L'unité de l'Algérie. Bourdieu (juillet 62)

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de l'Algérie L'unité Le grand sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002) consacra une partie de sa réflexion à l'Algérie. C'est là, entre 1958 et 1964, quand la guerre faisait rage, qu'il décida de délaisser la philosophie et de se consacrer à la sociologie. Dans cet article à la clarté lumineuse, il montre que la diversité culturelle (dont voulut jouer le colonisateur pour opposer villes et campagnes, Arabes et Berbères) n'empêche nullement l'unité politique de l'Algérie (article paru en juillet 1962). Par Pierre Bourdieu * L, plup"t d" dOb," ,u 'ujet d, l'unité d, [, ,"ciété ,lgéri'M' osent sur une confusion, parfois délibérée, entre des problèmes d'ordre erent. C'est cette confusion qu'il faut dissiper. On peut examiner si Igérie constitue une unité culturelle; si le fait de délimiter, en fonction jivers critères, des aires plus restreintes, revient à nier cette unité. Mais, ;t tout autre chose que de se demander si l'Algérie constitue une unité itique, question qui elle-même se dédouble: la société algérienne est- , animée par une conscience nationale, fondement d'une unité politique itable? La société globale, formée des Algériens et des Européens Jgérie, forme-t-elle une société intégrée? En Algérie, les particularismes sont patents; mais on a souvent ervé que les aires culturelles varient selon le critère que l'on emploie Lrles définir. Il en est ainsi des lignes de clivage que l'on peut tracer en :érie selon des critères aussi différents que le climat, le relief, le mode vie, l'économie, l'habitat, les techniques, le mode d'alimentation, la * Sociologue, professeur au Collège de France, auteur, entre autres, de La Domination masculine, Seuil, Paris, 1998. langue, les styles artistiques, etc. Reportées sur une carte, toutes ces lignes feraient un écheveau inextricable. Aussi faut-il se garder d'accorder à l'un ou l'autre des critères. quelle qu'en puisse être l'importance, un privilège absolu. Par exemple, la distinction entre i\rabes et Berbères, sorte de sté- réotype qui était fort répandu. il y a quelques années encore, en Algérie, repose sur la confusion entre la langue et l'ethnie, et l'on pourrait dire, en déformant un mot célèbre, qu'il n'existe pas plus, en Algérie, de race arabe ou berbère qu'il n'existe de dictionnaire dolichocéphale. En effet, la linguistique ne saurait fournir un critère ethnique et, moins encore, dans un pays qui a été le lieu, au cours des siècles. de brassages de population extraordinaires. Cependant, la linguistique peut servir de critère pour la détermination d'aires culturelles, la différence linguistique étant le signe le plus patent de la différence culturelle. Il est assuré, en effet, que pal10ut oÙ la langue ber- bère a subsisté, se sont maintenus des structures sociales, un système juri- dique et surtout un style de vie originaux et parents. A l'intérieur de ces unités désignées par le critère linguistique. l'ethnologue soucieux de suivre les articulations naturelles de la réalité peut encore isoler, grâce à de nou- veaux critères, des groupes plus restreints tes que, pour les Berbérophones, les Kabyles, les Chaouïa et les Mozabites. 74 MANIÈRE DE VOIR

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Source: Manière de voir (Le Monde diplomatique) nº 86 /avril-mai 2006, Le Maghreb colonial.Le texte de Bourdieu (alors inédit) est daté de juillet 1962, soit dans le contexte de la guerre d'Algérie et de son indépendance.

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de l'Algérie

L'unité

Le grand sociologue Pierre Bourdieu(1930-2002) consacra une partiede sa réflexion à l'Algérie. C'est là, entre

1958 et 1964, quand la guerre faisait rage,qu'il décida de délaisser la philosophieet de se consacrer à la sociologie.Dans cet article à la clarté lumineuse,

il montre que la diversité culturelle (dont

voulut jouer le colonisateur pour opposervilles et campagnes, Arabes et Berbères)n'empêche nullement l'unité politiquede l'Algérie (article paru en juillet 1962).

Par Pierre Bourdieu *

L,plup"t d" dOb," ,u 'ujet d, l'unité d, [, ,"ciété ,lgéri'M'osent sur une confusion, parfois délibérée, entre des problèmes d'ordreerent. C'est cette confusion qu'il faut dissiper. On peut examiner siIgérie constitue une unité culturelle; si le fait de délimiter, en fonctionjivers critères, des aires plus restreintes, revient à nier cette unité. Mais,;t tout autre chose que de se demander si l'Algérie constitue une unitéitique, question qui elle-même se dédouble: la société algérienne est­, animée par une conscience nationale, fondement d'une unité politiqueitable? La société globale, formée des Algériens et des EuropéensJgérie, forme-t-elle une société intégrée?

En Algérie, les particularismes sont patents; mais on a souventervé que les aires culturelles varient selon le critère que l'on emploieLrles définir. Il en est ainsi des lignes de clivage que l'on peut tracer en:érie selon des critères aussi différents que le climat, le relief, le modevie, l'économie, l'habitat, les techniques, le mode d'alimentation, la

* Sociologue, professeur au Collège de France, auteur, entre autres,de La Domination masculine, Seuil, Paris, 1998.

langue, les styles artistiques, etc. Reportées sur une carte, toutes ces lignesferaient un écheveau inextricable. Aussi faut-il se garder d'accorder à l'unou l'autre des critères. quelle qu'en puisse être l'importance, un privilègeabsolu. Par exemple, la distinction entre i\rabes et Berbères, sorte de sté­réotype qui était fort répandu. il y a quelques années encore, en Algérie,repose sur la confusion entre la langue et l'ethnie, et l'on pourrait dire, endéformant un mot célèbre, qu'il n'existe pas plus, en Algérie, de racearabe ou berbère qu'il n'existe de dictionnaire dolichocéphale. En effet, lalinguistique ne saurait fournir un critère ethnique et, moins encore, dansun pays qui a été le lieu, au cours des siècles. de brassages de populationextraordinaires.

Cependant, la linguistique peut servir de critère pour la déterminationd'aires culturelles, la différence linguistique étant le signe le plus patent dela différence culturelle. Il est assuré, en effet, que pal10ut oÙ la langue ber­bère a subsisté, se sont maintenus des structures sociales, un système juri­dique et surtout un style de vie originaux et parents. A l'intérieur de cesunités désignées par le critère linguistique. l'ethnologue soucieux de suivreles articulations naturelles de la réalité peut encore isoler, grâce à de nou­veaux critères, des groupes plus restreints tes que, pour les Berbérophones,les Kabyles, les Chaouïa et les Mozabites.

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C'est ici que se situe la racine de tous les malentendus. La distinctionentre Berbères et Arabes a pu servir de base à une action dont l'intention étaitde diviser pour régner, et a longtemps constitué l'argument favori de ceuxqui, niant l'unité culturelle de l'Algérie, lui déniaient de ce fait toute vocationà l'unité nationale. La «sociologie coloniale» a été grande pourvoyeused'idéologies tendant à justifier la politique coloniale. Mais elle commettaitune double imposture, en ignorant d'une part l'unité culturelle profonde quilie les subdivisions culturelles établies par l'ethnologie, et d'autre part enconcluant de la diversité culturelle à l'absence d'unité politique.

Que l'Algérie, en dépit des variations locales, forme une véritable unité

de civilisation, cela n'est pas douteux. Tous les Algériens parlent, pourrait­on dire, la même langue culturelle, c'est-à-dire qu'ils associent spontané­ment le même comportement à la même intention et décèlent la mêmeintention sous le même comportement. Autrement dit, tout Algérien « com­prend» de façon immédiate (et non de façon médiate comme peut le fairel'ethnologue qui reconstruit le système culturel) le comportement de toutautre Algérien, qu'il s'agisse d'une action technique ou d'un acte rituel.C'est ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, que le système magico-rituelreste identique, dans ses thèmes fondamentaux, d'un bout à l'autre de

l'Algérie et même du Maghreb. Les variations locales ne sont que des

variantes sur un thème unique. On pourrait en dire autant des structuressociales ou du système des échanges matrimoniaux par exemple.

Par son fonds culturel originel, l'Algérie ne peut être dissociée del'ensemble du Maghreb, et peut-être de l'aire méditerranéenne. C'est ainsique la masculinité du système social, le rôle de la femme dans la société, ladualité tranchée entre la place publique, lieu de la vie politique, domaineréservé aux hommes, et la maison, espace clos, asile des femmes, l'impor­tance des valeurs d'honneur, et tant d'autres traits, se retrouvent, plus oumoins accentués, sur tout le pourtour de la Méditerranée. Sans doute l'islama pu donner une coloration unique à cet héritage, mais en fait l'originalitéprofonde de l'Algérie d'aujourd'hui, par rapport au reste du Maghreb aumoins, tient essentiellement aux formes particulières (c'est-à-dire particuliè­rement brutales) qu'y ont revêtus le choc des civilisations et la colonisation.

Rien ne serait plus abusif en tout cas que de conclure de la diversitéculturelle à la diversité politique, l'unité culturelle pouvant exister en l'ab­sence d'unité politique, et inversement. Sans doute, en Algérie, l'unité poli­tique plonge ses racines dans l'unité culturelle, mais elle est d'un autre

ordre parce qu'elle se développe dans un autre contexte et détient de ce 1 •fait une autre signification et une autre fonction. I;unité politique est en

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Les sous-prolétairessansL'oix attendentune mutation décisive

de l'ordre économique.

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effet fondée, essentiellement, sur une commune opposition. La situationcoloniale, en suscitant des conduites collectives de refus, a agi dans lesens de l'effacement des particularismes. La négation globale dont ilsétaient l'objet a conduit les Algériens à s'affirmer non comme les héri­tiers de civilisations particulières, mais comme les membres d'unenation. La conscience nationale, bien qu'elle trouve occasion de se ren­forcer dans le sentiment de l'unité culturelle ou religieuse, est liée avanttout à la prise de conscience de la situation coloniale.

La société coloniale tend à prendre la forme d'un système de castes.Elle est composée en effet de deux communautés juxtaposées et séparées,qui coexistent sans communiquer vraiment, et qui sont placées dans unrapport de dominante à dominée. Aussi la « conscience de caste» prime­t-elle la conscience de classe (et a fortiori ce que l'on peut appeler laconscience de l'ethnie). La conscience de classe demeure en effet vir­tuelle et voilée, l'opposition entre les castes étant capable (en raison del'importance qu'elle revêt dans l'expérience quotidienne) d'obnubiler,pour la conscience populaire, l'opposition entre les classes qui divisent lacaste dominée ou les solidarités de classe qui pourraient unir certainsmembres de la caste dominante à certains membres de la caste dominée.

La guerre d'Algérie a achevé ce que la situation coloniale avait com­mencé. Cela, essentiellement, parce qu'elle a dévoilé les fondementsmêmes de l'ordre colonial et parce que le sentiment de l'unité n'a faitque se renforcer dans la lutte et les épreuves communes. La guerre, dufait de ses fins et de sa forme, ne pouvait en effet qu'accroître la révoltecontre l'ordre colonial en même temps que le sentiment intense de lasolidarité entre tous les membres de la société dominée.

Rno 10 gu"",ut porté oup'"'xY'ffi' 10 ",,,ion qui divi" 10':t société coloniale et que cette tension ait pris, par la force etla logique des choses, la forme d'un conflit latent ou patent entre lescommunautés, tout cela ne risque-t-il pas de compromettre l'avènementd'une unité nouvelle, à laquelle tous ceux qui souhaitent continuer à vivreen Algérie puissent participer pleinement? La destruction radicale dusystème colonial contre laquelle il s'est développé suffira-t-elle à déter­miner un élargissement du sentiment national des masses algériennes?

La conscience que le système colonial ne saurait être que détruit oumaintenu en totalité est tout aussi aiguë chez les membres de l'une ou del'autre communauté. Aussi nombre d'Européens, parce qu'ils lient leurexistence à l'existence du système colonial, ne conçoivent pas d'autreordre possible que l'ordre actuel ou bien leur propre disparition. Si l'idéed'une nation algérienne n'est pas pensable pour la plupart d'entre eux,c'est qu'ils la vivent comme leur propre négation, comme leur propreanéantissement. Mais est-il absurde de penser que, précisément parcequ'ils conçoivent ainsi leur propre avenir, la simple expérience de la per­sistance du train ordinaire de la vie quotidienne au sein d'un ordrejusque-là impensable et inimaginable pourra apparaître à beaucoupcomme un miracle et susciter des «conversions» miraculeuses? Si cette

hypothèse peut paraître fantastique, l'espoir raisonné d'une véritableunification ne peut-il trouver fondement dans le fait que les deux com­munautés présentent des parentés ou des affinités culturelles indé­niables, résultats d'emprunts le plus souvent inconscients et involon­taires qui ont créé, par-delà les oppositions les plus brutales liées àl'existence du système colonial, une complicité d'autant plus forte etplus profonde peut-être qu'elle reste communément inavouée et pourcertains inavouable?

Pierre Bourdieu

L~«Algérie (Une enquête sociologique dirigée par Pierr

Bourdieu, « Travail et travailleurs en AIgéri~révèle la situation de détresse des «sous-prolétG

véritables déshérités et victimes les plus notadu colonialisme. Enlisée dans la misère,

cette masse de travailleurs manuels poseun énorme problème au jeune Etat algérie

indépendant (article paru en juin 19641.

Par Robert Gauthier

Ch"g' d, v,",1re uno moi"" Djiha,'y~ciréserver un clou, où, chaque jour, il venait pendr:charogneset autres objetsnauséabonds.Les acheteu:tardaient pas à abandonner les lieux. Le colonialinous dit M. Pierre Bourdieu, a, lui aussi, laissé en .~rie un clou où sont restées accrochées les contradi~'et ambiguïtés suscitées par l'intrusion du système.taliste dans une société traditionnelle (1).

Publié au terme d'une enquête menée pendantsieurs mois, entre 1960 et 1962, dans un pays en 7mutation, Travail et travailleurs en Algérie met er: lle choc entre la civilisation autochtone et la civi:i;;européenne (2).

Dans les pays occidentaux, le capitalisme s'est,loppé suivant sa propre loi : en même temps c;',constituait le système social, une conscience é:mique adéquate se formait dans chaque indivici1.:.'les pays colonisés, au contraire, des interventions~gères - expropriations foncières, importatic::modèles économiques contraignants, etc. - ont e:1l;:

la société d'évoluer selon sa leiinterne. La coexistence de mer::;et de raisonnements inconcib.:­provoqué des incohérences d2.r:

esprits, les conduites et les sr:-..::sociales. Les «regroupeme::.tstransferts de population aux,,''':;donné lieu la guerre ont, en .-\:jaccéléré le processus, et le P"-:

demeure marqué. La cohésion familiale, les re:3entre parents et enfants, l'autorité paternelle. c:affectées. Les anciennes valeurs d'honneur et de s·:rité ont dû tenir compte des exigences du calcul e'fois leur céder. Ces traumatismes ont spéci2.:~atteint les « sous-prolétaires».

Alors que dans les pays industrialisés les tra·'2.~manuels constituent la masse du prolétariat, cens:comme la classe sociale la plus défavorisée, il r:'pas de même en Algérie. Les «manuels» du s;moderne sont, sous maints rapports, des privilégiés.peu qu'ils soient assurés d'un emploi fixe. Les yer:'déshérités et les victimes les plus notables du cc':lisme sont les «sous-prolétaires». Manœuvreset: c

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