Kracauer - Théorie du film, p. 60-107

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    aractres gnraux

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    2.

    Concepts fondamentaux

    COMME

    I..:EMBRYON

    dans la matrice,

    le

    fm s est dvelopp partir

    d lments nettement distincts. Sa naissance rsulta de la combinaison

    de la photographie instantane, telle que pratique par Muybridge et

    Marey avec des appareils plus anciens tels que la lanterne magique et

    le

    phnakistiscope

    Vmrent s y ajouter par la suite

    des

    apports tran

    gers la photographie, tels que le montage et

    le

    son. Ce n en est pas

    moins la photographie, et particulirement l instantan, que revient

    lgitimement la premire place parmi ces constituants du

    fm,

    car elle

    est et reste indniablement

    le

    facteur dterminant

    du

    contenu

    fil-

    mique. a natre de la photographie survit dans celle du fm.

    l origine,

    le

    fm est apparu comme l ultime aboutissement de

    l volution de la photographie, puisqu il allait assouvir enfin le dsir

    immmorial de reprsenter des choses en mouvement. Ce dsir rend,

    du reste, compte de certaines innovations importantes survenues

    l intrieur mme du mdium photographique. En 1839, dj, lorsque

    apparurent les premiers daguerrotypes et talbotypes, l admiration

    se

    mlait de dception devant ces rues dsertes et ces paysages brouills

    2

    Et dans

    les

    annes 1850, longtemps avant l introduction de l appareil

    portable, on s attacha non sans succs photographier des motifs en

    mouvement

    3

    .

    C est ainsi que

    les

    recherches qui permirent de passer

    de la photo pose l instantan firent rver aux moyens de pousser la

    photographie plus loin encore dans la mme direction, c est--dire

    jusqu au film.

    Vers

    1860, Cook et Bonelli, qui avaient mis au point

    un appareil appel photobioscope, prdisaient une rvolution com

    plte dans l art photographique)) : Nous verrons [ ] des paysages,

    61

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    C R C T ~ R E S G ~ N ~ R U X

    annonaient-ils, dans lesquels les arbres se plient au gr du vent, les

    feuilles qui tremblent et brillent aux rayons du soleil

    4

    ct du leitmotiv favori

    des

    feuilles,

    ces

    prophties des origines

    faisaient une place de choix aux motifs apparents de la houle, des

    nuages qui passent et des expressions changeantes du visage. Toutes

    traduisent l attente impatiente de l instrument qui saurait saisir les

    vnements

    les

    plus tnus du monde qui nous

    entoure-

    et particuli

    rement

    ceux

    qui affectent les foules, dont

    les

    mouvements incalcu

    lables ressemblent,

    certains gards,

    ceux

    des

    vagues ou

    des

    feuillages. Sir John Herschel, non content de prvoir les caractris

    tiques essentielles de la camra, lui assigna une tche qu elle n a jamais

    renie depuis : La reproduction vivante et vraie et sa transmission

    la postrit la plus recule de tout change survenant dans la vie relle:

    bataille, dbat, crmonie publique, pugilat

    5

    Entre autres prcur

    seurs, Ducos du

    Hauron rvait de ce que nous appelons maintenant

    des

    actualits et

    des

    documentaires, autrement dit

    des

    films qui

    s attachent rendre compte des vnements de la vie relle

    6

    Mais

    autant que sa capacit d enregistrement, on attendait de l image ani

    me qu elle nous renseigne sur des mouvements imperceptibles nos

    sens ou impossibles reproduire par d autres moyens: des transforma

    tions soudaines de la matire, la lente croissance des plantes, etc. De

    tous ces points de vue,

    il

    allait de soi que le Hlm poursuivrait dans la

    voie ouverte par la photographie a.

    En rsum,

    les

    considrations prcdentes qui valaient pour

    la

    pho

    tographie restent vraies s agissant du mdium Hlmique, mais elles ne

    s appliquent pas mcaniquement ni ne vont

    assez

    loin pour rendre

    compte de toutes ses potentialits.

    Il

    nous faut

    les

    rlaborer et

    les

    prolonger. Ce sera l objet des trois premiers chapitres, qui s efforceront

    de passer en revue

    les

    caractristiques gnrales du mdium. Ce cha

    pitre-ci a pour objet

    les

    concepts de base

    partir desquels se dvelop

    peront les analyses ultrieures. e suivant examinera en dtail

    les

    fonctions d enregistrement et de rvlation du film.

    Quant

    au troi

    sime,

    il

    traitera

    des

    affinits spcifiques de celui-ci.

    l intrieur de

    a. Dans L nvmtion du cinma op.

    cit.

    p 298 (rd. :

    p

    355), Georges Sadoul

    fait judicieusement remarquer que

    les

    noms attribus aux camras primitives mani

    festent les aspirations auxquelles celles-ci cherchaient alors rpondre. Des appella

    tions telles que vitascope vitagraph bioscope et biograph voulaient videmment

    traduire une affinit de la camra pour la

    vie

    , tandis que des termes comme

    kintoscope kinetograph

    et

    cinmatographe

    attestaient de l intrt port au mouvement.

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    CONCEPTS

    FONDAMENTAUX

    ce cadre thorique

    se

    dveloppera ultrieurement une exploration de

    divers domaines et constituants spcifiques

    du

    film ainsi que des pro

    blmes que pose la composition cinmatographique.

    PROPRITS DU MDIUM

    Celles-ci

    se

    rpartissent en proprits fondamentales et proprits

    techniques.

    Les

    premires sont identiques

    celles de la photographie. Autrement

    dit, le film est particulirement bien dot

    pour

    enregistrer et rvler la

    ralit matrielle, qui se trouve tre ainsi son ple d attraction.

    Mais le monde visible n est pas un. Une reprsentation thtrale et

    un

    tableau sont, eux aussi, rels et susceptibles d tre perus. Mais la

    seule ralit qui nous proccupe ici, c est la ralit matrielle du monde

    changeant dans lequel nous vivons. Nous emploierons galement

    les expressions de ralit physique

    >>

    ou d >

    ou de

    rel

    >>

    ou, plus vaguement, de nature

    >>

    Une autre expression qui

    pourrait convenir serait celle de

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    CARAcrt RES

    G ~ N ~ R U X

    De toutes

    les

    proprits techniques

    du

    film, la plus gnrale et la

    plus irremplaable est le montage. Il permet d tablir entre

    les

    prises

    de vue une continuit significative et il est donc inconcevable en pho

    tographie.

    e

    photomontage relve en effet davantage

    de

    l art gra

    phique que

    d un

    genre spcifiquement photographique. Parmi

    les

    techniques cinmatographiques plus particulires, il en est cependant

    qui ont t empruntes la photographie, telles que

    le

    gros plan, le

    flou, l utilisation de ngatifs, la surimpression simple ou multiple, etc.

    D autres, comme le fondu enchan, le ralenti ou l acclr, l inversion

    du temps, certains effets spciaux , etc., appartiennent bien videm

    ment en propre au cinma.

    Ces indications sommaires suffiront. Il est inutile d entrer dans des

    considrations plus pousses sur des questions techniques dont la plu

    part

    des

    crits thoriques sur le cinma ont dj trait

    8

    Invariable

    ment, ceux-ci s tendent longuement sur

    les

    tables de montage, les

    faons d clairer,

    les

    divers effets obtenus par

    le

    gros plan, etc., alors

    que le prsent ouvrage ne s intresse aux techniques cinmatogra

    phiques que dans la mesure o elles influent sur la nature du film

    telle que la dfinissent ses proprits fondamentales et leurs diverses

    implications. Son propos ne porte pas sur le montage comme tel,

    indpendamment des buts qu il sert, mais sur le montage en tant que

    moyen pour mettre en uvre - ou pour mettre l preuve,

    ce

    qui

    revient au mme - prcisment

    ces

    potentialits

    du

    mdium qui sont

    en accord avec ses caractristiques intrinsques. En d autres termes, il

    ne s agit pas ici de

    p s s e ~

    en revue pour elles-mmes toutes

    les

    mthodes imaginables de montage, mais bien plutt d valuer les pos

    sibles contributions du montage aux ralisations cinmatographique

    ment significatives. On ne laissera pas de ct les problmes de

    technique ; mais on ne les examinera que s ils soulvent des questions .

    qui dpassent

    les

    considrations techniques.

    Cette remarque sur la mthode suivie dcoule d un fait assez

    vi-

    dent, savoir que

    les

    proprits fondamentales et les proprits tech

    niques relvent

    de

    catgories nettement distinctes. En rgle gnrale,

    les

    premires ont la prsance sur

    les

    secondes, en

    ce

    sens que

    ce

    sont elles qui dterminent la qualit cinmatographique

    d un

    film.

    Imaginons un film qui, attentif aux proprits fondamentales, enregis

    trerait d intressants aspects de la ralit matrielle, mais qui compor

    terait des dficiences techniques, un clairage maladroit, un montage

    plat, par exemple. Il n empche que

    ce

    Hlm relverait davantage de la

    spcificit du mdium que celui qui utiliserait

    avec

    brio tous

    les

    engins

    6

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    CONCEPTS FONDAMENTAUX

    et toutes

    les

    astuces dont dispose le cinma au service d un propos qui

    ignorerait la camra-ralit. Que cela ne nous induise pas, cependant,

    sous-estimer l influence des proprits techniques. Nous verrons que

    dans certains

    cas

    l usage savant de toute une gamme de techniques

    peut confrer un cachet proprement cinmatographique

    des

    films

    qui, sans cela resteraient non ralistes

    a

    LES

    DEUX GRANDES TENDANCES

    S il est vrai que

    le

    film est issu de

    la

    photographie,

    les

    deux ten

    dances, raliste et formatrice, vont s y retrouver aux prises. Est-ce donc

    un pur hasard

    si ces

    deux courants se sont manifests simultanment

    ds l apparition du nouveau mdium? Comme pour prendre ds le

    dpart la mesure

    du

    champ tout entier de la cration cinmatogra

    phique, chacun d eux explora jusqu l puisement

    ses

    propres possibi

    lits. Leurs premiers protagonistes furent Lumire, le strict raliste, et

    Mlis, qui laissa libre cours son imagination artistique. Leurs films

    matrialisent, pour ainsi dire, la thse et l antithse au sens hglien

    9

    umire et Mlis

    Les

    ftlms de Lumire comportaient une authentique innovation,

    par rapport au rpertoire du zootrope de Horner ou aux peep

    boxes

    (botes images) d Edison

    10

    : ils reprsentaient la vie quotidienne

    la manire des photographies Certaines de

    ses

    premires ralisa

    tions, telles que

    Le Djeuner de

    bb ou

    La Partie

    d cart, tmoignent

    du plaisir que procurent au photographe amateur

    les

    idylles familiales

    et

    les

    scnes de genre

    12

    Et

    il

    y eut L Arroseur arros qui jouit d une

    immense popularit,

    car

    de la vie banale mme, on voyait surgir une

    histoire, avec une conclusion comique par-dessus le march : un jardi

    nier tout occup arroser des fleu.rs ne remarque pas le jeune garne

    ment qui met

    le

    pied sur

    le

    tuyau pour le retirer au moment prcis

    o

    sa

    victime intrigue examine l embout soudain tari : le jet frappe

    le jardinier en plein visage.

    Le

    dnouement est de la mme veine : le

    jardinier donne la chasse au gamin et lui administre une fesse. Ce

    film qui est comme la cellule germinative et l archtype de tous

    les

    a. Voir p. 110, 145.

    65

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    C R C f ~ R E S

    G ~ N ~ R U X

    films comiques venir, reprsentait de la part de Lumire une tentative

    audacieuse

    pour

    prolonger la photographie en un moyen de raconter

    une histoire

    13

    Dans ce cas-ci,

    l

    s agissait seulement d un incident de

    la vie courante. Mais c est prcisment cause de

    sa

    vrit photogra

    phique que Maxime Gorki en ressentit comme un choc. Vous avez

    l impression, crivit-il propos de L Arroseur arros, que

    les

    gouttes

    vont rejaillir sur vous, vous vous canez involontairement

    14

    Au total, cependant, Lumire semble avoir compris que raconter

    une histoire n tait pas son affaire ; cela posait des problmes qui,

    apparemment, ne l intressaient gure.

    Les

    films narratifs que lui

    mme ou son entreprise ralisrent- quelques autres comdies dans

    la veine de la premire, de brves scnes historiques, etc. - ne sont pas

    caractristiques de sa production

    5

    a plupart de

    ses

    filins sont des

    enregistrements du monde qui nous entoure pour nulle autre fin que

    de nous le montrer. C est du moins ce que Mesguich, l un des

    as>>

    de la camra chez Lumire, considrait comme leur message.

    une

    poque o

    le

    parlant tait dj en plein essor,

    l

    rsumait ainsi l uvre

    du matre : mon sens, les frres Lumire avaient justement fix le

    domaine vritable

    du

    cinma. Le roman, le thtre suffisent l tude

    du cur humain.

    Le

    cinma, c est

    le

    dynamisme de la vie, la nature

    et

    ses

    manifestations, la foule et

    ses

    remous. Tout ce qui s affirme par

    le mouvement relve de lui. Son objectif est ouvert sur le monde

    16

    En

    ce sens-l, il est bien vrai que l objectif de Lumire s est ouvert

    sur le monde.

    Que

    l on pense

    ses

    inoubliables premires bobines :

    a

    Sortie

    des

    usines

    Lumire,

    L Arrive

    d un train

    en

    gare

    de

    a

    Ciotat,

    a

    Place des Cordeliers Lyon

    17

    : ils ont pour thmes des lieux publics,

    avec des flots de gens dans toutes

    les

    directions.

    Les

    rues bondes

    saisies par

    les

    objectifs strographiques de la fin des annes 1850

    ressurgissent ainsi sur l cran primitif. On avait l la vie dans

    ses

    moments les moins matrisables et les plus inconscients, un fouillis de

    formes fugitives et jamais enfuies, que seule la camra pouvait saisir.

    Le plan souvent imit de la gare, qui met

    si

    bien en vidence la confu

    sion des arrives et des dparts, illustrait loquemment l indtermina

    tion de ces formes, de mme que les nuages de fume s levant

    paresseusement suggraient leur caractre fragmentaire. Il est significa

    tif

    que Lumire ait utilis en plusieurs occasions ce motif de la fume.

    Et

    il tait apparemment soucieux de prserver le donn de toute inter

    frence personnelle. Enregistrs de manire dtache,

    ses

    plans font

    penser cette photo imaginaire de sa grand-mre que Proust compare

    avec l image d elle qu il conserve dans sa mmoire.

    66

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    CONCEPTS

    FONDAMENTAUX

    Les contemporains apprciaient dans ces films les qualits mmes

    que les prophtes et les prcurseurs avaient discernes dans leur vision

    anticipe du mdium. Il tait invitable que

    les

    commentaires sur

    Lumire voquent avec enthousiasme le frmissement des feuilles

    sous l'action

    du vent.

    Le

    journaliste parisien Henri de Parville, par-

    lant notamment des feuilles qui tremblent, rsumait le thme gnral

    de Lumire par

    la

    formule : la nature prise sur le fait

    18

    .

    D'autres

    insistaient sur le profit que la science pourrait tirer de l'invention de

    Lumire

    19

    . En Amrique, sa camra raliste mit en droute le kinto-

    scope d'Edison et

    ses

    sujets mis en scne

    20

    Le rgne de Lumire sur les masses fut phmre. Ds 1897, peine

    deux ans aprs qu'il eut commenc produire des films, sa popularit

    s'effondra. La sensation tait retombe.

    es

    beaux jours taient passs.

    Le dsintrt amena Lumire rduire sa production

    21

    Georges Mlis prit le relais, renouvelant et intensifiant la sduction

    mousse du mdium. Cela ne signifie pas qu'il n'ait, l'occasion, mis

    ses pas dans ceux de son prdcesseur. ses dbuts, il proposa lui

    aussi son public des visites touristiques ou, la mode du temps, des

    dramatisations ralistes de l'actualit

    22

    Mais sa contribution majeure

    au cinma consista substituer la ralit sans mise en scne l'illusion

    fabfique, et aux menus faits de la vie courante, l'intrigue invente

    23

    Les deux pionniers taient parfaitement conscients de la diffrence

    radicale de leurs approches. Lumire confia Mlis qu'il considrait

    le fm comme gure plus qu'une curiosit scientifique

    24

    laissant

    par l entendre que son cinma ne saurait prtendre quelque finalit

    artistique. En 1897, Mlis, pour sa part, publia un prospectus qui

    engageait la controverse avec Lumire : MM Mlis et Reulos

    se

    sont surtout fait une spcialit de scnes fantastiques ou artistiques,

    reproductions de scnes de thtre, etc., de faon crer un genre

    spcial, entirement distinct des vues ordinaires du cinmatographe,

    consistant en des scnes de rue ou des scnes de la vie ordinaire

    25

    Le

    succs acassant de Mlis semblerait indiquer qu'il rpondait

    des attentes que le ralisme photographique de Lumire laissait insatis-

    faites. Lumire flattait le sens de l'observation, la curiosit pour '' la

    nature prise sur le fait Mlis tournait le dos aux beauts de la nature

    pour cultiver le plaisir de la pure fantaisie. Dans L Arrive d un train en

    gare

    de La Ciotat, on voit un vrai train, tandis que Le WJyage travers

    timpossible, de Mlis, montre

    un

    jouet

    tout

    aussi irrel que le paysage

    67

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    CARAcTI:RES

    GI N:RAUX

    ' ,

    :

    ' ~ ~ . . . '

    .

    ~ ~

    J : _ ~

    '

    6.

    L Arrive

    d un

    train en

    gare

    e La

    Ciotat

    (Louis

    Lumire, France, 1896)

    travers lequel il se dplace (Illust. 6, 7).

    Au

    lieu

    de

    reprsenter les mouve

    ments alatoires des phnomnes, Mlis enchane librement des vne

    ments imaginaires selon les besoins de l'intrigue de ses dlicieux contes

    de

    fes. Mais d'autres mdiums proches du film n'offraient-ils pas

    de

    tels

    divertissements? Lartiste-photographe, dj, prfrait les compositions

    pour lui esthtiquement sduisantes l'exploration de la nature. Et, pr

    cdant immdiatement l'apparition

    de

    la camra, les spectacles

    de

    lan

    terne

    magique se complaisaient dans les thmes religieux, les romans de

    Walter Scott et les drames

    de

    Shakespeare

    26

    Mais

    mme

    si Mlis ne tirait pas profit

    de

    la capacit

    de

    la camra

    enregistrer et rvler le monde rel,

    il

    utilisa de plus en plus les

    ressources techniques propres au film

    pour

    crer

    son

    monde

    d'illu

    sions.

    C est

    parfois accidentellement qu'il les dcouvrit. Un jour qu'il

    filmait la place de l Opra Paris, il

    dut

    interrompre la prise de vue

    parce que la pellicule ne s'enroulait pas correctement. e rsultat sur

    prenant

    fut, sur le film, la mtamorphose subite d un autobus

    en

    un

    corbillard

    27

    Certes, Lumire lui-mme ne rpugnait pas faire se

    drouler l'envers

    une

    suite d'vnements, mais Mlis fut le premier

    68

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    CONCEPTS FONDAMENTAUX

    7.

    Le Voyage

    travers

    l impossible

    Georges

    Mlis,

    France,

    1904)

    exploiter systmatiquement

    les

    ressources du trucage cinmatogra

    phique. Puisant

    la fois dans la photographie et dans

    les

    ans de la

    scne, il inventa bien des techniques destines jouer

    un

    rle norme

    dans

    l avenir-

    notamment l utilisation de caches,

    les

    poses multiples,

    la surimpression permettant de faire apparatre des fantmes, le fondu

    enchan, etc.

    28

    Et l ingniosit qu il dployait dans l emploi de ces

    procds ajoutait une touche proprement cinmatographique ses his

    toires fantaisistes et ses trucs de magie. La trappe n tait plus indis

    pensable et

    le

    tour de passe-passe s effaait devant

    les

    incroyables

    mtamorphoses que seul le film pouvait accomplir. I..:illusion produite

    dans

    ce

    contexte dpendait d un autre savoir-faire que celui

    du

    presti

    digitateur. I..:illusion cinmatographique allait beaucoup plus loin que

    l illusionnisme sur scne.

    e Manoir

    du diable

    de Mlis n est conce

    vable qu au cinma et grce au cinma, note Henri Langlois, l un

    des meilleurs connaisseurs de ces temps hroques

    29

    Malgr son sens

    du

    cinma, Mlis est rest le metteur en scne de

    thtre qu il tait initialement. Il

    se

    servait de la photographie dans un

    esprit prphotographique - pour reproduire un univers de carton-pte

    inspir des traditions thtrales. Dans

    l un

    de ses plus grands filins, Le

    Voyage

    dans

    la

    Lune, la Lune est habite par

    un

    bonhomme grimaant

    et

    les

    toiles sont des cibles piquetes de gracieux visages de girls. Dans

    9

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  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    11/51

    C R C T ~ R E S

    GJ NI RAUX

    le mme esprit, ses acteurs saluent le public comme s ils jouaient sur

    scne. Si diffrents qu ils fussent

    du

    thtre sur le plan technique,

    ces

    ilms

    ne surent pas s manciper du monde thtral en investissant des

    sujets authentiquement cinmatographiques. Cela explique aussi pour

    quoi Mlis, malgr son inventivit, n eut jamais l ide de faire bouger sa

    camra 3 : la camra immobile perptuait la relation du spectateur

    avec

    la scne. Son public idal restait celui des traditionnels amateurs de

    thtre, enfants ou adultes. Il a sans doute quelque vrit dans cette

    ide qu avec l ge on se replie instinctivement sur les positions que l on a

    quittes pour se lancer dans la lutte et les conqutes. Sur la fin de sa vie,

    Mlis dlaissa de plus en plus le film thtral pour le thtre film et des

    feries qui rappelaient les grandes revues du thtre du Chtelet Paris

    31

    a

    tendance raliste

    Les

    films qui s inscrivent dans cette tendance vont au-del de la

    photographie d un

    double point de vue. Tout d abord,

    ils

    reprsentent

    le

    mouvement lui-mme, et non telle ou telle de ses phases seulement.

    Mais quelles sortes de mouvements

    ? Dans

    les

    premiers temps, quand

    la camra tait fixe au sol,

    les

    cinastes s intressaient tout naturelle

    ment aux phnomnes matriels mouvants ; la vie l cran n tait vie

    que pour autant qu elle se manifestait par le mouvement extrieur,

    objectif)). Avec le dveloppement des techniques cinmatogra

    phiques,

    les

    fms jourent de plus en plus sur la mobilit de la camra

    et les procds

    du

    montage pour s exprimer. Bien que leur force conti

    nut, assurment, reposer sur le rendu de mouvements inaccessibles

    d autres mdiums,

    ces

    mouvements n taient plus ncessairement

    objectifs. Dans un film parvenu la maturit technique, les mouve

    ments

    - c est--dire ceux que le spectateur est invit

    excuter - sont constamment en concurrence avec

    les

    mouvements

    objectifs.

    e

    spectateur devra, par exemple, s identifier la camra

    effectuant un panoramique, un panoramique vertical ou un travelling,

    dont le

    but

    est d attirer son attention sur des objets qui peuvent aussi

    bien tre fixes qu anims

    32

    .

    Ou

    bien tel ingnieux agencement de

    plans prcipitera le public travers des tendues de temps ou d espace

    afin de le faire assister presque simultanment des vnements surve

    nant en des poques et des lieux diffrents.

    Il n en reste

    pas

    moins qu aujourd hui comme jadis l accent est mis sur

    le mouvement objectif;

    le

    mdium est apparemment partial cet gard.

    70

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    12/51

    CONCEPTS FONDAMENTAUX

    Comme le dit Ren Clair: cc S'il est une esthtique du cinma, [ ..]elle

    se

    rsume en

    un

    mot

    : mouvement . Mouvement extrieur des objets per

    us

    par l'il, auquel nous ajouterons aujourd'hui

    le

    mouvement intrieur

    de l'action

    33

    ''Le

    fait que Ren Clair assigne un rle dominant au mou

    vement externe reflte, au plan thorique,

    un

    trait caractristique de ses

    premiers films :

    les

    volutions chorgraphiques de

    ses

    personnages.

    En second lieu, pour saisir la ralit matrielle dans

    ses

    mouvements

    multiples et divers, le film dispose d un procd intermdiaire qui semble

    moins indispensable la photographie : la mise en scne. Pour raconter

    une histoire,

    le

    ralisateur est souvent amen

    mettre en scne non seule

    ment l'action mais aussi son environnement.

    Ce

    recours

    la mise en

    scne, cependant, est d'autant plus lgitime que le monde qu'elle cre vise

    reproduire plus fidlement le monde rel.

    rimportant,

    c'est que

    le

    dcor construit en studio donne l'impression de la ralit, en sorte que

    le

    spectateur ait l'impression que

    les

    vnements auxquels

    il

    assiste auraient

    pu

    se

    drouler dans

    la vie

    et

    tre saisis par l'objectif sur le

    vi f

    34

    mile Vuillermoz

    se

    fourvoie dans une voie fallacieuse mais intressante

    lorsqu'il prconise, au nom du

    cc

    ralisme

    >>

    des agencements qui repr

    sentent la ralit telle que la voit le regard exerc du peintre. Dans son

    esprit, ceux-ci sont plus rels que l'enregistrement de la ralit telle quelle

    en

    ce

    qu'ils transmettent l'essence de

    ce

    qui est reprsent. Or,

    du

    point

    de vue cinmatographique,

    ces

    agencements prtendument ralistes n'en

    sentent pas moins l'artifice que, disons, une composition cubiste ou abs

    traite. Au lieu de travailler par l'image le matriau

    brut

    lui-mme,

    ils

    nous

    en livrent, pour ainsi dire,

    le

    fin mot. En d'autres termes,

    ils

    refoulent cette

    camra-ralit

    laquelle

    le

    film, prcisment, cherche

    donner corps.

    C'est pourquoi l'amateur de cinma exigeant ne s'y retrouvera plus

    35

    (Nous examinerons plus loin

    le

    problme que posent

    les

    films fantastiques

    qui, par dfinition, ne

    se

    proccupent que peu de la ralit matrielle.)

    Curieusement, il est tout fait possible que la mise en scne recons

    tituant

    un

    vnement rel suscite

    un

    effet de ralit plus fort que ne

    l'et fait ce mme vnement saisi directement

    par

    la camra. Erno

    Metzner, auteur des dcors pour le tournage en studio de la cata

    strophe minire figurant dans

    Kameradschaft

    La

    Tragdie

    de

    la mine

    de

    Pabst-

    pisode marqu

    du

    sceau de l'authenticit la plus

    crue-,

    affirmait que des plans pris sur

    le

    vif d'une vraie catastrophe minire

    auraient difficilement pu produire

    un

    effet aussi convaincant

    36

    On peut cependant

    se

    demander s'il est possible de reconstituer la

    ralit avec une prcision telle que l'objectif-il ne puisse dtecter

    aucune diffrence entre l'original et la copie. Blaise Cendrars imagine

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  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    13/51

    CARActtRES Gl NWUX

    8.

    The

    Red Shoes

    Michael

    Powell et Emeric Pressburger, Grande-Bretagne, 1948)

    une exprience qui pose bien la question. Il suppose deux scnes

    fil-

    mes compltement identiques, sauf que l une a t tourne sur le

    mont Blanc et l autre reconstitue en studio. Il prtend que la premire

    a une qualit qu on ne retrouve pas dans la seconde. Il

    y

    a dans la

    montagne, dit-il, des effluves lumineuses

    ou

    autres qui

    ont agi

    sur

    le film et lui

    ont

    donn une me

    37

    On peut supposer que de vastes

    portions de notre environnement, qu il soit l uvre de la nature

    ou

    de l homme, ne se laissent pas copier.

    a

    tendance

    formatrice

    e film offre aux facults formatrices du ralisateur des possibilits

    bien plus tendues que la photographie. C est que le film se dploie dans

    des dimensions qui restent fermes la photographie. Celles-ci diffrent

    par le champ qu elles couvrent et par le type de composition. Pour ce qui

    est du champ couvert, les ralisateurs de films ne se sont jamais limits

    l exploration de la ralit matrielle que la camra trouve devant el le;

    72

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    14/51

    CONCEPTS FONDAMENTAUX

    ds les dbuts,

    ils ont

    cherch avec insistance pntrer les domaines de

    l'histoire et de l'imaginaire : que l'on pense Mlis. Mme le raliste

    Lumire a cd au gotlt de son public pour les scnes historiques. Quant

    aux types de composition, ils se rpartissent en films narratifs et films

    non narratifs. Ces derniers peuvent tre exprimentaux

    ou

    factuels et

    ceux-ci, leur tour, en partie ou en totalit, se subdivisent en films sur

    l'art, actualits et documentaires proprement dits.

    On voit d'emble que parmi ces dimensions ouvertes au film, cer

    taines inciteront davantage que d'autres le ralisateur exprimer ses

    aspirations formatrices aux dpens de la tendance raliste. Dans le

    domaine de l'imaginaire, par exemple, les ralisateurs de toutes les

    poques

    ont

    voqu des rves

    ou

    des visions grce des mises en scne

    tout sauf ralistes. C'est ainsi que dans The Red Shoes

    Les

    Chaussons

    rouges),

    Moira Shearer danse, en proie une sorte de transe somnam

    bulique, sur un fond d'images fantastiques explicitement destines

    figurer

    ses

    reprsentations inconscientes : agglomrats de paysages

    flous, de formes quasi abstraites et de savoureux assemblages de cou

    leurs qui ont tout de l'imagerie thtrale (Illust. 8). a crativit dbride

    perd ainsi de vue les centres d'intrt fondamentaux

    du

    mdium. Parmi

    les genres cultivs par le fm plusieurs favorisent galement de tels pen

    chants. a plupart des ftlms exprimentaux ne sont mme pas conus

    pour prendre

    en

    compte la ralit matrielle existante; et pratiquement

    tous

    les

    films

    construits sur

    le

    modle de la narration thtrale abou

    tissent des rcits

    dont la signification occulte celle du matriau naturel

    qui a servi leur mise en uvre. Mais les aspirations formatrices du rali

    sateur peuvent l'emporter sur sa fidlit au ralisme mme dans des gen

    res qui, parce qu'ils se vouent la reprsentation de la ralit, ne

    devraient normalement pas permettre de tels empitements : dans com

    bien de documentaires des plans de la vie relle ne servent qu' illustrer

    un commentaire oral qui se suffit lui-mme

    Conflits entre

    les

    deux tendances

    Trs souvent, les films combinent deux registres ou mme davan

    tage ; il est frquent, par exemple, que la relation d un vnement de

    la vie de tous les jours voisine avec une squence de rve ou un passage

    documentaire. Parfois de tels rapprochements se traduisent par un

    conflit ouvert entre tendances raliste et formatrice. C'est ce qui se

    fontasy.

    73

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  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    15/51

    CARACftRES

    GI NI RAUX

    produit chaque fois qu un cinaste enclin crer un univers imaginaire

    l'aide d un dcor fait d'artifices se croit

    en

    mme temps

    tenu

    de

    puiser dans la camra-ralit.

    Dans

    son Ham/et Laurence Olivier fait

    se dplacer ses comdiens dans un Helseneur construit en studio selon

    une esthtique ostensiblement thtrale,

    dont

    l'architecture labyrin

    thique parat conue

    pour

    reflter

    la

    personnalit insondable

    d Hamlet.

    Retranche

    du

    monde

    rel, cette construction semblerait

    devoir donner sa tonalit bizarre la totalit du film si une scne

    brve

    et

    par ailleurs insignifiante ne faisait apparatre, hors de cette

    sphre du rve, l'ocan rel. Lorsque surgit cette image de l'ocan, le

    spectateur prouve aussitt comme un choc. Il ne peut s'empcher de

    ressentir cette courte scne

    comme

    une vritable intrusion, car elle

    introduit abruptement

    un lment incompatible avec la nature

    mme

    de

    toutes les autres images. Sa raction

    dpend

    alors de sa sensibilit.

    S'il est indiffrent aux spcificits

    du

    mdium et accepte sans rticence

    cet Elseneur de thtre, il prouvera sans

    doute une

    dception devant

    cette

    irruption

    inattendue d une nature l'tat brut, alors que s'il est

    sensible

    ce qui appartient en propre au

    filin,

    la splendeur mytholo

    gique du chteau lui apparatra soudain comme de l'illusionnisme.

    On

    peut

    faire la

    mme

    remarque propos du Romo

    t juli tt

    de Renato

    Castellani. Cette tentative pour jouer Shakespeare dans un cadre naturel

    repose l'vidence sur le pari qu'il est possible de fondre l'une dans

    l'autre la camra-ralit et la ralit potique des vers de Shakespeare.

    Mais le dialogue ainsi que l'intrigue instaurent un univers si loign du

    monde

    alatoire des rues

    et

    des remparts de la Vrone relle que toutes

    les scnes dans lesquelles les deux mondes se mlangent

    donnent

    l'impression d une alliance contre-nature entre des forces ennemies.

    En fait, de tels heurtS ne

    sont

    nullement la rgle.

    De

    trs

    nombreux

    exemples dmontrent que les deux tendances dominant le mdium

    peuvent interagir de bien d'autres faons. Certaines de ces associations

    entre efforts ralistes

    et

    formateurs paraissent esthtiquement plus

    pro-

    metteuses que d'autres : il nous faut donc

    prsent tenter de les dfinir.

    I.:APPROCHE CINMATOGRAPHIQUE

    De ce que nous avons dit au prcdent chapitre, il dcoule

    qu un

    film ne peut prtendre

    la validit esthtique que s'il se construit

    cinematic approach.

    74

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    16/51

    CONCEPTS FONDAMENTAUX

    partir

    des

    proprits fondamentales du mdium, c est--dire, comme

    la

    photographie, s il enregistre et

    rvle

    la

    ralit matrielle. J ai dj

    rpondu l objection selon laquelle

    les

    attributs

    des

    mdiums sont en

    gnral trop insaisissables pour servir

    de

    critre

    a.

    Pour

    des

    raisons

    videntes,

    elle

    ne vaut

    pas

    non plus pour

    le

    mdium cinmatogra

    phique. Mais une autre objection

    se

    prsente.

    On

    peut soutenir en

    effet qu insister de faon trop

    exclusive

    sur la relation premire qui

    lie ce

    mdium

    la

    ralit matrielle, on tend l enfermer dans une

    camisole de force. Cet argument s appuie sur

    les

    nombreux

    films exis-

    tants qui ne

    se

    proccupent nullement de reprsenter la nature. C est

    le cas

    des

    films exprimentaux abstraits. C est aussi

    le

    cas

    des

    innom

    brables

    photopkzys ,

    ou pices filmes, qui ne cherchent

    pas

    repr

    senter la

    vie

    relle pour elle-mme

    mais

    qui s en servent pour donner

    corps une action conue comme au thtre. C est enfin

    le

    cas des

    nombreux films fantastiques dont

    les

    rveries ou

    les

    visions fabriques

    ne

    se

    soucient nullement du monde extrieur. Les vieux films expres

    sionnistes allemands ont pouss fort loin dans cette direction.

    run

    des

    champions

    de

    cette cole,

    le

    critique d art allemand Herman

    G. Scheffauer, a t jusq louer

    le

    cinma expressionniste

    de

    s tre

    affranchi de la vie telle que

    la

    saisit l objectif

    38

    Pourquoi considrer

    ces types de films

    comme moins cinmato

    graphiques)) que ceux qui s intressent essentiellement la ralit

    matrielle existante?

    a

    rponse est videmment que seuls ces derniers

    nous apportent une connaissance et un plaisir qu on ne saurait

    se

    procurer autrement. C est vrai qu au regard

    de

    tous ces genres qui

    se

    dtournent

    de

    la ralit extrieure, et qui, pourtant, existent et per

    sistent, cette rponse peut paratre quelque peu dogmatique.

    On

    la

    trouvera peut-tre plus justifie

    la

    lumire

    des

    considrations

    sui-

    vantes.

    Tout d abord, que tel ou

    tel

    genre cinmatographique reoive un

    accueil favorable ne dpend

    pas de

    son adquation au mdium qu il

    utilise. En fait,

    si

    de nombreux

    fms

    relevant

    de

    genres spcifiques

    sduisent

    le

    public, c est qu ils rpondent

    des

    aspirations sociales et

    culturelles fort rpandues. Leur popularit toujours confirme tient

    des

    raisons qui n ont rien voir

    avec

    la lgitimit esthtique. C est

    ainsi que

    le photopkzy

    a

    russi

    s

    perptuer en dpit du fait que la

    plupart

    des

    critiques responsables s accordent

    le

    juger contraire la

    a. Voir p 40-41.

    75

    1

    j

    ,

    1

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    17/51

    CARACT RES

    G N ~ R U X

    nature

    du

    film. Ce qui plat au public sduit par l'adaptation cinma

    tographique de

    Death

    o

    Salesman (Mort d un

    commis voyageur),

    ce

    sont

    les

    mmes qualits qui ont valu cette pice d'Arthur Miller

    un

    triomphe Broadway, et il ne se soucie pas le moins du monde de

    savoir si elle a ou

    non

    quelque mrite cinmatographique.

    En second lieu, admettons un instant pour les besoins de l' argu

    mentation que

    ma

    dfinition de la validit esthtique soit rellement

    unilatrale; qu'elle traduise

    un

    parti pris en faveur

    d un

    type de pro

    duction cinmatographique, important certes, mais particulier, et

    qu'elle n'a donc gure de chance de pouvoir prendre en compte,

    disons, la possibilit de genres hybrides ou l'influence des composantes

    non photographiques du mdium. Mais cela ne signifie pas ncessaire

    ment que cette dfinition soit impropre. Stratgiquement, on a sou

    vent intrt, partant d un point de vue troit mais solidement fond,

    l'largir plutt que de

    se

    donner une hypothse de dpart trop englo

    bante laquelle

    on

    devra ensuite donner

    un

    contenu prcis. Cette

    dernire attitude court le risque d'estomper

    les

    diffrences entre

    mdiums, car il est rare qu'elle prenne suffisamment de distance par

    rapport aux gnralits postules au dpart ; elle risque, autrement dit,

    d'aboutir une confusion entre les arts. Lorsque

    le

    thoricien

    Eisenstein

    se

    mit insister sur les similitudes entre les arts traditionnels

    et le cinma

    pour

    faire de celui-ci leur aboutissement ultime, l'artiste

    Eisenstein

    se

    permit de plus en plus d'ignorer les frontires sparant

    le

    cinma

    d un

    spectacle scnique raffin.

    Qu on

    pense son Aleksandr

    Nevskij

    (Alexandre

    Nevskt)

    ou

    aux effets d'opra de son

    Ivan Groznyj

    (Ivan le Tenible)

    9

    Par une stricte analogie avec l'expression approche photogra

    phique 11, l'approche

    d un

    ralisateur sera qualifie de cinmatogra

    phique

    lorsqu'elle s'inspire du principe esthtique fondamental. Il est

    clair qu'une telle approche>> se retrouve au principe de tous les films

    de la tendance raliste. Ce qui implique que mme des films dpour

    vus de toute ambition cratrice, tels que les bandes d'actualits,

    les

    films scientifiques

    ou

    ducatifs, les documentaires non artistiques, etc.,

    reprsentent des propositions esthtiquement tenables -

    et

    qu'ils le

    sont, par hypothse, davantage que des films qui, si artistiques soient

    ils, ne s'intressent gure la ralit brute du monde. Mais, comme

    dans le cas du reportage photographique,

    les

    bandes d'actualits et

    autres ne satisfont ce principe fondamental que de faon minimale.

    Dans

    un

    film

    non

    moins que dans une photographie,

    ce

    qui est

    essentiel c'est l'intervention des potentialits formelles

    du

    ralisateur

    7

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    18/51

    CONCEPTS FONDAMENTAUX

    dans tous les domaines que ce mdium a fini par investir. Il pourra

    transcrire sa perception de tel ou tel aspect de

    la

    ralit existante sur

    le mode documentaire, transposer l cran des hallucinations et des

    images mentales, s attacher rendre certains motifs rythmiques, racon

    ter une histoire sentimentale, etc. Toutes

    ces

    manifestations de crati

    vit resteront cohrentes avec l attitude cinmatographique tant

    qu elles enrichissent, sur un mode ou un autre, la qute du monde

    visible intrinsque au mdium. Comme dans

    le

    cas de la photographie,

    tout dpend du juste quilibre entre tendances raliste et forma

    trice; et cet quilibre est juste lorsque cette dernire, loin de chercher

    prendre

    le

    dessus sur

    la

    premire, se range, en dernier ressort, sous

    sa direction.

    LA

    QUESTION

    DE

    I :ART

    Lorsqu on qualifie le cinma de mdium artistique, on pense gn

    ralement aux films qui ressemblent aux uvres d'an traditionnelles en

    ce

    qu ils constituent de libres crations plutt que

    des

    explorations

    de la nature.

    Le

    matriau brut dont

    ils

    se servent,

    ils

    l organisent en

    compositions qui valent pour elles-mmes au lieu de lui reconnatre

    un intrt en tant que tel. Autrement dit,

    les

    aspirations formatrices

    qui

    les

    sous-tendent sont

    assez

    fones pour prendre

    le

    pas sur l attitude

    cinmatographique centre sur

    la

    camra-ralit. Parmi

    les

    films habi

    tuellement considrs comme de

    l'an

    figurent notamment

    les

    produc

    tions dj cites de l expressionnisme allemand des lendemains de la

    Premire Guerre mondiale. Conues comme

    des

    uvres picturales,

    elles

    semblent matrialiser la formule de Hermann Warm, l un

    des

    crateurs des dcors de Das Kabinett

    des

    Doktor Caligari Le

    Cabinet

    du

    f cteur Caligan),

    qui proclamait que

    les

    films doivent tre

    des

    dessins dous de vie

    40

    cette mme catgorie appartiennent gale

    ment bien des films exprimentaux ; au total, les films de ce type

    sont non seulement conus comme des totalits autonomes mais, bien

    souvent aussi,

    ils

    tendent

    se

    dtourner de la ralit matrielle ou

    l utiliser

    des fins

    contraires la vracit photographique a. De la

    mme faon, on est souvent port ranger parmi les uvres d art des

    longs mtrages qui associent une composition rsolument artistique

    la

    dvotion envers

    les

    sujets importants er les valeurs consacres. C est

    a. Sur

    les

    films exprimentaux, voir le chapitre 10.

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    19/51

    C R C T ~ R E S G ~ N ~ R U X

    le

    cas

    de bon nombre d'adaptations du grand rpertoire thtral et

    d'autres uvres littraires.

    Mais user du mot art dans son sens traditionnel est fallacieux.

    Cela conforte l'ide que l'on doit rserver

    la

    qualit artistique prcis

    ment aux films qui, pour rivaliser

    avec les

    chefs-d' uvre

    des

    beaux

    arts, du thtre ou de la littrature, mconnaissent cette astreinte qui

    pse sur

    le

    mdium de reproduire

    la

    ralit.

    On

    rejette ainsi dans

    l'ombre la valeur esthtique de films qui, eux, sont rellement fidles

    au mdium.

    Si

    on rserve

    le

    mot art

    des

    productions telles que

    Ham/et ou Mort d un

    commis

    voyageur, on aura du mal rendre justice

    au dploiement de crativit inhrent tant de documentaires qui

    s'intressent aux phnomnes matriels pour eux-mmes. Prenons, par

    exemple, des documentaires saturs d'intentions formatrices, tels que

    Regen La Pluie) d'Ivens ou Nanook

    o

    he North (Nanouk l Esquimau)

    de Flaherty : comme tout photographe exigeant, leurs auteurs se com

    portent la faon

    du

    lecteur imaginatif et de l'explorateur curieux, et

    leur lecture ou leurs dcouvertes rsultent la fois d'une absorption

    sans rserve dans

    le

    donn brut et

    des

    choix signifiants qu'ils font.

    quoi

    il

    faut ajouter que la ralisation d un fm met en uvre certaines

    techniques-

    notamment

    le

    montage- auxquelles

    le

    photographe n'a

    pas

    accs

    et qui

    elles

    aussi font appel aux capacits cratrices

    du

    cinaste.

    Nous sommes ainsi confronts un dilemme terminologique. Dans

    son acception tablie,

    le

    concept d'art ne s'applique ni ne pourrait

    s'appliquer aux films vritablement cinmatographiques)), c'est-

    dire ceux qui captent

    des

    aspects de la ralit matrielle pour nous

    les

    faire vivre. Et pourtant, ce sont bien ceux-l et non les films rappe

    lant

    les

    uvres d'art traditionnelles qui sont esthtiquement valables.

    Si on peut considrer le cinma comme un art, ce n'est srement pas

    pour

    le

    confondre

    avec les

    arts reconnus a. Ce n'est certes pas sans

    raison, mme

    si

    ce n'est pas trs rigoureux, qu'on peut tendre ce

    agile concept des films tels que

    Nanouk, Pasa

    ou Le Cuirass Potem-

    kine,

    qui sont profondment imprgns de

    la

    vie telle que saisie par

    la camra. Mais

    si on les

    dfinit comme de l'art,

    on

    doit garder prsent

    a. Arnold Hauser est l'un

    des

    rares avoir vu cela. Dans The Philosophy o rt

    Hinory,

    New York, Knopf, 1958, p. 363, l crit :

    e

    film est le seul art qui s'empare

    d'imponants pans de ralit sans les altrer ;

    l

    les interprte, bien str, mais cette

    interprtation reste celle de la photographie. En dpit de

    sa

    pntration, Hauser ne

    semble

    pas

    avoir pris conscience des implications de ce fait fondamental.

    78

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    20/51

    CONCEPTS FONDAMENTAUX

    l esprit que le ralisateur le plus cratif sera toujours plus dpendant

    de

    la nature

    l tat brut que

    le

    peintre ou

    le

    pote; car s crativit

    se manifeste prcisment en ce qu il s ouvre l nature pour

    l

    scruter

    en profondeur.

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    21/51

    3

    tablir l existant matriel

    t La

    tche que

    je

    me

    suis

    donne, c est avant tout

    de

    vous amener voir.

    (D.

    W

    Griffith, au cours d une interview en 1913)

    POUR

    CE QUI

    EST

    de rendre compte de la matrialit

    de

    l existant,

    le film diffre

    de

    la photographie deux gards : l reprsente la ralit

    telle qu elle volue dans le temps

    et

    ille fait l aide

    de

    techniques et

    de procds qui lui sont propres.

    Aussi les

    tkhes

    d enregistrement

    et

    de rvlation qu accomplissent

    ces deux mdiums apparents ne concident-elles que partiellement.

    Qu impliquent-elles pour le film en particulier

    ?

    Le terrain de chasse

    de la camra est en principe sans limites : c est le

    monde

    extrieur tel

    qu il se dploie dans toutes les directions. Il existe cependant dans ce

    monde certains sujets qon peut qualifier de cinmatographiques

    en ce qu ils semblent exercer un attrait particulier sur le mdium :

    comme

    si celui-ci tait prdestin les

    montrer et impatient de

    le

    faire.

    Nous

    allons

    maintenant

    examiner de prs ces sujets cinmatogra

    phiques. Certains se trouvent, pour ainsi dire, en surface ; nous en

    traiterons sous la rubrique

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    22/51

    ~ T B L I R

    I:EXISTANT M T ~ R I E L

    LES FONCTIONS D'ENREGISTREMENT

    Le mouv m nt

    Il existe au moins deux groupes de phnomnes naturels des plus

    courants qui semblent faits pour l'cran. Le premier est constitu, bien

    videmment, de tous

    les

    types de mouvements, ceux-ci tenant leur

    caractre cinmatographique du fait que seule la camra peut les saisir

    Parmi eux, il en est trois qu'on peut qualifier de sujets cinmatogra

    phiques par excellence.

    LA POURSUITE

    a poursuite, dclare Hitchcock, me parat l'expression ultime du

    mdium fmique

    2

    11 Cette combinaison de mouvements interconnec

    ts, c'est

    le

    comble du mouvement, on pourrait presque dire

    le

    mouve

    ment comme tel, et, bien entendu, elle se prte merveilleusement la

    cration d'une action continue pleine de suspense. D o la fascination

    qu'a exerce la poursuite depuis

    le

    dbut du sicle

    3

    En France, les

    premires comdies en faisaient l'axe de leurs aventures dvoreuses

    d'espace. Des gendarmes pourchassent un chien jusqu' ce que celui-ci

    renverse les rles

    La

    Course

    des

    sergents de

    ville,

    1907) ; des potirons

    qui s'envolent d'une charrette sont pris en chasse par le marchand,

    son ne et des passants jusque dans

    les

    gouts et par-dessus les toits

    La

    Course

    des

    potirons,

    1908). Pour une comdie Keystone,

    se

    priver

    de poursuite aurait t un crime impardonnable. C'tait le couronne

    ment de tout, le fmale paroxystique, un dchanement : trains lancs

    toute vitesse tlescopant

    des

    voitures, fuites

    in extremis

    au bout d'une

    corde plongeant dans

    le

    repaire d'un lion.

    Mais rien peut-tre ne rvle plus profondment la signification

    cinmatographique de ce plaisir pris la vitesse que

    le

    choix systma

    tique fait par D. W Griffith, la fin de tous ses grands films, de

    transfrer l'action du plan idologique au plan d'une pure et simple

    poursuite, son

    fameux

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    23/51

    C A R A C T R E S G ~ N t R A U X

    sans une poursuite ou une course cheval. Comme l a

    it

    Flaherty,

    le

    succs du western tient au fait que

    le

    public ne se fatigue jamais de

    voir un cheval traverser la campagne au galop

    4

    . Et ce galop parat

    encore acclr par le contraste avec l immense tranquillit qui rgne

    jusqu au fin fond de l horizon.

    L

    DANSE

    Un autre mouvement spcifiquement cinmatographique est celui

    de la danse. Il ne s agit

    pas

    ici, bien sr, du ballet sur scne qui volue

    dans un espace-temps situ hors du monde rel.

    Il

    est intressant

    de

    relever que tous

    les

    efforts pour

    le

    mettre en bote de faon satisfai

    sante ont jusqu ici chou. Port l cran, un spectacle de ballet soit

    s tire en un fastidieux plan gnral, soit se fractionne en une succes

    sion de dtails sduisants qui engendre la confusion en

    ce

    qu elle

    dmembre l original au lieu de

    le

    prserver.

    La

    danse ne trouve

    ses

    lettres de noblesse cinmatographiques que lorsqu elle devient partie

    intgrante de la ralit matrielle. On

    a,

    juste titre, qualifi de ballets

    les

    premiers

    film

    sonores de Ren Clair.

    t ce

    sont

    des

    ballets, en

    effet, mais les danseurs sont des Parisiens bien rels, qui ne peuvent

    tout simplement pas s empcher d accompagner de mouvements de

    danse leurs dambulations amoureuses et leurs aimables querelles.

    Avec une infinie subtilit, Ren Clair les guide le long de la ligne de

    crte entre rel et irrel. Parfois, on prendrait ces garons livreurs,

    chauffeurs de taxi, midinettes, employs, boutiquiers ou quidam ind

    termin pour des marionnettes qui se groupent et s parpillent selon

    des motifs qui ont

    la

    dlicatesse de

    la

    dentelle, et puis voici qu nou

    veau ils apparaissent et se comportent comme

    des

    gens ordinaires qui

    peuplent les rues et les bistrots de Paris. Et c est cette dernire impres

    sion qui prvaut. Car s il est vrai qu ils sont projets dans un univers

    imaginaire, cet univers lui-mme n est en totalit qu un reflet stylis

    de notre monde rel. La danse ne se produit, dirait-on, que sous

    l impulsion du moment. Ce sont

    les

    vicissitudes de la vie qui engen

    drent ici

    le

    ballet.

    Fred Astaire, lui aussi, prfre les numros impromptus aux chor

    graphies scniques, et

    il

    est bien conscient que c est

    ce

    type de numros

    qui est appropri au mdium. Chaque danse, dclare-t-il, devrait

    natre spontanment d une situation ou d un personnage, sinon ce

    n est que du music-hall

    5

    Ce qui ne veut pas dire qu il se prive de

    numros scniques. Mais peine commence-t-il danser comme au

    82

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    24/51

    TABLIR I:EXISTANT MAT:RIEL

    music-hall, qu il brise le carcan de la chorgraphie thtrale prdfinie

    et, avec

    un

    vrai gnie de l improvisation, il rentre dans le monde de

    tous les jours et se met danser sur

    les

    tables ou sur

    le

    gravier d une

    alle Un

    parcours sens unique le mne invariablement

    des

    feux de

    la rampe jusqu au cur de la camra-ralit. Son art consomm de

    danseur, Fred Astaire lui trouve

    sa

    place parmi les vnements de la

    vie

    avec

    lesquels jouent

    ses

    comdies musicales ; et il fait en sorte que

    la danse merge du flux de ces vnements et y disparaisse par des

    transitions imperceptibles.

    Mais qu est-ce qui pourrait bien tre plus insparable de ce flux que

    la danse

    naturelle ? Les cinastes n ont cess de braquer leur camra

    sur

    les

    couples de danseurs et sur

    les

    scnes de bal, comme irrsistible

    ment attirs par la qualit cinmatographique

    des

    mouvements qui

    surgissent de la

    vie

    mme. Qu on pense aux belles scnes de bal de

    Pygmalion et de

    ]ezebel

    (L1nsoumise) ou au raffinement de la squence

    de cancan dans

    oulin

    Rouge.

    Ou

    encore

    jazz

    Dance,

    le

    documen

    taire de Roger Tilton, habile montage d instantans qui nous plonge

    dans l extase collective

    des

    passionns de jazz. N importe quel amateur

    de cinma pourrait citer d innombrables exemples. Filmer des dan

    seurs quivaut parfois une intrusion au plus secret de leur intimit.

    l:oubli de soi dans

    le

    ravissement peut

    se

    traduire par

    des

    gestes

    bizarres et des grimaces qui ne sont pas faites pour tre regardes,

    sinon par ceux qui ne peuvent pas regarder parce qu ils sont eux

    mmes trop pris par

    la

    danse. Surprendre de telles manifestations

    secrtes revient de l espionnage; on a honte de s immiscer dans un

    domaine interdit o ce qui

    se

    passe est l pour tre vcu et non

    observ. Et pourtant la vertu suprme de la camra consiste prcis

    ment jouer le voyeur.

    LE MOUVEMENT

    I :TAT NAISSANT

    e troisime type de mouvement qui prsente un intrt cinmato

    graphique spcifique

    n

    st pas, comme

    les

    deux prcdents, un encha

    nement de mouvements mais

    le

    mouvement contrastant

    avec

    l immobilit. En menant en relief ce contraste, le cinma dmontre

    que le mouvement

    objectif

    c est--dire ici, tout mouvement - est

    l un de

    ses

    motifs de prdilection. Alexandre Dovjenko, dans Arsenal

    comme dans Zemija (La Te e), arrte de temps autre l action pour

    moviegon:

    83

    .

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    25/51

    CARAcrt REs G ~ ~ R U X

    9.

    Zemlja Alexandre Dovjenko, URSS, 1930)

    la reprendre aprs un bref suspens. La premire phase de

    ce

    processus

    - les personnages, ou certains d entre eux, cessant brusquement de

    bouger - produit un effet de choc, comme si on se trouvait subitement

    dans le vide. Il en rsulte sur le coup une prise de conscience aigu

    du fait que

    le

    mouvement constitue une partie intgrante du monde

    extrieur aussi bien que

    u

    film.

    Mais

    ce

    n est pas tout. Alors mme que sur l cran les images en

    mouvement se figent, l lan qui les impulse est trop puissant pour

    s arrter en mme temps. Aussi, lorsque dans Arsenal ou

    dans a

    Terre

    les personnages s immobilisent comme

    des

    photos, le mouvement sus

    pendu ne s en poursuit pas moins, non plus extrieurement mais

    comme un mouvement intrieur (Illust. 9). Dovjenko a su mettre

    cette mtamorphose au service d un approfondissement de la ralit.

    Les amants immobiles de a

    Terre

    deviennent transparents;

    le

    bon

    heur qui

    les

    meut profondment s extriorise. Et, de son ct, le

    spectateur se trouve atteint par leur agitation intrieure

    u

    fait que la

    suspension du mouvement visible le met plus mme de communier

    plus intensment avec eux

    6

    Mais, malgr ce que cette exprience a eu

    de gratifiant, il ne peut s empcher d prouver un certain soulagement

    lorsque finalement

    les

    personnages se remettent vivre - seconde et

    dernire phase du processus. Il fait alors retour au monde u filin,

    84

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    26/51

    ~ T B L I R

    J :EXISTANT M T ~ R I E L

    dont le mouvement est constitutif,

    ce

    mouvement qui seul permet de

    s aventurer dans

    les

    vertiges de l immobile.

    Au

    lieu de transformer en immobilit vivante, comme le fait

    Dovjenko,

    la

    vie en mouvement,

    le

    cinaste peut galement faire surgir

    un contraste entre le mouvement et l une des innombrables phases qui

    le composent. Dans l pisode de la plage de

    Menschen am Sonntag Les

    Hommes l dimanche),

    remarquable semi-documentaire allemand muet

    de 1929, sont insrs

    plusieurs reprises des instantans de baigneurs

    pris sur place par un photographe ; et

    ces

    photos arrachent au flux du

    mouvement prcisment les postures corporelles les plus bizarres et,

    en un sens, les moins naturelles

    7

    Le contraste ne pourrait tre plus

    violent entre les corps qui s affairent et les postures dans lesquelles les

    surprennent les inserts. Devant

    ces

    poses rigides et risibles,

    le

    specta

    teur ne peut manquer d identifier l immobilit l absence de vie et,

    par consquent, la vie au mouvement. Et, toujours sous

    le

    coup de

    ce

    trouble, il y a fort parier que

    la

    brusque transformation du temps

    dure* porteur de sens en temps espace* purement mcanique

    le

    fera

    clater de rjre. la diffrence

    des

    arrts sur image de Dovjenko, dont

    le pouvoir d attraction le capte toujours plus intimement, les instanta

    ns de la plage, qui figent la vie en une pose absurde,

    le

    font rire. Il

    n est pas inutile d ajouter qu ils avaient galement la fonction sociolo

    gique de mettre en vidence la vacuit idologique de la petite

    bourgeoisie de l poque

    8

    Les objets

    in nims

    Comme tant de tableaux ont pris pour motif le monde inanim,

    on pourrait se demander s il est lgitime de le caractriser comme

    un thme proprement cinmatographique. C est pourtant un peintre

    Fernand

    Lger

    qui a judicieusement soulign

    le

    fait que seul

    le

    film

    dispose, avec le gros plan, du moyen technique de nous sensibiliser aux

    potentialits qui sommeillent dans un chapeau, une chaise, une main

    ou un pied

    9

    De mme, Cohen-Sat : Et moi ? dit la feuille qui

    tombe. Et nous ? disent la pelure d orange, le coup de vent ... Le film,

    qu on le fasse exprs ou non, est leur porte-voix

    10

    Il ne faudrait pas

    oublier non plus que la possibilit qu a la camra de serrer sur la pelure

    d orange ou la main marque une diffrence dcisive entre l cran et la

    scne, si proches qu ils soient l un de l autre certains gards. I.:image

    scnique ne peut faire autrement que de mettre l acteur au centre,

    8

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    27/51

    CARAcTIRES

    GENERAUX

    alors que

    le

    film a

    la

    libert de s arrter sur un dtail de son apparence

    et de passer en revue les objets qui l entourent. Quand il use de cette

    libert de mettre l inanim au premier plan et d en faire un support

    de l action, le film obit tout bonnement cette exigence qui lui est

    spcifique d explorer la totalit de l existant matriel, humain

    ou

    non

    10. ouisiana Story

    Robert

    Flaherty, 11tats-Unis, 1948)

    humain. Il est intressant

    cet gard qu au dbut

    des

    annes 1920,

    alors que le cinma franais tait

    s u ~ m r g

    d adaptations de pices et

    de drames conues dans l esprit du thtre, Louis Delluc s efforait

    de ramener le mdium dans la voie qui lui est propre en soulignant

    l importance primordiale des objets.

    Si

    on leur confie le rle auquel

    ils ont droit, soutenait-il, alors l acteur n est plus lui aussi qu un

    dtail, qu un fragment de la matire du monde a

    a. Voir p. 158-159.

    86

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    28/51

    ~ T B U R I:EXISTANT M T ~ R I E L

    En

    fait, le dsir de promouvoir chapeaux et chaises au rang d acteurs de

    plein droit n est jamais compltement retomb. Depuis les escaliers rou

    lants farceurs, les lits escamotables indisciplins et les voitures folles des

    comdies muettes jusqu au cuirass Potemkine, aux derricks de Louisiana

    Story ou

    la cuisine misrable de Umberto D., une longue procession

    d objets inoubliables a dfil sur l cran,

    des

    objets qui assument

    le

    rle de

    protagonistes et font presque plir le reste

    de

    la distribution {Illust. 10).

    On n a pas oubli non plus la prsence

    si

    prgnante de l environnement

    d ns The Grapes of rath Les Raisins de la colre), le rle jou par un

    Coney Island nocturne dans

    Little

    Fugitive Le Petit Fugiti/J, l interaction

    entre l campagne marcageuse et les partisans dans le dernier pisode de

    Pasa. videmment, la contre-preuve aussi est probante:

    les

    films dans

    lesquels le monde inanim ne sert que d arrire-plan des dialogues qui

    se

    suffisent eux-mmes et au cercle clos des relations entre humains

    s avrent essentiellement

    non

    cinmatographiques.

    LES

    FONCTIONS DE RVLATION

    Mon

    aspiration comme spectateur de cinma, c est que le film me

    dcouvre quelque chose

    12

    , dclare Luis Bufiuel, lui-mme impavide

    explorateur de l cran. Et quelles dcouvertes peut-on attendre d un

    film

    ?Au

    vu du matriel dont nous disposons, la rponse cette ques

    tion amne

    distinguer trois types de fonctions de rvlation. Celle qui

    nous permet de voir des choses normalement invisibles ; celle qui nous

    met en prsence de phnomnes qui submergent notre conscience; et

    celle qui nous rvle certains aspects du monde extrieur qu on peut

    qualifier de modalits spciales de la ralit >>

    Choses

    normalement

    invisibles

    On

    peut rpartir en trois groupes les nombreux phnomnes matriels

    qui chappent

    l observation dans

    les

    circonstances normales.

    Le

    premier

    comprend les objets trop petits pour tre remarqus

    ou

    mme perus

    l il nu,

    ou si

    gros qu on ne peut jamais les apprhender en entier.

    LE MINUSCULE ET I:NORME

    Le minuscule. - On y accde

    grke

    aux gros plans. D.

    W.

    Griffith a

    t l un des premiers comprendre qu ils

    sont

    indispensables la

    87

    \

    1

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    29/51

    CARACT .RES G ~ N ~ R U X

    narration cinmatographique. Il s en servit pour la premire fois, on

    le

    sait maintenant, dans

    After Many Years

    (1908), adaptation de

    Enoch

    Arden de Tennyson. Son premier

    gros

    plan y apparat dans un contexte

    que Lewis Jacobs dcrit comme suit : Poussant plus loin qu il ne

    s tait risqu auparavant, dans une scne qui nous montre Annie

    Lee

    attendre en broyant

    du

    noir le retour de son mari, Griffith a l audace

    de faire un ample gros plan de son

    visage

    [ ] Il nous rservait une

    autre surprise, plus radicale encore. Immdiatement aprs

    ce

    gros plan

    d Annie,

    il

    insre l image de l objet de

    ses

    penses : son mari, naufrag

    sur une le dserte

    13

    Superficiellement, cette succession de plans semble destine tout

    bonnement attirer

    le

    spectateur dans l intimit

    des

    proccupations

    d Annie.

    Il

    commence par la regarder de loin puis il s en approche de

    si prs qu il ne voit plus que son visage ; s il poursuit dans

    la

    mme

    voie, comme

    le

    film l y invite, il doit logiquement traverser l apparence

    d Annie et

    se

    retrouver l intrieur de son esprit.

    Si

    on admet cette

    interprtation,

    le

    gros plan du visage n est pas une fin en soi ; de mme

    que les plans qui suivent, il vise suggrer ce qui se passe derrire son

    visage :

    le

    dsir d tre runie son mari. Un dtail savamment choisi

    de son apparence physique contribue ainsi faire participer la totalit

    de son tre la tension dramatique.

    a mme constatation s applique un autre clbre gros plan de

    Griffith : les mains jointes de Mae Marsh dans la scne du tribunal

    d lntokrance (Intolrance).

    On

    pourrait presque penser que

    ce

    plan

    de mains normes,

    avec

    le

    mouvement convulsif

    des

    doigts, n a t

    mont que pour illustrer loquemment son angoisse au moment

    crucial du procs; comme si, plus gnralement,

    la

    fonction d un

    quelconque dtail de

    ce

    genre se rsumait intensifier notre partici

    pation

    la

    situation d ensemble

    14

    C est ainsi qu Eisenstein conce

    vait le gros plan. Sa principale fonction, dit-il, est non seulement

    de montrer et de prsenter, mais avant tout de

    signifier,

    d expliquer,

    d exprimer>>.

    Exprimer quoi ? videmment quelque chose d impor

    tant pour la narration. Et avec son sens du montage, il ajoute

    immdiatement que la signification

    du

    gros

    plan pour l action tient

    moins son contenu propre qu la faon dont il est juxtapos aux

    plans qui l entourent

    15

    Pour lui, le

    gros

    plan est essentiellement un

    lment du montage.

    Mais est -ce vraiment sa seule fonction

    ?

    Reprenons la combinaison de

    plans qui comporte

    le

    gros plan sur le visage d Annie: la place assigne

    ce dernier dans

    la

    squence suggre que Griffith souhaitait aussi que

    88

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    30/51

    ~ T B L I R

    I EXISTANT M T ~ R I E L

    11. Intolerance (David

    W

    Griffith,

    :tats-Unis,

    1916)

    ous apprhendions ce visage

    pour

    lui-mme plutt que de nous

    :>ntenter de passer dessus pour aller au-del. Le visage apparat avant

    ue les dsirs et les motions qu il exprime aient t compltement dfi

    is, nous exposant ainsi la tentation de nous perdre dans son nigma

    que indtermination. Le visage d Annie est aussi une fin en soi. Et il en

    a de mme

    pour

    les mains de Mae Marsh (Illust. 11). Il est clair que ce

    ros plan vise

    nous faire participer

    son tat intrieur, mais de cela

    otre familiarit avec les personnages nous

    en

    aurait instruits de toute

    Lon ; au-del de cette fonction,

    l

    appone un lment prcieux et spci

    que : l nous rvle la faon

    dont

    ces mains se component sous

    emprise d un profond dsespoir

    a.

    a.

    B. Bahizs

    dfinit le gros plan de

    la

    mme faon dans Der sichtbart Mmsch

    Wien-Leipzig, Deutsch-Osterreichischer Verlag, 1924, p. 73). Rendant compte du

    lm de George Stevens, Place in

    the

    Sun Une place au

    soleil),

    Bosley Crowther

    :rit ceci, propos de l emploi qui y est fait du

    gros

    plan : Il est conu pour saisir

    . palpitation mue du sang dans de jeunes veines, la chaleur d une chair sur laquelle

    . pression

    se

    reliche, un clair de peur ou de dsespoir

    dans

    des yeux bouleverss

    Seen in dose-up

    The New York 7imes, 23 septembre 1951).

    89

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    31/51

    C R C T ~ R E S GI NI RAUX

    Eisenstein reproche aux gros plans de Griffith prcisment leur rela

    tive indpendance l gard de leur contexte. Il les qualifie d units

    isoles

    qui sont

    l

    pour montrer ou

    prsenter>>

    et affirme que de ce

    fait,

    ils

    ne sont plus

    mme de porter

    les

    significations qu aurait fait

    surgir l enchanement opr par

    le

    montage

    16

    Si Eisenstein avait t

    moins fascin par les pouvoirs magiques du montage, il aurait certaine

    ment reconnu

    la

    supriorit cinmatographique

    du

    gros plan selon

    Griffith. Pour celui-ci, ces images normes de menus phnomnes

    matriels ne fonctionnent pas seulement en tant qu lments narratifs

    de plein droit mais aussi en tant que dvoilements d aspects indits de

    la

    ralit matrielle.

    voir

    la

    faon dont

    il

    en

    use,

    on a

    le

    sentiment

    qu il est guid par la conviction que le cinma ne s accomplit pleine

    ment comme cinma que s il nous met en prsence

    des

    origines,

    des

    ramifications et des connotations matrielles de tous

    les

    vnements

    motionnels et intellectuels qui constituent l intrigue; qu il ne peut

    rendre exactement compte de

    ces

    faits intimes qu en nous entranant

    au cur de la jungle de

    la vie

    matrielle dont

    ils

    sont

    issus

    et dans

    lequel

    ils

    restent insrs.

    Plaons-nous maintenant en imagination devant l un de ces trs

    gros plans, par exemple celui

    des

    mains de Mae Marsh. Sous notre

    regard, un phnomne trange

    va

    se produire : nous allons oublier

    qu il ne s agit que de simples mains. Isoles du reste du

    corps et trs

    grossies, ces mains que nous connaissons vont se transformer en des

    organes inconnus palpitant de leur vie propre. e grossissement mta

    morphose l objet film. Chez Proust,

    le

    narrateur anticipe une telle

    mtamorphose lorsqu il nous dcrit un geste qui, pour n tre pas exac

    tement celui d un amant, ne s en rvle pas moins comme un baiser

    ce

    baiser qu il finit par poser sur la joue d Albertine : D abord, au

    fur et mesure que ma bouche commena

    s approcher

    des

    joues que

    mes

    regards lui avaient propos d embrasser, ceux-ci se dplaant

    virent

    des

    joues nouvelles ;

    le

    cou, aperu de plus prs et comme la

    loupe, montra, dans

    ses

    gros grains, une robustesse qui modifia

    le

    caractre de

    la

    figure

    17

    Tout gros plan rvle

    des

    formations mat

    rielles nouvelles et insouponnes; telle texture de

    la

    peau voque

    des photos ariennes,

    des

    yeux se transforment en lacs ou en cratres

    volcaniques. Ces

    images font exploser notre environnement en un

    double sens :

    elles

    l agrandissent littralement et, du mme coup,

    elles

    font sauter

    la

    prison de la ralit convenue et y dploient des espaces

    que nous n avons encore explors, au mieux, qu en

    rve

    18

    90

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    32/51

    tTABLIR rEXISTANT MAT.RIEL

    il

    n y a pas que le gros plan qui transforme les spectacles familiers

    en des configurations insolites. Divers trucages et techniques cinma

    tographiques, partant de clichs de la ralit matrielle, produisent des

    images ou des combinaisons d images qui s cartent de la reprsenta

    tion convenue de cette ralit. Intressante cet gard est la gogra

    phie crative de Koulechov, procd qui bouleverse

    le

    donn des

    relations spatiales

    19

    Des images de phnomnes matriels prises en

    divers lieux sont juxtaposes de telle sorte que leur combinaison suscite

    l illusion d une continuit spatiale qui, bien entendu, n existe nulle

    part dans la nature.

    I :espace

    artificiel ainsi cr est essentiellement

    conu comme une excursion au royaume de l imaginaire - ce qui ne

    signifie pas qu il ne puisse aussi tre agenc de faon mettre au jour

    des potentialits inhrentes la ralit matrielle. Dans

    Entracte,

    par

    exemple, Ren Clair fait basculer sa camra du corps de la ballerine

    sur une tte d homme barbu, jouant ainsi voquer une impossible

    chimre faite de ces deux lments incompatibles. Et dans Study in

    horegraphy

    for amera de Maya Deren, un danseur

    lve la

    jambe

    dans un bois et la repose sur le plancher d une chambre, s inscrivant

    ainsi dans un dcor dont les invraisemblables transformations rap

    pellent les insaisissables transitions des images oniriques

    20

    Et que dire

    de l insenion de ngatifs ou de l inversion

    du

    temps : voil encore des

    dfis radicaux nos habitudes de vision. Nous reviendrons plus loin

    sur d autres procds de production d imagerie insolite. On pourrait

    tous

    les

    regrouper sous la rubrique

    ralit d une autre dimension

    ,

    ou encore ralit fabrique

    Mais

    ces

    images hors normes posent un problme passionnant :

    quelle relation entretiennent-elles prcisment avec l existant matriel

    proprement

    dit? Les

    dfenseurs

    d un

    alignement

    du

    cinma sur

    les

    arts traditionnels invoquent les exemples d une telle autre dimension

    de la ralit l appui de leur opinion selon laquelle le film n a pas, ou

    n a

    pas

    ncessairement au premier chef, pour vocation de reprsenter

    le

    monde extrieur tel quel ; et que, par consquent, le cinaste est libre

    de prfrer cette reprsentation celle des visions ou fantasmes qu il

    lui prend envie d exprimer.

    Mais c est l une approche sommaire de la question. En ralit,

    les

    images de ralit fabrique, telles que

    le

    gros plan des mains de Mae

    Marsh, sont ambigus. Elles peuvent

    ou

    non avoir un rapport avec la

    ralit telle que communment perue.

    Si elles

    s inscrivent dans un

    film par ailleurs raliste,

    elles

    nous apparatront vraisemblablement

    comme un produit de ce mme ralisme qui imprgne le reste

    du

    91

    l

    l

    1

    :

    J

    l

    l:

    t

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    33/51

    C R C f ~ G ~ N ~ R U X

    12. j zz Dance

    Roger

    Tton,

    ~ t a t s - U n i s 1954)

    fm ; autrement dit, comme

    le

    dvoilement d aspects cachs du

    monde qui nous entoure. C est ainsi que les mains de Mae Marsh

    approfondissent notre aperception de

    ce

    qui est corporel dans cette

    totalit que constitue son tre. De mme, certains plans de

    j zz

    Dance

    dans lesquels, retirs de leur contexte, on aurait du mal

    reconnatre

    quelque objet rel connu, nous initient aux secrets d un univers mat

    riel qu embrase la frnsie des danseurs (Illust. 12). Si, en revanche,

    des

    images relevant de la ralit d une autre dimension ne servent que

    d lments constitutifs des compositions qui se dtournent de la

    ralit matrielle, elles perdent leur caractre de ralit et risquent

    d apparatre comme des formes librement inventes. Bien des films

    exprimentaux jouent sur l ambigut

    de ces

    images dtournes en

    transformant sous nos yeux

    ce

    qui en

    elles est

    reflet de la ralit en

    des configurations qui n ont plus rien

    voir avec

    elle.

    Dans a

    Marche

    des

    machines

    par exemple,

    des

    vues trs

    grossies

    de certaines pices

    mcaniques, d abord reconnaissables, se muent en formes animes

    d un mouvement rythmique, sans plus de rapports avec leur origine.

    e fait, cependant, que

    ces

    gros plans de pices mcaniques

    se

    prtent d eux-mmes une telle mtamorphose en abstractions sans

    rfrent ne doit pas nous faire oublier qu ils drivent par essence de la

    camra-ralit. Et, bien entendu, cela vaut aussi pour toutes les sortes

    92

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    34/51

    ~ T B L I R

    I :EXISTANT

    M T ~ R I E L

    d images relevant de

    la

    ralit d un autre type. En consquence, ces

    images dtournes seront d autant plus parlantes qu elles resteront plus

    proches du matriau de la vie relle duquel elles procdent ; c est la

    condition pour qu elles remplissent cette fonction rvlatrice qui est

    propre au mdium.

    Dans son intrt pour le minuscule, le cinma se comporte un peu

    comme la science. Comme elle, il dcompose

    les

    phnomnes naturels

    en particules infimes et nous sensibilise,

    ce

    faisant, aux normes ner

    gies accumules dans les configurations microscopiques de

    la

    matire.

    Une telle similitude de comportement n est certainement pas trangre

    la nature mme du film. Car

    il

    est fort possible que la construction

    de l image cinmatographique partir de clichs successifs de brves

    phases d un mouvement favorise une tendance inverse dcomposer

    ce

    qui nous est donn comme des touts. Faut-il s tonner qu un

    mdium qui doit tant la passion scientifique du XIX sicle conserve

    des traits qui relvent de l approche scientifique? Incidemment,

    ces

    mmes ides et proccupations qui

    ont

    port l essor u cinma

    ont

    galement laiss leur empreinte sur l uvre de Proust. Cela explique

    rait les parallles entre celle-ci et

    le

    film - en particulier le recours

    frquent de Proust au gros plan. Sur un mode authentiquement cin

    matographique, il ne cesse de grossir les plus infimes composantes ou

    cellules de la ralit, comme mu par le dsir de reprer en

    elles

    le lieu

    et

    la

    source

    des

    forces explosives qui constituent

    la vie

    L nonne. - Parmi les objets de grandes dimensions, tels que vastes

    plaines ou panoramas de toute sorte,

    il

    en est un qui mrite une

    attention particulire : les masses Certes, les foules jouaient dj un

    rle dans la Rome impriale. Mais les masses au sens moderne n ont

    fait leur entre sur la scne historique qu avec la rvolution industri

    elle

    Elles

    devinrent alors une force sociale de premire grandeur.

    Les

    nations en guerre mobilisrent des armes d une dimension jusque-l

    inconnue et les identits de groupes se perdirent dans la multitude

    anonyme qui noyait

    les

    grandes villes sous des foules informes.

    Walter Benjamin note qu l poque marque par l essor de

    la

    photographie,

    le

    spectacle quotidien de foules en mouvement requ

    rait encore chez l observateur une accommodation de l il et des

    nerfs. Le tmoignage de contemporains la sensibilit aiguise

    semble corroborer cette pntrante observation : les foules pari

    siennes omniprsentes dans les pomes de Baudelaire fonctionnent

    comme des stimuli suscitant d irritantes sensations kalidoscopiques ;

    93

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    35/51

    C R C T ~ R E S G ~ N ~ R U X

    les

    passants qui, dans L Homme

    des

    foules de

    Poe

    se poussent et se

    bousculent sous

    les

    becs de gaz des

    rues de

    Londres, provoquent

    une srie de chocs lectriques

    21

    Au

    moment de son apparition, la masse cet animal gigantesque,

    tait une nouveaut choquante. Comme on pouvait s y attendre,

    les arts traditionnels se rvlrent incapables d en donner une repr

    sentation

    sa

    mesure. o

    ils

    chourent,

    la

    photographie russit

    sans peine; elle disposait des moyens techniques

    de

    figurer

    ces

    agrgats alatoires que sont les foules. Mais c est seulement

    le

    film,

    ultime accomplissement de

    la

    photographie en un sens, qui s avra

    la hauteur de la tche consistant les saisir dans leur mouvement.

    Ici

    l instrument

    de

    la mise en images est apparu presque en mme

    temps que l un

    de ses motifs les plus significatifs.

    D o

    l attrait

    que les masses exercrent

    ds le

    dpart tant sur l objectif photogra

    phique que sur la camra

    22

    Ce n est srement pas une simple

    concidence

    si

    les

    tout premiers

    films

    Lumire montraient

    des

    foules

    d ouvriers ou

    la

    confusion

    des

    arrives et

    des

    dparts dans une gare.

    Le cinma italien ses dbuts travailla galement le sujet

    23

    et

    D. W. Griffith, sous son influence, montra comment on pouvait

    reprsenter

    les

    masses de faon cinmatographique. Les Russes

    assi-

    milrent sa leon et l appliqurent leur faon.

    Le

    fait que l norme, tout comme

    le

    minuscule, n aient pas

    accs

    la scne a suffi en faire des motifs cinmatographiques. N importe

    quel objet de

    ce

    type-

    un vaste

    paysage

    par

    exemple-

    peut tre

    saisi

    par un plan loign;

    mais

    malgr le rle qu ils jouent dans

    les

    films

    de Griffith, de tels plans suffisent rarement donner

    la

    pleine mesure

    d un phnomne de grande dimension

    24

    . Celui-ci recle quelque

    chose que ne saurait rvler la vue d ensemble. rnorme diffre en ceci

    du minuscule que seule une combinaison d images prises diffrentes

    distances peut

    en

    rendre pleinement compte. Lorsqu il se propose

    de saisir la substance d un paysage de grande ampleur, le film doit

    procder comme le touriste qui, en le parcourant pied, promne ses

    regards

    ici

    et

    l

    si

    bien que l image globale qu il

    en

    retirera amalga

    mera les vues de dtail et les perspectives

    25

    Prenons le cas d une

    manifestation de rue. S il veut se

    faire

    une ide claire et prcise de

    la manifestation, l observateur doit accomplir certaines actions, crit

    Poudovkine.

    Il

    doit commencer par grimper sur

    le

    toit d une maison

    pour avoir une vue plongeante sur la totalit du cortge et prendre la

    mesure de ses dimensions; ensuite,

    il

    descendra et observera par une

    94

  • 7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107

    36/51

    I TABUR L'EXISTANT MATI RJEL

    fentre du premier tage

    les

    inscriptions portes par

    les

    manifestants ;

    il devra enfin se mler

    la

    foule pour s informer de prs sur l appa

    rence extrieure des participants

    26

    Un unique