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UN JEU VIDÉO ÉDUCATIF
S ’interrogeant sur le rôle des médias dans l’ap-
prentissage, Jacques Perriault, dans son ouvrage
sur la communication du savoir à distance, en
vient à parler d’un « phénomène de société : le succès
des jeux vidéo » (Perriault, 1996, p. 95). Cette approche
est révélatrice de certaines attitudes adoptées par la
recherche vis-à-vis de l’objet que nous proposons de
traiter : le jeu vidéo est reconnu comme un phéno-
mène de société au cœur d’une réussite économique
exponentielle. Ce statut encourage la recherche à s’in-
terroger sur les formes de médiation qu’induisent les
jeux vidéo, et plus particulièrement sur les savoirs qu’ils
délivreraient de façon informelle, « sans qu’on le
remarque ». En ce sens, les études menées par Patri-
cia Greenfield font véritablement référence dans le
domaine. Elle peut être considérée comme une pion-
nière dans l’analyse des apprentissages véhiculés par ce
média, en ce qu’elle révèle que la pratique des jeux
vidéo encourage entre autres la maîtrise de systèmes
complexes ou développe des compétences de
recherche par induction. Pour ce chercheur, cette acti-
vité constituerait une « pédagogie informelle de la pen-
sée scientifique et technique », le joueur acquérant des
connaissances transférables dans des disciplines
diverses, sans qu’il perçoive forcément sa pratique
comme une situation d’enseignement.
Ainsi, si la recherche scientifique s’est intéressée aux
différents savoirs susceptibles d’être véhiculés par ce
média, elle s’est rapidement préoccupée de son utili-
sation à des fins pédagogiques, montrant par là les inté-
rêts multiples que suscite la conception d’un jeu vidéo
à vocation éducative. Une telle réalisation implique tou-
tefois des difficultés relevant de problématiques qui
n’ont que rarement été évoquées. Il nous semble essen-
tiel de les développer ici tant elles structurent les pré-
occupations quotidiennes d’un éditeur d’œuvres vidéo-
ludiques. Leur mise en évidence ouvrira des voies pour
des recherches ultérieures, futures investigations incon-
tournables si l’on souhaite exploiter de manière adé-
quate les formes originales de médiation que proposent
les jeux vidéo. Nous avons choisi de présenter plus par-
ticulièrement la problématique que suscite la rencontre
des notions de jeu et d’éducation dans le cadre d’une
Le point de vue de l’éditeur ou lesproblématiques du rapprochement du jeusur PC et de la pédagogie : vers un ludo-éducatif qui prévoit une place pourl’enseignant.
Joël PoixDIRECTEUR GÉNÉRAL ADJOINT, EMME
Sébastien GenvoCENTRE DE RECHERCHE SUR LES MÉDIAS
Le sorcier de la série Oncle Ernest, développée par Emme multimédia.
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« Le jeu, associé à un support informatique, n’offre d’intérêtpédagogique qu’à condition que l’utilisateur adopte effectivementune attitude ludique face à la structure qui lui est proposée. »

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œuvre créée sur support informatique. De nombreuses
représentations chez l’individu régissent en effet les
usages qui sont faits d’un ordinateur ou d’une console
de jeu. Comme nous le verrons, il est fondamental pour
le concepteur de comprendre la logique de ces usages,
afin de produire un logiciel qui soit véritablement
ludique pour l’utilisateur tout en atteignant sa vocation
pédagogique.
Difficultés rencontrées
Catherine Kellner, chercheur en sciences de l’informa-
tion et de la communication, s’est intéressée à un cor-
pus de CD-Rom dits « ludo-éducatifs », en interrogeant
la réception qui en a été faite : « Quand bien même les
CD-Rom du corpus proposent des mondes potentiel-
lement ludiques, c’est toujours à l’utilisateur que revient
la liberté de les actualiser en adoptant, ou non, une
attitude ludique. [...] Ceux-ci ne sont pas dupes. Si struc-
turellement l’activité n’est pas ludique, ils en sont
conscients. Inversement, ils perçoivent bien les situa-
tions qui favorisent une attitude ludique de leur part, tout
en restant libres de l’adopter ou non. Le jeu, lorsqu’il a
été pris comme tel, s’est révélé "éduquant" dans la
mesure où il a permis aux joueurs d’expérimenter le réel
et ses règles, de tenter de les reconstruire, d’y parvenir
parfois immédiatement, d’être obligés de renouveler
dans d’autres cas leurs hypothèses » (Kellner,
2000, p. 395). Ainsi, le jeu, associé à un support infor-
matique, n’offre d’intérêt pédagogique qu’à condition
que l’utilisateur adopte effectivement une attitude
ludique face à la structure qui lui est proposée, et que
l’œuvre exploite les possibilités de l’ordinateur en termes
de médiation. Comme nous l’avons souligné, nos prin-
cipales préoccupations résident dans les usages et dans
le rôle que jouent les représentations sur l’utilisation des
objets. Nous nous attarderons donc plus particulière-
ment sur les difficultés que suscite l’usage d’un jeu
vidéo à vocation éducative chez l’enfant, puisque c’est
à ce public que s’adressent principalement les CD-Rom
ludo-éducatifs, et sur un ordinateur personnel, puisque
c’est sur ce type de plate-forme que notre société déve-
loppe.
Tomber le joystickLe jeu vidéo renvoie, dans les représentations que se
fait l’enfant, à un environnement bien précis, dont l’em-
blème principal est la console de jeu. Aussi la concep-
tion d’un jeu vidéo éducatif sur ordinateur personnel
suscite-t-elle de fait une double difficulté. Il s’agira de
faire accepter le logiciel en tant que jeu par l’enfant, mais
également de le faire jouer sur un support qui peut
renvoyer dans son imaginaire à un environnement qui
n’est pas forcément celui du jeu. En effet, alors que la
console de jeu évoque le divertissement, lié à l’univers
télévisuel (le périphérique de sortie d’une console est
habituellement la télévision) et dont les périphériques
d’entrée sont des manettes plus couramment dénom-
mées joypad et joystick, l’ordinateur personnel pour sa
part renvoie à l’univers de la bureautique et du travail,
avec des périphériques d’entrée bien différents de ceux
du jeu console, le clavier et la souris. Ces contraintes
sont prises en compte dans le choix des scénarios et
dans l'écriture des projets. On fait alors appel à cer-
tains types de jeux vidéo qui sont, dans de nombreuses
représentations, liés à l’ordinateur personnel, comme les
jeux d’aventure. À ce titre, les travaux autour des aven-
tures d’Oncle Ernest sont significatifs. Cette série de
jeux reconnue exploite la forme du jeu d’aventure clas-
sique tout en conciliant des projets pédagogiques por-
tant sur la maîtrise de la langue et de l’image, mais
aussi sur les méthodologies de travail, de façon à s’ins-
crire dans un cadre interdisciplinaire, véritable source
d’enrichissement culturel.
Quelle sémiotique pour les enfants?Une autre difficulté, lors de l’écriture du projet, concerne
les capacités d’interprétation des signes. Il est difficile
de trouver des signes ayant le même sens pour tous les
enfants, et plus particulièrement lorsque le titre connaît
une diffusion mondiale. Comment être sûr que la signi-
fication que le concepteur confère à certains signes est
bien comprise par l’apprenant ? Cette préoccupation
est d’autant plus importante lorsqu’il s’agit d’enseigne-
ment, où la compréhension est essentielle dans le pro-
cessus d’apprentissage. C’est un des principaux défis
que suscite la mise en place d’une nouvelle écriture
propre au média vidéo-ludique, et c’est à notre sens l’un
des terrains qu’il faudra défricher en premier lieu dans
l’avenir.
Si ces difficultés ont pu être mises en évidence, c’est
toutefois grâce au succès de certains jeux, succès qu’il
faut également tenter de comprendre pour cerner de
façon empirique quelques-uns des intérêts pédago-
giques des jeux vidéo sur lesquels se concentrent les
éditeurs. De même, les diverses problématiques sou-
levées ne font que souligner la nécessaire présence de
l’enseignant, troisième et indispensable pôle dans la
relation qui se noue entre le média et l’apprenant.
Quelles réussites ?
Un exemple de ce que le support informatique per-
met, et que d’autres formes de médiation ne mettent
en place que très difficilement et avec moins de succès,
c’est la simultanéité des écritures qui évoluent ensemble
au fur et à mesure des actions de l’enfant. Ainsi, un
enfant ne sachant pas encore lire, ou n’ayant pas encore
approché une écriture mathématique précise, pourra-
t-il se référer à d’autres formes de représentation pour
comprendre la notion que l’on souhaite lui enseigner,
la manipulation d’un de ces éléments modifiant alors
de façon dynamique les autres formes se rattachant au
même concept. Cela facilite la compréhension du lien
qui existe entre ces multiples écritures, pour peu que
celles-ci se modifient simultanément. On peut concilier
« En ce qui concerneles jeux développéspour être utilisésdans le cadrescolaire, uneimportante réflexionreste à mener pourpenser le rôle del’enseignant dès leprocessus deconception del’œuvre. »
La série OncleErnest : le canyon, lacrypte et le fleuve.
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image fixe et animée avec du texte et des informations
sonores. Ces caractéristiques, si elles sont réellement au
centre des préoccupations pédagogiques du concepteur,
permettent de s’adapter aux particularités de chaque
enfant, sans qu’il soit bien sûr possible de dispenser un
enseignement totalement individualisé, « sur mesure ».
Monique Linard, chercheur en sciences de l’éducation,
remarque qu’un ordinateur peut être un « partenaire »
pour l’apprentissage, en ce qu’il est un outil auxiliaire
d’une « pédagogie de la découverte », et se détache ainsi
du modèle de l’ordinateur tuteur.
La place de l’enseignant entre jeu et élèveLa présence d’un enseignant (ou d’une autre personne
pouvant soutenir l’enfant) est indissociable d’une situa-
tion d’apprentissage fondée sur un support informa-
tique. Celui-ci aide l’enfant à formaliser ses acquis, s’as-
sure de la bonne compréhension des différents signes
qui lui sont adressés, et l’aide à transférer dans d’autres
situations les connaissances qu’il a acquises par ce
média. Nombre de recherches montrent que l’usage des
jeux vidéo dans une optique pédagogique est perti-
nent si l’on conçoit l’apprentissage de façon construc-
tiviste, où l’apprenant structure son savoir par l’action,
par l’expérimentation. Ce troisième pôle, qu’incarne
l’enseignant dans la situation d’apprentissage, est
d’ailleurs susceptible d’être pris en compte lui aussi
lors de l’écriture du projet. Le logiciel est en mesure de
proposer des informations facilitant le rôle de l’adulte
dans son intervention et de pallier ainsi une certaine rigi-
dité qu’implique la relation homme/machine dans l’ap-
prentissage.
Sur ce point, de nombreuses réflexions sont à enga-
ger. L’étude menée par la société GFK sur le marché des
loisirs interactifs en 2002 montre que la vente des CD-
Rom ludo-éducatifs réalise « pour la première fois une
baisse en volume et en CA de 17 %. Ceci s’explique en
partie par un manque de renouvellement sur ce mar-
ché, et un poids des nouveautés dans l’offre faible »
(GFK, 2002, p. 41). À notre sens, de nombreuses inno-
vations sont à apporter à la fois au niveau des jeux
développés pour être utilisés dans le cadre scolaire et
au niveau de ceux conçus pour un usage « parascolaire ».
En ce qui concerne les premiers, une importante
réflexion reste à mener pour penser le rôle de l’ensei-
gnant dès le processus de conception de l’œuvre. Cette
réflexion doit également porter sur les usages lors de
la situation d’apprentissage, de sorte que ce genre de
projet ne se contente pas simplement d’accompagner
l’équipement des structures par une formation super-
ficielle, sans prévision de suivi ni de soutien sur le ter-
rain. Ainsi, étudiant les raisons de l’échec du système
LOGO en milieu scolaire, Monique Linard en vient à
cette conclusion : « Si la qualité de la médiatisation tech-
nique de l’apprentissage ne vaut que ce que vaut la
médiation des hommes qui l’interprètent et la font vivre
sur le terrain, alors il faut sortir de la division du travail
entre les concepteurs et les exécutants de l’innovation
qui prévaut encore dans la plupart des systèmes édu-
catifs » (Linard, 2002, p. 116). En ce qui concerne les
jeux vidéo parascolaires, il semble important de favori-
ser l’émergence d’un domaine de recherche sur ce
sujet. Cette démarche est fondamentale si l’on sou-
haite exploiter au mieux les possibilités qu’offre cette
technologie, tant en termes de pédagogie que d’enri-
chissement culturel, mais également en termes scien-
tifiques et artistiques.
Un potentiel éducatif qui ne peut êtreignoré
« L’histoire a montré que le statut de l’enseignant n’a pas
été remis en question par l’apparition du livre. Pourquoi
le serait-il par l’introduction du CD-Rom à l’école ? »
(Kellner, 2000, p. 400). De même le jeu vidéo peut-il
tout à fait trouver sa place en tant que technologie édu-
cative si les potentialités qu’il offre sont convenablement
exploitées. En effet, comme nous l’avons montré, et
en dépit de nombreux lieux communs, il présente un
potentiel éducatif qui ne peut être ignoré. Ainsi le sup-
port informatique, allié aux spécificités de la médiation
par le jeu, offre-t-il un terrain privilégié pour un appren-
tissage constructiviste dans lequel le rôle de l’ensei-
gnant est primordial et doit être prévu dans le proces-
sus de médiation. Il permet de faciliter le transfert et la
formalisation des connaissances, tout en s’assurant que
le dispositif de médiation est compris et maîtrisé. Nos
préoccupations se portent donc sur la bonne exploita-
tion des jeux vidéo en termes d’éducation, de façon à
proposer un enseignement défini et « adapté » à l’élève,
tout en concevant une œuvre ludique pour l’utilisateur.
Elles nous imposent de nombreux défis et ouvrent de
multiples questions, dont celle de la constitution d’une
expression intrinsèquement vidéo-ludique. �
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GFK Marketing Services,2002, Bilan logiciels deloisirs Janvier-Décembre2002, GFK.
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Winnicott Donald, 1975,[1971], Jeu et Réalité, l’es-pace potentiel, Paris,Gallimard.
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