La colline, le défend et la forêt méditerranéenne

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307 La colline, le défend et la forêt méditerranéenne par ‘Ada ACOVITSIOTI-HAMEAU La « forêt méditerranéenne », une notion consensuelle La caractérisation, l’existence même d’une forêt digne de ce nom en Méditerranée, est un sujet qui suscite régulièrement le scepticisme des naturalistes et des chercheurs en sciences humaines, non pas tant que les étendues arborées y font défaut, mais parce que ces étendues sont morcelées, mélangées à d’autres types de terrain (pelouses, landes, friches, cultures) et diversement pensées et nommées par les popula- tions locales. Les termes utilisés par les habitants et usagers pour dési- gner ces espaces sont multiples, admettent des variations de sens et s’appliquent sur des terrains modulables. C’est le cas pour les terres appelées colline (col[l]o/couálo ou bosc/bouasque : les deux termes sont également usités) dans le Midi français et pour celles désignées comme défend (défens, deffens, devés, défense/s, etc., selon les documents et les graphies) dans cette même zone. Ces réalités spatiales et culturelles évoquent fortement le monte ou montado et la dehesa ou devese ibé- riques. Par ailleurs, dans les langages du domaine occitan, le terme foresta ou fourest s’applique à des espaces densément boisés, placés et pensés comme étant hors de l’habitable et du fréquentable, mais aussi hors de ce qu’il est acceptable ou souhaitable de domestiquer. La fou- rest ne se superpose, ni ne se confond avec le bosc qui est l’espace boisé habituellement aménagé (« travaillé » dit-on) et fréquenté, mais oppo- Un lieu ou un territoire n’est pas qu’une entité physique, c’est aussi une conception intellectuelle et une construction imaginaire. Les rapports des sociétés méditerranéennes avec leurs terres forestières s’expliquent par cette construction, résultat d’une longue élaboration qui incorpore situations et pratiques antérieures. Pour la forêt méditerranéenne, il est important de comprendre cette mémoire, afin de l’inclure dans tout projet futur d’aménagement, pour un développement harmonieux des sociétés et des milieux. C’est cet éclairage que nous propose l’auteur, préférant nous emmener dans la colline et le défend ... plutôt que dans la forêt ! forêt méditerranéenne t. XXXIII, n° 4, décembre 2012

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La colline, le défendet la forêt méditerranéenne

par ‘Ada ACOVITSIOTI-HAMEAU

La « forêt méditerranéenne », une notionconsensuelle

La caractérisation, l’existence même d’une forêt digne de ce nom enMéditerranée, est un sujet qui suscite régulièrement le scepticisme desnaturalistes et des chercheurs en sciences humaines, non pas tant queles étendues arborées y font défaut, mais parce que ces étendues sontmorcelées, mélangées à d’autres types de terrain (pelouses, landes,friches, cultures) et diversement pensées et nommées par les popula-tions locales. Les termes utilisés par les habitants et usagers pour dési-gner ces espaces sont multiples, admettent des variations de sens ets’appliquent sur des terrains modulables. C’est le cas pour les terresappelées colline (col[l]o/couálo ou bosc/bouasque : les deux termes sontégalement usités) dans le Midi français et pour celles désignées commedéfend (défens, deffens, devés, défense/s, etc., selon les documents et lesgraphies) dans cette même zone. Ces réalités spatiales et culturellesévoquent fortement le monte ou montado et la dehesa ou devese ibé-riques. Par ailleurs, dans les langages du domaine occitan, le termeforesta ou fourest s’applique à des espaces densément boisés, placés etpensés comme étant hors de l’habitable et du fréquentable, mais aussihors de ce qu’il est acceptable ou souhaitable de domestiquer. La fou-rest ne se superpose, ni ne se confond avec le bosc qui est l’espace boiséhabituellement aménagé (« travaillé » dit-on) et fréquenté, mais oppo-

Un lieu ou un territoire n’est pasqu’une entité physique, c’est aussi

une conception intellectuelle et uneconstruction imaginaire.Les rapports des sociétés

méditerranéennes avec leurs terresforestières s’expliquent par cette

construction, résultat d’une longueélaboration qui incorpore situations

et pratiques antérieures.Pour la forêt méditerranéenne,il est important de comprendre

cette mémoire, afin de l’inclure danstout projet futur d’aménagement,

pour un développement harmonieuxdes sociétés et des milieux.

C’est cet éclairage que nous proposel’auteur, préférant nous emmener

dans la colline et le défend ... plutôtque dans la forêt !

forêt méditerranéenne t. XXXIII, n° 4, décembre 2012

sable aux terrains voués par essence à l’habi-tat et aux cultures. Cette distinction se faitcouramment aux abords et au cœur de lamontagne péri-méditerranéenne. C’est le casen haute Provence, par exemple ; en Italiealpine et pré-alpine, également, où au boscoaddomesticato (domestiqué) se juxtapose uneforesta salvatica (sauvage). Les prairies(dites « herbages », « montagnes » ou« alpages ») se juxtaposent aussi à ces forêtsd’altitude, maintenant entre milieux ouvertset milieux fermés, une dualité de principe(BOYER, 1990). Celle-ci tend à disparaîtredans la zone méditerranéenne moyenne etbasse 1. Dans cette zone, « inculte », « bois » et« forêt » se mêlent à l’entité spatiale spéci-fique nommée colline qui se juxtapose à uneentité de terrains organisés d’emblée pourles cultures et que pourrait indiquer le motcampagne.

Dans ce contexte, la « forêt » est synonymed’agencements d’espaces composites.Souvent, l’énoncé retenu pour en rendrecompte est justement celui de « terres boi-sées » 2. Terres boisées et/ou incultes, devons-nous ajouter, le dernier qualificatif étantplus un statut à ne pas perdre de vue qu’unétat permanent des lieux, puisque des cul-tures dérobées s’y développent et en dispa-raissent suivant des rythmes divers.D’ailleurs, le qualificatif « boisé » est aussiessentiellement un statut, désignant l’empla-cement d’un couvert arbustif/arboré qui seprésente dense ou clairsemé suivant lescycles d’exploitation et les usages des terres.La désignation globale de ces espaces par lesignifiant générique « forêt » est le propredes techniciens, des entrepreneurs, maisaussi des artistes et des esthètes. Pour lesusagers ordinaires (habitants du territoire etexploitants ou bénéficiaires de la forêt à l’oc-casion) l’adoption du terme révèle unerecherche de facilité d’expression : il s’agitd’un raccourci pour se faire comprendre parle plus grand nombre. Pour les administra-tions, cette même assimilation découle d’unenécessité d’uniformisation du langage, afind’établir des règlements et de planifier desactions. Dans le dernier cas, le terme serépand souvent avec des textes législatifsfondateurs (la création et les reformationsdes Eaux et Forêts du XVIIe siècle, par exem-ple, pour la France). Toutefois, pendantl’Ancien Régime, il n’y a pas eu de maîtrisepour la Provence, région sans « vraies »forêts, ce service étant confié à l’Intendantde la Marine (consommatrice de bois d’œuvreet de poix) et ses commissaires. Plus tard,

dans les milieux de la recherche et selon lesdisciplines, le terme « forêtméditerranéenne » est jugé docte et utilisépour toute époque (dès le Mésolithique parles archéo-botanistes 3) ou considéré commemieux approprié et compris à partir de cer-taines périodes (le XIXe siècle, par exemple,pour les sociologues et les géographes dupaysage 4). Une partie de cette forêt estcontestée aussi. En effet, la logique réalistede l’historien qualifie plusieurs espaces boi-sés du secteur comme des « faux bois » (boi-sements spontanés d’espaces non forestiersabandonnés) ou comme des « forêts-décors »(entretenues pour le seul plaisir) 5.De nos jours, si le terme n’est plus contro-

versé, la tendance est de parler de « sys-tèmes forestiers » 6 où sont inclus (toujoursselon les enjeux et selon les disciplines) desespaces à couvert arboré, arbustif ou her-beux, issus d’espaces forestiers anciens ou dereforestations récentes (après 1950) detoutes sortes. Cette acception sous-entend laconviction qu’un équilibre est possible entretoutes ces formations végétales et entre lesbesoins et aspirations des acteurs quiinfluent sur leur développement et leur ave-nir. Dans cette perspective, la reconnais-sance 7 du rôle structurant de la multifonc-tionnalité inhérente aux espaces boisésméditerranéens reste essentielle. Elle ren-voie à leur passé et aux anciens usages quise trouvent à la base de leur physionomieactuelle mais, aussi, au départ de leursdynamiques d’évolution. En effet, si cer-taines pratiques ont disparu ou ont vu leurstatut se modifier (le charbonnage ou lacueillette, par exemple), les catégories d’acti-vités exercées au sein de ces espaces (exploi-tation des ressources ligneuses et minérales,pastoralisme, sorties ludiques, rituelles etfestives) restent plus ou moins inchangées.La catégorisation vernaculaire des espaceseux-mêmes et leur perception par les diffé-rents acteurs restent également valides.C’est le cas pour des entités comme la collineou le défend que nous proposons d’analyserpar la suite. Évaluer le poids — économiqueet social — de ces permanences, de ces situa-tions antérieures transmises et acceptées en

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1 - La «zone à influenceméditerranéenne prépon-

dérante» de l’Inventaireforestier national.

2 - C’est le terme retenupar Yves Rinaudo

(Rinaudo,1984) ou parMaurice Agulhon(Agulhon, 1979).

3 - Tel Jean-Louis Vernet etson équipe qui parlent de«forêt primaire méditerra-

néenne» dès les XIe/XIIe mil-lénaires avant J.C.

(Vernet, 1997).4 - Ainsi, pour Martine

Chalvet, la notion de «forêtméditerranéenne» se

répand à partir du XIXe siè-cle et se construit autourd’une valorisation écono-

mique, sociale et culturelledes espaces arborés, qui setrouve en décalage avec le

système traditionneld’exploitation des terres :

leur mise en valeuragro-sylvo-pastorale

globale (Chalvet, 1998).5 - Andrée Corvol, par

exemple, explique que cesformations boisées coloni-

sent depuis les années1960 des « collines

de piémont », des espaces« maîtrisés depuis des mil-

lénaires », qui n’étaientpoint donc des forêts maisdes campagnes ordinaires,

cultivées ou incultes(Corvol, 2009).

6 - Cela va dans le sens dela nouvelle organisation del’IFN qui n’est plus ordonné

par département maisdivisé en «sylvoécoré-

gions». Le Midi méditerra-néen compte une

«Provence calcaire», unerégion «Maures et Esterel»

(Provence cristalline), lesvallées et massifs de la

région niçoise, les «Plaineset collines rhodaniennes etlanguedociennes», coiffées

du SO au NE par l’arc des«Garrigues» et prolongéesvers le SO par les plaines etcollines du Roussillon. Dans

cet ordonnancement, seull’appellatif «garrigues»

traduit une spécificité liantenvironnement, territoire

et société, tout le resteprocédant d’une approche

géographique au sens largedu terme.

7 - Cette «re-connaissance» après une période d’oc-cultation est mise en évidence par Jean-Paul Chassanydans l’introduction du chapître «Vers une reconnais-sance de la multifonctionnalité de la forêt méditerra-néenne» qui clôt le volume de trente ans de la revueForêt Méditerranéenne (Chassany, 2008, p. 453).

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héritage, équivaut à comprendre les compor-tements des uns et des autres et à élaborerdes stratégies pour la mise en réseau desgroupes humains constitués et pour la réduc-tion des conflits liés aux divergences desconceptions sur les modes de valorisation desespaces boisés. C’est dans ce sens qu’uneapproche « collective et consensuelle »(CHASSANY, 2008) des différentes situationsrencontrées d’une forêt à l’autre et des pro-positions avancées pour leur gestion est réso-lument une nécessité, mais aussi un devoirenvers le milieu naturel et culturel de laMéditerranée.

La « colline » des habitants

Dans l’aire d’acception du terme, nous pou-vons postuler que la « colline » des usagerss’assimile à la « forêt » des administrateurs 8

et que « parler colline » revient à « parlerbois ». Le concept éveille toute une série dereprésentations sur des pratiques ordinaireset d’exception (du bûcheronnage et de lachasse aux festivités saisonnières et les pèle-rinages), qui sont indissociables de l’espacephysique et mental, du cadre cognitif, qu’in-carne le territoire situé hors des terres agri-coles. La bipolarité spatiale ainsi constituéecomprend des terrains voués à la production,qui restent partiellement et périodiquementen friche (un ensemble ager + saltus, lesterres cultes) et des terrains voués à la préda-tion, qui sont partiellement et périodique-ment nettoyés et jardinés, labourés même etsemés (un ensemble saltus + silva, la col-line). Espace admettant des formes variées(végétation basse ou arbustive ou arboréesur terrain égal ou vallonné ou accidenté), lacolline retrouve son unité dans les modes defréquentation et d’exploitation de ses compo-santes : lisières des champs, abords de pier-riers, bosquets touffus, dépressions et éléva-tions boisées ou désertiques. C’estl’uniformité de ces modes d’exploitation et defréquentation qui rend la dissociation de l’in-culte et du boisé délicate, sinon impossible(ACOVITSIOTI-HAMEAU, 2005b, p. 93-94). Dansles rapports avec le territoire à soi — définicomme la synthèse d’un lieu et du vécu quis’y rattache — la division en deux passeoutre la structuration tripartite théoriquehéritée des agronomes latins. L’organisationdes activités, les interactions entre usagers,les réseaux des déplacements oublient le cli-vage net ager/saltus/silva. Ce clivage se

brouille après le déclin de la dominationromaine qui l’avait promu (DESCOLA, 2005, p.35-36), même si les définitions introduitesdemeurent toujours des outils qui aident àdécrire les territoires et à planifier leur amé-nagement. Toutefois, partout et à touteépoque, ces catégories descriptives ne s’appli-quent pas au finage de façon stable. Il en vade même pour les catégories du domestiqueet du sauvage qui ne se cantonnent pas dansdes limites précises et immuables (DESCOLA,art.cit.). Au sein de la bipolarité territorialeévoquée, la taille, la place et l’imbrication detous les terroirs se réajustent sans cesse.Cet état des choses est connu par les usa-

gers et ne les gêne pas, comme nous l’ex-plique cet ancien bûcheron de Signes :«… la Limate (domaine agropastoral sur le

plateau de Siou-Blanc) c’est la colline mais ily a la bastide … C’était la plus grosse fermede Signes çà … et il y avait des troupeaux …Quand on y faisait le charbon, c’était la col-line. Autrement, c’était la ferme… ».Vouées actuellement aux parcours pasto-

raux et à la chasse et conservant un fort sou-venir d’événements de la Résistance, lesterres de la Limate, composées de plats àvégétation rase, de croupes boisées et de ver-sants rocheux, oscillent toujours entre la col-line et le cultivé saisonnier ou temporairesuivant les conjonctures. C’est aussi le caspour les autres domaines qui parsèment cevaste plateau : l’alternance et le voisinagedes activités de prédation et de productionfont que les unes empiètent sur les autres etque les terrains qui les accueillent pour untemps se dilatent ou se rétractent. Ces

Photo 1 :Le berger G.F. sort sontroupeau de la bergeriede Cuillerets sur le Siou-Blanc, pour le menerpaître à la collineadjacente (années 1960,don famille F.).

8 - Selon la formulede deux de nos informa-teurs : « La colline c’estquand on avance… c’estla forêt… c’est tout cequi n’est pas habité etqui est du bois… ».

fermes-bergeries de hauteur représententune portion d’espace domestiqué au seinmême de la colline. Nettoyé, désherbé, cetespace est dit propre. Il côtoie et touche cequ’on appelle le sale : l’espace boisé sommai-rement débroussaillé afin que les bêtes puis-sent paître sans se faire mal. Ce sale n’estpas pour autant la grosse colline. Espacesitué en hauteur ou étalé en contrebas descultures d’appoint et des pâtures, cette der-nière est, en principe, dépourvue d’aménage-ments et de sentiers installés et tracés pourdurer. Laissée délibérément dans un état denaturalité (un aspect que la conscience col-lective accepte comme naturel) 9, la grossecolline accueille les activités de chasse et deprélèvement et transformation de matièresligneuses et minérales, mais ces activitéspeuvent aussi se déployer dans les margesavec le sale et/ou avec le cultivé, margesdevenues colline pour la circonstance. Toutest question d’organisation et de connais-sance des codes de conduite attachés àchaque type d’espace. Ces codes concernentl’accessibilité des lieux (laisser passer et pou-voir passer), le calendrier, la localisation etla possibilité de co-existence ou de successiondes différentes pratiques, le type, la densitéet la visibilité des aménagements permis etprohibés, l’usage individuel et/ou collectif deces aménagements. Qu’ils soient des usagersréguliers ou occasionnels, les membres dessociétés locales et leurs pairs et alliés sont

tenus d’appliquer ces codes de façon quasi-automatique 10. C’est à ce prix que l’équilibreenvironnemental et social se maintient. Lesconflits enregistrés avec d’autres groupesd’utilisateurs (résidents secondaires, tou-ristes, sportifs, aménageurs) découlent, leplus souvent, de confusions quant à la per-ception et l’opportunité de ces comporte-ments convenables 11.Dans son œuvre monumentale sur l’his-

toire économique (et sociale) de la BasseProvence d’Ancien Régime, René Baehrel(BAEHREL, 1961, re-édition 1988, p. 192-194)fait état de cette complexité de l’agencementterritorial en commentant le cadastre de1779 d’Auriol :« … (il) nous en montre de toutes sortes …

l’incult pinède ; l’incult bosque aux brous-sailles d’essences variées et l’incult garrus dechênes khermès ; puis les incults plus àherbes qu’à bois, comme l’incult farigoulieroù dominait le thym, ou l’incult argialas avecses ajoncs ; enfin l’incult rocher. Expressionssavantes, à l’usage des estimateurs de cadas-tres ; le paysan ne parlait que de la colline. Ilresterait d’ouvrir n’importe quel registre dedélibérations communales pour faire viteconnaissance avec la terre gaste, le deffendsde la Lare et le deffends de Regagnac, qui,cédés autrefois à la communauté par le sei-gneur, n’étaient pas encadastrés. La nature[une nature fortement humanisée, faut-ilpréciser] avait semé de ces incults un peupartout … ».Destinés à tous et à tout, les incults sont

donc des terres privées ou communautaires,ces deux entités ayant des fonctions etusages identiques mais des statuts juri-diques différents : colline aux limites floueset soumise pour sa gestion à l’appréciationdes propriétaires et usagers, défend spatiale-ment circonscrit et géré par les conseils decommunauté. Dans ce texte apparaissentaussi deux analogies essentielles entre col-line et défend : leur aspect physique, chan-geant au fil du temps mais comparable, etleur lien avec la gaste, l’ensemble de terresoù s’exercent les divers droits d’usage 12 etque les seigneurs ont progressivement léguéaux communautés pour un prix unique ou enéchange de rentes. Cette filiation renforce ladispersion de ces terres et l’élasticité de leurslimites que les consuls de Mazaugues expri-ment en ces termes :« … [elles] consistent à tous les biens qui

deviennent incultes. Cette terre gaste est, parce moyen, répandue dans tout le territoire etn’a d’autre limite que le terrain cultivé… » 13.

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9 - La naturalité n’étantpas «une simple énumé-

ration de caractèresécologiques» mais une

«question d’échelleset de territoires»

et une résultante du «jeudes acteurs», comme

le rappelle Laurent Simon(Simon, 2005, p. 265).

10 - Il s’agit de règlessimples mais incontourna-bles : «à bâton ou à quil-láou levé» (perche plan-tée ou pierres empilées),

le berger doit éloignerson troupeau de la par-

celle défendue; le proprié-taire légal arrivant à son

poste, les autres chas-seurs à l’affût se retirent ;

les arbustes (lierre, laurier-tin, etc.) plantés et/outaillés pour les grivessont à l’aménageur :

on n’y touche pas ;et ainsi de suite.

11 - Ces espaces/tempsqui s’imbriquent

et se superposent sontun point essentieldes connaissances

et des accords tacitesentre usagers

(Acovitsioti-Hameau,2009).

Photo 2 :Aménagements

pour la chasse dans lesbois de la Bouilladisse

(Bouches-du-Rhône)

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Diverses récapitulations cadastrales desannées 1730 à 1770 permettent à RenéBaehrel d’avancer quelques chiffres. Les «bois, bosc et mauvais incults » couvrent entre50 et 60% du territoire à Auriol, Roquevaire,Trets, Nans, Brignoles, La Roquebrussanne.Ils frôleraient les 80% à Cuges et à Gémenos.À Ramatuelle et à Gassin, ils enclavent uneportion congrue de « terres fécondes » : cesterres se trouvent « dans l’entre-deux desvallons et collines ». La formule est facile-ment applicable au reste de la Provence inté-rieure. Dans la Provence rhodanienne, lesincults s’étalent en plaine où ils font surtoutoffice de pâturages différemment appréciéssuivant leur emplacement et leur couvertherbeux : « terres incultes » et« broussailles » sont moins prisées que les« coussouls », prés longeant les côtes ou lesdeltas et les rives des cours d’eau. PourIstres et pour Salon, écartés du bord de mer,ces terroirs sont dits venir « s’ajouter à l’in-cult de la colline » avec lequel ils forment,apparemment, le même ensemble. Pour gros-sières qu’elles puissent être 14, ces estima-tions donnent un ordre de grandeur de cesterrains dits improductifs, qualifiés ailleurs(pour le territoire de Signes, DELSERAY 1964)comme « stériles et répulsifs », mais jugésessentiels pour l’économie vivrière tant quecelle-ci subsiste (généralement jusqu’aumilieu du XXe siècle avec des prolongationsponctuelles jusque dans les années 1970). Lesentiment de Maurice Agulhon en décrivantle « communal » au lendemain de laRévolution ne diffère pas. Ces « forêts etfriches » sont « les unes et les autres inadap-tées à la culture », mais l’on ne conteste pas« qu’elles soient destinées à un usage spéci-fique » (AGULHON, 1979, p. 80). Cet usage serévèle être le même que celui des terres dontest issu le « communal »: un incult immensede terres gastes ou vaines ou va(c)ques ouhermes ou bordelières (toutes ces notionsfinissent par se recouper) « voué à l’élevageextensif et aux ressources d’appoint »(AGULHON, 1970, p. 35). L’importance de ce/susage/s n’échappe pas à l’historien : les nou-veautés révolutionnaires (dont la propriétéindividuelle) buttent sur les pratiques for-gées à partir d’un espace boisé géré etexploité collectivement.

De quelque côté que l’on regarde, la collinese présente comme un ensemble discontinuet de superficie changeante qui enserre etinterrompt les espaces d’habitat groupé etles campagnes. Boisée ou rase, elle peut tou-jours évoluer vers un état forestier suivant

les saisons, les cycles des exploitations, lesconjonctures économiques, historiques etsociales. Terrain des droits d’usage, maisaussi des activités de détente et de convivia-lité et des ritualités 15, elle fait émerger unecertaine physionomie rurale des territoires.Celle-ci se fonde sur l’importance accordéeaux activités agropastorales et forestières,malgré la diminution de leur apport écono-mique et sur l’attention prêtée aux réseauxde proximité (parenté, genres, classes d’âge,clientélisme) et aux aspirations et acceptionsd’appartenance locale. La familiarité avec lacolline et le capital des savoirs précis à sonsujet expriment et affirment cette apparte-nance, pour les groupes comme pour les indi-vidus. Ce sont des qualités qui ont contribuéà l’intégration de générations d’émigrés ita-liens et espagnols et qui contribuent encore àla bonne entente entre anciens et nouveauxrésidents et au maintien des liens ville/cam-pagne (via, par exemple, l’accueil pour lachasse ou pour les pèlerinages de parents ouamis partis de leur commune d’origine).Identitaires pour les personnes, ces connais-sances et l’adhésion à des façons de faireadéquates sont aussi des compétencesrequises pour les collectivités : une barrièremal placée ou une interdiction mal venuepeuvent changer tout un réseau de circula-tions et pratiques et perturber plusieursgroupes d’usagers.Une réfection de chemin dans un talweg

secondaire de la vallée du Carami, où la voiepublique coupe les communications au lieude les faciliter, est un cas éloquent :« … Là, la grande clôture ? Avant c’était la

carrairo. Et la mairie a dit, bon ben, on vafaire le chemin. Alors ça fait qu’avant le val-lon était desservi jusqu’ici et, de l’autre côté,c’était desservi en sens inverse. Et çà fait,quand ils ont relié, ils ont grillagé. Les petitssentiers ne sont plus connectés à la carrairo.C’est la mairie. Mais avant ici c’était une car-rairo, c’était le chemin des moutons, nouspouvions passer… ».Ce témoignage provient d’un riverain qui

entretient des postes à grives sur un descoteaux surplombant la voie. D’autres col-lègues entretiennent (ou entretenaient) despostes à perdrix. Le coteau est couvert dechênes, pins, genévriers, arbousiers, lau-riers-tins et porte à mi-versant un cabanonmodeste agrémenté d’une douzaine d’olivierssur terrasses et d’un petit potager. Pournotre guide, il s’agit ici de la grosse colline(pas de sentier vraiment tracé), malgrél’existence du lopin « travaillé » autour du

12 - L’énumération de cesdroits revient régulière-ment dans les cessions deterres et dans les procès etexpertises. L’arrêt d’aboli-tion des «droits forestiers»(exemplaire conservé àSignes, II1-10, 1789-1790)mentionne le ramage(branchages), le lignérage(bois mort), le bûcherage(bois sur pied), le pâturage,le feuillage (complémentalimentaire animal ou com-post). Le glandage (paissondes porcs), le relarguier(stationnement de trou-peaux), la confection dechaux et de charbon (sousconditions) en sont d’au-tres. La décision de donneraux propriétaires des par-celles le pouvoir de réfuserles droits d’usage des habi-tants a suscité des conflitsdès le début du XIXe siècle.Deux affaires retentissantesont, par exemple, impliquéSignes, le Castellet, laPréfecture, les Eaux etForêts et de nouveaux pro-priétaires fonciers accusésde passer outre ces «facul-tés illimitées et sansentraves» (A.D.Var 7P6,7P7 – 1808 et 1811).

13 - A.C.Mazaugues, FF1-10, première moitié duXVIIe siècle, série de procèsimpliquant la commu-nauté, des particuliers etles seigneurs

14 - Généralement, les«terres boisées» enProvence moyenne à la finde l’Ancien Régime et auXIXe siècle sont estimées à20 à 40% des territoiresselon les communes, maiscela implique aussi uneprise en compte de la défi-nition de ces terres suivantles sources et les auteurs.

15 - Analyse du contenusémantique de la colline àtravers les usages et lesrapports des hommes etdu milieu dans C.Bromberger, A.H. Dufour,C. Gontier, R. Malifaud,1980-1981 et dans A.Acovitsióti-Hameau,2005b, p. 29, 30-35, 93-94, 217-218, 314-319.

cabanon. La cohabitation de plusieurs activi-tés de prédation et de production est orches-trée de façon interactive. Parmi les usagers,il y a des propriétaires du foncier, des ayantdroits, des habitués tolérés par affinité oupar coutume (on ne refuse ni le passage, nil’installation d’un poste, même si l’on posedes conditions). Chacun investit un repli deterrain et s’y tient. En passant, on note leschangements (sans y toucher), on remet enplace une pierre ou une tuile (si nécessaire),on remarque (à l’aspect des aménagements,de la végétation, des passages) qu’un tel estvenu ou non. Les ressources considéréescomme sauvages (mort-bois, salades fères,champignons, écoulements et réserves d’eau)sont à la portée des tous. Seules les diffé-rentes baies sont frappées d’interdiction carelles représentent le nourrissage et l’appâtpour le gibier à plume. Les filets d’eau cana-lisés pour les buvidous (abreuvoirs pour lesoiseaux) servaient aussi jusqu’à récemment(avant la fermeture de la carrairo) pour l’ar-rosage de petits potagers et pour le sulfatagedes vignes en pied de coteau. Les troupeaux« rasaient » le coteau pour aller aux plateauxau-dessus du talweg.Suivant ce modèle, l’espace inculte et boisé

est lentement façonné par les activités quis’y déroulent dans un « désordre ordonné »que tout rural se doit de connaître. Ce typede gestion finit par créer et par préserverune biodiversité qui correspond aux besoinsdes sociétés utilisant la colline et à l’idée queces sociétés se font de la nature. L’examenminutieux des traces matérielles laissées parles différentes pratiques montre aussi qu’une

division fonctionnelle des terres s’établit àlong terme conférant des vocations spéci-fiques dominantes aux unités géographiqueset aux quartiers. La cartographie des aména-gements de plusieurs de ces unités dans leVar, apporte la preuve de cet agencementpersistant avec des vallons voués aux artisa-nats et des voies de déplacement de trou-peaux (draïo) ou des chemins muletiers etcarrossables (carrairo) placées à mi-pente ouen sommet de coteau. Généralement, cesaxes se croisent à la sortie, vers la plaine, ouà l’arrivée, au plateau. Seuls les plats dedépression et de hauteur ont vocation à êtrecultivés. Malgré le déclin ou la disparitiondes activités forestières traditionnelles, lespoints de passages coutumiers et de haltes seconservent et sont repris par les usagersactuels dont des randonneurs et des sylvo-pasteurs. Le caractère saisonnier/occasionneldes structures d’habitat se maintient aussi.Dans ce cadre, les constructions artisanaleset pastorales sont de plus en plus souventrecensées et étudiées en tant que témoinspatrimoniaux, supports d’une mémoire col-lective à transmettre.

Le travail du géographe André Humbert(HUMBERT, 1980) sur les montes des chaînesBétiques (SE de l’Espagne, haut bassin duGuadalquivir) souligne aussi le rôle de lagestion paysanne dans l’élaboration de laphysionomie de ces espaces de moyennemontagne conçus et exploités de la mêmefaçon que la colline. Pour expliquer cettevariété et son « inconstance » (différencesfortes d’une microrégion à l’autre), les fac-teurs physiques (sol, climat, exposition)s’avèrent insuffisants. « D’autres facteurs »exercent apparemment une influence déci-sive : très probablement les choix deshommes quant à l’utilisation et la mise envaleur du monte. Constitué de terres boisées(chênaies où s’intercalent des oliveraies au-dessous de 1200 m) et d’un saltus dont lasuperficie est difficile à évaluer et dont l’im-portance (selon les archives et selon lestémoignages oraux) paraît primordiale, lemonte est le terrain des cultures saison-nières et dérobées, du pâturage, des coupesde bois et du charbonnage, de la chasse et dela cueillette. Ses limites fluctuent et il repré-sente 30 à 50% des finages suivant leursituation géographique et l’époque. Laconstitution de ces espaces est complexe, carelle provient de cessions et contrats entredétenteurs du dominium des terres, particu-liers et communautés. Le sol (suelo) apparte-nant à la royauté ou aux seigneurs, seul le

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Photo 3 :Los montes de Montalbán

en Aragon, Espagne(alt. 800-1200 m)

313

couvert (vuelo) et ses usages font générale-ment l’objet de ces transactions. Au fil dutemps, l’espace devient propriété communaleou individuelle, mais là aussi (et au moinsjusqu’aux années 1980) seule une partie (lespropios) sont possibles à disposer librement(vendre ou louer). Le reste (les comunes) sontdes terres inaliénables, qui ne profitentqu’aux membres des communautés tant quedes usages sont d’actualité. Dans ces évolu-tions, la dehesa (équivalent du défend) finitpar se confondre avec la terre pastorale. Lemonte des chaînes Bétiques est assidûmentfréquenté entre le XVIe et le XVIIIe siècle,suscite des conflits et l’intervention de l’État(règlements pour les usages) autour de 1750(constitution, entre autres, d’un « cadastredes chênaies »), reste opératoire au XIXe etau début du XXe siècle et connaît un abandonprogressif à partir des années 1960. La caté-gorie spatiale est toujours valable et desusages comme l’approvisionnement en bois,la chasse, le pâturage, les cultures saison-nières subsistent à côté de nouvelles fré-quentations sportives et de loisir.

Appartenant au corps de la communauté(tout comme la colline), le monte devient deplus en plus un enjeu identitaire avec la pro-motion de certaines activités et constructionsen patrimoines immatériels et matériels.L’initiative pour ces évolutions est souventprise par des associations et entérinée pardes instances administratives, mais leconsensus autour de projets culturels/touris-tiques n’est pas généralisé. Ce type de projets’avère souvent incompatible avec les utilisa-tions vernaculaires des lieux, qui ne s’accom-modent pas de fréquentations récurrentesmassives sans raison évidente (la curiositéou la contemplation n’en étant pas).L’exemple du monte de Cantalobos sur lacommune de Montalbán en Aragon(PAINAUD, 2003) est un cas récent de patri-monialisation bien vécue mais peu exploitéefaute d’accord parmi tous les acteurs.Mollement étagé entre plusieurs vallons etgorges et faiblement boisé, ce plateauaccueille, dès le XVIe siècle, des culturesannuelles, qui deviennent terres pastoralesaprès les moissons et terres de chasse et decueillette après les semailles d’automne. Unmaraîchage familial et quelques installationsapicoles occupent les marges du plateau.Florissant jusqu’à l’entre-deux guerres,l’agropastoralisme saisonnier décline aprèsles années 1950, mais se maintient encore endilettante. Les aménagements de séjour(quelques fermes-bergeries et de nombreuses

cabanes d’agriculteurs réinvesties, selon lasaison, par des bergers, des chasseurs, despromeneurs) sont visibles et lisibles. Le sec-teur a bénéficié de crédits européens pour larestauration de certaines de ces cabanes etpour la mise en place d’un circuit de visite.L’enthousiasme et le succès du chantier ontdonné place à une fréquentation pédago-gique et touristique très modérée, calée surles intervalles des activités agricoles (pro-duction de fourrage), pastorales (parcours demi-saisons) et cynégétiques. Pour le moment,le monte ou la colline sont plus conçuscomme des espaces de vie et sources de pro-duits du quotidien que comme des conserva-toires naturels et culturels.

Le défend des communautés

Tantôt ouvert, tantôt réservé, le défendfait partie de la colline. À la base, le termedésigne le statut en vigueur d’un périmètreterritorial : celui-ci est laissé libre ou estinterdit pour une/des activité/s précise/s.Ainsi, des « défenses » (de coupe, de pâture,de brûlis, de cueillette, etc.) peuvent frapperune parcelle privée ou une terre publique,mais les propriétaires doivent observer cer-taines règles et procédures. Un champ mois-sonné ou fauché, par exemple, ne peut pasêtre soustrait au pâturage de façon perma-nente. Son interdiction est obligatoirementsignalée par un empilement de pierres oupar une perche fichée sur un tertre. Un clos

Photo 4 :Un poste de chasse sur leplateau de Camp / Siou-Blanc et les plateaux etcollines du Centre-Var enarrière-plan.

(domaine clôturé, le plus souvent par desmurs en pierre) peut faire ou non partie desparcours pastoraux et accueillir ou non descharbonnières ou des postes : s’affilier doncou non à la colline. Les coupes aussi sontcédées ou interdites par quartiers et parpériodes. Pour un secteur incendié, boisé ouen cultures, la mise en défense peut durerjusqu’à dix ans, ce délai étant encore valablede nos jours. Par un arrêt datant de 1763 etconservé à Toulon 16, le Parlement d’Aixinterdit de défricher, de semer ou de cultiver« les lieux penchans et ardus et les lieux dansles bois qui auront été incendiés » ainsi qued’y introduire du bétail pour un laps detemps de 6 ans. Des défenses générales detransporter « hors du territoire » du boiscoupé ou ramassé, des glands, des écorces,des végétaux et ramées destinées au nourris-sage et aux litières sont récurrentes dans lesdécisions des conseils. Elles concernent tousles acteurs sociaux y compris les seigneursaccusés de « contravenir la terre gaste » ou des’approprier l’argent de coupes revenant à lacommunauté 17. Les décisions de l’AncienRégime sont encore utilisées au XIXe sièclepour plaider les causes forestières, tandisque les procédures de cession d’exploitationperdurent jusque récemment : c’est le caspour les droits de coupe et de parcours pasto-ral sur les versants du Mourre d’Agnis oupour les ventes de coupe sur le plateau deSiou Blanc (ACOVITSIOTI-HAMEAU, 2005b, p.135-138).Dès les premières transactions entre sei-

gneurs et communautés pour l’administra-tion et la jouissance des terres où s’exercent

les droits d’usage (les « libertés » des habi-tants) 18, le défend glisse du sens de procé-dure vers un sens de catégorie spatiale : unensemble foncier en état de colline où la com-munauté a la faculté d’imposer des défenses.C’est dans ce sens que nous devons compren-dre l’expression : « (telle communauté) a eu(telle terre) en défens ». Communautaires etindivis, ces défends le sont et le restent sou-vent jusqu’à nos jours où ils marquent latoponymie de la quasi-totalité des finages.Leur gestion est la même que celle du restedes terres incultes et boisées (la coutume aici force de loi), mais la communauté inter-vient dans cette gestion en tant que per-sonne morale et peut donc en tirer profit enlouant ou en mettant à ferme plusieurs res-sources, en vendant même des parties d’unensemble, qui, en principe, devrait être ina-liénable. Circonscrit de façon précise (mêmesi ces limites peuvent changer d’un exerciceà l’autre) et géré « par écrit », le défend sedistingue de la colline qui n’a de consistancequ’au travers les dires et les agissements deses usagers. Ceux-ci font d’ailleurs de tempsà autre incursion dans les défends et profi-tent de leurs ressources sans tenir comptedes prescriptions communales. Pour les boisde l’Amarron et de Bonnegarde, gérés parBrignoles, des plaintes et des condamnationspour coupes et charbonnage sans autorisa-tion sont connues dès le XVe siècle (LEBRUN,1897). La Lare à la Sainte-Baume, laVerrerie et Thèmes dans la baronnie deForcalqueiret, les Brasques et Hubacs auVal, Saint-Ferreol à Lorgues ou le Malmontà Draguignan sont quelques autres défends

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Fig. 1 :Division fonctionnellede l’espace autour du

massif de la Loube (Var).A : Dépressions cultivées

B : Cheminsdes troupeaux

C : Vallon d’artisanatsforestiers

D : Aire avec vestigesde gemmage.

16 - A.C.Toulon BB26,f°21

17 - À Gémenos en 1692(A.C.DD2) ou à

Mazaugues pendant unegrande partie des XVIIe etXVIIIe siècles (A.C.FF1-10,

21, 24, 25...).

18 - Il s’agit souvent de«triages» : le seigneur

garde en toute propriété1/3 de ces terres et cèdeles droits d’usage sur les

2/3 restants au «corps decommunauté» : à tous

les habitants et ayantdroits au territoire. Les

communautés assimilentce renoncement à une

perte de la propriété dufoncier, ce que plusieurs

familles seigneurialescontestent en renouve-

lant de temps à autre lesdemandes de redevances.Les conseils communauxde leur côté s’emparent

des droits d’usage enlevant des taxes ou en

affermant certaines acti-vités. Les servitudes frap-pant les terres incultes et

boisées sont théorique-ment abolies en 1791

mais elles continuent às’exercer dans les faits,

surtout dans les secteursforestiers où, pour les

populations du Midi, lapropriété privée (dans le

sens de privative, nesouffrant la présence ou

le passage d’autrui)constitue une hérésie.

Le travail de Nadine Vivier(Vivier, 1998) met en évi-dence ces situations, ainsique les difficultés causées

par les procéduresde cantonnementet d’allotissement.

315

connus dans le Var. Certains d’entre euxsont gérés directement par les communau-tés, pour tout ou partie de leur exploitation.D’autres sont mis en fermage. Pour ces der-niers, la cession de ferme se fait auxenchères comme à l’accoutumée, à périodicitévariable (annuellement à Forcalqueiret, tousles quatre ans au Val, tous les six ans àDraguignan) : une mise à prix qui fluctueconsidérablement d’un lieu à l’autre et d’unfermage à l’autre. Les adjudicataires sontdes financiers modestes qui ont des intérêtsdans la filière bois, comme à Draguignan(ACOVITSIOTI-HAMEAU, 2005a), mais nous ren-controns aussi de gros investisseurs, telPierre Bonnet, chirurgien, qui arrente en1712 au Val « les moulins à huile et à blé, lesfours et les défens de la Brasque et desHubacs » pour quatre ans et pour 900 livrespar an 19.Les quartiers des Brasques, Hubacs et

Sambles au Val sont mis en défend au moinsà partir de 1496 20. D’après les baux à fermecompulsés 21, ce défend est exploité pour lebois (quelques coupes en chênaie mêlée depins, mais surtout ébranchages), pour lepâturage (ramage et herbage), pour des cul-tures périodiques (deux lots de terres labou-rables cultivées en alternance) et pour desdistillations occasionnelles (genévriers cadeset romarins). Une compascuité 22 est aussiétablie avec le village limitrophe de Correns,dont les troupeaux suivent des itinéraires

spécifiques pour accéder à certaines pâtures.De leur côté, les gens de Correns doiventlaisser des passages pour que ceux du Valaccèdent à des abreuvoirs. Le glandage n’estpas mentionné dans ces contrats. Il est possi-ble que la communauté l’exploite en régiedirecte. La zone de la Brasque est toujourscommunale au XIXe siècle. En 1870, une ces-sion de coupe concerne une superficie d’unpeu plus que 8 hectares de « chênes âgés de20 ans » dont on en réserve 40 désignés parle garde local 23. Le même garde désigne lespins à abattre (il y en avait donc), une fois lacoupe finie. L’entrepreneur peut écorcer lebois et établir deux fours à chaux. En plusdes charges (70 francs), il doit 3000 kg debûches et 4 bornes en pierre de taille à l’ad-ministration forestière (le tout livré au Val).De nos jours, ces mêmes quartiers sont le

domaine de la chasse, de parcours pastorauxoccasionnels, de coupes de maintien. Desvestiges de sites de charbonnage, de chau-fours et de quelques gros cabanons rappel-lent que les artisanats et l’agropastoralismeforestiers représentent un passé très récent.Le toponyme Défens désigne aujourd’hui unepartie de l’ensemble, mais les Brasques (aupluriel) désignent bel et bien une forêt auxcontours incertains, aux statuts juridiquesmultiples (public/privé qui se mêlent), éten-due entre plusieurs communes et revendi-quée par au moins deux d’entre elles (Bras etle Val) comme une terre ouverte aux activi-

Fig. 2 :Le vallon Cavaillonet la Draï de l’Amarron(retombées NEde la Loube, Var).1. Site de charbonnage,2. Four à chaux,3. Ferme ou bastide,4. Site pastoral,5. Point d’eau,6. Plan cultivé,7. Sentier d’artisanatsforestiers,8. Cheminsdes troupeaux,9. Route médiévaleToulon-Brignoles.

19 - A.C.Le Val, DD1 f°34

20 - A.C.Le Val, BB2 f°5

21 - A.C.Le Val, DD1,années 1708, 1712,1744, 1748, 1752, 1756,1768...

22 - Droit de pacage quiappartient en commun àplusieurs communautésd’habitants.

23 - Inspection deBrignoles.Forêts communaux.Coupes ordinaires.

tés de parcours et de loisir et comme uneterre emblématique, constitutive de leur his-toire et de leurs culture et sociabilitéactuelles. Partie institutionnelle de la collineinformelle, le défend reprend l’ambivalenceet la variabilité de cette dernière(ACOVITSIOTI-HAMEAU, 2005b, p.314), tout enformalisant des règlements pour organiser lamultifonctionnalité évolutive de l’espace.

Un équilibre à renouvelersans cesse

Si la mise en ensemble des terres inculteset boisées fait sens, comment arriver à seretrouver parmi toutes les réalités et véritésévoquées ici, comment les concilier et les uti-liser au mieux pour l’épanouissement dessociétés et des milieux ? D’un point de vueanthropologique, une seule méthode semblefiable : ne faire l’économie d’aucune d’entreelles. Pierre Dérioz ne préconise pas autrechose en écrivant que « …les forêts méditer-ranéennes doivent être envisagées à travers laplace qu’elles occupent au sein des systèmesterritoriaux… » (DÉRIOZ, 2011). Cela signifieque le territoire est un tout et que la forêtn’existe que parce que les autres catégoriesterritoriales existent. Ce postulat va de pairavec un autre : pour qu’il y ait système, ilfaut une interaction entre les données dumilieu physique et les données du milieusocioculturel, les besoins et les volontés desusagers. Ces données ne sont pas que maté-rielles. Gaston Bachelard (1957), philosophe,et Joël Bonnemaison (2000), géographe, sou-tiennent tous les deux qu’un lieu ou un terri-toire est d’abord conception intellectuelle etconstruction imaginaire avant d’être réalisa-tion de terrain. Des éléments qui expliquentles rapports des sociétés méditerranéennesavec leurs terres forestières se trouventaussi certainement au cœur de cet imagi-naire. Volet physique, volet institutionnel etvolet mental s’imbriquent donc intimementpour façonner les différents espaces et, de cefait, formes, fonctions et statuts se modifientde concert. Ainsi, le pierrier qui borde uneparcelle introduit un corps nouveau dans lepaysage (forme), représente une limite (fonc-tion) et indique l’interruption ponctuelle duterrain cultivé privé au profit du terraininculte collectif, ce qui permet l’installationde postes de chasse à son sommet (statut).Le système territorial s’agence autour de cetype de modulations qui ont un passé et un

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Photo 5 :Pierrier en limite

de cultures à Bras (Var)avec poste de chasse

sur son sommet.

Fig. 3 :Plan et coupe

du pierrier de Bras

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devenir. En effet, les aspects présents desterritoires ne sont que le résultat d’unelongue élaboration qui incorpore des situa-tions et pratiques antérieures. Cet héritage— « qu’on le sache ou qu’on l’ignore », pourparaphraser Claude Lévi-Strauss 24 — créeune « dynamique de mémoire » organisatricede toute transmission (JEUDI, 1995), difficileà infléchir et impossible à refouler. Faute depouvoir la contrarier, nous devons compren-dre cette mémoire et, pour la forêt méditer-ranéenne, l’inclure dans tout projet futurd’aménagement et d’exploitation. C’est auniveau de cette compréhension qu’unerecherche conjuguée, environnementale, his-torique et anthropologique, apparaît essen-tielle. Cette pluridisciplinarité ne peutqu’être exercée sur plusieurs rythmes etéchelles, le souci du détail du chercheur com-pensant les survols des services et vice-versa.

A.A.-H.

‘Ada ACOVITSIOTI-HAMEAUAssociationde sauvegarde,d’étudeet de recherche pourle patrimoine naturelet culturel (ASER)du Centre VarMaison del'Archéologie21 rue de laRépublique83143 Le ValTél. : 04 94 86 39 24Fax : 04 94 86 48 [email protected]://asercentrevar.free.fr

Crédit photographiqueASERCrédit graphiquePhilippe Hameau

24 - Commentant dans«La voie des masques»(1979, Agora, Plon,p.128) l’impossibilité decréer ex nihilo de mythes,systèmes sociaux,artefacts ou objets d’art.

‘A. Acovitsioti-Hameau, 2005a, « Le Malmont àDraguignan : statuts et usages d’un espace boiséde l’Ancien Régime à nos jours », Forêt méditer-ranéenne, XXVI : 2, p. 185-192‘A. Acovitsioti-Hameau, 2005b, Côté colline.

Pratiques et constructions de l’espace sylvo-pasto-ral en Centre-Var, Publications de l’Universitéde Provence, 340p.‘A. Acovitsioti-Hameau, 2009, « Le temps et l’espacedans les pratiques pastorale et cynégétique »,dans Joël Candau (éd.), Temps en partage, resso-urces, représentations, processus. Actes du 129e

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Bibliographie

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Si le mot « forêt » désigne une catégorie d’espace pour les personnes qui le considèrent d’un point devue administratif, technique, économique, écologique ou esthétique, ce mot n’est pas usité par lesmembres des sociétés locales qui le pratiquent au quotidien. Pour ces derniers, l’étendue boisée faitpartie d’ensembles plus vastes et plus subtils, qui rendent compte des catégories du domestique et dusauvage dans toute leur variabilité. Dans le Midi français, la colline et le défend sont les composantesessentielles des terrains désignés par ailleurs comme forestiers. Ils ont des équivalents dans le reste dela région méditerranéenne. Le caractère évolutif et multifonctionnel des terroirs ainsi désignés, génèred’emblée une diversité géomorphologique, végétale et animale, orchestrée plus ou moins par l’hommeet sans cesse réajustée suivant les conjonctures naturelles, historiques et sociales. Pour connaître la phy-sionomie de ces espaces, le récit et le ressenti des usagers est tout autant probant que le recours auxarchives et aux études naturalistes.

El monte, la dehesa y el bosque mediterráneoSi la palabra “bosque” indica una categoría de espacio para las personas que lo consideran desde unpunto de vista administrativo, técnico, económico, ecológico o estético, dicha palabra no es utilizadapor los miembros de las sociedades locales que lo practican de manera cotidiana. Para estos últimos laextensión arbolada hace parte de conjuntos más vastos y sutiles que rinden cuenta de categorías de lodoméstico y de lo salvaje en todas sus variables. En el sur de Francia el monte (colline) y la dehesa(défend) son los componentes esenciales de los terrenos designados comúnmente como forestales.Estos tienen equivalentes en el resto de la región mediterránea. El carácter evolutivo y multifuncionalde los suelos así denominados, genera de inmediato una diversidad geomorfológica, vegetal y animal,orquestada de forma más o menos explícita por el ser humano y reajustada indefinidamente según lasconjeturas naturales históricas y sociales. Para conocer la fisionomía de esos espacios el discurso y lassensaciones de los habitantes son tan importantes como el recurso a los archivos de estudios naturales.

Hills (colline), the out-of-bounds (défend) and Mediterranean forestsFor those whose perspective is administrative, technical, economic, ecological or esthetic, the word“forest“designates a type of spacial category whereas the word is not used as such in day-to-day lifeby the people who actually live and work there. For such people, woodlands form part of wider, moresubtle contexts which endow the concepts of domestication and wildness with their full scope. In thepart of southern France known as the Midi -essentially Mediterranean-, colline, literally hills but, rather,free marginal land and défend, literally unauthorised i.e. out-of-bounds but, here, waste and bush, areessential constituents of areas otherwise referred to as forest or woodland and their equivalents exist inother parts of the Mediterranean Rim. Because such areas evolve and are multifunctional, they gener-ate in varying degrees via the users’ activities a diversity in in geomorphology and in plants and animalswhose ongoing readjustment reflects particular natural, social and historic situations. To understandthe make-up and appearance of such areas, the way their actual users feel and talk about them is atleast as informative as recourse to archives and studies in natural science.

Resumen

Résumé

Summary

forêt méditerranéenne t. XXXIII, n° 4, décembre 2012