Elle menace de se suicider si jene lui jure pas que mon cœurn’appartient qu’à elle.

— Si c’est pas malheureux toutd’même. Chparie qu’t’as pas cessé d’yraconter des mensonges à c’te pauvefille. Chte connais allez.

Derrière la porte close, Mme Reillyentendait son fils s’habiller. Un objetmétallique tomba par terre.

— Où tu vas ? demanda Mme Reillyà la peinture écaillée.

— Je t’en prie, maman, répondit unevoix de basse, je suis assez pressé.Cesse de m’importuner, je te prie.

— Tu frais mieux d’rester à lamaison toute la journée, pour les sousqu’tu m’rapportes ! vociféra Mme Reilly

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contre la porte. Comment que je vaisrembourser cet homme, moi, comment ?

— J’aimerais que tu me fiches lapaix. Je dois prononcer un discours lorsd’une réunion politique, ce soir, et j’aibesoin de mettre un peu d’ordre dansmes pensées.

— Une réunion politique ? Ignatius !Mais c’est formidable ça ! P’tête bienqu’tu vas réussir en politique mon gars !Tas une belle voix, en tout cas. Dansquel club, mon chéri. Les démocrates deCrescent City ? Les Old Regulars ?

— Le parti est encore secret pour lemoment, j’en ai peur.

— Qu’est-ce que c’est qu’un partipolitique qui reste secret ? demandaMme Reilly dont les soupçons

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s’éveillaient. Tu vas pas aller causeravec une bande de communisses, desfois ?

— Hum, hum.— Quelqu’un m’a passé un traque sur

les communisses, figure-toi. J’ai tout lu,moi, sur les communisses. Essaye pasd’m’avoir, ça s’ra pas aussi facile que tucrois.

— Oui, j’ai vu l’un de ces tracts dansle vestibule cet après-midi. Si tu ne l’aspas laissé tomber là de propos délibérédans l’idée de me faire bénéficier de sonmessage, tu l’auras jeté au cours de tonorgie œnologique quotidienne en croyantqu’il s’agissait d’un confettiparticulièrement éléphantesque. M’estavis que tu dois avoir un certain mal à

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accommoder à partir de deux heures del’après-midi. Bref, j’ai lu ce tractpratiquement dans son entier. C’estl’œuvre d’un presque analphabète. Dieusait où tu vas pêcher de telles ordures.Tu le tiens probablement de la vieillenégresse qui vend des pralines devant lecimetière. De toute manière, je ne suispas communiste et fiche-moi la paix.

— Ignatius, tu crois pas qu’tu s’raisp’tête plus heureux si t’allais prende unpeu d’repos à l’hôpital de la Charité ?

— Voudrais-tu parler du servicepsychiatrique, par hasard ? demandaIgnatius pris de rage. Me croirais-tufou ? Supposerais-tu que le premierimbécile de psychiatre venu seraitcapable ne serait-ce que d’essayer de

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commencer à entrevoir les mécanismesde ma psyché ?

— Tu pourrais prende un peud’repos, chéri. Et tu pourrais écrire deschoses dans tes petits cahiers.

— Ils essayeraient aussitôt de fairede moi un crétin, amateur de télévision,de voitures neuves et d’alimentssurgelés ! Tu ne comprends donc pas ?La psychiatrie c’est pire que lecommunisme. Je ne veux pas de lavagede cerveau ! Je ne veux pas devenir unrobot, un zombie !

— Mais Ignatius, tout d’même, yviennent en aide à des tas d’personnesqu’ont des ennuis.

— Crois-tu que j’ai un ennui ? beuglaIgnatius. Les seuls ennuis de ces

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malheureux c’est de n’avoir point legoût des voitures neuves et de la laqueen atomiseur. C’est pour cela qu’on lesenferme ! Ils inspirent de la terreur auxautres membres de la société. Tous lesasiles de ce pays, jusqu’au dernier, sontpleins de gens qui ne supportent pas lalanoline, la cellophane, le plastique, latélévision et les circonscriptions, depauvres gens dont c’est le seul crime.

— Ignatius, c’est pas vrai. Tut’rappelles le vieux M. Becnelqu’habitait la porte à côté ? Y l’ontenfermé pasqu’y s’promenait tout nudans la rue.

— Mais bien sûr qu’il se promenaittout nu. Sa peau ne pouvait plussupporter les vêtements de dacron et de

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nylon qui lui obstruaient les pores. J’aitoujours considéré M. Becnel comme unmartyr de notre époque. Le pauvrehomme a été victime de mauvaistraitements particulièrement cruels. Etmaintenant cours voir à la porte si montaxi est arrivé.

— Oùsque tu trouves les sous d’untaxi ?

— Je garde une petite somme cousuedans mon matelas, répondit Ignatius.

Il était parvenu à extorquer parchantage dix autres dollars au galopin,qu’il avait également contraint desurveiller une nouvelle fois la voituretandis que lui-même était allé voir unfilm. Cette fleur du ruisseau étaitindiscutablement une découverte ! Un

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cadeau de Dame Fortune, envoyé sansdoute en dédommagement de tous lestours pendables qu’elle avait joués àIgnatius.

« Va regarder par la fente des volets.La porte de sa chambre s’entrouvrit

en grinçant et Ignatius parut en tenue depirate.

— Ignatius !— Je craignais que tu réagisses de la

sorte, c’est pourquoi je gardais toutecette panoplie chez Paradise VendorsSA.

— Angelo avait raison, pleurnichaitMme Reilly. Ça fait des jours que tu tepromènes dans la rue vêtu en Mardigras.

— Bah, une écharpe ici, un sabre là –

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rien de plus que deux ou troissuggestions adroites et de bon goût,voilà tout. L’effet général me paraît aucontraire assez réussi.

— Tu peux pas sortir dans cettetenue, vociféra Mme Reilly.

— Je t’en prie, ne me fais pas encoreune de tes scènes hystériques. Tutroublerais toutes les pensées qui seforment dans mon esprit à propos del’adresse que je dois prononcer.

— Rentre dans cette chambre, mongarçon, ordonna Mme Reilly qui se mit àbattre Ignatius. Rentre immédiatement,Ignatius. Je ne plaisante pas. Je ne telaisserai pas me ridiculiser d’cettefaçon, c’est une honte !

— Juste ciel, maman ! Cesse,

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voyons, je ne vais jamais être capablede prendre la parole.

— Qu’est-ce que c’est qu’cediscours, hein ? Où que tu vas, Ignatius ?Dis-le-moi !

Mme Reilly donna une grandetaloche à son fils.

« Tu ne sortiras pas de la maison,espèce de cinglé.

— Oh, mon Dieu. Serais-tu en trainde devenir folle ? Fiche-moiimmédiatement la paix ! J’espère que tuauras remarqué le cimeterre qui pend àmon uniforme.

Une gifle atteignit Ignatius en traversdu nez, une autre lui ferma l’œil droit. Iltraversa le vestibule en titubant, ouvritd’une poussée les grands volets et se

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précipita dans la cour.— Reviens immédiatement ici ! hurla

Mme Reilly depuis le pas de sa porte. Jet’interdis d’aller où qu’ce soye,Ignatius !

— Pas chiche de venir me chercheravec cette chemise de nuit en lambeaux,défia Ignatius en tirant une langue rose.

— Reviens tout d’suite, Ignatius.— Oh, ça suffit vous deux, lança

Miss Annie de derrière ses volets, j’ailes nerfs en boule !

— Mais r’gardez donc Ignatius, luilança Mme Reilly. Si c’est pas unscandale d’voir ça !

Ignatius était en train d’adresser unsigne d’adieu à sa mère depuis le trottoirde brique, un rayon venu d’un reverbère

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allumant des feux dans sa boucled’oreille.

— Ignatius, sois gentil, rente à lamaison, implora Mme Reilly.

— J’ai déjà la migraine depuis qu’cesalopard d’facteur a soufflé dans sonsifflet, dit Miss Annie d’une voixmenaçante. Dans une minute, j’appelleles flics.

— Ignatiuuus ! appela Mme Reilly,mais il était trop tard.

Un taxi en maraude passa auquelIgnatius fit signe de venir le prendre àl’instant même où, toute honte bue,malgré sa chemise de nuit en lambeaux,Mme Reilly se précipitait jusqu’au borddu trottoir. Ignatius claqua la porte aunez de sa mère et aboya une adresse à

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l’intention du chauffeur. Puis il assenades coups de sabre sur les doigts de samère en disant au chauffeur de partir leplus vite possible.

— Vous allez à un bal costumé,l’ami ? demanda le chauffeur ens’engageant dans St. Charles Avenue.

— Regardez ce que vous faites etparlez quand on vous adressera laparole, tonna Ignatius.

Le reste du trajet fut silencieux de lapart du conducteur, mais pas d’Ignatiusqui répéta son discours à voix haute,abattant le plat de son sabre sur ledossier du siège avant, pour soulignercertains passages clés.

À St. Peter Street, il descendit etcommença par entendre le bruit –

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lointain mais frénétique – deconversations, d’éclats de rire et dechansons qui s’échappait des deuxétages de l’immeuble de stuc jaune.Quelque Français prospère avait faitbâtir la maison vers la fin du XIXe

siècle pour y loger son ménage, femme,enfants et tantes restées demoiselles. Lestantes avaient été fourrées au grenier,avec les autres meubles en surnombre oude peu d’intérêt, et, depuis les deuxmansardes du toit, elles n’avaient aperçudu vaste monde que la parcelle infimequi en existait seule, croyaient-elles, endehors de leur petit monde à elles, faitde cancans scandaleux, de travauxd’aiguille et de récitations cycliques durosaire. Mais la touche du décorateur

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professionnel avait exorcisé tout ce quipouvait encore exister du fantôme de labourgeoisie française dans les épaismurs de brique du bâtiment. La façadeétait peinte d’un jaune canari brillant etles becs de gaz des lanternes de cuivreaccrochées de part et d’autre de lamonumentale porte cochère inondaientde reflets ambrés l’émail noir des grilleset des volets. Sur les dalles, souschacune des lanternes, deux grands potsde terre cuite du temps de la plantationcontenaient deux aloès aux pointesacérées.

Ignatius s’immobilisa devant le petitimmeuble et le considéra avec undéplaisir évident. Ses yeux jaune et bleurefusaient la resplendissante façade. Son

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nez se révoltait contre l’odeur encoretrès évidente de peinture fraîche. Sesoreilles se contractaient sous l’assaut dutohu-bohu de voix, de caquets et degloussements qui s’échappait des voletsde cuir vernis pourtant clos.

Mécontent, il s’éclaircit la gorge,considéra les trois sonnettes de cuivre etlut les petits bristols blancs quisurmontaient chacune :

Billy Truehard5

Raoul Frayle………3A

Frieda ClubBetty BumperLiz Steele……………2A

Dorian Greene……1A.

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Enfonçant le doigt dans la sonnette dubas, il attendit. La frénésie sembla secalmer imperceptiblement derrière lesvolets. Une porte s’ouvrit un peu plusloin sous le porche et Dorian Greenevint jusqu’à la grille.

— Mon Dieu, dit-il en apercevantIgnatius sur le trottoir. Mais où étiez-vous donc passé ? Je crains que laréunion inaugurale ne soit malembarquée. J’ai essayé à plusieursreprises déjà de leur demander un peude calme et d’ordre, mais tout le mondea l’air en pleine forme.

— J’espère que vous n’avez rien faitpour porter atteinte à leur moral, ditgravement Ignatius en tapotantimpatiemment de son sabre contre la

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grille.Il remarqua avec un rien d’irritation

que la démarche de Dorian n’était pastrès assurée. Ce n’était pas du tout ce àquoi il s était attendu.

— Non, mais quelle ambiance, ditDorian en lui ouvrant la grille. Et tout lemonde est complètement décontracté !

Il esquissa une rapide pantomimepour lui faire comprendre ce qu’ilentendait par là.

— Juste ciel, s écria Ignatius. Cessezimmédiatement cette effaranteobscénité !

— J’en connais plus d’un qui sera àtout jamais perdu de réputation aprèscette soirée. L’exode vers Mexico vacommencer demain à l’aube. Mais

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qu’importe, Mexico est une ville simerveilleusement dissolue !

— J’espère bien que personne n’atenté de faire adopter des résolutionsbellicistes par l’assemblée.

— Oh, Seigneur, non !— Je suis soulagé de vous l’entendre

dire. Dieu sait à quelle opposition nousallons bien pouvoir nous heurter dès ledébut. Il faut peut-être compter sur laprésence d’un « ennemi intérieur ». Lesresponsables militaires ont peut-êtredéjà eu vent de la chose et prévenu lereste du monde !

— Bon, eh bien suivez-moi, follegitane, entrons.

En pénétrant sous le porche, Ignatiusse récria :

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— Cette bâtisse est d’un tape-à-l’œiltout à fait repoussant.

Il considéra les lampes aux teintespastel qui se cachaient derrière lespalmiers alignés le long des murs etreprit :

« Qui est responsable de cetteabomination ?

— Moi, belle Hongroise, cela va desoi. La maison m’appartient.

— J’aurais dû m’en douter. Et puis-je vous demander d’où vient l’argentnécessaire à l’entretien de ce capricedécadent ?

— Mais de ma chère famille, là-bas,dans les blés, soupira Dorian. Ilsm’envoient un gros chèque tous les mois.En échange, je leur promets simplement

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de ne jamais remettre les pieds dans leNebraska. J’en suis parti plutôtprécipitamment, voyez-vous. Tout ceblé, ces plaines immenses, c’étaitmortel. Une déprime – je ne vous disque ça ! J’ai fait mes études dans l’Est,et puis je suis venu me fixer ici. Oh, à LaNouvelle-Orléans, c’est la liberté.

— Bref, du moins disposons-nousd’un lieu de rassemblement. Maintenantque je vois les lieux, je vous avoue quej’eusse préféré la location d’unauditorium de l’American Legion, ouquelque chose du même genre. Cettebâtisse ressemble plus au décor dequelque activité perverse, un thé dansantou une réunion de plein air avec petitsfours et orchestre.

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— Savez-vous qu’un des principauxjournaux de décoration du pays m’ademandé l’autorisation de faire unreportage photographique de quatrepages couleurs ? demanda Dorian.

— Si vous aviez tant soit peu le senscommun, vous comprendriez que c’est làla pire insulte, ricana Ignatius.

— Oh, jeune fille à l’anneau d’or, tume rendras fou. Voilà, c’est la porte.

— Un instant, dit Ignatius, toujoursprudent. Qu’est-ce que ce bruitépouvantable ? On dirait un sacrificehumain.

Dans la lumière pastel du porche, ilss’immobilisèrent, l’oreille tendue.Quelque part dans les profondeurs dupatio, un être humain hurlait sa détresse.

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— Mon Dieu, qu’est-ce qu’ils ontbien pu trouver à faire ? Quels petitsidiots, ils ne sont décidément jamaiscapables de se tenir !

— Je suggère que nous nous livrionsà une petite enquête, dit Ignatius dans unchuchotement de conspirateur. Quelqueofficier maniaque se sera subrepticementintroduit parmi nous et essayeprésentement d’arracher nos secrets àl’un de nos plus loyaux partisans en lesoumettant à d’atroces tortures. Lesmilitaires convaincus ne reculent devantrien. Et d’ailleurs c’est peut-être mêmeun agent d’une puissance étrangère.

— Oh, c’qu’on s’amuse ! glapitDorian enchanté. Ignatius et lui sedirigèrent à pas de loup vers le patio.

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Là, quelqu’un appelait au secours dansles anciens quartiers des esclaves. Laporte de ces anciens quartiers étaitentrouverte, mais Ignatius ne s’en jetapas moins contre elle de toute sa force,brisant plusieurs carreaux.

— Oh, juste ciel ! se récria-t-ilquand il découvrit ce qui se passait. Ilsont déjà frappé !

Il regarda le petit matelot enchaîné aumur par des fers. C’était Timmy.

— Vous avez vu ce que vous avezfait de ma porte ? demandait Doriandans son dos.

— L’ennemi est parmi nous, ditIgnatius éperdu. Qui a parlé ? Dites-le-moi. Quelqu’un est déjà sur notre piste !

— Oh, tirez-moi de là, implora le

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petit marin. Il fait si noir.— Petit imbécile, cracha Dorian, qui

t’a entraîné ici ?— Ces affreux Billy et Raoul ! Ils

sont épouvantables ces deux-là. Ilsm’ont emmené ici pour me faire voircomment tu avais redécoré les quartiersdes esclaves et puis ils m’ont enfermédans ces saletés et y sont retournés avecles autres.

Le petit marin fit tinter ses chaînes.— Je venais de tout faire refaire ici,

dit Dorian à Ignatius. Ma pauvre porte.— Où sont passés les agents en

question ? demanda Ignatius brandissantson sabre et l’agitant en tous sens. Il fautles appréhender avant qu’ils ne quittentcet immeuble.

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— Faites-moi sortir, je vous en prie.Je ne supporte pas l’obscurité.

— C’est de ta faute aussi, si cetteporte est cassée, siffla Dorian au pauvrematelot d’opérette. Pourquoi es-tu alléfaire mumuse avec les deux traînées dudeuxième étage.

— C’est lui qui a cassé la porte.— Et alors, qu’est-ce que tu peux

attendre de lui. Tu n’as qu’à regarder.— Est-ce de moi que vous osez

parler, tous les deux ? demanda Ignatiusavec un grand courroux. Si le bris decette porte vous met dans tous vos états,espèces de déviants, je doute fort quevous parveniez à survivre longtempsdans l’arène politique.

— Oh, mais tirez-moi de là ! Je vous

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préviens, je hurle si je reste une minuteencore dans ces chaînes gluantes.

— Oh, ferme ça, Chochotte, aboyaDorian, allongeant une gifle sur les jouesroses de Timmy. Fiche le camp d’ici etretourne sur le trottoir qui est le seulendroit qui te convienne.

— Ouh ! s’écria le marin. Quelleaffreuse méchanceté, alors !

— Je vous en prie, les mit en gardeIgnatius. Ne sabotons pas notremouvement par des querelles intestines.

— Je croyais qu’il me restait quandmême un ami, dit le matelot à Dorian. Çava, je vois que je me trompais. Vas-y, nete gêne pas, gifle-moi encore si tu yprends tant de plaisir.

— Pouah, j’aime mieux ne pas te

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toucher, petite putain.— Il n’est pas un seul tâcheron de

plume, aussi médiocre et pressé soit-il,qui oserait écrire aussi minable mélo, fitremarquer Ignatius. Arrêtez-moi ça toutde suite, pauvres dégénérés. Montrez unpeu de goût et de décence.

— Gifle-moi, glapit le marin. Je saisbien que tu en meurs d’envie. Tuadorerais me faire mal, pas vrai ?

— Selon toute apparence, il necédera pas avant que vous n’ayezconsenti à lui infliger un minimum desouffrance physique, dit Ignatius àDorian.

— Pas question, je ne porterai pas lamain sur son affreux petit corps deputain.

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— Bah, il faut bien que nous fassionsquelque chose pour le faire taire, en toutcas. Mon anneau ne supportera pasindéfiniment les manifestations de cettenévrose de matelot dérangé. Il va falloirlui demander courtoisementd’abandonner le mouvement. Il n’est pasà la hauteur, voilà tout. Le premier venupeut humer le musc entêtant demasochisme dont il est enveloppé. Lapièce en est empestée en ce momentmême. De plus, il a l’air assez ivre.

— Tu me détestes aussi toi, espècede gros monstre ! hurla le matelot àl’adresse d’Ignatius.

Ignatius lui appliqua un bon coup deson sabre sur l’occiput et le petit loup demer gémit.

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— Dieu sait le dégradant fantasmequi peut être le sien en ce moment,commenta Ignatius.

— Oh tapez-le encore, gazouillaDorian, c’que c’est amusant !

— Je vous en prie sortez-moi de cesterribles chaînes, implora le marin. Jeme mets plein de rouille partout sur moncostume.

Tandis que Dorian ouvrait les fers àl’aide d’une clé qu’il avait prise au-dessus de la porte, Ignatius discourut :

— Vous savez, l’inventeur desmenottes, des fers et des chaînes ne seserait jamais douté de l’utilisation queces conceptions d’un âge plus rude etplus simple que le nôtre auraient un jourdans le monde moderne ! Si j’étais à la

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place des promoteurs immobiliers et desresponsables de l’aménagement duterritoire en banlieue, j’en prévoirais auminimum une paire au mur de chaquefoyer. Quand les banlieusards seraientfatigués de la télévision, du ping-pongou des autres activités, quelles qu’ellessoient, qu’ils pratiquent dans leur foyer,ils pourraient s’enchaîner les uns lesautres, se jeter aux fers pour un moment.Tout le monde adorerait ça. Onentendrait les épouses : « Mon mari m’ajetée aux fers, hier soir. C’étaitformidable. Le vôtre ne vous l’a jamaisfait ? » Les enfants se hâteraient derentrer de l’école à la maison car leurmère les y attendrait pour les enchaîner.Cela permettrait aux enfants d’enrichir

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leur imagination, ce que la télé leurinterdit, et je ne doute pas que ladélinquance juvénile en seraitconsidérablement diminuée. Quand lepère rentrerait à son tour, les autresmembres de la famille pourraient sesaisir de lui et le jeter aux fers pour luiapprendre à être assez stupide pourtravailler toute une journée dans le butde subvenir aux besoins du ménage. Lesvieux parents ennuyeux pourraient êtreenchaînés dans le garage. On leurlibérerait les mains une fois par mois,pour leur permettre d’endosser leurchèque de sécurité sociale ou leurretraite. Les fers et les chaînespermettraient la construction d’une vieplus belle pour tous. Il faudra que j’y

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pense et que j’y consacre quelqueslignes de mes notes.

— Oh, mon Dieu, soupira Dorian,vous ne vous taisez donc absolumentjamais ?

— J’ai les bras complètementrouillés, dit Timmy. Ah, que je leurmette seulement la main dessus à cesdeux-là.

— Notre petite réunion a l’air dedevenir assez chaotique, dit Ignatius,commentant les bruits démentiels quis’échappaient de l’appartement deDorian. Le sujet de notre réunion sembleavoir mis les nerfs de plus d’unparticipant à rude épreuve.

— Oh, ciel, j’aimerais autant ne pasregarder, dit Dorian, poussant une très

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aérienne porte vitrée à la française.À l’intérieur, Ignatius découvrit une

foule grouillante. Des cigarettes et desverres d’alcool, brandis comme desbaguettes de chef, semblaient diriger,au-dessus de la masse, la symphonie desconfidences, des glapissements, des cris,des rires et des chansons. Provenant desentrailles d’une énorme chaîne stéréo, lavoix de Judy Garland luttait pour percerle tumulte. Une petite bande d’hommestrès jeunes, les seuls immobiles de lapièce, se tenaient devant l’appareilcomme s’il se fût agi d’un autel.« Divine ! » « Et tellement humaine ! »,disaient-ils de la voix qui sortait de leurtabernacle électronique.

De ce rituel, les yeux bleu et jaune se

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transportèrent au reste de la pièce où lesautres invités conversaient à qui mieuxmieux. Chevrons et madras, shetland etcachemire se mêlaient les uns aux autresdans un mouvement perpétuel et brouilléau rythme des mains et des bras quitraçaient dans les airs une multitude degestes gracieux. Les ongles, les boutonsde manchette, les bagues, les dents, lesyeux – tout brillait. Au centre d’un petitgroupe d’invités élégants, un cavalierporteur d’une petite cravache en infligeaun coup à l’un de ses admirateurs,obtenant une réaction exagérée dehurlements et d’éclats de rire. Au centred’un autre groupe, un rustre en blousonde cuir noir enseignait des prises dejudo, au grand délice de ses étudiants

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épicènes.— Oh, oui ! Apprenez-moi ça ! hurla

quelqu’un près du lutteur après qu’unélégant eut été plié en deux en uneposture obscène, puis précipité sur leplancher où il s’écrasa dans un grandtintement de boutons de manchette et debijoux assortis.

— Je n’ai invité que les mieux, ditDorian à Ignatius.

— Bonté divine ! cracha ce dernier.Je me rends compte que nous allonsavoir beaucoup de travail si nousvoulons attirer les électeurs calvinistesconservateurs des campagnes. Il vafalloir que nous reconstruisions uneimage selon une tout autre ligne quecelle qui s’exprime ici.

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Timmy, qui observait le rustre aucuir noir et les diverses torsions etprojections qu’il infligeait à despartenaires plus que consentants,soupira :

— Oh, c’que c’est amusant.La pièce elle-même était, pour

utiliser un langage de décorateur, ce quel’on pourrait appeler « sévère. » Lesmurs et le haut plafond étaient blancs etle mobilier était constitué par quelquesbelles antiquités. L’unique élément devolupté était fourni par les lourdsrideaux de velours champagne retenuspar de larges embrases blanches. Lesdeux ou trois sièges semblaient avoir étéchoisis pour la bizarrerie de leur dessinet de leur conception, car ils eussent été

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bien en peine de fournir à quiconque uneassise confortable – c’était plutôt desidées de meubles, garnies de coussinsinfimes suffisant à peine à asseoir unepoupée. Dans une telle pièce, l’hommen’était censé ni s’asseoir, ni même sedétendre, on lui demandait de prendre lapose, de se transformer en un élémenthumain du mobilier pour compléter ledécor au mieux de ses capacités.

Quand Ignatius eut étudié ledit décor,il dit à Dorian :

— L’unique objet fonctionnel querenferme cette pièce est le phonographe.Et encore est-il à l’évidence très malutilisé. Tout cela est sans âme.

Et il renifla avec mépris, à cause dela pièce, mais aussi parce que personne

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ne semblait avoir remarqué sa présence,alors même qu’il s’intégrait au décoravec autant de grâce et de discrétion quel’eût fait un semi-remorque tous pharesallumés. Les participants à la réunioninaugurale semblaient beaucoup pluspréoccupés de leur destin individuel quedu sort de l’humanité.

« Je remarque que personne, àl’intérieur de ce sépulcre blanchi, nenous a encore accordé ne fût-ce qu’unregard. Nul n’a même adressé un signede tête au maître de maison, alors quetous boivent ses alcools et mettent avecleurs puissantes eaux de Cologne sonsystème de conditionnement de l’airambiant à rude épreuve. J’ail’impression d’assister en voyeur à

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quelque querelle de matous.— Ne vous en faites pas pour eux.

Cela fait des mois qu’ils mouraientd’envie d’être invités à une fête digne dece nom. Venez. Il faut que je vousmontre la décoration que j’ai choisie.

Il entraîna Ignatius vers la cheminée,sur le manteau de laquelle il lui fit voirun vase contenant trois roses : uneblanche, une rouge, une bleue.

« C’est chouette, non ? J’ai trouvéque ce serait moins ringard que desaunes de papier crépon. J’en ai bienacheté, mais je ne suis arrivé à rien enfaire de satisfaisant.

— C’est une abomination florale,commenta Ignatius courroucé, frappantle vase de son sabre. Les fleurs teintes

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sont contre nature, perverses et,j’imagine, obscènes. Je vois que je vaisavoir du travail avec des gens commevous !

— Oh, bla, bla, bla, se plaignitDorian. Alors, allons dans la cuisine,que je vous présente ces dames duservice de sécurité.

— Quoi, vraiment ? Un service desécurité ? demanda Ignatius en éveil.Bravo, vous voyez loin et cela méritedes compliments.

Ils entrèrent dans la cuisine où toutn’était que silence, à l’exception de deuxjeunes gens qui se querellaientpassionnément dans un coin. Assisesautour d’une table, trois femmesbuvaient de la bière en boîtes. Elles

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dévisagèrent Ignatius avec rudesse.Celle qui était occupée à écraser dansson poing une boîte de bière videprojeta le cylindre tout aplati dans uneplante en pot près de l’évier.

— Les filles, dit Dorian, je vousprésente Ignatius Reilly, un nouveauvenu parmi nous.

Les trois buveuses de bièrepoussèrent des hourras d’amateurs dunoble art pendant un combatparticulièrement passionnant.

— Serre-moi la pince, gros tas, ditcelle qui venait d’écraser la boîte debière.

Elle se saisit de la patte d’Ignatius etse mit à la pétrir consciencieusement,comme si elle ne songeait qu’à lui faire

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subir le même traitement qu’à la boîte.— Oh, mon Dieu ! hurla Ignatius.— C’est Frieda, expliqua Dorian. Et

voici Betty, et Liz.— Enchanté, dit Ignatius en plongeant

les mains dans les poches de son surplispour éviter toute nouvelle poignée. Jesuis persuadé que vous serez d’uneimmense utilité à notre cause.

— Où est-ce que tu l’as ramassé,çuilà ? demanda Frieda à Dorian, tandisque ses deux compagnes dévisageaientIgnatius en s’envoyant des coups decoude.

— M. Greene et moi-même noussommes rencontrés par l’intermédiairede ma mère, répondit dignement Ignatiusà la place de Dorian.

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— Sans blague, dit Frieda, ça doitêtre quelqu’un, dis voir !

— Guère, répliqua Ignatius.— Bon, ben prends donc une canette,

bouboule, dit Frieda. Quand j’dis unecanette, j’aimerais mieux ça qu’desboîtes. D’abord pasque Betty pourraitt’la décapsuler avec les dents. Elle a desdents – de l’acier.

Betty adressa un geste obscène àFrieda.

« Et un de ces jours, elle en aura plusdu tout pasque j’en connais une qui vales lui faire avaler une par une à c’teconnasse.

Betty donna à Frieda un grand coupsur la tête avec une boîte de bière vide.

— Tu l’as cherché, dit cette dernière

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en se levant et en brandissant une chaisede cuisine.

— Ça suffît ! cracha Dorian. Si vousn’êtes pas capables de vous tenir, toutesles trois, allez-vous-en !

— Moi, dit Liz, personnellement,j’m’emmerde assise dans c’te cuisine àla con.

— Ouais, approuva Betty en hurlant.Elle se saisit d’un barreau de la

chaise que Frieda brandissait au-dessusde sa tête. Toutes deux se mirent à lutterpour la possession de la chaise.

« Et pourquoi qu’on doit resterassises ici, d’ailleurs ?

— Posez cette chaise immédiatement,dit Dorian.

— Oui, je vous en prie, ajouta

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Ignatius qui s’était prudemment retirédans un coin, vous pourriez blesserquelqu’un.

— Toi, par exemple, Ducon, dit Liz.Elle lança une boîte de bière encore

fermée à la tête d’Ignatius qui l’évita ense baissant brusquement.

— Juste ciel ! s’écria-t-il, je croisque je vais regagner l’autre pièce.

— C’est ça, casse-toi, gros tas, luidit Liz. Tu nous pompes l’air ici.

— Les filles ! hurla Dorian à Friedaet Betty qui continuaient de lutter et dontles ticheurtes étaient trempés.

Elles tiraient la chaise à hue et à diaà travers la cuisine, s’écrasant l’unel’autre contre un mur ou l’évier.

— Bon, laissez tomber ! vociféra Liz

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à l’adresse de ses compagnes. Ces gensvont finir par nous trouver grossières.

Elle prit une chaise à son tour ets’interposa entre les deux antagonistes.Puis elle abattit la chaise qu’elle-mêmebrandissait sur celle que se disputaientles deux autres, qu’elle envoya dinguerchacune à un bout de la cuisine. Lesdeux chaises tombèrent sur le carrelagedans un grand fracas.

— On t’a pas sonnée, dit Frieda à Lizen la saisissant aux cheveux, qu’elleportait pourtant fort courts.

Dorian, trébuchant par-dessus leschaises tombées, tenta de les repousserl’une et l’autre vers la table en aboyant :

— Allez donc vous asseoir et tenez-vous bien, maintenant !

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— On s’emmerde ici, dit Betty. Elleest ringarde ta fête, y se passe que dalle.

— Pourquoi qu’tu nous as invitées,alors, si c’est pour nous faire asseoirici, sans bouger, dans c’te saloperied’cuisine ? demanda Frieda.

— Si vous alliez à côté, vous ferieztout de suite des histoires, vous le savezbien. Je croyais que c’était de pursrapports de bon voisinage de vousinviter courtoisement à descendreprendre un verre. Je ne veux pasd’histoire. C’est la fête la plus réussiequ’il y ait eu depuis des mois.

— D’ac, gronda Frieda. Alors on varester assises ici bien sagement commedes grandes.

Les filles manifestèrent leur accord

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en se décochant mutuellement deviolentes bourrades et force coups depoing dans les avant-bras. « Après tout,nous ne sommes que tes locataires, pasvrai, et on paye, pour ça. Alors retournetranquillement là-bas et sois gentil avecton petit cavalier à la mords-moi-l’nœudqui a essayé de nous baiser la gueule pasplus tard que l’aut’jour dans ChartresStreet. Tu sais, celui qu’a la voix àJeannette MacDonald.

— C est quelqu’un de très bien et unexcellent ami, dit Dorian. Si vous avezeu le moindre problème avec lui, je suissûr que c’est parce qu’il ne vous avaitpas reconnues.

— Tu parles, Charles ! Y nous a bienreconnues quand on lui a flanqué un bon

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coup sur la tronche, en tout cas !— J’te lui balancerais vite fait un

coup d’tatane dans les couilles, moitiens, ça traînerait pas, dit Liz.

— Mais je vous en prie, voyons, ditIgnatius d’un air important. Je ne voisautour de moi que querelles. Il fautresserrer les rangs et présenter un frontuni à l’ennemi.

— Qu’est-ce qui veut, çuilà ?demanda Liz en ouvrant la boîte de bièrequ’elle avait voulu jeter à la têted’Ignatius.

Un jet de mousse en jaillit qui vintfrapper le ventre distendu par lesproduits de Paradise SA du mêmeIgnatius.

— Bon, j’en ai assez de tout cela,

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dit-il avec colère.— Au poil, dit Frieda, casse-toi.— Ce soir, dit Betty, la cuisine c’est

notre territoire. C’est nous qui décidonsde ceux qui peuvent entrer.

— Je ne voudrais à aucun prixmanquer la première soiréequ’organiseront nos auxiliairesféminines du service de sécurité, ironisaIgnatius en se dirigeant vers la porte.

Il sortait quand une boîte vide vintheurter le chambranle, tout près de saboucle d’oreille. Dorian lui emboîta lepas et referma la porte derrière lui ensortant.

« Je ne puis imaginer comment vousavez pu mettre notre mouvement en périlen invitant ces brutes épaisses.

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— Il le fallait bien, expliqua Dorian.Quand on ne les invite pas, elles rentrentde force, de toute façon. Et alors ellessont encore bien pires. Elles sontmarrantes, en fait, quand elles sont debonne humeur. Seulement elles viennentd’avoir des ennuis avec la police etelles se vengent sur tout le monde.

— Elles seront chassées dumouvement sur-le-champ !

— Comme vous voudrez, belleMagyare, soupira Dorian. Moi en toutcas, j’ai plutôt de la peine pour elles.Elles vivaient en Californie. Elles s’yamusaient comme des folles. Et puis il ya eu une histoire. Elles ont agressé unculturiste à Muscle Beach. Ellesfaisaient des bras de fer avec le type,

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enfin, c’est ce qu’elles disent, et puis dela lutte indienne, et puis, bref, les chosesse sont envenimées. Il a fallu qu’ellesquittent la Californie en troisièmevitesse. Elles se sont littéralementenfuies par le désert, dans leur superbevoiture allemande. Je leur ai donnéasile. À bien des égards, ce sont deslocataires formidables ! Pourcommencer, elles protègent ma maisonmieux qu’aucun chien de garde pourraitjamais le faire. Et elles sont bourrées defric. C’est une vieille star du ciné quileur en envoie.

— Vraiment ? demanda Ignatius dontl’intérêt s’était aussitôt éveillé. Peut-êtreallais-je un peu vite en besogne, alors.Les mouvements politiques ont toujours

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besoin de tous les fonds qu’ils peuventréunir. Ces filles possèdent, à n’en pasdouter, un charme que me masquaientleurs bloudgines et leurs bottes.

Il regarda grouiller la masse desinvités.

« Dites, il faut me mettre un peud’ordre dans tout ça. Les chosessérieuses devraient commencer.

Le cavalier – que la pestel’emporte – était en train de chatouillerun invité élégant de l’extrémité de sacourte cravache. Le rustre de cuirclouait au sol un invité en extase. Partoutce n’était que cris, soupirs et hurlementsaigus. C’était Lena Home qui occupaitmaintenant la platine de l’électrophone.« Que c’est malin, ce qu’elle fait. »

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« Comme elle est fine. » « Ah, et puistellement libérée. » « Mais femme dumonde », disaient maintenant lesmembres du groupe des adorateurs quientouraient la platine. Le cavaliers’arracha au groupe de ses admirateursextasiés et entreprit de remuer les lèvresen synchronisme avec les parolesenregistrées, glissant sur le plancheravec les ondulations langoureuses d’unechanteuse de cabaret en bottes de chevalet bombe. Dans un déferlement de petitscris suraigus et ravis, les invités firentcercle autour de lui, laissant le rustre decuir noir sans victime à torturer.

— Il faut interrompre tout cela, hurlaIgnatius à Dorian qui clignait de l’œil àl’intention du cavalier. Tout à fait en

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dehors du caractère prodigieusementattentatoire au bon goût et à la décencedu spectacle que j’ai sous les yeux, jedois dire aussi que la puanteur d’eau deCologne et de sécrétions glandulaires estsur le point de me faire périr étouffé.

— Oh, soyez pas tellement sinistre.Ils s’amusent, c’est tout.

— Je regrette infiniment, répliquafroidement Ignatius, mais je suis ici cesoir pour m’acquitter d’une mission duplus grand sérieux. Il y a une jeunefemme qui a besoin d’une leçon, unepéronnelle effrontée, véritable ribaudesans détour. Alors veuillez interromprecette musique offensante pour lesoreilles et faire taire ces sodomites.Venons-en aux choses sérieuses.

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— Je croyais que vous alliez êtredrôle. Si vous êtes venu jouer lesringards et les rabat-joie, la porte estouverte, je ne vous retiens pas.

— Pas question que je parte !Personne ne pourra me faire renoncer.Vive la paix ! Vive la paix ! LA PAIX !

— Oh, Seigneur. Vous êtes doncvraiment sérieux ? C’est ça ?

Ignatius s’arracha à la conversationqu’il avait avec Dorian et se précipitavers la chaîne stéréo, non sans bousculerquelques élégants au passage. Ildébrancha l’appareil. Quand il fit volte-face, son mouvement fut salué par ce quiétait la version émasculée d’un cri deguerre apache, poussé par tous cesdandies.

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« Quel animal… complètement fou…Taré, ce type… C’était ça, la promessede Dorian ?… Pour une surprise, c’enest une… Lena, cette merveille…Scandaleux… Criminel… Et cette tenuegrotesque, cette boucle d’oreille, maisc’est un cloune… Et il est affreux – af-freux !… Ma chanson préférée… C’estun monstre… Un cauchemar ambulant…Hou la la… »

— Silence ! tonna Ignatius, couvranttout le furieux gazouillis. Je suis parmivous ce soir, mes amis, afin de vousmontrer comment vous pourriez sauverle monde et lui apporter la paix.

« Mais c’est un vrai fou… Il est fou,vraiment… Oh, Dorian, quelle mauvaiseplaisanterie… D’où sort-il à la fin, c’est

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inimaginable… Et laid, laid, laid…Répugnant… Qu’on remette ce disqueexquis… Ce que ça peut êtredéprimant… »

— Saurez-vous ramasser le gant ?poursuivit Ignatius au plus fort de sonvolume sonore, saurez-vous relever ledéfi ? Consacrerez-vous vos talents siparticuliers à faire le salut du monde, outournerez-vous simplement le dos auxautres hommes ?

« Non mais c’est d’un goût, j’vousjure… Oh, vraiment pas drôle du tout…Moi je m’en vais, hein, si cette farceringarde doit durer une minute de plus…Oh, mais c’est dégoûtant… Remettez cedisque, voyons… Cette chère, chèreLena… Où est mon manteau ?… Allez,

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tu viens, on va dans un bar chic… Hou !j’ai renversé la moitié de mon verre surcette veste merveilleuse… Allez, dis, onva dans un bar chic… »

— Le monde d’aujourd’hui est livréà une grave agitation, plongé dans unecrise dangereuse, vociférait Ignatiuspour couvrir les miaulements et lessifflets.

Il s’interrompit quelques instantspour consulter dans sa poche les notesqu’il avait jetées sur une feuille depapier Big Chief. Au lieu de quoi il entira la photographie froissée et cornéede Miss O’Hara. Plusieurs invitésl’aperçurent et poussèrent des crisd’orfraie.

« Il faut empêcher l’Apocalypse. Il

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faut combattre le feu par le feu. C’estpourquoi je me tourne vers vous.

« Mais de quoi parle-t-il à la fin ?Quelle déprime, je te jure, il est àflipper, c’est affreux… Et ces yeux, ilssont effrayants, non ?… Allez, on vadans un bar chic… On va à SanFrancisco… »

— Silence ! Bande de pervers !fulmina Ignatius. Écoutez-moi !

— Dorian, implora le cavalier de savoix de soprano, fais-le taire. Nous nousamusions tant, c’était gai, gai, gai ! Maislui, je ne le trouve même pas rigolo.

— Ah oui, il est même franchementdéprimant, renchérit un invité plusélégant encore que les autres, au visageparfaitement passé au fond de teint façon

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hâle solaire.— Faut-il vraiment que nous

écoutions tout ça ? demanda un autre,agitant sa cigarette comme s’il se fût agid’une baguette magique capable de fairedisparaître Ignatius. Est-ce un tour que tunous joues, Dorian ? Tu sais combiennous adorons les fêtes organisées autourd’un thème, mais là, vraiment… Tout demême, moi qui ne regarde jamais lesnouvelles à la télévision… J’ai travaillétoute la journée à la boutique, moi, je neveux pas venir à ta fête pour entendreces discours assommants. S’il fautvraiment qu’il parle, il n’aura qu’à lefaire plus tard, quand je serai parti. Etpuis, c’est de très mauvais goût, ce qu’ilraconte…

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— Tellement déplacé, approuva lerustre de cuir noir perdant la tête à sontour.

— Fort bien, dit Dorian. Remettez ledisque. Je m’étais dit que ce serait peut-être rigolo.

Il reporta ses regards sur Ignatius quireniflait d’un air méprisant.

« Mais je vois bien, mes pauvreschéris, que ça tourne à la très, trèsmauvaise farce, veuillez me pardonner,je vous en prie.

« Magnifique… Dorian estmerveilleux… Voilà la prise… J’aime,j’aime, j’adore Lena… Je crois quec’est vraiment son meilleurenregistrement… Malin comme tout…Ces paroles… Je l’ai entendue à New

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York, une fois… Inoubliable… Ah,voilà, ça tourne… Écoutez ! »

Sous les pieds d’Ignatius, le pontbrûlait. La musique s’élevait de nouveaudu saint tabernacle. Dorian s’en futbavarder avec un petit groupe dé sesinvités, ignorant ostentatoirementIgnatius. Tout le monde en faisaitd’ailleurs autant dans la pièce. Ignatiusse sentit aussi seul qu’il l’avait été lorsde cette sombre journée, au lycée, quandil avait raté une expérience pendant uncours de chimie et reproduit une forteexplosion qui lui avait brûlé les sourcilset l’avait complètement terrorisé. Il enavait mouillé son pantalon et tout lemonde, y compris le prof, qui le haïssaitcordialement depuis qu’il avait obtenu

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plusieurs explosions similaires dans lepassé, tout le monde, donc, avait faitmine de l’ignorer. Il n’existait plus. Toutle restant de la journée, il avait traîné samisère et l’inconfort de son pantalonlourd et trempé, et l’ensemble desélèves et des professeurs avaient faitcomme s’il était invisible. Debout là, aumilieu du salon de Dorian, il se sentittout aussi invisible et se mit à s’escrimeravec son sabre contre un adversaireimaginaire, afin de se donner unecontenance.

Plusieurs invités chantaientdésormais en même temps que le disque.Un couple se forma. La danse serépandit alors comme un incendie deforêt et, bientôt, tout le monde dansait,

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virevoltant autour de ce rocher deGibraltar – Ignatius. Bien qu’au milieudu salon, il faisait tapisserie. Dorianpassa dans les bras du cavalier devenule sien et il tenta vainement d’attirer sonattention. Il tenta même de piquer lecavalier avec son sabre, mais le coupleondoyait en dansant et lui échappa.Allait-il devenir complètementévanescent ? Tandis qu’il se posait cettequestion, Frieda, Liz et Betty arrivèrenten trombe de la cuisine.

— On en avait ras le bol de cettecuisine, expliqua Frieda à Ignatius. Noussommes des êtres humains comme lesautres, non ?

Elle donna à Ignatius un coup depoing dans le ventre « pour rire. »

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« On dirait qu’t’es laissé-pour-compte, gros lard ?

— Qu’entendez-vous au juste par la ?demanda dédaigneusement Ignatius.

— À croire que ton costume plaîtpas, gros cul, fît placidement observerLiz.

— Vous m’excuserez, mesdames, jedois prendre congé.

— Bah, t’en va pas, gros tas, ditBetty. Tu vas voir que quelqu’un finirabien par t’inviter. Y z’essayentseulement de t’faire une vacherie.Abandonne pas ton poste ! C’est desgens qui fraient ça à leur propre mère.

À cet instant précis, Timmy, quis’était coulé de nouveau jusqu’auxquartiers des esclaves pour y récupérer

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un bracelet perdu mais aussi dansl’espoir d’y faire joujou avec les fers etles chaînes, refit son apparition dans lapièce. Il se dirigea lentement versIgnatius et lui demanda d’un airmélancolique :

— Vous dansez ?— Eh ben, tu vois, qu’est-ce que je te

disais ? lui dit Frieda.— Ça, je demande à voir, beugla Liz.

Allez, dansez-nous un mambo, tous lesdeux.

— Oh, mon Dieu ! dit Ignatius. Jevous en prie. Je ne danse pas.

— Oh, allez ! insista Timmy, je peuxvous apprendre. J’adore danser. C’estmoi qui conduirai…

— Allez gros tas, vas-y, intima Betty,

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devenue menaçante.— Non, ce serait impossible. Avec

ce sabre, ce surplis. Je pourrais blesserquelqu’un. Je suis venu ici pour prendrela parole, pas pour danser. Je ne dansepas. Je ne danse jamais. Je n’ai jamaisdansé de ma vie.

— Ben quoi, dit Frieda, tu vas quandmême pas décevoir ce matelot !

— Je ne danserai pas, aboya Ignatius.Je n’ai jamais dansé et je ne vaiscertainement pas commencer entre lesbras d’un pervers en état de complèteébriété.

— Bah, pourquoi être tellement àcheval sur les principes ? soupiraTimmy.

— J’ai toujours été affligé d’un sens

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de l’équilibre très inférieur à lamoyenne, expliqua Ignatius. Nous netarderions pas à nous effondrer en un tasde membres rompus. Ce matelot farfelurisquerait d’en demeurer estropié, voirepire encore.

— Gros lard m’a tout l’air d’être unfaiseur d’histoires, les filles, vouscroyez pas ? dit Frieda à ses amies.

Sur un clin d’œil de cette dernière,les trois filles attaquèrent Ignatius. L’unelui fit un croc-en-jambe, la seconde luidécocha un coup de pied derrière legenou, la troisième le poussaviolemment en arrière, en direction ducavalier qui virevoltait justement dansles parages. Ignatius ne se retint qu’enagrippant le cavalier qui fut arraché à

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l’étreinte d’un Dorian horrifié pours’affaler sur le plancher. Quand lecavalier atterrit, la tête de lecture sautadu disque et la musique s’interrompit.Elle fut remplacée par un concert devociférations et de glapissements decolère montant de la foule des invités.

— Oh, Dorian, mets-le à la porte,cria un élégant pris de panique.

Dans un tintamarre métalliqued’anneaux, de bagues, de bracelets, dechaînes et de boutons de manchette,quelques invités se serrèrentpeureusement dans un coin.

— Dis donc, t’as renversé c’t’ordurede cavalier comme une quille, cria uneFrieda pleine d’admiration à Ignatius quicontinuait d’agiter les bras pour

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retrouver son équilibre.— Bien joué, gros père, concéda Liz.— Visons quelqu’un d’autre avec lui,

conseilla Betty à ses compagnes.— Mais qu’est-ce que tu as fait,

espèce de monstre, ignoble animal ? luicria Dorian.

— C’est un scandale, tempêtaitIgnatius. Non seulement cette assembléem’a humilié en faisant mine dem’ignorer, mais voilà que j’ai étévictime d’une lâche et féroce agressiondans les murs mêmes de la toiled’araignée qui vous sert de demeure.J’espère que vous êtes assuré pour cerepaire ! Sinon, vous risquez de perdrecette propriété tape-à-l’œil une fois quemes conseils se seront sérieusement

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occupés de vous comme vous leméritez !

Dorian était tombé à genoux etéventait le cavalier dont les paupièrescommençaient tout juste à battre.

— Dis-lui de partir, Dorian, sanglotale cavalier, il a failli me tuer.

— Je vous avais cru original etrigolo, lança Dorian à Ignatius. En fait,vous avez fait la preuve que vous êtesl’être le plus abominable et le plusmalfaisant qui ait jamais mis les piedschez moi. Dès l’instant où vous avezcassé cette porte, j’aurais dû me douterque tout se terminerait ainsi. Vousrendez-vous compte de ce que vous avezfait à ce pauvre chéri !

— Mon pantalon est dé-goû-tant !

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glapit le cavalier.— Je vous dis que j’ai été

sauvagement agressé et qu’on m’apoussé contre ce freluquet monté.

— Raconte pas d’histoires, gros lard,dit Frieda. On a tout vu, nous. Il étaitjaloux, Dorian, il voulait guincher avectoi.

« Quelle horreur… Il gâche lasoirée… Qu’il s’en aille… À la porte…Un vrai monstre… Fou dangereux… »

— Dehors ! cria Dorian.— On s’en occupe, dit Frieda.— Fort bien, coupa Ignatius, très

grand seigneur, tandis que les troisfuries enfonçaient leurs gros doigtstrapus dans son surplis pour le propulservers la porte. Vous avez fait votre choix.

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Vivez donc dans un monde pourri par laguerre et les effusions de sang. Quandles bombes tomberont, inutile de venirpleurer chez moi. Je serai dans monabri.

— Écrase, dit Betty.Les trois filles poussèrent Ignatius

tout le long du chemin jusqu’à la grilledu porche d’entrée.

— Dame Fortune en soit louée, je medissocie de ce mouvement, tonnaIgnatius.

Le trio lui avait fait tomber sonécharpe écarlate sur l’œil et il ne voyaitplus très bien où il mettait les pieds.

— Les gens dissolus de mœurscomme vous l’êtes n’exercent guère deséduction sur l’électorat.

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Elles lui firent franchir la grilled’une poussée violente et il se piquadouloureusement les mollets aux pointesdes aloes qui flanquaient la portecochère.

— Écoute-moi bien, gros tas, luilança Frieda à travers la grille qu’ellerefermait. On te donne dix minutesd’avance. Ensuite on passe le Quartierau peigne fin.

— Et si on te trouve, gare, gros lard !— Allez casse-toi, gros cul, ajouta

Betty. Ça fait longtemps qu’on s’est pasbattues. Alors on est prêtes à te faire tafête quand tu veux, vu ?

— Votre mouvement est condamné,lança Ignatius dans le dos des trois fillesqui rebroussaient chemin en échangeant

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des bourrades. Vous m’entendez ? Con-dam-né ! Vous ne connaissez rien à lapolitique. À l’électorat. Vousn’emporterez pas une seulecirconscription du pays ! Vousn’emporterez même pas le QuartierFrançais !

La porte de l’appartement de Dorianclaqua et les filles disparurent. Ellesavaient rejoint la fête qui semblait avoirretrouvé son intensité de naguère. Lamusique avait repris et Ignatius entenditles cris aigus ; les rires et lesvociférations repartirent de plus belle. Ilalla cogner contre les volets noirs duplat de son sabre en hurlant :

— Vous allez perdre !Le piétinement de nombreux danseurs

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lui répondit seul.Un homme vêtu d’un complet de soie

et d’un chapeau noir à bord roulé sortitquelques instants de l’ombre d’une portevoisine pour s’assurer du départ destrois furies. Puis il reprit sa faction dansl’obscurité, observant Ignatius qui allaitet venait devant l’immeuble comme unours furieux.

L’anneau d’Ignatius réagit à tantd’émotions en se fermanthermétiquement. Ses mains, quant àelles, se couvrirent d’une multitude depetites cloques blanches quidémangeaient à rendre fou. Qu’allait-ilbien pouvoir raconter à Myrna dumouvement pour la paix, désormais ?Comme la croisade avortée pour la

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dignité des Maures, voilà qu’uneseconde débâcle lui tombait sur les bras.Ô Fortune, catin féroce. La soiréecommençait à peine. Il ne pouvaitretourner à Constantinople Street pour sefaire agresser de mille façons par samère. Pas maintenant, pas dans l’état oùl’avait mis cette nouvelle frustration àl’instant même où il croyait toucher aubut. Depuis près d’une semaine il sepréoccupait de la réunion inaugurale dumouvement des sodomites pour la paix,et voila qu’expulsé du monde de lapolitique par trois femmes louches il seretrouvait frustré et furieux sur le trottoirmouillé de St. Peter Street.

Consultant sa montre Mickey Mouse,qui était, comme toujours, quasi

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moribonde, il se demanda l’heure qu’ilpouvait bien être. Peut-être assez tôtpour aller assister à la première desFolles Nuits. Peut-être Miss O’Haraavait-elle déjà débuté. Puisque Myrna etlui ne pouvaient décidément s’affronteren une joute politique, il lui faudraitchoisir un autre champ clos, la sexualité.Quelle lance Miss O’Hara ne ferait-ellepas à planter droit entre les deux yeux del’irritante péronnelle. Ignatius contemplaune nouvelle fois la photographie ensalivant un peu. Quel genre de petitebête ? Il restait un espoir d arrachercette soirée d’entre les mâchoiresd’acier de l’échec.

Grattant une patte avec l’autre, ilparvint à la conclusion que sa sécurité

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exigeait de toute manière qu’il sedéplaçât. Ces trois sauvages risquaientde mettre leur menace à exécution. Il semit donc à ondoyer dans St. Peter Street,en direction de Bourbon Street.L’homme au complet de soie et auchapeau à bord roulé sortit de l’ombre etle suivit. Parvenu dans Bourbon Street,Ignatius remonta en direction de CanalStreet, traversant le défilé nocturne destouristes et des habitants du Quartier,parmi lesquels il ne semblait guèreétrange. Il se frayait un passage surl’étroit trottoir encombré, jouant deshanches pour écarter les gens qu’ilcroisait. Quand Myrna lirait sesaventures avec Miss O’Hara, elle enrecracherait son espresso de

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consternation.Quand il arriva en vue des Folles

Nuits, il entendit le Noir camé quivociférait :

— Oua-ho ! Entrez, entrez voir MissHarlett O’Lhorreur danser avec sa p’titebête ! Vraie danse du temps d’laplantation garantie cent pour cent surfacture ! Chaque salop’rie d’verre quevous avalerez contient au minimum unegoutte d’un truc à s’envoyer en l’air pourlongtemps, yeepi ! Tous les clients ontune chance de choper une chaude-lancerien qu’à picoler dans nos verres ! Etattention, jamais personne il a rien vud’pareil que Miss O’Lhorreur quandqu’elle danse avec sa p’tite bête !Première ce soir ! Entrez, entrez, y a des

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chances qu’ça soye aussi la dernière !Ignatius finit par l’apercevoir à

travers la foule qui se hâtait en passantdevant Les Folles Nuits. Selon touteapparence, personne ne réagissaitfavorablement aux discours del’aboyeur. Ce dernier lui-même avaitmomentanément interrompu sonboniment pour souffler un nuage defumée en forme de nimbus. Il portait unequeue-de-pie et un haut-de-formecrânement incliné au-dessus de seslunettes noires. À travers la fuméeépaisse, il souriait aux passants quirésistaient à ses appels.

— Eh ben, vous tous qui traînez vosguêtres par ici ! Arrêtez-vous un peu,j’vous dis ! Arrêtez-vous et v’nez poser

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vos culs sur les tabourets des FollesNuits reprit le portier. Aux Folles Nuits,vous verrez des vraies personnes decouleur qui bossent pour moins quel’salaire minimum ! Oua-ho !Atmosphère de la bonne vieilleplantation garantie ! T’as l’coton quipousse sur scène carrément sous l’nezdes spectateurs et t’as un militant d’lacause des Noirs qui s’fait botter l’cul àl’entracte ! Eh, salut !

— Miss O’Hara va passer ?demanda Ignatius au portier.

— Oua-ho !Le gros enfoiré était là en personne.— Dis donc, p’tite tête, comment ça

s’fait qu’tu portes encore c’te bouque etc’técharpe ? En quoi qu’t’es déguisé,

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d’une façon ?— Je vous en prie, coupa Ignatius en

faisant tinter son sabre. Je n’ai pas letemps de bavarder. Rien pour vous cesoir, je le regrette. Miss O’Hara acommencé ?

— Elle passe dans quelques minutes.Entrez donc là-dedans poser vot’cul surun bon fauteuil du premier rang. J’aicausé au chef de rang, y dit qu’il a sameilleure tabe pour vous.

— Est-ce bien vrai ? demandaIgnatius, impatient. La propriétaire nazieest absente, j’espère ?

— À vient d’s’envoler pour laCalifornie c’t’après-midi. Alla ditcomme ça qu’la Miss O’Hara est sibonne qu’alla pus qu’à aller s’tremper

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l’croupion dans l’eau d’mer sans s’fairede souci pour sa boîte, v’là c’qu’elle adit !

— Merveilleux, merveilleux.— Allez, mon pote, rente avant qu’ça

commence. Oua-ho. Faut pas en louperune minute. Merde alors ! Harlett passedans quelques secondes, allez viteprende vot’ fauteuil si près d’la scènequ’vous y compterez les boutons d’lachair de poule su’l’cul à la MissO’Hara.

Jones fit rapidement franchir àIgnatius la porte capitonnée.

Ignatius se propulsa à l’intérieur desFolles Nuits avec un tel élan que sonsurplis lui tournoya autour des hanches.Même dans l’obscurité, il remarqua que

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le bar était encore un peu plus crasseuxque lors de sa première visite dans leslieux. La poussière accumulée sur leplancher aurait probablement permis decultiver un peu de coton. Mais de coton,nulle trace. C’était l’une des publicitésmensongères des Folles Nuits pourattirer le gogo. Cherchant des yeux le« chef de rang » il n’en aperçut aucun et,traversant lourdement la salle oùquelques vieillards étaient éparpillésdans l’obscurité, il alla prendre place àune petite table directement sous lascène. Sa casquette y faisait commel’unique projecteur vert d’une rampeabsente. D’aussi près, il aurait peut-êtrel’occasion d’attirer d’un geste l’attentionde Miss O’Hara, ou de lui glisser

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quelques mots à propos de Boèce. Elleserait abasourdie de se rendre comptequ’une âme sœur se dissimulait dansl’assistance. Ignatius Jeta un coup d’œilà la poignée d’hommes aux yeux videsqui occupaient la salle. Miss O’Harapouvait dire qu’elle distribuait sesperles à un troupeau de cochonsvraiment lugubres – on aurait dit cesvieux hommes vagues et rentrés quiennuient les enfants dans les salles decinéma.

Un orchestre de trois musiciens, àgauche de la petite scène, attaqua uneinterprétation martelée de You Are MyLucky Star. La scène, qui semblait elle-même assez sale, restait vide.Ignatius Jeta un coup d’œil vers le bar

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pour tenter d’obtenir que l’on daignâts’occuper de lui et croisa le regard dubarman qui les avait servis sa mère etlui. L’homme fit semblant de ne l’avoirpas vu. Alors Ignatius cligna lourdementdes yeux à une femme qui s’appuyaitcontre le bar, une créature d’allurehispanique d’une quarantaine d’années,qui lui rendit aussitôt un terrifiantsourire, orné d’une ou deux dents d’or.Elle se détacha du bar avant que lebarman eût pu l’arrêter et vint jusqu’àIgnatius qui se serrait contre la scènecomme s’il se fût agi d’un poêle bienchaud.

— Tou vo boirrre quelqué chosse,chico ?

Elle avait une haleine assez empestée

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pour traverser le filtre de la moustached’Ignatius qui, saisissant son écharpe,s’en protégea aussitôt les narines.

— Merci oui, fit-il d’une voixétouffée par le tissu écarlate. Un Dr Nut,s’il vous plaît. Et bien glacé, je vousprie.

— Bais voirrre cé qu’il y a, réponditénigmatiquement la femme qui reprit lechemin du bar en clopinant sur sessandales de raphia.

Ignatius l’observa qui parlait pargestes au barman. Ils en échangèrent unebonne quantité dont la plupart étaientdirigés vers Ignatius. Au moins, songeaitIgnatius, le bar offrait une relativesécurité si les musculeuses furies semettaient à sa recherche. Le barman et la

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femme échangèrent de nouveaux signes,puis elle revint clopin-clopant jusqu’àIgnatius portant deux bouteilles dechampagne et deux verres.

« Nous pas ave lé Dr Nut, dit-elle enjetant plus qu’elle ne le posait le plateausur la table. Mira, tou doives bingt-quatre dollars pour cé tchampagne.

— C’est un scandale ! s’écriaIgnatius en brandissant son sabre.Portez-moi un Coca-Cola.

— N’a pas Coca, n’a pas rrien.Solement tchampagne, dit la femme ens’asseyant à la table. Allez, tchérri.Oubrre cé tchampagne. Dj’ai soif.

De nouveau, la mauvaise haleinedériva jusqu’à Ignatius qui pressal’écharpe contre son nez avec une telle

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vigueur qu’il crut étouffer. Il risquaitd’attraper de cette femme des germesqui s’empresseraient de gagner soncerveau et de faire de lui un quasi-mongolien. Pauvre Miss O’Hara, dansun tel bouge. Prise au piège. Contraintede collaborer avec des consœurs à peinehumaines. Par nécessité, le stoïcismeboécien de Miss O’Hara, sondétachement devaient être remarquables.La créature hispanique laissa tomber lanote sur les genoux d’Ignatius.

— Quelle audace, ne me touchezpas ! beugla Ignatius à travers sonbâillon.

— Ave Maria ! Que Pato ! s’écria lafemme, avant d’ajouter : Mira, tou doivepailler méténant, maricon ! Nous té

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boute déhors à coupe dé pié dan tongrrros culo !

— Qu’en termes galants ! marmonnaIgnatius. Ma foi, je ne suis point venu icidans l’intention de boire en votrecompagnie. Alors, veuillez quitter matable – il respira profondément, par labouche – et remportez votre champagne.

— Oye, loco, tou es…Les menaces de la femme furent

noyées dans le tintamarre soudain del’orchestre, une imitation volontaire defanfare. Lana Lee apparut sur scène dansune espèce de combinaison d’aviateurde lamé or.

— Oh, juste ciel ! cracha Ignatius.Le Noir camé l’avait trompé. Il

voulut s’enfuir du club en toute hâte,

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mais se rendit compte qu’il serait mieuxavisé d’attendre que cette affreusefemme en eût terminé et quittât la scène.Il se recroquevilla donc aussitôt contrela scène. Au-dessus de sa tête, lapropriétaire nazie lançait :

— Mesdames et Vicieux, bonsoir !C’était un début tellement

épouvantable qu’Ignatius faillit enrenverser sa table.

— Tou doives mé pailler méténant,exigea la femme, passant la tête sous latable pour retrouver le visage de sonclient.

— Silence, catin ! aboya Ignatius.L’orchestre attaqua – et endommagea

gravement – une version à quatre tempsde Sophisticated Lady. La nazie

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vociférait :— Et voici la pure vierge de

Virginie – Miss… Harlette…O’Haraaaa !

L’un des vieux assis devant une tableapplaudit timidement et Ignatius,risquant un œil par-dessus le rebord dela scène, constata que la propriétaireétait partie. Elle avait été remplacée parun perchoir orné de grands anneaux. Quepouvait bien préparer Miss O’Hara ?

Puis Darlene entra en scène en coupde vent, balayant les planches de sa robede bal ornée d’une interminable traîneen résille de nylon. Sur sa tête, unemonstrueuse capeline. Sur son bras, unmonstrueux oiseau. Un nouveauspectateur applaudit.

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— Mira, tou vas mé pailler méténant,sinon, cabron…

— Ce n’était pas les baballes quimanquaient au gland, mon honneur, maisj’ai su garder mon coco, articula trèssoigneusement Darlene à l’intention duvolatile.

— Oh, mon Dieu ! beugla Ignatiusincapable de se contenir plus longtemps,cette débile profonde serait HarlettO’Hara ?

Le cacatoès repéra Ignatius avantDarlene, car, depuis son entrée en scène,ses petits yeux en boutons de bottineavaient aussitôt repéré l’anneau de laboucle d’oreille de fantaisie qui luipendait au lobe. Quand Ignatius poussason exclamation, l’oiseau battit des

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ailes, quitta le bras de Darlene pour leplancher de la scène et se dirigea ensautillant et en poussant des crisrocailleux vers la tête d’Ignatius.

— Eh ben ! s’écria Darlene, c’est legros fou !

Alors que ce dernier était sur le pointde battre précipitamment en retraite etde quitter le bar, l’oiseau sauta de lascène sur son épaule. Enfonçant sesserres dans le tissu du surplis, il attrapala boucle d’oreille avec son bec et semit à tirer dessus.

— Grand Dieu !Ignatius se redressa d’un bond et

entreprit de marteler de coups de poingl’oiseau qui s’accrochait à lui. Quelleincroyable menace psittacienne dame

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Fortune, cette catin perdue, lui jetait-elleau visage ? Les bouteilles de champagneet les verres se fracassèrent sur le soltandis qu’Ignatius tentait en titubant degagner la sortie.

— Revenez ici avec mon cacatoès !s’écria Darlene.

Lana Lee était de retour sur scène etvociférait.

L’orchestre s’était tu. Les rares vieuxclients s’écartaient devant Ignatius quitournoyait entre les petites tables enpoussant des cris de cerf en rut et enfrappant la masse de plumes roses quisemblait soudée à son oreille et à sonépaule.

— Comment ce personnage a-t-ilbien pu flanquer les pieds ici, hein ? Qui

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l’a laissé entrer ? demandait Lana Leeaux septuagénaires éperdus quicomposaient l’auditoire. Où est Jones ?Qu’on aille me chercher ce Jones !

— Revenez ici, espèce de gros fou !s’époumonait Darlene. Le soir de lapremière ! Mais pourquoi qu’vous êtesjustement venu ici le soir de lapremière !

— Bonté divine ! pantela Ignatiustout en cherchant la porte à tâtons, aprèsavoir traversé le bar dans une tempêtede tables renversées, ces démons lâchentdes oiseaux enragés sur leurs clientssans défense ! Incroyable audace ! Vousne serez pas étonnés que j’engage lespoursuites dès demain matin !

— Allez, qué tou doives bingt-quatre

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dollars. Que tou pailles dé souite !Ignatius renversa encore une table en

se précipitant de l’avant, portanttoujours le cacatoès. Puis il sentit laboucle se défaire et l’oiseau, le becsolidement refermé sur l’anneau, selaissa tomber de son épaule. Terrifié,Ignatius sortit en trombe sous le nez del’hispanique furie qui lui brandissaitl’addition aux yeux avec beaucoup dedétermination.

— Oua-ho ! Salut !Ignatius passa devant Jones en

titubant. Ce dernier ne s’était pas attenduà ce que son sabotage pût revêtir desproportions aussi spectaculaires.Haletant, une main crispée sur sonanneau pylorique obstinément clos,

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Ignatius se jeta tout droit sur la chausséeet sur la trajectoire d’un autobus Desirequi arrivait. Il entendit d’abord lespassants pousser des hurlements sur letrottoir. Puis il entendit le puissantchuintement des pneus et le hurlementgrinçant des freins et, enfin, levant lesyeux, il fut aveuglé par des phares àquelques mètres seulement de sonvisage. Les phares se mirent à vacillerpuis s’estompèrent : Ignatius s’effondraévanoui.

Il serait tombé directement sous lesroues de l’autobus si Jones se n’étaitprécipité sur la chaussée pour tirer deses deux grandes mains sur le surplisblanc. Ignatius tomba donc à la renverseau lieu de piquer du nez, et l’autobus,

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crachant des fumées d’échappement,passa en ferraillant à deux ou troiscentimètres seulement de ses demi-bottillons.

— Il est mort ? demanda Lana Lee,pleine d’espoir, examinant la montagnede tissu blanc qui s’érigeait sur lachaussée.

— Dj’espère qué non. Qu’il doivebingt-quatre dollars ceste maricon !

— Oh, réveille-toi, mon pote ! ditJones, soufflant de la fumée sur lasilhouette inerte.

L’homme au complet de soie et auchapeau à bord roulé sortit d’uneencoignure où il s’était dissimulé envoyant Ignatius pénétrer aux FollesNuits. Le départ d’Ignatius de ces

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mêmes Folles Nuits avait été si brusqueet si violent que l’homme avait sursauté,incapable d’agir.

— Laissez-moi lui jeter un coupd’œil, dit-il en se courbant pour écouterle cœur d’Ignatius.

Une tambourinade puissante luiapprit qu’il y avait encore du soufflevital à l’intérieur ae ces mètres de cotonblanc entassés. Il prit le poignetd’Ignatius. La montre Mickey Mouseavait été écrasée.

« Il va bien. Il est seulement évanoui.L’homme s’éclaircit la gorge avant

de reprendre d’une voix mourante :« Allez, reculez, tout le monde. Il lui

faut de l’air, laissez-le respirer.La chaussée était pleine de monde et

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l’autobus s’était arrêté un peu plus loin,bloquant la circulation. Brusquement,Bourbon Street retrouvait ses airs ducarnaval.

À travers ses sombres lunettes, Jonesexaminait l’inconnu. Il ne lui paraissaitpas si inconnu que ça. On aurait dit uneversion élégante d’un personnage queJones avait connu. Surtout les yeux douxet timides qui lui disaient quelque chose.Il se souvenait d’avoir vu le mêmeregard un peu trouble au-dessus d’unebarbe rousse. Puis il se souvint d’avoirvu ces mêmes yeux sous une casquettebleue au commissariat, le jour del’affaire des noix de cajous. Il ne ditrien. Un flic est un flic. Mieux valaittoujours les éviter s’ils ne vous

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demandaient rien.— D’où sortait-il ? demandait

Darlene à la foule des badauds, soncacatoès rose ayant repris sa place,perché sur le bras de sa maîtresse,l’anneau lui pendant au bec comme unasticot d’or.

« Ah, tu parles d’une première.Qu’est-ce qu’on fait, Lana ?

— Rien, dit Lana, folle de rage. Onn’a qu’à laisser cet épouvantail-là où ilest jusqu’à l’arrivée des balayeurs,demain matin. Et puis je vais m’occuperde Jones, moi !

— Oh, eh ! Ce type est entré deforce, hein ! On s’est empoignés, battuset tout, mais c’t’enfoiré semblait biendécidé à entrer aux Folles Nuits, ça

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chpeux l’dire. J’avais la trouille dedéchirer c’beau costume que vous louez,pas, pasque, si vous devez l’payer, c’estla faillite, non ? Oua-no !

— Fermez donc votre gueule de p’titmalin, Jones. J’crois bien qu’il vafalloir que j’appelle mes amis ducommissariat. Vous êtes viré. Darlene,toi aussi. Je savais bien que j’aurais pasdû te laisser mettre les pieds sur mascène. Débarrasse mon trottoir avec tonfoutu bestiau.

Lana se tourna vers la foule desbadauds.

« Eh bien, messieurs-dames, puisquevous êtes tous là, que diriez-vous d’unesoirée élegante, aux Folles Nuits ? Nousavons un spectacle de grande classe, les

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amis !— Mira, Lee ! intervint l’Espagnole

en infligeant à Lana un peu de samauvaise haleine, qui va mé pailler ctétchampagne ?

— T’es virée aussi, espèced’espingouine à la manque, dit Lanaavec un sourire commercial. Allez lesamis ! Entrez, entrez ! Venez boire vosmélanges favoris, réalisés par nosexperts en imbibologie, selon vospropres indications !

Mais la foule préférait se démancherle cou pour mieux apercevoir lamontagne blanche, qui émettait toutessortes de gargouillis, et déclinaitimplicitement l’invitation de Lana Lee.

Cette dernière était sur le point

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d’aller ramener la montagne à laconscience par quelques coups de piedbien placés afin de la chasser de sonruisseau quand l’homme au chapeau àbord roulé demanda poliment :

— Puis-je me servir de votretéléphone ? Peut-être vaudrait-il mieuxque j’appelle une ambulance.

Lana considéra le complet de soie, lechapeau, le regard incertain, un peufalot. Oh, elle avait l’œil pour lesmichetons plaqués or, les clients faciles.Un riche médecin ? Un avocat ? Ce caveallait peut-être lui fournir l’occasion detransformer ce petit fiasco en un grandsuccès.

— Mais bien sûr, chuchota-t-elle.Écoutez, vous n’allez pas gâcher toute

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votre soirée à vous occuper de cetépouvantail, là, vautré sur la chaussée.C’est une espèce de paumé. Vous avezl’air d’avoir besoin de vous amuser.

Elle contourna la montagnerecouverte de son surplis blanc quigargouillait et ronflait comme un volcan.Quelque part au pays de sonimagination, Ignatius rêvait qu’uneMyrna Minkoff terrorisée comparaissaitdevant un tribunal de la Décence et duGoût qui la jugeait dépourvue de l’unecomme de l’autre. On était sur le pointde prononcer une sentence épouvantablequi assurerait qu’elle allait souffrirphysiquement pour payer lesinnombrables délits dont elle s’étaitrendue coupable. Lana Lee se rapprocha

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du monsieur au complet de soie et glissaune main à l’intérieur de sa combinaisonde lamé. S’accroupissant à côté del’homme, elle lui fit voir l’espace d’unéclair la photographie boécienne dans lecreux de sa paume.

« Regarde un peu ça, mon loup. Ça tedirait de passer la nuit avec le modèlede ça ?

L’homme au chapeau à bord roulédétourna les yeux du visage pâled’Ignatius et aperçut la femme, levolume, le globe terrestre et le bâton decraie. Il s’éclaircit une fois de plus lagorge et dit :

— Je suis l’agent de police Mancuso.En mission spéciale. Je vous arrête pourracolage et détention de matériel

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pornographique.Ce fut exactement au même moment

que les trois membres de l’ex-service desécurité des auxiliaires fémininespénétrèrent sans douceur dans la foulequi entourait Ignatius.

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TREIZE

Ignatius ouvrit les yeux et vit dublanc qui flottait au-dessus de lui. Ilavait la migraine et son oreillel’élançait. Puis ses yeux jaune et bleuredevinrent progressivement capablesd’accommoder et, à travers sa migraine,il se rendit compte qu’il regardait unplafond.

— Alors, tu t’réveilles enfin, mongarçon ! dit près de lui la voix de samère. Regarde-moi un peu ça ! Cettefois-ci, nous sommes fichus pour debon !

— Où suis-je ?— Ah, recommence pas à faire ton

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intéressant avec moi. Recommence pasavec moi, Ignatius, t’avise pas ! J’en aipar-dessus la tête de tes comédies. Chteparle très sérieusement. Comment que jevais oser r’garder les gens en face aprèsça, hein ?

Ignatius tourna la tête et jeta un coupd’œil alentour. Il était couché au milieud’une petite cellule délimitée par desécrans blancs. Il vit passer uneinfirmière au pied de son lit.

— Juste ciel ! Je suis à l’hôpital. Quiest mon médecin ? J’espère que tu asoublié ton égoïsme pour t’assurer lesservices d’un spécialiste ! Et d’unprêtre. Fais-en venir un. Je verrai s’ils’agit d’un prêtre acceptable.

Ignatius postillonnait nerveusement et

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aspergea d’un peu de salive le drapimmaculé qui recouvrait comme unecalotte de neige éternelle le sommet desa bedaine. Portant la main à sa tête, ilsentit qu’elle était bandée par-dessus samigraine.

— Oh, mon Dieu ! N’aie pas peur deme parler franchement, maman. Lasouffrance me dit que c’est sans espoir.

— Ferme ça et regarde ce que je temontre.

Mme Reilly hurlait presque. Elle jetaun journal sur la tête bandée d’Ignatius.

— Infirmière ! Au sec…Mme Reilly récupéra le journal d’un

geste brusque et gifla Ignatius à la voléeen travers des moustaches.

— Tais-toi, espèce de fou, cht’ai

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dit ! Et lis-moi c’te journal !Sa voix se brisa.« Fichus, qu’on est, fichus !Sous une manchette proclamant

ÉTRANGE ET VIOLENT INCIDENT DANSBOURBON STREET, Ignatius vit troisphotographies alignées. À droite,Darlene en robe de bal tenait soncacatoès et souriait d’un sourire destarlette. À gauche, Lana Lee couvraitson visage de ses mains en montant àl’arrière d’une voiture de patrouilledans laquelle on apercevait les troistêtes tondues des auxiliaires fémininesdu Parti de la Paix. L’agent de policeMancuso, en costume déchiré, enchapeau cabossé, tenait la portièreouverte d’un air décidé. Au centre, le

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Noir camé regardait avec un largesourire ce qu’on aurait pu prendre pourle cadavre d’une vache sur la chaussée.Ignatius examina la photo du centre enplissant les yeux.

— Non, mais regardez-moi ça, tonna-t-il. Quels abrutis ce journal emploie-t-ilcomme photographes qu’ils n’aientmême pas été fichus de faire de moi unephoto reconnaissable !

— Lis c’qu’y a d’écrit en d’ssousd’la photo, mon gars, lis donc !

Mme Reilly pointa le doigt contre lejournal comme si elle avait voulu entranspercer la photographie en question.

« Lis chte dis, Ignatius. Qu’est-ce quetu crois qu’y racontent, les gens, dansnote rue ? Hein ? Vas-y, lis-moi ça à

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haute voix. Une grande bagarre dans larue, des photos cochonnes, des belles denuit ! Tout est là. T’as qu’à me le lire !

— J’aime mieux pas. Tout cela estprobablement plein de falsifications etde ragots salissants et diffamatoires. Lesjournalistes de cette presse à sensationne se seront pas gênés pour insinuer d’unair faussement pincé et réprobateurtoutes sortes de turpitudes calomnieuses.

Ignatius n’en commença pas moins àlire l’article en manière de dérision.

— Non, ne me dis pas qu’ilsprétendent que cet autobus fou ne m’apas heurté ? Leur premier commentaireest déjà un mensonge. Entre en contactavec leur service des réclamations. Ilfaut les poursuivre, les assigner !

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— Ferme ça et lis tout.L’oiseau d’une effeuilleuse avait

attaqué un colporteur de saucisseschaudes costumé en pirate. A. Mancuso,agent de police en civil, avait arrêtéLana Lee pour racolage, possession dematériel pornographique et fabricationdudit matériel. Burma Jones, portier,avait mené l’agent Mancuso jusqu’à unpetit placard, sous le bar, dans lequel unstock de matériel pornographique avaitété découvert. A. Mancuso avait déclaréaux journalistes qu’il travaillait sur cetteaffaire depuis un moment déjà et qu’ilavait déjà repéré l’un des comparses dela femme Lee. La police estimait quel’arrestation de cette femme mettait finaux activités d’un réseau organisé de

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trafic pornographique dans tous leslycées et établissements scolaires de laville. La police avait en effet trouvé uneliste de ces lycées et établissementsscolaires dans le bar. A. Mancuso avaitdéclaré que le comparse faisait l’objetd’activés recherches. Tandis qu’A.Mancuso procédait à l’arrestation de lafemme Lee, trois autres femmes, lesnommées Club, Steele et Bumper,l’avaient sauvagement agressé devant laboîte de nuit, malgré la présence d’unefoule nombreuse. Les trois femmesavaient elles aussi été placées sousmandat de dépôt. Ignatius JacquesReilly, trente ans, avait été transporté àl’hôpital en état de choc. Son étatn’inspirait pas d’inquiétude.

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— C’est notre déveine qu’a vouluqu’y z’aient eu un photographe dansl’coin pour prende ta photo couché dansla rue comme un clodo ivre, reniflaMme Reilly. J’aurais dû m’douter qu’untruc comme ça nous pendait au nez avectoi qui collectionnais les photoscochonnes et qui te promenais habillé enMardi gras.

— Je ne me promenais pas, jetravaillais, soupira Ignatius. Et j’aiconnu la soirée la plus épouvantable demon existence. Dame Fortune étaitvraiment déchaînée hier soir. M’est avisque je ne puis descendre beaucoup plusbas.

Il rota.« Puis-je m’enquérir de ce que ce

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crétin de Mancuso, ma Némésis, faisaitdans le coin ?

— Après qu’tu soyes parti, hier soir,j’ai téléphoné à Santa et j’y ai ditd’joindre Angelo au commissariat poury d’mander d’aller voir c’que tufabriquais dans St. Peter Street.Cht’avais entendu donner c’t’adresse auchauffeur.

— Hmm, très malin, vraiment.— J’ai cru qu’t’allais à une réunion

avec des tas d’communisses. Oh, j’metrompais bien, allez ! Angelo m’a ditqu’tu fréquentais d’drôles de gens.

— Autrement dit, tu me faisaissuivre, vociféra Ignatius. Ma propremère !

— Attaqué par un oiseau, sanglota

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Mme Reilly. C’était à toi qu’il fallaitqu’ça arrive ça, Ignatius. Personne nes’est jamais fait attaquer par un oiseau !

— Où est le conducteur de cetautobus ? Il faut l’assigner sur-le-champ.

— Pisque tu t’es seulement évanoui !Imbécile.

— Alors pourquoi ce bandage, cespansements ? Je ne me sens pas bien dutout. J’ai dû m’endommager quelqueorgane essentiel en tombant sur lachaussée.

— Tu t’es seulement un peu écorchéla tête. T’as strictement rien. On t’a faitdes radios.

— Comment, des gens m’ontmanipulé pendant que j’étaisinconscient ! Tu aurais pu avoir le bon

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goût de les arrêter. Dieu sait où cesmembres salaces de la professionmédicale seront allés mettre le doigt, lenez ou la sonde !

Ignatius se rendait compte qu’outresa tête et son oreille une érection leturlupinait depuis son réveil. Voilà quiréclamait une prompte intervention.

« Aurais-tu l’obligeance de te retirerquelques instants ? Le temps quej’examine mon corps à fond pourvérifier que je n’ai fait l’objet d’aucunemanipulation déplacée ou désagréable.Cinq minutes devraient me suffire.

— Écoute-moi bien, Ignatius,répliqua Mme Reilly en se levantbrusquement pour aller saisir son filspar le col du ridicule pyjama de cloune

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à gros pois qu’on lui avait fait enfiler,arrête de faire le malin avec moi sinonje vais te retourner une paire de calottesqui vont te remettre la tête à l’endroit !Angelo m’a tout raconté ! Un garçon quia fait des études comme toi et qui s’enva traîner avec des drôles de gens dansl’Quartier et qui va dans une boîte pourrelancer une belle de nuit !

Mme Reilly se remit à pleurer.« Une chance encore que toute

l’histoire soye pas dans l’journal. Onaurait dû quitter la ville !

— C’est toi qui m’as emmené dansce bar, moi qui suis innocent et pur. Etd’ailleurs, tout ça est de la faute de cettehorrible fille, Myrna Minkoff. Ilconvient de la punir de toutes ses

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mauvaises actions.— Myrna ? interrogea Mme Reilly

entre deux sanglots, alle est même pas enville. J’en ai ma claque de tes histoiresde fou, Ignatius. Déjà tu m’en as faitavaler de belles quand t’as été renvoyédes Pantalons Levy ! Ça prend plus, tum’entends ? T’es fou, Ignatius, fou à lierma parole, même si ça m’coûte de l’direde mon propre enfant, t’as pas toute tatête, voilà !

— Mais tu sembles toi-même assezhébétée. Pousse donc discrètement l’undes malades, installe-toi dans son lit etpique un petit somme. Cela te fera leplus grand bien. Reviens me voir dansune heure.

— J’ai pas fermé l’œil de la nuit,

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chuis restée d’bout. Quand Angelo atéléphoné pour me dire que t’étais àl’hôpital, j’ai cru qu’j’allais avoir uneattaque. J’ai failli tomber raide sur lecarreau d’la cuisine, droit sur la tête.J’aurais pu m’ouvrir le crâne. Et pis j’aicouru dans ma chambre pour m’habilleret j’me suis tordu la ch’ville. J’ai encoremanqué avoir un accident en v’nant icien auto !

— Oh, non, pas un autre accident !souffla Ignatius, horrifié. Cette fois, ceserait les mines de sel pour moi,j’imagine.

— Tiens, pauvre imbécile. Angelom’a dit d’te donner ça.

Mme Reilly se baissa pour ramasserquelque chose près de son siège sur le

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sol. C’était le fort volume de laConsolation. Elle le lança sur le lit,dirigeant un de ses coins cartonnés sur leventre de son fils.

— Ouooff, fit Ignatius.— Y l’a trouvé dans cette boîte, hier

soir, Angelo, dit avec force Mme Reilly,quelqu’un y avait volé dans les toilettes,là, à la gare.

— Juste ciel ! Mais tout cela a étémanigancé, hurla Ignatius, secouant legros bouquin entre ses pattes. J’y voisclair, maintenant, je comprends tout.Voilà bien longtemps déjà que je t’ai ditque ce mongolien de Mancuso était notreNémésis. Et voici qu’il me porte ledernier coup. Dans monincommensurable innocence, je lui ai

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prêté ce volume, et maintenant je suis ledindon de la farce.

Fermant ses yeux injectés de sang, ilbalbutia quelques mots sans suite.

« Abusé par une catin du TroisièmeReich dissimulant son visage dépravéderrière mon propre livre, le fondementmême de ma vision du monde ! Oh, mamère, ma pauvre mère, si seulement tusavais combien j’ai cruellement ététrompé et roulé par un complot de sous-hommes. Suprême ironie – le livremême de la Fortune m’a porté malheur.Ô Fortune, Fortune, ribaude dégénérée !

— Tais-toi, vociféra Mme Reilly, levisage creusé de rides sous l’effet de lacolère. Tu veux donc ameuter toutl’hôpital ! Qu’est-ce que tu crois qu’elle

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va dire, Miss Annie, main’nant, hein ?Comment que j’vais oser les r’garder enface, moi, les gens, imbécile d’Ignatius,pauvre fou d’Ignatius ! Et l’hôpital quiréclame vingt dollars avant que j’tesorte de là. C’est c’t’ambulancier aussi,pas moyen qui t’emmène à la Charité,comme un brave homme. Non. L’a falluqu’y vienne te mette ici, dans un hôpitalpayant. D’où tu crois que j’vais sortirvingt dollars, moi, hein ! Faut quej’règle une traite de ta trompette,demain. Faut que j’paye le bonhommeque j’ai cassé sa baraque aussi !

— C’est un pur scandale. Tu nepaieras en aucun cas vingt dollars. C’estdu brigandage de grand chemin. Etmaintenant rentre à la maison et laisse-

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moi ici. C’est plutôt paisible, semble-t-il. Je vais même guérir, à la longue,peut-être. C’est exactement ce dont mapsyché a besoin pour le moment. Quandtu en auras le temps, apporte-moiquelques crayons et le gros classeurcartonné que tu trouveras sur monbureau. Ce traumatisme doit êtreenregistré par moi tant qu’il est encoretout frais dans ma mémoire. Je te donnela permission de pénétrer dans machambre. Maintenant, si tu veux bien mepardonner, je dois reposer.

— Reposer ? Pour payer encorevingt dollars pour une autre journée ?Sors de c’lit et au trot ! J’ai appeléClaude. Y va v’nir ici et payer ta note.

— Claude ? Qui diable peut bien être

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ce Claude ?— Un monsieur que chconnais.— Tu en es donc là ? s’effara

Ignatius le souffle coupé. Ma foi, autantte faire clairement comprendre dèsmaintenant qu’il est entièrement hors dequestion pour moi d’accepter l’argentd’un inconnu. Je resterai ici jusqu’à cequ’un argent honnête achète ma liberté.

— Sors de c’lit, chte dis ! s’emportaMme Reilly. Elle tira sur le pyjama,mais le corps était enfoncé dans lematelas comme un météore. « Sors de làavant que je démolisse tes grossesjoues ! Quand il vit le sac à mainmaternel brandi au-dessus de sa tête, ils’assit sur son séant.

— Mais, juste ciel ! tu portes tes

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souliers de bouligne ! Par-dessus lerebord de son lit, Ignatius braqua leregard de ses yeux bleu, jaune… et rosesur les pieds de sa mère, sous sacombinaison pendouillante et ses bas decoton tire-bouchonnés.

« Je ne connais que toi pour venir auchevet de ton fils malade ainsisportivement chaussée.

Mais sa mère ne répondit pas à laprovocation. Elle possédait ladétermination, la supériorité que confèreseule une intense colère. Ses yeuxavaient la dureté de l’acier et safroideur, ses lèvres minces étaientfermes.

Tout allait terriblement mal.

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II

M. Clyde prit connaissance de sonjournal du matin et renvoya Reilly. Lacarrière de colporteur de ce grand singeétait terminée. Pourquoi ce babouinportait-il sa tenue en dehors de sonservice ? Un seul gorille de l’acabit deReilly suffisait à détruire dix annéesd’efforts patients consacrés à bâtir uneréputation commerciale. Les marchandsde hot-dogs avaient déjà une imagesuffisamment problématique comme ça !Il était vraiment inutile que l’un d’entreeux tournât de l’œil en pleine rue devantun boxon !

M. Clyde bouillonnait et bouillait

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tout autant que son chaudron à saucisses.Si Reilly s’avisait de paraître chezParadise Vendors SA, il y aurait droit,cette fois-ci, en travers de la gorge, unbon coup de fourchette. Mais il avait cecache-poussière blanc et cet attirail depirate. Reilly devait les avoir sortis enfraude du garage l’après-midi précédent.Il faudrait donc entrer en contact avec legrand singe, malgré tout, ne fût-ce quepour lui dire de ne plus remettre lespieds jamais au garage. Car on nepouvait vraiment pas s’attendre àrécupérer son uniforme auprès d’unanimal comme Reilly.

M. Clyde composa plusieurs fois lenuméro de téléphone de la maison deConstantinople Street sans obtenir de

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réponse. Peut-être l’avait-on mis àl’ombre quelque part. Quant à la mèredu grand singe, elle devait être vautréequelque part, ivre morte. Dieu seulsavait de quoi cette hideuse bonnefemme pouvait bien avoir Pair. Ah,c’était une jolie petite famille.

III

Le docteur Talc venait de passer unesemaine infernale. Sans qu’il sût tropcomment, ses élèves étaient tombés surl’une des innombrables lettres demenaces dont l’avait inondé cet étudiant

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psychotique quelques années auparavant.Comment avaient-ils mis la main dessus,il l’ignorait. Mais les résultats étaientd’ores et déjà épouvantables. Un réseaude rumeurs souterraines concernant lalettre commençait à s’étendre dansdiverses directions. Il devenait la tête deTurc du campus. Lors d’un coquetèle,l’un de ses collègues avait fini par luiexposer les raisons des rires et deschuchotements qui troublaient désormaisses cours naguère reçus par desauditoires respectueux et silencieux.

L’accusation de « pervertir lajeunesse » que contenait la mauditelettre avait fait l’objet d’un malentenduet d’une interprétation malveillante.Finirait-il par être contraint de

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s’expliquer devant l’administration ? Etcette phrase sur les « testicules sous-développés ». Talc en frémissait. Lemieux serait peut-être d’amener toutel’affaire sur la place publique. Jamais iln’avait été homosexuel, il parviendrait àfaire justice de tout cela. Mais, pour cefaire, encore fallait-il parvenir àremettre la main sur ce Reilly, qui étaitd’ailleurs du genre à nier touteresponsabilité dans l’affaire. Mais peut-être aussi suffirait-il de décrire un peuce à quoi cet étudiant odieuxressemblait. Oh, Talc voyait encore cegros Reilly avec son énorme écharpe, etcette anarchiste, sa comparse à la grossesacoche qui parcourait le campus en sacompagnie et l’inondait littéralement de

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tracts de toutes sortes. Heureusementqu’elle n’était pas restée à la fac troplongtemps, celle-là. Mais Reilly, lui,s’était au contraire incrusté, à croirequ’il voulait devenir partie intégrante dupaysage, au même titre que les bancs etles palmiers.

Pendant tout un semestre lugubre,Talc les avait eus l’un et l’autre dansdeux groupes séparés. Ils n’avaientcessé de l’importuner par des bruitsétranges et de l’interrompre en lebombardant de questions saugrenues,impertinentes et venimeuses auxquellesnul, en dehors de Dieu lui-même, n’eûtété en mesure de répondre. Il haussa lesépaules. Malgré tout, il lui fallait doncjoindre Reilly et lui extorquer des aveux

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et une explication. Dès qu’ils verraientM. Reilly, ses élèves comprendraientque la note était le fruit de l’imaginationd’un esprit dérangé. Peut-être mêmeprésenterait-il Reilly à l’administration.Bref, la solution était littéralementphysique, il fallait produire M. Reilly enchair et en os – surtout en chair !

Le docteur Talc aspira une gorgée duV8 rehaussé de vodka qu’il ne manquaitjamais de boire au lendemain matind’une soirée mondaine copieusementarrosée et jeta un coup d’œil à sonjournal. Eh bien, les gens du Quartiersemblaient s’amuser comme des fous.Tout en sirotant, il se remémora une foisde plus l’incident au cours duquel Reillyavait balancé toutes les copies d’examen

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sur la tête des manifestants de premièreannée par la fenêtre d’un bureau dubâtiment administratif de la fac. On s’ensouviendrait sans nul doute aussi àl’administration. Avec un sourirecomplaisant, il reporta son attention surle journal. Les trois photographiesétaient franchement cocasses. Les gensdu commun, un peu débraillés, un peudébauchés, l’avaient toujours séduit etamusé – de loin. Il lut l’article et faillits’étrangler, crachant sa boisson sur sabelle veste d’intérieur.

Comment Reilly avait-il pu tomber sibas ? Certes, il avait été un étudiant,mais ça… Où les ragots s’arrêteraient-ils si l’on apprenait à la fac que la lettrede menaces était l’œuvre d’un marchand

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ambulant de hot-dogs ! Et Reilly étaitbien du genre à venir s’installer sur lecampus avec sa voiture à bras pourtenter de vendre des saucisses devant lebâtiment des sciences sociales. Ils’ingénierait à faire tout un cirque decette affaire. Une farce scandaleuse dontle docteur Talc ferait les frais,transformé en auguste grotesque.

Posant son journal, le docteur Talccouvrit son visage de ses mains. Jamaisil ne se débarrasserait de cette lettre demenaces. Une seule solution, tout nier enbloc.

IV

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Miss Annie regarda son journal dumatin et devint toute rouge. Elle s’étaitbien demandé aussi pourquoi tout étaitaussi tranquille chez les Reilly, cematin. Mais là, c’était vraiment la goutted’eau qui allait faire déborder le vase.C’était la réputation du Quartier qui étaitmise en cause par ce scandale. Elle n’ensupporterait pas plus. Il fallait que cesgens s’en aillent. Elle décida de fairesigner une pétition par tous les voisins.

V

L’agent de police Mancuso regarda

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de nouveau le journal. Puis il le porta àla hauteur de sa poitrine et l’éclair dumagnésium reluisît. C’était son propreBrownie qu’il avait apporté aucommissariat pour demander au sergentde bien vouloir le photographier dans undécor officiel : devant le bureau dusergent, devant le perron ducommissariat, une voiture de patrouille,une contractuelle spécialisée dans lescontraventions aux abords des écoles,quand la vitesse y est limitée à l’heurede la sortie et de l’entrée des élèves.

Quand il ne resta plus qu’une seulephoto à prendre, l’agent de policeMancuso décida d’organiser une petitemise en scène en combinant plusieursdes accessoires en un final plus

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spectaculaire. Tandis que lacontractuelle, jouant le rôle de Lana Lee,montait a bord de la voiture depatrouille en grimaçant et en montrant lepoing d’un air vengeur, l’agent de policeMancuso faisait face à l’appareil avecun sourire sévère.

— Bon, Angelo, tu n’as plus besoinde moi ? demanda la contractuelle,pressée de regagner son territoire avantla fin des limitations de vitesse scolairesdu matin.

— Oui, merci beaucoup, Gladys, ditl’agent de police Mancuso. C’est mesgosses qui voulaient plus de photos pourles montrer à leurs tits copains.

— Oui, bien sûr, lança Gladysquittant le commissariat à la hâte, son

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sac à bandoulière tout gonflé deformules de contravention. Y z’ontvraiment le droit d’être fiers de leurpapa, ces petits, moi chte l’dis. Ça m’afait plaisir de t’aider mon vieux. Et dèsque tu veux prende d’autres photos, t’asqu’à m’faire signe, d’acc ?

Le sergent jeta la dernière ampouledu flash dans une corbeille et posalourdement la main sur l’omoplate del’agent de police Mancuso.

— À vous tout seul, vous démant’lezle réseau de pornographie le plus actifde la ville, dites donc !

Il assena une claque sur l’omoplatede l’agent de police Mancuso.

« C’est Mancuso qui nous amène unebonne femme que nos plus fins limiers,

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nos plus rusés inspecteurs avaientjamais réussi à poisser, dis donc ! Etc’est pas tout. Mancuso a travaillé surcette affaire pendant ses congés et endehors des heures de service. Mancusoest en mesure de reconnaître un descomplices de la bonne femme. Et quelest l’agent qui a bossé sans répit pourêtre à même de nous amener dessuspects comme ces trois bonnesfemmes, là – Mancuso, encore lui !

La peau olivâtre de l’agent de policeMancuso se teinta légèrement sousl’afflux du sang, sauf dans quelquesrégions bien délimitées de son visage,qu’avaient écorchées les trois furies.Dans ces régions-là, sa peau était rouge,tout simplement.

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— Oh, un coup d’chance, avançatimidement l’agent de police Mancuso,éclaircissant sa gorge de quelquehumeur imaginaire. On m’avait indiquécet endroit. Et puis ce Burma Jones m’adit d’aller regarder dans ce p’titplacard, sous le bar.

— Non, non, non, vous avez montéune descente de police à vous tout seul,Angelo, voilà la vérité.

Angelo ? Il passa par toutes lescouleurs du spectre, du violet à l’orange.

« Je ne serais pas surpris que vousayez droit à de l’avancement pour cecoup-là, mon p’tit vieux. Ça fait bienlongtemps que vous êtes simple agent entenue. Et y a deux jours, on m’auraitd’mandé mon avis, j’disais qu’vous

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étiez complètement branque ! Vous vousrendez compte ? Qu’est-ce que vous endites, hein, Mancuso ?

L’agent de police Mancusos’éclaircit de nouveau la gorge avec uneextrême violence.

— Chpeux reprendre mon appareilphoto ? demanda-t-il ineptement quandson larynx fut enfin dégagé.

VI

Santa Battaglia brandit son journalsous le nez du portrait de sa mère endisant :

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— Qu’est-ce que t’en dis, macolombe ? Qu’est-ce que tu penses desesploits d’ton p’tit-fils Angelo, hein ?T’as vu ça, ma jolie ? T’es contente ?

Elle indiqua du doigt une nouvellephotographie.

« Et qu’est-ce que tu dis du fiston decte pauve Irene, couché dans l’ruisseaucomme une baleine sur le sabe ? Si c’estpas triste ? Sans compter qu’il estcomplètement maboule. Faut qu’a s’endébarrasse, moi j’dis. Tu crois qu’unhomme épouserait Irene avec ce grospaumé toujours à traîner à la maison. Tuveux rire !

Santa se saisit de la photo de sa mèreet lui colla un baiser sonore et humide.

« T’en fais pas, ma tite chérie, chprie

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pour toi.

VII

Claude Robichaux considérait sonjournal le cœur lourd dans le tramwayqui l’emportait vers l’hôpital. Commentce gros garçon pouvait-il abîmer laréputation d’une belle et bonne femmecomme Irene ? Déjà qu’elle était pâle etfatiguée à force de se faire du souci àpropos de son fils. Santa avait raison :le fils d’Irene devait être soigné avantd’attirer de nouveaux malheurs à samerveilleuse maman.

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Cette fois-ci, ça n’allait coûter quevingt dollars. La prochaine fois, çarisquait d’être beaucoup plus. Mêmeavec une retraite rondelette et quelquespetits appartements, on n’avait pas lesmoyens de s’offrir un beau-fils de cetacabit.

Mais pire que tout, il y avait cescandale.

VIII

George était occupé à coller l’articledans son cahier de textes, souvenir qu’ilavait conservé de son dernier semestre à

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l’école. Il avait choisi une page vide,entre un devoir sur l’aorte du canard etune leçon d’instruction civique à proposde l’histoire de la Constitution. Y fallaitreconnaître que ce Mancuso était unrapide, merde. George se demanda sison nom figurait sur la liste que les flicsavaient découverte dans le placard. Sioui, il serait peut-être sage d’allerrendre une petite visite à son oncle, quivivait sur la côte. Et puis même, de toutefaçon, ils auraient son nom. Il n’avaitd’ailleurs pas assez de fric pour aller oùque ce soit. Ce qu’il pouvait faire demieux, c’était encore rester à la maisonquelque temps. Ce Mancuso risquait dele repérer s’il allait se balader en ville.

La mère de George, qui passait

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l’aspirateur à l’autre bout du salon,observait son fils du coin de l’œil,pleine d’espoir à l’idée qu’il consultaitde nouveau son cahier de textes. Peut-être retrouvait-il un peu d’intérêt pourles études ? Apparemment, son mari etelle-même étaient absolument désarmésen face du gamin. Que pouvait bienfaire, de nos jours, un garçon qui n’étaitmême pas allé au lycée ? Quelle chanceavait-il de trouver un métier ?

Elle arrêta l’aspirateur pour allerrépondre à la sonnerie de la ported’entrée. Examinant les photos, Georgese demandait ce que ce vendeurambulant pouvait bien trafiquer auxFolles Nuits. Était-ce une espèced’indic ? De toute manière George ne lui

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avait pas dit d’où venaient les photos. Yavait quelque chose de pas clair danstout ça.

— La police ? entendit-il sa mère serécrier dans le vestibule. Vous avez dûvous tromper d’étage.

George se dirigea vers la cuisineavant de se rendre compte que c’étaitparfaitement inutile. Les appartementsde la cité n’avaient qu’une seule entrée.

IX

Lana Lee déchira le journal en petitsmorceaux, puis les petits morceaux en

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morceaux plus petits. Quand la matones’immobilisa devant la porte de lacellule pour lui dire de nettoyer, l’un desmembres du service de sécurité desauxiliaires féminines – qui partageaienttoutes trois la cellule de Lana – dit à labonne femme :

— Casse-toi. C’est nous qu’habitonsici. Le papier par terre, ça nous botte,vu ?

— Fous l’camp, ajouta Liz.— Tu pues, marche à l’ombre, dit

Betty.— Je vais m’occuper d’vous, allez,

répondit la matone. Vous faites duchambard depuis qu’vous êtes arrivéeshier soir, toutes les quate.

— Sortez-moi d’ce putain d’trou,

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vociféra Lana à l’adresse de la matone.J’ai pas d’mandé à être avec ces troischauves-souris. J’en peux plus !

— Eh les filles ! dit Frieda à sesdeux colocataires, Poupée a pas l’air denous avoir à la bonne.

— C’est les gens comme vous qu’ontfoutu en l’air le Quartier, dit Lana àFrieda.

— Ta gueule, lui répondit Liz.— Écrase, ma poule, lui dit Betty.— Sortez-moi d’là ! hurla Lana à

travers les barreaux. J’ai déjà passé unefoutue nuit avec ces trois connes, vousavez pas l’droit d’me laisser là ! Vouspouvez pas me laisser avec cesaffreuses.

La matone se contenta de sourire et

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s’éloigna.— Hé ! hurla Lana dans la coursive.

Revenez !— Eh ben, calme-toi, minette,

conseilla Frieda. Tu commences à nousles casser sérieux. Allez, fais-nousplutôt voir les photos d’toi à loilpéqu’t’as plaquées dans ton sostène.

— Ouais, approuva Liz.— Fais voir les photos, poupée,

ordonna Betty, on en a classe d’regarderces putains d’murs à la con.

Les trois filles se jetèrent en mêmetemps sur Lana.

X

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Au verso d’une de ses austères cartesde visite, Dorian Greene inscrivit, encaractères d’imprimerie : « Prodigieuxappartement à louer. S’adresser 1A ».Sortant sur le trottoir pavé de largesdalles, il colla la carte au bas d’un desvolets de cuir noir. Cette fois-ci, lesfilles ne reviendraient pas avant un bonbout de temps. La police et les tribunauxavaient toujours quelque chose de férocecontre les récidivistes. C’étaitmalheureux que les filles ne se fussentjamais liées à aucun des habitants duQuartier. Dans le cas contraire,quelqu’un n’aurait pas manqué de leurfaire remarquer le merveilleux agent depolice et elles n’eussent jamais commisl’erreur fatale d’agresser un policier.

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C’était leur agressivité, aussi, et leurimpulsivité. Sans elles, Dorian se sentaitprivé de toute protection pour lui-mêmeet pour son immeuble. Il prit grand soinde bien fermer à clef son portail de ferforgé. Puis il regagna son appartementpour finir de le débarrasser des détritusde la réunion inaugurale. Ç’avait été laplus fabuleuse fête de sa carrière : à sonpoint culminant, Timmy s’était foulé lacheville en tombant d’un… lustre.

Dorian ramassa une élégante botte decheval dont le talon avait été brisé et lajeta à la poubelle en se demandant si cetinsupportable Ignatius J. Reilly allaitbien. Il y avait vraiment des gensimpossibles. La gentille maman de lareine des gitans devait avoir eu le cœur

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brisé en découvrant l’affreuse publicitéque lui faisait le journal.

XI

Darlene découpa sa photo dans lejournal et la posa sur la table de lacuisine. Cela lui faisait toujours un peude publicité. Mais quelle soirée pourune première !

Elle ramassa la robe de HarlettO’Hara sur le sofa pour aller la pendredans l’armoire sous les yeux du cacatoèsqui l’observait en caquetant un peudepuis son perchoir. Jones avait

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vraiment pris les choses en main quandil avait découvert que ce type était unflic. Il l’avait mené tout droit au placard,sous le bar. Du coup, elle et Jonesavaient perdu leur emploi. Les FollesNuits avaient perdu leur licence. LanaLee avait perdu la liberté. Cette Lanatout de même. Poser pour des photosporno ! Elle aurait tout fait pour undollar.

Darlene regarda la boucle d’oreilledorée que le cacatoès avait rapportée àla maison. Lana avait vu juste dès ledébut. Ce gros fou était bel et bien lebaiser de la mort. D’ailleurs, il étaitvraiment cruel avec sa maman. Lapauvre femme.

Darlene s’assit pour réfléchir à des

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possibilités d’emploi. Le cacatoès necessa de battre des ailes et de caqueterjusqu’à ce qu’elle lui eût glissé laboucle d’oreille – devenue son jouetfavori – dans le bec. Puis le téléphonesonna. Quand elle décrocha, elleentendit une voix d’homme qui disait :

— Bonjour ! Écoutez, vous venez debénéficier de toute une pub gratuite, pasvrai ? C’est excellent, ça. Figurez-vousque je suis propriétaire d’une boîte deBourbon Street et j’ai pensé…

XII

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Jones étala son journal sur lecomptoir de la guinguette de Mattie etsouffla sa fumée dessus.

— Oua-ho ! dit-il à M. Watson. C’estune rudement bonne idée qu’vousm’aviez donnée avec vos histoires desabotage ! J’me suis tellement sabotémoi-même que j’me r’trouve envagabondage ! Ah la la…

— On dirait qu’ce sabotage-là a pétécomme une bombe nucleyère !

— L’gros enfoiré à la casquetteverte, c’est une vraie bombe nucleyère àcent pour cent garantie sur facture, moichte l’dis ! Tu l’laisses tomber surquelqu’un, t’es assuré d’avoir desr’tombées sur toute la population, disdonc ! Tout l’monde saute ! Oua-ho ! Les

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Folles Nuits c’était franchement l’zoo,hier soir. D’abord le zoziau ; puis l’grosenfoiré qui s’amène à fond d’train, etpuis trois femelles que tu les auraiscrues échappées d’un gymnase ! Merdealors. Tout l’monde y s’battait, ygueulait, y s’écorchait et l’aute gros tasqui restait par terre dans l’ruisseauqu’on aurait dit qu’il était mort. Les gensqui s’castagnaient, qui s’injuriaient, quiroulaient par terre tout autour de c’gros.T’aurais dit une bagarre de saloon dansun western, dis donc, t’aurais dit unrèglement d’compte entre gangs dans unfilm de gangsters ! Ça, y avait du mondedans Bourbon Street. De quoi remplir unstade et faire un match de foute. Lesflicards sont arrivés et y’z’ont emballé

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c’te salope de Lee. Tiens, tiens ! Alleavait donc pas d’potes au commissariat,alors ? P’tête bien, même, qui vont pastarder à poisser quelques-uns d’cesfameux orphelins qu’a sout’nait. Et pisc’canard, y z’y sont pas allés molo, yz’ont envoyé des tas d’enfoirés prendedes photos et m’demander tout pleind’questions, comment qu’ça s’étaitpassé, et patati, et patata. Qui c’est qu’adit qu’un type de couleur pouvait pasavoir sa photo en première page ? Oua-ho ! J’vais ête le vagabond l’pluscélèbre de toute la ville ! J’y ai dit, moi,à l’agent Mancuso, j’y ai dit comme ça :« Eh ! maint’nant qu’ce boxon est fermé,si vous disiez à vos potes là-basqu’c’est moi qui vous a aidé, hein ?

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Ptête qui z’arrêteraient d’me fairetomber pour vagabondage. » Quivoudrait s’retrouver en taule à Angolaavec la mère Lee, dis donc ! Elle étaitdéjà assez vache à l’extérieur, merdealors.

— Tu as le moindre projet, sur lamanière dont tu vas trouver du travail,Jones ?

Jones souffla un nuage sombre, unvrai nuage noir d’orage, menaçant, etdit :

— Après l’genre de boulot quej’viens d’occuper, payé en dessous duminimum syndical, c’que j’mérite, c’estdes congés payés. Oua-ho ! Où tu veuxque j’trouve un autre boulot ? Y a tropd’enfoirés d’couleur qui traînent déjà

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leur cul dans les rues. S’faire embaucherpour un boulot régule et payé c’est pasla joie ! Chuis pas l’seul chômeur envadrouille dans l’coin, chais pas si tuvois. Tiens rien qu’cette Darlene et sonvautour, ça va pas ête coton, pour elle,de r’trouver du boulot. Les gens qu’ontvu l’effet qu’a produisait l’premier jourqu’a foutait les pieds sur une scène vontsûrement pas s’batte pour l’engager, ylui balanceront plutôt des seaux d’eau sula tronche, oua-ho ! Tu piges ? Tu lâchesquelqu’un comme le gros enfoiré pourfaire ton sabotage, et y a des tasd’innocents qu’en prennent plein lagueule pour pas un rond. C’est commeMiss Lee a disait : c’gros affreux, ilaurait ruiné l’investissement à n’importe

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qui ! Darlene et son vautour, chpariequ’y sont en train d’se regarder tous lesdeux en disant : « Ben merde, pour unepremière, c’est une première, nous autes,on a décroché la timbale du premiercoup ! » Chuis salement embêté qu’lesabotage il aye retombé sur la tête à ctepauve Darlene, mais quand j’ai vu l’grosenfoiré, j’ai pas pu m’ret’nir, tu vois ?Chsavais bien qu’y f’rait comme unegrosse explosion dans Les Folles Nuits.Oua-ho ! Pour péter, ça a pété !

— Tu as bien d’la chance que lesflicards t’ayent pas embarqué aussi rienqu’pour t’apprende à bosser dans c’bar.

— C’t’agent Mancuso, là, y m’a ditqu’y m’était r’connaissant d’y avoir faitvoir l’placard sous l’comptoir. Y m’a

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dit comme ça : « Nous autes, lesenfoirés d’la police, qu’y m’a dit, on abesoin des personnes qui aident, commevous. » Y m’a dit : « Les personnescomme vous, a vont m’faire avoird’l’avancement. » Et moi j’y ai dit :« Ben alors, dites bien ça à vos potes ducommissariat, qui s’mettent pas àm’poisser pour vagabondage encore unefois, oua-ho ! » Et y m’a dit comme ça :« Mais bien sûr que j’vais l’faire. Toutl’monde au commissariat vous s’rareconnaissant de c’que vous avez fait,tout l’monde. » Eh, dis donc, lesenfoirés d’flicards qu’y m’sont re-con-nais-sants, maintenant ! On aura tout vu !P’tête que j’vais m’payer unerécompense, chais pas, moi, une

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médaille ou quelque chose… Oua-ho !Jones envoya un peu de fumée au-

dessus de la tête café au lait deM. Watson.

« Cte salope de Lee, alle avait desacrées photos d’elle dans c’placard,moi chte l’dis. L’agent Mancuso, il enbavait des ronds d’chapeau en lesr’luquant, chte jure, à croire qu’ses yeuxallaient dégringoler par terre !“Wouah !”, qu’y disait, et pis encore :“Hou la la, ben mon colon, pffff”, qu’ydisait. Et encore : “Avec ça, monavancement c’est dans la poche, vingtdieux !” et moi j’me disais comme ça :“Y en a p’tête qui avancent, mais j’enconnais d’autes qui r’culent. Quir’deviennent vagabonds. J’en connais

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qui pourront pus ête légalementemployés pour un salaire inférieur auminimum après c’te soirée à la gomme.Y en a qui vont faire le tour d’la ville, às’acheter des trucs, une télé couleurs,l’air conditionné…” Merde, tiens ! Y apas cinq minutes j’étais l’expert dubalai, me v’là d’nouveau vagabond.

— Ça pourrait être pire.— Ben voyons ! Ça t’va bien d’dire

ça à toi, mon pote. T’as une p’tite affairequi marche. T’as un fils qu’est prof, qu’adéjà probablement un barbocul, uneBuick, l’air conditionné et la télé.Putain ! J’ai même pas un p’tit transistor,moi ! Les salaires des Folles Nuits,c’était pas les folles journées ! Chuisresté un plus léger qu’l’air conditionné !

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Jones façonna un nuagephilosophique.

« Mais pourtant, t’as raison d’unefaçon, Watson. Ça peut ête pire. Sij’étais à la place du gros enfoiré, tiens !Oua-ho ! Qu’est-ce que tu veux qu’yarrive à un type comme ça, hein ?

XIII

M. Levy s’assit sur le sofa recouvertde nylon jaune et déplia le journal quilui était livré chaque matin sur la Côtemoyennant un abonnement au prix fort.C’était merveilleux de disposer de

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nouveau du sofa jaune, mais ladisparition de Miss Trixie ne suffisaitplus à lui remonter le moral. Il avaitpassé une nuit sans sommeil. Mme Levyétait sur sa planche d’exercicemotorisée, offrant à sa rondeurgrassouillette quelques manipulations etrebonds matinaux. Elle gardait lesilence, préoccupée par ses projets deFondation, qu’elle jetait sur le papier aufur et à mesure qu’il lui venait des idées.Posant un instant son crayon, elle tenditla main pour choisir un gâteau sec dansla boîte ouverte sur le plancher. Cetteboîte de gâteaux secs n’était pas sansrapport avec la nuit d’insomnie deM. Levy. En compagnie de son épouse,il était parti au volant de sa voiture pour

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Mandeville pour découvrir que nonseulement M. Reilly n’y était pas, maisencore que l’administration de cetétablissement hospitalier était d’uneextrême grossièreté avec les gensqu’elle prenait pour de mauvaisplaisants. Et certes, Mme Levy pouvaitfort bien en avoir l’air, avec ses cheveuxd’un blanc doré, ses lunettes de soleilbleues et son mascara bleu pâle qui luiencerclait complètement les yeux,mettant comme un halo autour deslunettes. Assise dans la voiture de sportdevant le bâtiment principal deMandeville, une énorme boîte degâteaux secs assortis sur les genoux, elleavait dû sembler extrêmement suspecte àl’administration, raisonnait M. Levy.

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Mais elle avait pris tout ça avecbeaucoup de calme. Retrouver M. Reillyétait apparemment devenu le cadet deses soucis. Son mari commençait àsubodorer qu’elle ne souhaitait pasparticulièrement le voir retrouverReilly, que, quelque part dans un coin deson esprit, elle espérait mêmequ’Abelman allait gagner son procès demanière qu’elle pût ensuite jeter auvisage de ses filles comme l’ultimeéchec de leur père la pauvreté dont ellesallaient souffrir en conséquence. Cettefemme avait l’esprit tortueux et sesréactions n’étaient prévisibles qu’aumoment où elle pressentait une occasionde vaincre son époux. Il en était à sedemander si elle était de son côté ou de

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celui d’Abelman.Il avait demandé à Gonzales

d’annuler toutes ses réservations.L’affaire Abelman réclamait toute sonattention. Tout en dépliant son journal,M. Levy se répéta pour la énième foisque, pour peu que son système digestifl’y eût autorisé, il eût été bienpréférable qu’il consacrât son temps àsurveiller ce qui se passait auxPantalons Levy. Jamais des affaires dece genre ne se seraient produites,l’existence eût été paisible. Mais cesimple nom, ces cinq syllabes« Pantalons Levy » suffisaient à luicoller une terrible hyperaciditégastrique.

Il aurait dû changer le nom, peut-être.

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Peut-être changer Gonzales. Mais le chefde bureau était d’une telle loyauté, toutde même. Il adorait son travail ingrat etmal payé. Impossible de le flanquer à laporte de but en blanc. Où trouverait-il unnouvel emploi. Et, plus importantencore, qui trouverait-on pour leremplacer ? Une bonne raison decontinuer à faire tourner la boîte, c’étaitde continuer à fournir un emploi àGonzales. Avec la meilleure volonté dumonde, Gus Levy ne parvenait pas àtrouver une seule autre bonne raison dene pas mettre la clé sous le paillasson.Gonzales risquait de se suicider sil’usine fermait. Il y avait une viehumaine dans la balance. Et puis, selontoute apparence, personne ne voulait

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racheter la boîte.Gus Levy jeta un coup d’œil aux

photos et à l’article de première page etsiffla entre ses dents. Ben mon vieux…

— Qu’y a-t-il, Gus ? Un ennui ? Tuas des ennuis ? Toute la nuit tu es restéréveillé. J’ai entendu le bain à eaupulsée fonctionner toute la nuit. Tu vasfinir par craquer. Je t’en prie, va voir lemédecin de Lenny avant de devenirviolent.

— Je viens de retrouver M. Reilly.— Ça doit te faire plaisir.— Pourquoi, pas à toi ? Regarde, il

est dans le journal.— Vraiment. Apporte-moi ça ici. Je

me suis toujours demandé ce que cejeune idéaliste avait pu devenir. Je parie

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qu’il vient de recevoir une médaille ouune récompense.

— Pas plus tard que l’autre jour, tudisais qu’il était fou.

— S’il a été assez malin pour nousenvoyer tous les deux jusqu’àMandeville comme deux imbéciles,c’est qu’il n’est pas si fou que ça.N’importe qui est capable de te rouler,même un garçon comme cet idéaliste.

Mme Levy regarda les deux femmes,l’oiseau, le portier qui souriait de toutesses dents.

« Où est-il ? Je ne vois pasd’idéaliste.

M. Levy lui indiqua le cadavre devache sur la chaussée.

« Comment ! C’est lui ? Dans le

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ruisseau. Mais c’est tragique. Il fait lanouba, ivre, désespéré, une épavebouffie, déjà. Tu peux faire une encocheà ton tableau de chasse – encore une vieque tu as naufragée, outre celle de MissTrixie et la mienne.

— Mais c’est un oiseau qui l’amordu à l’oreille, ou un truc dingue dansce goût-là ! Regarde, regarde tous lesgens interlopes que tu as sur ces photos.Je t’avais dit qu’il était fiché à la police.Ces gens sont ses amis. Deseffeuilleuses, des maquereaux et despornographes, voilà.

— Il s’est voué naguère à des causesidéalistes. Et regarde ce qu’il est devenuaujourd’hui. Mais ne t’en fais pas. Unjour, tu paieras pour tout cela. Dans

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quelques mois, quand Abelman en aurafini avec toi, tu te retrouveras dans larue avec une voiture à bras, comme tonpauvre père à ses débuts. Tu apprendrasà tes dépens ce qu’il en coûte de jouer àdes petits jeux avec des hommes de latrempe d’Abelman, et de diriger sonaffaire en dilettante. Susan et Sandraseront dans tous leurs états quand ellesapprendront qu’elles sont sans un sougrâce à toi. Oh, je vois d’ici la façondont elles s’en iront. Gus Levy, ex-pèrede famille.

— Bon, ben moi je vais en ville sur-le-champ pour parler à ce Reilly. Je vaistirer au clair cette histoire de fou de lalettre à Abelman.

— Ho ho. Gus Levy, détective privé.

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Ne me fais pas rigoler. C’estprobablement toi qui as rédigé cettelettre un jour où tu avais gagné auxcourses et que tu te sentaisparticulièrement bien. Je savais que toutfinirait comme ça.

— Tu sais, je commence à croire quetu attends avec impatience le procèsAbelman. Tu as vraiment envie de mevoir ruiné, même si cela signifie que tule seras en même temps que moi.

Mme Levy bâilla et dit :— Comment pourrais-je me battre

contre le résultat logique de toute tavie ? Ça prouvera aux filles que tout ceque je leur ai dit sur ton compte étaitvrai et que j’avais toujours vu juste. Plusje pense au procès Abelman, Gus, plus

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je me rends compte que tout cela estparfaitement inévitable. Je remercie leciel que ma mère ait un peu d’argent.J’ai toujours su qu’un jour ou l’autre ilme faudrait retourner chez elle. Mais ilfaudra sans doute qu’elle renonce à SanJuan. Susan et Sandra lui coûteront lesyeux de la tête.

— Oh, ferme-la.— C’est à moi que tu dis si

élégamment de « la fermer » ?Mme Levy montait et descendait sur

sa planche d’exercice. Elle montait etdescendait, montait et descendait en unmouvement perpétuel.

« Tu voudrais que j’assiste à ta chuteen silence ? Il faut bien que je prennequelques dispositions pour mes filles et

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pour moi-même. Tu sais, la vie continue,Gus. Je n’irai pas vivre dans unquelconque taudis de la zone avec toi.Ah, remercions le ciel que ton père nousait quittés. S’il avait vécu pour voir lachute des Pantalons Levy, amenée parune de tes blagues stupides, il te l’auraitfait payer très, très cher, tu peux m’encroire. Leon Levy t’aurait fait chasser dupays. C’était un homme qui avait ducourage et de la détermination. Et quoiqu’il arrive, je vais créer la FondationLeon Levy. Même si maman et moidevons nous priver, je distribuerai desprix et des récompenses. Je veuxhonorer et récompenser des hommes quiauront fait preuve du même courage, dela même bravoure que je voyais chez ton

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père. Je ne te laisserai pas traîner sonnom dans la boue où tu vas toi-mêmet’enfoncer. Quand Abelman en aura finiavec toi, tu auras de la chance si une deséquipes que tu aimes tant veut bient’engager comme porteur d’eau ! C’est làque tu apprendras ce que c’est que letravail, oh la la ! À courir en portant tonseau et ton éponge ! Mais ne t’apitoiepas sur toi-même, je t’en prie, tu étaisprévenu.

Désormais, M. Levy comprenait quel’étrange logique de son épouse rendaitsa ruine nécessaire. Elle souhaitait voirAbelman triompher. Dans son triomphe,elle puiserait comme une bizarrejustification. Depuis qu’elle avait lu lalettre d’Abelman, l’esprit de son épouse

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avait probablement examiné etréexaminé la question sous tous lesangles possibles. Chacune des minutesqu’elle passait à pédaler sur sonexercycle ou à rebondir sur sa planchemotorisée, son bizarre système logiquelui avait probablement répété demanière toujours plus convaincante qu’ilfallait qu’Abelman gagnât son procès.Ce ne serait pas seulement la victoired’Abelman, ce serait la sienne aussi.Dans sa conversation comme dans sacorrespondance, elle n’avait cesséd’indiquer à ses filles que leur pèrefinirait par connaître un échec terrible etretentissant. Mme Levy ne pouvait sepermettre d’être contredite par les faits.Elle avait besoin de l’action intentée par

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Abelman en vue de soutirer 500 000dollars aux Pantalons Levy. Elle nevoulait même plus avoir la moindreconversation avec Reilly. L’affaireAbelman était passée du plan purementmatériel et physique à un planidéologique et moral, un plan spirituel :des forces cosmiques et universelles ydécrétaient que Gus Levy devait perdre,que privé d’enfants et de touteconsolation il devait errerinlassablement, porteur d’un seau etd’une éponge.

— Bon, je me mets sur les traces dece Reilly, finit par annoncer M. Levy.

— Mais quelle détermination, c’esttout juste si je puis le croire. Ne t’en faispas, tu ne seras pas en mesure de coller

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quoi que ce soit sur le dos du jeuneidéaliste. Il est trop malin. Il te jouera unnouveau tour. Attends un peu, tu vasvoir. Encore une grande chasse à courrepour rire. Tu retourneras peut-être mêmeà Mandeville. Mais cette fois, ils t’ygarderont, quand ils verront un hommede ton âge conduire une petite voiture decollégien.

— Je vais tout droit chez lui.Mme Levy replia ses notes

concernant la Fondation et interrompit saplanche d’exercice en disant :

— Bon, si tu vas en ville, autant quetu m’emmènes. Je me fais du souci pourMiss Trixie depuis que Gonzales nous aappris qu’elle avait mordu la main de cegangster. Il faut que je la voie. Sa vieille

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agressivité à rencontre des PantalonsLevy se manifeste de nouveau en pleineclarté.

— Ne me dis pas que tu veux encorefaire mumuse avec cette gâteuse. Tu necrois pas que tu l’as suffisammenttourmentée comme ça ?

— La moindre bonne action que tume vois faire, tu ne peux le supporter.Ton cas n’a même pas été prévu par lesmanuels de psychologie. Si tu ne le faispas pour toi, tu devrais au moins allerconsulter le médecin de Lenny pour sonbien à lui ! Une fois qu’il aurait décritton cas dans les journaux de psychiatrie,il serait certainement invité à Viennepour en parler. Tu en ferais un hommecélèbre, comme cette pauvre infirme – si

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je ne me trompe – a fait connaître Freudpour la première fois !

Tandis que Mme Levy s’aveuglaitpresque sous des couches de mascarableu pâle en manière de préparatif à sadémarche charitable, M. Levy sortit savoiture de sport du garage monumental,construit pour abriter trois autos dans lestyle des vastes remises des relais deposte du passé, puis, assis au volant, ilattendit, contemplant la baie calme etparcourue de vaguelettes. Les dards d’undébut de brûlure d’estomac lui piquaientla cage thoracique. Il fallait absolumentsoutirer des aveux à Reilly. Les requinsd’Abelman pouvaient lui faire la peau,c’était une satisfaction qu’il ne voulaitpas donner à son épouse. S’il obtenait

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de Reilly une déclaration prouvant qu’ilétait l’auteur de la lettre, s’il se sortaitde cette affaire sans encombre, il allaitchanger. Il faisait le vœu de devenirquelqu’un d’autre. Peut-être mêmesuperviserait-il quelque peu les affairesde la boîte. Après tout, c’était unequestion de bon sens, une simplequestion de pragmatisme. Négligés, lesPantalons Levy étaient comme un enfantqu’on néglige : ils risquaient de sombrerdans la délinquance, de susciter toutessortes de difficultés et de problèmesqu’un peu de soins, un peu de nourriturephysique et affective eût suffi à éviter.Moins on s’occupait des Pantalons Levy,plus ils empoisonnaient l’existence. LesPantalons Levy, c’était comme une tare

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congénitale, une malédiction héréditaire.— Tous les gens que je connais

possèdent une belle et grande limousine,dit Mme Levy en prenant place dans lapetite auto. Sauf toi. Non. Toi, faut quetu aies ton joujou d’enfant, qui coûteplus qu’une Cadillac et fiche toutes mespermanentes en l’air.

Comme pour souligner ses dires, sachevelure laquée s’ébouriffa follementtandis qu’ils prenaient dans un grandvrombissement l’autoroute côtière. Lesdeux époux gardèrent le silence pendantta traversée des marais. M. Levysongeait fébrilement à l’avenir.Mme Levy envisageait le sien avecplaisir et confiance, ses faux cils bleupâle battant au vent. Ils pénétrèrent enfin

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en ville, dans un vrombissementredoublé, car M. Levy accéléra ensentant qu’il se rapprochait de ce fichuReilly. Un type qui traînait avec les tarésdu Quartier, Dieu seul savait le genred’existence que ce cinglé pouvait bienmener. Une suite d’incidents grotesques,une dinguerie après l’autre,probablement.

— Je crois que je suis enfin parvenueà analyser ce qui ne va pas chez toi,déclara Mme Levy quand ils eurentralenti pour se mêler à la circulation dela ville. C’est en te voyant conduirecomme un fou furieux que j’ai été misesur la voie. La lumière s’est faite dansmon esprit. Je sais maintenant pourquoitu te laisses aller à la dérive, pourquoi

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tu n’as pas la moindre ambition,pourquoi tu as laissé péricliter tonaffaire.

Mme Levy s’interrompit poursouligner l’effet dramatique qu’elleescomptait de sa déclaration.

« C’est le désir de mort qui t’habite.— Pour la dernière fois aujourd’hui :

ferme-la.— Hostilité, agressivité, rancune, dit

joyeusement Mme Levy. Ça finira mal,très mal, mon pauvre Gus.

On était un samedi et les PantalonsLevy avaient en conséquence cesséd’agresser à leur manière le système dela libre entreprise pour s’accorder lesdeux jours légaux de reposhebdomadaire. Les Levy passèrent

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devant l’usine qui, ouverte ou fermée,avait toujours l’air moribonde, vue de larue. Une mince et pâle fumée, commecelle que produisent les tas de feuillesmortes incendiées par un jardinier,s’élevait de l’une des cheminées.M. Levy se demanda ce que cela pouvaitbien signifier. Un ouvrier avait peut-êtreoublié une des tables de coupe trop prèsd’une chaudière en partant le vendredisoir. Il pouvait même y avoir quelqu’unà l’intérieur, venu pour brûler desfeuilles. Des choses plus bizarress’étaient déjà vues. Mme Levy elle-même, lors d’une de ses phases, quandelle avait traversé sa période poterie,avait un jour décidé d’utiliser l’une deschaudières comme four à céramique.

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Quand ils eurent laissé derrière euxl’usine et que Mme Levy eut dûmentlaissé tomber les mots « Quelletristesse, quelle tristesse », ils tournèrenten longeant le fleuve et s’arrêtèrentdevant un petit immeuble de boistotalement décati qui se dressait en facedes docks de Desire Street. Une piste dedétritus invitait le passant à gravir lesdegrés du perron à la peinture écailléepour se mettre en quête d’on ne savaitquoi à l’intérieur de l’immeuble.

— Ne reste pas trop longtemps, ditMme Levy tout en se livrant auxcontorsions, tractions et poussées quiétaient nécessaires quand on souhaitaitquitter la petite voiture de sport.

Elle emportait l’assortiment de

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gâteaux secs qui était, à l’origine,destiné au patient de Mandeville.

« J’en ai assez de ce projet Trixie.J’espère qu’elle s’occupera avec lesgâteaux et que je n’aurai pas à lui fairela conversation.

Elle sourit à son époux.« Bonne chance avec l’idéaliste. Ne

le laisse pas te jouer un nouveau tour.M. Levy repartit à toute vitesse vers

le nord de la ville. Il profita d’un feurouge pour retrouver l’adresse exacte deReilly dans le journal qu’il avait déposédans le vide-poches, entre les deuxsièges baquets. Il longea le fleuve dansTchoupitoulas Street et tourna dansConstantinople qu’il suivit en cahotantdans tous les nids-de-poule jusqu’à la

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maison miniature. Était-il possible quel’énorme dingue habitât cette maison depoupée ? Comment faisait-il pour entreret sortir par la porte ?

M. Levy grimpa les marches duperron et lut l’écriteau qui proclamait« La paix à tout prix », puis celui quiproclamait « Paix aux hommes de bonnevolonté », fixés l’un à un pilier duperron, l’autre à la porte elle-même.C’était bien là. À l’intérieur, il entenditsonner un téléphone.

— Y sont pas là ! hurla une femmederrière les volets fermés de la maisonvoisine. Leur téléphone a pas arrêtéd’sonner d’la matinée !

Les volets de la porte d’entrée de lamaison mitoyenne s’ouvrirent alors,

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livrant passage à une femme aux airstraqués qui sortit sur son perron etappuya ses coudes rouges sur labalustrade.

— Savez-vous où se trouveM. Reilly ? lui demanda M. Levy.

— Tout c’que chsais, c’est qu’y en aqu’pour lui dans l’journal, c’matin ! Etoùsqu’y devrait être, c’est à l’asile,voilà ! J’ai les nerfs en capilotade, moi !Quand je suis venue m’installer à côtéde ces gens, j’ai signé mon arrêt demort.

— Il habite ici tout seul ? Une femmem’a répondu au téléphone un jour quej’ai appelé.

— Ça d’vait ête sa manman. Elle ales nerfs en capilotade elle aussi. Elle a

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dû aller l’chercher à l’hôpital oùsqu’uona dû l’mette.

— Vous connaissez bien M. Reilly ?— Depuis tout p’tit. C’est qu’elle en

était fière, sa manman. Toutes les sœursde l’école l’adoraient tellement qu’ilétait mignon. Et vous voyez commentqu’il a fini, dans le ruisseau ! Mais moi,je dis qu’y va falloir qu’y déménagentd’ici. On n’en veut pus dans l’quartier.Moi j’en peux plus. C’est qu’y vontpouvoir se disputer, maintenant.

— J’aimerais vous poser unequestion. Vous connaissez bienM. Reilly. Diriez-vous qu’il est trèsirresponsable, peut-être mêmedangereux ?

— Qu’est-ce que vous lui voulez ?

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demanda Miss Annie en plissant sesyeux chassieux. Il s’est encore mis dansd’autes ennuis ?

— Je me présente : Gus Levy. Il atravaillé pour moi.

— Ah ouais ? ça alors ! Ce foud’Innatius était rien fier de l’emploiqu’il avait chez vous, ça oui !J’l’entendais en causer à sa manman etdire que ça marchait fort pour lui. Tuparles. Quelques semaines et hop ! laporte. Mais dites, s’il a travaillé pourvous, vous d’vez l’connaîte très bien.

Ce pauvre dingue de Reilly était-ilvraiment si fier de travailler auxPantalons Levy ? Il n’avait cessé de lerépéter, en tout cas. C’était un symptômesuffisant de sa folie !

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— Dites-moi. Il n’a jamais eud’ennuis avec la police ? Il n’est pasfiché, par hasard ?

— Sa manman reçoit un policier ici.Un agent d’police en civil. MaisInnatius, non. Y a une chose, c’est qu’samanman elle aime bien l’gorgeon. J’lavois pus soûle comme avant, cesderniers temps, mais pendant quelquetemps, ça y a été. Un jour, je r’gardedans la cour de derrière, elle s’étaitcomplètement entortillée dans un drapqui séchait sur la corde, elle arrivait pusà s’en dépêtrer. Moi, monsieur, j’vousl’dis, c’est dix ans d’ma vie au moinsqu’ça m’a déjà coûté d’avoir desvoisins comme ça ! Un boucan ! Et desbanjos, et des trompettes, et des

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gueulantes et la télé… des cris ! CesReilly y faudrait qu’y z’aillent à lacampagne dans une ferme, moi j’dis.Tous les jours c’est des six, septaspirines que j’dois prendre.

Miss Annie introduisit une main dansle col de son vieux peignoir pour allerretrouver quelque bretelle qui avaitglissé de son épaule.

« Faut que j’vous dise quèque chose.Faut ête juste. L’Innatius, il a pas été maltant qu’le gros chien, là, qu’il avait estpas mort. Il avait un gros chienqu’arrêtait pas d’aboyer sous ma fnête.C’est là qu’jai eu mes premiers ennuisnerveux. Puis voilà t’y pas qu’le chien ymeurt. Bon, que chme dis, j’vais ptêteavoir un peu la paix, moi maintenant. Ah

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ben ouiche ! Innatius, il avait allongé sonchien dans le salon à sa manman avecdes fleurs dans les pattes. Ça a été làqu’sa maman et lui y z’ont commencé às’disputer que c’en est jamais fini. Sivous voulez savoir, chpense que c’est àc’moment-là qu’elle s’est mise à boire.Donc, v’là l’Innatius qui s’en va trouvermonsieur le curé et qu’y d’mandécomme ça d’venir chez lui dire troismots sur son chien. Des espèces decomme qui dirait funérailles pour lechien qu’y s’disait Innatius. Voussavez ? Monsieur le curé y dit non, biensûr, et chpense qu’c’est à c’moment-làqu’Innatius a plus mis les pieds àl’église. Et donc le gros Innatius il aorganisé ses funérailles tout seul. Un

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gros lycéen devrait quand même avoirpusse de jugeote. Mais non. Vous voyezc’te croix ?

M. Levy regarda désespérément lacroix celtique qui achevait de pourrirdans le minuscule jardin désolé.

« C’est là qu’ça s’est passé. Il avaitbien fait v’nir deux douzaines de gaminsqu’étaient debout dans c’te couretteautour de lui à l’regarder. Innatius avaitmis une grande cape, comme celle àSuperman et y avait des bougiesd’allumées un peu partout. Pendant toutl’temps qu’ça a duré, sa manman a pascessé d’brailler qu’il fallait chterl’chien à la poubelle et rentrer à lamaison tout d’suite. Bon, ben c’estl’moment vers lequel tout a commencé à

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aller mal ici. D’abord Innatius est allé àl’université qu’il y est presque resté dixans. Sa manman s’est ruinée pour lui.Elle a même dû vendre le piano qu’yz’avaient. Bah, ça, moi, c’était plutôtbien. Mais j’aurais voulu qu’vous voyezla fille qu’il a ramassée à la faculté. Moije m’disais, ma foi, tant mieux.L’Innatius, maintenant, y va s’marier et ypartira. Ah, j’me mettais l’doigt dansl’œil ! Et comment ! Tout c’qu’y fsaient,tous les deux, c’était d’traîner dans sachambre à lui toute la journée, sans ensortir. On aurait dit qu’tous les soirsc’était la foire avec ces deux-là ! Ah leschoses que j’ai pas entendues par mafnête ! Et “baisse ta jupe”, et “va-t’en demon lit !” et “bas les pattes ! Je suis

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vierge moi”. C’était é-pou-van-ta-be !J’ai survécu qu’à l’aspirine, vingt-quatreheures sur vingt-quatre. Et pis cte filleest partie. R’marquez, j’la comprends.Rien qu’pour ête restée tant d’tempsavec lui, faut qu’elle aye pas éténormale, moi j’dis.

Miss Annie alla rattraper sous sonpeignoir l’autre bretelle élusive.

« Avec toutes les baraques qu’y a enville, fallait que j’vienne habiter ici,moi ! Vous pouvez m’ dire pourquoi,hein ?

M. Levy ne put trouver aucune raisonconvaincante à lui offrir de soninstallation ici plutôt que là. Maisl’histoire d’Ignatius Reilly l’avaitdéprimé au-delà du supportable et il

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souhaitait quitter Constantinople Streetau plus vite.

« Eh ben, s’empressa de poursuivrela vieille femme, trop heureuse de tenirun auditoire pour le laisser s’enfuiravant d’avoir pu lui infliger le récit dela totalité de ses malheurs, c’t’histoiredans l’journal de c’matin, là, c’est lagoutte d’eau. Vous vous rendez comptede la publicité qu’ça fait à note rue, ànote quartier ? Maintenant, à la premièreoccasion, au premier signe qu’y vontencore r’mette ça, moi j’appelle lapolice et j’le fais envoyer à l’asile. J’enpeux plus, moi. J’ai les nerfs encapilotade, j’vous dis, en capilotade quej’ai les nerfs. C’t’Innatius, même quandc’est seulement qu’il est pour prendre un

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bain, ça fait l’bruit d’une inondationqu’elle menaç’rait d’engloutir mamaison. Chcrois bien qu’tous mes tuyauxsont crevés. Chuis trop vieille. J’en aima claque de ces gens. J’en ai par-dessus la tête.

Miss Annie regarda par-dessusl’épaule de M. Levy.

« Bon, ben c’est pas tout ça, j’ai étécontente de pouvoir vous causer un peu,monsieur. Au revoir !

Elle repartit en courant chez elle etferma les volets dans un grandclaquement. Cette soudaine disparitionredoubla la confusion et la tristesse danslesquelles le récit de la vie de M. Reillyavait déjà plongé Gus Levy. Il était toutdésemparé. Quel quartier ! Levy’s

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Lodge lui avait toujours permis d’éviterde faire la connaissance de gens de cettesorte. Puis M. Levy aperçut la vieillePlymouth qui tentait de se mettre aumouillage le long du trottoir, raclant sesenjoliveurs contre la brique avant des’immobiliser enfin. À l’arrière, ildistingua la silhouette du gros dingue.Une femme aux cheveux auburndescendit du siège du conducteur etlança :

— Tu vas descendre, oui ?— Pas avant que tu aies clarifié pour

moi tes relations avec ce vieillardgâteux, répondit la silhouette. Je croyaisque nous avions échappé à ce vieuxfasciste dégénéré. Apparemment, je metrompais. Pendant tout ce temps-là, tu as

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eu une aventure avec lui derrière mondos. C était probablement toi qui l’avaismis en faction devant D.H. Holmes, cejour fatal. Maintenant que j’y pense,peut-être même y avais-tu fait attendrece mongolien de Mancuso. Dans le seulbut de mettre en branle le cycle quim’emporte, l’épouvantable cerclevicieux dont je suis prisonnier. Commej’étais sans méfiance, quel ingénu j’aifait ! Voilà des semaines maintenant queje suis la dupe d’un complot. C’est uneconspiration – tout !

— Descends d’cette voiture, chtedis !

— Vous voyez ? dit Miss Annie àtravers ses volets clos. Y r’mettent ça.

La porte arrière de l’auto s’ouvrit

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dans un grincement de rouille et un semi-bottillon gonflé à éclater se posa sur lemarchepied. La tête du dingue étaitbandée, il semblait pâle et fatigué.

— Je ne vivrai pas sous le même toitqu’une femme dissolue. Je suis choquéet meurtri. Ma propre mère. Je nem’étonne plus que tu t’en sois prise àmoi avec une telle sauvagerie. M’estavis que tu m’utilises comme boucémissaire de tes propres sentiments deculpabilité.

Quelle famille, songea M. Levy. Lamère avait effectivement une vagueallure de vieille entraîneuse. Il sedemanda ce que le policier en civil avaitbien pu lui trouver.

— Ferme-la au lieu de dire des

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insanités, vociférait la femme d’une voixstridente. T’as rien à dire de Claude,c’est un brave homme bien comme ilfaut.

— Un brave homme, crachaironiquement Ignatius. Je savais quec’était ainsi que tu finirais quand tu ascommencé à fréquenter ces dégénérés.

Dans la rue, quelques voisins étaientsortis sur leur perron. Quelle journéecela promettait d’être ! M. Levy couraitle risque de se trouver mêlé à unequerelle de rue au milieu de ces gensdéchaînés. Ses brûlures d’estomacmenaçaient d’envahir toute sa poitrine.

La femme aux cheveux auburn étaittombée à genoux et interrogeait le ciel.

— Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon

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Dieu. Seigneur ! Dis-le-moi, ch’t’ai faitquelque chose ? J’ai pas été sage ?

— Attention ! Tu es sur la tombe deRex ! hurla Ignatius. Dis-moi plutôt ceque ce maccarthyste débauché et toifaites ensemble ! Vous appartenezprobablement à quelque cellulepolitique secrète ? Je ne m’étonne plusd’avoir été bombardé de ces tracts dechasse aux sorcières. Je ne m’étonneplus d’avoir été suivi hier soir. Où estcette entremetteuse de Battaglia ? Où ?Elle mérite le fouet. Tout cela n’estqu’un coup monté contre moi, uncomplot pervers pour me faire dégagerton chemin. Mon Dieu ! Une bande defascistes a probablement fait subir àl’oiseau un entraînement spécial pour le

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lancer contre moi. Ces gens-là nereculent devant rien.

— Claude me fait la cour, ditMme Reilly d’un air de défi.

— Quoi ! tonna Ignatius. Veux-tu mefaire comprendre par là que tu asautorisé ce vieillard à te tripoter à saconvenance.

— Claude est un homme comme yfaut. Tout c’qu’il a fait c’est d’me t’nirla main quelques fois.

Les yeux jaune et bleu louchèrentsous l’effet de la colère. Les grossespattes se refermèrent sur les oreillespour qu’Ignatius n’entendît plus rien.

— Dieu seul sait ce que peuvent bienêtre les désirs inavouables de cethomme. Je t’en prie, épargne-moi la

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vérité. Je m’effondrerais totalement.— Fermez-la ! hurla Miss Annie

derrière ses volets. Vous n’en avez pluspour longtemps à vivre ici, alors faites-vous oublier !

— Claude est pas intelligent maisc’est un brave homme. Il est très bonpour sa famille et c’est ça qui compte.Santa dit qu’il aime les communissespasqu’il est tout seul. Il a rien à faired’aute. Y s’embête. S’y d’vaitm’demander d’l’épouser, sur-le-champ ;j’y dirais oui, j’y dirais comme ça« d’accord Claude », sans avoir àréfléchir une seconde. Chte l’dis,Ignatius. J’le frai pasque j’ai bien l’droitd’avoir quelqu’un qui m’traite gentimentavant d’mourir. J’ai bien l’droit d’plus

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avoir à m’faire sans cesse du souci poursavoir d’où m’viendra mon prochaindollar. Quand Claude et moi on est allésrécupérer tes affaires et qu’ l’infirmière-chef nous a donné ton portefeuille avecpresque trente dollars dedans, c’était lagoutte d’eau qui fait déborder l’vase.Tes folies, c’était déjà moche, maisqu’tu caches de l’argent à ta pauvremanman…

— J’avais besoin de cet argent dansun but précis.

— Pour quoi faire ? Pour allertraîner avec des femmes de mauvaisevie ?

Mme Reilly se leva laborieusementde la tombe de Rex.

— T’es pas seulement fou, Ignatius,

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t’es avare en plus.— Et tu crois sincèrement que

Claude le roué veut le mariage ?demanda Ignatius pour changer de sujet.Tu erreras de motel puant en motelpuant, tu finiras par te suicider.

— J’me marierai si ça m’dit, mongars, tu peux pus rien faire pour m’enempêcher.

— Cet homme est un extrémistedangereux, dit Ignatius d’un air sombreet morose. Dieu seul sait la quantitéd’horreurs politiques et idéologiques quis’agitent dans son esprit. Il va tetorturer, ou pis encore.

— Mais, toi, toi, TOI ! pour qui doncte prends-tu que tu me dises ce qu’il fautfaire ?

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Mme Reilly regarda son fils qui suaitet soufflait de mauvaise humeur. Elleétait dégoûtée et fatiguée, elle sedésintéressait de tout ce qu’il pouvaitbien avoir à dire.

« Claude est pas malin, d’accord. Ça,chuis la première à t’le dire. Bon.Claude arrête pas d’masticoter avec sescommunisses à la noix. D’accord. P’têtequ’il y connaît rien de rien en politique.Mais moi j’en ai rien à s’couer d’lapolitique. C’que j’en ai à s’couer, c’estd’finir ma vie à peu prèsconvenablement. Claude, il est gentilavec moi, et c’est plus que tu peux faireavec toute et tous tes diplômes que t’aseus avec ta mention fort. Pour tous c’quej’ai pu faire de gentil pour toi, j’ai

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jamais r’çu qu’des coups d’pied enr’tour. J’veux quelqu’un qui m’trait’ragentiment une fois dans ma vie avantd’mourir. T’as tout appris, Ignatius, saufà être humain.

— Mais ton destin n’est pas d’êtretraitée avec gentillesse, cria Ignatius. Tues ouvertement masochiste. Lagentillesse ne pourrait que te plongerdans le désarroi et te détruire.

— Va t’faire voir, Ignatius. Chtemaudis. Tu m’as fait tellement d’peine sisouvent qu’j’arrive même pus à tenir lecompte des fois.

— Cet homme ne mettra jamais lespieds à la maison tant que j’y serai. Unefois fatigué de toi, il finiraitprobablement par tourner sa

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concupiscence déviante vers moi !— Qu’est-ce que tu racontes, espèce

de fou ? Ferme donc ta bouched’imbécile. J’en ai par-dessus la tête.J’vais m’occuper d’toi. Ah, tu dis qu’tuveux t’reposer, j’vais t’en filer moi, durepos, chpeux t’trouver quelque chosede très bien.

— Quand je pense à mon pauvre cherpapa, à peine refroidi dans sa tombe, ditIgnatius en faisant mine d’essuyer un peud’humidité au coin de son œil.

— M’sieur Reilly est passé v’làvingt ans.

— Vingt et un ! triompha sombrementIgnatius. Tu vois bien ? Tu as oublié toncher époux bien-aimé.

— Heu, je vous demande pardon, dit

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faiblement M. Levy. Puis-je vous diredeux mots, monsieur Reilly ?

— Quoi ? demanda Ignatius,remarquant pour la première foisl’homme qui se tenait sur le perron.

— Qu’est-ce que vous lui voulez, àIgnatius ? demanda Mme Reilly àl’homme.

M. Levy se présenta.« Bon, ben vous l’avez sous les yeux

en personne. J’espère que vous avez pascru la drôle d’histoire qui vous aracontée l’aute jour au téléphone. J’étaistrop fatiguée pour y arracher l’appareildes mains.

— Pourrions-nous entrer ? demandaM. Levy. J’aimerais lui parler enparticulier.

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— Ça m’est bien égal, ditMme Reilly sans manifester le moindreintérêt.

Elle regarda dans la rue et vit lesvoisins qui les observaient.

« Tous les voisins sont au courantd’tout maintenant.

Mais elle ouvrit la porte d’entrée etle trio se retrouva dans le minusculevestibule. Mme Reilly déposa le sac enpapier contenant l’écharpe et le sabre deson fils qu’elle rapportait de l’hôpital etdemanda :

« Qu’est-ce que vous voulez, m’sieurLevy ? Ignatius ! Reviens ici tout desuite et cause avec monsieur.

— Ma chère mère, je dois vaquer àmes occupations gastro-intestinales. Le

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traumatisme de ces dernières vingt-quatre heures a mis mes entrailles enrévolution.

— Sors de ces cabinets et reviens icitout d’suite chte dis. Alors, qu’est-ceque vous lui voulez à ce fou, m’sieurLevy ?

— Dites-moi, Reilly, est-ce que celavous dit quelque chose ?

Ignatius examina les deux lettres queM. Levy avait tirées de la poche de saveste et dit :

— Bien sûr que non. C’est votresignature. Sortez de cette maison sur-le-champ. Maman, voici le démon qui m’aignominieusement chassé de sonentreprise.

— Ce n’est pas vous qui avez écrit

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ça ?— M. Gonzales était extrêmement

dictatorial. Jamais il ne m’eût autoriséne fût-ce qu’à m’approcher d’unemachine à écrire. À vrai dire, j’ai mêmeessuyé un jour une brutale rebuffadepour avoir par hasard laissé courir mesyeux sur une correspondance qu’il étaitoccupé à rédiger dans une prose assezépouvantable je dois le dire. S’ilm’autorisait à faire reluire ses souliersbon marché je m’estimais heureux. Voussavez la possessivité dont il fait preuveà l’égard de votre pourtant stagnanteentreprise.

— Mais oui je sais. Seulement il ditqu’il n’a pas écrit cela.

— Une contrevérité manifeste.

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Chacune de ses paroles est un mensonge.Il parle avec une langue fourchue !

— Cet homme menace de nous faireun procès en demandant une sommeastronomique.

— C’est Ignatius qui l’a fait,interrompit Mme Reilly, non sans unecertaine grossièreté. Tout c’qui a pus’passer d’travers, c’est la faute àIgnatius. Y fait des histoires partout oùqu’y va. Vas-y, Ignatius, dis la vérité aumonsieur. Vas-y chte dis, avant quecht’en r’tourne une bonne.

— Maman, fais partir cet homme,cria Ignatius, cherchant à pousser samère contre M. Levy.

— Écoutez-moi, Reilly, cet hommemenace de me poursuivre pour cinq cent

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mille dollars de dommages et intérêts. Jeserai ruiné.

— Si c’est pas malheureux !s’exclama Mme Reilly. Ignatius, qu’est-ce que t’as fait à c’pauve monsieur ?

Alors qu’Ignatius s’apprêtait àdiscourir sur la circonspection qui avaitété sienne chez Pantalons Levy, letéléphone sonna.

— Allô ? dit Mme Reilly. Je suis samère. Comment ça « est-ce que j’aibu ? » ça va pas, non ! En voilà desmanières ! se récria-t-elle en foudroyantIgnatius du regard. Il a… ? Il est… ?Quoi ? Oooh, non !

Elle dévisagea son fils, les yeuxécarquillés, tandis qu’il se mettait àfrotter l’une de ses grosses pattes contre

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l’autre.« Entendu, m’sieur, vous l’aurez,

votre matériel, tout sauf la bouqued’oreille. Ça, c’est l’oiseau qui l’a eue.D’accord. Mais bien sûr que j’m’ensouviendrai ! Chuis pas soûle !

Mme Reilly raccrocha violemment etse tourna vers son fils en vociférant :

— C’était l’homme des saucisses.T’es viré !

— Le ciel en soit loué, soupiraIgnatius. Je ne crois pas que j’aurais étécapable de pousser une seconde de pluscette voiture à bras, je ne l’aurais passupporté.

— Qu’est-ce que t’es allé luiraconter sur moi, hein ? Hein ? T’y asdit qu’j’étais soûle ?

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— Bien sûr que non. C’est d’unridicule achevé. Je ne parle pas de toncas avec les gens. Sans doute t’a-t-ildéjà parlé un jour que tu étais en étatd’ébriété. Je ne serais même pas étonnéd’apprendre que tu le fréquentais. Vousavez sans doute fait un soir la tournéedes grands ducs dans toutes les boîtesfréquentées par le gratin des hot-dogs !

— T’es même pas capable de vendedes saucisses dans la rue. Il était enrogne, cet homme. Y m’a dit qu’il avaiteu plus d’ennuis avec toi qu’avec tousles autes vendeurs ambulants réunis.

— Ma vision du monde lui étaitabsolument intolérable et le rendaitextrêmement vindicatif et rancuneux àmon endroit.

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— Oh, ferme-la avant que chter’tourne encore une bonne paire debaffes, hurla Mme Reilly. Allez, dis lavérité à m’sieur Levy, maintenant, dis-la, chte dis !

Quelle vie de famille sordide, songeaM. Levy. Cette femme avaitindiscutablement des manièresdictatoriales avec son fils.

— Mais j’ai dit la vérité, protestaIgnatius.

— Faites-moi voir cte lettre, m’sieurLevy.

— Ne la lui montrez pas. Elle litassez horriblement mal. Elle en seraplongée dans le désarroi completpendant plusieurs semaines.

Mme Reilly balança un grand coup

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de son sac à main dans la temped’Ignatius.

— Ça ne va pas recommencer ! hurlaIgnatius.

— Ne le frappez pas, madame, ditM. Levy.

La tête du dingue était déjà bandée.En dehors des rings, la violence rendaitM. Levy malade. Ce dingue de Reillyétait pitoyable. Sa mère faisait desfrasques avec un vieux, buvait et voulaitse débarrasser de son fils. Elle était déjàen cheville avec la police. Le chien étaitprobablement la seule chose que ledingue eût jamais eue dans sa vie.Parfois, il était nécessaire de rencontrerune personne dans son environnementréel pour la comprendre. À sa manière,

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M. Reilly s’était vraiment beaucoupintéressé aux Pantalons Levy. Voilà queM. Levy se mettait à regrettersincèrement d’avoir renvoyé Reilly. Ledingue était fier de l’emploi qu’il avaitoccupé à la boîte.

« Fichez-lui la paix, madame Reilly,je vous en prie. Nous allons tirer toutcela au clair.

— Aidez-moi, monsieur, balbutiaIgnatius, saisissant théâtralementM. Levy par les revers de sa veste desport. Seule dame Fortune sait les toursaffreux qu’elle me réserve encore. J’ensais trop long sur ses activités sordides.Elle a décidé de m’éliminer. Avez-voussongé à interroger cette femme Trixie ?Elle en sait beaucoup plus long que vous

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ne pourriez le soupçonner.— C’est ce que dit mon épouse, mais

j’en doute. Je ne l’ai même jamais cru.Miss Trixie est tellement vieille, quandon y songe. Je ne crois même pas qu’elleserait capable de rédiger une liste decourses pour aller chez l’épicier.

— Vieille ? demanda Mme Reilly.Oh, Ignatius ! Tu m’as raconté queTrixie était le nom d’une jolie fille quitravaillait aux Pantalons Levy. Tu m’asraconté que vous vous plaisiez bien. Etmaintenant j’apprends que c’est unegrand-mère qui peut tout juste écrire !Ignatius !

C’était plus triste encore queM. Levy n’avait d’abord pensé. Lepauvre dingue avait voulu faire croire à

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sa mère qu’il avait une petite amie.— Je vous en prie, chuchota Ignatius

à M. Levy, suivez-moi dans ma chambre.Il faut que je vous montre quelque chose.

— Croyez pas un mot de c’qui vousdira ! lança Mme Reilly dans leur dos,tandis qu’Ignatius entraînait M. Levyvers sa chambre moisie.

— Laissez-le tranquille, dit M. Levyà Mme Reilly avec une certaine fermeté.

Cette femme ne laissait aucunechance à son propre fils. C’était unemégère, aussi redoutable que sa propreépouse. Pas étonnant que le dingue fûtune épave.

Puis la porte se referma derrière euxet M. Levy se sentit pris d’une brusquenausée. Il y avait un remugle de vieilles

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feuilles de thé dans la pièce, une odeurqui lui rappelait la vieille théière queLeon Levy avait toujours à la portée dela main. La théière chinoise délicatementcraquelée au fond de laquelle il restaittoujours un dépôt de feuilles mouillées.Il alla à la fenêtre et ouvrit le volet mais,là, son regard croisa celui de MissAnnie, qui le dévisageait fixement entreles lames de son propre volet. Il sedétourna de la fenêtre et regarda Reillyfeuilleter du pouce le contenu d’unclasseur cartonné.

— Voilà, dit Ignatius. Quelques notesjetées sur le papier du temps où jetravaillais pour votre firme. Ellessuffiront à vous prouver que j’aimais lesPantalons Levy plus que la vie elle-

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même et que je passais toutes mesheures de veille à envisager des moyensde rendre service à votre entreprise. Etsouvent, la nuit, j’avais des visions. Desfantômes de Pantalons Levy flottaientdevant ma psyché assoupie. Jamais jen’eusse écrit une telle lettre. J’adoraisles Pantalons Levy. Tenez. Lisez cela,monsieur.

M. Levy lui prit le classeur desmains et, là où le gros doigt de Reillyindiquait une ligne, lut : « Aujourd’huinotre bureau a enfin été assez heureuxpour accueillir notre seigneur et maître,le sieur G. Levy. Pour parler sansdétour, je le trouve assez insouciant etsuperficiel. » Le gros doigt sautaquelques lignes. « Il apprendra bien à

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temps à connaître mon dévouement à sonentreprise et mon loyalisme. Et monexemple pourrait bien, à son tour,l’amener à retrouver foi dans lesPantalons Levy. » Le doigt-poteauindicateur montra le paragraphe suivant.« La Trixie garde un mutisme obstiné quila révèle plus sagace encore que je nel’ai cru d’emblée. Je soupçonne cettefemme d’en savoir beaucoup etd’affecter l’apathie comme une façadecommode pour la rancune qu’elle nourritapparemment contre les Pantalons Levy.Elle retrouve sa cohérence pour parlerde la retraite. »

— Voilà votre preuve, monsieur,s’écria Ignatius, arrachant le classeurdes mains de M. Levy. Interrogez la

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mystérieuse Trixie. Sa sénilité n’estqu’un déguisement. Elle fait partie deson système de défense contre le travailet contre votre maison. En fait, elledéteste les Pantalons Levy parce qu’ilsne la mettent pas à la retraite. Et quipourrait lui en vouloir ? Bien des fois,quand nous étions seuls, elle babillaitpendant des heures, échafaudant desprojets pour « avoir » les PantalonsLevy. Sa rancune s’exprimait en attaquesau vitriol contre votre firme.

M. Levy tentait de soupeser tout cela.Il savait que Reilly avait réellementaimé la boîte. La voisine le lui avait dit,il s’en était lui-même aperçu à la boîte,et il venait de le lire. Trixie, aucontraire, la haïssait. Bien que son

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épouse et le dingue prétendissent que lasénilité était une façade, il doutaitqu’elle fût capable de rédiger une tellelettre. Mais, pour le moment, il lui fallaitabsolument quitter cette chambre qui luicollait de la claustrophobie, avant devomir sur tous les cahiers qui jonchaientle plancher. Quand M. Reilly s’était tenuprès de lui pour lui indiquer du doigt lespassages qu’il voulait lui faire lire, leremugle était devenu épouvantable. Ilavança la main à tâtons vers le bec-de-cane mais le dingue se jeta contre laporte.

« Vous devez me croire, soupira-t-il.La mégère Trixie avait une espèce defixation sur une dinde ou un jambon.Était-ce un rôti ? Toujours est-il que tout

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cela devenait assez féroce et désarmantà la fois, par moments. Elle avait juré dese venger de n’avoir pas été mise à laretraite à l’âge légal. Elle débordaitd’agressivité.

M. Levy se dégagea, fit un pas decôté, força le passage et se retrouvadans le vestibule où la mère aux cheveuxauburn attendait comme un portier.

— Merci monsieur Reilly, ditM. Levy.

Il lui fallait de toute urgence quittercette maison de poupée dérisoire etdéchirante.

« Si j’ai de nouveau besoin de vous,je vous appellerai.

— Oh, vous aurez de nouveau besoind’lui ! lança Mme Reilly quand il lui

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passa devant pour se précipiter sur lesmarches du perron. Quoi que ce soit,c’est forcément la faute à Ignatius,alors !

Elle lança encore quelques mots maisle vrombissement de M. Levy couvrit savoix et noya ses paroles. Une fuméebleue flotta sur la vieille Plymouthnavrée, il était parti.

— Eh ben, maintenant, ça y est. T’esarrivé à tes fins cette fois-ci ! dit-elle àIgnatius, agrippant son surplis blanc. Tunous a vraiment mis dans les ennuis. Tusais c’que ça peut t’coûter, faux et usagede faux ? Ils te jetteront dans une prisonfédérale. Ce pauve monsieur, c’est cinqcent mille dollars qu’on veut lui prendedans c’t’affaire. Là, tu peux ête content

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d’toi, hein ! Les ennuis commencent pourtoi, les vrais.

— Je t’en prie, dit faiblementIgnatius.

Sa peau pâle virait du blanc sale augris. Il se sentait vraiment maldésormais. Son anneau pyloriqueexécutait diverses manœuvres quiexcédaient en violence et en originalitétout ce qu’il pouvait bien avoir fait parle passé.

« Je t’avais prévenue que tout sepasserait ainsi si j’allais travailler.

M. Levy regagna les docks de DesireStreet par le plus court chemin qu’il pûttrouver. Tout le long du trajet, il étaitenflammé d’une émotion qui rappelaitd’assez loin, mais distinctement, une

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ferme détermination. Si le ressentimentavait vraiment poussé Miss Trixie àrédiger cette lettre, c’était Mme Levyqui était, en dernier ressort, responsabledes poursuites intentées par Abelman.Miss Trixie était-elle capable d’écrireun texte aussi intelligible que l’étaitcette lettre ? Il traversa rapidement lequartier de Miss Trixie, passant entrombe devant les bars et les écriteauxqui proclamaient partout ÉCREVISSES ÀLA NAGE et DÉGUSTATION D’HUITRES.M. Levy espérait que la réponse seraitpositive. Arrivé devant l’immeuble, ilquitta son auto et suivit la piste dedétritus qui le conduisit jusqu’à uneporte brune. Il frappa et Mme Levy vintlui ouvrir en disant :

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— Coucou, le revoilà ! La terreurdes idéalistes. Alors, tu as résolu tonaffaire ?

— Peut-être.— Voilà que tu parles comme Gary

Cooper, maintenant. Je vais devoir mecontenter de réponses ultralaconiques.Shérif Gary Levy.

Du doigt, elle tira sur un cil bleu pâledont l’alignement laissait à désirer.

« Bon, en route. Trixie se gave degâteaux secs. J’en ai des haut-le-cœur.

Écartant son épouse, M. Levy pénétraau cœur d’un tableau qu’il n’eût jamaispu imaginer. Levy’s Lodge ne l’avait paspréparé à la découverte d’intérieurscomme celui qu’il venait de quitter, dansConstantinople Street – et comme celui-

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ci. L’appartement de Miss Trixie étaitdécoré de détritus, de rebuts, defragments de métal, de boîtes en carton.Quelque part en dessous de tout cela, ily avait des meubles. Mais la surface, leterrain visible, n’était qu’un paysage devieilles fripes, de cageots et de vieuxjournaux. Un col, au centre de cettemontagne, une clairière dans cettejonchée d’ordures, une étroite travée deplancher apparent menait à une fenêtreauprès de laquelle Miss Trixie étaitassise, dévorant l’assortiment de gâteauxsecs. M. Levy longea l’étroit corridor,passant devant la perruque noireaccrochée à un cageot, devant lessouliers à talon haut jetés sur une pile dejournaux. Le seul élément de sa cure de

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jouvence que Miss Trixie eûtapparemment daigné conserver était ledentier, il lançait des éclairs entre seslèvres minces, poignardant les biscuits.

— Tu es bien silencieux,brusquement, fit remarquer Mme Levy.Que se passe-t-il, Gus ? Encore unemission qui se termine par un échec ?

— Miss Trixie ! hurla M. Levy dansl’oreille de cette dernière. Avez-vousécrit une lettre à Abelman – lesmagasins Abelman ?

— Hou la la, on peut dire que tutouches le fond, dit Mme Levy.L’idéaliste t’a encore roulé dans lafarine. Il t’a eu jusqu’au trognon.

— Miss Trixie !— Quoi ? aboya l’intéressée. Ah, je

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dois dire que vous savez vous y prendrepour mettre les gens à la retraite vousautres !

M. Levy lui tendit la lettre.Ramassant une loupe sur le plancher,elle se mit à examiner l’écriture. Lavisière verte projetait une nuancemortuaire sur son visage et sur seslèvres minces, entourées de miettes degâteau sec. Quand elle eut posé la loupe,elle chevrota joyeusement :

— Vous voilà bien embêtés vousautres, maintenant.

— Mais est-ce vous qui avez écrit çaà Abelman ? M. Reilly a dit que c’étaitvous.

— Qui ?— M. Reilly. Le gros avec une

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casquette verte qui travaillait auxPantalons Levy.

M. Levy montra la photo de Reillydans le journal du matin.

« Celui-là, là.Miss Trixie reporta sa loupe sur le

journal et se récria :— Oh, mon Dieu. Alors voilà ce qui

lui est arrivé.Pauvre Gloria. Il avait l’air d’être

blessé.« C’est M. Reilly, c’est ça ?— Oui. Je crois que vous vous

souvenez de lui. Il dit que c’est vous quiavez écrit cette lettre.

— Ah oui ?Gloria Reilly ne mentirait pas. Pas

Gloria. C’était une pure, Gloria. Du

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solide. Gloria avait toujours été son ami.Miss Trixie tenta de rassembler sessouvenirs à travers le brouillard. Peut-être bien qu’elle l’avait écrite, cettelettre. Il se passait tant de choses dontelle n’était plus capable de se souvenirdésormais.

« Ma foi, je crois bien que c’est vrai.Oui. Maintenant que vous le dites, c’estbien possible. Oui, oui, je crois bien quej’ai écrit ça. Vous le méritiez bien, vousautres ! Vous m’avez rendue folle cesdernières années. Pas de retraite. Pas dejambon. Rien. J’espère bien que vousperdrez tout ce qui vous appartient, tout !

— Vous avez écrit ça ? demandaMme Levy. Après tout ce que j’ai faitpour vous, vous avez écrit un torchon

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comme celui-là ? J’ai réchauffé unevipère dans mon sein ! Vous pouvez direadieu aux Pantalons Levy ! Vous lesavez trahis. Au rancart, voilà, on vavous mettre au rancart !

Miss Trixie sourit. L’emmerdeuseavait l’air de se mettre dans tous sesétats. Gloria avait toujours été son ami.Maintenant l’emmerdeuse irait manger àla soupe populaire. Enfin, peut-être,parce que, pour le moment, elle luimarchait droit dessus, ses ongles bleupâle dressés comme des ergots. MissTrixie se mit à crier.

— Fiche-lui donc la paix, ditM. Levy à son épouse. Eh bien, eh bien.En voilà de belles histoires à raconter àSusan et Sandra, tu ne trouves pas ? Leur

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mère a si bien torturé une malheureusevieille dame que voilà les filles engrand danger de perdre leurs cachemireset leurs petites culottes.

— Mais c’est ça, prends-t’en à moi !répliqua Mme Levy hors d’elle. C’estmoi qui ai introduit la feuille de papierdans la machine ! Moi qui l’ai aidée àtaper !

— Vous avez écrit cette lettre pourvous venger des Pantalons Levy parcequ’on refusait de vous mettre à laretraite, c’est bien ça ?

— Oui, oui, dit vaguement MissTrixie.

— Quand je pense que je vousfaisais confiance ! cracha Mme Levy àl’adresse de Miss Trixie. Rendez-moi ce

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dentier !Son mari arrêta la main dont elle

s’apprêtait à saisir la mâchoire de lavieille dame.

— Silence ! Assez ! aboya MissTrixie, ses crocs blancs lançant deséclairs. Je ne peux même pas avoir unpeu la paix chez moi !

— Sans tes projets stupides, cettefemme serait à la retraite depuis bienlongtemps, dit M. Levy à son épouse.Depuis tant et tant d’années que tu prédisdes catastrophes, il s’avère en définitiveque c’est toi qui as bien failli fairepéricliter les Pantalons Levy.

— Je vois. Ce n’est pas à elle que tuen veux. C’est à moi. À une femme declasse, une idéaliste. Si un cambrioleur

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s’introduisait dans tes bureaux, c’estencore moi qui prendrais tout ! Tu asbesoin de te faire soigner, Gus. Grandbesoin.

— En tout cas, j’ai indiscutablementbesoin du médecin de Lenny, çat’étonne ?

— Mais c’est merveilleux, Gus.— Silence !— Seulement c’est toi qui vas

appeler ce docteur, dit M. Levy à safemme. Je veux que tu le convainques dedéclarer que Miss Trixie est atteinte desénilité, qu’elle n’est plus responsablede ses actes, et d’exposer les mobilesqu’elle avait pour rédiger cette lettre.

— Dis donc, c’est ton problème,répondit Mme Levy, courroucée. Tu n’as

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qu’à l’appeler.— Susan et Sandra n’aimeraient pas

apprendre les petites erreurs de leurchère maman.

— Et du chantage, par-dessus lemarché.

— Je ne nie pas que tu m’aies apprisdeux ou trois petites choses. Après tout,voilà un bout de temps que nous sommesmariés.

M. Levy regarda l’anxiété le disputerà la colère sur les traits de son épouse.Pour une fois, elle n’avait rien àrépondre.

« Les filles n’aimeraient pasapprendre que leur mère s’est conduitecomme une imbécile. Alors arrange-toipour emmener Trixie chez le médecin de

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Lenny. Avec ses aveux à elle et letémoignage d’un quelconque docteur,Abelman n’a pas l’ombre d’une chance.Il suffirait de la traîner au tribunal et dela montrer au juge.

— Je suis une femme très séduisante,dit aussitôt et machinalement MissTrixie.

— Bien sûr, dit M. Levy en sepenchant vers elle. Nous allons vousmettre à la retraite, miss Trixie. Avecune augmentation. Pour compenser toutesles misères qui vous ont été faites.

— La retraite ? chevrota Miss Trixie.Je dois dire que c’est inattendu. Dieusoit loué.

— Vous me signerez une déclarationcomme quoi c’est vous qui avez rédigé

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cette lettre ?— Mais bien sûr ! s’écria Miss

Trixie.Quel ami était Gloria, décidément !

Gloria avait su trouver le moyen del’aider. Gloria était malin.Heureusement que Gloria s’étaitsouvenu de cette lettre magique.

« Je signerai tout ce que vousvoudrez.

— Je comprends tout, brusquement,fit la voix amère de Mme Levy derrièreune pile de vieux journaux. On me faitdu chantage à l’amour que j’éprouvepour mes deux filles chéries. Tu tedébarrasses de moi pour pouvoir être unplus grand jouisseur que jamais, le roides dilettantes. C’est maintenant que les

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Pantalons Levy sont plus que jamais endanger de disparaître. Tu crois me tenir.

— Oh, mais je te tiens. Et lesPantalons Levy vont bel et biendisparaître. Mais pas parce que tu lesauras naufragés en faisant mumuse, non.

M. Levy parcourut des yeux les deuxlettres.

« Cette affaire Abelman m’a faitréfléchir à des tas de choses. Commentse fait-il que personne n’achète nospantalons ? Parce qu’ils sontdégueulasses. Parce qu’ils sontfabriqués à partir des patrons qu’utilisaitdéjà mon père il y a vingt ans. Et lesmêmes tissus. Parce que le vieux tyrann’a jamais rien voulu changer dans sonusine. Et parce qu’il a détruit en moi tout

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esprit d’initiative.— Ton père était un homme

remarquable. Je ne veux pas t’entendrelui manquer de respect, plus un mot.

— Ferme-la. La drôle de lettre deTrixie m’a donné une idée. À partird’aujourd’hui, nous ne fabriquerons plusque des bermudas. Moins d’ennuis,moins de manipulations, plus debénéfices sur la base de dépensesmoindres. Je veux toute une nouvellegamme de produits lavables,infroissables, modernes. AdieuPantalons Levy, vivent les BermudasLevy !

— Bermudas Levy. Ah la la, ça faitbien. Non, mais laisse-moi rire. Tu vaste ruiner en un an. Tu es prêt à tout pour

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occulter la mémoire de ton père. Tu n’espas capable de diriger une affaire, tun’es qu’un raté, un dilettante, unjouisseur, un pilier de champs decourses.

— Assez ! Je dois dire que vous êtesvraiment imbuvables, vous autres ! Sic’est ça la retraite, j’aime encore mieuxretourner aux Pantalons Levy.

Miss Trixie souligna ses paroles enagitant la boîte de gâteaux secs commepour les en menacer.

« Sortez de ma maison et adressez-moi mon chèque par la poste !

— J’étais incapable de diriger lesPantalons Levy, c’est vrai. Je crois queje vais pouvoir diriger les BermudasLevy.

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— Comme te voilà soudain sûr detoi, je n’aime pas beaucoup tes petitsairs satisfaits, dit Mme Levy d’une voixqui confinait à la crise de nerfs.

Gus Levy dirigeant une affaire ? GusLevy mâle dominateur. Qu’allait-ellebien pouvoir raconter à Susan etSandra ? Qu’allait-elle bien pouvoirdire à Gus Levy ? Qu’allait-il lui arriverà elle ?

« Et j’imagine que la Fondation vadisparaître aussi, du même coup ?

— Mais bien sûr que non !M. Levy eut un sourire intérieur.

Enfin. Enfin son épouse était sansgouvernail, cherchant à diriger sonesquif sur une mer confuse. Enfin elle luidemandait des directives.

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« Nous allons créer une récompense.Qu’est-ce qu’elles étaient censéesrécompenser, dans ton idée ? Les actesde mérite et de bravoure ?

— Oui, répondit humblementMme Levy.

— Tiens, regarde ! Ça c’est de labravoure.

Il ramassa le journal et montra dudoigt le Noir qui se penchait surl’idéaliste déchu.

« C’est lui qui aura la premièrerécompense.

— Quoi ? Un criminel à lunettesnoires ? Un personnage de BourbonStreet ? Je t’en prie, Gus. Ne fais pas ça.Il n’y a que quelques années que LeonLevy est mort. Laisse-le reposer en paix.

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— Mais c’est du pur pragmatisme.Le genre de manœuvre que notre vieuxLeon aurait lui-même prôné. La plupartde nos employés sont des Noirs. C’estun bon truc de relations publiques. Et jene vais probablement pas tarder à avoirbesoin d’embaucher de nouveauxemployés et de leur demander de fournirun meilleur travail. Cela permettra unmeilleur climat d’embauche.

— Mais enfin pas pour ce… cettechose-là ! s’écria Mme Levy comme sielle allait vomir. Les récompenses sontprévues pour des gens comme il faut.

— Qu’as-tu fait de l’idéalisme donttu prends toujours le parti avec une telleforce ? Je croyais que tu t’intéressais ausort des minorités. En tout cas, c’est ce

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que tu avais toujours dit. Et d’ailleursReilly méritait d’être sauvé ! C’est luiqui m’a mené à la vraie coupable.

— Tu ne vas pas pouvoir survivre lerestant de tes jours sur la rancune.

— Qui parle de rancune ? Je faisenfin des choses constructives, aucontraire. Miss Trixie, où est votretéléphone, s’il vous plaît ?

— Qui ? demanda Miss Trixie quis’absorbait dans la contemplation d’uncargo de Monrovia qui quittait les docksavec une cargaison de tracteursInternational Harvester. Je n’en ai pas.Y en a un à l’épicerie du coin.

— Très bien. Madame Levy, tu vasaller téléphoner au toubib de Lenny etpuis tu appelleras le journal pour leur

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demander s’ils savent comment joindreJones. Les gens de son espèce n’ont pasle téléphone, en général. Essaye aussi lapolice, ils sauront peut-être comment lejoindre, eux. En tout cas ne l’appellepas, toi. Rapporte-moi le numéro, jel’appellerai en personne.

Immobile, les yeux écarquillés,Mme Levy dévisageait son époux sansremuer un seul de ses cils bleu pâle.

— Si vous allez à l’épicerie,rapportez-moi donc ce jambon, grinçaMiss Trixie. Je veux le voir ici, cejambon, chez moi ! Sous mes yeux !Finies les fausses promesses et lesbonnes paroles. Vous voulez des aveux,vous autres, eh bien il va falloir payer !

Elle gronda comme un chien en

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regardant Mme Levy, lèvres retrousséessur ses dents éclatantes, comme si ellessymbolisaient quelque chose,constituaient un geste de défi.

— Eh bien, tu vois, dit M. Levy à safemme en lui tendant un billet de dixdollars, maintenant cela te fait troisraisons d’aller à l’épicerie. Je t’attendsici.

Mme Levy prit l’argent et dit à sonmari :

— Tu dois être content, j’imagine. Jeserai ta bonne. Tu tiens ça suspendu surma tête comme l’épée de Damoclès.Pour une petite erreur de jugement, jevais devoir payer jusqu’à la fin de mesjours.

— Une « petite erreur de

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jugement » ? Une action en dommages etintérêts pour un demi-million de dollars.Et qu’est-ce que tu payes ? Je tedemande de faire une petite course àl’épicerie du coin. Tu appelles ça payerle restant de tes jours ?

Mme Levy tourna les talons et longeala trouée. La porte claqua et MissTrixie, comme si on venait de luisoulager la poitrine d’un poids immense,sombra dans une joyeuse torpeurjuvénile. M. Levy l’écouta ronfler enregardant le cargo de Monrovia quitterle port et descendre le courant endirection du golfe.

Pour la première fois depuisplusieurs jours, son esprit retrouva soncalme et quelques-uns des événements

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liés à l’épisode de la lettre défilèrentdevant sa conscience. Il songea à lalettre adressée à Abelman et se renditcompte qu’il avait le souvenir vagued’avoir entendu un langage similairequelque part. Mais oui, dans le jardinetde ce dingue de Reilly, une heureseulement auparavant. « Elle mérite lefouet. » « Ce mongolien de Mancuso. »C’était donc bien Reilly l’auteur de lalettre, en fin de compte. M. Levy laissatomber un regard de tendresse sur lapetite accusée qui ronflait sur sa boîtede gâteaux secs. Pour le bien de tout lemonde, ma pauvre petite Miss Trixie, ilfaudra que vous soyez reconnueirresponsable et que vous avouiez tout.C’est un coup monté, en somme.

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M. Levy ne put s’empêcher d’éclater derire. Pourquoi Miss Trixie avait-elleavoué si facilement ?

— Silence ! aboya cette dernière,réveillée en sursaut.

Ce dingue de Reilly méritaiteffectivement d’être sauvé. À sa manièrede dingue, il avait fait son propre salut,celui de Miss Trixie, et même celui deLevy lui-même. Qui que fût ce BurmaJones, il méritait une récompenseimportante. Et lui offrir un emploi dansla nouvelle firme – les BermudasLevy –, voila qui serait encore meilleurpour les relations publiques. Unerécompense et un emploi. Et une bonnecouverture publicitaire dans les journauxpour lier tout cela à l’inauguration des

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Bermudas Levy. C’était un bon truc, ouiou non ?

M. Levy regarda le cargo quitterl’embouchure d’Industrial Canal.Mme Levy serait bientôt à bord d’unbateau, elle aussi. À destination de SanJuan. Elle pourrait aller rendre unepetite visite à sa mère, sur la plage, pourrire, danser et chanter avec elle. CarMme Levy ne s’intégrerait jamais tout àfait à ce nouveau projet des BermudasLevy.

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QUATORZE

Ignatius passa la journée dans sachambre, s’appliquant à dormir etattaquant son gant de caoutchouc pendantses fréquents et anxieux intervalles deveille. Tout au long de l’après-midi, letéléphone ne cessa de sonner dans levestibule, chaque nouvelle sonnerie lerendant un peu plus nerveux, un peu plusanxieux encore que précédemment. Ilplongeait sur le gant, le déflorait, lepoignardait, le réduisait à merci. Commetoutes les célébrités, Ignatius attirait desfans : la parentèle malchanceuse deMme Reilly, des voisins, des gens queMme Reilly n’avait pas vus depuis des

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années. Tous avaient téléphoné. Àchaque sonnerie, Ignatius imaginait quec’était M. Levy qui rappelait, mais ilentendait toujours sa mère prononcer lesparoles qui devenaient de plus en pluspitoyablement conventionnelles, « Sic’est pas malheureux. Qu’est-ce que jevais faire, hein, j’vous l’demande ?Qu’est-ce qu’on va dev’nir, maintenantqu’note nom est sali. » Quand Ignatiusn’en pouvait plus, il sortait de sachambre comme une grosse vague pours’aller chercher un Dr Nut. Si le hasardle mettait sur le chemin de sa mère, ellene le regardait pas mais s’absorbait dansla contemplation des gros moutons depoussière amalgamée qui flottaient aulong du vestibule dans le sillage de son

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fils. Il était, selon toute apparence,incapable de trouver un mot à lui dire.

Qu’allait faire M. Levy ?Malheureusement, Abelman semblait unêtre mesquin, sa petitesse d’espritl’empêchait d’accueillir sereinement lamoindre critique, son hypersensibilitéétait celle d’un écorché. Ignatius s’étaittrompé de correspondant, sa bordéecourageuse, engagée, avait été tiréecontre le mauvais adversaire. Au pointoù il en était, son système nerveux n’eûtpas supporté les épreuves d’un procès.Il risquait de s’effondrer complètementdevant le magistrat. Il se demandaitcombien de temps s’écoulerait avant queM. Levy ne fondît de nouveau sur lui.Quels commérages séniles la vieille

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Trixie était-elle en train de déverserdans les oreilles de Levy ? Ce dernier,furieux et troublé, allait revenir, biendécidé, cette fois, à faire incarcérerIgnatius sur-le-champ. Attendre ceretour, c’était comme attendre l’heured’une exécution. Une migraine sourde etpersistante le torturait. Le Dr Nut avaitgoût de fiel. Cet Abelman avait vraimentbesoin d’une forte somme ; fallait-il quecet être ultra-sensible eût été gravementoffensé ! Quand le véritable auteur de lalettre serait découvert, que demanderaitle féroce Abelman, en lieu et place decinq cent mille dollars ? Une vie ?

Le Dr Nut faisait comme un acide quidescendait en gargouillant vers sonintestin. Il s’emplit de gaz, son anneau

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scellé l’emprisonnant comme l’emboutpincé entre le pouce et l’index d’unballon de baudruche. D’énormeséructations s’élevaient de sa gorge etmontaient vers la coupelle pleine dedétritus de la suspension de pâte deverre. Une fois que l’on était projeté àl’intérieur de ce siècle brutal, toutpouvait arriver. Partout, des chausse-trappes comme Abelman, les insipidescroisés pour la dignité des Maures, cecrétin de Mancuso, Dorian Greene, lesjournalistes, des effeuilleuses, desoiseaux, la photographie, des jeunesvoyous, des pornographes nazis. Etsurtout Myrna Minkoff. Les biens deconsommation. Et surtout MyrnaMinkoff. La fieffée péronnelle devait

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recevoir une leçon définitive. Un jour.D’une façon ou d’une autre. Il faudrait lafaire payer. Quoi qu’il advînt, il devraits’occuper d’elle, quand bien mêmel’entreprise de vengeance l’occuperaitpendant des années au cours desquellesil devrait la poursuivre de bistrot enbistrot, d’orgie folklorique en orgiefolklorique, de métro en apparte, dechamp de coton en manifestation.Ignatius lança contre Myrna un juronélisabéthain fort complexe et, roulant surle flanc, abusa une fois de plus, etfrénétiquement, du gant de caoutchouc.

Comment sa mère avait-elle l’audacede songer à se remarier ? Seule unepersonne aussi simple d’esprit qu’ellel’était pouvait se montrer aussi peu

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loyale. Le fasciste du troisième âgeallait lancer chasse aux sorcières surchasse aux sorcières contre un Ignatius J.Reilly d’abord intact, qu’il finirait parréduire à l’état de légume à peinevagissant. Le fasciste du troisième âgeirait témoigner en faveur de M. Levy, demanière à s’assurer de l’incarcérationde son futur beau-fils pour pouvoirassouvir ses désirs déviants etarchaïques sur la personne naïve d’IreneReilly. Il pourrait se livrer en toutequiétude à ses pratiques deréactionnaire, partisan du système de lalibre entreprise. Puisque les prostituéesn’étaient pas protégées par les lois surle travail et ne touchaient ni retraite nisécurité sociale, le roué Robichaux avait

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toutes les chances d’être fortement attirépar elles. Et Dieu seul savait ce qu’ilpouvait avoir appris entre leurs mainsexpertes !

Mme Reilly alla écouter lesgrincements, les glapissements et lesrots qui retentissaient dans la chambrede son fils et se demanda si, par-dessusle marché, il n’était pas en train de luifaire une crise d’épilepsie pourcouronner le tout. Mais elle ne voulaitpas le voir. Chaque fois qu’elleentendait la porte de sa chambres’ouvrir, elle courait s’enfermer dans lasienne pour tenter de l’éviter. Cinq centmille dollars étaient une somme qu’ellene pouvait même pas imaginer. C’étaittout juste si elle pouvait imaginer le

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châtiment que pouvait bien mériter unepersonne qui s’était rendue coupable deméfaits si graves qu’ils pouvaient« valoir » cinq cent mille dollars. SiM. Levy avait la moindre raisond’éprouver des doutes, elle n’en avaitquant à elle aucune. Ignatius avait écritcette lettre, quoi qu’elle pût contenir. Ilne manquait plus que cela. Ignatius enprison. Il n’existait qu’un moyen uniquede le sauver. Emportant le téléphoneaussi loin dans le vestibule que son fil lepermettait, elle composa pour laquatrième fois ce jour-là le numéro deSanta Battaglia.

— Seigneur, ma belle, t’as l’air danstous tes états, dit Santa. Qu’est-ce qu’y aencore ?

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— J’ai peur qu’Ignatius aye desennuis encore bien plus graves que justesa photo sur le journal, chuchotaMme Reilly. Chpeux pas t’en causer autéléphone. Santa, t’as toujours eu raison,faut qu’Ignatius aille à la Charité.

— Eh ben, t’as mis l’temps. J’mesuis usé la voix à t’le répéter. Claudevient d’téléphoner, y a juste une minute.Y m’a dit qu’Ignatius avait fait une scèneterrible quand y se sont vus tous les deuxà l’hôpital. Claude dit qu’il a peurd’Ignatius qu’est tellement gros.

— Si c’est pas malheureux. C’étaitterrible à l’hôpital. Cht’ai déjà racontécomment qu’Ignatius s’est mis à crier.Avec toutes ces infirmières et lesmalades. J’ai cru qu’j’allais mourir de

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honte. Claude est pas trop en rogne,hein ?

— Il est pas en rogne, mais il aimepas que tu soyes toute seule dans ctemaison. Y m’a d’mandé si on pourraitv’nir tous les deux habiter avec toi.

— Oh non, faut pas faire ça, chou,s’empressa de répondre Mme Reilly.

— Et c’est quoi, alors, les nouveauxennuis à Ignatius ?

— Chte raconterai plus tard. Pour lemoment, tout c’que chpeux t’dire c’estqu’j’ai pas arrêté d’la journée d’penserà c’t’histoire de la Charité. Et madécision est prise. C’est l’moment. C’estmon petit, mais justement, faut qu’onl’fasse soigner pour son propre bien.

Mme Reilly tenta de retrouver

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l’expression qu’on entendait toujoursdans les pièces policières et judiciaires,à la télé.

« Faut qu’on l’fasse reconnaître enétat de démence provisoire.

— Provisoire ? ricana Santa.— Faut qu’on y vienne en aide avant

qu’on vienne le chercher.— Qui c’est qui viendrait

l’chercher ?— Ça m’a tout l’air qu’il a fait des

grosses bêtises quand y travaillait auxPantalons Levy.

— Non ! Encore aute chose ! C’estpas possibe, Irene. T’as qu’à raccrocheret appeler l’hôpital de la Charité toutd’suite, chérie.

— Non, écoute. J’veux pas ête là

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quand y vont v’nir. Il est fort, Ignatius. Ypourrait faire des histoires. Chpourraispas l’supporter. J’ai déjà les nerfs dansun état que c’est pas croyabe.

— Ça, fort, tu l’as dit. Gros, même.Ce s’ra comme d’attraper un éléphant.J’vais leur dire d’apporter un grandfilet, moi ! lança Santa avecenthousiasme. Irene, c’est la meilleuredécision qu’t’aies prise depuislongtemps, moi chte l’dis. Alors écoute,j’vais les appeler tout d’suite. Toi, t’asqu’à v’nir. J’vais app’ler Claude pourqu’y vienne aussi. Ça va lui faire plaisird’apprende ça, tu peux m’croire. Hou lala ! Tu pourras envoyer tes faire-partd’ici une semaine. Tu vas t’retrouverpropriétaire avant la fin d’l’année, ma

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p’tite. Tu vas t’retrouver rentière desch’mins d’fer en plus.

Tout cela semblait bel et bon àMme Reilly mais elle ne put s’empêcherde demander tout de même :

— Et ces histoires de communisses ?— T’en fais pas pour ça, ma chérie.

On va s’en débarrasser descommunisses. Claude aura bien trop àfaire chez toi. Il en aura déjà pour unbout d’temps à transformer la chambre àIgnatius en salon.

Santa s’interrompit pour faire retentirson rire de baryton.

— Miss Annie en deviendra vertequand elle verra la maison entièrementrefaite.

— Ouais, ben t’auras qu’à y dire que

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si elle sortait un peu, elle trouveraitp’tête quelqu’un pour y r’faire la sienne,de maison, ha ha ! Bon, ben raccroche etamène-toi, ma chérie. Moi j’appellel’hôpital tout de suite. Sors de chez toi etvite !

Santa raccrocha violemment àl’oreille de Mme Reilly.

Cette dernière alla jeter un coupd’œil par les volets de la porte d’entrée.Il faisait déjà très sombre. C’étaitcommode. Les voisins ne verraient pasgrand-chose si l’on venait prendreIgnatius en pleine nuit. Elle se précipitadans la salle de bains pour couvrir depoudre son visage – et tout le devant desa robe –, dessina une version trèssurréaliste d’une bouche sous son nez et

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retourna en trombe dans sa chambrepour prendre un manteau. Parvenue à laporte d’entrée, elle s’immobilisa. Ellene pouvait prendre ainsi congéd’Ignatius. C’était son enfant.

Elle alla jusqu’à la porte de sachambre et écouta chanter les ressorts dulit en un crescendo sauvage, digne duGuillaume Tell de Rossini. Elle frappamais n’obtint aucune réponse.

— Ignatius, lança-t-elle tristement.— Qu’est-ce que tu veux ? fit une

voix essoufflée.— Je sors, Ignatius, j’voulais te dire

au revoir.Ignatius ne répondit pas.— Ignatius, ouvre-moi, implora

Mme Reilly. Viens m’embrasser pour

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me dire au revoir, mon chéri.— Je ne me sens pas bien du tout. Je

puis à peine remuer.— Allez, fiston.La porte s’ouvrit lentement. Ignatius

passa son gros visage grisâtre parl’entrebâillement. Les yeux de sa mèrese mouillèrent quand elle revit sonpansement.

— Allez, embrasse-moi, chéri.J’regrette bien qu’tout doive finircomme ça.

— Que signifie cette accumulation declichés larmoyants ? demanda Ignatiusdont les soupçons s’éveillaient.Pourquoi es-tu gentille tout à coup ? Tun’as donc pas rendez-vous avec tonvieillard, quelque part ?

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— T’avais raison, Ignatius. Tu peuxpas travailler. J’aurais dû l’savoir.J’aurais dû essayer d’régler cette detted’une aute manière.

Une larme glissa de l’œil deMme Reilly et traça un petit sillon depeau nue sous la poudre.

« Si ce M. Levy appelle, réponds pasau téléphone. J’vais tout arranger pourtoi.

— Oh, mon Dieu ! beugla Ignatius, jevois que les vrais ennuis ne font quecommencer ! Dieu sait ce que tu peuxbien manigancer. Où vas-tu ?

— Reste dans ta chambre et répondspas au téléphone.

— Pourquoi ? Qu’est-ce que c’estque cette histoire ?

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Les yeux injectés de sang lancèrentdes éclairs de terreur.

« Avec qui chuchotais-tu autéléphone, tout à l’heure ?

— Tu n’auras plus à t’en faire pourM. Levy, fiston. J’vais t’arranger tout ça.Souviens-toi seulement que ta pauvemaman pense qu’à ton bien.

— C’est bien ce qui me fait le pluspeur.

— Te fâche jamais contre moi, monchéri, jamais, dit Mme Reilly avant dese dresser sur la pointe de seschaussures de bouligne qu’elle n’avaitpas quittées depuis qu’Angelo lui avaittéléphoné la nuit précédente, pourétreindre Ignatius et déposer un baiseren travers de sa moustache.

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Puis elle le lâcha et courut jusqu’à laporte d’entrée. Là, elle se retourna unedernière fois et dit :

— Je regrette d’avoir embouti cettebâtisse, Ignatius. Je t’aime mon p’tit.

Les volets claquèrent, elle étaitpartie.

— Reviens ! tonna Ignatius.Il ouvrit violemment les volets, mais

la vieille Plymouth, dont l’aile absentedécouvrait une des roues comme pourquelque course d’autos tamponneuses,toussa et revint à la vie en tressautant.

« Reviens, maman, s’il te plaît !— Ooh, la ferme ! fulmina Miss

Annie quelque part dans les ténèbres.Sa mère avait un atout dans sa

manche, quelque plan abracadabrant,

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une manigance qui le ruinerait à jamais.Pourquoi avait-elle tellement insistépour qu’il demeurât à l’intérieur ? Ellesavait bien qu’il n’irait nulle part dansl’état où il était pour le moment. Ilchercha le numéro de Santa Battaglia etle composa. Il fallait qu’il parlât avec samère.

— Ici Ignatius Reilly, annonça-t-ilquand Santa eut répondu. Est-ce que mamère ira vous voir ce soir ?

— Pas du tout, répliqua froidementSanta. J’lai pas eue au téléphone detoute la journée.

Ignatius raccrocha. Il se passaitquelque chose. Il avait entendu sa mèredire « Santa » au téléphone à deux outrois reprises au moins pendant la

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journée. Et puis il y avait eu ce dernierappel, cette conversation chuchotée justeavant le départ de sa mère. Sa mère nechuchotait au téléphone qu’avec uneseule interlocutrice : la ribaudeBattaglia, et encore ne chuchotait-ellequ’au moment d’échanger des secrets.Aussitôt, Ignatius se mit à rechercher lesraisons que pouvait avoir eues sa mèrede prendre congé de lui avec émotioncomme si c’était pour la dernière fois.Une fois déjà, elle lui avait dit queBattaglia, l’entremetteuse, envisageaitpour lui des vacances dans le servicepsychiatrique de l’hôpital de la Charité.Tout cela avait un sens. Dans un servicepsychiatrique, il serait à l’abri despoursuites d’Abelman ou de Levy, ou de

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quiconque souhaiterait éclaircir cetteaffaire. Car les deux hommess’apprêtaient peut-être à le poursuivre.Abelman en diffamation et Levy pourfaux et usage de faux. Aux yeux del’étroit esprit de sa mère, le servicepsychiatrique semblait constituer unealternative relativement agréable. Celane lui ressemblait que trop : avec lesmeilleures intentions du monde, elleétait capable de faire enfiler à son filsune veste de contention, et de le faireélectrocuter par un prétendu spécialistedes électrochocs. Certes, il étaitpossible que sa mère eût tout autre choseen tête. Toutefois, dans tout ce qui laconcernait, mieux valait toujours mettreles choses au pire. Et le mensonge de

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Battaglia, cette femme de mauvaise viç,n’était guère rassurant en lui-même.

Aux États-Unis, vous êtes considérécomme innocent tant que vous n’avezpas été condamné à la prison. Peut-êtreMiss Trixie avait-elle avoué. PourquoiM. Levy ne rappelait-il pas ? Ignatius nese laisserait certainement pas jeter dansune quelconque clinique psychiatriquetant que, légalement et judiciairement, ilserait considéré comme innocent d’avoirécrit cette lettre. Fidèle à elle-même, samère avait réagi de la manière la plusirrationnelle possible. « Je vaism’occuper de toi. » « Je vais t’arrangerça. » Certes, certes, elle allaitl’arranger, à n’en pas douter ! Onl’arroserait au jet glacé. Quelque

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psychanalyste débile tenterait depénétrer les arcanes de sa vision dumonde. Furieux de n’y point parvenir, ille ferait condamner dans une cellulecapitonnée d’un mètre sur deux. Non,non. Cela était hors de question. Mieuxvalait la prison, à tout prendre. Là, onvous imposait seulement des limitesphysiques. À l’asile, on tripotait votreesprit, votre âme, votre vision dumonde ! Cela, jamais il ne le tolérerait.Et sa mère avait tellement parus’excuser à l’avance de cettemystérieuse protection qu’elles’apprêtait à lui assurer. Tout indiquaitqu’il s’agissait bel et bien de l’hôpitalde la Chanté.

— Ô, Fortune, inconséquente catin !

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Et il parcourait la maison de poupée,impuissant, gibier facile. Les gros brasque l’hôpital employait en les baptisantinfirmiers l’avaient déjà dans leur lignede mire. Ignatius Reilly, pigeon d’argile.Peut-être sa mère s’était-elle seulementrendue au bouligne pour une desbacchanales dont elle était devenuecoutumière. Mais peut-être aussi qu’unfourgon cellulaire fonçait au momentmême en direction de ConstantinopleStreet.

Fuir. Fuir.Ignatius regarda dans son

portefeuille. Les trente dollars avaientdisparu, apparemment confisqués par samère à l’hôpital. Il consulta la pendule.Il était près de huit heures. Entre ses

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siestes et les assauts contre le gant,l’après-midi et la soirée s’étaientécoulés assez rapidement. Ignatiusentreprit de fouiller sa chambre,projetant des cahiers Big Chief danstoutes les directions et les foulant aupied, ou les tirant de sous le lit. Il finitpar récupérer quelques pièces demonnaie éparpillées et, se mettant alorsau travail sur son bureau, en récupéraquelques-unes de plus. Un total desoixante cents, somme qui limitait lesvoies d’évasion. Du moins pouvait-iltrouver un refuge sûr pour la fin de lasoirée : le Prytania. Après la fermeturedu cinéma, il pourrait repasser devant lamaison de Constantinople Street pourvoir si sa mère était ou non de retour.

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Il s’habilla avec une hâte frénétique.La chemise de nuit de flanelle rougevola par-dessus sa tête et restaaccrochée à la suspension. Il rangea sesorteils dans les semi-bottillons et sautade son mieux dans le pantalon de tweedqu’il parvenait à peine à boutonnerdésormais. Chemise, casquette, manteau,Ignatius enfila tout cela à l’aveuglette etcourut dans le vestibule, se frottant auxmurs dans l’étroit passage. Il atteignaittout juste la porte quand trois coupssonores et puissants furent frappés auvolet.

M. Levy était-il de retour ? Sonanneau pylorique lança des signaux dedétresse qui déclenchèrent aussitôt uneéruption sur ses mains. Grattant les

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petites cloques blanches, il risqua un œilpar la fente des volets, s’attendant àdécouvrir plusieurs brutes hirsutesenvoyées par l’hôpital.

Sur le perron, il vit Myrna vêtued’une espèce d’informe trois-quarts develours côtelé vert olive. Ses cheveuxnoirs étaient tressés en une longue nattequi lui passait sous une oreille pourtomber sur sa poitrine. Elle avait uneguitare en travers des épaules.

Ignatius crut qu’il allait franchir lesvolets sans les ouvrir, les faisant voleren éclats pour se jeter sur elle, luientortiller cette tresse de cheveuxsemblables à du chanvre autour de lagorge et serrer jusqu’à ce qu’elle devîntbleue. Mais la raison l’emporta. Ce

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n’était pas Myrna qu’il avait sous lesyeux, c’était une possibilité d’évasion.Dame Fortune avait relâché soncourroux. Elle n’était point assezdépravée pour mettre un terme à cecycle atroce en l’étranglant dans unecamisole de force pour l’ensevelirvivant dans un tombeau de béton éclairede lampes fluorescentes. Dame Fortunesouhaitait faire amende honorable. Elles’était arrangée pour arracher lapéronnelle à quelque métro, à quelquepiquet de grève, à la couche odorante dequelque existentialiste eurasien, d’entreles mains de quelque nègre bouddhiste etépileptique, du sein verbeux de quelqueséance de thérapie de groupe et pour laprésenter sur ce perron en temps voulu.

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— Ignatius, t’es là, dans cettepoubelle ? demanda Myrna de sa voix unpeu blanche, directe, vaguement hostile.

Elle heurta de nouveau au volet,plissant les yeux derrière ses lunettes àmonture noire. Myrna n’était pointastigmate ; les verres n’étaient nullementcorrecteurs, elle portait des lunettespour manifester le sérieux de sonentreprise intellectuelle, pour prouverl’intensité de son engagement. Sesboucles d’oreilles pendantes reflétaientla lumière des réverbères commequelques tintinnabulantes pendeloqueschinoises.

— Oh, je sais qu’il y a quelqu’un ! Jet’ai entendu marcher dans le vestibule.Ouvre ces saloperies de volets.

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— Oui, oui, je suis là ! cria Ignatius.Il se jeta sur les volets et les ouvrit

d’une violente poussée.« Je remercie la Fortune de t’avoir

envoyée.— Bon sang ! Tes dans un état

épouvantable. On dirait que tu fais unedépression ou un truc dans ce goût-là. Etce pansement ? Qu’est-ce qui se passe,Ignatius ? Et ce que tu as grossi ! Jeviens de lire ces écriteaux pitoyables,là. Eh ben dis donc, on peut dire que t’yas eu droit, toi, mon pauvre vieux.

— J’ai traversé l’enfer, balbutiaIgnatius, tirant Myrna dans le vestibulepar la manche de son informe manteau.Pourquoi es-tu sortie de ma vie, espècede péronnelle ? Ta nouvelle coiffure est

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fascinante et très sophistiquée.S’emparant de sa natte, il la pressa

contre sa moustache humide et la baisavigoureusement.

« Les senteurs de suie et d’oxyde decarbone qui parfument ta chevelurem’enivrent et me parlent du Bronxtrépidant. Viens. Partons aussitôt. Jedois aller m’épanouir à Manhattan.

— Je savais qu’il y avait quelquechose qui n’allait pas. Mais je nem’attendais tout de même pas à ça. Tu esvraiment dans un état effrayant, Ig.

— Vite. Gagnons un motel. Mespulsions naturelles brament pours’épancher. Tu as un peu d’argent surtoi ?

— Te fiche pas de moi, fit Myrna,

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courroucée.Elle arracha sa natte trempée des

pattes d’Ignatius et la rejeta par-dessusson épaule, dans son dos où elle heurtala guitare dans un grand bruit de cordes.

« Écoute, Ignatius, chuis crevée.Chuis sur la route depuis hier matin neufheures. Dès que j’t’ai envoyée cettelettre sur ton histoire de parti de la paix,je me suis dit : “Myrna, ma fille, c’estpas seulement d’une lettre que ce mec abesoin. Il a besoin de toi. Il est en trainde couler. Est-ce que tu es assez engagéepour sauver un type que tu vois pourrirsous ton nez ? Est-ce que tu crois assez àtes idées pour opérer ce sauvetagemental ?” Chuis sortie de la poste, j’aisauté dans ma voiture et j’ai roulé. Toute

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la nuit. D’une traite. Tu comprends, plusje pensais à ce télégramme délirant, surle parti de la paix, plus je me faisais dusouci.

Selon toute apparence, les bonnescauses devaient se faire rares àManhattan.

— Je ne t’en veux pas, approuvaIgnatius. Pas vrai que ce télégrammeétait affreux ? Le fruit d’une imaginationdérangée et quasi délirante. Je suis aufond de la dépression depuis dessemaines. Après tant d’années passéesauprès de ma mère, elle a décidé de seremarier et veut que je débarrasse leplancher. Nous devons partir. Je ne puissupporter cette maison une seconde deplus.

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— Quoi ? Mais qui voudraitl’épouser, qui ?

— Dieu merci, je vois que tu mecomprends. Tu imagines à quel point lavie a pu devenir entièrement absurde,impossible.

— – Où est-elle ? J’aimerais luimettre les points sur les « i » moi, àcette bonne femme. Lui faire voirclairement ce qu’elle t’a fait.

— Oh, elle est sortie, elle est je nesais où. Je ne veux plus la revoir jamais.

— Je comprends ça. Mon pauvrepetit. Mais qu’est-ce que tu faisais,Ignatius. Rien ? Tu as simplement traînédans ta piaule pendant des semaines etdes semaines.

— Oui. Précisément. Je suis comme

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paralysé par une apathie névrotique. Tute souviens de la lettre où je te racontaisune arrestation et un accidentimaginaires ? Je l’ai écrite quand mamère a fait la connaissance de cedébauché. Un vieillard vicieux. C’estalors que mon équilibre a menacé des’effondrer. Depuis, je n’ai fait quem’enfoncer, m’enfoncer chaque jourdavantage. Et tout ça a été couronné parcette histoire quasi schizophrénique duparti de la paix. Ces écriteaux que tu asvus dehors ne furent qu’unemanifestation extérieure de la tortureintérieure que j’ai connue. Mon désirpsychotique de paix était sans aucundoute une tentative pitoyable decompensation psychologique des

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hostilités qui ne cessaient de faire rageici, dans cette petite maison. Je ne puisque t’être reconnaissant de laperspicacité avec laquelle tu as suanalyser mes fantasmes, tels que je lestranscrivais dans mes lettres. Dieumerci, c’était des signaux de détresserédigés dans un code que toi seulepouvais comprendre.

— Il suffit de voir comme tu asgrossi pour juger de ton inactivité de cesderniers mois.

— Bien sûr j’ai grossi parce que jene quittais pas mon lit et que jecherchais un apaisement et unecompensation illusoires dans l’oralité etl’ingestion d’aliments. Maintenant,fuyons ! Il faut que je quitte cette maison.

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Elle est associée pour moi à trop dechoses horribles.

— Il y a longtemps que je te disaisde partir d’ici. Allez, viens faire tesbagages.

Le débit monotone de Myrna sefaisait enthousiaste.

« C’est génial ! Je savais bien qu’ilfaudrait que tu partes un jour ou l’autrepour préserver ton intégrité spirituelle etta santé mentale.

— Si seulement je t’avais écoutéeplus tôt, je n’aurais pas eu à traversertoutes ces horreurs.

Ignatius étreignit Myrna, l’écrasantelle et sa guitare contre le mur. Il voyaitbien qu’elle ne se tenait plus de joieparce qu’elle venait de trouver une

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nouvelle cause, un cas passionnant, unnouveau mouvement.

« Tu auras certainement ta place auparadis, ma péronnelle. Et maintenant,filons.

Il tenta de l’entraîner au-dehors, maiselle résista :

— Tu ne veux rien emporter ?— Oh, mais si, bien sûr. Il y a toutes

les notes que j’ai jetées sur le papier. Ilne faut pas les laisser tomber entre lesmains de ma mère. Elles pourraient luirapporter une fortune. L’ironie seraittrop amère.

Ils passèrent dans sa chambre.« À propos, autant que tu le saches :

le prétendant de ma mère est un fasciste.— Non !

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— Si. Regarde ça. Tu imaginerasfacilement les tortures qu’ils m’ont faitsubir.

Il tendait à Myrna l’une desbrochures que sa mère avait glisséessous la porte de sa chambre. Votrevoisin est-il un véritable Américain ?Myrna déchiffra une note manuscrite enmarge de la couverture. « Lis ça, Irene.C’est très bon. Il y a quelques questionsà la fin que tu pourrais poser à ton fils. »

— Oh, mon pauvre Ignatius, geignitMyrna. Comme tu as dû souffrir.

— Plus que je ne puis dire. C’étaitépouvantable et traumatisant. En cemoment même, je crois qu’ils sont allésattaquer un quelconque modéré que mamère a entendu dire du bien de l’ONU

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ce matin à l’épicerie. Elle n’a pas cesséde grommeler de la journée à propos decette personne. Ignatius rota.

« J’ai traversé des semaines deterreur.

— C’est bizarre d’ailleurs, pour moi,que ta mère ne soit pas là. Elle nebougeait jamais de la maison, tu tesouviens ?

Myrna accrocha sa guitare à unmontant du lit et s’étendit sur le lit.

« Cette piaule. Ce qu’on a pus’amuser ici ! On se découvrait nosâmes et nos idées, on composait desmanifestes anti-Talc ! J’imagine que cetescroc enseigne toujours à la fac.

— Très probablement, dit Ignatius,un peu absent.

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Il espérait que Myrna allait se leverdu lit. Sinon, son esprit la porteraitbientôt à « découvrir » de tout autreschoses que son âme et ses idées. Detoute manière, il fallait quitter la maisonau plus vite. Il fouillait le placard à larecherche du sac de voyage que sa mèrelui avait acheté jadis, quand il avait onzeans, pour l’envoyer dans un camp devacances. Expérience désastreuse quiavait tourne court au bout d’une journée.Il creusa une pile de caleçons jauniscomme un chien à la recherche d’un os,envoyant les sous-vêtements volerderrière lui en un gracieux arc de cercle.

« Il vaudrait mieux que tu te lèves,ma mignonne. Il faut ramasser tous mescahiers. Tu pourrais regarder sous le lit.

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Myrna s’arracha d’un bond aux drapshumides.

— J’ai essayé de te décrire à mesamis du groupe de thérapie de groupe.Travaillant enfermé dans cette piaulecomme un bizarre moine du Moyen Agedans son cloître. Complètement coupédu monde.

— Je ne doute pas que ça les aitintrigués, murmura Ignatius.

Ayant retrouvé le sac, il était en traind’y fourrer des chaussettes qui traînaientsur le plancher.

« Ils me verront bientôt en chair et enos.

Tu verras comment ils réagiront endécouvrant à quel point tu es original !

— Oh hum, bâilla Ignatius. Après

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tout, c’est peut-être un grand service quema mère me rend en décidant de seremarier. Ces liens œdipiens menaçaientde m’étouffer.

Il jeta son yo-yo dans le sac.« Tu as pu traverser le Sud sans

encombre cette fois ?— Tu sais je n’ai pas eu une minute

pour m’arrêter en chemin. Presquetrente-six heures à conduire. Rouler,rouler, rouler.

Myrna mettait les cahiers Big Chiefen tas.

— Je me suis arrêtée dans un petitsnack de Noirs, hier soir, mais ils n’ontpas voulu me servir. Je crois que c’estla guitare qui leur a déplu.

— Très probablement. Ils t’auront

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prise pour quelque chanteuse folkloriqueréactionnaire de la campagne ! Tu sais,j’ai eu quelques contacts avec ces gens-là. Je les trouve assez limités.

— Je n’arrive pas à y croire ! Je suisvraiment en train de t’arracher à cecachot, à ce trou ?

— C’est incroyable, n’est-ce pas ?Penser que j’ai combattu ta sagessependant des années.

— Tu vas voir, à New York, ça vaêtre génial ! J’t’assure !

— J’ai hâte d’y être, dit Ignatius,déposant dans le sac son foulardécarlate et son sabre. La statue de laLiberté, l’Empire State Building. Lesgrandes premières de Broadway avecmes vedettes préférées. Les longues

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discussions au Village, devant unespresso, des heures et des heures deconfrontation avec les esprits les plusoriginaux, des artistes, des créateurs,des intellectuels modernes.

— Tu deviens enfin toi-même.Vraiment. J’ai encore du mal à croiretout ce que j’ai entendu dans cettebaraque ce soir. On va travaillerensemble sur tes problèmes. C’est unenouvelle période de ta vie quicommence. Fini l’inactivité. Pense auxidées que tu vas être capable dedévelopper quand nous aurons réussi àdébarrasser ta tête de toutes les toilesd’araignées, des tabous et des préjugésparalysants qui l’encombraient !

— Dieu seul sait où je m’arrêterai,

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dit Ignatius d’un ton machinal. Partons.Tout de suite. Il faut que je t’avertisseque ma mère peut rentrer d’une secondeà l’autre. Si je la revois, je crains derégresser terriblement. Il faut faire trèsvite.

— Ignatius, tu ne tiens pas en place.Détends-toi, le pire est derrière toi.

— Non, non, pas encore, s’empressade répondre Ignatius. Ma mère pourraitrentrer avec son gang. Tu devrais lesvoir ! Des réactionnaires à tout crin,protestants, partisans de la suprématieblanche, que sais-je encore. Bon, que jeprenne mon luth et ma trompette. Tu astous les cahiers ?

— Dis, c’est génial ce que tu as là-dedans, dit Myrna, feuilletant l’un des

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cahiers. Un bijou de nihilisme !— Ce n’est qu’un petit fragment de

l’ensemble.— Tu ne laisses même pas à ta mère

un petit mot, une protestation, uneengueulade, je ne sais pas, moi ?

— Cela ne servirait à rien. Il luifaudrait des semaines pour parvenir à encomprendre le sens.

Ignatius prit le luth et la trompette aucreux d’un bras, le sac de voyage aucreux de l’autre.

« Attention, ne fais pas tomber ceclasseur. C’est le Journal. Une fictionsociologique à laquelle j’ai un peutravaillé. C’est ce que j’ai fait de pluscommercial. On pourrait même en faireun film prodigieux. Un Walt Disney, un

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George Pal…Myrna s’immobilisa sur le seuil, les

bras chargés de cahiers. Ses lèvresdécolorées remuèrent quelques instantssans produire le moindre son, comme sielle répétait pour elle-même sadéclaration. Derrière les verres, sesyeux fatigués, drogués par l’autoroute,fouillèrent le visage d’Ignatius.

— Écoute. Nous vivons un momenttrès important. Très significatif. J’ail’impression que je suis en train desauver quelqu’un.

— Mais tu as raison. C’est bien ceque tu fais. Et maintenant, filons. Je t’enprie. Nous bavarderons plus tard.

Ignatius passa devant elle et marchapesamment jusqu’à la voiture, ouvrit la

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portière arrière de la petite Renault et yprit place parmi les écriteaux, lesbanderoles, les affiches et les piles detracts et de brochures qui encombraientle siège. La voiture avait l’odeur d’unkiosque à journaux.

« Dépêche-toi ! Nous n’avons pas letemps de poser pour un tableau vivantici devant la maison !

— Mais tu vas vraiment rester àl’arrière ? demanda Myrna en déposantles cahiers par la portière arrière.

— Bien sûr, beugla Ignatius. Je nevais quand même pas me mettre à laplace du mort pour faire des milliers dekilomètres d’autoroute ! Allez, montedans cette carriole et tire-nous d’ici.

— Attends, j’ai laissé des tas de

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cahiers dans ta chambre, dit Myrna quirentra dans la maison en courant, saguitare lui battant les flancs avec unbruit sourd.

Elle descendit les marches du perron,les bras chargés d’une nouvelle moissonde cahiers puis, sur le trottoir de brique,s’immobilisa pour contempler lamaison. Ignatius savait qu’elle tentaitd’enregistrer la scène dans sa mémoire.Eliza va traverser les glaces, un génie departiculièrement grande taille sur lesbras. Enfin, comme Ignatius poussait descris d’orfraie, elle se décida às’arracher à son moment historique etvint jeter dans la voiture sa secondebrassée de cahiers Big Chief.

« Il en reste quelques-uns sous le lit.

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— Ne t’en fais pas pour ceux-là !hurla Ignatius. Monte et mets cetteguimbarde en route. Oh, Seigneur ! Neme colle pas cette guitare dans lafigure ! Tu me fais mal. Tu ne pourraispas avoir un petit sac à main, plutôt,comme une jeune femme qui serespecte ?

— Oh, écrase, hein, lança Myrna,courroucée, en se glissant sur le siège duconducteur. Où veux-tu passer la nuit ?

— Passer la nuit ? tonna Ignatius.Nous ne passons la nuit nulle part. Nousroulons.

— Ignatius, je vais crever, moi. Jesuis au volant de cette voiture depuishier matin.

— Bon, traversons au moins

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Pontchartrain.— D’accord. On peut prendre la

bretelle jusqu’à Mandeville.— Non !Myrna s’apprêtait à le conduire tout

droit entre les pattes des psychiatres !« Pas question de s’arrêter à

Mandeville. L’eau est polluée. Il y a uneépidémie.

— Ah oui ? Alors je vais prendre parle vieux pont jusqu’à Slidell.

— Oui. C’est plus sûr par là, de toutemanière.

La Renault était très écrasée sur sesroues arrière et n’accélérait quelentement.

« Cette auto semble bien frêle pourma stature. Tu es sûre que tu connais

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bien le chemin de New York. Je ne saispas si je survivrai plus d’un jour oudeux dans cette posture fœtale.

— Hé, les deux beatniks, où quec’est qu’vous allez comme ça ? demandala voix de Miss Annie derrière sesvolets clos.

La Renault gagna le milieu de lachaussée.

— Cette vieille pute habite donctoujours là ?

— Tais-toi et roule ! Tire-nousd’ici !

— Dis donc, tu vas m’faire chiercomme ça pendant toute la route ?demanda Myrna en foudroyant lacasquette verte du regard dans sonrétroviseur. Dis-le-moi tout de suite,

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j’aimerais être prévenue.— Oh, mon anneau ! pantela Ignatius.

Je t’en supplie, pas de scène. Ma psychétomberait en miettes après toutes lesagressions qu’elle a déjà subies.

— Excuse-moi. Pendant cinqminutes, je me suis retrouvée commeavant. Moi qui faisais le chauffeur et toiqui me faisais chier depuis l’siègearrière.

— Dis donc, j’espère qu’il ne neigepas dans le Nord. Mon organisme esttout simplement incapable defonctionner dans ces conditions. Et jet’en prie fais bien attention aux autocarspanoramiques Greyhound. Ils réduiraientton joujou à néant.

— Oh, Ignatius, tu parles exactement

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comme autrefois, d’un seul coup. J’ail’impression de retrouver l’horriblebonhomme que tu as été et je medemande si je ne suis pas en train decommettre une terrible erreur.

— Une erreur ? Mais non, mais non,dit gentiment Ignatius. Seulement, faisattention à cette ambulance. Tu nevoudrais pas inaugurer notre pèlerinagepar une collision.

Quand l’ambulance passa, Ignatius setassa sur le siège et parvint à apercevoirHôpital de la Charité en gros caractèresbleus sur une portière. La lampe rougequi tournait sur elle-même sur le toit duvéhicule éclaboussa la Renault un courtinstant tandis que les deux autos secroisaient. Ignatius était vexé. Il avait

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espéré un fourgon blindé, on ne lui avaitenvoyé qu’une vieille Cadillac. Il enaurait facilement cassé toutes les vitres.Puis Myrna tourna dans St. CharlesAvenue.

Maintenant que Dame Fortune l’avaitsauvé à la fin d’un cycle épouvantable,que lui réservait-elle pour le prochain ?Le nouveau cycle allait être différent detout ce qu’il avait connu.

Myrna menait sa Renault à travers lacirculation avec une grande maîtrise,louvoyant au long de ruelles d’uneétroitesse incroyable et, bientôt, ilseurent laissé derrière eux les derniersréverbères clignotants de la dernièrebanlieue marécageuse. Ils roulaient dansles ténèbres, au milieu des marais

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saumâtres. Ignatius regarda le poteauindicateur qui venait d’accrocher lalumière de leurs phares : U.S. 11. Ilouvrit la fenêtre d’un ou deuxcentimètres et huma l’air salé quisoufflait du golfe par-dessus les marais.

Comme si l’air avait possédé desvertus purgatives, sa valve s’ouvrit. Ilprit une nouvelle inspiration, plusprofonde. Sa migraine sourde sedissipait.

Il contempla plein de reconnaissancela nuque de Myrna, la natte qui sebalançait innocemment près de songenou. Plein de reconnaissance. Quelleironie, songea Ignatius. Saisissant lanatte dans une de ses grosses pattes, il lapressa chaleureusement contre sa

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moustache humide.

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1) En français dans le texte (N.d.T) ↵

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2) Alors qu’il s’agissait d’un patriote etrévolutionnaire américain, bien sûr. (N.d.T.)↵

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3) White Anglo Saxon Protestants – Blancs,Anglo-Saxons et protestants qui constituentla classe dominante aux États-Unis –, mais awasp est une guêpe. N.d.T) ↵

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4) Jeu de mots sur gay qui signifie gai, mais sertaussi à désigner les homosexuels. (N.d.T.) ↵

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5) Littéralement : Billy Vraidur et RaoulFragyle/Frieda Matraque, Betty Bousculeuseet Liz Acié. (N.d.T.) ↵