Jeanclaude Milner La Politique Des Choses

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ÉDITIONS VERDIER II220 LAGRASSE

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Du MÊME AUTEUR aux éditions Verdier

Pour une politique des êtres parlants. Court traité politique 2, 2011. De l'école, « Verdier/poche », 2009.

L'Amour de la langue, « Verdier/poche », 2009. Dire le vers, avec François Regnault, « Verdier / poche », 2008.

Le Périple structural, « Verdier/poche », 2008. Les Noms indistincts, « Verdier / poche », 2007. Penchants criminels de l'Europe démocratique, 2003. Le Pas philosophique de Roland Barthes, 2003.

Existe-t-il une vie intellectuelle en France? 2002. Mallarmé au tombeau, 1999-

Le Triple du plaisir, 1997. Constat, 1992.

Jean-Claude Milner

La politique des clioses Court traité politique i

Verdier

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Ouvrage édité avec l'aide de la Région Languedoc-Roussillon

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www.editions-verdier.fr

© Éditions Verdier, 2011 ISBN ; 978-2-86432-638-0

Préface

Je reprends un texte paru en 2005 aux éditions Navarin. Au point de départ, la protestation élevée, en 2003, par les psychanalystes, à l'encontre d'un texte légis­latif, qu'ils jugeaient à bon droit dangereux. Était en question l'évaluation des professions « psy » ; il apparut rapidement qu'il fallait examiner de près la notion d'éva­luation en elle-même. Au cours de forums organisés par Jacques-Alain Miller et dans les colonnes du Nouvel Ane, qu'il avait lancé, de nombreux intellectuels et artistes se prononcèrent; je les rejoignis. Vers le printemps 2005, une accalmie provisoire s'annonçait. A l'incitation de Jacques-Alain Miller, je mis alors en ordre l'ensemble des thèses que la conjoncture m'avait amené à expliciter. Ainsi naquit La Politique des choses.

Il n'est pas sûr que la foucade législative de 2003 entre dans l'histoire. Les combats qu'elle a suscités le mérite­raient davantage. L'annaliste de la vie publique en France y reconnaîtrait peut-être un semblant d'événement. À la fin de l'année 2003, pour la première fois depuis bien longtemps, la petite-bourgeoisie intellectuelle eut le senti­ment d'un conflit qui la concernait directement, en tant qu'elle est ce qu'elle est. Pour défendre la liberté de pensée dans le domaine psy, quelques-uns s'adressaient à elle, en lui parlant le langage qui est le sien ; pour la première fois

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depuis bien longtemps, des intellectuels s adressaient à d'autres sans les morigéner ni leur enjoindre de cesser de se conduire en intellectuels. On ne leur demandait pas de se mobiliser pour d'autres, dans 1 oubli de soi ; on leur demandait de se mobiliser pour eux-mêmes et ils consta­taient que ce faisant, ils se mobilisaient pour tous. On ne cherchait pas à les persuader que ce à quoi ils tiennent ne vaut rien, mais on affirmait au contraire que cela méritait quelque effort.

On était plus d'un an après le 21 avril 2002. La péri­pétie faisait encore sentir ses effets ; la petite-bourgeoisie intellectuelle avait cru à la gauche; depuis des décennies, la gauche était son parti, en tant justement qu'il n'était pas seulement le sien. Au soir d une défaite et d une défec­tion, elle se découvrit sans parti. Pire, elle dut bientôt se demander si elle en avait jamais eu. La gauche appa­remment n'avait rien à faire d'elle. Les gouvernements et partis de gauche n'avaient cesse de la maltraiter. Ils lui avaient exprimé leur mépris, la traitant comme un fumier, tout juste bon à fertiliser les terres porteuses des moissons futures (les banlieues, les SDF, les chanteurs de variété, etc.). Ils lui avaient rendu la vie impossible, laissant aller à vau l'eau tout ce qui compte pour elle - l'école, l'hô­pital public, la lecture, le savoir. Voilà qu à l heure de la défaite, elle était mise en accusation; le mal venait des intellectuels et de leur arrogance.

La petite-bourgeoisie intellectuelle en France a une histoire; elle qui avait lancé tous les mouvements importants, depuis 1789 jusqu'à 1968, elle qui jadis avait déplacé le monde, elle mesurait son abaissement; elle

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était devenue un réservoir passif d'électeurs, rendus négli­geables par leur nombre même et par leur fidélité. Il ne fait pas bon être nombreux quand les minorités impor­tent. Qui jamais ne manque à l'appel s'attire le dédain. Secouant un instant les bandelettes de la victime expia­toire, elle eut le sentiment de redevenir un acteur de la scène sociale et politique. Sur un théâtre restreint, certes, mais pour une cause d'envergure. Combien de temps le réveil durerait-il? Les avis se partageaient; quant à moi, je doutais qu'il pût se prolonger. Je n'ignorais pas que l'immonde morale du sacrifice de soi attend toujours son heure, chez ceux qui ne se pardonnent pas de savoir quelque peu lire et écrire. Je ne fus pas détrompé.

Il a suffi que reprenne la rythmique du suffrage. À l'approche de nouvelles échéances électorales, la fenêtre de libre pensée se referma. La petite-bourgeoisie retrouva bien vite ses errements dévots. Elle y mit quelque osten­tation au cours de la campagne présidentielle de 2007 et dans l'année qui suivit. Depuis, la crise financière de l'automne 2008 offrit de nouveaux prétextes à toutes sortes de méprises. Les avanies venues de la droite ont fait oublier les avanies venues de la gauche. Face aux anxiétés de la pauvreté grandissante, la fraction intellectuelle de la petite-bourgeoisie invoque l'excuse de l'urgence pour s'abandonner à ses travers: ne pas se penser elle-même et ne pas penser par elle-même. Habituée à dénoncer les injustices de la prospérité, elle doit changer de rhétorique ; car il semble bien désormais qu'il lui faille dénoncer des injustices tout autres, celles qu'induit le déclin de la pros­périté. Le moins qu'on puisse dire est qu'elle s'y montre

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pataude. Elle piétine dans les défilés; elle larmoie; elle persifle; elle vote. Les drapeaux qu'elle agite ont repris cette étrange et vieille couleur que Molière appelait le gris-rouge. Peut-être devrait-elle se soucier davantage des taches brunes qui commencent à y transparaître. Mais on doute qu'elle ait pris la mesure de la situation.

Faut-il en conclure que les combats commencés en 2003 ont perdu leur enjeu? Bien au contraire; le champ de bataille s'est élargi, il ne s'est pas déplacé. Du côté des puissants, les machines de guerre servent sur une plus grande échelle, mais elles sont restées les mêmes. D'autres combats s'annoncent; leur enjeu est aussi grave, sinon plus ; il n'est pas différent de nature. En tout état de cause, il n'est jamais ni trop tôt ni trop tard pour réfléchir.

Combattre une injustice, c'est bien ; combattre ce qui la rend possible, c'est mieux. Or, l'affrontement instruit. Nous avons désormais appris ce que l'étourderie des uns et la duplicité des autres avaient laissé dans l'ombre: l'évaluation n'est pas un mot, mais un mot d'ordre.

À preuve, son immunité aux renversements de situa­tion. En 2005, j'écrivais dans un monde de prospérité financière. Jamais, depuis la découverte de l'or espagnol, les masses d'argent en circulation ne s'étaient accrues en de telles proportions. Le discours de l'évaluation se flat­tait de répondre à la situation. Grâce à ses procédures, prétendait-il, les hommes formeraient le terreau du profit maximal pour un avenir d'enrichissement indéfini.

Il n'en va plus de même aujourd'hui. La crise est là, la vraie, celle qui fabrique des pauvres par milliers, sur toute la surface du globe. Le discours de l'évaluation en

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est-il rendu obsolète? Certains idéologues le croient; d autres urgences, bien plus pressantes, devraient selon eux retenir les esprits. Je crois tout le contraire. Bien loin de s éteindre avec la crise, le discours de l'évaluation en tirera une force nouvelle; lui qui promettait naguère de contribuer à l'augmentation des richesses, il promettra désormais d'améliorer la gestion de la pauvreté. Avec toujours aussi peu de souci de la souffrance et toujours autant de passion pour l'injustice.

Qui plus est, 1 actualité médiatique n'a pu passer entièrement sous silence quelques formes extrêmes de la souffrance et de 1 injustice. On a pu observer direc­tement que l'évaluation, évangile de la gestion des ressources humaines, pouvait pousser les sujets au suicide. Ni la rhetorique glacée de la rationalité économique ni la raideur doctrinale de la lutte des classes ni les fades consolations de la sensiblerie progressiste ne sont parve­nues a effacer le scandale. Tous masques arrachés, on put reconnaître, pour un temps, la cible à quoi l'évaluation réserve ses coups : le corps mortel de l'être parlant.

J ai donc decide de republier mon texte de 2005,

moyennant quelques retouches. J'ai réduit la place accordée aux circonstances particulières de 2003 ; j'ai pris en compte 1 irruption de la crise et j'ai tenu à expliquer en quoi elle ne modifiera pas les croyances pernicieuses.

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I. Une nouveauté dans le contrôle

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Il y a quelques années, le mot d'évaluation ne retenait pas l'attention. On le lisait dans des textes de lois; des rapports autorisés en faisaient usage ; il ornait le fronton d'institutions censément respectables. Au regard d'autres mots employés par les pouvoirs, il ne paraissait ni le plus barbare ni le plus dangereux. Au fond, il était anodin. Puis il arriva qu'il fallut s'opposer à des décisions iniques. A la fois iniques et consensuelles, tel était le paradoxe. Les motivations se firent de moins en moins discrètes au fil des jours. On discerna vite un entrecroisement d'in­térêts divers, dont certains relevaient tout simplement de projets d'entreprise dans des domaines potentielle­ment fort lucratifs. La santé mentale et les professions dites « psy » ne pouvaient pas ne pas être concernées. D'autres motivations étaient plus doctrinales ; en particu­lier, la volonté d'étendre, par tous moyens, le champ du contrôle social, en y incluant non seulement les actions des individus, mais les individus eux-mêmes, considérés dans leurs dimensions les plus intimes. D'anodin, le mot évaluation devint l'étendard d'une mise au pas.

A chaque objection, si raisonnable ou simplement informée qu'elle fût, était opposé l'argument-maître, celui qui ferme toutes les bouches. Qu'importe que le texte soit

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stupide, nous disait-on ; qu'importe qu'il soit inadéquat, qu'importe qu'il s'appuie sur l'ignorance la plus grossière, il va dans le bon sens, puisqu'il institue une évaluation. Or, mieux vaut une évaluation inadéquate que pas d'éva­luation du tout. Les plus cyniques allaient plus loin, dans le secret des cabinets : mieux vaut une évaluation inadé­quate qu'une évaluation adéquate, parce que la seconde courrait le risque d'être mieux acceptée que la première et du même coup, cesserait d'être ressentie comme évalua­tion. De même que le justiciable ne commence à craindre les juges que si un nombre suffisant d'erreurs judiciaires sont commises, de même le gouverné ne commence à craindre les gouvernants que si ces derniers préfèrent, par principe et sans trop s'en cacher, les mauvaises décisions aux bonnes.

Depuis lors, l'évaluationnisme n'a cessé de se renforcer. Les propositions et les décisions se sont multipliées, touchant tous les domaines. Comme on pouvait le prévoir d'emblée, il ne s'agissait pas du psy en lui-même, mais du psy, tenu, à tort ou à raison, pour le maillon le plus faible. Qui parviendrait à le faire céder, aurait établi, pour les décennies à venir, la toute-puissance et la toute-légitimité de l'évaluation. En lui-même, le mot évaluation est anecdotique. On pourrait sans doute le prendre en un bon sens ; le fait est qu'il est toujours pris en mauvais sens. Quelques ahuris se récrient ; évaluer des décideurs, n'est-ce pas le signe de la démocratie ? N'est-ce pas retrouver l'exigence de rendre des comptes, laquelle, avec le tirage au sort, fonda la grandeur d'Athènes? Les ahuris font semblant de ne

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pas comprendre ce qui se passe. Les évalués aujourd'hui, ce ne sont jamais les décideurs ni aucun des déten­teurs d'une parcelle de pouvoir, ce sont au contraire les gouvernés. Rendre des comptes, reprenons l'expres­sion puisqu'elle plaît, mais comprenons aussitôt qu'elle a été retournée en son contraire; dans la cité antique, le gouvernant devait rendre des comptes en tant que gouvernant ; dans la société qui s'annonce, le gouverné en tant que gouverné sera appelé à rendre des comptes. Il ne sera plus seulement tenu d'obéir, mais il devra rendre des comptes sur la profondeur de sa docilité. Laissons donc de côté les précautions de langage autour du mot évaluation. Il ne s'agit pas de lui, mais des réalités qu'il résume; il s'agit des thèmes dont il est porteur et des procédés qu'il recouvre. Thèmes et procédés prolifèrent, soulevant à chaque fois des colères nouvelles et rallu­mant à chaque fois d'autres batailles autour d'autres décisions iniques.

Une décision peut être inique; il faudrait ne rien connaître de l'histoire ancienne et moderne pour s'en étonner. Qu'elle fasse consensus parmi les décideurs, non pas malgré l'injustice, mais à cause d'elle, cela est malgré tout plus rare; quand le consensus autour de l'inique est obtenu par la force du préjugé, on peut et doit s'in­quiéter. À de tels signes, l'observateur averti reconnaît qu'un système politique se grippe et qu'une société court à la catastrophe. Le phénomène majeur consiste dans l'entrelacement de l'inique et du consensus. L'in­justice cimente le consensus; le consensus fait accepter l'injustice, au prétexte du bien public (ou du progrès

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ou des très nécessaires réformes ou de l'urgence, etc.). L'opérateur d'entrelacement porte aujourd'hui un nom : évaluation.

§ 2

Premier devoir donc : se débarrasser d'une confusion, soigneusement entretenue; l'évaluation dont on nous obsède n'a rien à faire avec ses homonymes. Évaluer, après tout, les professeurs le font dès qu'ils donnent une note, mais ils notent à partir de leur propre savoir. Plus largement, on peut soutenir que toute personne chargée d'une responsabilité devrait rendre compte de la manière dont elle s'en est acquittée ; aux gouvernés d'évaluer les actions du gouvernant, s'écrie la bonne âme. Oui, mais à supposer que de si beaux projets quittent le royaume des songes, les gouvernés évalueraient à partir de leur propre responsabilité de citoyens. Certains épistémo-logues appellent évaluation un geste méthodologique sophistiqué, interne au savoir théorique et mettant en jeu des concepts non triviaux. Chomsky, entre autres, en a discuté avec quelque détail'. L'évaluation des évalua-teurs n'a rien à faire avec tout cela. Elle ne repose ni sur un savoir ni sur une responsabilité civique ni sur une épistémologie. Typiquement, il s'agit d'une opération mercantile ; on commande à un « consultant » ou à une entreprise spécialisée la fabrication d'une batterie de tests afin d'évaluer l'efficacité d'un groupe professionnel ou d'une personne. Ainsi comprise, l'évaluation ne relève pas de la science, mais d'une pratique d'appareil ; elle n'est

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pas interne au savoir théorique, elle lui est extérieure. De manière générale, elle ne requiert aucune connaissance déterminée, ni théorique ni empirique. Par-dessus tout, elle excepte les évaluateurs de toute responsabilité. La compétence de ces derniers consiste idéalement à ne rien connaître de ce qu'ils évaluent et à mettre en marche, à l'aveugle, des procédures fixées à l'avance et censées valoir pour tout. Elle consiste surtout à se mettre à l'abri de toute évaluation les concernant eux-mêmes. Une fois qu'ils ont été engagés - parfois, à haut prix -, ils sont irresponsables et inévaluables.

Sous l'invocation du mot d'ordre Evaluation, à l'ombre de l'homonymie mensongère, se rassemblent des forces multiples et nombreuses. Agences de notation sociale, évaluant les entreprises au regard de la qualité du dialogue qui s'y déroule ; officines proposant leurs services aux Directions des Ressources Humaines, pour les aider à évaluer les employés (entendons : déceler ceux dont il faut se débarrasser) ; méditations sociopolitiques dont la conclusion se laisse résumer par la reprise en ritournelle : « Une seule solution, l'évaluation. » La moindre recherche sur Internet laisse apparaître en un instant des centaines de réseaux. Il n'est pas d'institution qui puisse se vanter d'y échapper.

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En France, l'école a été pionnière; le pédagogisme et les sciences de l'éducation y ont fonctionné comme des précurseurs de l'évaluationnisme. Ils annonçaient ce

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qui s'est aujourd'hui étendu à la société entière. Leurs experts ont fourni aux décideurs les recettes propres à domestiquer ceux qui savent : évaluer ces derniers, conti­nuellement, sans relâche, non pas en fonction de ce qu'ils savent (cela, c'est du ressort des très méprisés concours et examens), mais en fonction de ce que nul ne sait et ne peut savoir, et notamment pas les décideurs. Comme autrefois dans l'agriculture soviétique, les objectifs sont si obscurs et si confus que personne ne pourra jamais les définir, spécialement pas ceux qui les fixent. L'impor­tant n'est d'ailleurs pas qu'ils soient définissables, mais qu'ils soient impératifs, contradictoires et, de préférence, humiliants. Modernisation, non sans conservation du patrimoine culturel (ou l'inverse) ; égalité des chances, non sans promotion des meilleurs (ou l'inverse) ; lieux de vie, non sans apprentissage de la discipline (ou l'inverse); recentrage sur les fondamentaux, non sans attention aux tendances de la mode (ou l'inverse), les expressions varient et se retournent en doigt de gant, mais il n'y a jamais qu'un seul objectif: établir que l'évalué soit insuffisant. Comme les critères unissent à la fois A et non-A, l'évalué, s'il suffit à A, sera insuffisant à non-A (ou l'inverse). À l'issue du processus, s'installe la proclamation d'insuffisance généralisée des évalués, d'où suit leur subordination permanente et, par-dessus tout, injuste. Une fois que le régime de subordination injuste a été établi pour les professeurs, les conséquences se sont étendues à l'ensemble de l'institution d'enseignement. La brutalité des rapports y est devenue la règle, entre élèves, entre élèves et professeurs, entre professeurs et

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parents. Ils sont pris dans une mécanique de subordi­nation réciproque. Ou pour parler plus nettement : de domestication.

Il est possible qu'en France spécialement, l'évalua­tion ait commencé par l'école, parce que cette institu­tion jouait un rôle particulier dans le fonctionnement de la petite-bourgeoisie intellectuelle. Or, cette couche sociale devait être mise au pas ; le projet avait pris corps à Vichy; il retrouva son urgence après Mai 68, à la suite de la Grande Peur qui avait alors frappé les élus, les hauts fonctionnaires et l'aristocratie syndicale. Depuis cette date, la mise au pas s'est poursuivie aux autres lieux de la petite-bourgeoisie intellectuelle. Hôpitaux, théâtres, musées, la liste ne se clôt pas. Il est de fait que l'idéologie de l'évaluation blesse tout spécialement la petite-bour­geoisie intellectuelle en ce qu'elle a de plus précieux et de plus vulnérable: le savoir. La blessure est d'autant plus cuisante que la petite-bourgeoisie entretient au savoir un rapport ambivalent. Il fonde à ses propres yeux ce qui lui reste de dignité, mais elle craint de s'en réclamer publi­quement. L'alliance des sociologues populistes et des gestionnaires a solidement installé l'équation : tout savoir vaut injustice. De là suit que seule l'ignorance est juste. La petite-bourgeoisie intellectuelle ne se dépêtre pas de la confusion. Chauve-souris idéologique, l'évaluation en profite; elle s'accroche à l'ambivalence et s'en nourrit. Elle est savoir, voyez ses ailes ; mais elle méprise tous les savoirs, voyez ses dents.

On se tromperait pourtant à restreindre les effets de l'évaluation à une seule couche sociale. L'évaluation a

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pour ambition d'embrasser la société tout entiere et de la régir de part en part. Qu'elle intervienne au plus haut niveau des instances internationales et nationales, on le constate déjà. Elle sert aussi fidèlement les tenants les plus inflexibles du libéralisme économique que les tendres âmes humanistes, rêvant d'éthique et de juste répartition ; elle peut maintenir les privilèges acquis comme elle peut préparer les réformes les plus imprudentes. À l'échelle du monde, elle rassemble sous sa banniere les modes de gestion européens et états-uniens ; en elle, les deux moitiés de l'Occident se retrouvent; par elle, les deux rives du lac Atlantique Nord se conjoignent. Autant dire qu'elle annonce la réconciliation des hommes de bonne volonté. Mais les appareils ne suffisent pas; à présent qu'ils ont été conquis, le moment est venu de s emparer des personnes. À leur tour d'être évaluées au regard des risques qu'elles pourraient faire courir a la tranquillité générale. Tester les enfants, le plus tôt possible, pour déceler en eux l'éventuel tueur en série, le futur fraudeur du fisc, le rebelle en herbe ; on sait que le projet existe. Il a fait scandale. Ce qu'on sait moins, c'est qu'il est loin de représenter une forme extrême ou tératologique. Bien au contraire, il n'a rien que d'ordinaire aux yeux de ceux qui l'ont conçu. Il s'inscrit dans le plus anodin de l'éva­luation. Celle-ci, pour s'accomplir pleinement, doit de toute nécessité intervenir au plus intime et au plus secret des vies.

Il ne faut pas s'y tromper : si les professions psy comp­tent, ce n'est pas seulement qu elles accueillent une fraction non négligeable de la petite-bourgeoisie intellec­

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tuelle. Quoique cela soit vrai. L'important est ailleurs; bien ou mal, ces professions ont affaire à la plus essen­tielle des limites : le secret des individus. Qu'importe que les psy soient des ânes, ils portent une relique. En s'at-taquant à eux, on poursuit un dessein qui les dépasse; on ne cherche pas à anéantir les porteurs de la relique; on cherche à anéantir la relique dont ils ont la charge. On annonce bien haut qu'on évalue quelques-uns, mais le but poursuivi est autre; il s'agissait naguère, il s'agit aujourd'hui, il s'agira encore demain d'évaluer tout le monde. Évaluer les êtres parlants, en masse et en détail, les évaluer corps et âme, cela s'appelle un contrôle. Un contrôle sans limites.

§ 4

Quand le même contrôle prétend à la fois régner sur les institutions externes et au cœur du for interne, on peut et on doit s'agiter. Si du moins on se soucie des libertés. Sur ce que sont les libertés, les habiles et demi-habiles se plaisent à ne pas tomber d'accord; soit, accordons-leur ce divertissement. Mais, habile ou pas, tout esprit un peu sérieux sait quelles leçons il faut tirer des exemples. Ils permettent de conclure : les libertés ne sont pas fondées sur le droit, mais sur la force. Être libre, c'est avoir des pouvoirs et les exercer. Une seule question mérite d'être soulevée : comment obtenir que le plus faible puisse être matériellement libre en face du plus fort ? Ou pour parler plus nettement encore: comment obtenir que le plus faible ait des pouvoirs ?

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À cet égard, les garanties juridiques et institution­nelles paraissent un habillage, souhaitable sans doute, mais irrémédiablement illusoire. Le véritable ami des libertés s'en tient à une conviction ; mis à part les contes de fées où le faible devient fort (rêve révolutionnaire), il n'est en dernière instance qu'un seul garant materiel pour les libertés effectives. Nécessaire, même s'il n'est pas suffisant, il consiste dans le droit au secret, garanti au plus faible à l'égard du plus fort. Or, l'évaluation ne sera satisfaite que si ce droit est aboli et spécialement pour l'individu.

Tout peut basculer alors. Contrairement aux légendes qui courent dans les démocraties, 1 individu n est pas le lieu géométrique de la force ; il est le lieu géométrique de la faiblesse. Il est faible par rapport à toute espèce de regrou­pement ou d'institution - famille, foule, masse, admi­nistration, État, etc. -, seraient-ils animés des meilleures intentions. Tout ce qui tend à lui retirer un appui maté­riel doit mettre en alerte.

Le recours croissant à la statistique doit mettre en alerte. L'individu compte pour un ; affirmation triviale si l'on ne l'entend pas strictement : il s'agit de l'un arithmé­tique. Mais dans la statistique, justement, l'un arithmé­tique ne fait aucune différence.

L'un arithmétique a une forme vivante, qui est l'in­dividu; l'individuel a une forme discursive, qui est le cas. Tout ce qui touche aux discours du cas doit donc mettre en alerte. Qu'on y jette le trouble, par erreur ou à dessein, et les libertés individuelles entrent en dégénérescence. Au premier rang de ces discours, le

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médical et le psy. L'évaluation en a fait ses objectifs stratégiques.

Que l'intimité de l'individu soit branchée sur la norma­lité de groupe, de tels raccordements doivent mettre en alerte. Et cela, quel que soit le groupe et quelle que soit la légitimité de ses demandes. Seul le droit au secret assure la déconnexion entre singulatif et collectif; seule cette déconnexion assure la résistance à la force du contrôle. Résistance que le plus faible oppose au plus fort. Non pas une résistance passive, mais une résistance active. Non pas une résistance morale, mais une résistance matérielle, usant de la propriété que Kant reconnaissait à la matière : l'impénétrabilité.

L'évaluation au contraire, vise à tout reconnecter et à pénétrer partout. Le mot d'évaluation, les techniques qui s'en réclament, l'idéologie qui s'en articule, poursui­vent un seul dessein ; que du plus grand au plus petit, du plus public au plus secret, la même logique soit mise en œuvre et que cette logique s'accomplisse, directement ou indirectement, comme une obéissance. Cela doit mettre en alerte, ai-je dit.

Mais qu'ai-je à parler d'alerte? Cela doit inspirer la terreur. A suivre des voies analogues, les esprits les plus grands, animés des intentions les plus pures, ont jadis provoqué des tragédies. Osera-t-on ajouter que de nos jours, il n'y a ni grand esprit ni intentions pures ? Il est arrivé au cours des temps que les libertés périssent par trop d'amour de la liberté. Rien de tel aujourd'hui; du début jusqu'à la fin, d'un bord à l'autre, règne la détestation des libertés. Quantification brute, contrôle.

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domestication, routine, tels sont les effets recherchés et obtenus. L'évaluation généralisée met la main sur tout l'existant, pour le transformer en un vaste magasin de choses évaluables. La doctrine qui la soutient ne mobilise aucune pensée ; sauf une seule ; la raison du plus fort.

II. Politique des choses et politique des hommes

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Il y va de la politique. L'expansion de l'évaluation, son caractère apparemment irrésistible, ne se compren­nent bien qu'au regard de la promesse dont elle est porteuse : grâce à elle, croit-on, les choses pourront enfin gouverner. Se gouverner elles-mêmes et gouverner les hommes. Que le gouvernement des choses se substitue aux misérables décisions humaines, ce fiit un rêve du dix-neuvième siècle. Il dure encore. Dans sa version de gauche et dans sa version de droite, au point de bifiir-cation entre utopie sociale et technocratie, le gouverne­ment des choses a connu bien des variantes et bien des légitimations. Tantôt les sciences de la nature, tantôt l'idéologie du progrès technique, tantôt la planification, tantôt la pure et simple mise en ordre administrative ou comptable. Sans parler des variantes mixtes. Toutefois le mouvement est toujours fondamentalement le même : les choses décident à la place des hommes.

On pourrait sans doute argumenter que la politique devrait être justement le contraire. Qu'elle a commencé, dans l'histoire, et qu'elle commence, chaque jour, en chaque sujet, par l'affirmation: les choses ne gouver­nent pas. Alors on pourrait aborder sérieusement une autre question ; si les choses ne gouvernent pas, peut-on

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gouverner les choses ? ce qui mène à une autre question : peut-on gouverner ? Mais peut-être ne faut-il pas que ces questions soient posées. A qui souhaite imposer le silence, le gouvernement des choses offre effectivement de grands avantages. Il dispense de toute politique.

Il en dispense tout le monde; il en dispense plus spécialement les hommes politiques. S'ils veulent tant soit peu continuer d'exister sous le gouvernement des choses, ils doivent faire de nécessité vertu et se réserver, comme un privilège, le résidu de mission que les circons­tances leur abandonnent: traduire en langage humain les contraintes non humaines. Au gré des lexiques, cela s'appellera la pédagogie ou la communication ou le story telling. Quand la réalité des votes ne se plie pas aux plans les mieux préparés, quand les mesures les mieux ficelées ne soulèvent pas une adhésion immédiate, quand des promesses d'avenir provoquent le bâillement, on dénonce une faute de pédagogie ou le manque de communica­tion. On pourrait aisément railler ce langage. Mais il est révélateur d'une croyance qui n'a rien de risible. Ainsi entendue, la pédagogie se ramène à la pure et simple leçon de choses ; il s'agit de faire accepter à tous la conviction que personne ne peut jamais rien changer à rien. Ce que les bons gouvernants proposent aux gouvernés passe pour inévitable, puisque tel est l'ordre des choses ; les gouver­nants se reconnaissent un seul devoir: bien communi­quer. Les gouvernés sont priés de s'imposer le devoir symétrique : bien écouter.

L'homme politique ne se privera certes pas d'égayer ses contes de quelques fleurs de rhétorique ; c'est tout ce qui

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lui reste et c'est le secret des bons pédagogues. Suivant la taille et la disposition des fleurs, on distinguera des styles. Certains pratiquent le style sévère, ils sont très respectés, mais peu aimés. D'autres pratiquent le style souriant, il leur arrive de devenir populaires, mais on hésite à les estimer. Les meilleurs alternent admonestations et sourires, parfois dans la même phrase. Coup de cravache de la force, caresse de l'adjectif tranquille, les Français s'en souviennent; impitoyable diagnostic de fracture, compensé par le mot social, porteur d'une promesse de soins attentifs : la thématique de la « fracture sociale » passe pour avoir fait gagner une élection incertaine ; raideur du conservatisme, infinie douceur de la compassion, on aura reconnu l'oxymore de George W. Bush, compassionate conservatism. En quelque style que ce soit, les uns et les autres partagent le même projet: se présenter en inter­prètes fidèles, se borner à expliquer aux peuples médusés ce que sont les injonctions des choses.

§ 6

Le marxisme est exemplaire. Il prétendait unir en un point, appelé la Révolution, deux entités absolument étrangères l'une à l'autre: l'acte politique le plus indé­pendant des choses — le soulèvement pour la liberté — et le discours venu des choses elles-mêmes, mis en mots par le matérialisme historique. La dialectique était censée opérer le nouage. On sait ce qui arriva. Le nœud ne se noua pas. Dès qu'on sortit des programmes pour en venir à la mise en œuvre effective, les choses finirent par

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imposer leur règne et la politique s'évanouit en oppres­sion. Staline, mieux que personne, incarna ce destin. Sans doute en pleine conscience de ce qu'il faisait, il choisit de tout transformer en choses : la politique, les hommes, l'histoire, Staline lui-même. Le règne absolu des choses, il l'appelait la mort ; il affirmait qu'à la fin, il n'y a qu'elle qui gagne. D'où il suit que celui qui veut à la fois vivre et gagner doit mettre à mort tous les autres. Staline avait pris au sérieux le gouvernement des choses; il conclut que ce gouvernement ne mène pas à la vie heureuse, mais à l'indifférence d'un monde sans vie. Il choisit de faire naître un tel monde. On ne sera pas surpris que l'art stalinien ait tant donné aux architectures massives et aux statues gigantesques. Tout devient caillou. La révolution est un rêve de pierre.

L'avocat du diable proteste : Staline appartient au passé. Qui se soucie de lui, sinon pour le dénoncer? Qu'a-t-il à faire avec l'évaluation ? Elle vient de tout à fait ailleurs ; politiquement, elle vient de la démocratie; historique­ment, elle vient du monde anglo-saxon et de l'économie de marché ; en France, elle a été portée par des adversaires résolus du stalinisme ; parmi ses promoteurs, l'éventail est large, mais on y rencontre plus d'héritiers du personna-lisme chrétien ou de l'individualisme possessif que d'hé­ritiers du marxisme. Quant à ceux qui sont passés par le marxisme, ils ont bien souvent fait leur acte de contrition. À l'avocat du diable, il faut répondre : objection rejetée. Le fait que deux droites n'aient aucun point commun, cela les définit comme parallèles et comme ayant même

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direction; ainsi en va-t-il parfois des discours. Comme le marxisme en son temps, quoique par des voies tout autres, l'évaluation est un épisode de la longue histoire du gouvernement des choses. En cela réside son utilité pour ceux qui se veulent ardents défenseurs de la démo­cratie moderne.

Car la démocratie moderne ne remet pas le gouverne­ment aux hommes, elle le remet aux choses. En cela, elle rompt aussi absolument qu'il est possible avec tout ce qui s'est présenté comme démocratie, depuis l'Antiquité jusqu'à la Révolution française. Seule la conservation du nom a pu masquer un tel renversement, mais la mutation ne fait pas l'ombre d'un doute. Tocqueville l'avait décrite ; Balzac, Dickens et Baudelaire, aussi : l'émergence d'une société humaine qui ne soit, prise dans son ensemble, que la Chose sociale, composée d'une myriade d'associations, de regroupements, de solidarités, d'individus même qui sont autant de choses, animées par la force d'inertie de leur mouvement interne. Au plus loin de Périclès et de Rousseau, certains doctrinaires en perdent tout bon sens ; la démocratie, ce serait, chantent-ils d'une voix émue, la possibilité que le pouvoir revienne à n'importe qui. Malheureux, ils ignorent que le « n'importe qui » n'est rien de plus et rien de moins que la Chose sociale projetée en individus. Le « n'importe qui » vire instantanément au n'importe quoi. Dans ce miroir qu'on lui tend, chacun se voit pétrifié.

Démocratie, avez-vous dit? On croirait rêver si l'on ne savait pas que les impropriétés lexicales triomphent

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de presque tout. La présence maintenue du mot démo­cratie suffit apparemment. Il est vrai qu'ainsi entendue, la démocratie moderne se réduit à une démocratie verbale. Mais précisément parce qu'elle est verbale, elle peut établir le gouvernement des choses et le faire passer pour un progrès du genre humain.

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La démocratie, dit-on, c'est l'égalité; mais quoi, les êtres parlants sont incommensurables et insubstituables ; cette incommensurabilité fait la substance de leurs libertés. La question se pose alors: quelle égalité peut-on insti­tuer entre incommensurables? Athènes avait rencontré le problème, sans jamais le résoudre; les hommes de 1789 l'avaient non seulement rencontré, mais ils l'avaient traité ; si les êtres parlants doivent rester réellement libres, déclara-t-on en 1789, il faut que leur égalité soit formelle. Sinon qu'il nous faut parvenir aujourd'hui à réentendre ce qu'il y a de matériel dans la référence aux Formes. Les libertés formelles sont les seules qui touchent au réel. « Libres et égaux en droits », le mot droits est nécessaire à empêcher que libres et égaux ne soient contradictoires. Mais la démocratie verbale ne l'entend pas ainsi ; elle veut l'égalité substantielle. C'est-à-dire l'égalité imaginaire et irréelle, l'égalité passive, imitant la substance de la pierre brute. Pourquoi ? Parce que tel est le type d'égalité qui convient aux choses.

Voulant l'égalité pétrifiée, elle range les êtres parlants du côté des choses ; du même mouvement, elle les plonge

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dans l'espace du commensurable et du substituable. La démocratie verbale proteste contre le règne du chiffi-e, mais elle l'installe. Quitte à en couvrir la nudité, comme font les prudes et les pudibonds. Elle ne cesse d'inventer des discours feuilles-de-vigne; parmi ceux-ci, l'évalua­tion est sûrement l'un des plus insinuants et l'un des plus efficaces. Grâce aux étalonnages qu'elle permet, les maîtres de la démocratie verbale peuvent se flatter d'avoir enfin établi l'égalité sur des bases solides. Avec le bénéfice supplémentaire que les inégalités, quand on en a besoin, ne seront plus qu'une forme dérivée et supportable de l'égalité. Puisque les individus sont requis de ne plus opposer aucun secret à l'évaluation, on aura étendu le règne de l'égalité à des confins où l'incommensurable paraissait irréductible; l'intime se résorbe en profils et types, qui sont autant de classes d'équivalence. Une ento­mologie du n'importe qui.

Conséquence inévitable : les libertés passent aux profits et pertes, et avec elles le droit au secret qui en était le support matériel. Quant à l'égalité ainsi obtenue, elle n'est plus une égalité d'êtres parlants ; elle est bien plutôt l'égalité des grains de sable, indéfiniment substituables, parce qu'indiscernables. L'évaluation amorce la transfor­mation des hommes en choses ; elle en annonce l'achève­ment prochain ; que dis-je, elle l'installe.

Sinon qu'il ne faut pas que cela se sache. Si vraiment la réalisation de la société idéale se paie d'une transfor­mation des hommes en choses, on conçoit que même les plus endurcis des modernes hésitent à se l'avouer. Le

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nom de démocratie n'y survivrait pas ; or il doit survivre, serait-il réduit à une vibration sonore. Sans ce mot séduc­teur, la réalité de l'obéissance généralisée risquerait de ne plus pouvoir être déniée. La transparence absolue requiert la dissimulation absolue.

Les ressources de la spiritualité peuvent servir. Toute spiritualité est dissimulatrice. Fonder la démocratie sur la Bible, les Etats-Unis s'y dévouent depuis longtemps. L'Eu­rope, sur ce sujet, est obligée de se montrer plus rusée. Le christianisme sans doute, mais qu'il se fasse social-chris-tianisme. En France, le catholicisme peut espérer d'être surpuissant, mais à condition de se déguiser en progres­sisme, ouvert à tous vents. Dans les vieux pays, le recours le plus efficace demeure encore celui qui divise le moins, autrement dit: le vieux recours humaniste. Les effets d'équivoque du nom d'homme sont connus de long­temps. Pour moderne qu'elle soit, la démocratie verbale ne saurait se refuser un talisman si éprouvé. A ce moment précis du jeu, l'évaluation abat sa carte maîtresse. On y lit une nouvelle définition de l'homme, propre à tout conci­lier. La définition tient en une équation : être pleinement un homme, c'est savoir obéir pleinement aux choses.

En un instant, la partie est gagnée. Quand on évalue un être parlant et qu'on réussit ainsi à lui assigner une place dans l'ensemble des choses évaluées, on l'élève du même coup à la dignité d'homme. Quand un être parlant accepte l'évaluation qu'on lui appose, il accomplit deux gestes à la fois, dont l'un le grandit à ses propres yeux et dont l'autre l'abaisse au niveau le plus moyen possible. L'homme évalué est plus homme que les autres parce qu'il est plus

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assimilable aux choses et par là plus disposé à ne pas dévier d'un pas hors du chemin de l'obéissance aux choses. Mais étant plus homme que les autres, il se pose en exemple pour tous ; il donne à comprendre que l'égalité commence avec lui. Entendons la « bonne » égalité, la moderne, celle qui abolit passivement les libertés ; pas la « mauvaise », qui les confirme activement. Plus les choses gouvernent, plus les hommes s'humanisent. Plus les hommes s'humanisent, plus ils s'égalisent. Plus ils s'égalisent, plus ils deviennent semblables à des choses. Plus ils deviennent semblables à des choses, plus ils se fondent dans la masse indistincte où s'abolit la distinction entre choses qui gouvernent et choses gouvernées. Plus la distinction s'abolit entre gouver­nants et gouvernés, plus le mot de démocratie se consolide. Moyennant cet art des retournements, tout est en place pour que l'évaluation se présente comme un humanisme démocratique de type nouveau. Cet humanisme aura la consistance et la couleur du béton ; il rendra aussi inhabita­bles que possible les espaces politiques et sociaux du siècle à venir. Que l'Europe des eurocrates se veuille évaluatrice, nul ne s'en étonnera.

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Le nom d'Europe a lui aussi été frappé d'équivoque. Comme le nom de démocratie dont elle se réclame. Il fut un temps sans doute où l'Europe concernait les êtres parlants. Après tout, la question des langues y fiit déci­sive. À l'appui des langues, les œuvres de la culture et les droits de la pensée légiste. On conçoit qu'à une Europe

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parlante, qu'à une Europe des langues, des œuvres et des libertés, on voue quelque tendresse. Certains tiennent que les divers traités et élargissements en promettent et en permettent la réalisation.

J'avoue que je n'y ai jamais cru. L'Europe passée, selon moi, n'a pas les mains pures ; l'Europe promise n'a pas de mains ; son absence de mains la rendra criminelle, comme elle l'a déjà été quand elle avait des mains. Je m'en suis expliqué ailleurs.

Indéniable, l'infinie différence de l'Europe promise à l'Europe réalisée. On a répété à l'envi que le temps régle­rait tout. Chaque phase de l'Europe réalisée était une étape dans la longue marche qui mène à l'Europe promise ; le fait que la réalisation présente des défauts attestait qu'elle était une étape ; plus grands et plus nombreux étaient ses défauts, plus ils rendaient nécessaire une étape ultérieure; plus une nouvelle étape était requise et plus on s'inscri­vait dans la logique du progrès. Là où le péché abonde, la grâce surabonde, avait écrit Paul de Tarse ; là où l'Europe réalisée défaillait, l'Europe promise, un jour, se surréa­liserait. Chacun de ses défauts, chacun de ses échecs, chacune de ses fautes méritaient d'être traités comme la réaffirmation d'une bonne nouvelle. Aujourd'hui, la patience, apparemment, commence à se lasser.

Mais une autre question doit être posée, autrement plus dramatique : serait-il possible que certains construc­teurs de l'Europe n'aient rien à faire de l'Europe des œuvres et des libertés; serait-il possible qu'ils projettent de construire une Europe qui ne soit nullement un lieu pour les êtres parlants ? Serait-il possible une fois de plus

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qu'à vouloir l'Europe, on s'unisse sur une homonymie ? L'Europe d'aujourd'hui n'est pas un lieu pour les êtres parlants ; on le constate. Peut-elle le devenir ? J'en sais qui l'espèrent de bonne foi. On peut craindre au contraire qu'elle ne soit pas faite pour le devenir; plus exactement, on peut craindre qu'elle soit faite pour ne pas le devenir. Parce que le projet réel de certains, que l'on peut désigner, est justement qu'elle ne le devienne pas. L'Europe, selon eux, doit installer le gouvernement des choses.

Entre l'Europe des œuvres et l'Europe des choses, le nom d'Europe demeure, mais tout est inversé. D'ores et déjà, la balance penche vers la seconde, au détriment de la première. Non pas par hasard, mais par dessein. De porte-parole en porte-parole, on est déjà censé ne plus entendre en Europe qu'une seule voix : celle des choses qui gouver­nent. On a beau jeu d'invectiver contre les eurocrates. Imagine-t-on, sur une scène de vaudeville, acteurs plus empruntés ? Ils ne prennent même pas la peine de savoir leur texte, tant ils sont persuadés que par leur bouche, les choses parlent. On a beau jeu de railler l'aphasie des hommes politiques pro-européens. On est en droit de trouver mauvais que leurs propos se terminent si souvent en récriminations contre les peuples, coupables de ne pas être convaincus par des balbutiements. Ils sont trop bêtes, dit le renard europhile, dépité. Quant à l'eurolâtre, recru d'échecs et suintant de rancune, il se renferme en son autocélébration: « Je trône dans l'azur comme un Sphinx incompris. » Un pas de plus, et l'on proclamera bien haut que l'Europe est une affaire trop sérieuse pour être confiée aux êtres humains.

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Mais l'aphasie, les balbutiements, les récriminations, les ritournelles ne trahissent pas une insuffisance des personnes. Tout vient du processus lui-même. Je ne crois pas à 1 Europe promise des œuvres et des libertés, mais si d'aventure elle pouvait s'établir, je ne la craindrais pas. Quant à ceux qui y croient, quelques-uns méritent l'es­time. Aussi ne leur imposerai-je pas mon doute. Qu'ils me permettent du moins de penser à eux avec tristesse. L'Eu­rope réalisée n est pas et ne sera pas celle qu'ils veulent. Elle sera celle qu'ils ne veulent pas. L'Europe comme variante du gouvernement des choses, cela leur lèvera le cœur. Dans ce monde éteint, l'évaluation régnera. L'éva-luateur ne sera pas un instrument du pouvoir, il sera le pouvoir même.

/ / / . M e n s o n g e s d e l ' e x p e r t i s e

§ 9

Le mensonge, commun à Staline, aux démocrates verbaux et aux doctrinaires de l'Euroland, consiste à prétendre que les choses parlent. En vérité, les choses ne disent rien. Elles se montrent en silence. Si parole il y a, il faut que quelques-uns parlent à leur place. En sorte que le gouvernement des choses, tant espéré par les utopistes de naguère et d'aujourd'hui, est, dans les faits, tombé aux mains des porte-parole des choses. Porte-parole d'un silence, il leur revient de combler ce silence à partir de leurs croyances les moins fondées. Les soi-disant porte-parole des choses ne sont au vrai porte-parole que d'eux-mêmes; ils se proclament eux-mêmes porte-parole et la parole qu'ils portent, ils la tirent de leur seule enflure personnelle.

Ainsi voit-on, dans les États modernes, les gouver­nants se faire aider par des traducteurs qui leur soufflent à l'oreille le discours censément tenu par les choses. De même que le gouvernement des choses peut prendre des formes variées, la figure du traducteur peut varier, elle aussi; on a connu l'homme du parti, qui parle au nom de l'objectivité d'une décision prise au Comité central; on connaît aujourd'hui l'homme de dossiers, qui parle au nom d'une objectivité réglementaire, celle de la trop

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fameuse administration française, relayée par la trop fameuse administration européenne. Ou toute autre administration. On connaît le fournisseur de sondages, dont tout le secret consiste à traiter les opinions comme des choses. Quant a la langue qu'on attribue aux choses, elle mêle inconsidérément les jargons, entre adminis­tration et technostructure. Les dossiers des grands et petits commis alimentent les calculs statistiques ; les calculs statistiques confortent les dossiers. Plus quelques mots d anglais pour débutants ; la conviction naïve s'est répandue depuis quelque temps déjà: les choses parlent anglais. Elles n en sont, maigre tout, pas encore au stade de la phrase ; quand la phrase est requise, l'interprète s'en réserve la construction. Mais il faut alléger la tâche des gouvernés ; cocher des cases, répondre par oui ou par non, après tout, cela suffit souvent pour manifester qu'on a bien compris ce que les choses ordonnaient. Question­naires, manuels de statistiques élémentaires, règlements inextricables, lexiques convenus et syntaxes misérables, lambeaux de pidgin, ainsi se compose, à la manière d'Ar-cimboldo, la figure de l'expert, indéfiniment variée et indéfiniment monotone.

§10

Entre experts, la compétition est de règle. La nouveauté de 1 heure est qu'en matière de ressources humaines, l'éva­luation a remporte la mise. Elle s'inscrit désormais comme expertise suprême. Elle peut expertiser toute autre exper­tise. Elle dit ce qui est administrativement souhaitable ou

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pas, ce qui est socialement conforme ou pas, ce qui est politiquement opportun ou pas. Elle va jusqu'à décider de ce qui est scientifique ou pas. Non pas parce qu'elle aurait elle-même un statut scientifique; il est manifeste qu'il n'y a pas de science de l'évaluation. Tout au plus peut-on lui attribuer des techniques, et encore ; ce ne sont au vrai que de petites pratiques bureaucratiques. Mais en cela justement réside sa force: n'ayant aucun contenu propre, l'évaluation est inévaluable. Nouvelle définition de l'être suprême: celui qui évalue tous les autres et ne saurait être évalué.

Reste qu'il y a un paradoxe de l'expertise scientifique. Une science qui mérite son nom se structure sur le mode de l'après-demain ; toute proposition qui y est avancée ne vaut que par la proposition, encore inconnue, qui sera formulée non pas demain, comme une conséquence, mais après-demain, comme ce qui troublera les consé­quences. Cette structure à la fois logique et temporelle fonde ce qu'on appelle la recherche. La recherche n'est pas faite pour confirmer et continuer, elle est faite pour infirmer et rompre.

L'expertise, elle, fonctionne sur le mode de l'avant-hier. Elle répond à une demande venue des décideurs: « Dites-moi ce qu'il en est aujourd'hui, dites-moi ce queje dois savoir, ni trop ni trop peu, sur l'état des choses. » La réponse pour être utilisable, doit être certaine. Or, il n'y a de certain que le passé. Conséquence: toute expertise qui se présente comme scientifique est au mieux scienti­fiquement dépassée, toujours déjà dépassée ; au pire, elle est hors-science, toujours déjà antiscientifique.

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On savait déjà que l'évaluation scientifique n'a rien à voir avec l'évaluation dont se réclament les experts évaluateurs. On apprend à présent que l'expression « expertise scientifique » est une contradiction dans les termes. De plus en plus souvent, pourtant, des exper­tises sont produites par des institutions de recherche. Le ricanement s'impose: un chercheur qui se présente comme un expert, ne peut être qu'un très mauvais chercheur ou un très mauvais expert. Généralement les deux. Le premier devoir d'une institution de recherche qui voudrait mériter son nom serait de se refiiser à fabri­quer le moindre rapport d'expertise; le premier devoir d'un chercheur appartenant à cette institution serait de s'opposer à l'usée impropre qui est fait d'un label qui est aussi le sien; le premier devoir d'un esprit éclairé serait, confronté à un rapport d'expertise émis par une telle institution, de n'en pas tenir compte. Quand l'ins­titution relève du secteur public, le premier devoir d'un contribuable serait de réclamer des éclaircissements sur l'usage qui est fait de son argent et le premier devoir d'un citoyen serait de protester contre un jeu de bonneteau où ses droits risquent à chaque instant d'être escamotés.

§11

Au paradoxe constitutif de toute expertise, l'évalua­tion apporte son paradoxe propre. Elle doit évaluer ; pour évaluer, elle a besoin de critères; mais elle ne saurait en avoir. Sa totale absence de contenu l'établit en position d'expertise suprême, mais en retour elle lui rend apparem­

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ment impossible d'exercer sa mission. Par bonheur pour elle, l'évaluation est plus rusée qu'on ne croit. N'ayant aucun critère, elle peut bien entendu s en fabriquer au gre des besoins de ses commanditaires ; solution efficace, mais grossière. Une solution autrement plus raffinee consiste en une sorte d'autogénération des criteres. En tant qu ex­pertise, l'évaluation ne posera en dernier ressort qu'une seule question au discours qui lui est soumis : peut-il se transformer lui-même en expertise?

Une illustration fascinante est fournie par la trop fameuse Evidence Based Medicine (EBM OU « Médecine Factuelle »)\ Le concept a été développé par des épidé-miologistes canadiens au début des années quatre-vingt ; le terme lui-même semble avoir été introduit en 1992-; aujourd'hui, cette version du discours medical constitue la règle d'or des agences d'évaluation (mieux vaut dire golden rule, quand on va dans le monde). On peut la résumer ainsi ; I'EBM est une démarche qui nécessite les étapes suivantes : i. La formulation claire et precise d une question clinique à partir d'un problème clinique donné (que faire?) ; 2. La recherche d'articles pertinents dans la littérature (quel article lire?); 3* L evaluation systéma­tique de la validité et de l'intérêt des résultats, combinée à la mise en forme des preuves qui sont a la base des décisions cliniques (quel article croire ?) ; 4. L intégration de ces preuves dans la pratique medicale courante afin de répondre à la question posée au départ.

On discerne d'emblée qu une question demeure en suspens; à suivre la procédure étape par étape, est-on

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assuré d obtenir une efficacité thérapeutique particulière ? Rien dans les faits ne le garantit. Dès lors, la supériorité dont on crédite I'EBM ne ressortit pas à la médecine; elle est strictement interne à la procédure évaluative : I'EBM est meilleure parce qu elle évalue les articles publiés ; parce qu elle évalue, elle est elle-même plus facilement évaluable; parce qu'elle est plus facilement évaluable, elle est d emblee mieux notee. Circularité des évaluateurs. Mais à quel signe extérieur reconnaît-on que I'EBM est plus tellement évaluable? Tout simplement à ceci que le médecin conforme à I'EBM peut fonctionner comme un expert socialement reconnu. Auprès des compagnies d assurances, auprès des comptables des systèmes de sante, auprès — last but not least — de la police. À dire vrai, I'EBM propose un nouvel idéal de la médecine: la médecine légale, telle que les romans policiers et les séries télevisees anglo-saxonnes l'ont récemment exaltée. On mesure a quel point la référence thérapeutique a perdu sa pertinence; 1 acte médical suprême dans I'EBM, ce n'est pas la guerison, ce ne sont même pas les soins et les trai­tements, c est 1 autopsie. De fait, le médecin qui aurait pour projet de sauver des vies se met par là même hors évaluation; l'issue d'un traitement n'est-elle pas irré­ductiblement aleatoire ? Les compagnies d'assurances en savent quelque chose, ainsi que les cabinets d'avocats. Le médecin qui soigne ne saurait être tenu pour un expert. Le seul medecin qui fonctionne comme un expert est celui qui travaille sur du certain, mais il n'y a de certain que la mort. Le primum non nocere de la tradition hippocra-tique fait place à la recherche de preuves et à la résolution

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d'énigmes — médicales, biomédicales, épidémiologiques ou policières, qu'importe.

§12

On sait que la Direction générale de la Santé en France se préoccupe de la prévention du suicide. L'Inserm lui a récemment proposé un programme de recherches intitulé « autopsie psychologique' ». La procédure d'ensemble est d'une simplicité à l'ancienne : collecter dans l'entourage du disparu le plus grand nombre d'informations (détails sur le mode de suicide, sur la personne, sur sa famille, etc.). On pourrait certes gloser sur la forme particulière que prend ici l'intérêt pour l'individu; comme si, à l'ho­rizon de la statistique et des choses, l'individu n'était admissible qu'à l'état de cadavre. Il n'y a de bon individu que mort, la devise rappelle quelque chose à ceux qui s'intéressent à l'histoire des Indiens d'Amérique.

Mais quant au fond, il faut bien le dire, rien de bien nouveau. Durkheim avait franchi le pas décisif; l'Inserm se borne à en développer les conséquences en les ornant d'un vocabulaire inédit. Mais ce vocabulaire justement doit retenir l'attention: pourquoi l'émergence du mot autopsie dans un domaine où jusqu'à présent, il n'avait pas d'usage ? comme son nom l'indique, l'autopsie engage la vue et qui plus est la vue directe d'un objet - non pas un mort, non pas une dépouille, mais un cadavre. Hormis le funèbre, quel rapport avec l'investigation après coup auprès d'un entourage ? Dans une telle investigation, tout dépend de récits indirects, où la simple vue est d'emblée

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exclue. Il s agit d'une enquête de type classique, plus minutieuse sans doute qu'une enquête de voisinage, maie guere differente en son principe. Alors pourquoi parler d autopsie On tient la au mieux une analogie inutile, au pire une falsification. Aucun doute possible : on n'emploie un mot impropre que si l'on trouve quelque avantage à 1 employer. Or, 1 avantage se laisse saisir immédiatement : le mot d autopsie fonctionne comme un label d'expertise. Puisqu'il n'y a d'experts en médecine que par l'autopsie, le spécialiste qui parle d'autopsie psychologique fait d une pierre deux coups ; il se présente comme expert et il se présente comme relevant de la médecine, « Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette », disait le Médecin malgré lui, voilà ce qui fait que des gens se tuent, dit le Sganarelle du vingt et unième siècle.

Les experts en suicide sont de fins observateurs de la l^gue. Il faut qu ils le soient pour avoir ainsi renouvelé 1 usage du mot autopsie. En choisissant un tel vocable, ils s appuyaient sur la montée en puissance d'un nouveau modèle d autorité ; ils rappelaient discrètement la pratique dont l'autopsie est le pivot, à savoir l'enquête criminelle; ils donnaient à entendre que l'expertise s'accomplit dans la mesure exacte où elle se fait servante de la police. Le succès a recompensé l'innovation'^.

Au-delà de ce qui n'est en soi qu'un bougé dans les représentations sociales, l'anecdote permet de relire après coup la notion d'Evidence Based Medicine. Le mot evidence se situe exactement a la jonction du raisonnement scien­tifique et de la preuve policière; il appartient également aux deux lexiques, celui de la science et celui de l'enquête

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criminelle. Il est du reste intraduisible, valors que le mot évidence, en langue française, est tourné du côté du sujet et porte encore les marques de la philosophie cartésienne, le mot anglais s'inscrit entièrement du côté des choses. Il designe le moment mythique où les choses parlent toutes seules. La tradition empiriste anglo-saxonne est-elle la impliquée ? Sans doute pas ; les grands empiristes savaient mieux que personne que, laissées à elles-mêmes, les choses sont muettes ou parlent obscurément.

Non, il faut bien plutôt se tourner vers une certaine idée du pouvoir. Au hasard du dictionnaire, revient le mensonge fondateur du gouvernement des choses.

La prolifération du vocabulaire policier {evidence, preuve, autopsie) a de quoi susciter la méfiance des moins exigeants. À travers elle cependant se signale un dépla­cement plus grave encore. On dénonce à bon droit la médicalisation généralisée des sociétés modernes ; il faut ajouter qu'au fil du processus, la médecine elle-même a changé de base. Dans l'œuf du serpent, le serpent se retrouve parfaitement formé, tel qu'il sera à l'âge adulte; dans la transformation de la médecine en expertise, dans le recentrage de l'expertise autour de l'autopsie, dans la dégradation du mot autopsie en pur label publicitaire, on discerne, en réduction exacte, ce que sera l'implacable injonction des choses. Il fut un temps où l'expertise tech­nique et le raisonnement scientifique devaient préserver la police de sa propension à l'arbitraire; ainsi Sherlock Holmes est-il issu du libéralisme politique anglais ; Ellery Queen écrivit, sous forme de romans à énigmes, d'admi­rables apologues contre le fascisme; l'un des plus beaux

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d'entre eux, intitulé Le Chat à neuf queues {Cat of Many Tails, 1949), se termine sur un hommage à la psychana­lyse. De façon générale, les amis des libertés se reconnais­sent à leur goût pour les romans policiers classiques.

Mais la réalité impose sa rudesse. On peut craindre à tout instant que la balance ne penche en sens inverse. Au nom de ses prétentions à l'expertise, le discours médical se ferait alors l'arme de l'arbitraire. Et avec lui tout discours qui ferait semblant d'être médical pour pouvoir se dire expert. Qui osera dire que cela ne s'est pas déjà produit dans 1 histoire ? Qui osera dire que cela ne s'est pas produit de nos jours ? Qui osera dire que cela ne s'est pas produit sous nos yeux ?

IV. Obéissance ou libertés ?

§13

Par contraste, on comprend pourquoi l'évaluation rejette d'avance certaines doctrines et certaines pratiques. A tout le moins parmi celles qui touchent au malvivre, dans la médecine et en dehors de la médecine. Toutes les doctrines et toutes les pratiques qui s'interdisent la production d'experts seront par elle condamnées.

Soit. Mais, objectera-t-on, pourquoi un discours sensé répugnerait-il à se constituer en expertise ? Qu'il s'y refuse pour des motifs de circonstance, politiques ou autres, passe encore, mais qu'il érige ce refus en maxime ? Les arbitres les plus équitables seraient en droit de s'inter­roger. Toute intervention sérieuse dans l'ordre du savoir ne devrait-elle pas donner lieu à des avis dont un pouvoir raisonnable pourrait s'inspirer? N'est-ce pas là l'un des plus beaux héritages des Lumières? Admettons que la dureté des temps conduise à se montrer prudent ; admet­tons que certains savoirs s'interdisent de rendre service à quelque pouvoir que ce soit, au nom d'une défiance irré­ductible à l'égard de tout pouvoir effectif, si raisonnable qu'il paraisse à première vue. Que tout pouvoir rende fou, après tout, on le murmure depuis longtemps; que pour cette raison, il ne faille jamais rendre service à un maître, la conclusion peut se soutenir. Mais ne faudrait-il

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pas maintenir a titre d idéal, le droit et le devoir pour les savoirs de se rendre utile aux pouvoirs, si d'aventure ces derniers offraient des garanties suffisantes? Que jamais les garanties ne soient effectivement suffisantes, que par conséquent l'idéal soit inatteignable en fait, cela n'in­terdit pas que l'idéal demeure valide, comme idée de la raison.

Or, il semble que certains savoirs récusent justement cet idéal ; non seulement ils le réputent inatteignable en fait, mais ils en contestent la légitimité de droit. Pire, le motif de la récusation concerne leur existence propre; il semble qu'ils ne pourraient se constituer en expertise auprès de quelque pouvoir que ce soit, sans se détruire eux-memes. La difficulté ne tient pas alors au pouvoir; elle tient à la manière dont le savoir se constitue. Mais s'il en est ainsi, le soupçon n'est-il pas de mise ? N'y aurait-il pas là une défaillance cachée au cœur du savoir concerné ? Le refus de servir ne se réduirait-il pas à une échappatoire ou même à un aveu de charlatanisme, mal dissimulés par un ton grand seigneur ?

L'objection est assez grave pour qu'il faille revenir aux fondements. Quand il s'agit du malvivre, qu'il soit celui des corps ou celui des âmes, on séparera fondamentalement deux types de demande : l'une naît de la souffrance; ainsi Lacan situait-il la demande de guérison dans Télévision : « La guérison, c'est une demande qui part de la voix du souffrant, d'un qui souffre de son corps et de sa pensée'. » L'autre est la demande d'expertise; elle n'a rien à faire avec la souffrance et tout a faire avec le contrôle. Depuis les

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familles jusqu'aux appareils d'État, qui a besoin d'ex­perts, sinon ceux qui contrôlent? Qui se soucie de guérison, sinon ceux qui souffrent ? On sait combien ce partage a traversé l'histoire de la psychiatrie et cela jusqu'à nos jours. On sait aussi que la psychanalyse, dès sa naissance, a choisi le versant de la souffrance, contre le versant du contrôle. Supposons que l'on doive un jour révoquer en doute l'intégralité de ce que la psychanalyse a mis en œuvre, ceci demeurera : les meilleurs de ses représentants ont refusé de céder sur le réel de la souffrance ; la généralité de ses adver­saires, des plus féroces aux plus patelins, souhaitaient inscrire la souffrance dans la colonne des dommages collatéraux. Ce différend à lui seul marquerait l'im­portance et la légitimité de la psychanalyse.

Le propos qu'énonce Lacan dans Télévision a d'autant plus de portée qu'il fait écho à d'autres propos qu'il avait énoncés dans d'autres circonstances et à une autre période. La souffrance, il l'avait évoquée dès 1950, en lui accordant une place fondamentale. Là en effet et nulle part ailleurs se situe la seule relation légitime que Lacan admît entre psychanalyse et médecine. On sait qu'il souhaitait les disjoindre radicalement ; médecin lui-même, il ne cessait d'insister sur l'absolue distance qui les sépare. Dans de nombreux pays, la loi requiert que les psychanalystes soient aussi médecins; cette exigence lui paraissait non seulement hors de propos, mais porteuse d'un danger majeur. On accordera d'autant plus de prix à une décla­ration de lui qui les rassemble. De la psychanalyse, il écrivait, en 1950, ceci: « Le fondement de l'expérience

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qui la constitue [...] est le même qui définit le caractère sacré de l'action médicale : à savoir le respect de la souf­france de l'homme^. »

L'expression « caractère sacré » intrigue; elle n'est pas usuelle chez Lacan ; elle n'est pas sans portée, de la part d'un familier de Caillois et de Bataille. Quant au respect, on est tenté d'y reconnaître une pointe dirigée contre Kant ; non pas la loi morale, mais la souffrance de l'homme doit susciter le respect. Lacan peut-être laisse transparaître, entre les lignes, l'effet de sidération qu'a pu susciter en lui la découverte, encore récente, des actions des medecins nazis. L ombre des camps plane sur son texte et sur le rapport, rédigé en collaboration, qui en est le point de départ^. On rappelle que les premiers docu­ments concernant les expérimentations médicales avaient été publiés par Alexander Mitscherlich et Fred Mielke en 1947 et en 1949. Il n'est pas indifférent que Mitscherlich, médecin et psychanalyste, ait été de ceux qui entrepri­rent de rétablir la presence de Freud et de la psychanalyse dans l'espace de la langue allemande.

Lacan cite Gracian ; ce dernier, dans le Criticón, montre, par une fable, « que la férocité de l'homme à 1 endroit de son semblable dépasse tout ce que peuvent les animaux, et qu a la menace qu'elle jette à la nature entière, les carnassiers eux-mêmes reculent horrifiés' ». Cette proposition, note Lacan, est issue de la tradition des moralistes les plus classiques. Il n'est pas besoin de la médecine expérimentale pour la soutenir; sans medecins et, oserais-je dire, sans le fait concentration­naire, elle est avérée. Mais les documents rassemblés

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par Mitscherlich et Mielke ajoutent une dimension nouvelle à la tradition ; la médecine y marque la féro­cité immémoriale du sceau de la science moderne. Le recueil de 1949, curieusement oublié de nos jours, portait pour titre Wissenschaß ohne Menschlichkeit, « Science sans humanité ». On serait en droit d'y lire une définition de la modernité. À cette coupure dans l'histoire de la médecine, le camp et le nazisme étaient nécessaires.

Rencontrant Gracián sous la plume de Lacan, le lecteur ne peut s'empêcher de songer à H.G. Wells et à son roman de 1896, L'île du docteur Moreau. Le docteur Moreau pratique des expériences de vivisection et de greffe sur les animaux pour les transformer en êtres humains. Il n'est parvenu qu'à fabriquer des monstres mi-hommes mi-bêtes, qui retournent incessamment à l'état sauvage. Seules de nouvelles opérations, menées à vif, les retiennent sur la voie de l'humanité, dans le respect de la loi. Le lieu des châtiments et des opérations se nomme House of pain, maison de la souffrance. La fable de Wells admet plusieurs lectures ; une au moins ne fait pas de doute: la dénonciation de la cruauté médicale. Mais il en est une autre, qui complique la première ; le patronyme Moreau renvoie à la moralité ; la Loi, suite de commandements chantés en chœur par les créatures, renvoie à l'éthique des philosophes, au moins autant qu'au Décalogue. Wells interroge ainsi, sous le voile de la fiction, la relation entre cruauté, science et loi morale. Kant avec Sade, par l'intermédiaire de Claude Bernard'.

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Les informations révélées en 1947 et 1949 confir­maient, au-dela de 1 imaginable, les prédictions croisées du moraliste et du romancier. Lorsqu'elle est combinée à une totale absence de respect de la souffrance, la pratique médicale ne connaît aucune limite à l'horreur. Qu'on ne croie pas pourtant, laisse entendre Lacan, que la psycha­nalyse soit, de structure, protégée. Si d'aventure elle cédait a son tour sur le respect de la souffrance, l'horreur serait autre, mais ne serait pas moindre. Il y a nécessité a la fois doctrinale et pratique de disjoindre médecine et psychanalyse, mais cela n'affecte pas l'unicité d'une experience. Celle-la meme que Lacan constitue en fondement; on 1 a identifiee depuis toujours, ce qui veut dire aussi qu'on l'a déniée depuis toujours. À l'horizon de ce déni, qu il situe sans le désigner, Lacan conclut que tout ordre social peut projeter d'édifier, visible ou dissimule, concentre ou dispersé, ce lieu de domestica­tion qu'il faut bien appeler, à la suite de Wells, maison de la souffrance.

Soucieux de tenir psychanalyse et médecine à distance 1 une de 1 autre, Lacan était encore plus soucieux de les tenir 1 une et 1 autre a distance de l'injonction que finis­sent toujours par leur adresser, au nom de la répression et de la prevention du crime, les maîtres du moment. Refuser la demande des maîtres est un devoir, laisse entendre Lacan. Dans cette vue et dans cette vue seule­ment, il consent a reunir ce qu'il voulait séparer. « Le respect de la souffrance », l'expression fixe une borne au controle — une borne, bien plutôt qu'une limite, puisque le controle ne peut qu y dénoncer une force radicale­

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ment étrangère à ses principes. Au vrai, le contrôle, livré à lui-même, ne connaît aucune limite ; il ne s'arrête que s'il rencontre un obstacle.

Or, on sait à quel point aujourd'hui la souffrance est négligée ; le respect le cède à l'indifférence, l'indifférence au mépris, le mépris à la cruauté. Ainsi se construit un continuum, où l'expertise se découvre, degré par degré, parente du supplice. Quand on a choisi de descendre l'escalier, il suffit de manquer la première marche pour dévaler jusqu'en bas.

Entre la dévotion au contrôle et le respect de la souf­france, Freud et Lacan ont choisi d'autant plus obstiné­ment qu'ils connaissaient les deux versants. Freud avait toutes les raisons de savoir qui était Hans Gross, magis­trat autrichien, auteur en 1893 du premier grand traité de police scientifique et père d'Otto Gross, freudien convaincu". Quant à Lacan, il n'est que de se reporter à ses deux textes de 19 50 pour y découvrir, retracées dans leur détail, les lignes de fracture qui opèrent aujourd'hui. S'il sait lire, l'épistémologue le plus poppérien y reconnaîtra une prédiction conforme à ses critères, entièrement infir-mable et entièrement confirmée. À mi-parcours du ving­tième siècle, éclairé par ce qu'il venait d'apprendre sur les camps, préparant les voies de Foucault et du Stephen Jay Gould de La Mal-mesure de l'homme'^, Lacan annonce que la criminologie formera l'horizon ultime des sciences humaines. Ou bien service expert du lien social, et alors criminologie ; ou bien refus de la criminologie et alors ni service du lien social ni expertise. L'évaluation a choisi sa voie.

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§14

Cinquante ans après, on en est là. La criminologie désormais n'est pas une petite discipline auxiliaire de 1 appareil judiciaire. Elle est bien autre chose. Au minimum, elle fonctionne, en métonymie, comme une figure de 1 ordre social moderne, pris comme un tout. Au maximum, elle détermine, comme un modèle organisateur, la machinerie de toute espèce de maîtrise sur le matériau humain. La plupart des sciences dites humaines et la plupart des sciences dites sociales en sont devenues les très humbles servantes. Si grand est son pouvoir qu'elle n'a plus besoin d'un nom particulier; le nom génerique ài expertise suffit.

Quand elles étaient prospères, nos sociétés, démocra­tiques et marchandes, s'imaginaient avoir triomphé de la faim et de la guerre, du moins à l'intérieur de leurs frontleres. Elles se piquaient de déplorer les injustices qu'on leur signalait et parfois même d'y remédier. Les seuls problèmes difficiles que nos sociétés se reconnais­saient alors ressortissaient au crime et à la maladie. La criminologie a la singularité de se situer exactement à la pliure du diptyque.

Or, les problèmes demandent une solution. L'évalua­tion répond à cette demande. Elle promet d'ajuster les hommes de telle façon que leurs crimes et leurs mala­dies ne gênent pas les choses. Aux plus naïfs des gouver­nants, elle annonce la prévention; aux moins naïfs, elle propose une simple diminution des coûts (répression

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mieux raisonnée ; soins médicaux mieux organisés) ; aux cyniques, elle laisse entendre que les échecs demeureront sans conséquences, puisqu'elle saura toujours démontrer qu'on avait fait de son mieux. Elle le saura nécessaire­ment, puisqu'elle détient la clé de ce qui distingue le mieux du moins bien.

À bref délai, l'on découvrira, tout armé, un véritable paradigme criminologique, articulé en deux panneaux réfléchissants. Sur un panneau, la répression et la préven­tion du crime ; sur l'autre, le traitement et la prévention des maladies. Les deux panneaux se répondent en miroir; leur réfraction combinée produit, comme un mirage, le type idéal de toute expertise possible quand il s'agit des êtres parlants. Son nom de code ? Évaluation.

En France et bientôt dans l'Europe entière, une société bien gérée commencera par étendre à tous, malades reconnus ou méconnus, les techniques inventées pour dépister les criminels. Comment interpréter autrement la mise en place du dossier médical et bientôt l'usage des empreintes digitales pour identifier les patients ? La réci­proque est bien établie : présenter comme un progrès social, l'alignement du crime sur la maladie. Les belles âmes applaudissent, incapables de percevoir que par ces deux voies, apparemment divergentes, on en arrive au même lieu, le contrôle. Les experts nourrissent le contrôle de leurs avis ; le contrôle suscite les experts par ses demandes. Se refusant à servir le contrôle, se refusant à s'inscrire dans le paradigme criminologique, quelques discours seulement font exception ; de structure, ils s'écartent des voies de l'expertise. Parmi ceux-là, la psychanalyse, tant

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quelle ne renonce pas à Freud et à Lacan. Donc pas toute la psychanalyse et pas seulement elle.

Se glorifiant d avoir inventé de toutes pièces une cita­tion de Claude Bernard, l'immortel Docteur Knock avait placé en tête de sa thèse: « Les gens bien portants sont des malades qui s'ignorent. » Il annonçait bien entendu le triomphe de la médecine, mais il exprimait aussi une vision du monde qui dépasse la médecine; il dénonçait dans 1 existence continuée des bien portants une faille du contrôle, qu il s'emploierait à réduire. Ses procédures relevaient d'une évaluation encore fi-uste, mais déjà effi­cace. La comédie donne à voir comment l'évaluation à elle seule peut fabriquer un malade. Par simple symétrie, on obtient, sans qu il soit besoin du forçage comique, l'axiome du gouvernant moderne: Les honnêtes gens sont des criminels qu'on ignore. Qu'on réputé inoffensifs un trop grand nombre de gens, voilà une faute d'inatten­tion qui ne saurait persister longtemps dans une société policée. Il y va de la tranquillité sociale. Une évaluation plus affinée fabriquera le criminel à la demande. Que chacun se prépare donc à être, un jour ou l'autre, traité en criminel, au gré de la nécessité du moment. Paix ou guerre, prospérité ou misère, conservatisme ou progres­sisme, les arguments appropriés sauront se faire valoir.

Il est vrai que depuis, un nouveau Knock est arrivé ; l'an­cien, formé au libéralisme économique des années vingt, se souciait de faire fortune; le nouveau, qu'il soit formé à 1 économie administrée ou qu'il dépende des compa­gnies d assurances, se soucie de diminuer les dépenses. À la maxime ancienne s'ajoute une maxime nouvelle: Le

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malade est un gaspillage méconnu. Or, puisque dans un tel univers, tout un chacun est soit un malade qui s'ignore soit un malade qui se connaît, la conclusion s'impose : chaque individu est, en tant qu'individu, un gaspillage potentiel à réduire. Cela s'entend au sens comptable le plus plat; cela s'entend aussi au sens politique ; les libertés comme gaspillage de tout ce qui peut être gaspillé — argent public, argent privé, ressources naturelles, tranquillité des esprits, etc. -, cette conception s'impose toujours plus largement. Au nom de l'équilibre comptable à droite, au nom de la solidarité sociale à gauche, au nom de la planète à droite et à gauche.

Les exigences des systèmes de santé, qu'ils soient publics ou privés, ont d'ores et déjà amorcé une méca­nique exemplaire ; il suffit d'en étendre les applications à tous les systèmes. Ecoles, prisons, entreprises, conduites publiques et privées, on ne voit pas que rien y échappe. D'un côté, l'évaluation fabrique le malade comme pure et simple occasion de diminuer des coûts ; de l'autre, elle fabrique le suspect comme pure et simple occasion de diminuer des libertés. Oscillant entre les deux extrêmes, elle fabrique l'élève comme pure et simple occasion de diminuer la circulation des connaissances, le professeur comme pure et simple occasion de diminuer un espace de pensée critique — et l'on pourrait poursuivre. On comprend que, dans le paradigme criminologique, il s'agit, dans tous les cas, d'un seul et même geste. Sous le nom de malade et de suspect, sous chacune des variantes du nom ài évalué, il s'agit de l'individu en tant que tel. Sans égard à aucune de ses propriétés particulières, tout

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individu est dblé, en tant qu'il pourtait d'aventure consti-mer le suppott d'un sujet. En tant donc qu'il est touiouts cleja en trop.

Au moment où j'écris, la prospérité s'est évaporée. • 'ï'"' sécrétait des profits indéfinis, désormais sécrète la pauvreté. Bien des révisions se sont imposées aux habiles et demi-habiles. Pour autant la croyance en un gouvernement des choses subsiste. Que clis-je, elle se consolide.

Par continuation simple, tout d'abord. À en croire les habiles seul un esprit chagrin peut douter que les vertus de la monnaie unique, confirmées par le savoir-aire de la Banque centrale finissent par résorber la crise

en Europe et en France. Si la droite n'y parvient pas, la gauche prendra le flambeau. Ou l'inverse. S'il le faut, une rhétorique anticapitaliste, correctement rajeunie' saura parfaire les oraisons; son but et son effetÌ Auto­riser tous les jeux de bascule, en faisant mine de les denoncer.

Seul un esprit très chagrin peut douter que la science économique réussisse à expliquer ce qu'elle ne comprend

ratages en preuves de son utilité. Si pas Milton Friedman, du moins Keynes; ou l'inverse ou un mixte. Seu un esprit très, très chagrin peut douter que les instances de décision parviennent à gérer ce qu'elles ne maîtrisent pas. Si pas les marchés, du moins les États-SI pas les États, du moins le mouvement social; si pas en

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France, du moins en Europe ; si pas en Europe, du moins aux États-Unis ; si pas sur les rives de l'Adantique Nord, du moins chez les géants de l'Asie; si pas sur Terre, du moins sur la Lune.

Osons pourtant imaginer que les esprits chagrins n'errent pas tout à fait. Osons supposer qu'il faille renoncer aux comptines anciennes. Allons jusqu'à nous figurer un avenir de long appauvrissement ; à l'égard du système du marché mondial, ouvrons-nous au doute radical et admettons la possibilité d'un dépérissement structurel, comparable à celui qu'ont connu en leur temps le monde romain ou l'ordre féodal. Est-ce la fin du gouvernement des choses ? Pas du tout. On entend déjà les propos consolateurs : et si la décroissance était une chance ? N'est-il pas temps de revenir à la sagesse et à la modération ? Ou à la culture ? Ou à l'homme ? Ou au bon Dieu ? etc. Parfois venues de sources oppo­sées, droite chrétienne ou nouvel anticapitalisme, de semblables fadaises ne sont rien de plus qu'un éloge renouvelé du gouvernement des choses. Sous tant de noms divers - décroissance, homme, Dieu — résonne leur note de synonymie, qui se dit soumission. Car le gouvernement des choses, contrairement aux appa­rences, ne place pas la prospérité au sommet de ses préoccupations ; celle-ci n'est qu'un moyen du dessein fondamental : l'inerte tranquillité des corps et des âmes. La prospérité peut y contribuer, mais qui a dit que la pauvreté y fasse nécessairement obstacle ? Il suffit que la pauvreté soit acceptée; pour que la pauvreté soit acceptée, il suffit qu'elle soit bien répartie; pour que

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la pauvreté soit bien répartie, il suffit que les critères de répartition soient mis hors de conteste. Où l'on retrouve 1 evaluation. Comme toujours.

A elle d énoncer en quoi consiste la bonne répartition - égalitaire ou pas, que la mode en décide. À elle de la rendre acceptable, en inventant à plaisir les critères. À elle de faire passer la résignation pour une espérance, la contrainte pour une élévation de l'âme, la réification pour une humanisation. Après avoir promis d'ajuster les hommes à un avenir de prospérité maximale, l'évaluation peut tout autant promettre de les ajuster à un avenir de pénurie grandissante. L'expert en pénurie existe ; qu'il se réclame de la décroissance ou du développement durable, du trotsko-stalinisme ou de l'alternatif en tout genre, de 1 administration fiscale ou de l'interdit religieux, il ne vaut pas mieux que n'importe quel autre expert. Quelle que soit la conjoncture, quelle que soit la rhétorique, 1 issue demeure identique à elle-même ; on aura soumis les hommes aux ordres des choses. Comme le mariage chrétien, l'évaluation s'exerce dans la richesse et dans la pauvreté. Crise ou pas, elle prétend tout résoudre. Rien ne 1 inquiète vraiment, aussi longtemps que s'annonce 1 instauration définitive du très tranquille gouvernement des choses.

Y a-t-il donc des difficultés matérielles que ce gouver­nement puisse encore redouter ? La réponse ne laisse pas de place au doute et elle ne varie pas. Encore et toujours, le crime et la maladie. Ils pouvaient persister au sein de 1 opulence ; en période de paupérisation, ils peuvent non

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seulement persister, mais ils peuvent répandre la déses­pérance et la crainte. L'évaluation est indifférente aux accidents ; ni les guerres, ni les révolutions ni les crises ne troublent ses experts ; il suffit de s'adapter. Mais ils savent aussi qu'ils n'auront rien consolidé, s'ils ne cautérisent pas, par le fer des pouvoirs et par le feu des idéologies, ce qu'ils tiennent pour deux plaies mortelles, ouvertes au flanc des sociétés bien ordonnées. La récompense ne se fera pas attendre; en alignant tout, hommes et choses, sur les choses, en les calculant systématiquement selon les coordonnées du crime et de la maladie, en se présen­tant comme seule capable de composer les remèdes ou les placebos, l'évaluation aura établi sa toute-puissance. Le paradigme criminologique n'est en rien ébranlé ; il n'a pas à l'être, parce qu'il tire sa force d'une source inépui­sable. Sous les deux figures du crime et de la maladie, s'accomplit en effet une seule et même peur; celle qui, selon Lucrèce, fait naître toutes les superstitions : la peur de la mort.

§i6

D'autres que moi reprendront en détail l'examen des pratiques évaluatives ; d'autres que moi passeront au crible les techniques que, domaine par domaine, l'évaluation promeut ; d'autres que moi prendront soin de construire l'alliance conceptuelle par quoi Lacan et Stephen Jay Gould se confirment - et à travers eux, l'authentique idéal de la science, celui de Freud et de Darwin. Cet idéal de la science qui se disjoint radicalement de la technique

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idéale, avec quoi les charlatans se plaisent à le confondre. Je m'en tiendrai à la matrice générale.

L'évaluation a choisi l'expertise; choisissant l'exper­tise, elle choisit le contrôle; choisissant le contrôle, elle abandonne la souffrance à son sort. Que ce soit dans le domaine de la santé physique ou dans le domaine de la santé mentale. Non seulement, elle abandonne la souf­france à son sort, mais elle ne peut que rejeter ceux qui s'en soucient. Parce qu'il n'y a pas d'expertise de la souf­france - Wittgenstein en a longuement raisonné. Parce que la souffrance en dernière instance n'existe que par la parole, qui en témoigne sans jamais la dire toute. Parce que la souffrance, justement, ça ne se contrôle pas. Et ça ne s évalue pas. La conséquence est inévitable ; l'évalua­tion ne pourra jamais émettre de jugement favorable sur aucun discours qui saisirait quelque malaise que ce soit chez les êtres parlants, qu'ils soient seuls ou rassemblés. Car ces êtres sont ainsi faits que tout malaise pour eux se réfracte en souffrance. Malaise dans la culture, souffrance chez les acculturés, Freud laisse à son lecteur le soin de tirer cette conclusion. Elle n'en désigne pas moins, au coeur de toute culture et singulièrement de celle qui nous détermine, le lieu d un obstacle à l'expertise et d'une faute irrémédiable à l'encontre de l'évaluation. Puisque 1 évaluation demande à régenter tous les aspects de toute culture possible, elle ne saurait tolérer qu'une conclusion de cet ordre puisse être formulée. Résumons: l'évalua­tion ne pourra jamais émettre de jugement favorable à 1 égard de quelque propos ou de quelque action qui lui rappellent qu un sujet, un au moins, existe parfois.

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Est-ce à dire que l'évaluation condamne toujours? Certes non ; elle ne ressortit pas aux dictatures vulgaires, qui ne savent que soupçonner et pointer le mal ; elle se veut un instrument de démocratie et la démocratie sait récompenser le bien. Il y a donc des doctrines et des pratiques qui jouissent d'une évaluation favorable. On concédera que souvent, cet heureux résultat doit quelque chose au lobbying et à l'opportunisme. Laissons cela, qui, pour être fréquent, n'en est pas moins mineur. Puisque l'on en vient aux fondements, la logique et l'équité obli­gent à une conclusion autrement sévère : toute doctrine et toute pratique que l'évaluation jugera favorablement portent en elles l'indifférence la plus absolue à l'égard de la souffrance. Ce n'est pas que l'évaluation ne perçoive pas cette indifférence ; ce n'est pas qu'elle n'en tienne pas compte; l'indifférence à la souffrance est la raison déter­minante du jugement favorable. Elle est ce que souhaite le gouvernement des choses ; en elle se formule le dernier mot du contrôle.

§17

Les honnêtes gens s'interrogent. L'évaluation se pratique partout. Du Québec jusqu'à la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni jusqu'en Chine. Est-il possible que tant d'unanimité couronne une erreur ? Eh bien oui, cela est possible. Après tout, l'humanité tout entière croit au Père Noël; il n'est pas assuré, pour autant, qu'il existe. Certains tiennent au contraire que la sagesse commence quand on cesse de croire qu'il existe.

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L allusion n est pas innocente. La croyance au Père Noël va bien au-delà des confiseurs. De quelque nom qu on la résume, elle consiste à supposer qu'en dernière instance, que ce soit en ce monde ou dans l'autre, les bons sont récompensés et les méchants sont punis. Le conte pour enfants recele une véritable vision du monde et une doctrine de 1 histoire. Réciproquement, bien des visions du monde et bien des doctrines de l'histoire n'en disent, quand on les dépouille de leurs ornements, pas davantage que les rennes et le traîneau. Or, l'évidence saute aux yeux : la distinction des bons et des méchants, la distribution des cadeaux à raison des mérites, tout cela ramène à une évaluation.

Le commentaire le plus indulgent à émettre sur l'éva­luation, érigée en contrainte institutionnelle, se résume à ceci: elle relève de la croyance au Père Noël. Pour cette raison, elle peut se répandre partout, comme la croyance dont elle est une variante. Avec le même effet, l'infantilisa-tion planétaire. On sait qu'il n'y a pas de Père Noël complet sans un Père fouettard. Solidarité indéfectible de l'évalua­tion douce et du controle sévère. L'enfant qui ne se conduit pas en enfant est puni; telle est la regle. Tout discours qui ne recherche pas 1 infantilisation sera puni par les évalua­teurs, tel est le constat. Parmi ses effets, le contrôle apporte aussi celui-ci : la régression infantile comme promesse et amorce de la transformation en chose.

Soit, continuent les honnêtes gens. Il y a donc contrôle et l'évaluation en est désormais l'instrument majeur. Mais qu'en est-il des maîtres du contrôle ?

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Il doit bien y en avoir, disent les honnêtes gens. Les experts et évaluateurs sont au service; il faut bien qu'ils soient au service de quelqu'un. Ou de quelques-uns. Pourquoi ne pas établir qui sont les maîtres, et les ayant désignés, pourquoi ne pas les combattre directe­ment? Pourquoi s'en prendre si exclusivement au savoir ou pseudo-savoir de l'évaluation, en laissant de côté les pouvoirs, qui sont cause de tout le mal ? Les honnêtes gens méritent qu'on leur réponde honnêtement : les choses ne se disposent pas ainsi, quand elles gouvernent.

Dans la société moderne, il n'y a pas de maîtres, dans la mesure exacte où il y en a une infinité. Au nom du contrôle, chacun devient le valet de l'autre. Détourne­ment ou, plutôt, explosion de la dialectique de Hegel, de la figure de l'esclave devenant maître du maître? Peut-être; je n'y objecte pas. Dans le monde de l'expertise et de l'évaluation, il n'y a que des domestiques, des valets et des serviteurs. On comprend à quel degré l'évaluation et la démocratie verbale s'interpénétrent. La disparition des maîtres vaut démocratie, s'exaltent les naïfs ; « le pouvoir de n'importe qui », on connaît la chanson. Les cyniques se gardent bien de dévoiler le prix à payer : il n'y a plus de maîtres, parce que chacun peut l'être, pour les fameuses quinze minutes d'Andy Warhol ; chacun peut accéder à la position d'évaluateur ; chacun peut en faire son métier et chacun peut aussi, sans jamais en avoir fait son métier, sans jamais avoir rien voulu, se trouver convoqué à évaluer. Parce que le contrôle a cette capacité de se rendre si naturel qu'on peut s'en faire l'agent sans l'avoir décidé. Chacun peut ainsi atteindre ce degré de bassesse où il se

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découvre maître d un autre, sinon que personne n'est plus son propre maître. Grâce à l'évaluation, le contrôle atteint sa forme pure ; il n est plus que libre enchaînement de la subordination. Tous asservis, telle est la nouvelle forme de la liberté et de l'égalité. Liberté et égalité couleur de muraille, et non pas couleur d'homme.

Il est temps de trancher dans le vif. Si le nom de poli­tique a un sens, il s oppose résolument au gouvernement des choses. Il affirme que les choses ne sont pas faites pour avoir le dernier mot; il sait qu'elles sont muettes et connaît la vanité des experts qui prétendent parler à leur place ; il suppose que le régime de la subordination generalisee peut etre mis en suspens. Pour un instant peut-etre, c est deja beaucoup, si cet instant est celui de la décision. Encore faut-il qu'il y ait décision.

La possibilité d un tel suspens concerne chacun d entre nous, en tant que chacun traverse la politique et peut être traversé par elle. II est vrai que tous ne disent pas d eux-memes qu ils sont des politiques. Parmi ceux qui le font, on sait qu'il en est de deux sortes ; les uns se plongent dans le jeu des forces terrestres, au risque de s'y perdre; les autres se tiennent ailleurs, toujours ailleurs, en quelque Cité des nuages, parmi les oiseaux. Au risque de s égarer. Sur terre en tout cas, les politiques ne méritent leur nom que s ils combattent l'esprit de subordination. On ne leur demande pas d'être généreux et de se battre pour les libertés de tous; on serait trop heureux qu'ils se battent pour leur propre liberté. Qu'ils cessent de se conduire en interprètes, transparents et impitoyables.

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de l'ordre des choses. Que parfois ils décident par eux-mêmes, en sujets.

Les politiques répondront-ils à cette convocation ? À eux de convaincre ceux qui en doutent. Car le doute existe, nourri par l'expérience. Se pourrait-il que les politiques de toute espèce ne prétendent décider que parce qu'ils veulent obéir ? Attendent-ils donc qu'on soit politique à leur place ? Attendent-ils qu'on soit libre pour eux ? On leur redira volontiers le conseil que Sade adressait aux Français en 1795 ; politiques, encore un effiart.

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Notes

1. Voir Aspects de la théorie syntaxique, Seuil, 1971, chap, i, § 7.

2. La bibliographie est abondante ; on consultera avec profit le site de la Cochrane Collaboration (réseau fondé en 1993) qui promeut, depuis son origine, les essais contrôlés rando­misés ainsi qu'une méthodologie rigoureuse en recherche clinique.

3. Voir les rapports d'expertise collective; Suicide, Autopsie psychologique, outil de recherche en prévention. Les éditions Inserm, 2005; Autopsie psychologique. Mise en œuvre et démarches associées. Les éditions Inserm, 2008.

4. Pour une analyse de cette notion et pour une interpréta­tion d'ensemble du phénomène dont elle est le symptôme, je renvoie au livre de Gérard Wajcman, L'Œil absolu, Denoël, 2010.

5. « Télévision », Autres écrits. Seuil, 2001, p. 512.

6. « Prémisses à tout développement possible de la crimino­logie », Autres écrits, p. 125.

7. « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », en collaboration avec Michel Cénac, Écrits, Points/Seuil, I, p. 124-149. Le procès de Nuremberg est explicitement commenté p. 134 et 137. La personnalité de Hans Frank, gouverneur général de la Pologne et, à ce

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titre, organisateur de la solution finale, est décrite p. 134. Le camp de concentration est évoqué p. 145. L'expression « parc concentrationnaire » apparaît dans « Prémisses », ibid., p. 124.

8. « Introduction », ibid., p. 146.

9. H. G. Wells, L'île du docteur Moreau, « Folio ». Un kantien conséquent ne saurait négliger l'interrogation que soulève le roman. Guy Lardreau en avait eu la conscience la plus vive. Témoin, le commentaire qu'il donne de Wells dans La Véracité, Paris, Verdier, 1993.

10. La biographie et l'œuvre d'Otto Gross se situent préci­sément au point de contradiction entre contrôle et souf­france. Successivement admiré, puis rejeté par Freud, interné de force à la demande de son propre père en 1911, libéré à la suite d'une campagne de presse en 1914, médecin aux armées pendant la guerre, politiquement proche des anarchistes, il se confronta toute sa vie à la question du pouvoir médical et du pouvoir policier. Il mourut de froid et de faim sur un trottoir de Berlin en 1920. On consul­tera Martin Green, Otto Gross, Freudian Psychoanalyst, 1877-1Ç20 : Literature and Ideas, Mellen Press, 1999.

11. Première publication en 1981, seconde édition révisée en 1996 ; tr. fr. Odile Jacob, 1997.

Table des matières

Préface 7

I. Une nouveauté dans le contrôle 13 II. Politique des choses

et politique des hommes 24 III. Mensonges de l'expertise 35 IV. Obéissance ou libertés ? 44 Notes 6p

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Du MÊME AUTEUR chez d'autres éditeurs

L'Arrogance du présent. Regards sur une décennie, « Figures », Grasset, 2009.

Le Juif de savoir, « Figures », Grasset, 2006. Voulez-vous être évalué? avec Jacques-Alain Miller, Grasset, 2004.

Constats, « Folio », Gallimard, 2002. Le Salaire de l'idéal. Le Seuil, « Essais », 1997.

L'Œuvre claire: Lacan, la science et la philosophie. Le Seuil, « L'ordre philosophique », 1995.

Archéolope d'un échec: ip^o-ippj. Le Seuil, 1993. Introduction à une science du langage. Le Seuil, « Des Travaux », 1989.

Détections fictives. Le Seuil, « Fiction & Cie », 1985. Ordres et Raisons de langue. Le Seuil, 1982.

De la syntaxe à l'interprétation. Le Seuil, «Travaux linguistiques», 1978. Arguments linguistiques, Marne, 1973