Hugo face à la conquête de l'Algérie

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  • 7/28/2019 Hugo face la conqute de l'Algrie

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    Victor Hugo face la conqute de lAlgrie par Franck Laurentd. Maisonneuve et Larose, coll. Victor Hugo et lOrient , 2001

    Compte-rendu et entretien par Christiane Chaulet Achour

    Franck Laurent, Matre de confrences en littrature lUniversit du Mans ainiti chez cet diteur parisien une collection consacre Victor Hugo et sesrapports lOrient en seize titres dont celui quil a propos lui-mme et qui ne

    peut que nous intresser Algrie Littrature/Action.Il est inutile dinsister sur le prestige que le grand crivain franais a en

    Algrie auprs dun certain nombre de lecteurs de gnrations diffrentes. Et

    mme les moins proches de son uvre connaissent les grandes squences des

    Misrableset bien srNotre Dame de Paris, revisite par la comdie musicaleet le dessin anim.

    Un ouvrage consacr au regard quHugo porta (ou ne porta pas) sur la

    conqute de lAlgrie est bien videmment une curiosit ne pas rater. Aussinous a-t-il sembl judicieux daller la rencontre de son auteur dautant quendeux annes il est venu deux fois Alger, la dernire fois pour participer au beaucolloque du dpartement de franais de lUniversit dAlger, Autobiographie etinterculturalit , qui sest tenu la Bibliothque Nationale du Hamma, endcembre 2003 ; la dernire fois pour un sjour de potes Adrar au dbut dumois de janvier 2004.

    A travers son tude, Franck Laurent se propose dinterprter les silences de

    Hugo face lAlgrie dans la mesure o le discours tenu par lcrivain sur laquestion coloniale se veut un discours civilisateur (mais qui passe sous silencelAlgrie) justifiant la colonisation par sa finalit sociale. Mais, en mme temps,

    la ralit de lexpansion coloniale ntant jamais idale car la civilisation atendance transporter ses miasmes plutt que ses luminosits, le discours deHugo a une certaine ambivalence. Il affirme ainsi qu coloniser, la France risque

    dapprendre tre barbare car la violence ne peut tre vite, Larme enAfrique devient tigre , crit-il dans Choses vues :

    La barbarie est en Afrique, je le sais, mais que nos pouvoirs responsables deloublient pas, nous ne devons pas ly prendre, nous devons ly dtruire ; nous nesommes pas venus ly chercher, mais len chasser. Nous ne sommes pas venusdans cette vieille terre romaine qui sera franaise inoculer la barbarie notrearme, mais notre civilisation tout un peuple ; nous ne sommes pas venus en

    Afrique pour en rapporter lAfrique, mais pour y apporter lEurope. De telles dclarations sont surprenantes pour un Algrien aujourdhuipuisquelles affirment que la barbarie est en Algrie. Cela a-t-il voir avec lefameux despotisme oriental , donne incontournable des discours sur lOrientet donc sur lAlgrie ? Pouvez-vous nous les re-situer dans le contexte delpoque de Hugo ? Et ces raisons expliquent-elles que le premier titre desOrientales,Les Algriennes, ait t transform justement ?

    vrai dire, je nai pas vraiment (sinon, brivement, la fin du livre, enguise de conclusion) tent dinterprter les silences de Hugo sur la questionalgrienne : cest trs dlicat de faire parler les silences; quand on sy risque, il

    faut rester modeste, et ne jamais perdre de vue quon volue sur le terrain,mouvant, des conjectures et des hypothses. Jai surtout tent dinterprter les

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    (sur les indignes , mais aussi sur les soldats franais eux-mmes).Argument qui disait en gros : la guerre comme la guerre, en Algriecomme en Algrie, si vous voulez la conqute, laissez-nous procder commenous lentendons : massacres de civils, dplacements de populations,enfumades, politique de la terre brle, tortures. Laissez-nous tre barbares

    avec ces barbares, cest la seule manire den venir bout. A la mme poque,Tocqueville approuve. Hugo, non. Et il rpond en substance, selon une logiquequi est souvent la sienne : nous colonisons lAlgrie pour y apporter lacivilisation, et cest juste ; si nous colonisons comme des barbares, alors notreentreprise perd sa justification . Dnoncer lcart entre les principes et les

    pratiques, et rappeler que les pratiques se jugent en dernire instance, et longterme, en fonction des principes quelles illustrent, davantage quen fonction deleur efficacit immdiate, a nest pas forcment un raisonnement stupide, - eta peut encore servir, aujourdhui, y compris dans les rapports de l Orient et de l Occident . Pour le dire autrement, je peux, personnellement, commela plupart, je crois, des Franais cultivs de notre poque, rcuser la prmisse

    du raisonnement : la colonisation est justifie parce quelle apporte lacivilisation la barbarie ; mais je ne vois pas pourquoi je passerai soussilence lusage que fait alors Hugo de cette prmisse, quil rapp elle pour mieuxdnoncer la barbarie des mthodes employes. Car si jestime quil ne sagit lque de dtails secondaires, si je ne mintresse quau plus petit dnominateurcommun de lidologie dominante (qui vante la colonisation-civilisation), alors

    je mets dans le mme sac un Tocqueville qui bnit les coupe-ttes, et un Hugoqui les dnonce. Ce qui ne me parat pas srieux intellectuellement, pas honntethiquement, pas efficace politiquement.

    La premire citation, Larme en Afrique devient tigre (crit en 1860),semble reprendre cette mme ide de lAfrique lieu de la barbarie. Moinsnettement cependant. Surtout, elle conclut une srie de notes sur les exactionsde larme coloniale en Algrie. Cest--dire quelle dnonce trs clairementune barbarisation , et mme une dshumanisation de larme passe parlpreuve de la guerre coloniale. Ce qui me frappe dans cet aspect du propos de

    Hugo sur lAlgrie franaise , cest quil semble avoir compris trs tt unechose qui va rgulirement inquiter la France contemporaine, en particulier

    pendant les guerres dindpendance. La guerre coloniale est une sale guerre ;peut-tre, sans doute, ne peut-elle pas tre autre chose. Or non seulement cettesale guerre est barbare, mais elle forme une arme barbare, une arme dont labarbarie pourrait trs bien trouver semployer non seulement sur les

    indignes des colonies, mais sur les Franais mtropolitains eux-mmes.Dans Napolon-le-petit, Hugo raconte le coup dtat de Louis Bonaparte : il nemanque pas de rappeler que le gnral en chef de ce coup dtat (Saint-

    Arnaud) a fait sa carrire en Algrie, et que, quand les soldats massacrentsauvagement, des heures durant, Paris sur les grands boulevards, des

    passants hostiles mais dsarms, cest aux cris de hardi sur les bdouins ! Vous avouerez que comme apologie de lpope coloniale, on peut trouvermieux.

    Pour finir sur ces deux citations, rappelons quaucun de ces deux textesnest publi par Hugo. Ce qui lest, en revanche, ce sontLes Misrables, o lontrouve un bilan du rgne de Louis-Philippe, et dans ce bilan, parmi les lments

    charge : lAlgrie trop durement conquise, et, comme lInde par les Anglais,avec plus de barbarie que de civilisation . Aucune mention cette fois de la

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    localisation algrienne de la barbarie, mais seulement le verdict dune barbarie franaise de lautre ct de la Mditerrane. Pourtant, alors que Hugodnonce labaissement national de la France sous Louis-Philippe, il pourraitlui savoir gr de cette conqute, ralise essentiellement sous son rgne. Telnest pas le cas : Hugo ne fait pas partie de ceux qui pensent que la fin justifie

    les moyens, et il voit donc dans la conqute de lAlgrie, ralise avec desmoyens barbares, non une gloire nationale de plus, mais une tache sur lidequil se fait de la France.

    Quant au fameux despotisme oriental , notion plus ou moins directementhrite de Montesquieu, il est en effet assez frquemment voqu dans luvrede Hugo. Mme Claude Millet, dans la collection que jai dirige chez

    Maisonneuve et Larose, y a consacr un ouvrage. Elle y dbusque bien desclichs, employs par Hugo sans toujours beaucoup desprit critique. Mais elleconstate aussi combien ce thme du despotisme oriental sert souvent Hugo(comme, au reste, Montesquieu) dnoncer les despotismes europens, -notamment celui de Napolon III. Le territoire des valeurs nest pas fig, dfini

    une fois pour toutes, ni pour le pire, ni pour le meilleur (nous aurons sansdoute loccasiondy revenir). Mais quant lAlgrie, non, je nai pas souventrencontr ce thme du despotisme oriental. Sans doute parce que, pour la

    priode moderne en tout cas, Hugo lapplique surtout aux Turcs, lempireottoman, pour lequel il naura jamais grandesympathie, cest le moins quon

    puisse dire. Les peuples arabes, en revanche, sont souvent considrs par lui(comme par beaucoup de romantiques) comme porteurs des valeurs de libert,de noblesse, de posie, - valeurs plus ou moins directement rfres aunomadisme, la vie patriarcale, au dsert, la tradition potique arabe aussi,que Hugo connat un peu, et quil admire ( Cest beau autrement que Job et

    Homre, mais cest aussi beau , crit-il ce sujet dans une note desOrientales). Ensuite parce que le despotisme est une forme de gouvernement,quil suppose un tat. Or, en Algrie, ltat, turc pour lessentiel, sest effondrds la prise dAlger en 1830 (ce qui en dit dailleurs assez long sur sa fragilitstructurelle). Les avatars de la conqute ne mettent pas vraiment aux prisesdeux tats, et Abd el Kader nest pas reprsent par Hugo comme un despoteoriental: cest encore autre chose (on va y revenir, je crois).

    Enfin, pourquoi Les Orientales plutt que Les Algriennes ? Difficile derpondre avec certitude : on na pas de textes l-dessus. Ce projet de titre est

    prcoce, alors que Hugo nest pas encore trs avanc dans la rdaction durecueil. Et cest un titre qui napparat quune fois. Tout au plus peut-on

    imaginer que Hugo y a songparce que lactualit incitait dj tourner lesyeux vers Alger (la crise diplomatique entre la France et le dey souvre en1827). Mais, mme seulement de ce point de vue, lactualit de la guerredindpendance grecque tait autrement brlante et mobilisatrice (LesOrientales paraissent dbut 1829 ; les troupes franaises ne dbarqueront sur lesol algrien quen juin 1830). Peut-tre aussi Hugo navait-il pas trop enviedapparatre comme un pote qui soutenait une politique officielle (il naimera

    jamais trop cela). Et puis, tout simplement, lAlgrie est peine voque,indirectement et brivement, dans ce recueil. Et lensemble du livre, qui part

    pourtant de la guerre de Grce, va vers lespoir dune rconciliation et dunefraternisation entre lOccident et lOrient: laffrontement arm qui couvait

    dans la baie dAlger, alors bloque par la flotte franaise, nentrait peut-trepas vraiment dans lesprit du recueil.

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    Pourtant, par ailleurs et toujours dans lambivalence, Hugo voque les grands

    chefs rsistants la colonisation, Boumaza et Abd el Kader, dune faon qui nestpas totalement ngative. Vous revenez assez longuement sur le pome quil

    consacre lmir en affirmant quil constitue lun des plus beaux exemples du

    mythe dAbd el Kader. Quentendez-vous par l ? Quels seraient lesconstituants de ce mythe dans limaginaire franais de lpoque. La positivitdu personnage nest-elle due qu lopposition combien profonde dHugo

    Napolon III ?

    Il y a eu en effet trs tt en France quelque chose comme un mythe dAbd el Kader. Pour toutes sortes de raisons: parce que ctait un personnage haut en couleurs , qui a occup lactualit pendant plus de quinze ans, et queles autorits franaises ont eu bien du mal apprhender : pendant quelquetemps, on a cru pouvoir sen faire un alli; puis il a t lhomme abattre, lesymbole de la rsistance algrienne. Mme aprs sa dfaite, son destin continue

    dtre fascinant, pathtique et romanesque (je prcise que je parle ici de lamanire dont lopinion franaise de lpoque a peru le personnage). Il se rend( pied, ayant franchi des tendues dsertiques, daprs ce quon raconte alors),et il reoit la promesse quil ne sera pas emprisonn; il lest pourtant, pendant

    plus de quatre ans (dans son bilan du rgne de Louis-Philippe, que jvoquaisplus haut, Hugo met parmi les lments charge le manque de foi Abd elKader ) ; libr par Louis Bonaparte, exil au Liban, pensionn par ltatimprial franais, il sinterpose en faveur des chrtiens lors des violentstroubles interconfessionnels de 1860 ; il reoit la Lgion dhonneur Il y avaitbien l de quoi faire rver et parler lopinion franaise. Et mme (voire surtout)durant sa priode de rsistant linvasion coloniale, sa vaillance, son brio, sarapidit de mouvements, malgr les atrocits commises (notamment sur lescolons civils de la Mitidja en 1839), lui valurent souvent, sinon de la sympathie,du moins de ladmiration, - qui pouvait aller jusqu une certaine fascination.

    Il incarnait une image, assez rpandue dans la premire moiti du dix-neuvime sicle, de lArabe du dsert, noble, libre et fier. Cruel peut-tre, maisindomptable. En somme, grand.

    Dans le pome des Chtiments intitul Orientale (1853), Hugo reprendlessentiel de ce mythe , mais il lui imprime sa marque. Dabord il creuse lescontradictions du personnage, sur le mode de lantithse, ou plutt deloxymore, mais dune manire telle que ces contradictions finissent par se

    rsorber dans une unit, une unit sereine : Abd el Kader est Le compagnondes lions roux / Le hadji farouche aux yeux calmes / Lmir pensif, froce etdoux. Cest un guerrier cruel, mais libre et inspir: et il est remarquable que,dans ce pome, la rfrence la stature religieuse du hros algrien nest pasloccasion dune dnonciation univoque du fanatisme musulman, mais permetau contraire Hugo daffecter Abd el Kader toute une srie de motifs quisont, dans son propre univers potique, les signes de la contemplation et delintimit avec le mystre divin: lmir est celui Qui donnait boire aux pes

    / Et qui, rveur mystrieux / Assis sur des ttes coupes / Contemplait la beautdes cieux. Attention au contresens : on na l aucune notation dhypocrisiedu personnage. LAbd el Kader de Hugo na rien dun Tartuffe. Seulement il

    est pensif, froce et doux . Profondment ambivalent, donc, mais en toutesincrit. Et, lvidence, pour Hugo ici, cette ambivalence nest pas sans

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    grandeur. Dautantplus quen face, on trouve le vrai Tartuffe, le vrai mchant,le vrai tyran, - atroce et petit. Et cest Napolon III, lhomme de France, pourlequel le grand Algrien ne peut avoir que du mpris (ceci, bien sr, dans la stratgie potique hugolienne, pas trs historique en loccurrence, mais combien signifiante !). Abd el Kader est ambivalent mais grand ; Louis

    Bonaparte na rien dambivalent, il est tout simple et tout petit, cruel sansgrandeur, sanguinaire sans hrosme.Et puis Napolon III a tu la libert. Or Abd el Kader est une figure de

    libert. Libert archaque peut-tre, mais non sans droit. Pour Hugo, il sembleque le chef algrien ait incarn lesprit de rsistance populaire, sous une forme

    peut-tre peu moderne mais trs souvent valorise par Hugo (lequel a tout unct anar, on loublie peut-tre trop souvent) : celle du bandit dhonneur, -mlange de Robin des bois et de Che Guevara, si vous me permettez ce doubleanachronisme. Dans la biographie quAdle Hugo, la femme du pote, crit

    plus ou moins sous la dicte, en tout cas sous le contrle strict, de son mari(Victor Hugo racont par un tmoin de sa vie, publi en 1863), on lit ces

    phrases, propos du bandit napolitain que le pre de Hugo, officier deNapolon, eut combattre aprs la conqute de lItalie du sud par lesFranais : Dfenseur de lItalie et voleur de grands chemins, mlangeant ledroit et la violence, il personnifiait cette figure qui se retrouve et reparatsouvent dans lhistoire du bandit lgitime en lutte contre la conqute. En Grceelle sappelle Canaris, en Afrique Abd el-Kader, en Espagne lEmpecinado eten Italie Fra-Diavolo.

    Jajouterai pour conclure sur ce point, si vous le permettez, que letraitement dAbd el Kader par Hugo constitue un assez bon exemple de ces

    zones troubles o il convient de conserver une certaine rigueur mthodologiquesi lon veut viter les malentendus et les procs dintention. Un lecteur algriendaujourdhui peut fort bien trouver peu gratifiante cette image, et la rejeter enbloc. De fait, elle ne correspond gure limage nationale-algrienne delmir. Sans entrer dans la question de savoir si cette dernire image nest paselle-mme un peu mythique , on comprendra, je pense, quil aurait ttonnant que la version franaise, ou seulement hugolienne, du personnageautour de 1840-50, ait t la mme que celle forge dans le contexte delindpendance algrienne Plus discutable encore peut-tre, lattitude quirsume lhistoire une approche purement positiviste des faits , - et quinaccordera aucun intrt aux propos de Hugo (ou dun autre) sur ce

    personnage historique, sous prtexte que ces propos ne sont pas srieusement

    informs . Comme si lon navait pas appris que les mythes, les images, lesdiscours, ont, eux aussi, une efficience historique, - parfois davantage mmeque les ralits. Que lAbd el Kader de Hugo ne soit pas le vrai , - cestvident. Quil nait aucune valeur, aucune signification historique, je ne lecrois pas. Quil ne soit pas suffisamment positif aux yeux des Algriensdaujourdhui, je le comprends aisment. Est-ce une raison pour ne pasremarquer ce qui transparat dans ce traitement hugolien du hros national de lAlgrie coloniale: laffirmation dune grandeur, et, finalement, dunelgitimit de la rsistance la conqute ? Ca nest tout de mme pas rien, -

    puisque cest, pour Hugo, affirmer que la colonisation arme, somme toute,nest pas lgitime, et que la civilisation ne peut passer par la soumission

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    Victor Hugo a compos un crit de jeunesse en idalisant la figure dunesclave rvolt dans Bug-Jargal. A votre avis, pourquoi na-t-il pu, plus tard,intgr un hros algrien dans un rcit ?

    LAlgrie reprsente-t-elle, pour lui, un Orient vit, occult ? Si cest le cas,pour quelles raisons ?

    A nouveau, je vous rpondrai avec prudence : je peux tre (relativement)affirmatif sur ce que Hugo a crit, dit et fait. Sur ce quil na pas crit, et sur lesraisons de ce silence, on ne peut pas, srieusement, tre affirmatif. Je remarqueseulement une chose, bien connue des lecteurs de Hugo : ses fictions (roman outhtre) sont toujours projetes dans le pass. Les textes potiques, ou, bien sr,

    politiques, abordent directement le contemporain, lactualit. Mais il semblequil faille Hugo, pour composer une fiction, un certain dtour dans le pass ,- ne serait-ce que de vingt ou trente ans, comme pour Bug-Jargal ou Les

    Misrables, et le plus souvent bien davantage (une seule exception : Le DernierJourdun condamn). Or lAlgrie, lAlgrie coloniale, cest lactualit brute.

    Dautre part, bien sr, il y a quelque chose de lordre de lvitement, deloccultation. Cest objectif: Hugo a bien davantage crit et surtout biendavantage publi sur lOrient hors Algrie que sur lAlgrie elle-mme. Lesraisons de cette occultation (encore une fois, simple hypothse) me semblentdcidment lies son ambivalence, plus encore, son malaise face au

    phnomne colonial. Une chose est dappeler dans labstrait lacolonisation au nom de la civilisation, - autre chose de juger une entreprisecoloniale concrte. Je pense dcidment que Hugo na pu vraiment se rsoudreni approuver la colonisation de lAlgrie telle quelle sest faite (et, au total, illa plutt condamne), ni vraiment la dnoncer fortement, publiquement, et demanire suivie. A cause de lemprise de lidologie de la civilisation. Peut-treaussi, au moins partir de sa conversion la rpublique, pour des raisons tactiques : durant tout le Second Empire, et dans les premires annes de laTroisime Rpublique, les petits colons dAlgrie votent massivement gauche.

    Il est possible que Hugo ait rpugn heurter de front ce foyer derpublicanisme populaire (comme ce fut dailleurs le cas de nombreux hommes

    politiques de gauche sous la Troisime Rpublique, alors mme que leslections montrrent ds les annes 1880 une tendance forte la droitisationdune part importante, parfois majoritaire, des Franais dAlgrie ).

    Un texte mavait beaucoup frappe, propos dAlger, cest bien videmment

    celui sur la guillotine que vous citez et commentez aux pp.37 et 38. Pouvez-vousrevenir sur ce texte pour nos lecteurs ?

    Oui, cest un texte assez trange, assez frappant. Encore un texte nonpubli, une bauche de carnets, mais une bauche trs crite. Cest pourlessentiel un texte descriptif, qui voque avec beaucoup de grce et de force enmme temps la beaut du site dAlger. Un vrai morceau de bravoure sur lamagie des paysages mditerranens, avec des rfrences potiques qui renvoientaussi bien la Bible qu la posie persane, et des rfrences historiques quivoquent le souvenir de Barberousse et de Charles Quint. Cest beau et cest

    grand, lyrique et pique. Et puis arrive un bateau vapeur. On dbarque

    quelque chose. Tout le monde, comme dtourn de la beaut de la nature par cepetit vnement, observe ce dchargement. Or, ce que lon dbarque sur la terre

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    algrienne, cest une guillotine. Et Hugo conclut: ctait la civilisation quiarrivait Alger sous la forme dune guillotine. Bel exemple de lambivalencede la civilisation chez Hugo. Ou plutt, ce nest pas vraiment la civilisation,mais cest le mot, lusage quon fait du mot civilisation qui est ambivalent.

    Parce que pour Hugo, la civilisation, cest un ensemble de principes et de

    pratiques relativement clair. En gros, politiquement parlant, cest Libert,Egalit, Fraternit; cest lamlioration des conditions sociales et conomiques,labolition de la misre, la dignit pour tous, linstruction, les Lumires et leGrand Art pour tous, - et cest aussi le progrs technique (en tant quil doitoeuvrer lmancipation de lHumanit), et cest aussi la libre circulation, deshommes, des cultures, des biens, des ides. Bon. Tout cela, de fait, est devenu,ou est en train de devenir, des valeurs en Europe, et notamment en France.

    Mais de l dire que lEurope et la France sont la civilisation, que tout ce quise fait en Europe et en France, cest la civilisation, il y a une marge. Parcequentre les valeurs et les pratiques, il y a parfois un gouffre. Parce que ltat

    prsent des choses en France et en Europe est loin den avoir fini avec la

    barbarie du pass. Parce que mme, plus grave encore, certains aspects de lacivilisation moderne peuvent fort bien produire leur propre barbarie : parexemple le progrs industriel, en ltat actuel des choses, est en train de crerune nouvelle barbarie, celle du pauprisme, de la misre du nouveau proltariatindustriel. Et parmi ces restes de barbarie, bien ancrs manifestement, il y ala peine de mort, le meurtre lgal, que Hugo ne cessera, comme on sait, decombattre. Ce que laisse entendre ce texte, assez clairement, cest que ce que laFrance apporte en Alger, en guise de civilisation, sous le nom de civilisation, anest mme pas tant le progrs technique (ce nest pas le bateau vapeur quisymbolise, dans ce texte, la civilisation) mais cest dabord, surtout,(uniquement ?), des instruments de domination, des restes, bien vivaces, debarbarie, - en loccurrence, la guillotine.

    Les textes galement qui dcrivent avec force dtails ralistes le bagne deLambse font de Hugo le prcurseur dune ligne de textes de tmoignage ou de

    cration qui, des dbuts de la colonisation aujourdhui, font de Lambse un lieuo scrase toute notion de progrs et dhumanit. Je pense, en particulier au

    journal de Hamid Benzine, aux Lettres de Bachir Hadj Ali son pouse Lucette,rcemment publies ou au second roman de Boualem Sansal, LEnfant fou delarbre creux o le pnitencier est un des espaces rels la symbolique la plussignifiante. Ne trouve-t-on pas ici confirmation dune de vos affirmations (p.27) :

    Lesthtique nest jamais trs loin de lthique et de la politique chez VictorHugo. Que pensez-vous de cette ligne dcriture ?

    Le bagne de Lambse (on disait alors Lambessa), est un des endroitsdAlgrie o on dporta les militants socialistes et rpublicains aprslinsurrection ouvrire de juin 1848 et aprs le coup dtat bonapartiste du 2dcembre 1851. Trs tt, il a fait partie du martyrologe rpublicain, avec lebagne de Cayenne, plus dur et encore plus meurtrier. Hugo sinscrit dans cetteligne, et sy illustre, par la force noire de son vocation. Lide qui mimporte ce sujet, cest celle qui affleure souvent dans ces textes, parfois trsclairement, que seul le contexte colonial peut permettre (et dune certaine

    manire autoriser) de telles conditions de dtention, - absolumentdshumanisantes, et comme annonciatrices (toutes proportion gardes, bien

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    entendu) des univers concentrationnaires qua connus le vingtime sicle. Acause de la duret du climat, pour des dtenus qui ny taient pas habitus.

    Mais surtout cause de lloignement (pas de proches, pas de visite, pas depresse, peu de courrier: un trou doubli, une disparition). Et aussi cause decette barbarisation de larme coloniale (quon a voque plus haut),

    laquelle tait confie la surveillance et ladministration de ces camps. Aupassage, je note que ce thme des bagnes dAfrique est trs prsent dans unedes uvres les plus clbres de Hugo, Les Chtiments, - ce qui revient direque, dans luvre de Hugo publie de son vivant, lAlgrie franaise apparatsurtout sous cette forme : non pas fleuron colonial, ni champ de gloire delarme dAfrique, mais enfer politique, lieu du martyre de la Rpublique et desrpublicains. Comme si Hugo avait dcidment bien du mal articuler idalrpublicain et ralit coloniale.

    Quant lautre aspect de votre question, je ne saurais y rpondre avecpertinence, connaissant trop mal les textes algriens que vous voquez.

    Lcriture de Hugo participe-t-elle nourrir cet Orient du rve, du faste et delexcs qui a marqu le XIX sicle et peut-tre avant lui le XVIII sicle depuis latraduction par Galland des Mille et une nuits ? Pour dire les choses autrement,comment une criture de lOrient, Hugo apporte-t-il la touche de son style ?

    Oui, bien sr. Jaurai tendance dire, pas dOrient sans rve dOrient, - etles rves des romantiques sont gnralement excessifs et fastueux. Mais parrapport lorient rv du XVIIIme sicle, issu en grande partie en effet des1001 nuits, on note avec lge romantique un certain nombre dinflexions, voiredavantage. LOrient de fantaisie du XVIIIme sicle (je dis de fantaisie

    pour le distinguer de lOrient des voyageurs srieux , type Chardin ouTavernier, ou des penseurs politiques comme le Montesquieu de LEsprit deslois ou le Voltaire de LEssai sur les murs) est surtout un monde du luxe, etdu raffinement extrme. Cest dailleurs un clich trs intressant : alors que laFrance (et lAngleterre) concentrent dsormais les richesses du monde et que

    Londres et Paris sont les capitales mondiales du luxe, cet orientalisme-l sembleconserver la mmoire dun temps o le comble du raffinement civilis setrouvait quelque part du ct de Bagdad, dIspahan ou de Cordoue Mais avecles romantiques, si cet Orient luxueux ne disparat pas, il est de plus en plusconcurrenc par un autre, plus naturel , plus populaire , plus libre aussi.

    En face des histoires de srail, de ftes somptueuses et dintrigues amoureusescaches au plus profond du harem, on trouve dsormais, et au moins aussisouvent, lappel des espaces dsertiques, la magie des nuits mditerranennes,la noblesse hautaine des cavaliers arabes, la grce de jeunes filles pas tropvoiles, et pas enfermes du tout. Ce sont par exemple, dans Les Orientales, cet Arabe libre et pauvre , ou cette htesse arabe qui accueille sous la tentele voyageur blanc et regrette de le voir partir. Ce sont des fantaisies aussi, voiredes fantasmes, mais qui donnent de lOrient une autre image que celle forge

    par lge classique. En particulier, lOrient romantique sadapte mal auxconsidrations sur le despotisme oriental : on trouve certes des despotes danscet Orient-l, des sultans, des sultanes, des ttes coupes et des harems, etc. ;

    mais on trouve aussi toutes sortes de figures, plus populaires souvent, et quiincarnent une certaine forme de libert. Or, dans les analyse de Montesquieu,

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    sous le rgime despotique, il ny a que des esclaves. Tel nest pas le cas danslOrient romantique. Jajouterai que les crivains romantiques ont t

    particulirement sensibles la dimension spirituelle, voire mystique, delOrient, tout au moins du rve quils sen faisaient. Avec une certaine attirance

    pour lIslam parfois (chez Lamartine notamment) et surtout une forte tendance

    au syncrtisme (chez Nerval surtout).Ceci vaut pour la plupart des grands romantiques, Hugo compris, qui, il estvrai, faonne avec Les Orientales une bonne part du rve dOrient de sonpoque (quil nait jamais franchi la Mditerrane ne change rien laffaire).

    Mais je pense que plus que dautres il a eu tendance intrioriser lOrient,cette image, cette ide dOrient, - jusqu en faire une part de lui-mme, ou

    jusqu donner ce nom dOrient une part de lui-mme : la part du mystre, delindtermin, la part de llan crateur aussi (cest assez net dans William

    Shakespeare). On peut bien dire que tout cela nest que fantasme, manire depasser sous silence les ralits du monde oriental contemporain, pour mieuxsapproprier lOrient, avant de lecoloniser. Cest parfois vrai. Pas toujours. Et

    a nest pas toujours inutile dtudier, srieusement, des rves, pour mieuxcomprendre les ralits quils ont contribu construire, mais aussi pour saisirle dsir dautre chose, quils expriment.

    Il me semble en effet que lAlgrie nest pas un Orient consommable parce quelle est trop lie la politique interne de la France par rapport laquelle

    Hugo a des positions trs arrtes. Parler de lAlgrie, cest se mesurer un

    Napolon III alors que, justement, la politique du Royaume arabe ntait pasvritablement en contradiction avec les convictions hugoliennes en matiredexpansion de la civilisation, du respect de lautre et de ses coutumes

    acceptables, de lextension de linstruction sans anantir la langue de lAutre.

    Sans doute lAlgrie touche-t-elle de trop prs, la fois gographiquement et dansla ralit humaine de la France de lpoque. Pour les partisans de lide coloniale

    (un grand empire dversant ses Lumires sur des mahomtans ignares et soumisau joug ottoman et islamique), la manire de mener la conqute nest pas trs

    ragotante. Comment garder lide en rejetant les moyens? LAlgriecorrespondait un Orient franais de proximit et non plus lide de lOrient

    plus englobante et distante. Comment affirmer quon porte le bien quand on necesse de faire le mal ?

    Oui, je suis daccord avec vous sur le ct peu consommable de lAlgrie

    pour lOrientalisme romantique. A la condition quon soit bien daccord sur ceque ce refus de consommer lAlgrie indique et implique de refus decautionner, purement et simplement, laventure coloniale dans ses modalitsconcrtes. Et cest sans doute lhonneur de ces crivains. Parce que des picesde thtre et des pomes piques sur la prise de Constantine, il y en a eu descentaines ! Mais on les a oublis, parce que les grands, eux, ne se sont pas

    prcipits pour chanter la gloire des soldats dAfrique. Ils prfraient leurOrient de rve, ou aller en Egypte, en Palestine, en Syrie, en Turquie (o il yavait des Franais, certes, mais pas de guerre franaise) ; ou encore chanter lesGrecs insurgs contre les Turcs, parce que, eux, au moins, on pouvait se direquils avaient raison, quils luttaient pour leur indpendance. Mais lAlgrie,

    dcidment, non. Et quand Gautier y va, en 1845, lui qui pourtant na rien,mais vraiment rien, dun crivain engag, et alors mme quil est reu en

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    grande pompe par Bugeaud (dans lespoir vident quil fera un peu de publicitau Gouverneur), il attend plusieurs annes avant de publier son rcit de voyage,qui ne dit rien de sa rception par Bugeaud ni de son escapade militaire encompagnie dune colonne mobile, mais qui en revanche affirme hautement que lAlgrie est un pays superbe o il ny a que les Franais de trop .

    Quant la politique algrienne de Napolon III, je suis nouveau daccordavec vous : ctait un projet politique cohrent, et sans doute tous gards plus ouvert , plus humaniste et plus intelligent que les politiques colonialesqui lont prcd et suivi. Seulement, bien sr, Hugo ne pouvait pas approuvercela, parce que a aurait donn limpression de cautionner Napolon III, mmeseulement sur ce point particulier, alors que toute la logique de Hugo vise alors rendre impossible tout compromis entre les rpublicains et lEmpire. Alors ilne critique pas le projet du Royaume arabe , seulement il nen parle pas. Etquand il parle de lAlgrie du Second Empire, cest pour dnoncer la grande

    famine des annes 1866-1868, dans un trs beau pome intitul Misre ,effroyable, qui a au moins deux intrts idologiques : il voque la solidarit

    objective entre ouvriers franais et paysans arabes, et il attribue laresponsabilit de la famine au rgime colonial : LAfrique agonisante expiredans nos serres ; Voil ce que nous fait cette France superbe / Disent-ils

    Pour revenir Napolon III, rappelons que sa politique na pas tapplique, du moins pour lessentiel, et ce mme sous lEmpire.

    Finalement face lOrient hugolien, comment les Orientaux daujourdhuiqui admirent cet auteur peuvent-ils sy retrouver? Ne sont-ils pas obligs dallervers une galerie de personnages franais mais laquelle ils peuvent sidentifier

    pour affirmer la ncessit de la justice sociale et du recul de la misre ?

    Oui, bien sr, Hugo reste encore une de ces grandes figures de la littraturefranaise qui incarnent un certain idal humain, et qui constituent desrfrences, parfois mme des drapeaux, pour ceuxqui luttent contre linjustice.

    Hugo a eu trs tt cette fonction, et mme, assez souvent, on a brandi sonexemple, son souvenir, contre certaines pratiques de ltat franais. De sonvivant mme, en 1862, il parat que les rpublicains mexicains, victimes delagression de Napolon III, distribuaient aux troupes franaises des tracts oon lisait : La meilleure France est avec nous : vous avez Napolon mais nous

    avons Victor Hugo . En 1902, anne du premier centenaire de la naissance dupote, le dessinateur anarchiste Steinlen a consacr tout un album deLAssietteau beurre aux exactions des troupes franaises dans le Hoggar : et pour lacouverture, il a dessin un spectre de Hugo pleurant sur des ruisseaux de sang,avec le mot JUSTICE en grandes capitales. Et combien de fois nai-je pas lu ouentendu ces histoires de militants nationalistes qui, en Algrie, en Indochine, enChine, ou ailleurs, lisaient Les Misrables dans des prisons franaises !

    Pendant la guerre dIndochine, une institutrice vietnamienne, engage dans unmaquis de femmes combattant larme franaise, racontait chaque soir aubivouac aux paysannes illettres quelle accompagnait, les aventures de Cosetteet de Jean Valjean Il est certain que Hugo, avec dautres illustres

    reprsentants de la culture franaise , a souvent incarn aux yeux desdomins une certaine image, idaliste et gnreuse, de la France, image quils

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    opposaient aux ralits de la France puissance opprimante. Hugo lui-mme asouvent utilis cette stratgie : opposer lidal franais des pratiques franaises quils jugeait dsastreuses (sous le Second Empire notamment,mais pas seulement).

    Alors, bien sr, on attend beaucoup de ce genre de figures, - et on en attend

    tellement quon est parfois un peu du. Jai souvent peru ce genre dedception auprs de mes interlocuteurs algriens quand jvoquais la positionde Hugo sur la conqute. Cest une raction comprhensible, et mmesympathique (parce quelle en dit long sur ladmiration, justifie mon sens,que les Algriens vouent lauteur desMisrables). Mais il faut faire attention.

    Sous prtexte que Hugo ntait pas un militant tiers-mondiste, ni un FranzFanon ni mme un Maurice Audin, sous prtexte quil adhre, sans sendtacher tout fait, certains traits de lidologie dominante de son temps, anest pas une raison, je crois, pour ne pas accorder de limportance tout cequi, chez lui, rpugne profondment la violence coloniale, pour ne pas mettreen lumire toutes les contradictions et les ambivalences quil dcle dans la

    notion de civilisation et dans son usage, pour ne pas remarquer toutes cesimages souvent valorisantes (mme si elles sont souvent aussi assez fantaisistes)quil forge de lOrient. Attention ne pas jeter le bb avec leau du bain,comme on dit. Dans ce petit livre, je nai pas voulu sauver Hugo tout prix,

    je nai pas cherch lidaliser. Mais jai tent de le suivre, aussi prcismentque possible jespre, en quelque sorte la trace. Cest un tmoignage, ensomme, avec des lumires et avec des ombres ; avec des audaces et avec de la

    pusillanimit; avec des clairs dintelligence et avec des moments de btise. Autotal, je pense que la balance penche plutt vers lintelligence, mais au lecteurde juger. Ce qui est sr, cest que jai tent de reconstituer la complexit de sa

    position, parce que je crois quon na rien gagner, surtout aujourdhui, auxsimplification htives, militantes ou pseudo-militantes, quand on se penche surlhistoire des rapports Orient-Occident, sur lidologie et limaginaire delorientalisme et/ou de la colonisation. Les relations, relles et rves, entre lesdeux rives de la Mditerrane ont rarement t simples. Mais peindre le tableautout en noir ne me parat pas forcment plus exact, et plus utile, que de le

    peindre tout en rose.On dit souvent beaucoup de mal de lorientalisme, romantique ou non. On

    le taxe dexotisme facile, de vision dforme, fantasme, pervertie voire perversede l autre , dhabillage imaginaire et idologique de lesprit colonial. Jenentrerai pas ici dans le dtail de la question, mais je crois que ce portrait est

    caricatural. Je prendrai seulement un exemple, celui de lros orientaliste. Cesttout de mme frappant que lun des thmes les plus constants de la littrature,franaise et europenne, consacre lOrient, ce soit lrotisme, lamour soustoutes ses formes. Et a ne commence pas avec la traduction des 1001 Nuits, ontrouve a ds les chansons de gestes du Moyen ge (notamment en Espagne,mais aussi en France). Et plus prcisment le thme des amours du beauchrtien et de la belle musulmane (parfois aussi linverse, cest plus rare, maisa existe aussi, voir Le Dernier Abencerage de Chateaubriand). Lareprsentation littraire des relations Orient-Occident, cest bien souvent unehistoire de guerre, de haine, de malentendus, de domination, etc. Mais cestaussi une histoire damour. Certes, les deux histoires ne sont pas exclusives

    lune de lautre: lamour, hlas, peut trs bien se conjuguer avec la haine, ladomination, le malentendu. Mais tout de mme, la frquence et la quasi-

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    permanence de ce thme du couple mixte en dit long sur le caractrepassionn et intensment intime des rapports Orient-Occident, tels quils sontconfigurs par limaginaire littraire. Il en dit long sur ce dsir dOrient quitravaille lOccident. On peut certes mettre en lumire tout ce que ce dsir a (eu)souvent daveugle, de fantasmatique ou de pervers, et notamment sur toutes les

    articulations de machisme et de racisme quil peut, ventuellement, vhiculer.Mais on a le droit aussi dtre un peu plus sensible aux complications du thme,pas toujours si simple quil en a lair (mais, pour cela, il faut notamment viterde mettre sur le mme plan une chanson de caf-concert, un roman de sous-littrature coloniale, et, par exemple, Les Orientales de Hugo : parce que ladiffrence entre un grand crivain et un tcheron de la littrature, ce nest pasquil dit plus joliment que les autres la mme chose, cest prcisment quil ditaussi autre chose, plus complexe, plus ruse, et quand il reprend des clichs encirculation, cest rarement sans les dtourner). Et puis, quest-ce qui vautmieux, une reprsentation falsifie, voire frelate de lOrient, ou pas dereprsentation du tout? Pour revenir lAlgrie, quest-ce qui, travers la

    littrature, relve vraiment du systme colonial dans toute son horreur : lafascination exotique pour les tribus et pour les indignes , ou ce momento, partir de 1900 peu prs, larabe indiffrenci nest plus quuneombre grise, un vague figurant dans le dcor ensoleill, - tel point quon namme plus vraiment limpression quil existe? Pour ma part, jaurai tendance penser que dans les relations entre les peuples, comme dans les relations entreles individus, mieux vaut un dsir aveugl que pas de dsir du tout.

    Et puis, ne nous trompons pas de combat. Prenons garde, force de traquertous les dfauts et les mfaits de cette littrature de voyages, rels ou rvs, entreles deux mondes, de ne pas donner des armes tous ceux qui (et ils sontnombreux des deux cts de la Mditerrane) professent aujourdhui lidal du Chacun chez soi et les vaches seront bien gardes . Pour contrer, notreniveau, lidologie dsastreuse du Choc des civilisations , nous avons besoinde relire et de partager nos imaginaires respectifs, dans leurs croisements etleurs interactions, sans partialit, sans simplification abusive, sans nostalgie ni meaculpisme . Il serait bon, cet gard, que les diteurs franais publient

    plus souvent des ouvrages de qualit sur loccidentalisme du monde arabe.Une bonne histoire de limaginaire algrien sur la France et les Franais au

    XIXme et XXme sicles, par exemple, voil qui serait passionnant, fort utile,et sans doute surprenant.