Journal de marche d’un biffin -...

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Louis Viguier Journal de marche d’un biffin 2 août 1914 ~ 19 février 1919 éditions Loubatières

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Louis Viguier

Journalde marched’un biffin

2 août 1914

~19 février 1919

éditions Loubatières

Ce livre est un hommage à tous les biffins.

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Dans le viseur de Louis Viguier…

Louis Viguier fait partie d’une lignée de témoins directs de la Grande Guerre quel’on a découverte depuis peu, celle des « poilus-photographes ». Jusqu’au début desannées 2000, et en particulier depuis l’édition pionnière des Carnets de guerre dutonnelier audois Louis Barthas (1977), on s’était surtout attaché à retrouver lesrares journaux de tranchées encore conservés dans les familles. Souvent rédigés àl’origine à l’aide de notes rapides écrites au crayon sous la mitraille, bon nombrede ces textes avaient été repris par leurs auteurs quelques décennies plus tard et misen forme de manière plus littéraire, au prix parfois d’une certaine autocensure oud’une réinterprétation des faits. On connaissait également de nombreux fondsd’images, publics ou privés, plus ou moins bien identifiés, qui alimentaient régu-lièrement les ouvrages traitant de ce premier conflit mondial.

Mais il semble bien que c’est avec le dernier grand anniversaire de cette guerre,en 2004, qu’ont été valorisées des archives encore plus rares, formées à la fois d’écritset de photographies de témoins uniques. Ce fut le cas, en 2004, de celles de PaulMinvielle, publiées par son fils, ou, en 2006, de celles de Léon Lecerf, tous deuxmédecins. Et c’est aussi le c as, assez exceptionnel, de celles que nous a laissées LouisViguier, cet ingénieur toulousain parti dès la première heure, le 2 août 1914, etdémobilisé en février 1919.

Si l’existence de notes ou de correspondances pendant la guerre paraît relativementnormale, la présence très importante de l’image dans les archives familiales ou lesinstitutions publiques peut sembler paradoxale. En premier lieu, il apparaît évidentqu’en 1914, même si l’on avait assisté depuis une décennie à une certaine démo-cratisation de la pratique photographique, peu de mobilisés – sinon quelquesofficiers – devaient disposer d’un appareil. Et si tel était le cas, peu de ces privilégiésauraient souhaité s’encombrer de cette machine lors de leur départ la fleur au fusilet un lourd paquetage sur les épaules. Enfin, il est clair que l’autorité militaire nepouvait manquer, durant tout le conflit, d’essayer de maîtriser la pratique photo-graphique des poilus. C’est le sens en particulier de la circulaire que le généralissimeJoffre signa au Grand Quartier Général, le 13 mars 1916, mais qui portait en elle-même l’aveu de l’échec de la démarche. Elle mentionne que, « dans la zone del’avant et la zone des étapes, le port et l’usage d’un appareil photographique estinterdit à toute personne, militaire ou civile, non munie d’une autorisation dugénéral commandant l’Armée ». Il s’agissait entre autres d’éviter « les graves incon-vénients que présentent les nombreuses photographies prises sur le front et envoyéesà l’intérieur », qui fournissaient très souvent des renseignements précis et fort utilesaux Allemands. Il était bien évidemment interdit aussi d’envoyer des clichés « portantdes renseignements utiles à l’ennemi ». Des « commissions de contrôle » étaientinstituées afin de filtrer ces images. Enfin, la circulaire portait interdiction pour lesphotographes locaux de développer et de tirer des épreuves des clichés apportés

par des militaires ou des civils non munis de l’autorisation susdite. Il est vrai que,depuis mai 1915, avait été créée au sein du Bureau des informations à la presse lafameuse « Section photographique de l’Armée », qui était devenue en cette année1916, la « Section photographique et cinématographique de l’Armée », sous l’autoritédirecte du ministère de la Guerre, et que celui-ci se réservait la production et lacommunication des images officielles des opérations militaires.

Mais comment contrôler une pratique qui devient courante dès les premiersmois du conflit, et surtout qui répond clairement à une demande sociale et familialede plus en plus pressante ? Comment interdire la prise de vues sur le terrain et lacirculation d’images alors même que la presse illustrée qui se développe alors enréclame de plus en plus. Le cas le plus extrême est certainement celui du Miroir,qui annonce dès le 16 août 1914, qu’il « paiera n’importe quel prix les documentsrelatifs à la guerre et présentant un intérêt particulier ». Cet appel direct aux soldats,jugé dangereux, se voit tout d’abord interdit, avant de reparaître en septembre 1914et d’être lancé chaque semaine durant toute la période de guerre. Cet hebdomadairealla même jusqu’à organiser des concours, dont celui de « la plus saisissante pho-tographie de la guerre », dotés de prix substantiels en argent. C’est une aubaine

que certains poilus, comme le caporal René Pilette dont les images ontrejoint l’Historial de Péronne, n’hésiteront pas à saisir. Il s’agit alorspour cette presse illustrée de donner à voir la guerre dans toute saréalité quotidienne, parfois la plus triviale ou cocasse, parfois aussi laplus « normale » afin de rassurer l’opinion. Mais ces images, au fur età mesure de l’évolution du conflit, montreront aussi toute l’horreuret la cruauté des combats et vont familiariser toute la société avec cetteviolence d’un type nouveau.

La production de photographies à usage familial n’est certainementdu même ressort. Il ne s’agit pas pour l’amateur photographe dediffuser ses clichés, mais avant tout de les réserver à ses proches, auxparents et aux amis privés de la présence du fils, du frère ou du père.C’est à ce cercle intime qu’elles sont destinées, et c’est dans ce cercleintime qu’elles sont souvent restées jusqu’à aujourd’hui. Dans cesclichés, peu de mise en scène, peu d’images édulcorées : nous sommesau plus près des poilus et des conditions extrêmes dans lesquellesils vivent leur guerre. Nous côtoyons avec eux la mort et ces mon-ceaux de cadavres dont on ne peut même plus distinguer la na-tionalité tant ils sont enchevêtrés, dans une grisaille et une boueque l’on sent omniprésentes. Pourtant, çà et là, l’humour pointeau détour d’un portrait de groupe, et la photographie apparaîtalors comme un dérivatif salutaire à un quotidien d’ennui etde peur.

Il faut dire que le poilu qui possède un appareil photo-graphique bénéficie à coup sûr d’un statut particulier dansles tranchées. En premier lieu, même si ces machines se mi-niaturisent et se diffusent dans toutes les couches de la société,dont celle des soldats, elles sont encore pour beaucoup un

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Boîtier contenantdes clichésstéréoscopiques sur plaque de verrelégendés etorganisés par Louis Viguier.

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luxe inabordable. Ensuite, grâce à cet appareil, ce n’est pas seulement son propriétairequi bénéficie de ses images, mais tous ceux qui font partie du même boyau de tran-chée ou du même abri. Enfin, au-delà de la simple information des familles ou dela constitution de « journaux de guerre photographiques » personnels, livres deraison des temps modernes, la photographie a tout son intérêt dans la surveillancede l’ennemi et la préparation des opérations futures.

C’est certainement ce statut particulier du photographe et le rôle de son art auservice à la fois du moral des troupes et du renseignement militaire qui expliqueen bonne part que Louis Viguier ait pu, durant toutes ses années de guerre, faire

usage de son appareil sans aucun problème avec sa hiérarchie. Si l’on relit ses carnetset que l’on analyse les centaines d’images qu’il nous a laissées, on y découvre toutesles facettes de son activité photographique, des portraits de ses camarades à ceuxde ses supérieurs, des scènes de bombardement aux séances de concert à l’arrière,des reconnaissances de position aux résultats des bombardements ou des assauts.Il se place aussi, grâce à son appareil, comme un témoin privilégié de cette guerre.Le 18 mars 1915, il écrit ainsi : « Si mes photos sont réussies, j’aurai de très bellesvues de cette guerre, particulière, de mines. » Son goût pour la photographie et laqualité de ses clichés lui permettent d’ailleurs d’avoir avec son commandant desrelations privilégiées dès cette année 1915, et d’obtenir l’année suivante, le 17 avril1916, le fameux « permis de photographier » indispensable pour éviter tout problème.Il peut donc dès lors se livrer à son passe-temps favori et en faire profiter ses collèguestout en servant son pays grâce à lui.

Pour cela, il va tout d’abord utiliser le fameux « Vest-Pocket » de la maisonKodak. Comme son nom anglais l’indique, ce « folding » (appareil pliant à soufflet)pouvait se glisser (et donc se cacher) dans les poches de la veste de celui qui voulaitl’utiliser discrètement. Diffusé à partir de 1912, il bénéficia pendant la guerre d’unepublicité particulière qui le gratifia du surnom de « Kodak du soldat ». En 1916,le catalogue de la maison « Photo-Plait » décrit ainsi ses qualités particulières : « Pourle soldat, qu’il soit au front ou dans un dépôt, rien n’est comparable au Vest PocketKodak. En résumé, le Vest Pocket Kodak est le Kodak du soldat. Il possède tous les

Exemple de clichéstéréoscopique.

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avantages demandés par lui. » Il se chargeait non plus avec des plaques mais avecune pellicule de type 127 donnant des images de 4 × 6,5 cm.

Louis Viguier signale dans ses carnets, dès le 13 octobre 1914, qu’il désire ar-demment ce type d’appareil. Deux jours après, il envoie 100 francs à Toulouse pourqu’on puisse lui en acheter un, et il reçoit enfin le 9 novembre suivant « l’appareiltant attendu ». Mais très vite, il ne s’en satisfait pas, et note le 10 février 1915 : « Jereçois mon nouvel appareil photographique : un 6 ½ × 11 qui me permettra defaire de meilleures photos qu’avec le premier, par tous les temps et tous les brouillardsd’eau ou de terre car sa luminosité paraît excellente. » Il s’agit certainement d’unKodak pliant avec une pellicule de type 106. Celui-ci subit comme son propriétaireles rudes épreuves du conflit. En juin 1915, par exemple, alors que sa compagnieentre dans Arras, voici ce qu’il écrit : « je m’empresse, notamment, de porter monKodak chez un marchand d’appareils photographiques pour le faire réparer car ilne déclenche plus depuis que j’ai été enterré à Souchez et je n’ai pas pu arriver à lefaire fonctionner ». Malheureusement, « mon appareil photographique ne peutêtre réparé à Arras. Il sera envoyé à Paris et on l’expédiera chez moi à Toulouseaprès mise au point. Je ne pourrai donc prendre aucun cliché de ce secteur lacustreet c’est bien regrettable » (12 juin 1915). Il apprend le 5 août suivant qu’il estréparé, mais il ne le récupérera que onze jours plus tard.

Louis Viguier prendra également, comme beaucoup de ses camarades, de nom-breux clichés stéréoscopiques, certainement réalisés avec le fameux « Vérascope Ri-chard » qui donnait des images de 4,5 × 10,7 cm et permettait de réaliser soit 12vues stéréoscopiques soit 24 vues simples. Certains écrits qu’il nous a laissés nousmontrent que cet ingénieur de formation notait parfois consciencieusement lestemps de pose et l’ouverture des diaphragmes qu’il utilisait pour chacune de sesphotos, ainsi que les conditions atmosphériques (et donc d’éclairage naturel) danslesquelles il les réalisait. Quant aux opérations de développement des pellicules et

Albums contenantdes négatifsconservés par Louis Viguier.

de tirage des photographies, elles étaient à coup sûr des plus délicates sur le front.Louis Viguier n’en parle que peu, mentionnant accessoirement, par exemple, quele 12 janvier 1915, « la journée se passe en travaux de grands lavages, distributions.Je développe quelques photos. » Par ailleurs, l’une de ses images stéréoscopiques,prise au village de La Harazée (Marne), porte comme légende rédigée par ses soins :« La “Villa” louée par nos poilus dont ils occupent la cave (grand laboratoire d’oùsont sortis la plupart de ces clichés) ». L’un des miracles de ce terrible conflit estque Louis Viguier ait pu survivre aux terribles combats auxquels il participa ; unautre en est que les centaines d’images qu’il réalisa, parfois au péril de sa vie, aientégalement pu être sauvées. Elles constituent un témoignage unique et original surles quatre années vécues par Louis Viguier et ses compagnons de galères, un témoi-gnage en images qui vient éclairer et illustrer le récit manuscrit qu’il nous en alaissé. Ces clichés nous confirment assurément ce que le chroniqueur Jules Clarétieécrivait de manière prémonitoire dans Le Figaro, le 29 avril 1905 : « Le vrai peintrede la guerre aujourd’hui, le plus féroce et le plus vrai, c’est le Kodak. »

François BordesConservateur en chef du Patrimoine

Directeur des Archives municipales de Toulouse

À 9 h 30, nous devons attaquer à notre tour.À 9 h 20, contrordre – mais dix minutes plus tard, les mines sautent tout de même.Nous regagnons Suippes en foulant un épais tapis de neige.

13 février 1915Nous partons pour Bois-Carré accompagnés d’une grande pluie. Nous devons y

rester 24 h. Nous arrivons mouillés jusqu’aux os. Le poste a subi de grands chan-gements ; il est blindé en conséquence.

Dimanche 14 février 1915Nous revenons à Suippes à 12 h.Je donne le petit verdier, que j’avais apprivoisé, à des gens de Suippes car il ne

pourrait supporter bien longtemps ce va-et-vient.

15 février 1915Veille d’attaque.La soirée est bruyante et il neige à nouveau. Je prends quelques clichés.

16 février 1915Départ à [blanc]. Nous arrivons à P.C. à 8 h. Le bataillon doit attaquer à 9 h 30.Le poste de commandement est dans les sapes.La canonnade commence à 9h et ne s’arrêtera que le soir.À 9 h 50 les mines sautent – trois à la fois établies à 15 m de distance et chargées de

1 200, 1 000 et 1 000 kg d’explosifs. Une colossale gerbe de terre jaillit du sol que j’essaiede prendre en photo. Trois entonnoirs de 30 à 40 mètres de diamètre sont ainsi créés.

La 6e compagnie doit s’élancer à l’assaut mais elle ne peut déboucher par suitedes grandes défenses accessoires de l’ennemi. Soueix est blessé.

Nous couchons dans les boyaux.

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Pan Coupé,explosion d’unemine après lebombardement,sape Forge, 3 200 kgd’explosifs,16 février 1915.

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Entonnoir 48, une demi-heure après l’explosion, 16 février 1915.

Boyau, cote 200, février 1915.

17 février 1915La canonnade fait rage depuis le lever du jour.Le 1er bataillon progresse à droite ainsi que les 88 et 83e.On ne peut démarrer du P.C.Le colonel Viar qui a le commandement voit l’impossibilité d’attaque pour le ba-

taillon et les 5e et 6e compagnies sont envoyées au ravin.Je couche à notre ancien poste avec la liaison du 83e.

18 février 19156h départ du P.C. pour aller relever le 1er bataillon à 202 aux tranchées conquises.Nous sommes violemment bombardés dans Y et allons à l’abri X. Nous repartons

par l’entonnoir 48 pour arriver dans une tranchée conquise – au milieu d’une boueconsidérable.

Le poste de commandement est dans un abri allemand. Ils nous ont laissé ungrand nombre de boucliers et de sacs à terre qui nous serviront à assurer leur tranchéequi est complètement éventrée.

Les Allemands l’avaient reprise au 83e. Mais notre artillerie a tout pilonné, on voitpar son état les terribles effets de nos obus. Le 59e s’élance ensuite et reprend la tranchée,faisant de nombreux prisonniers. Nous avons suivi l’assaut et canardé les fuyards.

À 18 h, le 130e régiment arrive pour l’attaque de demain matin.Nous veillons toute la nuit.

19 février 1915Jour de mon anniversaire.Ma compagnie attaque ainsi que le 130e à droite et l’attaque réussit. La 6e a pris

la terrible tranchée 48, soit 350 mètres de tranchée, une mitrailleuse, un officier et[ill.] prisonniers.

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Assaut du bois 13,cote 200,février 1915.

L’un d’eux dit « Artillerie capout, touché mort, pas touché mort quand même… ».Notre sergent-major est disparu et trente-neuf hommes sont hors de combat.

La nuit se passe en grandes fusillades, contre-attaques adverses qui sont violemmentrepoussées.

20 février 1915Le 83e vient nous relever. Nous sommes fourbus et trempés, les tranchées sont

pleines d’eau.Nous allons à 152 – au passage, nous voyons dans une guitoune, le tambour-

major, le caporal-clairon et trois hommes qui ont été tués par un 105.Passé voir Barbis.À 152, je remplace le sergent-major.

Dimanche 21 février 1915Barbis vient me réveiller à 8 h 30. Je dormais si bien que je ne croyais pas qu’il

soit si tard.La matinée se passe en nettoyages et travaux de bureau. Je vais déjeuner avec Val

au bivouac de Barbis. Nous prenons quelques photos de 75 éclatés et de quelquesartilleurs amis.

22 février 1915Départ 5h30 pour la cabane forestière.Nous restons toute la journée dans le ravin. La 8e compagnie était détachée au

1er bataillon pour l’attaque.Le soir à 18 h 30 nous allons relever le 83e au P.C.

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Perthes-les-Hurlus, nos nouveauxcrapouillots de 77, lance-bombe Collinier(partie de tranchéenouvellementconquise),février 1915.

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Bois-Carré, pièces de 75 éclatées, 21 février 1915.

Remise de décorations, 24 février 1915.

23 février 1915Relevés à 6h par le 59e, nous allons à 204.

24 février 1915Prises d’armes 9 h 30 pour la remise de décorations à Decollas et à Canouet.

25 février 1915Départ 9 h 30 pour P.C. relever le 59e.

26 février 1915Poste du ravin.

27 février 1915Poste du ravin 101. Attaque à 14 h.Panique dans le boyau. Arrêt d’un peloton.

Dimanche 28 février 1915Nous partons à 6 h du poste du ravin pour aller au repos à La Cheppe. Cette

route ne nous est pas inconnue – nous l’avions utilisée pour repousser l’ennemi.Elle nous rappelle de fameuses actions :

La Certine ! où nous les avons battus et refoulés, talonnés à deux heures d’intervallede leurs factions importantes qui n’ont pas eu ainsi le temps d’incendier complètementles villages de cette région. Chaque coin, chemin ou accident de terrain était pournous une source inépuisable de souvenirs et provoquait chez tous d’innombrablesexclamations.

Nous reconnaissions le pays comme si nous y avions toujours vécu. Cette Bataillede la Marne faisait les frais de nos conversations et nos cris transformaient nos haltesen champ de foire.

Les bleus arrivés du dépôt, les embusqués et les civils que nous rencontrions nousregardaient comme des bêtes curieuses ou sans doute comme des échappés de Bra-queville ou de Charenton.

Là, était une meule de paille ayant servi d’observatoire aux Allemands et de ciblepour nous. Plus loin, un pont en bois doit exister sur la rivière auprès d’une fermeoù un civil gisait assassiné au pied d’un mur, où une brave femme, ayant servi dejouet à ces bandits, pleurait à moitié folle.

De sur la hauteur, des chasseurs se détachaient un à un pour fouiller le bois oùrestaient encore quelques traînards cachés qui nous tiraient dans le dos… et tantde souvenirs rappelés par les uns et par les autres, nous faisaient oublier la fatiguede cette étape un peu longue pour notre manque d’entraînement.

Nous agissions comme des gosses, dans la joie de filer enfin vers l’arrière. L’or-donnance du commandant, monté sur le cheval d’un chasseur, nous servait de têtede turc. Nous lui faisions sauter des haies, des fossés, tous les obstacles possibles.Ce concours hippique était d’ailleurs à l’avantage de l’ordonnance très bon écuyer.

Le clou de notre randonnée a été réussi par le fourrier de la 5e compagnie :Des poilus du 83e passaient sur la route et discutaient ferme. À notre croisement,

le fourrier leur crie : « Ça se connaît que vous ne venez pas des tranchées vousautres ! » et ils étaient aussi crottés que nous… Qu’est-ce qu’il a pris comme réparties,

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en parlant de le mettre « capout ». Il indique une relève pour 8h et le 75 bombardeà cette heure-là tranchées et boyaux.

Siadous se bat – il dit que c’est lui qui a fait le prisonnier et qu’il veut les douzejours de permission auxquels la prise donne droit.

Un sergent-mitrailleur est grièvement blessé par le 75.Départ des quatre fourriers à 14h pour faire le cantonnement à Florent.En route l’on me remet mon appareil photographique.Une voiture nous prend les sacs vers La Chalade, ce qui nous soulage beaucoup

car la pluie commence à tomber. Arrivé à 16 h 30 à Florent, je vais trouver l’adjudantde bataillon du 7e car nous remplaçons le 1er bataillon de ce régiment, puis le majorde cantonnement – très gentil – qui se trouve à la mairie et qui me passe les consignes.

Bon cantonnement. Couché au cantonnement des chevaux du régiment avecDespassac.

17 août 1915Réveil 6 h. Nous allons à 7h à la sortie du village sur le banc du Tournic-Club

attendre le bataillon.Val était arrivé hier à Florent de retour de permission.La 8e compagnie qui était en réserve était arrivée dans la nuit à 3 h. La 7e arrive à

7 h 30, la 6e à 8 h 30 et la 5e à 9 h 30 avec le commandant.Celui-ci est très en colère ; il se plaint que les commandants de compagnie ne

l’écoutent pas aussi il alerte le bataillon.Nettoyage immédiat de tout le cantonnement. Sortie de toute la paille. Nous

sommes ainsi occupés toute la journée à des corvées.Au moment de se mettre à table, le commandant s’aperçoit qu’il doit déjeuner

dans la chambre d’un autre officier et me passe « un poil » que je n’encaisse pas sans

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Florent-en-Argonne, la cuisineroulante de la6e compagnie,août 1915.

me défendre assez violemment. Il finit par convenir que j’ai fait mon possible etqu’il restera là.

18 août 1915Réveil 6 h. J’ai oublié de commander les corvées de Florent et vais en aviser l’ad-

judant de cantonnement.Le commandant veut faire des photos et me harcèle à ce sujet tout le temps.Exercices des grenadiers le matin.Tiré photos magnifiques pour le commandant. Subernoyaux abîme son nouvel

appareil mais je le lui arrange.Ai fait photos toute l’après-midi.Distribution d’effets – de culottes.Je dois m’occuper à 20h de l’enterrement du lieutenant Chapauteau.

19 août 1915Réveil 7 h. Enterrement 10 h.Préparatifs de départ aux tranchées et bruits de départ en permission pour samedi.

Longue attente d’ici là !Expédié sac de… ?

20 août 1915Réveil 24 h. Départ à 24 h 30 par une nuit très noire. Quand nous arrivons au

ravin, les obus nous souhaitent la bienvenue. La 7e a travaillé à la guitoune, les obustombent dans le voisinage.

Nos tranchées sont démolies par les minens.Le commandant veut faire des photos mais je lui dis que je suis trop fatigué.

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Florent-en-Argonne,abri demitrailleusecontre avions,août 1915.

Le capitaine de la Giglai réussit à s’approprier notre « cagna », mais je ne veuxpas habiter « le gourbi » qu’il me donne à la place où loge déjà une escouade de la5e. Je vais à la compagnie.

Allé avec Val à La Harazée pour prendre quelques clichés.Fait photos toute l’après-midi avec le commandant.

26 août 1915Les autres corps ont des permissions, mais notre brigade n’en a pas à cause de ce

« cochon » de secteur où les Allemands sont trop remuants.Distribution d’effets sur le soir. Nous devons tous être munis de casques et de

tuniques.Dans la nuit, forte canonnade française à Fontaine aux Charmes.

27 août 1915Relevons 7e demain.

28 août 1915Prenons à nouveau le secteur de Saint-Hubert qui devient plus calme. Notre artillerie

semble avoir pris le dessus car les Allemands n’envoient plus que quelques minens.

Dimanche 29 août 1915Notre abri caverne est constitué avec des encadrements de galerie majeure de 1 m 80

et au-dessus de nous il y a des rochers énormes. La liaison est ainsi bien à l’abri.

30 août 1915Quelques blessés par des bombes.

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Camp Deville,essayage des casques,26 août 1915.

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Saint-Hubert, PC du 2e bataillon et liaison, août 1915.

Saint-Hubert, PC du 2e bataillon, abri de la liaison, août 1915.

Louis Viguier

Journal de marche d’un biffin*

(2 août 1914 ~ 19 février 1919)

Ce livre est la transcription intégrale des carnets de guerre del’adjudant Louis Viguier. Il commence à les rédiger le dimanche 2août 1914 à Toulouse et y met un point final le 19 février 1919,veille de sa démobilisation à Versailles.

Féru de techniques nouvelles – il fera une brillante carrièred’ingénieur, dans les chemins de fer, notamment – il fait la guerresans quitter son appareil photo.

Ainsi, il photographie tout ce qu’il n’a pas le temps d’écrire :camarades, installations, champs de batailles, scènes de la vie quo-tidienne, prisonniers, soldats morts au combat, ruines, avionsabattus… Il a également conservé de très nombreux papiers (ordres,états, comptes rendus, messages, courriers…) qui documententses écrits.

Au fil des jours, on suit avec lui le curieux rythme de la guerre :le calme (presque le train-train), l’attente, l’attaque soudaine et lescombats qui s’éternisent, à nouveau le calme irréel d’après la ba-taille.

Ces carnets forment un long « reportage » de l’intérieur, qui aduré cinq ans, à la lecture duquel on ne manquera pas d’êtresurpris par la liberté de ton de l’auteur.

Transcrits par son arrière-petit-fils, Mathieu Teste, les carnetsde Louis Viguier sont publiés dans leur intégralité, illustrés d’unchoix de 220 photographies et autres documents (correspondances,cartes, schémas techniques et dessins).

(*) Les journaux de marche sont traditionnellement l’apanage des officiers, ce quen’a pas voulu devenir Louis Viguier. Le choix de nommer ainsi son propre journalsouligne son désir assumé de se ranger auprès des hommes de troupe, les biffins, sansabdiquer sa liberté de réflexion.

ISBN 978-2-86266-690-7

9 782862 66690726,50€

Ce livre a reçu le label« Centenaire » délivré par la Mission du Centenaire

de la Première Guerre mondialewww.loubatieres.fr