La colline des adieux

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Biographe, cr i t ique, pamphlétaire, homme de radio et de cinéma, Maurice Périsset est un maî t re du s u s p e n s e psychologique. Maurice Périsset - est-il besoin de le rappeler ? - nous a habitué a ne produire que du haut de gamme en matière

de roman à suspense. Les lecteurs l'ont adopté, faisant de ses ouvrages des best- sellers. Les jurys l'ont reconnu, eux qui lui on t a t t r ibué les prix les p lus prestigieux : Prix du quai des Orfèvres, Prix du roman policier du festival de Reims, Prix du Suspense français, Prix Moncey.

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Direction littéraire : P.C. INNOCENZI

Direction de collection : Henry CURULLO Illustration : J. CAVE

Maquette : IMAGO - Avignon Diffusion : Delpha-Stendahl Distibution : Distique

© Editions L.G.P. — 1993

Tous droits réservés pour tous pays.

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Maurice PERISSET

LA COLLINE DES ADIEUX

roman

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Du même auteur

romans policiers

Editions Fayard : Périls en la demeure (Prix du Quai des Orfèvres ) Le Festin des louves

Editions du Rocher :

Les Maîtresses du jeu (Prix Polar du Festival de Reims) Les Noces de haine

Catafalque pour une star ( Prix du Suspense Français) Arrêt sur l 'image Le Foulard d'acier Le Banc des veuves

Le Cahier de condoléances (Prix Moncey) Gibier de passage Pieds et poings liés Les Poignards de feu Les Tambours du Vendredi saint Pour solde de tout crime

Editions Encre :

Tueurs froids

Editions de l'Instant :

Soleil d'enfer

Editions Régine Deforges : Deux trous rouges au côté droit

Editions Hermé :

La Montée aux enfers Le Ciel s'est habillé de deuil Avec vue sur la mort

romans fantastiques

Editions Milan :

Les Statues d'algues

Editions Fleuve Noir :

Le Visage derrière la nuit

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romans

Editions Hermé : L'Allée des tilleuls

Editions de l'Orbe : Les Collines nues

Editions du Rocher : Le Bal des Innocents

cinéma

Editions Denoël : Raimu

Editions Solar :

Raimu (album)

Editions Garancière :

Marilyn Monroë

Editions J'ai Lu Cinéma :

Simone Signoret Gérard Philipe Jean Gabin

édition de poche

Editions J'ai Lu : Périls en la demeure Le Festin des louves

Les Maîtresses du jeu Le Banc des veuves Les Noces de haine

théâtre radiophonique

Emission "Les Tréteaux de la nuit" de Patrice Galbeau (France Inter) : La Veil leuse des morts , C h a n t a g e blues, Rosa ou les vieux j o u r s , La Mémoire du cœur, Vies balafrées. Grève surprise, La mort passe outre, La Nuit du 5 juillet, Rendez-vous dans l'île, Sans autre forme de procès, La Contre saison.

Emission "La Dramatique de minuit" de Patrice Galbeau (France Inter) : Maldonne, Terme échu, Impair et passe, Le Jeune homme triste, Un parfum de gardénia.

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Le bonheur des élus est fait de leurs souffrances.

Robert Schumann.

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Même s'il s'inspire de plusieurs événements qui se sont réellement produits dans les maquis de France pendant l'occupation, ce roman est essentiellement une œuvre d ' imag ina t ion . C ' e s t la l iber té de l'écrivain de s'inspirer de cette réalité-là, sans bien sûr en trahir l'esprit. Tous les personnages et un certain nombre de lieux, aussi, ressortissent à la fiction pure.

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Soulevant le rideau de la fenêtre sur lequel ses doigts se crispaient parfois, Olivier regardait la cour que l'orage transformait en illustration de conte fantastique. Il ne réagit pas quand Isabelle dit, d'une voix sans passion :

— Et tu vas faire quoi ? Olivier se retourna sans répondre, tenta de sourire pour

donner le change. Face à face, le frère et la sœur suppor- taient mal la contrainte qui pesait sur eux. Ni l 'un ni l'autre n'osait aborder de front le problème qui se posait, lourd comme une main de plomb.

— Tu ne disposes que de quelques heures, dit Isabelle. Mince dans le sarreau de toile grise, sa chevelure d'un

blond pâle mal retenue par un nœud de ruban qui se défai- sait, envahissant un front haut, impérieux, le visage tendu, aux pommettes saillantes, le regard clair estompé par la pénombre où l 'orage plongeait la pièce, elle avait les mains serrées sur le dossier d'un fauteuil droit, seul siège devant une cheminée de pierre noircie où des bûches de bois vert avaient du mal à brûler.

En cet instant, Olivier se sentait loin, très loin de cette sœur de deux ans son aînée, qui avait été tout pour lui, une mère, une confidente, une amie, mais aussi une adulte responsable à ses côtés, un témoin en quelque sorte. Lui, à vingt ans, hésitant, replié sur lui-même, restait un adoles- cent presque immature. A peine sorti de l'enfance, pensait

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Isabelle, mais confronté à une décision que même un homme mûr aurait quelque peine à prendre sereinement.

Isabelle relut le feuillet qu'elle avait posé avec une vague crainte sur la table quand les gendarmes le lui avaient remis.

— Mercredi, dix-sept heures, à Privas, reprit-elle d'une voix blanche.

— Il faudrait peut-être que j'aille en parler à ce type qui se fait appeler Gabriel et que j'ai rencontré au café. Lui seul...

— Non, pas encore ! Laisse-moi réfléchir... Et puis, il est où, ce Gabriel ? Tu sais où on peut le joindre ?

— Je l'ai vu tout à l'heure qui entrait chez Félix. C'est son jour...

— Comment sais-tu ça ? — Je le sais.

La pluie redoublait. Un vent d'une extrême violence agitait maintenant les marronniers de la cour, faisait claquer les volets, gémissait sous la porte qui fermait mal.

Emmitouflée dans une pèlerine qui sentait la laine mouillée, une femme entra, les bras chargés de bûches. Elle les entassa près de la cheminée, en mit deux dans le foyer, attisa les braises. Puis elle quitta la pèlerine qu'elle accrocha derrière la porte.

— On le lui annonce ? demanda Olivier.

— Il faudra bien qu'elle l'apprenne à un moment ou à un autre...

Sourde-muette de naissance, Benoîte ouvrit un placard, en sortit un panier, s'assit devant la lourde table en chêne brut et commença à éplucher des pommes de terre. Des gestes presque mécaniques, comme si, automate, elle était réglée de toute éternité. Une présence depuis tant d'années, si indispensable, si machinale aussi que son infirmité était devenue pour le frère et la sœur quelque chose de naturel, de banal. Benoîte ne parlait pas, n'enten- dait rien, soit, mais sa présence leur était à ce point indis- pensable que son absence fût-ce une heure dérangeait

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l'ordre immuable des jours. — Où est passée Benoîte ? disait alors Olivier, agacé. On la retrouvait, sarclant les reines-marguerites ou les

soucis, arrachant des pommes de terre ou fauchant l'herbe pour les lapins qu'elle laissait parfois s'égailler dans l'enclos et dont elle suivait les errances avec un sourire de

gamine amusée. Benoîte ou l'amour maternel, Benoîte ou le dévouement. L'amour maternel. Celui qu'Isabelle et Olivier n'avaient pas connu, leur mère emportée par la fièvre thyphoïde alors qu'Olivier marchait sur ses quatre ans.

A la fin d'une matinée de décembre, leur père avait ramené de Privas cette femme sans âge, regard baissé, qu'un geste brusque effarouchait, mais à l'infirmité de laquelle les enfants s'étaient vite habitués, ce qui n'avait pas manqué de le surprendre. Comme si le fait qu'elle fût sourde et muette était naturel. Peut-être aurait-il suffi

qu'elle ouvrît les bras à cette gamine fragile et à ce gamin alors turbulent pour qu'ils perçoivent la tendresse inépui- sable dont elle était capable. Très vite, Benoîte était devenue indispensable ; rien d'important ne se faisait sans elle, sans son accord implicite. Mais s 'était-il passé quelque chose d'important dans la vie de ces adolescents prisonniers involontaires et inconscients d'une campagne peu clémente, d'un village de quelques centaines d'habi- tants perdu dans la terre aride des hauts plateaux, vase clos dans la monotonie des saisons ?

Et puis, leur père était mort et la vie avait continué son cours sans surprise ; le trio se resserrant un peu plus.

Evoquant son père sans pouvoir en cet instant s'expli- quer pourquoi, Isabelle se disait que, sans Benoîte, la vie aurait été bien difficile, bien différente aussi, auprès de cet homme replié sur lui-même, quasi inaccessible. Sans doute les avait-il aimés, Olivier et elle, mais sans jamais le leur montrer. Il était mort comme il avait vécu, dans la plus extrême discrétion. Isabelle avait alors décidé de louer à des voisins les terres que ce père, dur à la tâche,

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accroché à elles et ne s'accordant que très provisoirement du repos, avait exploitées seul ; les revenus provenant de cette location leur permettaient de vivre, Benoîte tirant parti au mieux du jardin qui fournissait légumes et fruits en relative abondance.

Certificat d'études, brevet élémentaire, Olivier était parti pour l'Ecole Normale ; il serait instituteur comme son grand-père, une bourse acquise de haute lutte lui permettant de poursuivre ses études sans trop peser sur le budget familial. Il revenait à Saint-Cernant chaque semaine et voilà que les vacances de Toussaint étaient gâchées par ce papier, là, sur la table et qu'un réflexe quasi superstitieux l'empêchait de toucher. Bouleversé mais pas surpris, — quelques-uns de ses copains de l'Ecole Normale avaient déjà été requis par le Service du Travail Obligatoire — il avait vécu jusque-là sans trop savoir pourquoi, avec l'idée que lui échapperait à cette loi censée promulguée pour que des jeunes Français partent travailler en Allemagne, afin que des prisonniers puissent revenir chez eux. La relève ! Piège se voulant subtil, mais qui ne trompait personne. La guerre se prolongeant, les Allemands avaient de plus en plus besoin de main d'œuvre même non qualifiée pour faire fonctionner leurs usines dont les ouvriers grossissaient une armée aux exigences grandissantes.

La pluie avait cessé, le vent s'apaisait quelque peu et Olivier jeta son imperméable sur ses épaules.

— Tu sors déjà ? Attends que l'orage soit tout à fait passé !

— Je n'ai pas de temps à perdre, tu le sais bien ! Elle n'insista pas. Toutes les conséquences pesées, elle

savait bien qu'Olivier prendrait seul la décision ; s'il la consultait, ce ne serait que pour la forme, au mieux, pour se faire approuver. Résignée, elle s'assit aux côtés de Benoîte qui continuait à éplucher ses pommes de terre.

Les bûches brûlaient dans la cheminée ; le vent faisait vibrer une vitre dont le mastic était écaillé par endroits.

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Négligente, Isabelle n'avait pas demandé à Dromais, l'homme à tout faire du village, de passer. Savoir où il se trouvait, d'ailleurs, Dromais ? Celui-là aussi, peut-être... Elle osait appréhender le problème, maintenant qu'il se posait pour Olivier. De plus en plus nombreux, les hommes jeunes du village gagnaient le maquis soit par patriotisme, soit parce qu'ils se refusaient à aller grossir en Allemagne le lot de ces travailleurs qu'on employait à on ne savait trop quoi. Elle ne voulait pas davantage croire que certains chefs de maquis faisaient pression sur des jeunes pour qu'ils les rejoignent sur les plateaux. Et pourtant...

Isabelle n 'avai t jamais quitté ce village cerné de collines dans cette Ardèche sauvage et peu accessible des hauts plateaux, dans le froid vif et la neige, l'hiver, dans la sécheresse brûlante de l'été, aussi. La solitude n'avait pas de sens pour elle ou plutôt ne lui pesait pas ; c'était en quelque sorte comme une seconde nature. A l'âge de l'amour rêvé, où l'on est sensible à un regard de garçon posé sur soi, à une bouche sensuelle, la guerre avait éclaté et tout ce que Saint-Cernant comptait de jeunesse n'avait plus pensé qu'à une chose : se battre pour rester sur ses terres, les fils d'agriculteurs, considérés comme plus utiles à produire sur place que dans les usines d'outre-Rhin, n'étant pas réquisitionnés pour le S.T.O., les autres rejoi- gnant les maquis pour y échapper. Il était bien question d'amour ! Une vie monotone, les travaux ennuyeux et faciles, mais sans en avoir conscience, des journées d'hiver courtes, des lectures devant le feu et les émissions

de radio écoutées sur un vieux poste, qui crachotait parfois... A part les jeunes gens qui partaient les uns après les autres, les échos de la guerre n'affectaient guère Saint- Cernant où pas un soldat ennemi ne s'était jusque-là aven- turé.

— Ils ont autre chose à faire, lui disait parfois Olivier. Le front russe, la menace de débarquement des troupes alliées...

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Isabelle s'était crue à l'abri, protégée par elle ne savait quelle magie. Et puis voilà que son frère était requis à son tour avec, quelque attitude qu'il adopte, l'angoisse perma- nente. Le soir, aux veillées, c'étaient des histoires parfois terrifiantes que l'on se racontait à voix basse, alors que les bûches s'écroulaient dans la cheminée, que les joueurs de manille ou de belote s'apostrophaient et que l'on grigno- tait des châtaignes grillées ou des gâteaux confectionnés avec les 200 grammes de sucre troqués à l'épicerie ou entre voisins contre des points layette ou des bons de pneus de bicyclette.

Isabelle évoquait ces veillées avec une peureuse nostal- gie. Avant la guerre, c'était au cours de celles-ci que les garçons et les filles se rencontraient, échangeaient des coups d'œil, des sourires complices, parfois de furtives press ions de mains, des f rô lements de hanche. Aujourd'hui, les garçons de son âge étaient rares et les filles, le rire aigu et la main devant la bouche, se chucho- taient des secrets anodins. La guerre s'éternisant, s'aggra- vant, les veillées devenaient plus rares, chacun restant chez soi, comme si se faire tout petit dans son coin exorci- sait les démons, mettait chacun à l'abri. Eh bien non, même à Saint-Cernant, on n'échappait pas aux réquisi- tions.

Figée devant la fenêtre, Isabelle regardait le paysage morne sous un ciel resté sombre. Personne sur la route

longeant la maison, personne sur la place d'où toute vie paraissait absente. Olivier tardait à revenir et cela ne lais- sait pas de l'inquiéter. Où avait-il bien pu aller après être passé chez Félix ? Outre une espèce de terreur subie, elle avait lu dans son regard une détermination qui lui faisait peur. Avec lui, tout était possible et quelle que fût la déci- sion qu'il allait prendre, elle se répétait que cette décision serait mauvaise. Se soumettre aux ordres de l'occupant, c'étaient la séparation, l'éloignement, l'attente impossible à évaluer et, le pire, les bombardements alliés. Gagner le maquis, et même si l 'éloignement était moindre, les

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risques étaient différents mais tout aussi grands : des embuscades, peut-être des accrochages dans la montagne, la torture, le peloton d'exécution...

Le dilemme : combattre l'ennemi ou le servir. Et, dans

les deux cas, le danger. Isabelle ne savait pas, ne voulait pas choisir. Que deviendrait Olivier dans le chaos ? Un grain de poussière et pas autre chose. Dès lors, de quel poids pèserait ce grain de poussière dans la décision finale ? Elle ne voulait qu'une seule chose, mais elle la voulait avec passion : garder son frère vivant. La paix viendrait un jour et elle refuserait d'avance, avec horreur, la satis- faction de voir son nom gravé dans le marbre d 'une plaque apposée sur le monument aux morts de la commune. Cependant, elle avait conscience de tricher avec elle-même ; elle savait bien quelle décision Olivier allait être forcé de prendre.

Elle n'entendit pas la porte s'ouvrir, pas davantage les pas dans le vestibule et elle sursauta quand une voix abrupte dit :

— Je le répète, le plus tôt sera le mieux. C'est une chance que j'aie été là juste au moment ou tu entrais chez Félix. A Saint-Cernant, je ne fais que passer et même je peux te faire un aveu : c'était peut-être la dernière fois.

— La dernière fois ?

— Les risques de se faire repérer sont trop grands. Avec appréhension, Isabelle regarda l'homme que son

frère poussait devant lui. La quarantaine usée, un manteau sombre masquant à peine sa silhouette banale et maigre. Le col de fausse fourrure dissimulait en partie le visage ; sous les épais sourcils noirs, les yeux sombres avaient un éclat difficilement soutenable. Effrayée, Isabelle mesura tout ce qui la séparait d'un seul coup de son frère : il était déjà entré dans un monde auquel elle n'aurait pas accès et que cet homme personnifiait. Olivier s'arrêta devant elle et dit très vite, sans la regarder :

— Je monte chercher quelques affaires. — Prends des vêtements chauds, dit l'homme. Là où je

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t'emmène, les nuits sont froides.

Agacée d'être mise devant le fait accompli, Isabelle l'interrompit :

— Ici, le froid, on connaît ! Elle suivit son frère dans l'escalier.

— Tu m'expliques ? demanda-t-elle, la voix basse et tendue.

— C'est Gabriel, celui qui fait la liaison entre les maquis des plateaux et la résistance dans la vallée. Tu ne pensais quand même pas que j'allais me laisser embarquer par le S.T.O. ?

— Ce Gabriel a une tête qui ne me revient pas. Tu as confiance en lui ?

— Tu ne changeras pas, toujours à te méfier de tout... Si Félix m ' a fait rencont rer Gabriel , c ' e s t qu ' i l a confiance en lui et qu'il sait ce qu'il est, non ?

— On peut tromper son monde... — Il y a plus de deux ans que Gabriel s'occupe du

réseau. Une mission importante et de confiance. Je n'en sais pas plus, parce que moins on en dit, mieux ça vaut. De toute façon, je n'avais pas le choix. C'était le suivre tout de suite ou me laisser emmener en Allemagne.

Isabelle allait de l'armoire en noyer à la commode. — Pas trop de choses, dit Olivier. Elle fit un tri parmi les vêtements, les plia avec soin,

les rangea dans un sac à dos. En agissant lentement, mais peut-être n'en avait-elle pas conscience, elle retardait le départ de son frère, comme si, j u squ ' à la dernière seconde, elle refusait l'inéluctable.

— Ça va comme ça ! dit Olivier. Elle comprit qu'il ne voulait pas s'attendrir et que brus-

quer les choses était sa manière à lui d 'échapper à l'émotion. Peut-être était-ce pour cela qu'il avait amené Gabriel avec lui ? Il la regarda, serra ses épaules de ses mains, un bref, très bref instant, posa la tête contre sa joue.

— Je te donne de mes nouvelles dès que possible. Mais

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ne t'en fais pas trop ; Gabriel m'a dit que sur le plateau, les risques sont minimes.

Dans la cuisine, Gabriel leur fit comprendre par gestes que l'attitude de Benoîte lui était incompréhensible. Il avait essayé, en vain, d'échanger quelques mots avec elle. La vieille femme lavait maintenant les pommes de terre épluchées, les coupait en dés dans un faitout. Elle ne paraissait pas se rendre compte du remue-ménage qui agitait la maison depuis quelques instants. Quand Gabriel se pencha vers elle pour l 'embrasser, elle le regarda longuement, une lueur d'angoisse dans ses prunelles pâles. Puis son regard se reporta sur Isabelle, qui lui fit de la main le signe rassurant qu'elle attendait.

Isabelle se retenait de toutes ses forces pour ne pas pleurer, pour ne pas céder à la panique qui l'assaillait. Ce fut elle qui poussa Olivier vers la porte, détourna la tête quand il tenta de l'embrasser. Ne pas s'attendrir, ne pas...

Elle ne devait pas oublier le regard sans pitié que Benoîte posait sur la silhouette tassée de Gabriel. Le plus difficile restait à faire : tenter d'expliquer à la vieille femme pourquoi Olivier était contraint de les quitter, peut- être pour longtemps.

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Depuis qu'il avait quitté Saint-Cernant en compagnie de Gabriel, cet homme peu bavard qui avait pourtant tout décidé à sa place, Olivier avait l'impression d'être sorti de la réalité. Une silhouette falote et quasi anonyme devant lui, dont les pas s'enfonçaient dans la neige vierge du chemin et lui, s'efforçant de mettre ses pas dans ses pas, sans penser à rien. A quoi bon s'interroger sur la vie qui l'attendait désormais, et qu'il avait été contraint de choisir sans savoir quels pièges elle cachait ? Devrait-il se battre, se défendre, tuer, s'exposer au feu et aux représailles des soldats ennemis qu'il avait côtoyés parfois, individuelle- ment, dans les rues du Teil ou de Privas et qui lui semblaient être devenus, eux aussi, à leur corps défendant, l'enjeu d'il ne savait quelle loterie tragique ? Des récits de la guerre 14-18 étudiés en classe, il ne gardait que des images impressionnantes mais sans doute déformées parce qu'interprétées par des historiens ou des romanciers imaginatifs et qui, en dépit de ce qu'il pouvait lire dans une presse muselée, ou des ragots colportés de bouche à oreille, ne correspondaient sans doute pas à la cruelle réalité. Une certitude navrante dans sa banalité : pris sépa- rément, ces soldats vert-de-gris étaient semblables à tous les soldats du monde mais, sur ordre, ils pouvaient tout autant devenir des exécutants sans pitié, sans problème de conscience et tuer sans se poser de questions.

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Le chemin étroit qui s'insinuait sous les sapins et sous les châtaigniers, grimpait sec et Olivier commençait à sentir la fatigue dans ses jambes. La nuit, il n'avait pas l'habitude de marcher sur des chemins qu'il ne connaissait pas.

— C'est encore loin ?

Dans le silence ouaté, sa voix lui revint comme défor- mée et son impression d'irréalité s 'accrut parce que Gabriel ne paraissait pas l'avoir entendu. Souffle court, il répéta :

— C'est encore loin ?

— Non. Mais cesse de parler pour ne rien dire. Nous en avons encore pour au moins une heure. T'affole pas, le chemin ne grimpe pas toujours autant. Bientôt le faux- plat. Et enfin le plateau. Un plateau pas si plat que ça d'ailleurs malgré son nom.

A nouveau, Olivier trébucha. Sa pèlerine serrée autour de son corps par ses mains gantées de grosse laine, un passe-montagne rêche protégeant ses oreilles et son front, il ne savait plus s'il avait froid, s'il avait chaud, ce qu'il faisait là. Il pensa à cette expression qui le faisait toujours sourire sans qu'il pût s'expliquer pourquoi : « dormir debout ». Il dormait debout tout en marchant, tout en suivant cet inconnu apparemment insensible à la fatigue et qui l'inquiétait, il n'aurait su dire pourquoi. Mécanique réglée par quelqu'un d'autre que par lui, il se dit qu'il n'arriverait jamais au bout. Allait-il s'écrouler, être figé par le gel comme un bonhomme de neige ? Sans s'en rendre compte, il refluait vers l'enfance.

Cette impression d'irréalité, il l 'eut encore un long moment plus tard quand Gabriel le poussa dans une cuisine enfumée, un feu de bois pourtant rassurant dans la cheminée et, sur l'épaisse table de chêne devant lui, un verre de gnôle que quelqu'un qu'il distinguait mal à la lueur d'une lampe à pétrole lui tendait. Il dit spontané- ment et trouva dans l'instant sa protestation ridicule et dérisoire :

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univers ; nul ne saurait jamais si elle avait été blessée dans ses sentiments, si les cicatrices s'étaient refermées.

Isabelle secoua la tête et cria, comme si un miracle faisait que Benoîte, maintenant, pouvait l'entendre :

— Benoîte, la guerre est finie ! Plus jamais nous ne serons séparées, plus jamais nous n'aurons peur, plus jamais...

— Tu parles toute seule maintenant ? Elle n'avait pas entendu Olivier pousser la porte et elle

sursauta quand il posa les mains sur ses épaules. — Je parle toute seule, répondit-elle sur le même ton. Il

y a des moments où je crois vraiment que Benoîte m'entend. Alors, comment ça s'est passé ?

L'administration avait reprit ses droits. Pour revenir à la vie civile et réintégrer le troupeau, son frère avait dû remplir une foule de papiers, se justifier en quelque sorte devant des fonctionnaires qui ne savaient plus très bien où ils en étaient.

— Ils essaient de passer au travers des gouttes ! dit Olivier en riant. C'est vrai qu'il ne doit pas être facile de basculer de Pétain à de Gaulle sans laisser de plumes ! Je simplifie, pardonne-moi. Mais sois rassurée, tout est en règle !

Même si le maquis et les épreuves l'avaient mûri, moralement aussi bien que physiquement, il restait par certains côtés le gamin dont elle se souvenait avec une faiblesse attendrie. Elle désigna du doigt la carte postale qui dépassait de la poche de sa chemise.

— Le courrier ? — C'est vrai, j'oubliais, c'est une carte de Julien. Il

arrive jeudi à onze heures. — Tu peux me dire où tu as la tête ? Jeudi, c'est

aujourd'hui ! Montre ! Elle lut avec avidité les quelques lignes d'une écriture

sage, qui ne ressemblait pas à cet être secret qu'elle avait mal connu, c'est vrai, parce qu'ils avaient vécu, ensemble ou séparément, des épreuves hors du commun.

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— Aujourd'hui ! reprit-elle. Et dans pas longtemps ! — On va aller l'attendre sur la place, si le car peut

arriver jusque-là. On dresse une estrade pour le bal de ce soir. On met les drapeaux et des chaises un peu partout et dans une salle de la mairie, des musiciens répètent ! Tu viens ?

La gorge serrée, elle tendit les mains en avant, comme pour se protéger d'elle ne savait trop quoi.

— Non ! dit-elle d'une voix changée. Non, vas-y tout seul !

Puis, comme il la regardait, surpris, elle reprit très vite : — Tu me prends de court. Il y a sa chambre à préparer,

le repas de midi, aussi. Elle se leva, fébrile, s'énerva parce qu'elle ne trouvait

pas dans l'armoire le drap de toile fine dont elle voulait garnir son lit.

Julien. Julien. Serait-il pareil au garçon qui s'était réfugié dans sa maison quand les Allemands le traquaient, d'abord timide, hésitant, avec la flamme de son regard qu'elle avait du mal à soutenir, puis, bien vivant, ardent, fougueux, ou bien ce blessé grave, livide, que plusieurs fois elle avait cru mort ? Le dernier souvenir de lui : une

tête entourée de pansements dans une chambre de la clinique du Dr Foix. Il n'avait pas ouvert les yeux et elle était repartie sur la pointe des pieds, terrorisée par l'angoisse.

Elle mit un bouquet de roses dans un petit vase de cristal venu d'un lointain héritage et que, toute petite, elle regardait fascinée quand les rayons du soleil l'irisaient. Un bouquet, c'était un bien grand mot : les trois derniers boutons cueillis sur un rosier assoiffé. Puis elle quitta la chambre, revint vers la terrasse ou, inlassable et presque immobile, Benoîte continuait à tricoter. Les chaussettes s ' en tassa ien t dans le t i roir d ' u n e commode. Mais

comment lui faire comprendre qu'Olivier mettrait de très longues années à les user ?

Des bruits de pas, des éclats de voix, un rire et Julien