IDÉALISME ALLEMAND

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IDÉALISME ALLEMAND

Article écrit par Jacques d' HONDT

Prise de vue

En allant à la découverte de l'idéalisme allemand, on attend bien des émerveillements, et l'on se préparequelques surprises, en même temps que beaucoup de travail. Encore faut-il d'abord délimiter ce champd'investigation qui, par nature, ne saurait toutefois offrir de contours précis et incontestés, ni une totalehomogénéité.

La notion d'idéalisme allemand enveloppe un ensemble de doctrines qui, dans le panorama de laphilosophie universelle, prennent un relief remarquable. Elles relèvent certes de l'histoire globale, mais ellesy dessinent un courant nettement caractérisé. Ce mouvement philosophique d'ample portée a permis demieux comprendre les doctrines anciennes et a profondément influencé toute la culture ultérieure. Il sedéploie de la fin du XVIIIe siècle jusqu'au début du XIXe et il s'assure une unité visible en se maintenantd'abord exclusivement en terre allemande.

On peut considérer que l'idéalisme allemand prend son départ avec la Critique de la raison pure de Kant(1781) et qu'il culmine en s'achevant dans l'Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel (3e édition,1830). De grands penseurs y ont participé – Fichte, Schelling, Hegel, notamment –, chacun d'eux préservantsa singularité à l'intérieur d'une consonance fondamentale.

I-Une généalogie philosophique

La sélection et la classification des philosophies s'opèrent selon des critères divers. Elles s'ordonnenttraditionnellement selon des couples d'opposés : philosophies intellectuelles ou sentimentales,systématiques ou éclectiques, rationnelles ou mystiques, métaphysiques ou positivistes, dogmatiques oucritiques, etc. L'un des affrontements les plus significatifs, et peut-être le plus communément invoqué,confronte la philosophie idéaliste à ses adversaires associés : le réalisme, le naturalisme, l'agnosticisme, lematérialisme. On s'en tiendra ici aux termes extrêmes : idéalisme-matérialisme.

Entre idéalisme et matérialisme, le litige porte sur ces questions : qu'est-ce qui, de l'esprit et de lamatière, est originaire, fondamental ? Et, en regard, qu'est-ce qui est dérivé et conditionné ? Lequel des deuxtermes tolère, en quelque manière que ce soit, d'être réduit à l'autre ? La réalité ultime réside-t-elle en l'unde ces opposés : est-elle matérielle ou idéelle ?

Pour mieux apprécier rétrospectivement la nature de l'idéalisme allemand, il convient sans doute de lecomparer à des attitudes intellectuelles plus récentes. Et d'abord une formulation classique, presquescolaire : « On entend actuellement par idéalisme la tendance philosophique qui consiste à ramener touteexistence à la pensée, au sens le plus large du mot pensée » (A. Lalande, Vocabulaire technique et critiquede la philosophie). Sur ce thème, quelques variations : « Pour l'idéaliste, il n'y a rien de plus dans la réalitéque ce qui apparaît à ma conscience ou à la conscience en général » (Henri Bergson, cité par Lalande, ibid.),ou bien : « Exister, c'est être posé par l'esprit » (Jules Lachelier, ibid.). Cette direction générale est présentedans des œuvres très modernes : pour Husserl, la réduction phénoménologique indique « l'itinéraire versl'idéalisme transcendantal » ; et la phénoménologie « n'est rien d'autre que la première formerigoureusement scientifique de cet idéalisme » (Edmund Husserl, Philosophie première, 1923).

Le modèle allemand de l'idéalisme se singularise par sa radicalité (il va jusqu'au bout de sesconséquences), sa combativité (il ne tolère rien d'autre), son ambition démesurée (il prétend embrasser latotalité des êtres et de leur devenir), sa minutie (il s'attarde aux plus petits détails), sa technicité enfin.

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De nombreux philosophes sont intervenus dans le débat et se sont heurtés, comme les héros d'undrame, dans une proximité sous-jacente de lieu, de temps et d'action. Mais l'histoire écrite élaguecruellement la masse des événements et des idées et l'on s'en tiendra ici, par souci de concision, à quelquespersonnalités marquantes.

Dans l'ordre chronologique et systématique des thèses soutenues, Emmanuel Kant (1724-1804) préparele terrain. Évinçant par sa critique le leibnizianisme (G. W. Leibniz, 1646-1716, et Christian Wolff,1679-1754), et mettant radicalement en question la notion de métaphysique, « il a tout balayé », dira de luiHölderlin.

Après quoi J. G. Fichte (1762-1814) métamorphosa sa doctrine en un idéalisme plus authentique et plushardi, proche du subjectivisme, et même du solipsisme (« Tout est par le moi, pour le moi ! »), quis'accompagne d'une dépréciation du monde extérieur, de la nature tenue pour secondaire et subordonnée.

C'est contre une telle exclusion que F. W. J. von Schelling (1775-1854) réagira d'abord : « Cet idéalismesubjectif ne pouvait tout de même pas aller jusqu'à croire que le moi pose les choses extérieures librementet volontairement, car il y a trop de choses extérieures que le moi voudrait autres, si l'être extérieurdépendait de lui » (Contribution à l'histoire de la philosophie moderne, 1836-1837). Et il poursuit enrésumant ce parcours idéologique, paradoxal : « De la découverte kantienne selon laquelle nous ne pouvonscomprendre et concevoir que ce que nous sommes en état de construire, il n'y avait qu'un pas jusqu'ausystème de l'identité [formulé par Schelling lui-même]. Le criticisme kantien – conduit à sa dernièreconclusion avec une logique rigoureuse – devait avoir pour conséquence la Doctrine de la science [de Fichte],et celle-ci – conduite à son tour avec rigueur jusqu'à sa dernière conclusion – une doctrine de l'unité totale,un spinozisme renversé ou transfiguré, un matérialisme-idéal » (ibid.). Schelling préfère parfois appeler cedernier un « real-idéalisme ».

G. W. F. Hegel (1770-1831), enfin, conduit à sa maturité tout ce développement organique. Il s'assimiletout ce que ses prédécesseurs avaient acquis dans une certaine dispersion pour en effectuersouverainement la synthèse en un idéalisme objectif et absolu.

II-Kant et « la chose en soi »

On se réfère en général à G. W. Leibniz comme au philosophe qui, même s'il n'a peut-être pas créé lemot idéalisme, l'a du moins introduit dans le vocabulaire philosophique.

De manière significative, il ne le glisse dans sa Réplique aux réflexions de Bayle qu'en liaison avec le motmatérialisme, pour évoquer « les hypothèses d'Épicure et de Platon, des plus grands matérialistes et des plusgrands idéalistes... », établissant ainsi l'une des lignes de partage les plus durables de l'histoire de laphilosophie. Ni Épicure ni Platon ne se sont tenus eux-mêmes pour idéaliste ou matérialiste, alors que cescatégories et ces mots n'existaient pas. Leur désignation comme tels est rétrospective. Leibniz lui-même nese rangeait nullement dans le groupe qu'il qualifiait d'« idéaliste ». Mais ses successeurs le traiteront commelui-même l'avait fait de Platon, Hegel déclarant tout simplement : « La philosophie de Leibniz est unidéalisme. » Cependant le mot aura subi, entre-temps, une inflexion de sens.

Le terme a désigné d'abord, et surtout sous la plume de ses critiques, ce que l'on ne tiendra ensuite que pour une variété particulière : « l'idéalisme subjectif », en songeant principalement au premier élan de la philosophie de George Berkeley (1685-1753), que lui-même qualifiait d'« immatérialisme ». C'est cet idéalisme que Diderot critique en 1749 : « On appelle idéalistes ces philosophes qui n'ayant conscience que de leur existence et des sensations qui se succèdent au-dedans d'eux-mêmes n'admettent pas autre chose. Système extravagant [...], système qui, à la honte du genre humain, est le plus difficile à combattre, quoique le plus absurde de tous » (Lettre sur les aveugles). À son tour, Kant, le véritable initiateur de l'idéalisme classique allemand, manifestera devant cette forme subjective la même indignation presque désespérée : « L'idéalisme peut bien être tenu à l'égard des fins de la métaphysique pour aussi inoffensif que l'on veut (ce qu'il n'est pas en fait), cela reste pourtant un scandale de la philosophie et de la raison humaine en général

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de devoir admettre seulement à titre de croyance l'existence des choses hors de nous (dont pourtant nousrecevons toute la matière pour nos connaissances, même pour notre sens interne), et, si quelqu'un se met àen douter, de ne pouvoir lui opposer aucune preuve satisfaisante. » Car là est, en effet, tout le problème : leschoses existent-elles hors de nous, ou en nous (en notre esprit) ?

Pour se démarquer de cet idéalisme « scandaleux », Kant maintient l'existence de la « chose en soi »,– c'est-à-dire d'une réalité qui persiste en elle-même et pour elle-même, hors de la conscience humaine etindépendamment d'elle, même si elle reste pour nous inconnaissable en tant que telle. C'est là une minceconcession au matérialisme, qui arrête Kant au seuil de l'idéalisme allemand. Dans son cours de 1823, Hegelremarquera sévèrement : « La question : que sont l'espace et le temps en soi ne signifie pas pour lui :qu'est-ce que leur concept ? Mais : sont-ils des choses au-dehors ou quelque chose dans l'esprit ? » (Leçonssur l'histoire de la philosophie).

III-Une pensée absolue

Ce sera l'un des grands défis de l'idéalisme allemand : contrecarrer le matérialisme, sous toutes sesformes, sans tomber dans un subjectivisme choquant. Dans cette perspective, la « chose en soi », telle queKant continue de la penser, représente un dangereux compromis, difficilement soutenable. On la renieradonc.

Le grand mérite commun des idéalistes allemands est sans doute de n'avoir reculé devant aucune desconséquences de leurs prémisses audacieuses, et même les plus stupéfiantes pour le public, quand celui-ciparvenait à les saisir. Dans cette entreprise, ils ont fait preuve d'une ingéniosité et d'une souplesse d'espritextraordinaires, et se sont affrontés dans une émulation fiévreuse, qui a pu aller jusqu'à l'hostilité ouverte.Dans une sorte de surenchère anti-matérialiste, ils se sont élevés à un idéalisme de plus en plus exigeant etconquérant. Kant avait donné le ton dans son opération défensive : « Par la critique seulement peuvent êtrecoupés à la racine même le matérialisme, le fatalisme, l'athéisme, l'incrédulité des esprits forts, l'exaltation,la superstition, qui peuvent être universellement nuisibles, enfin aussi l'idéalisme [compris commesubjectiviste] et le scepticisme, qui sont dangereux davantage pour les écoles, et peuvent difficilementpasser dans le public... » (Préface de la deuxième édition de la « Critique de la raison pure », 1787).

Il y a dans ces propos un peu de démagogie proclamative, et ces auteurs se permettront parfois denotables écarts. Mais, dans l'ensemble, et du point de vue de cette problématique, ils se présentent bieneux-mêmes comme un camp philosophique opposé à un autre, auquel ils ne fourniront parfois des armes quebien involontairement.

De fait, on doit distinguer en chacun d'eux des niveaux divers d'idéalisme. En premier lieu, le plus connu,celui qu'ils atteignent consciemment, conceptuellement, rationnellement. Et puis, plus profondément,l'idéalisme spontané, inconscient d'abord, dont ils sont partis, souvent sans s'en rendre compte. Leurvéritable idéalisme ne se situe pas où ils le croient. Ils n'ont pas eu à se forcer – et à argumenter – pourdevenir idéalistes. Ils l'étaient d'emblée, comme la plupart de leurs contemporains qui n'auraient pu, sanscela, accueillir le développement de leurs idées. Hegel a lui-même évoqué un « idéalisme inconscient de laconscience » (La Science de la logique, 1812). Et d'ailleurs, sa Phénoménologie de l'esprit (1807) n'est-ellepas le récit de la prise de conscience progressive de l'idéalisme par lui-même ? Il y a une tendancespontanée, chez certains hommes ou certaines époques, à tout « ramener » à la pensée. Cette tendances'affermit, triomphe des tendances différentes ou contraires, se radicalise, conduit à « l'affirmation de l'êtrecomme connu », à la consciente et volontaire « inclusion de l'objet connu dans l'esprit connaissant »(A. Lalande, op. cit.), et donc à une dépréciation ou même à une négation de toute réalité véritable endehors du sujet : « L'idéalité du fini est la proposition capitale de la philosophie qui, pour cette raison, est unidéalisme » (Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, 1817). D'où il suit que « le monde n'a pas devéritable réalité » (Philosophie de la religion, posth., 1832).

L'idéalisme allemand a tendu à intégrer toutes les formes de pensée qui, dans le passé, exprimaient déjà son orientation essentielle, comme si – et c'est la manière dont Hegel présente les choses dans ses Leçons

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sur l'histoire de la philosophie – toutes les étapes de ce passé conduisaient à ce « résultat », qui, en retour,imprime sur elles son sceau.

IV-De la religion au concept

Un autre trait commun à ces philosophes idéalistes est leur religion d'origine. De fait, ils sont tous nés etont tous été intellectuellement formés dans des familles chrétiennes, plus précisément luthériennes, parfoispiétistes. On imagine mal comment un enfant de famille athée aurait pu opter un jour pour une philosophieidéaliste. Ce ne sont pas des arguments qui décident : il y faut des antécédents religieux, et notammentcette foi très « intériorisée » que favorise le luthéranisme et qui accentue le sentiment de la subjectivité, àl'encontre d'un objectivisme scientifique ou spinoziste. Comme le dit Jean Hyppolite à propos de Hegel :« C'est le Christianisme qui a révélé la subjectivité de l'Absolu ou du Vrai, et tout l'effort de la philosophie aété ensuite de comprendre que „l'Absolu“ était sujet » (Genèse et structure de la « Phénoménologie » deHegel, 1946).

Schelling ou Hegel avouent eux-mêmes cette filiation idéologique, insistent sur elle, insèrent parfois lareligion dans leur système, en y reconnaissant l'un des moments nécessaires du développement de celui-ci.Nietzsche, qui est tout de même aussi leur héritier, ne serait-ce que négativement, a ironisé : « Le prêtreprotestant est le grand-père de la philosophie allemande, le protestantisme lui-même est son péché originel[...]. Il suffit de prononcer le mot „fondation de Tübingen“ pour saisir ce que la philosophie allemande est aufond : une théologie sournoise (hinterlistig) » (L'Antéchrist, 1906).

Cette dépendance à l'égard de la religion étant admise, il faut bien reconnaître qu'elle n'est ni simple, niunilatérale, ni unique. À un examen plus détaillé et minutieux, les choses se révèlent souvent paradoxales.Et déjà, si l'on adopte le point de vue de Nietzsche, l'emprise « sournoise » de la religion sur la philosophiene constitue-t-elle pas pour celle-là tout autant un repli ? Ce qui montre que, à un certain niveau du moins,elle ne s'impose plus sans réserve, et se voit contrainte de répondre à une contestation par la ruse.

Celui des grands idéalistes qui a le plus systématiquement tenté de subordonner la religion à laphilosophie est Hegel. Certains de ses interprètes ont même voulu voir dans son œuvre une sorte detransposition spéculative de la religion la plus banale : « Le catéchisme dit „Dieu a créé le monde“, et Hegeltraduit (übersetzt) cela dans les mots : l'Idée absolue s'est laissée aller (sich entlassen) dans son être autre »– c'est-à-dire dans la nature (Ernst Bloch, Sujet-Objet : sur Hegel, 1952).

On pourrait longuement gloser sur l'emploi de ce mot entlassen, et Schelling s'en est moquécruellement. Hegel ne l'utilise que dans une expression où il ne reste précisément rien de ce qui devrait êtreconcerné : ni Dieu (même pas son nom), ni création (un mot que Hegel déclare ailleurs vide de sens). Lesautorités religieuses n'ont pu que réprouver de telles « interprétations philosophiques » de la religion,jusqu'à ce que les autorités politiques les interdisent purement et simplement. De fait, tous les idéalistesallemands auront eu maille à partir, à un moment ou l'autre, et plus ou moins brutalement, avec elles.

À la vérité, Hegel ne prétend nullement « traduire » la religion en philosophie. Il tente plutôt de montrerque ce que la philosophie présente rationnellement et spéculativement, d'une manière qui n'est guèreaccessible qu'aux philosophes, la religion en offre un pressentiment sous forme sentimentale etreprésentative, « pour tous les hommes ». La philosophie se donne alors pour tâche de surmonter cettereprésentation qui à ses yeux ne vaut que comme une image illustrative : « Les représentations en généralpeuvent être regardées comme des métaphores des pensées et des concepts. »

L'idéalisme allemand doit sans doute compter parmi ses sources la pensée religieuse commune, mêmesi, dans son élaboration, il s'en éloigne considérablement. On a souvent remarqué, dans son développement,une sorte de disqualification progressive de l'idée de Dieu, et, à travers une religiosité variable, sous-jacente,une critique et une révolte contre la religion et ses divers degrés d'institutionnalisation. Au point qu'à la fin ilfaut bien reconnaître une sorte d'incompatibilité entre celle-ci et l'autonomisation exacerbée du sujet telleque l'exprime l'idéalisme.

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Ces philosophes ne méritent pas pour autant d'être accusés d'hypocrisie ou de « sournoiserie » dansleurs professions de foi équivoques. Mais l'idéalisme se radicalise en eux, sans qu'ils s'en rendent toujourscompte. Ils en viennent, pour mieux l'épurer chacun pour soi, à s'accuser mutuellement avec âpretéd'athéisme, de matérialisme, de naturalisme, de spinozisme. Ainsi se discréditent-ils dangereusement les unsles autres aux yeux des autorités et du public conformiste. Et, malgré ces efforts, leur pensée se laisseépisodiquement pénétrer par des éléments hétérogènes. Que l'on songe seulement aux étranges composésdoctrinaux que Schelling a parfois proposés sous le nom d'Idealmaterialismus, ou de Real-Idealismus.

Leurs adversaires, et notamment les Français, ont bien deviné que l'expansion et l'affinement de leursidées menaient presque fatalement, par certains côtés, à l'irréligiosité, au matérialisme. Le matérialismeallemand lui-même, le plus volontairement ancré positivement et historiquement, n'a pas abjuré cettefiliation : « C'est le mouvement ouvrier allemand qui est l'héritier de la philosophie classique allemande »,écrit Engels dans Ludwig Feuerbach et l'issue de la philosophie classique allemande (1886).

V-« La germanicité »

Il a fallu attendre Madame de Staël et son livre fondateur (De l'Allemagne, 1810) pour que l'idéalismesoit significativement évoqué en France, tout en restant mal compris, et mal accueilli. Hegel ne gagneraquelque audience en France que vers le milieu du siècle, notamment grâce aux efforts de Victor Cousin.

À partir de là, qu'en est-il de ces thèses qui répudient en principe toute origine empirique ou historique,toute emprise sur elles de la finitude, et qui s'affirment jalousement « allemandes » ?

La conscience de cette différence, Hegel sut l'exprimer de manière persuasive, en l'attribuant à unerépartition des tâches historiques entre les nations : « Philosophies kantienne, fichtéenne, schellingienne.Dans ces philosophies s'est déposée et s'est exprimée dans la forme de la pensée la révolution à laquellel'esprit est parvenu ces derniers temps en Allemagne ; dans leur succession nous avons le cours que lepenser a pris. À cette grande époque de l'histoire mondiale, dont l'essence la plus intime est conçue dans laphilosophie de l'histoire, seuls deux peuples ont participé : le peuple allemand et le peuple français, siopposés soient-ils, ou précisément parce qu'ils sont opposés. Les autres nations n'y ont pris aucune part [...].En Allemagne, ce principe a fait irruption à titre de pensée, d'esprit, de concept ; en France, c'est dans laréalité effective que cette irruption s'est produite [avec la Révolution et la mise à bas de la monarchie]. Cequi s'est fait jour d'effectif en Allemagne apparaît comme la violence de circonstances extérieures et commela réaction contre elles » (Leçons sur l'histoire de la philosophie, posth., 1832).

Comment expliquer cette différence spécifique ? On se réfère souvent, à ce propos, à ce que l'on aappelé la « misère allemande » du XVIIIe siècle : l'état arriéré du pays, de son économie et de son industrie,et, surtout, sa régionalisation suicidaire, avec pour effet son éparpillement en petites unités politiquesautonomes, conduisant aux modalités diverses de la tyrannie générale, et aux défaites militaires. Hegel avaitcommencé l'un de ses essais politiques de jeunesse par un cri de douleur patriotique : « L'Allemagne n'estplus un État ! » Cette situation nationale misérable a sans doute incité Fichte, Schelling ou Hegel à entrerdans un processus de subjectivisation extrême, en compensation de leur paralysie pratique. Mais il resteencore beaucoup à faire, si l'on prétend vraiment « expliquer » l'apparition singulière de l'idéalismeallemand.

À cette « germanicité » s'associe une obscurité caractéristique. On peut, bien sûr, s'exprimer trèsclairement en allemand, et les idéalistes, à l'occasion, y excellent. Mais il faut souligner qu'ils ont eu àexprimer des idées nouvelles, des modes de raisonnement inédits dans un langage déjà constitué. Il leur afallu, pour proposer des idées neuves, former des concepts presque « inconcevables ». L'opacité de leurpropos se montre toutefois si générale que l'on peut douter du caractère simplement contingent de sescauses. On hésiterait d'abord à proférer une accusation d'obscurité constitutive et essentielle, par honte d'uncertain chauvinisme linguistique, s'ils ne l'avaient prodiguée eux-mêmes. Il vaut mieux leur laisser la parolesur ce point.

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Non sans impertinence, Kant prétendait déjà comprendre mieux Platon que celui-ci n'avait pu le faire.Mais il reconnaissait qu'il était lui-même « menacé par l'incompréhension plus que par l'hostilité ». De sonvivant, il dut recevoir de son disciple le plus ardent le reproche de ne s'être pas bien compris lui-même.Fichte déclara sans vergogne que « la chance de Kant, ce fut son obscurité » ! Heureuse obscurité, qui nousvalut une telle illumination !

La vengeance ne se fit pas attendre. Schelling, si génial qu'on l'avait surnommé dans sa jeunesse« ingenium praecox », après être devenu un disciple fervent de Fichte, estima bientôt que les idées de sonmaître exigeaient d'être exposées plus clairement. Celui-ci n'endossa pas volontiers la responsabilité de ladéfaillance et après des années d'explications, de discussions, il lui asséna une condamnation sans appel :« Vous n'aviez pas compris l'idéalisme transcendantal, d'ailleurs vous ne l'avez pas encore compris, et vousne le comprendrez jamais plus, avec le chemin que vous prenez » (J. G. Fichte et F. W. J. von Schelling,Correspondance).

L'idéalisme exige une tournure d'esprit particulière chez ses adeptes. Quelle que fût l'inaptitude deSchelling et de quelques autres, Fichte sentait bien que ses écrits restaient en eux-mêmes véritablementténébreux. Il passa sa vie, pourrait-on dire, à présenter ses idées fondamentales d'une manière toujoursnouvelle, pour les rendre, croyait-il, plus transparentes. Il en vint même à publier sur elles ce qu'il intitula unRapport clair comme le jour au grand public sur l'essence propre de la dernière philosophie. Essai pour forcerles lecteurs à comprendre. Cette tentative pouvait être elle-même interprétée comme une provocation, oucomme un aveu. Elle devait faire douter d'eux-mêmes ceux qui, jusque-là, avaient suivi Fichte en touteconfiance. Hegel, de son côté, récapitule les étapes de l'obscurcissement fatal : « Jusque dans la philosophiekantienne, le public a encore accompagné la marche de la philosophie ; jusqu'à la philosophie kantienne, laphilosophie éveillait un intérêt universel ; elle était accessible, on en était curieux, il était d'un homme cultivéde la connaître. En d'autres temps, des hommes d'affaires, des hommes d'État s'en occupaient ; maintenant,avec la philosophie kantienne, les ailes tombent. Ils ne sont pas parvenus jusqu'à ce qu'il y a de spéculatifchez Fichte ; c'est surtout depuis Fichte que le spéculatif est devenu l'affaire d'un petit nombred'hommes« (Leçons sur l'histoire de la philosophie). Et plus loin, il précise avec une nuance de persiflage :« C'est surtout sous la forme de la philosophie schellingienne que la philosophie s'est séparée de cetteconscience représentative ordinaire. Fichte a certes particulièrement tendance à rechercher la popularité,ses écrits postérieurs sont surtout rédigés dans ce but, par exemple l'essai „pour contraindre les lecteurs à lacompréhension“ ; mais il n'a pas atteint cette popularité. Et c'est encore moins le cas chez Schelling... »(ibid.).

Quant à Hegel, critiqué de tous côtés pour l'impénétrabilité fréquente de son propos, il a reconnului-même ce trait de sa pensée et de son style. Mais il tenait cela pour la nécessaire moitié d'ombre querequiert la vérité lumineuse, et il ne regrettait rien : « La philosophie est par nature quelque chosed'ésotérique qui n'est pas faite pour le vulgaire, ni pour être mise à la portée du vulgaire... » (La Relation duscepticisme avec la philosophie, et l'essence de la critique philosophique). Que la vérité n'apparaisse quevoilée, l'œuvre de Hölderlin, ce poète qui s'est tenu au plus près de l'idéalisme allemand, le montre aussi.

Étrangement, il n'est pas jusqu'aux critiques de l'idéalisme qui ne reprennent à leur compte une telleobscurité. Après avoir vivement regretté que les théoriciens allemands s'expriment beaucoup moinsclairement que les Français, Engels recueille cet héritage national : « En cela, je ne fais pas exception de mespropres travaux ! »

VI-Créer un monde

L'esprit idéaliste souffle à un moment où le monde s'animait d'une aspiration générale à l'estime de soi,à l'indépendance personnelle, à la liberté, aspiration qui trouve une de ses expressions dans la Révolutionfrançaise. Trop longtemps soumis au bon plaisir de l'absolutisme, les philosophes et ceux qui font professionde penser aspirent à une réelle émancipation.

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En Allemagne, dans des conditions objectives défavorables, de grands esprits montrent déjà beaucoupd'audace en y songeant seulement. Ne pouvant modifier en quoi que ce soit le système du monde, ilsenvisagent du moins d'en organiser librement le système de pensée : ils affirment d'autant plus fortementleur souveraineté en philosophie qu'ils restent plus dépendants et socialement humiliés dans leur existence.L'idéalisme auquel cette situation les conduit contribue réciproquement à renforcer en eux le sentiment del'autonomie et l'exigence de liberté. Il finit même par leur conférer quelque influence publique.

Ces aspirations, ces sentiments ne s'expriment pas immédiatement avec clarté et ne se donnent passans mal une argumentation justificatrice. Mais ils affleurent dans leur œuvre globale et jusque dans lesdétails de celle-ci. Que l'on consulte, par exemple, ce que l'on a appelé le Premier Programme de l'idéalismeallemand, composé et rédigé collectivement en 1796 par les « trois compagnons de Tübingen », Hegel,Hölderlin et Schelling : « La première idée c'est naturellement la représentation de moi-même comme d'unêtre absolument libre. Avec l'être libre conscient de soi surgit en même temps du néant tout un monde – laseule création (Schöpfung) à partir du néant qui soit vraie et possible. »

Le philosophe n'imagine pas seulement, comme autrefois, qu'il crée un monde de pensée à côté dumonde réel créé par son Dieu, ou qu'il « reconstruit » métaphysiquement ce monde : il dérobe maintenantau Dieu ancien son geste initial. Spinoza avait osé le dire : « Il faut renoncer à l'idée vulgaire de création. »Les idéalistes allemands hériteront d'une telle pensée, dans tous les ordres de réalité. Schelling :« Philosopher sur la nature, cela signifie créer (schaffen) la nature. » Hegel : « L'esprit s'engendre (zeugt sichselbst) lui-même. » Schelling encore, à propos de Fichte : « Le monde commence pour chaque individu parcette autoposition (Selbstsetzung) » (Contribution à l'histoire de la philosophie moderne).

Certes, ces philosophes moduleront sans cesse ces idées premières dans leurs systèmes ultérieurs ; ilsles compliqueront pour les protéger des critiques, mais, dans l'ensemble, ils resteront fidèles à cette« autoposition » première. Au départ, ils ne laisseront d'ailleurs pas subsister une autorité socialedominatrice plus qu'une souveraineté divine exclusive. Le Premier Programme le déclare sans ambages : « Iln'y a que ce qui est objet de liberté, qui peut s'appeler Idée. Il nous faut donc sortir de l'État [...]. Donc l'Étatdoit cesser d'exister (aufhören). »

Avec le temps, et la variation des circonstances, ils devront « ombrager », comme disait Descartes, leursthèses présomptueuses, et même renoncer à certaines d'entre elles. Ils ne s'en dissimuleront paseux-mêmes toutes les difficultés. Mais ils nourriront toujours en eux, de quelque manière, l'orgueil de l'egorompant ses limites en faisant l'expérience de sa liberté. Dans ces conditions, leur philosophie gagne, à leursyeux, une sorte de pouvoir absolu. Ils s'en font les seuls juges. Kant, célèbre pour avoir sapé les prétentionsdogmatiques de la métaphysique traditionnelle, ne se montre pas moins arrogant qu'elle : « La philosophiecritique se présente telle qu'aucune autre n'a existé auparavant [...]. Il n'y avait pas eu de philosophie avantla philosophie critique. » Et d'ajouter : « Ce système se maintiendra, je l'espère, à l'avenir, dans cetteinvariabilité » (Préface à la deuxième édition de la « Critique de la raison pure »).

Pourtant, Kant n'était pas encore mort que déjà son « système » volait en éclats, victime de ses disciplesplus que de ses adversaires ! De fait, et c'est là aussi un caractère spécifique de l'idéalisme allemand : il n'ya jamais eu une succession plus rapide de « systèmes » qui se voulaient plus divers, en si peu de temps,après un demi-siècle de permanence wolffienne. C'était là la logique du dialogue que conduisaient cesphilosophes, sans doute. Mais c'était aussi un combat pour la reconnaissance et la priorité, avec sa violencepropre : Hegel n'est qu'un « tard-venu » à la philosophie, insinue Schelling, que Hegel, réciproquement,accuse avec mépris d'avoir élaboré sa philosophie « sur la place publique ». Cette grande querelle s'estrévélée extraordinairement féconde, surtout si l'on estime, avec Schelling, que « ce qui rend les actions[notamment philosophiques] vraiment importantes, ce sont leurs conséquences réelles – et celles-ci sont leplus souvent autres que celles qui étaient visées » (Contribution à l'histoire de la philosophie moderne).

VII-Un gouffre entre l'homme et la nature

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L'aventure singulière de l'idéalisme allemand se préparait de longue date, mais c'est bien Kant qui l'avéritablement engagée, en rompant avec la métaphysique traditionnelle. Le dogmatisme de Leibniz et deWolff, se targuant d'une connaissance exhaustive de l'absolu, ne lui parut plus offrir les défenses théoriquessuffisantes contre ce qu'il tenait pour les principaux dangers : il a cru sauver l'essentiel en procédant à unecritique méthodique des pouvoirs de la raison humaine.

À l'encontre de l'idéalisme subjectif, il a maintenu l'existence d'une réalité indépendante de laconnaissance que nous élaborons, et extérieure à elle ; l'existence des choses en soi, distinctes des « chosespour nous », et dont la connaissance en tant que telles nous est inaccessible. Contre le matérialisme, il asoutenu que nous connaissons seulement les choses pour nous, telles que les choses en soi apparaissentdans notre conscience humaine, dans les conditions que leur imposent les formes de notre sensibilité et lescatégories de notre entendement : en les réduisant, donc, à de simples « phénomènes ».

De cette manière, Kant croyait sauvegarder à la fois une objectivité des phénomènes (les mêmes pourtous les hommes) qui fonde la science, et une liberté de l'action humaine, condition sine qua non de lamoralité : « La doctrine de la moralité peut garder sa place et la physique la sienne, ce qui n'aurait pas lieu sila critique ne nous avait d'abord appris notre ignorance inévitable à l'égard des choses en soi et n'avaitrestreint tout ce que nous pouvons connaître » (Préface de la deuxième édition de la « Critique de la raisonpure »).

Le projet kantien est bien de soustraire l'essentiel de l'homme à la nécessité et à la causalité naturelles.Car, « si les phénomènes sont des choses en soi, la liberté est impossible à sauver. La nature est la causeintégrale et en soi suffisamment déterminante de tout événement, et la condition de chacun est toujoursrenfermée uniquement dans la série des phénomènes qui sont nécessairement soumis, avec leurs effets, à laloi de la nature. Si au contraire les phénomènes ne sont tenus pour rien de plus que ce qu'ils sont en effet,c'est-à-dire non pour des choses en soi, mais pour de simples représentations qui s'enchaînent suivant deslois empiriques, ils doivent eux-mêmes avoir encore des fondements qui ne sont pas empiriques ». Dès lors,comment cette liberté peut-elle agir dans le monde réel, éventuellement d'une manière morale ? Kant a misen évidence la difficulté : « Bien qu'un gouffre qu'on ne saurait embrasser du regard existe entre le domainedu concept de la nature, en tant que sensible, et le domaine du concept de liberté, en tant quesuprasensible, de sorte que du premier au second (donc au moyen théorique de la raison) aucun passagen'est possible, tout comme s'il s'agissait d'autant de mondes différents, dont le premier ne peut avoir aucuneinfluence sur le second, cependant ce dernier doit avoir une influence sur celui-là... » (Critique de la facultéde juger, 1790).

Mais comment qualifier de « gouffre » ce dont, d'une rive supposée, on n'aperçoit pas l'autre rive ? Nefaut-il pas en faire le tour, même précairement, d'un seul regard ? Et si l'on réussit à voir l'autre rive, elledevient « pour nous » et subit ainsi sa déchéance en phénomène... Kant a dû consentir à des effortsthéoriques extraordinairement complexes pour surmonter les difficultés nombreuses du dualisme qu'il avaitinstitué. La principale naît de l'inconnaissabilité de la « chose en soi ».

Les disciples de Kant, séduits par bien des aspects de sa doctrine, n'ont pu supporter longtemps cettethèse. C'est Fichte qui a fait sauter cet obstacle à l'impérialisme du moi comme sujet pensant et à la hautepuissance de la liberté. Il a refusé toute extériorité radicale, étrangère au sujet, en voulant que l'extérioritéelle-même soit « posée » par ce sujet. Il s'est ainsi rapproché de l'idéalisme subjectif, peut-êtredangereusement, sans toutefois le rejoindre entièrement. Car il ne se rallie nullement au sensualismeempirique de Berkeley ou de Hume. La subjectivité dont il se fait l'apologiste revêt un autre sens. Elle estcelle d'un sujet intellectuel, volontaire, absolument actif : l'activité radicale du sujet pensant.

Schelling tentera de restituer à la nature ses prérogatives. Fichte ne pouvait faire dériver de l'activité du sujet, telle qu'il la concevait, qu'un monde extérieur tout à fait abstrait : « En transférant au moi l'explication de toutes choses, Fichte croyait échapper aux difficultés que l'esprit philosophique trouve à expliquer le monde dans l'hypothèse de l'existence objective des choses ; mais alors il devait se sentir d'autant plus obligé à montrer en détail comment avec le seul „Je suis“, le „monde extérieur“ se trouve posé pour chacun avec toutes ses déterminations aussi bien nécessaires que contingentes » (Contribution à l'histoire de la

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philosophie moderne). Mais la nature ne bénéficiait pas de cet usage, chez Fichte. Elle ne servait que devis-à-vis et de repoussoir au moi : « On dirait que Fichte ne percevait pas de différences dans la natureextérieure. La nature entière se réduit pour lui à l'idée abstraite, purement limitative du non-moi, de l'objetcomplètement vide où il n'y a rien à percevoir, sauf justement son opposition au sujet » (ibid.). Il s'agira pourSchelling de reconnaître la nature en tant que telle, sans désavouer l'idéalisme, de restaurer « l'unité de lanature et de l'homme » : autrement dit de franchir le « gouffre » évoqué par Kant.

Hegel y consentira à son tour. La philosophie de Fichte appelait, par opposition, « une philosophie danslaquelle la nature serait réconciliée (versöhnt) avec l'homme, après avoir été si malmenée dans les systèmesde Kant et de Fichte : alors la raison s'accorderait (übereinstimmen) avec la nature ». Il fallait qu'un grandesprit eût le génie de ramasser toutes les idées variées et parfois discordantes de cette tendancephilosophique exceptionnellement foisonnante pour en faire, par le jeu d'une dialectique subtile – méthodequ'il savait régénérer et développer –, quelque chose comme un organisme intellectuel unique,intérieurement vivant, extérieurement cohérent, apparemment complet et universellement explicatif. Hegelvint au bon moment et se présenta lui-même, non sans une outrecuidance que l'on ne remarque pasaussitôt, tant elle se dissimule habilement derrière un savoir encyclopédique mis en œuvre par uneintelligence dominatrice et passionnée, comme le résultat de toute cette pensée allemande, destinée dèsl'origine, selon lui, à élever finalement son système sur le pavois.

Il voulait présenter toutes les tendances, opposées entre elles, tous les épisodes, successivementsurmontés, comme relevant de la vie intérieure de l'Esprit universel – par là même présupposé – et nelaissant donc rien de radicalement extérieur. Idéalisme en lui-même sans concession, mais minutieusementarticulé, qui assure le triomphe réel de l'Idée, et en même temps, sans le négliger, tant s'en faut, réduit leréel, tel qu'on l'entend habituellement, à une sorte d'illusion. Hegel ne se laisse pas plus tenter parl'indécision, à la fin de sa vie, qu'au moment du Premier Programme de sa jeunesse. Il ne s'effraie pas de leproclamer : « L'objectivité est en quelque sorte une enveloppe sous laquelle le concept se tient caché [...].C'est dans cette illusion que nous vivons, et en même temps elle est le seul facteur agissant sur lequelrepose l'intérêt dans le monde. L'Idée en son processus se crée elle-même cette illusion, s'oppose un Autreet son agir consiste à supprimer cette illusion. C'est seulement de cette erreur que surgit la vérité et en elleréside la réconciliation avec l'erreur et avec la finité. L'être autre, en tant que supprimé (ou l'erreur), estlui-même un moment nécessaire de la vérité, qui n'est qu'en tant qu'elle se fait son propre résultat »(Encyclopédie des sciences philosophiques). Rien n'est oublié de ce qui s'est succédé dans le temps, rienn'est perdu de ce qui s'est dispersé dans l'espace, mais tout est idéel. L'idéalisme allemand procède sanstrembler au sacrifice de la victime expiatoire : la réalité du sensible, de l'empirique, du « réifié ». Il exposel'Idéal à l'admiration de ses adeptes et, fatalement, aux sarcasmes de ses adversaires.

Jacques d' HONDT

Bibliographie• D. DIDEROT, Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, in Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1951

• J. G. FICHTE & F. W. J. SCHELLING, Correspondance (1794-1802), trad. M. Bienenstock, P.U.F., Paris, 1991

• G. W. F. HEGEL, Leçons sur l'histoire de la philosophie, trad. P. Garniron ; tome VI, La Philosophie moderne, Vrin, Paris, 1985 ;tome VII, La Philosophie allemande récente, ibid., 1991, Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. B. Bourgeois, tome I, Vrin,Paris, 1970

• F. HÖLDERLIN, Œuvres, P. Jaccottet éd., Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1967

• E. KANT, Critique de la raison pure, in Œuvres philosophiques, I, F. Alquié éd., Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980

• F. J. W. SCHELLING, Contribution à l'histoire de la philosophie moderne, trad. J. F. Marquet, P.U.F., 1983.

Études• H. ARVON, La Philosophie allemande, Seghers, Paris, 1970

• B. BOURGEOIS, L'Idéalisme allemand, Vrin, Paris, 2000

• Les Études philosophiques : Bergson et l'idéalisme allemand, P.U.F., Paris, 2001

• J. RUSS et al., Histoire de la philosophie, tome III, chap. 3 : « La Philosophie allemande », Armand Colin, Paris, 1997.