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Infirmière :le métier qui a bouleversé ma vie,

et sans doute la vôtre

Christie Watson

Infirmière :le métier qui a bouleversé ma vie,

et sans doute la vôtre

Traduit de l'anglaispar Marie-Axelle de La Rochefoucauld,

avec le concours d'Hélène Florea

Flammarion

Pour les infirmières

Titre original : The Language of Kindness: A Nurse's Story© Christie Watson 2018 ;

Flammarion, 2018 pour la traduction françaiseISBN : 978-2-0814-2322-0

Un poète est un rossignol qui, assis dansl'obscurité, chante pour égayer de doux sons sapropre solitude ; ses auditeurs sont semblables àdes hommes fascinés par la mélodie d'un musi-cien invisible, qui se sentent émus et adoucis,sans savoir comment ni pourquoi.

Percy Bysshe Shelley

SOMMAIRE

Note de l'auteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

1. Un arbre de veines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 212. Tout ce que vous pouvez imaginer est bien réel . . 473. Les origines du monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 794. Au commencement était le nourrisson . . . . . . . . . . 1095. Le combat pour la vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1456. Quelque part sous mes côtes de gauche . . . . . . . . . 1717. Vivre est si stupéfiant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1878. De petites choses, avec un grand amour . . . . . . . . . 2099. Ô peuples ancestraux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237

10. Car c'est ainsi que nous allons. . . . . . . . . . . . . . . . . . 25311. À la tombée du jour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27312. Il y a toujours deux morts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29113. Et la chair de l'enfant se réchauffa . . . . . . . . . . . . . . 307

Remerciements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 317

NOTE DE L'AUTEUR

Les événements ici décrits se fondent sur des souvenirs demon expérience d'infirmière. Les noms et les lieux ont étémodifiés afin de préserver la vie privée de mes ancienspatients et collègues. J'ai par ailleurs fusionné certains per-sonnages et certaines situations en vue de protéger mieuxencore l'identité de chacun.

INTRODUCTION

Cela vaut le coup de risquer sa vie

La profession d'infirmier était laissée à « ceuxqui étaient trop âgés, trop faibles, trop ivres, tropsales, trop bêtes ou trop mauvais pour faire quoique ce soit d'autre ».

Florence Nightingale

Je n'ai pas toujours voulu être infirmière. J'ai passé enrevue un certain nombre de carrières potentielles et j'avais ledon d'exaspérer les conseillers d'orientation de mon lycée –avec un parcours peu glorieux. J'avais indiqué « Biologistemarin » parmi mes choix, enthousiasmée à l'idée de passermes journées en maillot de bain à nager avec des dauphins,sous le soleil. Lorsque j'ai découvert que l'essentiel du travaild'un biologiste marin consistait à étudier le plancton aularge du pays de Galles, j'ai commencé à douter. Au coursd'un été à Swansea, j'ai passé du temps à observer monarrière-grand-tante vider des poissons-chats dans le grandévier de la cuisine ; et une fois j'ai fait une sortie en mer avecdes hommes baraqués, poilus et bourrus qui, chaussés de

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bottes jaunes, se soulageaient dans la mer et juraient sansdiscontinuer. J'avais également mangé des bigorneaux et dupain en forme de vulve pour le petit-déjeuner. La biologiemarine devrait se passer de moi.

« Le droit », a relevé un professeur quand mes parents,exaspérés eux aussi à la longue, lui ont demandé ce quipourrait me convenir. « Elle est du genre à argumenter àlongueur de journée. » Mais je n'étais pas capable d'étudesaussi poussées, donc je me suis tournée vers les autresespèces animales et ce qui concerne leur sauvegarde. Je rêvaisd'être photographe pour le National Geographic, de voyagerdans des endroits chauds et exotiques où le soleil brillerait etoù je pourrais quand même passer mes journées en maillotet en tongs. Je participais à des manifestations et à des cam-pagnes contre la vivisection, je distribuais dans le centre-ville en brique grise de Stevenage des prospectus avec desphotos de chiens qu'on torturait, de lapins aux yeux rougispar les tests cosmétiques, et de chats squelettiques et cou-verts de sang. Je portais des badges politiques bas de gammequi s'ouvraient et me piquaient – je me suis découvert, unsoir, une petite constellation de piqûres d'épingle sur la poi-trine. Un jour, ma mère a acheté dans un vide-greniers unepoule empaillée pour compléter sa collection d'objets déco-ratifs : j'ai refusé de mettre les pieds dans le salon. En guisede protestation, ce soir-là, j'ai mangé mon dîner végétariendans l'escalier : « C'est la poule ou moi. Hors de questionque je sois associée à un meurtre. »

Dans son infinie patience, ma mère ne cessait de pardon-ner ma colère d'adolescente. Elle a retiré la poule et m'a faitun autre sandwich au fromage avec un câlin. C'est elle quim'a appris la gentillesse et son langage, même si je n'enprenais pas la mesure à l'époque. Le lendemain, j'ai volé unrat à l'école pour le sauver de la dissection qui l'attendait audépartement de biologie. Je l'ai appelé Furter et j'espérais

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qu'il mènerait une vie paisible auprès de mon autre rat decompagnie, Frank, que je promenais sur mon épaule, salongue queue se balançant autour de mon cou comme uncollier. Évidemment, Frank a dévoré Furter.

Nageuse, trompettiste de jazz, agent de voyages, chan-teuse, scientifique… L'astronomie était aussi une optionjusqu'à ce que je découvre, à douze ans, que mon père, quim'avait enseigné le nom de chaque constellation, avait toutinventé. Toutefois, je ne lui ai rien dit ; j'ai continué del'écouter raconter ses histoires, pointant du doigt le ciel avecenthousiasme. « Regarde là-haut, on dirait un hippopotame,tu le vois ? C'est l'Épaule d'Oriel. Et là, c'est la Jacinthe desbois. Tu vois ses contours ? La couleur presque bleue argen-tée de ces étoiles-ci ? Les pêcheurs pensent que si l'on fixeintensément les étoiles, elles nous murmurent les secrets dela terre. C'est comme entendre les secrets de la mer dans uncoquillage. Si tu écoutes avec attention, tu n'entends rienmais tu entends tout, les deux à la fois. »

Je passais des heures et des heures à contempler les étoilespour entendre les secrets de la Terre. Le soir, je sortais desous mon lit une boîte en carton remplie de trésors : desvieilles lettres, un porte-clés cassé, la montre de mon grand-père décédé, une pièce d'une drachme ; un chewing-gumque j'avais récupéré sous un bureau parce qu'il avait étémâché par un garçon qui me plaisait ; des cailloux que j'avaisramassés ici et là, ainsi qu'un gros coquillage. Debout dansma chambre, je regardais les étoiles en serrant le coquillagecontre mon oreille.

Une nuit, des cambrioleurs sont venus voler de la viandedans notre congélateur, qui se trouvait dans l'abri de jardin.En ce temps-là, les gens achetaient leur viande en vrac à desvendeurs ambulants qui portaient des tabliers blancs tachés,qui sillonnaient la région à bord de camions géants équipésde haut-parleurs. Et en ce temps-là, la police se déplaçait la

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INTRODUCTION

nuit pour enquêter sur des vols de poulet congelé : monobservation des étoiles a donc été interrompue par les crisdes agents. L'univers avait répondu à l'appel que j'avaislancé dans mon coquillage : le végétarisme comptait. Je nesais pas quelle vision était la plus étonnante cette nuit-là :une bande de jeunes transportant un poulet congelé et ungigantesque paquet de côtes d'agneau, ou une adolescentemaigrelette dans sa chambre baignée par la lumière de lalune, un gros coquillage contre l'oreille.

Ce que je ferais – et qui je serais – me tourmentait,contrairement à mes amis. Je ne comprenais pas encore queje souhaitais vivre de nombreuses existences, expérimenterdifférents modes de vie. Je ne savais pas que je trouveraisexactement ce que je cherchais (à l'exception du soleil et dumaillot de bain) : que l'écriture comme le métier d'infir-mière consistent à se mettre constamment dans la peau desautres.

Dès douze ans, j'ai commencé à travailler à temps partiel.D'abord dans un café, où je nettoyais les fours – une tâcherépugnante, avec des femmes radines qui gardaient le mêmesachet de thé pour trois tasses. Puis j'ai livré le lait, que jetransportais par un hiver glacial jusqu'à ne plus sentir mesdoigts. J'ai aussi livré les journaux, jusqu'à ce qu'on meretrouve en train de les jeter dans une ruelle bourrée decrottes de chien. Je ne faisais aucun effort à l'école ; je nefaisais pas mes devoirs. Mes parents essayaient d'élargir meshorizons, de me donner des idées quant à ce que je pourraisfaire, ainsi qu'une conscience professionnelle : « Les étudesouvrent toutes les portes. Tu es brillante, mais tu refusesd'utiliser tes capacités. » J'étais naturellement intelligente eneffet mais, malgré la joie de vivre de mes parents et les outilsqu'ils mettaient à ma disposition, mon manque d'implica-tion à l'école a perduré, tout comme ma légèreté dansl'accomplissement des tâches qui m'étaient confiées. Mes

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parents m'ont toujours encouragée à lire et je me suis pas-sionnée pour la philosophie, cherchant des réponses à mesnombreuses interrogations : Sartre, Platon, Aristote, Camus– j'étais captivée. L'amour des livres est leur plus beaucadeau. J'aimais vagabonder en ayant toujours un bouquinà portée de main ; je cachais des livres aux quatre coins dulotissement : Les Quatre Filles du docteur March dans l'Alléesombre, Dostoïevski derrière les poubelles des Catweazel,Dickens sous la voiture en panne des Tinker.

À seize ans, j'ai quitté l'école pour emménager chez monpetit ami d'une vingtaine d'années et ses quatre colocataires,tous plus ou moins du même âge que lui. C'était complète-ment chaotique, mais j'étais ravie. Je travaillais dans unvidéoclub et passais des cassettes VHS au restaurant chinoisvoisin en échange de chow mein au poulet à emporter, monvégétarisme commençant à battre de l'aile. Je remplissais laboutique de copains et leur mettais des films interdits auxmoins de dix-huit ans. J'ai ensuite intégré une école d'agri-culture où je ne suis restée que deux semaines. Une tentativede BTEC voyage et tourisme n'a, elle, duré qu'une semaine.Dire que je ne savais pas vers quoi m'orienter serait uneuphémisme.

J'ai subi ma première désillusion professionnelle le jouroù, après être arrivée en retard pour un entretien, je n'ai pasobtenu le poste d'animatrice pour enfants chez Pizza Hut.J'ai ensuite eu la surprise d'apprendre que mon petit ami mequittait, même si j'aurais dû m'en douter – à seize ans, j'étaisencore très naïve. Ma fierté m'empêchait de retourner chezmes parents. J'étais sans emploi et sans toit. Alors je me suisengagée comme bénévole pour le service civique, le seulendroit qui me permettait à l'époque de travailler sans avoirdix-huit ans et d'avoir un logement. J'ai été envoyée dans uncentre de Scope, une association caritative d'aide aux

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INTRODUCTION

handicapés, où je gagnais vingt livres sterling d'argent depoche par semaine en m'occupant d'adultes atteints de han-dicaps physiques graves, notamment en les aidant à faireleur toilette, à s'habiller et à s'alimenter. Pour la premièrefois, j'avais le sentiment d'être utile. J'avais recommencé àmanger de la viande et j'avais une cause plus importante àdéfendre. Je m'étais rasé la tête et portais des vêtementsdénichés dans des boutiques solidaires, dépensant tout monargent en cidre et en tabac. Je n'avais rien, mais j'étais heu-reuse. Et c'était la première fois que je côtoyais des infir-mières. Je les observais aussi intensément qu'une enfantmalade regarde ses parents. Je ne les quittais pas des yeux. Jen'avais pas de mots pour ce qu'elles faisaient, ni pour leurmétier. « Tu devrais faire des études d'infirmière, me disaitl'une d'elles. On te donne une bourse et une chambre. »

En me rendant à la bibliothèque du quartier, j'ai décou-vert un bâtiment entier rempli de personnes aussi débousso-lées que moi. J'étais souvent allée à la bibliothèque de monécole, ainsi qu'à celle de Stevenage, quand j'étais bien plusjeune, mais là, on était au-delà de l'apprentissage et dusimple emprunt de livres. C'était un refuge. Un sans-abri ydormait et les bibliothécaires le laissaient tranquille. Unhomme, qui portait autour du cou une pancarte indiquantqu'il souffrait d'autisme et souhaitait nous aider, attrapaitun livre en haut d'un rayon pour une femme à mobilitéréduite qui se déplaçait en déambulateur électrique. Desenfants couraient librement et des groupes de jeunes adoles-cents riaient, collés les uns aux autres.

Je me suis renseignée au sujet de Mary Seacole qui,comme Florence Nightingale, avait soigné des soldats pen-dant la guerre de Crimée. Elle avait commencé par des expé-riences sur une poupée avant de soigner des animauxdomestiques puis des hommes. Jusque-là, je n'avais pasenvisagé le métier d'infirmière, mais j'ai alors commencé à

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me rappeler que mon frère et moi éventrions nos pelucheset arrachions les yeux en verre de mes poupées pour que jepuisse les réparer. Je me souvenais de mes camarades deprimaire faisant la queue pour que je contrôle leur anémie ;j'avais dû me vanter de mes connaissances de spécialisteavant de les aligner à la sortie de l'école pour examiner leurspaupières, l'un après l'autre, afin de voir s'ils devaient man-ger du foie et des oignons ; sans parler de la ribambelled'amis qui avaient mal à la gorge et dont je tâtais délicate-ment le cou, comme si je jouais de la clarinette. « Ganglionlymphatique. »

Peu de livres expliquaient en quoi consistait le métierd'infirmière, ni comment l'exercer, par conséquent je nesavais absolument pas si mon profil conviendrait. J'ai décou-vert que cette profession était plus ancienne que les livresd'histoire et existait depuis longtemps au sein de toutes lescultures. L'un des premiers textes traitant des soins infir-miers, le Charaka Samhita, compilé en Inde vers le premiersiècle avant Jésus-Christ, indique que les infirmiers doiventêtre habités par la bonté. Cette profession présente égale-ment des liens étroits avec l'islam. Au début du septièmesiècle, les musulmanes fidèles devenaient infirmières – lapremière infirmière professionnelle de l'histoire de l'islam,Rufaidah bint Sa'ad, faisait figure d'infirmière idéale en rai-son de sa compassion et de son empathie.

Bonté, compassion, empathie : voilà ce qui fait une bonneinfirmière, selon les textes historiques. J'ai souvent repensé àcette escapade à la bibliothèque du Buckinghamshire, son-geant que ces qualités semblent bien souvent avoir manquéau cours de ma carrière – des qualités que nous avons désor-mais oubliées ou auxquelles nous n'attachons plus d'impor-tance. Cependant, à seize ans, j'étais pleine d'optimisme etd'idéalisme. Et quand j'ai eu dix-sept ans, j'ai décidé de melancer. Plus de changements d'orientation et de

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INTRODUCTION

papillonnage : je deviendrais infirmière. Et puis je savaisqu'il y aurait des soirées festives.

Quelques mois plus tard, je me suis retrouvée dans unprogramme de formation aux soins infirmiers, bienqu'ayant quelques semaines de moins que les dix-sept anset demi officiellement requis. Je me suis installée à Bedforddans une résidence pour infirmiers, derrière l'hôpital, unvaste ensemble d'appartements où claquaient les portes, etparfois des rires hystériques. À mon étage logeaient essen-tiellement des étudiants infirmiers de première année, ainsique quelques radiologues et quelques étudiants en physio-thérapie, sans compter les médecins à qui il arrivait parfoisde dormir là. Les étudiants infirmiers étaient presque tousjeunes et surexcités, habitant loin de leurs parents pour lapremière fois. Il y avait un grand nombre d'Irlandaises(« on avait deux options, m'expliquaient-elles, infirmière oubonne sœur ») et de rares garçons (exclusivement homo-sexuels à l'époque). Il y avait une laverie au rez-de-chaussée,à côté d'une salle de télévision étouffante où mes jambesrestaient collées aux fauteuils recouverts de plastique, sousla chaleur des radiateurs allumés à fond nuit et jour. C'estdans cette pièce que j'ai rencontré un psychiatre en forma-tion, après avoir laissé échapper que je n'arrivais pas à medéfaire du fauteuil, et il est devenu mon petit ami pourquelques années. Ma chambre était à côté des toilettes etsentait l'humidité ; une fois, une de mes amies a même faitpousser du cresson sur la moquette. La cuisine était sale etle réfrigérateur rempli de produits périmés. Sur un placard,une note mettait en garde : NE VOLE PAS LA NOURRI-TURE DES AUTRES. NOUS SAVONS QUI TU ES.

Il y avait un unique téléphone qui sonnait à toute heuredu jour et de la nuit, dans un hall qui résonnait. On enten-dait des disputes, des talons en train de courir et de lamusique écoutée à plein volume. Nous fumions tous – des

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cigarettes en général, mais l'odeur de l'herbe était commeun bruit de fond constant auquel nous finissions par ne plusprêter attention. Nous allions et venions d'une chambre àl'autre à la mode communautaire, et nous ne fermionsjamais notre porte à clé. Au-dessus de mon lit pendait uneaffiche des dessins anatomiques de Léonard de Vinci repré-sentant les cavités du cœur ; j'avais une étagère chargée demanuels et de romans usés et, à côté de mon lit, une pile delivres de philosophie. À cela s'ajoutaient une bouilloire, unradiateur qu'il était impossible de baisser et une fenêtre quine s'ouvrait pas. Il y avait également un lavabo pour lavercorps et tasses, pour vider le cendrier, vomir et, pendant lesquelques semaines où les toilettes étaient constammentbouchées, pour uriner. Pour mes camarades, ce n'était pasgrand-chose, mais pour moi qui avais si longtemps partagéune chambre au centre d'accueil, et auparavant une maisonavec un petit ami et ses colocataires, c'était le paradis.

Néanmoins, où que l'on soit, la première nuit est toujoursla pire. Je n'avais aucune idée de ce que je ferais en tantqu'infirmière et commençais à regretter de ne pas avoir poséplus de questions à celles qui m'avaient encouragée danscette voie. J'étais terrifiée à l'idée d'échouer, imaginant leregard de mes parents si je leur annonçais un énième revire-ment. Ils avaient déjà été assez choqués comme ça par madécision de devenir infirmière : mon père avait même éclatéde rire. Malgré mon travail auprès des handicapés, ils meconsidéraient encore comme l'adolescente rebelle qui ne sepréoccupait que de sa petite personne. Il leur était difficilede m'imaginer dévouée à un idéal de gentillesse.

Cette nuit-là, éveillée dans mon lit, j'ai écouté ma voi-sine se disputer avec son petit ami, un agent de sécuritélunatique et dégingandé qui, faisant fi des règles, semblaitvivre avec elle. Même une fois qu'ils se sont tus, je n'arri-vais pas à dormir. Les doutes dansaient dans ma tête. Je

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INTRODUCTION

savais qu'au moins dans un premier temps la formation sedéroulerait dans une salle de classe, et que je ne risquaisdonc pas de tuer quelqu'un par accident, ni de devoir laverle pénis d'un vieil homme ou de me prêter à d'autres hor-reurs. Quand bien même, j'étais terriblement angoissée. Etlorsque, cette nuit-là, je suis allée aux toilettes, communesà tout l'étage, j'ai découvert une serviette hygiénique usagéecollée à la porte. J'ai eu des haut-le-cœur. Outre l'ignomi-nie de cette vision, je me suis alors souvenue que je m'étaistoujours sentie mal à la vue du sang.

Ma petite nature a été confirmée le lendemain matinlorsque nous avons eu notre visite de médecine du travail.On nous a fait une prise de sang à tous.

— Pour votre dossier, a annoncé l'infirmière chargée desprélèvements. Dans le cas où vous seriez blessés par uneaiguille et contracteriez le VIH. Nous pourrons alors savoirsi vous étiez déjà séropositifs.

Nous étions en 1994 : la peur et les fausses informationsau sujet du VIH étaient omniprésentes. L'infirmière m'afait un garrot.

— Es-tu étudiante en soins infirmiers ou en médecine ?J'ai regardé l'aiguille, le sang remplir le tube, et la pièce

est devenue floue. Sa voix semblait très lointaine.— Christie. Christie !Quand j'ai repris connaissance, j'étais allongée à terre, les

jambes posées sur la chaise et l'infirmière au-dessus de moi.Elle a ri.

— Est-ce que ça va maintenant ?Lentement, je me suis redressée sur les coudes, retrou-

vant une vision nette.— Que s'est-il passé ?— Tu es tombée dans les pommes, ma puce. Ça arrive.

Mais il faudrait peut-être songer à un autre métier.

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En vingt ans dans cette profession, j'ai énormémentdonné, mais j'ai reçu encore davantage en retour. Je sou-haite partager avec vous les joies et les tragédies de ce métierhors du commun. Suivez-moi au sein des différents ser-vices, de la naissance à la mort ; passons ensemble devantl'unité de soins spéciaux pour bébés et traversons lesdoubles portes pour entrer dans les services de médecineinterne ; parcourons les couloirs en courant pour répondreau bipeur d'urgence, annonçant qu'un patient vient demourir ou est au bord de la mort, dépassons la pharmacieet la cuisine du personnel pour atteindre le service desurgences. Nous allons explorer l'hôpital lui-même, ainsique le métier d'infirmière sous nombre de ses aspects.Quand j'ai débuté, voici ce que je pensais que ce métierimpliquait : un mélange de chimie, de biologie, de phy-sique, de pharmacologie et d'anatomie. Et voici ce qui s'estrévélé être la réalité de cette profession : une alliance entrephilosophie, psychologie, art, éthique et politique. En che-min, nous allons croiser toutes sortes de personnes : despatients, des parents et des employés – des gens que vousreconnaissez peut-être déjà. Car nous avons tous besoind'être soignés à un moment ou un autre de notre vie. Etnous sommes tous des soignants.

INTRODUCTION

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Un arbre de veines

Toute personne a droit à un niveau de viesuffisant pour assurer sa santé, son bien-êtreet ceux de sa famille, notamment pour l'ali-mentation, l'habillement, le logement et lessoins médicaux.

Article 25 de la Déclaration universelledes droits de l'homme

Je traverse le pont qui jette son ombre aux contoursdentelés et regarde la lumière grise, d'un bleu clair presquevert, danser sur l'eau en contrebas : l'aube point. Tout estcalme. La lune est pleine. Deux femmes en tenue de soiréepassent devant moi, le pas chancelant et l'œil cerné de mas-cara ; un homme est recroquevillé dans un sac de couchagecontre le mur, la tête près d'un gobelet à café contenantquelques pièces. Il n'y a presque aucune circulation, à partquelques taxis noirs et le bus de nuit qui passe de tempsen temps. Toutefois, je ne suis pas la seule à me rendre àl'hôpital, si j'en crois l'uniforme d'autres piétons : chaus-sures plates fatiguées, sac à dos, teint pâle, épaules rentrées.

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J'entre dans l'enceinte de l'hôpital et passe dans la couroù se dresse la chapelle, toujours ouverte. L'intérieur estsombre, son éclairage terne complété de bougies. Sur l'autelrepose un recueil noirci de messages et de prières : le livre leplus triste du monde.

Les employés se pressent au niveau de l'entrée princi-pale ; certains avec leur bicyclette, d'autres marchant àgrandes enjambées, désireux d'éviter le regard de toute per-sonne avide de renseignements, munie d'une lettre et d'unpetit sac de voyage, tenant la main d'un enfant en pleurs oupoussant un parent âgé dans un fauteuil roulant, une cou-verture sur les genoux. À neuf heures, un bénévole viendraguider ces gens désorientés, en brandissant la pancarte«Que puis-je faire pour vous ? » Il s'agit de Ken, soixante-dix ans, dont la petite-fille a été soignée à l'hôpital pour uneinfection contractée durant son traitement contre un cancerdes ovaires. « Je veux aider les gens dans ma situation. Lespetites choses ont leur importance. » Il distribue des plansde l'établissement, aide ces personnes à s'y retrouver et leuroffre son sourire. La signalétique de l'hôpital ressemble à unarc-en-ciel : au sol, des lignes de couleur indiquent la direc-tion à suivre pour chaque service. Au moins une fois parjour, quelqu'un sautille le long de la ligne jaune en chan-tant : «We're off to see the wizard1… »

Je dépasse la salle d'attente de l'accueil, où davantage depersonnes encore sont agglutinées : riches et pauvres, han-dicapées ou non, de tout âge, origine et culture. Je croisesouvent la même femme en pantoufles qui empeste l'urine.Assise à côté d'un chariot rempli de sacs plastique, ellemarmonne. Parfois, elle crie comme si elle souffrait, et un

1. En français, « Nous partons voir le magicien… », extrait de lachanson de Dorothée et de l'épouvantail dans le film de 1939 LeMagicien d'Oz.

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agent de sécurité passe la tête pour s'assurer qu'il n'y a pasde dispute, avant de disparaître à nouveau. Mais elle n'estpas là aujourd'hui. À sa place, je vois une femme âgée vêtued'un épais manteau rouge, malgré le chauffage de l'hôpital.L'espace de quelques secondes, elle lève vers moi un regardtriste et apeuré. Elle semble complètement perdue et isoléeen dépit de la dizaine de personnes qui l'entourent. Sescheveux, autrefois bouclés, sont désormais sales et à moitiéraides ; cela me rappelle ceux de ma grand-mère quand elleest tombée malade, elle qui détestait ne pas être impecca-blement coiffée. Elle ferme les yeux et pose son front contreses mains.

J'adore déambuler dans l'hôpital. Les hôpitaux ont tou-jours été des lieux de refuge. Le roi Pandukabhaya du SriLanka (437-367 av. J-C) avait fait construire des maisons derepos dans plusieurs régions de son royaume – premierancêtre connu de l'hôpital. La première institution psychia-trique a été édifiée dans le monde arabe, à Bagdad, enl'an 805. Ces établissements avaient l'obligation d'acceptermême les patients dans l'incapacité de régler leurs soins.L'hôpital Qalawun dans l'Égypte du XIIIe siècle affichait :« Tous les coûts doivent être couverts par l'hôpital, que lesgens viennent de près ou de loin, qu'ils soient résidents ouétrangers, forts ou faibles, d'un rang social élevé ou modeste,riches ou pauvres, employés ou non, voyants ou aveugles,malades mentaux ou physiques, lettrés ou illettrés. »

Je poursuis mon chemin, passe devant la boutique où lescartes de félicitations côtoient celles de condoléances et deprompt rétablissement. Vient ensuite le minuscule magasinde vêtements où personne n'achète jamais rien, mais dontla vendeuse raconte des anecdotes savoureuses et sait tout cequ'il se passe dans l'établissement ; puis les toilettes où despatients s'évanouissent, se piquent à l'héroïne ou subissent

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UN ARBRE DE VEINES

des agressions – l'une y a même un jour été violée. En facedes toilettes se trouvent le marchand de journaux et la café-téria ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dont lamachine à café a un jour déversé son lait rance jusque surles défibrillateurs entreposés à l'étage inférieur.

Je la contourne et jette un dernier regard vers la femmeau manteau rouge, manquant de percuter un employé decuisine qui pousse un énorme chariot en métal donts'échappent des effluves de javel, de moisissure et de nourri-ture d'avion. À gauche du café, on tombe sur les ascenseurs ;on y trouve systématiquement un groupe de personnes entrain de patienter. L'établissement occupe un terrain oné-reux : lorsqu'il s'agrandit, c'est verticalement, de sorte que laplupart des services se situent dans les étages. Mais jusquedans les unités les plus modernes, on reconnaît la patte deFlorence Nightingale, elle qui savait le rôle de l'architecturede l'hôpital et de sa bonne conception dans l'améliorationde la santé des patients. Elle recommandait que les servicesse composent de pièces longues et étroites dotées de hautesfenêtres, afin de maximiser la pénétration de l'air et dusoleil. Dans sa correspondance avec l'architecte mancunienThomas Worthington, entre 1865 et 1868, Nightingalesoulignait également les besoins pratiques des infirmières :« La salle où l'on entrepose le matériel permettra-t‑elle à uneinfirmière d'y dormir, si nécessaire ? »

Je l'imagine arpentant les couloirs et prête attention àmes propres pas en passant devant l'espace de transport despatients : une pièce entière remplie de personnes attendantde rentrer chez elles, trop mal en point pour emprunter lestransports en commun et trop pauvres pour prendre untaxi ; aucune d'entre elles n'a de parent pour venir la cher-cher. Assis dans des fauteuils roulants ou sur des chaises enplastique, vêtus d'un manteau ou d'une robe de chambreet d'une couverture, les patients regardent les portes

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INFIRMIÈRE : LE MÉTIER QUI A BOULEVERSÉ MA VIE

automatiques à l'affût d'un visage inconnu, à moins qu'au-delà des portes automatiques ils ne regardent le ciel – levide. Derrière la rangée de chaises, un distributeur ronronnevainement. Je me demande si ces gens – la plupart frêles etâgés – ont faim, mal, ou peur. Je connais la réponse. La salled'attente pour quitter l'hôpital semble plus pleine que celledes admissions. Tout est relatif. Les patients qui luttentpour leur vie aux urgences n'en ont sûrement pas consciencemais, s'ils sont accompagnés de parents et d'amis, alors ilsont de la chance dans leur malheur.

La porte de la loge s'ouvre constamment, percutant chaquefois une rangée de bouteilles d'oxygène vides semblable à desquilles géantes. Au standard, une femme aux cheveux crépuset aux sourcils dessinés, équipée d'une oreillette et d'unmicro dignes de Madonna. J'essaie de me lier d'amitié avecelle mais, malgré mes efforts, elle aboie « C'est pour quoi ? »chaque fois que je lui dis bonjour, comme si j'étais une incon-nue. Je ne me résigne pas pour autant.

La pharmacie se situe à côté : un gigantesque magasin debonbons pour adultes. Il y a des tiroirs qui se déboîtent etdes kilomètres de rangées de comprimés divers et variés.L'intérieur de la pharmacie évoque une salle des marchés àWall Street, elle se poursuit à la cave au bas d'un escalier peuéclairé, où certains médicaments sont rangés dans des boîtesde premiers secours, étiquetées chaque fois qu'elles sontouvertes afin de s'assurer que personne ne les trafique, puisréapprovisionnées et scellées. Beaucoup des médicamentssont utilisés au Royaume-Uni sans l'accord du NICE1. Cen'est pas un cas isolé. Aux États-Unis, par exemple, seuls

1. National Institute for Health and Care Excellence ou Institutnational de l'excellence en matière de santé et de soins, un organismequi dépend du ministère de la Santé britannique et émet des recom-mandations. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

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20 à 30% des médicaments utilisés en pédiatrie sontapprouvés par la FDA1.

Les représentants des laboratoires pharmaceutiques susci-taient autrefois l'enthousiasme à l'hôpital. Ils sont faciles àrepérer ; à l'instar des pharmaciens, ils sont mieux habillésque les médecins. Vêtements de marque et attitude de ven-deur de voitures, couplés à la capacité à obtenir l'attentiond'un médecin très occupé (au-delà de ses secrétaires), sontl'apanage de cette séduisante armée de jeunes cadres dyna-miques qui, n'ayant pas obtenu des notes suffisantes pourla faculté de médecine, investissent régulièrement les hôpi-taux par ce moyen. Jadis, la visite d'un VRP rimait avecpizzas, stylos, carnets et autres cadeaux. Par souci de « trans-parence », les déjeuners des VRP sont désormais moinsluxueux, et les médecins n'ont plus le droit d'accepter despots-de-vin en échange de l'achat ou de la prescription d'unmédicament spécifique aux dépens d'un autre. Néanmoins,les VRP continuent d'offrir des objets promotionnels (tousles médecins et les infirmières ont chez eux des tasses et desstylos arborant des noms de médicaments et, pendant long-temps, l'ours en peluche préféré de ma fille a porté un T-shirt vantant les mérites d'un antidépresseur).

La pharmacie est équipée d'une sorte de passe-plats,devant lequel se presse un flot constant d'élèves infirmièresvenues récupérer les médicaments que les patients doiventprendre avec eux à leur sortie de l'hôpital, comme un doggy-bag ; et d'une porte à laquelle il faut sonner pour obtenircertains médicaments.

Mon bureau se situe trois étages au-dessus de la pharma-cie. C'est un capharnaüm où règne une chaleur étouffante,

1. Food and Drug Administration ou Agence américaine des produitsalimentaires et médicamenteux, ayant notamment le mandat d'autoriserla commercialisation des médicaments sur le territoire des États-Unis.

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avec de la moquette au sol, des tuyaux apparents et despièges à rats devant la porte, mais, à l'instar de mes collègues,j'y passe peu de temps. Je parcours un instant le local desyeux, balayant du regard la table sur laquelle reposent dessondes d'intubation obsolètes et des électrodes de défibrilla-tion défectueuses («Oui j'ai bien vu l'étincelle, mais ce n'estrien, pas de panique ! »). À côté, des sachets de ketchuprécupérés à la cantine de l'hôpital, où nous nous arrêtonsparfois pour le petit-déjeuner, après avoir reçu la transmis-sion des cadres de santé – ce sont les infirmières qui super-visent l'établissement pendant la nuit et gèrent toutes sortesde problèmes hospitaliers, de la répartition des lits aux inci-dents critiques, en passant par la sécurité et les attentatsterroristes. Sur la table, on trouve aussi l'épais dossier médi-cal d'un patient décédé, en attente d'être transféré au bureauqui accompagne les proches dans le deuil, ainsi qu'un grandpot de décaféiné en poudre qui, m'avait-on dit le jour demon arrivée, était resté intact depuis déjà plusieurs années.

Je suis infirmière réanimatrice. Notre équipe se composeessentiellement d'infirmières avec une longue expériencedes soins intensifs (comme moi) ou d'infirmières urgen-tistes, parfois d'anciens du SAMU et de techniciens de blocopératoire. Nous avons un rôle hybride : nous formons infir-mières, médecins et autres professionnels de santé à la réani-mation, toujours armés d'un bipeur qui nous fait arpenterl'hôpital : chambres, parking, cafétéria, cage d'escalier, sallesd'opération, service de gériatrie, de psychiatrie ambulatoire ;et nous accompagnons les différents services dans la gestiondes urgences médicales et arrêts cardiaques.

Je me change derrière un paravent de fortune. Nousn'avons pas d'autre endroit où nous changer dans le bureauet pas le temps d'aller aux toilettes ; ces paravents font partiedes meubles depuis des années. Le bipeur s'allume et reten-tit : « Accident adulte, réfectoire principal. » Il peut rester

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silencieux toute la journée. Mais parfois, il se déclenche cinqou six fois. Le personnel donne l'alarme en appelant le 22-22 et en précisant le type d'urgence dont il s'agit : adulte,pédiatrique, obstétrique, néonatale ou traumatique. Même àl'hôpital, les urgences médicales ne sont pas forcément fré-quentes, mais elles peuvent être éprouvantes. La plupart desappels sont heureusement infondés : un patient qui s'estévanoui, simule une crise d'épilepsie ou une simple piqûrede guêpe.

— Mon conseil, c'est de courir très, très lentement. Tune sais pas ce que tu vas découvrir et tu ne veux surtout pasarriver la première tant que tu n'es pas sûre de bien gérer,m'a confié un collègue lors de mon premier jour.

Mais, avec les années, j'ai appris à dire « Équipe réa » dansmon bipeur, puis à dévaler les escaliers. Je dépasse le hallprincipal que domine une statue géante de la reine Victoria.Je traverse en courant la galerie dont le piano prête sestouches à de surprenants interprètes. Aujourd'hui, unouvrier en gilet de sécurité joue du Mozart. Je dépasse uncouple ; elle marche à pas lents et lui, la mine réjouie, pousseun bébé minuscule dans une poussette flambant neuveornée de ballons : « Félicitations : c'est un garçon ! » Je doisralentir à mesure que la foule se densifie aux abords de lasalle du courrier, d'où retentissent des jurons et le son d'uneradio. Parfois, un bras sort du box pour tendre une lettre endirection de la file d'attente. Je marche aussi vite que pos-sible vers le distributeur de billets toujours hors-service, puisen direction du réfectoire où des employés noient leurs excèsde la veille dans un copieux petit-déjeuner.

La femme au regard triste et au manteau rouge semblebien fragile. Sans son manteau, elle est plus frêle encore. Elleporte un chemisier à fleurs mal boutonné. Elle a la peausèche et plissée, les cheveux blancs épars, les yeux humideset les lèvres gercées. Sa chevelure à moitié aplatie dégage une

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odeur aigre. Au ras de son cou, une alliance sur une chaîneen argent. Tremblante, elle balaie l'assemblée du regard. Ellese trouve au réfectoire, assise sur une chaise, consciente,déjà entourée par une partie de l'équipe d'interventiond'urgence : un médecin, un interne, un anesthésiste et uneinfirmière – c'est une amie, elle s'appelle Tife. Elle a long-temps travaillé aux urgences. Elle a une présence rassurante,toujours d'un calme olympien. Elle a réussi à dégoter unecouverture (contrairement à ce que vous pourriez penser, cen'est pas toujours évident) et, à genoux, fixe un petit capteurau doigt de la patiente pour prendre la saturation.

— Bonjour ! s'exclame Tife.— Salut. Désolée, j'étais en train de me changer.Un brancardier arrive avec le chariot de réanimation.

On l'appelle dès qu'un signal d'alarme se déclenche et ilarrive en général en même temps que l'équipe médicale.On y trouve tout un attirail de matériel – un service entiermonté sur roulettes. Il y a de l'oxygène, un tuyau d'aspira-tion, un défibrillateur, des ampoules d'adrénaline, ainsi quede grands sacs contenant tout ce qui est possible et imagi-nable, des kits de contrôle de glycémie jusqu'aux masques àoxygène.

— Betty a des douleurs à la poitrine. Ses constantes sontstables. Elle a très froid. Tu peux m'attraper un Tempa-Dot ?

Je tends à Tife le thermomètre à usage unique et elle setourne vers les médecins.

— On va l'emmener aux urgences, vous pouvez y allersi vous voulez.

— Il faut lui faire un électrocardiogramme à douze déri-vations, déclare le médecin en s'éloignant sans entendrel'interne marmonner : « Vraiment ? »

— Est-ce que je peux vous passer le relais ? me demande-t‑il en partant en courant.

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Les médecins ont un emploi du temps très chargé. Leurtravail ne se limite pas aux interventions d'urgence. Ilsdoivent tout arrêter dès que sonne leur bipeur, laissant par-fois des patients aux mains des externes.

Je hoche la tête.— Bonjour, Betty, dis-je en la prenant par la main, effec-

tivement glacée. Je m'appelle Christie. Je vais vous faireasseoir sur le brancard et vous emmener aux urgences. Il n'ya pas lieu de s'inquiéter, mais mieux vaut faire quelquesexamens complémentaires. Il me semble vous avoir vue enarrivant : à l'accueil ?

— Betty avait rendez-vous à la cellule psychologique cematin, mais elle était en avance, alors elle est allée prendreun café. C'est là qu'elle a commencé à avoir du mal à respi-rer. Toutes ses constantes sont normales, mais elle traverseun moment difficile.

Je regarde Betty. Elle est blême.— Betty a récemment perdu son mari, poursuit Tife,

d'une crise cardiaque.— Je suis navrée de l'apprendre. Avez-vous encore mal à

la poitrine ?Je lui arrange sa couverture. Sa température est dange-

reusement basse.Elle secoue la tête.— Je ne veux pas vous créer de soucis. Ce n'est rien de

grave. Sans doute quelque chose que j'ai mangé.Betty n'a pas l'air de faire une crise cardiaque (infarctus

du myocarde), bien que les femmes âgées ne présentent pastoujours les symptômes classiques – douleur à la poitrine,engourdissement, oppression thoracique, picotements, four-millements – et ne ressentent parfois aucune douleur. L'acci-dent cardiovasculaire est la première cause de décès dans laplupart des pays occidentaux et représente un des motifs lesplus fréquents d'admission à l'hôpital. Et beaucoup de

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No d'édition : L.01EHBN000927.N001Dépôt légal : octobre 2018

Cet ouvrage a été mis en page par IGS-CPà L’Isle-d’Espagnac (16)