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LA BOHÈME de Puccini (1896) Sources littéraires et personnelles Une Bohème qui décoiffe Après avoir désigné les habitants de la Bohême, actuellement en territoire tchèque, et les nomades censés être originaires de ce pays, le terme de bohème caractérise, depuis le milieu du XVIIème siècle, une personne menant une vie en marge des règles sociales et se souciant peu du lendemain. Au XIXème siècle, il qualifie plus précisément le milieu artistique, pauvre et anti-bourgeois, que le romantisme a généré. En témoigne la publication épisodique, entre juillet 1846 et décembre 1848, du feuilleton des Scènes de la vie de Bohème, dans une petite feuille caustique intitulée Le Corsaire-Satan. Le titre donne une idée de l’état d’esprit de ses lecteurs, des artistes, souvent impécunieux, regroupés en cénacles ou en académies pour défier le conformisme intellectuel du temps. Moins prestigieux que La Caricature ou Le Charivari qui publient les dessins satiriques de Daumier et de Gavarni sur la société louis- philipparde, ce journal contribue au débat d’idées au moment où le mouvement romantique s’essouffle, notamment grâce à cette chronique d’Henry Murger. Constituée d’une série de tableaux indépendants les uns des autres sur le Paris des années 1830, elle raconte la vie misérable de jeunes apprentis-écrivains, musiciens, rapins, pseudo-philosophes, qui rêvent, au Café Momus, de refaire le monde mais qui épuisent leur génie et leur santé dans la recherche d’expédients propres à les empêcher de mourir de faim. Pour une bonne part autobiographiques, ces histoires associent réalisme de l’observation des mœurs et romanesque de la caractérisation des personnages. Le trait oscille entre humour noir et poésie, dérision et pathétique, tout en gardant une légèreté élégante. Ce ton nouveau assure la notoriété de Murger auprès de ses confrères et consacre le mythe de la bohème littéraire qui perdurera au siècle suivant. Cependant, c’est de l’adaptation théâtrale, réalisée en 1849 par Murger et Théodore Barrière, que viendra le succès plus largement populaire de l’œuvre. Rebaptisée La Vie de Bohème et accompagnée de chansons, elle se recentre sur le personnage de Mimi, ses amours avec Rodolphe, sa maladie, et sa mort. Murger décide alors de publier, en 1851, une compilation de la plupart des scènes de son feuilleton en un seul recueil. L’ajout d’une préface, d’un premier chapitre introductif, et de deux autres conclusifs, donne son unité romanesque à ces Scènes de 1

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LA BOHÈME de Puccini (1896)

Sources littéraires et personnelles

Une Bohème qui décoiffe

Après avoir désigné les habitants de la Bohême, actuellement en territoire tchèque, et les

nomades censés être originaires de ce pays, le terme de bohème caractérise, depuis le milieu

du XVIIème siècle, une personne menant une vie en marge des règles sociales et se souciant

peu du lendemain. Au XIXème siècle, il qualifie plus précisément le milieu artistique, pauvre

et anti-bourgeois, que le romantisme a généré. En témoigne la publication épisodique, entre

juillet 1846 et décembre 1848, du feuilleton des Scènes de la vie de Bohème, dans une petite

feuille caustique intitulée Le Corsaire-Satan. Le titre donne une idée de l’état d’esprit de ses

lecteurs, des artistes, souvent impécunieux, regroupés en cénacles ou en académies pour

défier le conformisme intellectuel du temps. Moins prestigieux que La Caricature ou Le

Charivari qui publient les dessins satiriques de Daumier et de Gavarni sur la société louis-

philipparde, ce journal contribue au débat d’idées au moment où le mouvement romantique

s’essouffle, notamment grâce à cette chronique d’Henry Murger. Constituée d’une série de

tableaux indépendants les uns des autres sur le Paris des années 1830, elle raconte la vie

misérable de jeunes apprentis-écrivains, musiciens, rapins, pseudo-philosophes, qui rêvent, au

Café Momus, de refaire le monde mais qui épuisent leur génie et leur santé dans la recherche

d’expédients propres à les empêcher de mourir de faim. Pour une bonne part

autobiographiques, ces histoires associent réalisme de l’observation des mœurs et romanesque

de la caractérisation des personnages. Le trait oscille entre humour noir et poésie, dérision et

pathétique, tout en gardant une légèreté élégante. Ce ton nouveau assure la notoriété de

Murger auprès de ses confrères et consacre le mythe de la bohème littéraire qui perdurera au

siècle suivant.

Cependant, c’est de l’adaptation théâtrale, réalisée en 1849 par Murger et Théodore Barrière,

que viendra le succès plus largement populaire de l’œuvre. Rebaptisée La Vie de Bohème et

accompagnée de chansons, elle se recentre sur le personnage de Mimi, ses amours avec

Rodolphe, sa maladie, et sa mort. Murger décide alors de publier, en 1851, une compilation de

la plupart des scènes de son feuilleton en un seul recueil. L’ajout d’une préface, d’un premier

chapitre introductif, et de deux autres conclusifs, donne son unité romanesque à ces Scènes de

1

la Bohème. En changeant l’ordre chronologique des épisodes, en dénonçant dans l’épilogue, à

la tonalité flaubertienne désenchantée, la « race corrompue » de la « bohème gantée » qui a

survécu à la Révolution de 1848, Murger met fin aux illusions romantiques. Le titre du

dernier chapitre des Scènes de la vie de Bohème1 l’affirme avec force : « la jeunesse n’a qu’un

temps. » et la « Bohème ignorée n’est pas un chemin, c’est un cul-de-sac » qui mène rarement

à l’Académie, mais plus sûrement à l’Hôtel-Dieu ou à la Morgue.2 Murger ignore alors qu’il

dépeint son propre destin : il meurt de gangrène en 1861, à moins de trente-neuf ans, dans une

maison de santé municipale parisienne, sans avoir connu d’autre véritable succès littéraire.

L’œuvre est traduite en 1872 en italien mais il est peu probable que Puccini ne l’ait jamais

lue, pas plus qu’il n’a vu la pièce de théâtre. Le spectateur français doit en rabattre sur son

chauvinisme : l’intérêt du musicien pour la Bohème, doit peut-être peu à l’écrivain français.

Fin 1880, Puccini, héritier de quatre générations de maîtres de chapelle lucquois, débarque, à

22 ans, à Milan pour parfaire sa formation musicale, grâce à une bourse accordé par la reine

Margherita, épouse du roi d’Italie, Umberto Ier, et protectrice des arts. Il apprend vite le

chemin du café Biffi où se retrouvaient les représentants de la Scapigliatura,3 mouvement

littéraire et artistique né en Italie du Nord en 1861, avant d’essaimer pendant une vingtaine

d’années dans toute la péninsule. Les scapigliati étaient animés d'un esprit de rébellion contre

la culture traditionnelle et le bon sens bourgeois. En particulier, ils rejettent le romantisme

d’une poésie mineure et sentimentale et le roman historique de Manzoni, hérités des années

cinquante et liés aux combats du Risorgimento.

Le terme Scapigliatura exprime l’idée de désordre, de trouble, et scapigliato pourrait se

traduire approximativement par « ébouriffé » ou « décoiffé ». On en fait généralement

l’équivalent du mot « bohème », aux conditions de vie matérielles près : au contraire de son

confrère français d’origine populaire, il se recrute plutôt dans le milieu aristocratico-artistique

de Milan et ses préoccupations sont plus politiques qu’esthétiques. Cependant, on relève en

son sein, la présence de musiciens ou de librettistes, qui feront la vie musicale italienne dans

le dernier quart du siècle. Certains, comme Arrigo Boïto, chef de file des poètes de ce groupe,

ou Ruggero Leoncavallo, écrivain et musicien, séjournent à Paris, établissant des ponts entre

bohèmes français et italiens, tout en gardant leurs spécificités. Ils ont en partage la même

1 Après plusieurs avatars, c’est le titre définitif donné à l’œuvre à partir de l’édition de 1853.2 Henry Murger, Scènes de la vie de Bohème, Gallimard, Folio classique, 1988, p.39, p. 34.3 Nom emprunté à un roman de Cleto Arrighi, paru en 1862. Il dépeint « un groupe d’individus de vingt à trente-cinq ans au plus, brillants et d’avant-garde, inquiets et turbulents, vivant d’une manière excentrique et désordonnée ».

2

volonté de mener, en bande joyeuse, une vie sans entrave. Outre les noms précités, on trouve

ceux d’Amilcare Ponchielli, professeur de Puccini au Conservatoire de Milan ; d’Antonio

Ghislanzoni, grand aîné, déjà librettiste de Verdi puis de Ponchielli et qui mettra en relation

Puccini avec Giuseppe Giacosa ; de Pietro Mascagni, que Puccini héberge pour un temps dans

sa modeste chambre et avec lequel il se cotise pour acheter une partition de Parsifal afin de

l’étudier. Outre l’indication d’une admiration pour Wagner, égale à celle inspirée par Verdi,

on peut y voir le signe d’une gêne financière que certains récits confirment. Puccini doit ruser

avec ses créanciers et ceux de son camarade, si bien que le propriétaire finit par ouvrir son

courrier pour y prélever directement, sur le montant de sa bourse d’étude, celui de son terme.

Tel Colline, Giacomo aurait vendu en plein hiver son unique manteau…mais pour offrir un

dîner à une danseuse de la Scala. Il est vrai que le hareng occupait une place de choix dans les

repas que les deux lurons, enfreignant le règlement de location, préparaient clandestinement

dans leur chambre : chacun à son tour jouait bruyamment du piano pour couvrir le bruit de la

vaisselle manipulée par l’autre pour ne pas alerter le propriétaire. Se non è vero…

L’esprit bohème n’est donc pas étranger au jeune étudiant ; il le gardera le succès venu.

Le club de la Bohème

Après sa sortie du conservatoire, Ponchielli encourage Puccini à participer au concours,

ouvert par Sonzogno, éditeur et directeur du Teatro Lirico, à la recherche de nouveaux talents,

pour couronner un opéra en un acte. Puccini choisit un sujet fantastique tiré des Willis

d’Alphonse Karr. Malgré l’échec qu’il essuie, Le Villi sont créées, avec un certain succès, en

1884, grâce à l’appui de Boïto. Ce dernier alors attire l’attention de l’éditeur de Verdi, Giulo

Ricordi, sur le jeune musicien. Cela lui vaudra un contrat pour un nouvel opéra tiré de La

Coupe et les lèvres d’Alfred de Musset. Puccini mettra quatre ans pour mener à bien le projet.

Rebaptisée Edgar, et donnée à la Scala en 1889, cette œuvre, dont son auteur dira qu’il a écrit

pour elle ses meilleures pages, comporte au troisième acte une marche funèbre en forme d’un

majestueux ensemble choral. Toscanini choisira de l’interpréter aux obsèques de Puccini, sans

doute pour sa couleur orchestrale originale qui lui confère grandeur et émotion. Malgré la

tiédeur du public, et la franche hostilité de la critique, les amis du compositeur l’encouragent

à persévérer. Il a compris au moins que se « mettre à travailler sur un livret qu[’il] n’aime pas,

c’est une misère. » L’intérêt intellectuel ne suffit pas à soutenir son inspiration : il lui faut un

sujet simple, prenant, mettant en scène des personnages proches de lui et dont l’évolution

psychologique favorise l’intensité dramatique.

3

Il faudra attendre encore quatre ans pour que Manon Lescaut voie le jour en 1893. Son choix

s’est arrêté sur le roman de l’abbé Prévost, pourtant déjà mis en musique par Auber et

Massenet, persuadé qu’il est qu’« une femme comme Manon peut avoir plus d’un

amoureux ». Sa première tâche est d’obtenir de ses librettistes -pas moins d’une demi-

douzaine, dont Leoncavallo et déjà Illica et Giacosa- un livret à la mesure de ses attentes.

On peut remarquer l’intérêt constant de Puccini pour les sujets tirés de la littérature française

et le glissement de l’univers romantique -bien loin des préceptes de la Scapigliatura-, de ses

deux premiers ouvrages, vers un sujet plus clairement inscrit dans la peinture sociale, même si

elle concerne le début du siècle précédent.

Mouvement et sensibilité ardente animent la partition, évoluant du marivaudage initial vers

l’expression de la passion et de la souffrance du dénouement, grâce à une orchestration

complexe, liée aux méandres de l’action et des sentiments de chacun des protagonistes. Belle

synthèse entre la tradition du bel canto et du lyrisme italiens, de la gaieté de l’opéra-bouffe et

de l’écriture symphonique (avec le superbe intermezzo du troisième acte), cet opéra hisse

Puccini au niveau des Catalani (sa Wally, tant admirée par Toscanini, date de 1892) et

Mascagni (dont la Cavalleria Rusticana a triomphé à Rome en 1890). Lors de la création à

Londres, le jeune critique musical du World, Bernard Shaw, écrit : « Puccini, plus qu’aucun

de ses rivaux, me semble l’héritier de Verdi.» Justement, le dernier opéra du vieux Maître,

Falstaff, créé en 1893 à Milan, est donné au Teatro Regio de Turin, huit jours après l’œuvre

de son cadet.

Désormais, sa réussite met le compositeur à l’abri d’ennuis financiers graves, il peut donc

partir à Torre del Lago y réfléchir à son prochain opéra. Il y fait de fréquents séjours depuis

1884, faute de pouvoir retourner dans sa ville natale de Lucques toute proche : en effet,

l’époux d’Elvira, avec laquelle il vit désormais, y réside toujours. De plus, le lac lui offre la

possibilité de longues sorties en barque pour chasser le gibier familier des lieux humides. Ce

n’est pas toujours la poule d’eau qu’il traque et, quelquefois, il doit piteusement fuir sous les

coups de parapluie vengeurs d’Elvira, pour la plus grande joie des villageois.

Puccini s’installe vraiment en ce lieu à partir de 1891, très vite entourés d’écrivains et

d’artistes peintres venus chercher là, paix et tranquillité. Avec ses amis, il rachète une sorte

d’auberge rebaptisée Club de la bohème pour y passer, quand ils ne viennent pas le retrouver

chez lui, de longues heures à discuter, à boire et à jouer aux cartes. Un règlement intérieur,

dont les articles rédigés en latin de cuisine et en italien fantaisiste, tapissent les murs, en

précise le fonctionnement : l’accès en est formellement interdit aux « faces de carême,

pédants, estomacs délicats, crétins puritains» ; « le Trésorier est autorisé à s’enfuir avec

4

l’argent » ; « Tous les jeux autorisés par la loi sont interdits ». Surtout, « Il est interdit de faire

silence » et « La sagesse est prohibée, sauf dans les cas particuliers. »

Manifeste on ne peut plus clair de l’esprit de la Scapigliatura et de la Bohème parisienne

réunies.

Une gestation difficile

D’une Bohème l’autre

C’est dans cette atmosphère effervescente que Puccini va travailler à une adaptation de

l’œuvre de Murger. Mais auparavant, il passe de longs mois à travailler sur La Lupa, sombre

nouvelle de Giovanni Verga, chef de file du vérisme italien et auteur de la Cavalleria

rusticana, dont Pietro Mascagni a tiré son opéra. Sans doute espère-t-il s’assurer ainsi un

succès semblable. Mais, alors qu’il a commencé à composer –ces pages seront récupérées

dans La Bohème, notamment pour la première intervention de Rodolphe au premier acte- il

capitule devant « le peu d’attraits des personnages dont aucun ne dégage la moindre chaleur,

ni n’éveille la moindre sympathie », comme il l’explique à Ricordi en lui promettant de se

consacrer désormais à La Bohème.

Luigi Illica s’occupe de cette adaptation depuis la fin de 1891. De son côté, Leoncavallo,

après le triomphe à Milan, en 1892, de I Paglacci, travaille sur l’œuvre de Murger dont son

éditeur, Sanzogno, est propriétaire de la traduction depuis 1872. Occupé par le projet d’une

autre œuvre plus ambitieuse, Leoncavallo, non sans quelque condescendance, aurait proposé,

-à ce sujet, les témoignages divergent-, à Puccini son livret que ce dernier refuse finalement,

provoquant ainsi la rupture entre les deux hommes. Quand Il Secolo (appartenant à

Sanzogno), annonce que l’auteur de Paillasse prépare un opéra inspiré de Murger, le Corriere

della Sera (en partie financé par Ricordi) réplique dès le lendemain que Puccini fait de même.

Leoncavallo proteste en vain de l’antériorité de son projet, Puccini bravache déclare : « Il fera

de la musique et moi aussi –le public jugera. » et, désormais, son ex-collaborateur n’est plus à

ses yeux que Leon-bestia, Leon-asino.

Puccini le prend de vitesse en faisant représenter son opéra le 1er février 1896 au Teatro Regio

de Turin alors que Leoncavallo ne fera jouer le sien que le 6 mai 1897 à la Fenice de Venise.

Dix jours après cette création, le Teatro Rossini de la ville des Doges, affiche celui de son

rival, dirigé par Toscanini. A l’applaudimètre le Lucquois est battu. Mais Gustav Malheur,

tout nouveau directeur musical de l’Opéra de Vienne, venu spécialement à Venise choisir

5

pour son théâtre entre les ouvrages des deux belligérants, écrit dès le 31 mai 1897 : « Une

seule mesure de Puccini vaut mieux que tout Leoncavallo » dont il trouve la musique

« littéralement répugnante ».

Sans souscrire obligatoirement à ce jugement radical, force est de constater que l’un a

rapidement quitté l’affiche quand l’autre n’a cessé de faire le bonheur des directeurs de salles

lyriques des deux hémisphères.

C’est que La Bohème de Puccini est un modèle d’écriture dramatique et musicale, qui parle

toujours à l’oreille et au cœur du spectateur, sans négliger pour autant son intelligence.

Abbasso, abbasso l’autor !4

Ce cri des bohèmes, lancé au premier acte de La Bohème, pourrait exprimer la lassitude qui a

parfois saisi les librettistes, Luigi Illica5 secondé par Giuseppe Giacosa6, tant Puccini n’a cessé

de les harceler pour obtenir exactement ce qu’il voulait, les obligeant à reprendre trois à

quatre fois la même scène, discutant les moindres détails, faisant même supprimer un acte

entier prévu par Illica et s’attaquant à la métrique formelle du livret. Les tensions amènent

plusieurs fois les trois hommes au bord de la rupture. Ricordi se dépense alors sans compter

pour ramener la concorde. Cet acharnement tyrannique a une explication que le compositeur

fournit plus tard, à propos de Turandot : « Je suis un homme de théâtre, je fais du théâtre et je

suis un visuel. Je vois les personnages, les couleurs et les gestes des personnages. Si, renfermé

chez moi, je ne réussis pas à voir la scène plantée devant moi, je n’écris pas, je ne peux pas

écrire une note. »

Peu lui chaut la fidélité à l’original si les personnages correspondent à la vision qu’il en a. La

clef de son langage dramatique et musical, tous deux liés intrinsèquement, est l’émotion.

C’est ainsi qu’achevant la scène de la mort de Mimi, il avoue : « Seul, dans la nuit, j’ai pleuré

comme un bébé. C’était comme si j’avais vu mourir mon propre enfant. »

Très habilement, Illica réduit en quatre actes, les vingt-trois chapitres de Murger, conçus

comme autant d’épisodes autonomes. Du foisonnement des personnages du roman, il ne reste

que quatre garçons, caractérisés chacun par son activité, poétique, picturale, musicale, ou

philosophique, et deux femmes incarnant deux faces opposées de la féminité, la coquetterie

4 Tous les intertitres en italien sont des emprunts aux actes I et IV de l’opéra. Ils ont semblé suffisamment transparents pour ne pas les traduire.5 Luigi Illica (1857-1919), dramaturge, librettiste et journaliste prolifique. Auteur d’une trentaine de livrets, outre Puccini, pour Catalani, Mascagni, Giordano. Doué d’un grand sens de la scène, il sait allier la souplesse de l’intrigue à des épisodes éloquents. 6 Giuseppe Giacosa (1847-1906)0, principal librettiste de Puccini, poète reconnu, essayiste, dramaturge d’une pénétration psychologique subtile. Chargé de la versification, sa fonction est d’apporter un fini littéraire au livret. Il sait aussi canaliser l’inventivité de son collaborateur. Le tandem se reformera pour Tosca et Madame Butterfly.

6

conquérante de Musette et la tendre fragilité de Mimi. Cette dernière retient toutes les

attentions de Puccini : Illica a amalgamé en elle les traits d’au moins deux personnages et

édulcoré la frivolité et l’égoïsme du modèle. Il emprunte au chapitre XVIII des Scènes de la

vie de bohème, « Le manchon de Francine », douce et unique maîtresse de Jacques, la

rencontre des deux amants dans l’ombre complice d’une mansarde et la fin discrète de

l’héroïne cherchant, contre le froid de la mort, le réconfort du chaud manchon offert par son

amant.7

Leoncavallo est resté plus fidèle à la lettre du roman de Murger. Puccini en rend certainement

mieux l’esprit, en termes de recréation d’un univers jeune et insouciant, porté par l’ambition

et les illusions de l’amour, et dont l’homme mûr et arrivé fait revivre le souvenir.

Une œuvre novatrice

Pensier profondo ! Giusto color !

De façon éclairante, La Bohème est présentée comme un « opéra en quatre tableaux »

(quadri). Chacun possède son unité propre sans nuire à la cohérence dramatique de

l’ensemble. A la façon d’un polyptyque, chaque panneau (acte) raconte un moment particulier

de la vie des bohèmes, les ellipses du récit mettant d’autant plus en valeur la force

impressionniste de chacun d’eux. On peut aussi parler d’un diptyque, dont les actes I et II

constitueraient le premier volet, chargé de raconter comment la liberté d’esprit et celle du

cœur triomphent de la misère matérielle. Les deux actes suivants, formant le second volet,

montrent, au contraire, comment cette dernière finit par broyer les corps et les âmes, malgré le

rempart défensif que l’amour dresse un instant contre le malheur.

Acte I : Une mansarde (environ trente-cinq minutes)En cette veillée glaciale de Noël, Marcel (baryton), le peintre, et Rodolphe (ténor), le poète, cherchent vainement l’inspiration et un peu de chaleur dans leur mansarde d’où l’on découvre les toits enneigés de Paris. Bientôt rejoints par leur compagnon d’infortune, Colline (basse), qui n’a que sa philosophie à leur offrir en partage, ils s’apprêtent à jeûner quand Schaunard (baryton), le musicien, arrive avec provisions et bois pour le poêle. Mais le festin est interrompu par l’arrivée du propriétaire venu réclamer son loyer. Par ruse, il est bientôt mis à la porte, sans être payé. Les quatre jeunes gens décident d’aller plus sûrement faire la fête au quartier latin. Rodolphe doit, avant de les rejoindre, terminer un article promis à son journal. Il est bientôt interrompu par l’arrivée d’une jeune voisine, Mimi (soprano) qui demande du feu pour rallumer sa chandelle. En tombant épuisée sur une chaise, elle perd la clé de sa

7 Scènes de la vie de Bohème, Folio, p. 278-281 ; p.284.

7

chambre que les jeunes gens vont chercher dans l’obscurité, car un courant d’air malicieux a éteint de nouveau sa bougie et Rodolphe s’est empressé de souffler la sienne. Leurs mains se rencontrent, leur parole se libère. En un air passionnément lyrique, Rodolphe raconte sa vie de poète (« Che gelida manina ! »), Mimi dépeint à son tour sa vie de brodeuse de lys et de roses (« Mi chiamano Mimi »). C’est ensemble, et le cœur à l’unisson, qu’ils rejoignent les autres compères venus rechercher Rodolphe.

Acte II : Au quartier latin (environ vingt minutes)Une foule joyeuse et bruyante se presse devant le café Momus, obligé d’installer des tables sur le trottoir (les librettistes s’avisèrent trop tard de l’incongruité d’une telle hypothèse en plein hiver parisien pour modifier leur scénario ; seul le spectateur indifférent à l’atmosphère de fête aura le mauvais esprit de s’en étonner). C’est là que vont souper nos bohèmes, bientôt alertés par l’arrivée fracassante de Musette (soprano), au bras d’Alcindoro, riche protecteur décati. Sur un air de valse aux paroles provocantes, (« Quando me’n vo’ »), la jeune femme entreprend la reconquête de son ancien amant, Marcel, aux yeux et à la barbe du vieux beau. Ayant réussi à éloigner ce dernier, elle rejoint le groupe d’amis. Profitant d’une retraite aux flambeaux pour se fondre dans la foule, ils laissent, comme seule consolation à Alcindoro, le soin de payer la note de tout le monde.

Acte III : La barrière d’Enfer (environ trente minutes)Dans le froid d’un petit matin neigeux, balayeurs et paysans venus vendre leurs produits à Paris, se pressent devant le bureau d’octroi. Mimi arrive, visiblement malade, et fait appeler Marcel qui vit avec Musette dans l’auberge toute proche dont il en repeint la façade.Elle lui raconte son désarroi et la souffrance que lui inflige la jalousie obsédante de Rodolphe. Elle s’éloigne pour ne pas rencontrer ce dernier venu se confier à son tour à Marcel : il explique son angoisse par la maladie de Mimi que les conditions insalubres de leur vie aggravent. Cachée derrière un arbre, la jeune femme, bouleversée, ne peut réprimer une violente quinte de toux qui révèle sa présence à Rodolphe. Elle lui adresse un adieu si émouvant (« D’onde lieta usci »), que les deux jeunes gens décident d’attendre la saison des fleurs pour se séparer (« Addio, sogni d’amor ! »). Pendant ce temps, Marcel surprend Musette dans une attitude équivoque avec un client de l’auberge. Ils se disputent violemment et le couple, heureux et paisible au début de l’acte, se sépare en s’insultant.

Acte IV : La mansarde (environ trente minutes)Rodolphe et Marcel, torturés par le souvenir d’un bonheur enfui avec leurs maîtresses, (« O Mimi tu più non torni ») sont arrachés à leur mélancolie par le retour de leurs compères qui ramènent de maigres provisions. Il ne leur reste plus qu’à danser, au sens propre et au figuré, devant le buffet. Musette surgit et interrompt leur joyeuse sarabande en annonçant que Mimi, voulant mourir auprès de Rodolphe, est en bas sur le seuil, évanouie. Tous font assaut de générosité pour adoucir sa souffrance : Musette va vendre ses boucles d’oreilles et Colline son manteau, (« Vecchia zimarra »). Laissés seuls un instant, Rodolphe et Mimi se redisent leur amour, (« Sono andati ? »), jusqu’à ce qu’une dernière quinte de toux oblige la jeune femme au silence et au repos. Elle s’endort dans la douce chaleur du manchon que Musette lui offre comme un cadeau de Rodolphe. Alerté par le silence gêné de ses amis, le poète comprend que Mimi est morte et laisse éclater son désespoir.

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Le récit linéaire du scénario ne rend pas suffisamment compte de la finesse de ses trouvailles

et de la science scénique dont il témoigne. Puccini et ses librettistes -il est difficile de rendre à

chacun sa part exacte-, ont compris que la vérité ne réside pas dans une copie servile du réel,

point faible du naturalisme et du vérisme. Au contraire, en art, elle ne peut s’imposer que par

l’utilisation même des contraintes et des artifices de l’art.

Le compositeur intègre, suivant en cela la leçon magistrale de Beaumarchais, la coulisse à

l’espace scénique : on mesure le péril de la descente nocturne de l’escalier, invisible pour le

spectateur, à l’écoute des voix des bohèmes qui s’éloignent. On les réentend, à la fin de l’acte

I, sous les fenêtres de la mansarde, venir perturber le duo d’amour de Rodolphe et de Mimi.

Ce faisant, le spectateur oublie le carton-pâte du décor pour se déplacer en imagination dans

cet espace, occulté mais présent. A l’effet de réel, s’ajoute la valeur symbolique de l’appel du

dehors contre la tentation du repli amoureux. Au début du troisième acte, le chant de Musette,

affirmation d’un bonheur serein à l’abri des agressions extérieures, s’échappe de l’intérieur de

l’auberge dont on aperçoit seulement la façade. C’est, à proprement parler, un « troisième

lieu », entre coulisse et plateau, que l’on voit mais qui dissimule un personnage, comme

l’arbre derrière lequel se cache Mimi pour écouter la conversation de Rodolphe avec Marcel,

dans le même acte. La mélopée de Musette reprend le thème de sa valse à l’acte précédent,

discret rappel de l’exubérance antérieure, propre à souligner le total changement

d’atmosphère qui va suivre. L’espace scénique acquiert alors complexité et profondeur, à la

fois spatiales et psychologiques. C’est ainsi que le caprice du musicien ne peut seul expliquer

pourquoi, par deux fois, le duo d’amour de la fin de l’acte I et de l’acte III, se termine en

coulisse : dans le premier cas, la note finale trace comme un chemin sonore qui mène de la

mansarde, que quittent les protagonistes, jusqu’au café Momus, que l’on découvre à l’acte

suivant ; dans le second cas, les voix semblent se perdre dans l’espace mental d’un avenir

incertain et redouté.

Des liens subtils se tissent entre les scènes, le plus évident étant celui de la mise en miroir des

premier et dernier actes : dans le même décor de la mansarde, Marcel et Rodolphe essaient en

vain de travailler. Au froid extérieur de l’hiver qui les paralysait dans la première scène, a

succédé, en ce printemps du dernier épisode, le froid, bien plus grave, qui glace leurs cœurs

d’amants esseulés. Un moment burlesque, rappel de celui du premier acte, interrompt leurs

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réflexions, avant la séquence d’intense émotion qui clôt chacun des actes. Mais la promesse

d’agapes réjouissantes du premier épisode, laisse la place à un simulacre grinçant, au dernier.

Le finale du premier acte propulsait, vers le monde extérieur, les personnages en quête de

plaisirs d’autant plus enivrants qu’ils étaient inespérés l’instant auparavant. Celui du dernier

acte, ramène tous les protagonistes autour de Mimi, en un lieu clos, dont on occulte le jour, et

d’où la seule évasion possible est celle de la mort. Sans pathos excessif, le drame s’accomplit

en se refermant en une boucle émotionnelle parfaite.

En son centre, deux conceptions de l’amour s’opposent : celle brouillonne et à éclipse du

couple solaire, Musette-Marcel qui s’aiment dans la gaieté ; celle grave et poétique du couple

Mimi-Rodolphe, réuni dans la clarté lunaire de la mansarde. On peut noter, en effet, ce

paradoxe : l’atmosphère nocturne est corollaire de la joie dans les deux premiers actes, tandis

que le drame des deux derniers se déroule entre l’aube qui se lève sur la Barrière d’Enfer, à

l’acte III, et le plein jour qui oblige Rodolphe à tirer le rideau de la mansarde pour protéger

Mimi du soleil, au dernier.

Le bonheur est un rêve intérieur qui ne peut affronter la lumière cruelle de la réalité.

Il n’est pas jusqu’à la flamme vacillante, ranimée par Musette pour réchauffer le cordial

destiné à soigner Mimi, -et rappelant l’éphémère flambée du premier acte, impuissante à

réchauffer la mansarde-, qui ne suggère que tout effort est vain contre le destin implacable. Il

y a indéniablement un traitement symbolique des éléments concrets du décor et des gestes les

plus prosaïques. En dépit des apparences, on est dans l’ordre de l’épure.

La tension, intérieur/extérieur, obscurité/clarté, va croissant, rendant inéluctable le

dénouement tragique car aucune situation stable ne perdure longtemps. Le passage incessant

du rire aux larmes ajoute à l’incertitude des sentiments et dote les protagonistes d’une sorte

d’héroïsme au quotidien qui leur permet de supporter l’adversité. Ils échappent cependant à

une idéalisation simpliste. L’humour, en excluant l’attendrissement facile et en gommant

l’aspect sordide des préoccupations matérielles, apporte aux personnages une certaine

épaisseur humaine car il est difficile de les réduire à un seul comportement ou à un seul trait

de caractère : Musette est qualifiée par Marcel, avec la même conviction, de « vipera » et de

« buona ». Le peintre, qui trouve Rodolphe lunatique dans sa conduite avec Mimi, est gagné,

au premier soupçon, par une rage folle contre Musette.

On est donc loin de l’esthétique vériste, aux tonalités toujours violentes et exacerbées, à

laquelle on a trop longtemps voulu réduire l’œuvre de Puccini : le duel, pour rire, entre

10

Colline et Schaunard, se passe à coups de pelle et de pincettes destinées au chargement du

poêle quand, chez Mascagni, l’honneur paysan se lave dans un duel au couteau à l’issue

sanglante.

Puccini se souvient de l’opéra-bouffe dans les ensembles qui mettent aux prises les quatre

amis. Mais contrairement à ce qui se passe dans ce type d’opéra, les moments d’émotion qui

suivent les scènes de pur amusement, ne sont pas fondés sur des équivoques (comme c’est le

cas pour la Rosine du Barbier de Séville qui se croit trahie quand le public sait qu’elle se

trompe et s’amuse de son erreur). Il s’agit ici de vraies ruptures dramatiques qui brisent

l’atmosphère allègre et basculent dans la tragédie. La gaieté, comme choix philosophique

dans les premières scènes, semble devoir forcer le destin et l’émotion de la fin du premier

acte, promettre le bonheur. L’acmé de cet optimisme est atteinte dans l’exubérance du second

acte. Au troisième, les données s’inversent : c’est la douleur qui triomphe et le burlesque de la

querelle entre Musette et Marcel, comme la séparation différée de Mimi et de Rodolphe,

n’arrivent pas à la subvertir vraiment. La mélancolie triomphe. Un instant masquée, à l’acte

IV, par le ballet carnavalesque des bohèmes -faut-il y voir une sorte de danse macabre ?- elle

s’impose avec le retour de Mimi et déchire définitivement le voile de gaieté avec lequel on

jouait, comme avec un leurre, depuis le début.

La danza con musica vocale

La formule pourrait définir La Bohème, si l’on retient de la danse l’idée de rythme,8 tant cet

opéra avance sur un tempo toujours efficace et jamais hors de propos. Chacun des quatre

actes, d’une durée presque identique, pourrait s’entendre comme autant de mouvements d’une

symphonie. C’est Antoine Golea qui le suggérait : à l’allegro con moto du premier acte,

succède le brillant scherzo du second, avant que l’andante cantabile du troisième ne se

referme sur l’adagio final (si l’on veut bien entendre ces mentions comme une indication

d’ensemble et non comme propre à chacun des différents moments de chaque acte).

Une des plus grandes réussites de cet ouvrage réside dans la fusion parfaitement harmonieuse

de la trame dramatique et de la structure musicale, ce qui donne à l’évocation de Paris et de

ses bohèmes, toute sa dimension poétique.

On ne retiendra ici que quelques éléments qui font de La Bohème une œuvre novatrice qui

tranche sur les œuvres de son époque, alors qu’on n’y a vu, trop longtemps, qu’un avatar de

plus du vérisme.

8 On pourrait lire bien des répliques du livret concernant la poésie, la musique ou la peinture, comme autant de mise en abyme de l’opéra lui-même.

11

On peut noter d’abord le traitement vocal qui tourne le dos aux conventions habituelles. Elles

opposaient généralement, sur le plan dramatique comme sur celui du chant, un couple à la

tessiture aiguë (soprano-ténor) à une voix grave (baryton ou basse) -c’est le cas de La

Traviata- à laquelle peut se joindre celle d’une mezzo, comme dans Don Carlos. Ici le

baryton est plutôt, en moins rêveur, un double du ténor, comme le prouve leur duo du dernier

acte, et nullement son rival, pas plus que Mimi ne l’est de Musette. Ces dernières ont des

registres très proches, et certaines sopranos se sont illustrées dans les deux rôles9, si ce n’est

que l’on attend de l’une plus de mordant et d’insolence dans la voix, et plus de tendresse chez

l’autre. Les grands Marcel ont généralement des voix claires, ce qui fait de ce quatuor,

auditivement parlant, une parfaite image de la jeunesse. La basse de Colline et le baryton-

basse de Schaunard n’en font pas des rabat-joies pour autant : la noirceur du timbre souligne

le burlesque de leurs discours et en accentue l’humour au second degré. Surtout, sauf peut-

être pour les deux derniers nommés, il est difficile de parler de premiers et de seconds rôles :

le couple Rodolphe-Mimi qui tient la vedette au premier acte, cède le pas à celui de Musette-

Marcel au second ; ils forment un quatuor à la fin du troisième. Le lyrisme du duo Rodolphe-

Marcel au dernier acte, rivalise avec celui du dernier échange entre Rodolphe et Mimi.

L’ensemble des protagonistes forme un tout indivisible comme le prouve le nombre important

d’ensembles où, à chaque acte, les quatre ou les six bohèmes chantent à l’unisson.

D’ailleurs, le découpage en arias et duos, n’a rien de formel : rares sont les moments où

l’action s’arrête pour laisser à l’un des protagonistes le temps de briller dans un « grand air ».

Sont d’autant plus remarquables, cinq arias : au premier acte, celle de Rodolphe à laquelle

répond celle de Mimi qui l’a écouté silencieusement ; au second, l’éclatante envolée de

Musette ; au troisième, l’adieu de Mimi à son amant ; au dernier acte, l’adresse de Colline à sa

défroque, en forme de berceuse de sa douleur.

Est-ce pour répondre aux exigences des solistes ou combler l’attente du public ? C’est loin

d’être exclu mais, avant tout, cela s’inscrit dans des moments émotionnels forts de l’action : la

découverte amoureuse de l’autre ; la mise en place d’une stratégie de séduction ; le

déchirement de la séparation ; l’expression d’un désarroi profond qui, pour quelqu’un avant

tout familier du sarcasme, ne peut se dire, avec pudeur et justesse, que par l’intermédiaire

d’un objet transitionnel, la vieille simarre. Le motif psychologique prime sur la soumission

académique à un passage obligé.

9 C’est le cas en France de Christiane Castelli, d’Andrea Guiot, à la scène, ou d’Anna Moffo au disque, à cinq ans de distance.

12

La partie vocale est donc essentiellement constituée par des échanges entre les personnages,

sur un mode proche du mouvement naturel de la conversation : les vives plaisanteries

qu’échangent les bohèmes, l’interrogatoire burlesque de Benoît (quasi parlando), le début de

la rencontre entre Rodolphe et Mimi, en sont des exemples probants. Même les confidences

de Mimi, au premier acte, sont coupées par une brève intervention de Rodolphe qui, par un

simple « si », la rassure sur l’attention qu’il lui accorde. Le propos enflammé de Musette dans

sa valse relève du double registre : Alcindoro, est le destinataire apparent, et Marcel, la

véritable cible. L’amusement des bohèmes devant ce jeu de dupes qui se déroule sous leurs

yeux, comme le trouble de Marcel, s’expriment largement en arrière-plan. La prière de

Musette au dernier acte, si brève soit-elle, mérite qu’on s’y arrête : loin des accents enjôleurs

de sa valse, elle adopte un ton monocorde, et même dissonant et désagréable à l’oreille quand

la voix s’élève et semble se briser en un hoquet, comme sous le coup de l’émotion contenue.

Moment de ferveur s’il en est, il ne s’interrompt pas moins pour demander à Marcel de

protéger la flamme vacillante du réchaud. Le personnage est donc toujours vu dans sa relation

avec son entourage proche. Il n’a d’existence que contextuelle. On ne peut pas ne penser à la

proximité de Falstaff, créé trois ans plus tôt.

Quant aux duos qui, à la fin du premier et du troisième actes et au début du dernier, atteignent

la plus grande intensité lyrique, c’est curieusement celui qui unit le ténor et le baryton qui se

déroule de la façon la plus classique. En effet, dans les deux autres cas, se superpose, à la

ligne vocale fusionnelle des deux amants, le contrepoint d’un autre chant, celui des appels

insistants et narquois des amis pressés d’arriver au café Momus, ou les éclats de la querelle

entre Musette et Marcel, entrecoupant d’injures bien senties, le murmure des fontaines

rêveusement évoqué par l’autre couple. Le spectateur est partagé entre sourire et émotion ;

même si cette dernière finit, musicalement, par l’emporter, on ne peut manquer de s’interroger

sur l’intension du musicien : dénonciation des effets trop faciles du pathétique en musique ?

Volonté unanimiste de rendre toutes les facettes de la réalité du moment ? Recul ironique par

rapport aux illusions amoureuses et à la tentation d’attendrissement sur soi ?

Le fait même que l’on puisse se poser tant de questions, prouve la réussite du compositeur et

de ses librettistes : l’œuvre est tout, sauf indifférente.

Sa dimension musicale est finalement essentiellement chorale, conforme en cela à l’esprit

communautaire des bohèmes. Le second acte offre un échantillonnage assez extraordinaire de

l’habileté de Puccini en ce domaine : par la connaissance des œuvres polyphonique qu’elle

suppose. La tradition familiale, dans le domaine de la musique religieuse, a dû jouer un rôle

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pour la mise en place complexe des différents plans qui superposent les cris de la rue, les

apartés multiples entre les amis, bientôt absorbés par l’extravagante intervention de Musette.

Mais cette focalisation dure peu : vite réfractée, comme en éclats, sur les différents témoins,

-Alcindoro, badauds, Marcel et ses amis-, le chorus repart de plus belle pour s’épanouir dans

la fanfare finale, d’un prosaïsme volontairement bon enfant et non moins entraînant. Entre

temps, le lyrisme un peu mièvre de Rodolphe et de Mimi, se sera frotté au ton dubitatif de

Colline et de Schaunard, à la fureur comique de Marcel, à la grotesque pudibonderie

d’Alcindoro et à la vivacité de la liesse populaire. On ne peut guère demander plus en une

vingtaine de minutes de musique.

Cette maîtrise souligne quel orchestrateur accompli est devenu Puccini. Il sait, avec une

remarquable économie de moyens, créer un climat musical qui peint, d’un trait sûr,

personnages, lieux et sentiments. Il peut s’offrir le luxe de se passer de prélude : un court

motif rythmique introduit la première scène ; repris d’un Capriccio sinfonico composé

pendant ses études à Milan. Il caractérisera, par son côté guilleret, Marcel et l’ensemble des

bohèmes, tandis que dès sa première réplique, Rodolphe est accompagné par un thème un peu

grandiloquent qui sied au sublime poète qu’il pense être. Ce procédé rappelle la leçon du

leitmotiv wagnérien mais dont Puccini ne fait jamais un système : le rappel reste discret,

modulé de façon subtile et toujours psychologiquement juste. Il est avant tout un motif de

réminiscence soulignant l’écoulement inéluctable du temps, emportant au passage les

illusions de la jeunesse.

La ligne vocale de chaque protagoniste est conforme à son caractère. La simplicité de Mimi se

marquera, notamment dès son premier air, -en dépit d’un élan lyrique quand elle évoque le

premier soleil et le premier baiser d’avril-, par une phrase finale, simple «parlato », loin des

effets belcantistes attendus. Ces « parlato » ou « quasi parlato » qui émaillent la partition,

sont soigneusement notés par Puccini pour qu’ils répondent à une certaine ligne mélodique et

ne soient pas de simples effets véristes.

La création de l’atmosphère ambiante suit des principes semblables à celles de la suggestion

des états d’âme des personnages : tandis que le second acte s’ouvre sur l’éclatant appel de

trois trompettes, prélude à la fête, celui du troisième acte s’est attiré beaucoup de

commentaires négatifs, notamment les critiques de Verdi, pour le jeu de la harpe et des flûtes

sur une quinte vide des violoncelles, destiné à suggérer en quelques notes la solitude d’un

froid matin d’hiver enneigé. Le quatrième acte, situé dans le même cadre que le premier, en

reprend logiquement le même motif rythmique introductif mais avec une orchestration qui fait

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davantage entendre les cuivres. Cela suffit à suggérer l’assombrissement psychologique des

occupants de la mansarde. Plus remarquable encore, et contrairement à la tradition d’un

certain opéra italien qui veut qu’un mourant n’ait jamais autant de souffle qu’au moment

d’expirer, la mort de Mimi se passe silencieusement : c’est l’orchestre qui « s’éteint », se

réduisant à la dimension d’une musique de chambre (flûte, clarinette, altos, harpe) ; seul un

bref et sombre accord en si mineur, où dominent bois et cors, annonce la mort de Mimi et

l’accompagnement musical va s’amenuisant, jusqu’à se taire quand Rodolphe interroge avec

angoisse ses amis silencieux. Alors seulement, sur la reprise de tout l’orchestre, se détachent

les appels déchirants de Rodolphe.

L’œuvre et son public

Zitto, si dà il mio dramma !

Pour la première, le 1er février 1896, rien de ce qu’avait souhaité Puccini, ne lui fut accordé. Il

voulait que la création ait lieu à Naples, il dut accepter le Teatro Regio de Turin dont il

trouvait l’acoustique mauvaise ; il rêvait d’une distribution éblouissante, Ricordi lui objecta,

qu’aujourd’hui, « ce n’est plus l’artiste qui porte la responsabilité du succès économique,

c’est l’œuvre elle-même. » En conséquence, il fallait réunir « une distribution homogène, de

bonne volonté, enthousiaste ». On reprit, pour Mimi, la créatrice de sa Manon Lescaut,

Ferrani et pour Rodolphe, le ténor Gorga, si peu à l’aise qu’il fallu transposer plus bas la quasi

totalité de son rôle. Quant au chef, il n’obtint pas le célèbre Leopoldo Mugnone. Il songe alors

à solliciter Artur Nickisch. Ce fut un jeune homme de vingt-neuf ans qui prit la baguette :

Arturo Toscanini. Il avait déjà dirigé quelques représentations des Villi. En 1894, il avait

même eu l’audace de présenter en France, où l’on ne jurait que par Massenet, Manon Lescaut.

Comme nouveau directeur musical du Teatro Regio, il s’était fait remarquer en donnant, en

1895, la première représentation séparée du Götterdämmerung. Rapidement, dès les

répétitions, Puccini le juge « extraordinaire ». Naît alors entre les deux hommes une estime et

une amitié aussi indéfectibles que traversées d’orages : s’ils partagent une même exigence

artistique, leurs caractères trempés ne peuvent que les opposer.

Le public de la première, bien que déconcerté par le second acte, fit un succès au nouvel

opéra, moins grand cependant que celui obtenu par Manon Lescaut trois ans plus tôt. Il a

réclamé en vain le bis du grand air de Rodolphe à un Toscanini inflexible. La presse en

revanche, à l’exception du Corriere della sera qui salue les progrès du musicien et l’heureux

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mélange de comique et de pathétique, ne voit que déclin et fourvoiement du compositeur et

prédit que l’œuvre ne finira pas la saison : « La Bohème, qui ne produit pas grande impression

sur l’esprit du spectateur, ne laissera pas grande trace dans l’histoire de notre opéra »,

prophétise l’un d’eux.

Au mois d’avril suivant, après un accueil mitigé à Rome, l’opéra est donné à Palerme, dirigé

cette fois par un Mugnone angoissé par la date du vendredi 13 avril. En dépit de quelques

incidents, l’enthousiasme est tel que tous les grands airs sont bissés, prolongeant la

représentation jusqu’à une heure du matin et, comme le public refuse encore de sortir, alors

qu’une partie de l’orchestre s’en est allé déjà, Mugnone reprend la baguette, et les chanteurs, à

moitié rhabillés, reviennent chanter le dernier acte à partir de l’entrée de Mimi.

Désormais, La Bohème est prête pour la conquête de la Péninsule, de l’Europe et du Nouveau

Monde.

En France, la création parisienne, sous le titre de La Vie de bohème et dans la version

française de Paul Ferrier, eut lieu le 13 juin 1898, au Théâtre Lyrique de la Place du Châtelet,

où s’était réfugié l’Opéra-Comique en 1887, après l’incendie de la Salle Favart.10 Si Debussy

a trouvé notre compositeur trop italien pour dépeindre Paris,11 Reyer, Massenet, dont on sait

quel souci il avait de la construction dramatique de ses opéras, ou Ravel, dont il n’est pas

besoin de rappeler la science orchestrale, manifestèrent leur intérêt pour l’œuvre nouvelle. Le

public, lui, n’a jamais mesuré son enthousiasme et son attachement, jusqu’ici jamais démenti,

à l’œuvre. Mais ce succès même fut pris comme une preuve à charge contre le talent de

Puccini.

On mesure combien grand fut le malentendu qui pesa -pèse encore ?-, sur le musicien, accusé

de mauvais goût, de sentimentalisme et que l’on opposa aux grandes innovateurs du XXème

siècle. C’est oublier son admiration, payée de retour, pour Ravel, Stravinski et Schönberg. Ce

dernier a vanté la science, l’invention et l’art du raccourci de la langue puccinienne. La

disparition prématurée du Lucquois a mis fin à un commerce intellectuel dont le

développement potentiel peut faire rêver.

Conosco il mestier

Désormais, Puccini peut le dire : l’écriture d’un opéra n’a plus de mystère pour lui et surtout il

sait ce qu’il veut. S’il revient une dernière fois, à une source française, celle de Victorien

10 La Bohème y sera donnée 1496 fois entre le 13 juin 1898 et le 2 avril 1972, toujours dans le même décor de Lucien Jusseaume, avant d’intégrer l’Opéra Garnier, à l’époque de Lieberman, et à présent, celui de la Bastille.11 Il est à noter, qu’à l’inverse, Puccini s’intéressera toujours au travail de Debussy et amusant de rappeler que Puccini a voulu faire lui aussi un opéra de Pelléas et Mélisande. Mais, il contacte trop tard Maeterlinck.

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Sardou pour sa Tosca en 1900, Madame Butterfly, 1904, La Fanciulla del West, 1910,

Turandot, 1926, ses grandes héroïnes ultérieures, puiseront ailleurs leur veine exotique. La

Rondine, en 1917, marque un retour vers la Bohème, avec beaucoup moins de bonheur

cependant. Au-delà des faiblesses de la partition et du scénario, qui ne retrouvent pas la

parfaite adéquation de la première incursion dans cet univers, il faut peut-être chercher

ailleurs les raisons des difficultés, pour cet opus, à rester au premier plan. La comparaison

avec une autre œuvre, celle-là française, la Louise de Charpentier, ouvre certaines hypothèses.

De sa création en 1900, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, cette dernière connut un très

grand succès et même une adaptation cinématographique,12 avant de disparaître et de revenir

difficilement, d’abord outre-Atlantique, sur les scènes internationales, puis françaises.

Peinture du monde montmartrois de la Bohème, elle célèbre l’amour libre opposé aux valeurs

familiales. Manifeste engagé, œuvrant pour une esthétique populaire et même sociale, elle

s’inscrit dans le plus pur style du théâtre naturaliste, comme la scène du premier acte,

montrant le retour du père, épuisé après sa journée de travail et réclamant sa soupe, le

démontre. Autrement dit, c’est une esthétique, inscrite dans un contexte culturel et

idéologique daté. A noter que Charpentier était proche d’André Antoine, fondateur du

« Théâtre libre », d’inspiration naturaliste.

A l’inverse, les héros de La Bohème, sont moins les échantillons d’un groupe social que

l’expression d’un état d’esprit, celui d’un âge de la vie, bref et souvent cruel, celui qui marque

l’entrée dans le monde des adultes. Le spectateur ne peut les considérer qu’avec sympathie :

les turpitudes des bohèmes révèlent finalement plus de générosité que de noirs dessins et leur

sens du partage, incontestable, fait espérer un monde meilleur. Ce sont des adultes qui veulent

croire encore à leurs rêves d’adolescents.

Ils deviennent l’émanation d’un rêve, celui que le spectateur, bohème ou pas, a un jour espéré

voir se réaliser : « Il sogno ch’io vorrei sempre sognar ». Puccini le lui offre.

La Bohème, œuvre vériste ? Avant tout, une œuvre vraie, un poème, à la fois, humoristique et

élégiaque, célébrant l’éternelle vitalité de l’art qui triomphe de toutes les déchéances.

Laissons le dernier mot à Thomas Edison qui a laissé un commentaire auquel tenait beaucoup

Puccini : « Les hommes meurent et les gouvernements changent mais les airs de La Bohème

sont éternels.»

12 Film d’Abel Gance de 1939, avec Grace Moore, Georges Thill, André Pernet. Il existe un film de 1926, de King Vidor, non chanté, de La Bohème.

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A lire, pour en savoir plus

*Retour à l’œuvre-source :

-Henry Murger, Scènes de la vie de Bohème, Paris, Gallimard, Folio, 1988.

*Biographies et études sur Puccini :

Les plus documentées et les mieux renseignées (et auxquelles on doit les précisions

chronologiques et les circonstances de la gestation et de la production de l’œuvre, les

commentaires et analyses étant strictement personnels) :

-Mosco CARNER, Puccini, 1958 ; traduction française, Paris, Editions Jean-Claude Lattès,

1983.

-Marcel MARNAT, Giacomo Puccini, Paris, Fayard, 2005.

Plus brefs mais pertinents :

-André GAUTHIER, Puccini, Paris, Editions du Seuil, Collection « Solfèges », 1961.

- La Bohème, L’Avant-Scène Opéra, n° 20, 1979.

A écouter

Vouloir faire une discographie exhaustive de La Bohème relève d’une mission impossible.

Cela reviendrait, qu’il s’agisse d’airs séparés, de sélections ou d’intégrales, même en se

limitant à ce qui est disponible sur le marché, à citer tous les grands noms du chant

international, depuis l’invention du phonographe jusqu’à nos jours. A cela s’ajoutent, depuis

quelques années, les vidéos prises sur le vif. On estime à une soixantaine les versions

existantes.

Perdu dans cette véritable caverne d’Ali Baba, le mélomane est contraint de se faire très

sélectif s’il veut en sortir un jour. Il acquiert rapidement trois convictions :

-1. Bien que l’on pense d’abord aux solistes, La Bohème se révèle être, avant tout, un opéra de

chef d’orchestre qui doit communiquer cohésion et animation à ce qui risque, sans cela, de

tourner rapidement au conflit d’egos.

-2. Ce ne sont pas les affiches les plus prestigieuses qui font les meilleures versions.

-3. Nombre d’étoiles palissent avec le recul du temps.

Quelques remarques générales : à partir des années cinquante, le passage de la mono à la

stéréo, du disque vinyle au CD, puis aux supports vidéos, a multiplié les enregistrements, pas

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toujours justifiés, les mêmes interprètes se croisant au gré des contrats des grandes firmes

discographiques. Le rôle le plus difficile à distribuer est celui de Musette, comme l’avait dit

immédiatement Ricordi, car aux qualités vocales doivent s’ajouter celles de comédienne : trop

souvent confié à des coloratures sans consistance, le disque n’en offre guère d’inoubliables.

Entre la chipie idiote, la froide pimbêche et l’aguicheuse vulgaire, peu, -aucune ?- possèdent

la sensualité qui nous ferait avoir pour elles les yeux de Marcel.

Suggestif, voire de parti-pris, le choix du mélomane peut au moins reposer sur des critères qui

justifient son choix. Celui de l’ordre chronologique permet au moins d’apprécier l’évolution

de l’interprétation.

-S’il ne nous reste rien des créateurs, nous disposons des témoignages de grands interprètes

du début XXème siècle, comme celui de Caruso, qui a travaillé avec Puccini et fait triompher

l’œuvre au Metropolitan Opéra. (Par exemple, « Que Gelida manina », chez Fono Enterprise,

dans l’album, Caruso, My First Puccini (1902-1913) ; ou chez Pearl, le duo de la fin du

premier acte avec Nelly Melba. S’y trouvent également deux extraits de La Bohème de

Leoncavallo).

-L’autre grand interprète du rôle de Rodolphe, Beniamino Gigli, ne saurait être oublié. Il a

gravé une intégrale en 1938, sous la direction de Ugo Berretoni, avec Licia Albanese, qui a

laissé d’autre gravures plus intéressantes, officielles ou prises sur le vif, de ce rôle qu’elle a

chanté jusqu’au début des années soixante. La beauté de la voix de Gigli peut encore toucher,

le style beaucoup moins, trop vériste pour les oreilles d’aujourd’hui. On peut le comparer à

son exact contemporain, Giacomo Lauri-Volpi qui a enregistré, à soixante-deux ans, une

intégrale de l’œuvre.

-La version qui reste l’étalon de l’interprétation, pour la raison irréfutable qu’elle est dirigée

par le créateur de l’œuvre, Arturo Toscanini l’enregistre le jour même du cinquantenaire de la

création de l’œuvre, le 3 février 1946, dans les studios de la NBC à New-York. On peut

préférer aux solistes choisis, habitués du MET, des voix plus charmeuses, mais le chef,

appliquant les principes de Ricordi, a réuni une équipe d’excellents musiciens, rompus à la

scène et dociles aux directives du Maestro, qui rendent l’œuvre à sa vérité. Débarrassée de

tout pathos, la partition brille de toute son énergie sans que l’on perde les subtilités de

l’orchestration. Pourtant, Toscanini établit le record de la brièveté : 94 minutes, à comparer

aux 110 minutes du Karajan de 1972, plus long d’une dizaine de minutes que sa propre

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prestation prise sur le vif à Vienne, en 1963. Seul Ricardo Chailly, avec moins de 100 minutes

se rapproche le plus du créateur de l’œuvre.

-Cependant, le temps fait peu à l’affaire puisque, en 1956, dans une version de 108 minutes, le

miracle musical se renouvelle avec le Rodolphe le plus phonogénique de l’histoire du disque,

Jussi Björling. Sa voix solaire a, dans le timbre, comme une faille indéfinissable qui fait de

son chant, au style impeccable, quelque chose de déchirant à entendre. C’est, à la fois, toute la

beauté et toute la désespérance du monde qui pénètrent l’âme de l’auditeur. Sa partenaire,

Victoria de Los Angeles, n’est pas loin d’avoir les mêmes caractéristiques vocales. Sans effets

déplacés, et avec une grande sobriété de moyens, l’esprit de l’œuvre est restituée grâce à la

direction de Sir Thomas Beecham qui, sans être aussi sèche et rugueuse que peut l’être parfois

celle de Toscanini, émeut sans la moindre mièvrerie. Dommage que la firme EMI n’ait pas

poussé plus loin les quelques prises stéréophoniques qui existent, paraît-il, de cette intégrale

mono : on aurait eu avec elle, la version insurpassable du XXème siècle.

-L’année suivante, Callas grave un rôle qu’elle n’a jamais chanté à la scène. Il est de règle

d’admirer. Oserons-nous dire qu’il faut attendre le troisième acte pour qu’elle semble

s’intéresser, et nous intéresser, à son personnage ? La phtisie n’expliquant pas tout, il faut

sans doute mettre sur le compte de la prise de son, ou le report en CD, l’acidité très

désagréable de la voix. Dans son récital de 1954, chez EMI, sous la direction de Tullio

Serafin, on avait une interprétation exemplaire du Mi chiamano Mimi. Quant à Di Stefano, ses

aigus tubés, son abus des effets les plus triviaux, feraient passer Gigli pour un styliste d’une

rigueur toute janséniste. Il vaut mieux se reporter, par exemple, à son récital de 1950 à

Chicago, chez Myto, pour comprendre pourquoi les Italiens ont tant aimé leur « Pippo ». On

remarque dans la distribution, un Panerai à son meilleur et on note la présence d’Anna Moffo,

une Musette qui gravera en 1961 le rôle de Mimi.

-Arrive, dans tout l’éclat stéréophonique de la firme Decca, l’enregistrement Tebaldi-

Bergonzi. La soprano a déjà gravé en 1951 le rôle, avec une certaine fraîcheur vocale et une

distribution d’une honnête routine Contrairement à sa rivale, Tebaldi a chanté Mimi sur scène

et certaines prises directes, comme le duo du premier acte avec Björling à la télévision

américaine, montrent combien la science du chant peut faire totalement oublier l’absence de

jeu dramatique ou, plus exactement, rappelle que, suivant le principe belcantiste, c’est dans le

chant que se trouve la vérité du personnage. La version de 1959 déroute : des solistes comme

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on en rêve, dont le prestigieux Siepi, un chef qui a consacré sa carrière à l’art lyrique et qui a

fait de la Callas ce qu’elle est devenue, nous plongent dans un univers musical d’une beauté

incontestable, même si l’on ne croit guère à la jeunesse des protagonistes. La pureté

stylistique de l’interprétation vocale instituerait Puccini en héritier d’un Bellini ayant médité

la science orchestrale de Verdi. Aucune raison de se priver de ce plaisir purement hédoniste.

Pour comprendre le génie novateur de Puccini, il faut peut-être aller voir ailleurs.

-On a tout dit sur la version de 1972 de Herbert Von Karajan, jusqu’à épuiser le stock

disponible des qualificatifs louangeurs. Passée l’esbroufe des premières minutes, la forte

réverbération du son amène à se demander ce que font nos bohèmes dans ce qui semble être

un vaste hall de gare que traverserait inopinément, à la fin de l’acte II, un détachement de la

Wehrmacht. Elisabeth Harwood, en Musette, minaude comme une Lady qui s’apercevrait

qu’elle est montée par erreur dans une rame de métro et qui chercherait à en descendre avant

de salir sa belle robe. Mirella Freni s’applique tellement à être la parfaite Mimi, qu’on écoute

la performance pour la prendre en défaut et sans s’émouvoir outre mesure. Panerai perd de la

superbe qu’il avait quelques années plus tôt. Reste Pavarotti dont l’impossible prise de son

arrive à ternir l’éclat triomphal de la voix et qui ne peut nous faire croire un seul instant qu’il

puisse mourir de faim et d’amour. Seul à sauver peut-être de cette version, toujours portée au

pinacle par la critique, la composition de Sénéchal qui, en Benoît et Alcindoro, est

visiblement le seul à ne pas se prendre au sérieux et à instiller un peu d’humour français dans

cette réalisation « kolossale ». Si on aime la conception Gemütlichkeit de Karajan, autant

regarder sa version vidéo, réalisée avec l’opéra de La Scala en 1967, dans la mise en scène et

les décors de Zeffirelli, à l’unisson des conceptions du Maître, où l’on retrouve une Freni plus

spontanée et un Gianni Raimondi honorable, avec une distribution proche de celle prise sur le

vif à Vienne en 1963 (RCA), et dirigée de façon plus nerveuse car plus brève de 6 minutes

que la version parue chez Decca.

-L’année suivante, Sir Georg Solti venait ajouter son nom à la liste des grands chefs qui ont

voulu imprimer leur sceau sur cette œuvre. La probité du Hongrois l’empêche de tomber dans

les excès. Mais cela confine à l’indifférence, tant les voix ont du mal à se fondre dans une

cohésion émotionnelle quelconque. Chacun semble venir chanter sa partie et s’en retourner.

Les passages enlevés manquent de folie et les moments poignants, d’émotion. Domingo,

souverain à la scène, laisse entendre la fragilité de ses aigus. Curieusement, Caballé est plus

intéressante en Tosca que dans Mimi. Un objet luxueusement inutile.

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C’est le verdict que l’on pourrait laisser tomber impitoyablement pour les nombreuses

versions qui ont suivi : en dépit des qualités de l’un ou de l’autre protagoniste, rien n’a remis

en cause la hiérarchie des années cinquante.

-La version prise sur le vif de Carlos Kleiber, en 1979, outre sa direction toujours impeccable,

fait entendre un Pavarotti engagé, une Cotrubas émouvante et Lucia Popp, une Reine de la

Nuit, qui se mue en reine du quartier latin de façon presque crédible.

-Renata Scotto, construit avec intelligence un personnage intéressant, avec Gianni Poggi, en

1962, mais a tort de le refaire, l’automne venu, en 1980, avec Alfredo Kraus.

-La Bohème a tenté le cinéma, quand les opéras filmés étaient à la mode. Celui de Comencini

a beaucoup fait parler de lui en 1988, à cause de la maladie qui a empêché José Carreras,

heureusement guéri depuis, de tourner le rôle dont la bande son était déjà enregistrée. Le fait

de confier le rôle de Mimi à une cantatrice noire a paru très audacieux. Avec le recul du

temps, cette version reste assez anecdotique.

-Roberto Alagna, avec ses doubles racines, française et italienne, s’imposait dans Rodolphe.

De ses deux versions, retenons la seconde de 1998 : le chef, Riccardo Chailly dirige une

partition soigneusement révisée, en 1988, sur les manuscrits disponibles et confrontée aux

témoignages de Luigi Ricci, longtemps répétiteur de Toscanini. Sans atteindre les sommets

des plus grands de ses prédécesseurs, le ténor franco-sicilien, avec une voix qui porte déjà les

traces de prises de rôle trop lourds, traduit parfaitement le tempérament élégiaque de

Rodolphe et Anghela Giorgiu sait rendre les moindres nuances des émois de Mimi. Musette a

une voix percutante qui peut traduire son tempérament bien trempé.

-Reste la dernière version en date de 2008. Le charme fiévreux de Villazon, la voix charnue

de Netrebko, assez peu en accord avec sa phtisie supposée, ne peuvent laisser indifférents,

même si la cantatrice semble peu concernée par ce qu’elle chante. Elle est certainement plus

convaincante à la scène. Il existe sur Youtube, son interprétation de la valse de Musette, avec

une mise en image inutilement racoleuse, qui sied parfaitement à sa voix. Le reste de l’équipe

se fait oublier rapidement, en dépit d’une bonne direction d’orchestre.

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-Il est très mal porté en France de défendre les versions en français et les Français occultent ce

qui leur reste de la tradition de l’Opéra-comique.13 Il faut pourtant avoir entendu Arthur

Endrèze, dans un phrasé et une diction impeccables, chanter en 1930, son adieu à sa vieille

défroque, pour savoir combien cet air bref renferme les qualités mélodiques et la concision

d’un lied (chez Malibran).

Les nostalgiques des années quarante et cinquante peuvent retrouver la sélection d’une

intégrale en français de 1955, reparue chez EMI, avec une habituée du rôle, Martha Angelici,

un Michel Roux et un Xavier Depraz intéressants, ou une anthologie chez Vogue avec les

jeunes Alain Vanzo et Massard14.

Y a-t-il une version idéale de La Bohème ? Poser la question, c’est y répondre. La meilleure

version est celle que l’on a entendue la première fois, à la scène ou au disque, et qui nous a

bouleversés à jamais. Les experts en informatique peuvent se composer leur version à partir

des meilleurs éléments de celles disponibles sur le marché.

Mais pour une solution moins baroque, l’enregistrement de Leonard Bernstein, réalisé deux

ans avant sa mort, peut offrir un compromis acceptable pour une initiation à La Bohème. C’est

un excellent travail d’équipe avec de jeunes chanteurs américains (parmi lesquels, on saluera

la prestation de Jerry Hadley, qui, après quelques réussites, connaîtra une fin tragique).

Thomas Hampson y fait son premier Marcello. Sans voix exceptionnelles, cette version

traduit fidèlement l’esprit bohème, joyeux mais traversé d’angoisses, et bénéficie d’une

direction pleine d’allant, fidèle en cela aux intentions de Puccini. Peu de temps avant de

disparaître, Bernstein faisait renaître la bohème new-yorkaise de sa jeunesse.

Enfin, pour se faire une opinion personnelle sur la rivalité Leoncavallo-Puccini, il existe de

rares versions de l’autre Bohème, comme celle publiée chez Mytho où Ettore Bastianini

troque le rôle de Marcel pour celui de Rodolphe, confié à un baryton. Doro Antonioli

(Marcello), Mafalda Masini (Musette), Rosetta Noli (Mimi), Walter Monachesi (Schaunard),

Curzio Flemi (Gustavo Colline), complètent la distribution. Le Chœur et l’Orchestre du

Théâtre San Calro de Naples sont sous la direction de Francesco Molinari Pradelli.

13 Alors que les Britanniques ont publié en 2006 une intégrale en anglais de La Bohème, chez Chandos, dans la collection « English opéra ». Les Allemands ont gravé tout au long du XXème siècle, plusieurs intégrales en allemand avec Rozwaenger, Rudolph Schock, Fritz Wunderlich, Pilar Lorengar, Fisher-Diskau.14 Alain Vanzo, Renée Doria, Lyne Cumia, Robert Massard, direction Erasmo Ghiglia.

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Discographie sélective 15

Date 1938 1942 1946 1947 1951Direction U. Berrettoni C. Sodero A. Toscanini G. Antonicelli A. Eredeorchestre Scala de Milan Met. New York NBC Symphony Met. New York Ste Cécile RomeChœurs Scala de Milan Met. New York P.J. Wilkovsky Met. New York Ste Cécile RomeRodolphe B. Gigli F. Jagel J. Peerce R. Tucker G. PrandelliMimi L. Albanese G. Moore L. Albanese B. Sayao R. TebaldiMarcello A. Poli F. Valentino F. Valentino F. Valentino G. InghileriMusette T. Menotti F. Greer A. Mcknight M. Benzell H. GüdenSchaunard A. Baracchi W. Engelman G. Cehanovsky G. Cehanovsky F. CorenaColline D. Baronti E. Pinza N. Moscona N. Moscona R. AriéBenoît C. Scattola S. Baccaloni S. Baccaloni S. Baccaloni M. LuiseAlcindoro C. Scattola S. Baccaloni S. Baccaloni S. Baccaloni M. LuiseEdition EMI Walhall Records RCA CBS Decca Date 1952 1952 1956 1956 1957Direction G. Santini A. Paoetti T. Beecham G. Tzipine A. Vottoorchestre RAI Turin Opéra de Rome RCA Victor Opéra-Comique Scala de MilanChœurs RAI Turin Opéra de Rome RCA Victor Opéra-Comique Scala de MilanRodolphe F. Tagliavini G. Lauri-Volpi J. Björling R. Gardes G. di StefanoMimi R. Carteri F. Schimenti V. de Los Angeles M. Angelici M. CallasMarcello G. Taddei G. Ciavola R. Merril M. Roux R. PaneraiMusette E. Pralungo M. Micheluzzi L. Amara C. Castelli A. MoffoSchaunard P. L. Latinucci E. Titta J. Reardon J.Vieuille M. SpataforaColline C. Siepi V. Tatozzi G. Tozzi X. Depraz N. ZaccariaBenoît M. Zorgniotti P. Passerotti F. Corena J. Hivert C. BadiolaAlcindoro M. Zorgniotti F. Corena R. Hérent C. BadiolaEdition CETRA GALA EMI EMI EMI (extr. en français)

Date 1959 1962 1962 1964 1965Direction T. Serafin A. Votto E. Leinsdorf T. Schippers H. von Karajanorchestre Acad. Ste Cécile Mai Florence Opéra de Rome Opéra de Rome Scala de MilanChœurs Acad. Ste Cécile Mai Florence Opéra de Rome Opéra de Rome Scala de MilanRodolphe C. Bergonzi G. Poggi R. Tucker N. Gedda G. RaimondiMimi R. Tebaldi R. Scotto A. Moffo M. Freni M. FreniMarcello E. Bastianini T. Gobi R. Merril M. Sereni R. PaneraiMusette G. D’Angelo J. Meneguzzer M. Costa M. Adani A. MartinoSchaunard R. Cesari G. Giorgetti P. Mareo M. Basiola Jr G. MaffeoColline C. Siepi G. Modesti G. Tozzi F. Mazzoli I. VincoBenoît F. Corena V. Carbonari F. Corena C. Badiola C. BadioliAlcindoro F. Corena V. Carbonari G. Onesti P. Montarsolo C. BadioliEdition DECCA DGG RCA EMI DGGMise en sc. F. Zeffirelli

Date 1973 1974 1979 1980 1988

15 Elle se fonde sur une discothèque personnelle soigneusement revisitée.

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Direction H. von Karajan G. Solti C. Kleiber J. Levine J. Colonorchestre Phil. Berlin London Philarmonic Scala de Milan National Phil. Orchest. National Radio FranceChœurs Deutsch Oper Berlin John Alldis Choir Scala de Milan Ambrosian Op. Chor. Maîtrise Radio FranceRodolphe L. Pavarotti P. Domingo L. Pavarotti A. Kraus José CarrerasMimi Mirella Freni M. Caballé Ileana Cotrubas R. Scotto Barbara HendricksMarcello Rolando Panerai S. Milnes P. Cappuccilli S. Milnes Gino QuilicoMusette E. Harwood J. Blegen Lucia Popp C. Neblett Angela Maria BlasiSchaunard Gianni Maffeo V. Sardinero G. Giorgetti P. Plishka Richard CowanColline N. Ghiaurov R. Raimondi E. Nesterenko M. Manuguerra F. Ellero d’ArtegnaBenoît M. Sénéchal N. Mangin C. Giombi Italo Tajo Federico DaviaAlcindoro M. Sénéchal N. Castel A. Giacomotti Renato Capecchi Federico DaviaEdition DECCA RCA Exclusive EMI ERATO Film Luigi Comencini

Date 1988 1996 1999 2008Direction L. Bernstein A. Pappano Riccardo Chailly Bertrand de Billyorchestre Acad. Ste Cécile Philarmonic Orch. Scala de Milan Bayerischen RundfunksChœurs Acad. Ste Cécile London Voices Scala de Milan Bayerischen RundfunksRodolphe Jerry Hadley Roberto Alagna Roberto Alagna Rolando VillazonMimi Angelina Réaux Leontina Vaduva A. Gheorghiu Anna NetrebkoMarcello Thomas Hampson Thomas Hampson Simon Keenlyside Boaz DanielMusette Barbara Daniels Ruth Ann Swenson Elisabetta Scano Nicole CabellSchaunard James Busterad Simon Keenlyside R. de Candia Stephane DegoutColline Paul Plishka Samuel Ramey I. d’Arcangelo Vitalij KowaljowBenoît Joseph Mac Kee Enrico Fissore Alfredo Mariotti Tiziano BracciAlcindoro Gimi Beni Enrico Fissore Alfredo Mariotti Tiziano BracciEdition DGG EMI Decca DGG

Danielle PISTER

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S O M M A I R E

Sources littéraires et personnelles p. 1

Une gestation difficile p. 5

Une œuvre novatrice p. 7

L’œuvre et son public p. 15

A lire, pour en savoir plus p. 18

A écouter p. 18

Discographie sélective p. 24

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