Herzog 1997_Terre Et Desert

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Terres et déserts, société et sauvagerie De la communauté en Amérique et en Castille à l’époque moderne Tamar Herzog La conquête du territoire américain par les Espagnols est généralement décrite comme un processus de fondation de villes et villages. Dans un espace immense et avant même de l’avoir placé sous leur contrôle, les conquistadors fondèrent des noyaux urbains. Vers 1571, il y avait déjà quelque deux cents établissements espagnols sur tout le continent et, en 1580, le réseau colonial des villes et villages était consolidé. Sa mise en place accompagna la réorganisation du monde indi- gène, qui s’effectua, dans un premier temps, par le biais de la répartition des Indiens entre les conquistadors. Ceux-ci, en échange de la possibilité de disposer de prestations en travail et d’une partie des produits de la terre, devaient assurer leur conversion et leur hispanisation. Ce système, l’encomienda, entra en crise au milieu du XVI e siècle. Les raisons en sont multiples (chute démographique, crise économique, lutte pour le pouvoir, débats sur le statut des Indiens et la meilleure façon de les convertir), comme les conséquences. A ` cette date, on en vint à considérer que l’assimilation des Naturels aux Espagnols par la conversion – premier objectif de l’entreprise coloniale à ses débuts – n’allait être ni rapide ni peut-être même couronnée de succès. La conversion des Indiens sous la tutelle des encomenderos et sous l’effet d’une intégration forcée d’un secteur à l’autre ayant échoué, une série de mesures furent adoptées dont le but était de séparer les Espagnols et les Indiens, et qui allaient trouver leur expression achevée dans l’établissement de deux républiques, celle des Espagnols et celle des Indiens. L’objectif ultime, quoiqu’illusoire, restait l’unification de ces deux communautés, car la séparation devait permettre la mutation religieuse, cultu- relle et civique des Indiens qui, à l’écart des Espagnols et protégés des exactions Annales HSS, mai-juin 2007, n° 3, pp. 507-538. 507

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Conquête, imperialisme, colonialisme.

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  • Terres et dserts,socit et sauvagerieDe la communaut en Amrique et en Castille lpoque moderne

    Tamar Herzog

    La conqute du territoire amricain par les Espagnols est gnralement dcritecomme un processus de fondation de villes et villages. Dans un espace immenseet avant mme de lavoir plac sous leur contrle, les conquistadors fondrentdes noyaux urbains. Vers 1571, il y avait dj quelque deux cents tablissementsespagnols sur tout le continent et, en 1580, le rseau colonial des villes et villagestait consolid. Sa mise en place accompagna la rorganisation du monde indi-gne, qui seffectua, dans un premier temps, par le biais de la rpartition desIndiens entre les conquistadors. Ceux-ci, en change de la possibilit de disposerde prestations en travail et dune partie des produits de la terre, devaient assurerleur conversion et leur hispanisation. Ce systme, lencomienda, entra en crise aumilieu du XVIe sicle. Les raisons en sont multiples (chute dmographique, criseconomique, lutte pour le pouvoir, dbats sur le statut des Indiens et la meilleurefaon de les convertir), comme les consquences. A cette date, on en vint considrer que lassimilation des Naturels aux Espagnols par la conversion premier objectif de lentreprise coloniale ses dbuts nallait tre ni rapideni peut-tre mme couronne de succs. La conversion des Indiens sous latutelle des encomenderos et sous leffet dune intgration force dun secteur lautre ayant chou, une srie de mesures furent adoptes dont le but taitde sparer les Espagnols et les Indiens, et qui allaient trouver leur expressionacheve dans ltablissement de deux rpubliques, celle des Espagnols et celledes Indiens. Lobjectif ultime, quoiquillusoire, restait lunification de ces deuxcommunauts, car la sparation devait permettre la mutation religieuse, cultu-relle et civique des Indiens qui, lcart des Espagnols et protgs des exactions

    Annales HSS, mai-juin 2007, n3, pp. 507-538.

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    de ceux-ci, deviendraient alors des sujets de la Couronne en tous points semblablesaux autres1.

    A partir des annes 1530 au Mexique, ds les annes 1540 dans les Andes(en particulier pendant les annes 1570 avec le vice-roi Francisco deToledo 1569-1581), apparurent ainsi sur tout le continent de nouveaux tablissements spcifi-quement construits pour accueillir, aprs regroupement, la population indienne,dans lesquels, en thorie, la rsidence daucune autre personne ntait autorise.Appels congregaciones, en Nouvelle-Espagne, ou reducciones, au Prou, ces villages(pueblos) taient construits sur le modle espagnol. Comme pour les villes hispa-niques (villas ou ciudades), une fois choisi le site le mieux adapt, le nombre deceux qui pouvaient sy tablir tait fix2. Lors de lacte de fondation, on traait leplan de la localit (poblacion), on dterminait lemplacement des difices publics(lglise, la maison municipale le cabildo), on lotissait lespace et rpartissaitentre les premiers citadins rsidents (vecinos) les solares ou parcelles destines laconstruction des maisons et les terres agricoles3. On signalait galement les bienscommunaux (ejidos et baldos) et les limites de la juridiction municipale.

    Cette similarit entre villes espagnoles et villages indiens na pas chappaux contemporains. Ils insistent sur le fait que les Indiens devaient rsider dansle village, y avoir leur maison et vivre avec femme, enfants et hritiers la maniredes citadins de ces royaumes-ci [i. e. dEspagne]4 . Ils expliquent galement queles ordonnances portant sur les nouveaux tablissements humains (Ordenanzas denuevas poblaciones) valaient dans un cas comme dans lautre, et quen consquenceles localits pour les Espagnols ou les Indiens devaient adopter les mmes critreset obir aux mmes rgles. Si, en thorie, les Espagnols devaient rsider dans despueblos espagnols et les Indiens dans les poblados indignes, cette distinction na

    1 -MAGNUS MORNER, Las comunidades indgenas y la legislacion segregacionista enel Nuevo Reino de Granada , Anuario colombiano de historia social y de la cultura, 1, 1,1963, pp. 63-84, ici p. 64. Voir, galement, LESLEY BYRD SIMPSON, Studies in theadministration of the Indians in New Spain , Ibero Americana, 7, 1934, pp. 31-129, icipp. 31-32, et TAMAR HERZOG, Indiani e cowboys: il ruolo dellindigeno nel diritto enellimmaginario ispano-coloniale , inA. MAZZACANE (d.),Oltremare. Diritto e istituzionidal colonialismo allet postcoloniale, Naples, Cuen, 2006, pp. 9-44.2 - L. BYRD SIMPSON, Studies in the administration... , art. cit., pp. 32-33.3 - Decreto de Juan de Mendoza y Luna, Marqus de Montesclaros, Virrey por el quenombra a Pedro Cervantes a ejecutar la congregacion de la provincia de Tlanchinol ,reproduit dans L. BYRD SIMPSON, Studies in the administration... , art. cit., p. 92. Voiraussi FRANCISCODE SOLANO, Poltica de concentracion de la poblacion indgena: objeti-vos, proceso, problemas, resultados , Revista de Indias, 36, 145-146, 1976, pp. 7-29, icipp. 9-10, et BERNARDO GARCIA MARTINEZ, Los pueblos de la sierra. El poder y el espacioentre los indios del norte de Puebla hasta 1700, Mexico, El Colegio de Mxico, 1987,pp. 167-170.4 - F. DE SOLANO, Poltica de concentracion... , art. cit., p. 9. Une semblable expres-sion, qui voque la ncessit dappliquer aux indignes les modes de vie espagnols setrouve dans les Instrucciones que dio el virrey don Francisco de Toledo a los visita-dores para efectuar las reducciones de indios (Jauja, 17 novembre 1570), reproduitesdans ALEJANDROMALAGAMEDINA, Reducciones toledanas en Arequipa, Arequipa, Publiunsa,1989, pp. 222-225, ici p. 225.5 0 8

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    pas prvalu, et les contemporains eux-mmes ne lont pas considre pertinente.Les rponses aux enqutes des Relations gographiques des annes 1570 le montrentclairement. La plupart des auteurs ne qualifient pas leur localit dune manireou dune autre, utilisant simplement le terme pueblo ; ils indiquent plutt laprsence dEspagnols ou dIndiens dans la juridiction. Dans certaines localits,autorits indignes et autorits espagnoles coexistaient ; dans dautres, il ny avaitquune seule institution politique, alors que des foyers appartenant aux deux rpu-bliques y rsidaient. Et les informateurs rpondaient aux questions concernant lespueblos de indios comme celles portant sur les pueblos de espanoles5. Alors que ladistinction entre localit espagnole et localit indienne tait quelque peu floue,la vritable diffrence affirme et revendique comme telle opposait les chefs-lieux (cabeceras) et leurs dpendances (anexos), en fonction du degr dautonomiepolitico-juridique des noyaux de peuplement.

    Malgr tous ces indices, qui alertent sur la grande similitude qui existait entretoutes les localits coloniales, quelles fussent indiennes ou espagnoles, les histo-riens ont accentu les particularits des rductions et congregaciones indiennes6. Lesraisons qui ontmotiv la fondation des unes et des autres sont diffrentes, insistent-ils. Les localits espagnoles ont t fondes pour contrler le territoire et ses habi-tants autochtones7 ; les tablissements indiens visaient sans doute sassurer queles Indiens vcussent en bonne police et quils fussent vangliss (doctrinados),mais ctait surtout un instrument de contrle en vue damliorer le recouvrementdu tribut8. Au XVIIIe sicle, la politique de rduction favorisa galement lexpropria-tion des terres indiennes par le regroupement des habitants de diffrents villagesen un seul, ce qui permit de dclarer libres , vacantes, une partie de leurs terres,susceptibles alors dtre concdes dautres bnficiaires9. Le regroupement de

    5 -DUCCIO SACCHI, Mappe dal nuevo mondo. Cartografie locali e definizione del territorio inNuova Spagna (secoli XVI-XVII), Milan, Francoangeli, 1997, pp. 93-97.6 - JOHN SULLIVAN, La congregacion como tecnologa disciplinaria en el siglo XVI ,Estudios de historia novohispana, 16, 1996, pp. 33-55, ici p. 37 ; SIDNEY D. MARKMAN,Pueblos de Espanoles y pueblos de Indios in Colonial Central America , in Verhandlungendes XXXVIII. Internationalen Amerikanistenkongresses. Stuttgart-Mnchen 12. bis 18. August1968, Munich, Kommissionsverlag Klaus Renner, 1972, vol. 4, pp. 189-199, ici p. 189.Pour une critique de ce type danalyse, se reporter FRANCISCO DE SOLANO, Ciudadeshispanoamericanas y pueblos de indios antes de 1573 , in ID., Ciudades hispanoamericanasy pueblos de indios, Madrid, CSIC, 1990, pp. 35-57, ici p. 36.7 - JAVIER AGUILERA ROJAS, Fundacion de ciudades hispanoamericanas, Madrid, Mapfre,1994, p. 333 ; FRANCISCO DOMINGUEZ COMPANY, Poltica de poblamiento de Espana enAmrica, Madrid, Instituto de Estudios de Administracion Local, 1984, pp. 7, 10-15 et30-31.8 - DANIEL W. GADE et MARIO ESCOBER, Village settlement and the colonial legacy inSouthern Peru , Geographical Review, 72, 4, 1982, pp. 430-449 ; A. MALAGA MEDINA,Reducciones toledanas..., op. cit., p. 13 ; THOMAS A. ABERCROMBIE, Pathways of memory andpower. Ethnography and history among an Andean people, Madison, The University ofWisconsin Press, 1998, pp. 246-247.9 -MARGARITA GONZALEZ, El resguardo en el Nuevo Reino de Granada, Bogota, Universi-dad Nacional de Colombia, 1970, pp. 72-75 ; JOHN SULLIVAN, Un dialogo sobre lacongregacion deTlaxcala , Colonial Latin American Review, 8, 1, 1999, pp. 35-59, ici p. 47. 5 0 9

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    la population indienne a ainsi servi les intrts de la Couronne et de lglise, ainsique des Espagnols doutre-mer10. On retrouve ici la conception europenne delespace prvalant la Renaissance, qui tendait privilgier des structures concen-tres et bien dlimites, avec, pour chaque collectivit, leurs diverses fonctionscentrales, aux dpens dautres, diffuses et disperses, considres comme impropres la vie en socit ; mais ce qui prdominait, ctaient les proccupations utili-taires11. En effet, alors que les Espagnols disposaient de la libert de choisir leurlieu de rsidence (leur tablissement tait volontaire), le regroupement des Indienstait forc12. Ceux qui sy refusaient pouvaient y tre contraints avec toute larigueur ncessaire 13. Pour rendre effectif leur transfert dfinitif vers les nouvellesfondations, on les vacuait par la force de leur ancien habitat, procdant la destruc-tion et lincendie des maisons14.

    Lhistoriographie qui sattachait tudier les Indiens sans sintresser auxEspagnols a contribu accentuer les diffrences entre pueblos de indios et pueblosde espanoles. Faisant preuve dune connaissance insuffisante des ralits hispa-niques, ces travaux vhiculaient un discours contre les Espagnols afin de mettreen avant, bon droit, lexploitation des Indiens. Ce faisant, elle tablissait unedichotomie entre un monde indigne, domin, et un monde espagnol, dominant,faisant fi de la diversit de la socit espagnole, aussi grande que celle de la socitindienne, oubliant par ailleurs que, dans lune comme dans lautre, il y avait deforts clivages sociopolitiques internes. Dans les pages qui suivent, je voudrais mon-trer que la colonisation tait aussi bien interne quexterne, et que son projet pesasur les Espagnols comme sur les Indiens. A cette fin, les dbats sur la rductiondes Indiens seront replacs dans un contexte plus large, afin de dmontrer que la

    10 - F. DE SOLANO, Poltica de concentracion... , art. cit., pp. 124-125 ; B. GARCIAMARTINEZ, Los pueblos de la sierra..., op. cit., p. 153.11 - Ibid., pp. 152-154.12 - TAMAR HERZOG, Defining nations. Immigrants and citizens in Early Modern Spain andSpanish America, New Haven, Yale University Press, 2003, pp. 25-28.13 - En 1613, par exemple, le bachiller du district dAtenango indique que les Naturelsde quelques quartiers proches du chef-lieu de Huizuco taient retourns leurs anciensvillages ; il ordonna alors aux autorits du district quelles les contraignent au regroupe-ment (DELIA PEZZAT, Catalogo del Ramo de Congregaciones, Mexico, Archivo General dela Nacion, 1980, p. 60). Selon F. DE SOLANO, Poltica de concentracion... , art. cit.,pp. 62-63, il y eut des cas de regroupements volontaires (certes, peu nombreux), lademande des Indiens eux-mmes (cf. J. SULLIVAN, Un dialogo sobre la congrega-cion... , art. cit., pp. 36, 46 et 53-54). Il mentionne galement des rductions conven-tuelles (pp. 64-69), lexistence dune maison religieuse attirant les Indiens ; dautresfurent des rductions de colonisation (pp. 70-71), o lon utilisait les Indiens de paix (i. e. soumis) contre les Indiens de guerre (i. e. insoumis). Ceux qui acceptaient dese regrouper dans un territoire hostile bnficiaient de nombreux avantages (fiscaux,honorifiques, conomiques et politiques).14 - Instrucciones que dio el virrey don Francisco Toledo... [1570] (cf. A. MALAGAMEDINA, Reducciones toledanas..., op. cit., p. 225. Selon les Instructions de 1604, danschacun des villages abandonns , on devait nommer un alcalde charg de veiller autransfert des Indiens vers le nouveau village et la destruction de lancien tablissementvoir L. BYRD SIMPSON, Studies in the administration... , art. cit., p. 101).5 1 0

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    politique de regroupement, synonyme de repeuplement (repoblacion), qui visait assurer la conversion des personnes , ntait pas seulement dirige contrela population native. A lpoque moderne, les mmes efforts furent dveloppscontre dautres groupes et dans une grande diversit de situations. Si lobjectif deces campagnes de rduction tait dinculquer et dimplanter certaines normesreligieuses, sociales et culturelles, le regroupement des individus visait avant toutleur insertion politique, dabord dans une communaut locale, ensuite et par cemoyen dans la communaut hispanique. Mettant en parallle la littrature surlEspagne et celle sur le monde hispano-amricain, il sagit de repenser la relationentre colonisation interne dirige contre la population de la Mtropole etcolonisation externe mise en uvre outre-mer.

    La rduction des Espagnols au Chili

    Commenons par lAmrique, en partant de lexemple du royaume du Chili. SelonFrancisco de la Puebla Gonzalez, vque de Santiago (1694-1704), et Luis Romero,son successeur (1705-1717), le Chili tait, au dbut du XVIIIe sicle, un royaumetotalement dsert (despoblado), o les Espagnols vivaient dans des masures (ranchos),de manire disperse et spare les uns des autres, dans labandon et loisivet (en la soledad y la pereza), ce qui les amenait commettre de graves crimes, sanstre corrigs ni enseigns [dans les choses de la foi] 15. Comme la populationdemeurait la campagne, les habitations taient distantes lune de lautre de plu-sieurs lieues, il ny avait pas dcole pour les enfants, ni de sance de catchisme(doctrina), ni dinstances judiciaires. Daprs les prlats, les Espagnols qui habi-taient le Chili taient presque aussi incultes et aussi peu instruits dans les chosesde la foi que les Indiens ; ils devaient donc tre, y compris par la force, regroupsdans des localits, afin dviter quils ne vivent selon leur bon vouloir et pr-occups seulement de leur libert . Lobjectif tait quils vivent comme des tresdous de raison et non comme des sauvages, enseigns dans le respect et lamourde la justice, ce dont profiteraient galement les revenus de la Couronne, en raisondes avantages quapporte la vie en socit16 .

    15 - Un rsum de cette correspondance est insr dans la cdule royale du 5 mai 1776 :Sville, Archivo General de Indias [dsormais AGI], Chile 137, ff. 240r-242v. Voir aussiLuis, obispo de Santiago, en 24 de febrero de 1710 (AGI, Chile 137, ff. 1r-2v). Unsemblable avis fut mis par le cabildo de Santiago en 1708 : le president de lAudiencede Santiago, Juan Andrs Ustarrz, en fait tat dans son rapport au Conseil des Indesdu 10 novembre 1712 (ID., ff. 50r-59v). Ces thmes sont tudis, mais dans une autreperspective, par SANTIAGO LORENZO SCHIAFFINO et RODOLFO URBINA BURGOS, La pol-tica de poblaciones en Chile durante el siglo XVIII, Quillota, Editorial el Observador, 1978,et par SANTIAGO LORENZO SCHIAFFINO, Origen de las ciudades chilenas. Las fundaciones delsiglo XVIII, Santiago de Chile, Editorial Andrs Bello, 1983.16 - AGI, Chile 137, Parecer del obispo de Santiago sobre la reduccion a pueblos tantode los indios como de los espanoles, Santiago, 12 de julio de 1712 , ff. 8r-10v. 5 1 1

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    LeConseil des Indiens mit un avis favorable. Il dcida en 1703 que tous lesEspagnols qui se trouvaient dans ledit royaume vivant dans desmasures, haciendas,fermes (chacras) et autres exploitations soient regroups et aillent vivre dans lesvilles et localits des Espagnols dans un dlai de six mois . Il ordonna que ceuxqui sy refuseraient verraient leurs biens confisqus, seraient bannis du royaume,voire envoys dans les prsides comme toute personne errante et sans domicileconnu17 . Malgr leur fermet, ces ordres ne furent pas suivis deffet, alors que,selon les membres du Conseil, ils ne faisaient que reprendre la lgislation envigueur (Recopilacion de leyes de los Reynos de las Indias, Livre IV, Titre 5). En rponse de nouvelles sollicitations des vques, les autorits mtropolitaines revinrent la charge. En 1712, le fiscal du Conseil dplorait le fait que depuis de nombreusesannes lon a constat le dpeuplement (despoblacion) du royaume du Chili, lemode de vie sauvage de ses habitants et la ncessit quil y a, en toute conscienceet justice, dtablir des poblaciones, fin de quoi lon a pris des dispositions aux-quelles on a toujours oppos des difficults18 . Selon le fiscal, les lois des Indesstipulaient la rduction non seulement des Indiens mais aussi des Espagnolspuisque, pour les uns comme pour les autres, les mmes objectifs taient viss :vivre, du point civil et politique, sous la protection des autorits charges de leurbonne mise en uvre. Ceux qui sy refusaient taient socialement des personnesmalfaisantes, et, de ce fait, le royaume du Chili tait inhabit et dsert (deshabi-tado y despoblado), alors quil disposait de nombreuses richesses. Pour remdier cette situation, et assurer le bien-tre des personnes comme du royaume, il fallaitcrer des poblaciones (villes ou villages, en tout cas collectivits encadres) et obligerla population sy regrouper.

    Alors que les vques de Santiago et le Conseil des Indes estimaient que lesmaux du royaume taient dus son dpeuplement, et quil convenait, leurs yeux,que les Espagnols du Chili fussent regroups, les Pres provinciaux des ordresreligieux et le prsident de lAudience exprimrent une opinion contraire. Sanscontester le fait quil fallait regrouper et encadrer ceux des Espagnols pour lesquelsla mesure tait ncessaire, ils doutaient pour le moins que ce ft le cas des Espagnolsdu Chili dans la dcennie 1710. Le provincial des dominicains, par exemple, esti-mait que la majorit des Espagnols vivait la campagne seulement aux temps dessemailles et des rcoltes, rsidant en ville le reste de lanne19. Le provincial Andrsde Ustarrz considrait que le nombre des Espagnols disperss de par le royaumetait peu important, que la plupart dentre eux taient propritaires de terres oudhaciendas, et que ltablissement la campagne tait la condition de la russite

    17 - AGI, Chile 137, ff. 240v et 241r.18 - AGI, Chile 137, Vista fiscal, Madrid, 7 de enero de 1712 , ff. 2v-3r.19 - AGI, Chile 137, Parecer del provincial de Santo Domingo, 25 de octubre de 1712 ,ff. 26r-30r ; PATRICIA CERDA-HEGERL,Fronteras del sur. La region del Bio Bio y la Araucaniachilena, 1604-1883, Temuco, Universidad de la Frontera, 1990, pp. 68-71, considre quela colonisation agraire du Chili ne fut pas encadre par les autorits mais sanctionnea posteriori par la fondation de villages o devait rsider la population rurale afin dvitersa dispersion et dassurer son encadrement religieux et le contrle du territoire.5 1 2

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    de leurs entreprises20. Dautres taient des pons et paysans (labradores) qui travail-laient dans ces haciendas. Les obliger rsider ailleurs aurait des consquencesfunestes. Les domaines (estancias) se videraient de leurs habitants, la richesse dimi-nuerait, ainsi que le commerce du royaume. De plus, il ne sagissait pas de per-sonnes incultes, barbares ou ayant besoin dtre regroupes. Nombre dentre euxtaient vecinos de Santiago ou dautres cits, o ils possdaient leur maison, yavaient femme et enfants et o ils se rendaient plusieurs fois par an pour y vendreles produits de leur travail et le fruit de leurs rcoltes, acheter ce dont ils avaientbesoin et aller lglise, en particulier pendant le carme, la Semaine sainte oupour dautres ftes. Ainsi, ce nest pas parce que ces gens demeurent lacampagne quils vivent de manire rustique ou barbare, comme le pensent ceuxqui ne connaissent pas bien les choses . tant dj vecinos de localits existantes,leur transfert vers de nouveaux noyaux de peuplement entranerait la ruine despremires : De sorte que les anciennes cits et localits (ciudades y poblaciones) sevideraient pour en peupler dautres, nouvelles, alors quil fallut tant dannes etde travail pour quelles soient dans un tat convenable et acceptable, comme il enest pour tout ce qui est en ses commencements21. Mme sils demeurent lacampagne, les Espagnols du Chili sont disposs et assidus vivre chrtiennementet politiquement car, dans chaque district (partido) et bnfice (curato), il y anombre de chapelles, paroisses et sous-paroisses avec des confrries de diversesinvocations o ils se runissent continment 22. Par ses relations avec le mondeurbain et sa prsence lglise, cette population ne peut tre dite ce pointrustique et barbare quelle en arrive savilir (degenerar) , au point que cela ncessi-tt une rduction force23. Puisque, au Chili, il ny a pas dautre activit (ejercicioe inteligencia) que la vie agricole, les rductions ne sont ni utiles ni ncessaires :elles seraient au contraire la cause de graves problmes conomiques.

    La discussion engage dans le Chili du dbut du XVIIIe sicle illustre ltroiterelation qui tait tablie entre rduction des Indiens et rduction des Espagnols.Au fond, le dbat opposait les dfenseurs de lencomienda et ceux qui critiquaientcette institution, les propritaires avides de contrler la main-duvre et les terresindignes et ceux qui cherchaient leur protection. Selon le prsident Ustarrz,soutenu par les religieux, les Indiens navaient pas coutume de vivre regroupsdans des villages, ce qui justifiait de les placer sous lautorit dun encomendero,afin dassurer leur conversion24. La rduction des Indiens ntait pas utile, et celle

    20 - AGI, Chile 137, El presidente de la audiencia Ustarrz, 10 de noviembre de 1712 ,ff. 50r-59v.21 - AGI, Chile 137, ff. 54v-55r.22 - A Quilloa, par exemple, il y avait un couvent franciscain avec, proximit, quelquesmasures et constructions (ranchos y caseros) qui formaient une sorte de place et ser-vaient dchoppes des marchands (AGI, Chile 137, ff. 58r-58v).23 - AGI, Chile 137, f. 54r.24 - AGI, Chile 137, Cartas del presidente Ustarrz, 24 de diciembre de 1711 y 26 dediciembre de 1711 , ff. 4r-5r et 6r-7v ; AGI, Chile 137, Parecer de Joseph de la LastraBasauri, capellan mayor del ejrcito sobre la reduccion de indios a pueblos, Santiago, 5 1 3

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    des Espagnols ntait pas ncessaire. Les vques, qui avaient une opinion contraire,sappuyaient sur lexemple des Espagnols pour montrer tout lintrt quil y avait tablir des poblaciones pour les Indiens galement. Les arguments sur lencadre-ment des uns se mlaient aux arguments sur la rduction des autres, et tous conci-daient dire que les mesures prises dans un cas affecteraient celles envisagesdans lautre25. A Madrid galement, les deux problmes taient envisags dans lesmmes termes. Le fiscal du Conseil le dit ouvertement, lorsquil voque la possibi-lit dappliquer les dispositions sur les villages de rduction aussi bien aux Indiensquaux Espagnols26.

    Refusant les allgations des Pres provinciaux et du prsident de lAudience,le Conseil des Indes ritra, en 1716, son ordre de regrouper (reducir) aussi bienles Espagnols que les Indiens. Rien ne fut mis en uvre jusquen 1716, lorsquele prsident par intrim de lAudience, Joseph de Santiago Concha, ordonna leregroupement de la population espagnole de la valle de Quillota27. A lemplace-ment des maisons, masures, glise et couvent prexistants, il surimposa le tracdune ville, attribua des solares aux vecinos et assigna les espaces et parcelles pourla place, la maison du cabildo, la prison, lglise et le couvent. Les travaux furentimmdiatement interrompus la demande des encomenderos, dont les Indienstaient rquisitionns pour la construction. Les rues restrent peine traces, lesmaisons ne furent jamais leves et les prtendus vecinos continurent de vivredans leurs masures, situes pour la plupart au-del du trac de la ville.

    La ncessit de fonder des pueblos pour les Espagnols du Chili qui vivaientdisperss dans la campagne fut nouveau dbattue dans les annes 1730 et 1740,mais la justification ntait plus alors du tout la mme. Si les ecclsiastiques conti-nuaient dinvoquer la ncessit de regrouper ceux des Espagnols qui vivaient sans foi ni loi , le nouveau prsident de lAudience, Joseph Manso de Velasco,prsentait lentreprise comme lexpression de la volont des habitants (pobladores)eux-mmes, qui souhaitaient vivre dans des villages28. Ce souhait sexplique pourdes raisons videntes. Le prsident distribuait aux villageois des terres qui avaientt reues des Indiens ou qui leur avaient t achetes ou prises , ou quiappartenaient auparavant ceux qui avaient t rduits dans dautres villages. Lescampagnes de regroupement de la population saccompagnrent donc dun vaste

    4 de octubre de 1712 , ff. 16r-24r ; AGI, Chile 137, Parecer del provincial de SanFrancisco, 4 de octubre de 1712 , ff. 32r-34v ; AGI, Chile 137, Parecer de fray Alonsode Caso, maestro en sagrada teologa y prior provincial de San Agustn, 15 de octubre de1712 , ff. 36r-41r ; AGI, Chile 137, Informe de fray Joseph Dote, provincial de laMerced, 11 de septiembre de 1712 , ff. 42r-45v.25 - Voir S. L. SCHIAFFINO, Origen de las ciudades..., op. cit., pp. 50-54.26 - AGI, Chile 137, ff. 2v-3r.27 - AGI, Chile 137, f. 65v.28 - AGI, Chile 137, Cartas del presidente de la audiencia Joseph Manso deVelasco , 28-II-1739, ff. 137r-139r ; 30-X-1740, ff. 266r-269v ; 1-XII-1740, ff. 69r-72v ;1-IV-1743, ff. 89r-90v ; 23-X-1744, ff. 137r-139r ; 25-X-1744, ff. 210r-216v ; 25-X-1744,ff. 228r-233r ; S. L. SCHIAFFINO,Origen de las ciudades..., op. cit., pp. 41-42, note galementce changement.5 1 4

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    mouvement de redistribution des terres, qui permit ceux qui nen avaient pasdaccder la proprit ou tout au moins son usage29. On esprait de la sortetransformer ceux qui taient socialement et conomiquement des marginaux enpetits propritaires, respectueux de la loi et des commandements. Pour le cabildode Santiago, il sagissait dun nouvel pisode de la lutte permanente contre les ennemis de lintrieur (enemigos domsticos), voleurs et vagabonds. Cet aspect duprojet suscita cependant lopposition des propritaires dhaciendas, qui craignaientautant de perdre des terres que des travailleurs dpendants30 ; elle dclencha ga-lement celle des habitants, dont le transfert vers de nouveaux tablissements,pendant les annes 1740 et 1750, saccompagnait de mesures rpressives commelincendie des masures, ce qui obligeait leurs occupants (moradores) aller sinstal-ler ailleurs31.

    Les termes et les enjeux du dbat avaient donc radicalement chang denature au Chili : de la rduction force des Espagnols la formation volontairede villages afin daccrotre les bnfices des sujets comme le bien du royaume.Tel ntait pas le cas Madrid. En effet, alors quil tait vident que certainshabitants sollicitaient leur rduction et que lentreprise navait plus les mmesbuts quauparavant, le Conseil des Indes, encore dans les annes 1740, soulignaittoujours lintrt quil y avait regrouper les habitants pour lutter contre les viceset les dlits32. Se fondant sur les tentatives pour constituer des poblaciones destinesaux Indiens ou aux Espagnols, et sur ce qui, dans les rapports en provenance duChili, lui convenait, le Conseil insistait sur la richesse de ce royaume et sur son dplorable tat de misre et de dpeuplement33 . Demeurant dans la solitudede la campagne dans des huttes (chozas) de paille , ses habitants vivent endehors de la socit humaine, qui est au fondement de la flicit dont on peutjouir en cette vie , la plupart nont de chrtien que le nom, et cest la raison pourlaquelle les dlits restent impunis. Le Conseil associait la rduction des Indiens etdes Espagnols, dsignant cette fin une seule junta (commission) et indiquantquil convenait de prendre les mmesmesures pour soccuper des deux questions34.

    29 - P. CERDA-HEGERL, Fronteras del sur..., op. cit., pp. 71-72.30 - S. L. SCHIAFFINO, Origen de las ciudades..., op. cit., p. 236 ; RODOLFO URBINA BURGOS,La formacion del patrimonio territorial de las poblaciones chilenas delNorte Chico ,Revista chilena de historia del derecho, 11, 1985, pp. 405-429 ; S. L. SCHIAFFINO, Intentos deredistribucion de la propiedad de la tierra en Chile, en el siglo XVIII , Revista chilenade historia del derecho, 13, 1985, pp. 405-429.31 - ID., Origen de las ciudades..., op. cit., pp. 234-235.32 - AGI, Chile 137, Papel de Joseph de Carvajal y Lancaster, gobernador del Consejode Indias a Miguel de Villanueva, San Idelfonso, 18 de septiembre de 1743 ,ff. 141r-142r.33 - AGI, Chile 137, Consulta del 8 de enero de 1744 , ff. 155r-200v ; elle reprend,f. 157v, une partie de la Representacion del reino de Chile, s. d., sur la rduction des Indienset des Espagnols, entirement reproduite aux ff. 429r-442v.34 - La mme commission devait traiter les deux dossiers, augmente du provincial desjsuites lorsquelle soccupait de la rduction des Indiens (AGI, Chile 137, f. 194v). 5 1 5

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    A ses yeux, tant que la rduction ne serait pas ralise, le Chili continuerait dtrehabit (poblado) par des gens sans foi ni loi, vivant sous lemprise du pch etde lidoltrie35.

    Territoire de frontire et espace de colonisation tardive, on pourrait penserque le Chili constituait un cas part. Les autorits aussi bien locales que mtro-politaines taient obnubiles par le risque de pntration du territoire par despuissances trangres et le danger que pouvaient reprsenter les soulvementsindignes. La population flottante, indienne comme espagnole, y tait nombreuse,stigmatise comme mendiants et vagabonds36. Ceux qui taient tablis dpen-daient entirement de lagriculture, la diffrence dautres rgions du continent,et travaillaient de petites exploitations dont les titulaires taient classs commeEspagnols , alors que leur ascendance espagnole ntait pas toujours certaine ;en tout cas, la pauvret tait leur lot commun37. La quasi-disparition des Indienspourrait expliquer pourquoi des structures dencadrement, originellement imagi-nes pour la population native, furent destines galement aux Espagnols. Enoutre, le dbat sur la rduction des Indiens et des Espagnols tant contemporain,les curs de paroisses chargs des Indiens en vinrent avoir la charge dme desEspagnols, et des institutions devant servir lencadrement de la population nativefurent reprises pour ladministration des Espagnols38. Des voix slevaient gale-ment au Chili pour que les Indiens et les Espagnols fussent traits de la mmemanire39 :

    Le seul remde quil est vraiment indispensable de mettre en uvre pour obtenir leursujtion et rduction en villages consiste les considrer comme des tres rationnels [tratar-los como a racionales], comme sils appartenaient notre nation, les exemptant destributs [...], services personnels et autres charges, qui psent lourdement sur eux au titrede votre service royal, mais sans profit pour Votre Majest. En effet, quand ils compren-dront quils seront traits en toutes choses comme les Espagnols et mtis du royaume, ilsne feront aucune difficult pour se regrouper dans des villages [...]. Ils sont comme nous,des hommes, et ils ne se distinguent en rien, pas mme par la couleur, des Espagnols quipassent tout le jour au soleil et aux champs pour la garde des troupeaux et le travail dela terre. Et puisque, en Espagne, on nimpose pas plus ltranger qui rside que lesNaturels, quelle raison peut-il bien y avoir pour imposer aux pauvres Indiens sujets deVotre Majest des tributs et des travaux qui ne psent pas sur les Espagnols ? Les autresvassaux conquis sont normalement soumis aux mmes charges que les conqurants, comme

    35 - AGI, Chile 137, Vista fiscal, 10 de noviembre de 1743 , ff. 144r-148v.36 -MARIO GONGORA, Vagabundaje y sociedad fronteriza en Chile (siglos XVII a XIX) ,Cuadernos del Centro de Estudios Socioeconomicos, 4, 1966, pp. 1-41, ici pp. 5-9 et 27-29.37 - Ibid., p. 16 ; S. L. SCHIAFFINO, Origen de las ciudades..., op. cit., pp. 226-227, soutientque lon appelait Espagnols tous ceux qui ntaient ni Indiens ni esclaves, cest--dire aussi bien les Espagnols que les mtis.38 - AGI, Chile 137, Parecer del provincial de Santo Domingo, 25 de octubre de 1712 ,ff. 26r-30r.39 - AGI, Chile 137, Representacion..., op. cit., ff. 437r-442v.5 1 6

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    il en est en Europe. Pourquoi devrait-on, pour les misrables Indiens, faire exception ce principe dquit universelle40 ?

    Pour garantir la permanence des rductions, il convenait donc de confrer auxIndiens regroups les mmes privilges quaux pobladores espagnols, et faire deuxdes Indiens vecinos . Ils pourraient alors sinstaller dans les localits fondes pourles Espagnols ou demeurer dans leurs propres tablissements41.

    Autres exemples amricains

    Les remarques qui prcdent semblent expliquer pourquoi on appliquait aux Espa-gnols du Chili les mmes mesures quaux Indiens. Or, bien des indices invitent penser que de semblables dispositions taient prises dans dautres rgions ducontinent42. Le cas le plus clbre est celui de Puebla de los Angeles (Nouvelle-Espagne), fonde en 1531 pour accueillir les Espagnols vagabonds et faire deuxd utiles cultivateurs attachs la terre 43. Mais la volont de rformer le statutdes personnes et des territoires par linstallation force des errants et vagabonds(vagos et vagabundos) tait beaucoup plus gnrale. Bien dautres projets furentdbattus au cours des annes 1540, 1550 et 156044, et ceux qui refusaient de colla-borer ces entreprises pouvaient tre expulss, voire condamns des peines de

    40 - El remedio unico, que indispensablemente debe aplicarse para conseguir su suje-cion y reduccion a pueblos consiste en tratarlos en adelante, como a racionales, o comosi fueran de nuestra propia nacion, eximindolos de los tributos personales [...] y de lostrabajos personales, y otras cargas, que a ttulo de vuestro real servicio se les imponencon mucho gravamen suyo, y sin adelantamientos de los intereses de Vuestra Majestad.Pues una vez que lleguen a entender, que seran tratados en todo, y por todo como losdemas espanoles, y mestizos del reino, no se experimentara el menor embarazo en sureduccion a pueblos [...]. Hombres son como nosotros y en nada se distinguen, ni aunen el color de los espanoles que andan toda la vida al sol y a el agua en el pastoreo delganado, y en la labor de las tierras. Y a la verdad si no se carga en Espana con mayorespensiones al extranjero, que se avecinda, que a los propios naturales ; qumotivo racionalpuede haber para cargar a los pobres indios vasallos de Vuestra Majestad de tributosy trabajos que no se cargan a los espanoles? Los demas vasallos conquistados suelenregularmente llevar la misma carga que los conquistadores, como se practica en laEuropa. Pues por qu han de ser excepcion de esta equidad universal los indios mise-rables? (Ibid., ff. 440 r-v).41 - S. L. SCHIAFFINO, Origen de las ciudades..., op. cit., p. 57.42 -MAGNUS MORNER, La formacion de la reduccion y el dualismo indiano del sigloXVI , in Homenaje al doctor Ceferino Garzon Maceda, Cordoue, Universidad Nacional deCordoba, 1973, pp. 59-68, affirme que lobjectif damener ou de forcer la populationqui vivait disperse la campagne accepter une vie urbaine et stable valait pour lesindividus de quelque race que ce ft (p. 64).43 - NORMAN F. MARTIN, Los vagabundos en la Nueva Espana, siglo XVI, Mexico, EditorialJus, 1957, pp. 41-56.44 - Ibid., pp. 57-60. 5 1 7

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    travaux forcs45. Le cas de la Nouvelle-Espagne nest pas non plus unique. Dansles valles proches de la ville (ciudad) de Santo Domingo, vivaient en 1538 plusde cent Espagnols et six cents Noirs, Indiens et autres gens , dont le regroupe-ment tait ncessaire, selon les autorits locales46. La rduction des Espagnols quivivaient disperss dans les environs de la ville (villa) de Zaruma (audience deQuito) fut ordonne en 1593. Lobjectif tait de permettre une bonne administra-tion des sacrements et de la justice, et de sassurer que tous les Espagnols vivaienten rpublique (en forma de republica)47. Les provinces de Cumana et Guayana(Venezuela) comptaient galement au milieu du XVIIe sicle des Espagnols, desmultres, des Noirs, des zambos (mtis dIndiens et de Noirs) qui devaient treregroups48. Selon le rapport du gouverneur, ces individus taient disperss entoutes sortes de lieux dserts, sans secours spirituels ni glise ou cur [...], de sorteque certains navaient pas accompli leurs obligations lglise depuis quatre oucinq ans . Il convenait donc de les rduire dans des poblaciones pour quils viventcomme des chrtiens et selon les rgles de la rpublique avec leurs ministres dela justice [...] comme les autres lieux . Au XVIIIe sicle, au Guatemala, on obligeales Indiens ladinos [i. e. hispaniss], les mtis et les Espagnols qui vivaient prs deleurs fermes (ranchos), qui navaient pas lallure de village (sin figura de pueblo), se regrouper dans de vritables localits (poblaciones formales). On considrait eneffet que la vie en dehors dune communaut lgalement reconnue conduisait commettre toutes sortes d excs, vols, beuveries, bagarres, querelles et autresmauvaisets , et vivre en concubinage, de manire scandaleuse, de la fabrica-tion de leau-de-vie et sadonnant au jeu 49. Faute de cur et de juge pour corrigerou contenir ces dbordements, chacun vivait sa guise et sous lempire de sesagissements . Ces personnes avaient besoin dtre encadres, en tant qutres non soumis Dieu, lglise et au roi, et sans autre rgle que le caprice et ledsir 50. En 1792, le gouverneur de Salta (Ro de la Plata) envisageait de fonderune villa Centa, aux confins de Jujuy, pour ceux qui taient gars et dans untat de misre dans les autres villes de cette province ; ils pourraient y vivre enrpublique comme les autres citadins des domaines de notre souverain catholique,

    45 - Ibid., pp. 66-67 et 86. La lgislation contre les errants et vagabonds insistait toujourssur lobligation du travail et de la rsidence (voir, par exemple, Recopilacion de leyes delos Reynos de las Indias, Livre II, Titre 4).46 - AGI, Santo Domingo 868, L. 1, Cdula a la audiencia de la Espanola, 8 de abrilde 1538 , f. 125v.47 - AGI, Quito 209, L. 1, Cdula del 17 de octubre de 1593 al virrey del Peru paraque haga reducir en sitio conveniente a los espanoles que vivan diseminados por losalrededores de la villa de Zaruma , ff. 119r-119v, et la Real provision du 17 octobre1593, octroyant Zaruma le titre de villa (ID., f. 112v).48 - AGI, Santo Domingo 632, El gobernador Carlos de Sucre, 20 de abril de 1735 ,s. f.49 - JORGE LUJAN MUNOZ, Fundacion de villas de ladinos en Guatemala en el ultimotercio del siglo XVIII , Revista de Indias, 36, 145-146, 1976, pp. 51-81.50 - Ibid., pp. 64-71.5 1 8

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    observant les lois divines et humaines 51. Le projet dinstructions pour le bon gou-vernement des villages dIndiens de la province de Popayan (Nouvelle-Grenade),de 1793, pointait galement le danger quil y avait de maintenir une populationespagnole flottante. Lexprience amontr, y lit-on, que la sgrgation des Indiens,mtis et Espagnols est mauvaise, parce quelle permet aux Espagnols et mtis devivre librement, sans ordre ni police, ce qui tait pire encore que de les autoriser faire partie des mmes villages que les Indiens52.

    Sil y eut nombre de projets pour regrouper, avec plus ou moins de succs,les Espagnols, les mtis et les multres disperss en un seul et mme lieu (poblado),ils supposaient le plus souvent, comme pour les Indiens, le regroupement forcde plusieurs poblados, considrs comme trop petits pour permettre une vie reli-gieuse et civique digne de ce nom. Ce fut le cas, par exemple, dans la provincede Popayan o, dans la dcennie 1680, la plupart des villes se trouvaient dans untat dextrme dlabrement. Selon les rapports de lpoque, il y avait peine troisou quatre cahutes autour dune bien pauvre glise. Le nombre des vecinos tait sifaible quils finissaient par tre lus chaque anne pour exercer une charge muni-cipale. On en vint conseiller la suppression de quelques-unes de ces villes etdordonner aux vecinos daller sinstaller dans dautres localits53. Comme dans lecas des pueblos de indios, ces ordres rencontrrent lopposition plus ou moins vivede la population et durent tre appliqus en recourant la force. Dans les annes1600, par exemple, on ordonna plusieurs reprises lvacuation (despoblamiento)de la cte septentrionale dHispanola54. mis par Madrid, ces ordres avaient desfinalits militaires : vider, si besoin en usant de la contrainte, une rgion de sesoccupants espagnols qui pratiquaient un commerce de contrebande avec desnations ennemies. Le dplacement (repoblacion) forc de la population espagnoleintervint galement lorsque lon ordonnait des communauts entires de changerde sites doccupation. Dans la quasi-totalit des cas, on obligeait tous les vecinos passer de lancien au nouveau municipe55. En 1603, par exemple, les citadinsrsidents de Santa Mara de la Victoria (Mexique) qui refusrent dtre transfrs avec leur villa dplace furent menacs de lourdes peines, et lon pronona lasuppression et le dmantlement de leur ancien habitat56. Tous ces exemples

    51 - AGI, Estado 80, no 23, no 2, Carta del intendente gobernador y capitan general dela provincia de Salta Ramon Pizarro al ministro de estado , 4-VIII-1795, f. 1v ; AGI,Estado 80, no 23, no 2, La junta de real hacienda, Salta, 8 de diciembre de 1792,recogiendo la peticion de los nuevos pobladores , ff. 10r-18v.52 -M. MORNER, Las comunidades indgenas... , art. cit., pp. 79-80.53 - AGI, Quito 210, L. 5, Cedula al presidente de la audiencia de Quito para queinforme sobre la proposicion del gobernador de Popayan Jeronimo de Berrio de suprimiralgunas ciudades por tener poca poblacion, 16 de febrero de 1688 , ff. 243v-246r.54 - AGI, Santo Domingo 869, L. 5, ff. 11r-11v, 114r-115v, 180v et 192r-192v.55 - AGI, Santo Domingo 462, Expediente sobre la mudanza de la poblacion a la villanueva de Santa Clara de la villa vieja del Cayo, Cuba, 1690 .56 - ANA LUISA IZQUIERDO, El abandono de Santa Mara de la Victoria y la fundacion deSan Juan Bautista de Villahermosa, Mexico, UNAM, 1995. 5 1 9

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    montrent bien que le cas chilien nest pas unique et que ce ne sont pas seulementles circonstances locales qui permettent de rendre compte du phnomne.

    Expriences amricaine et castillane : un fondement commun

    Les plans et projets de rduction des Espagnols, mtis et multres taient tousguids par un mme principe : toute personne qui nappartenait pas une commu-naut lgalement reconnue tait considre comme suspecte. Ce caractre pou-vait tre dfini en termes religieux (superstitions et vices) ou civiques (crimes etdsordres), tre plus ou moins avr, plus ou moins exact, mais il tait toujoursrapport au fait quil sagissait de personnes libres , sans sujtion ni attacheslocales57 ; comme si ces personnes, parce quelles demeuraient en dehors des ta-blissements reconnus, chappaient aux codes sociaux, obissant seulement leurspropres lois . Et cette libert tait considre comme suspecte, mme pour lesindividus qui, linstar des agriculteurs chiliens, taient tablis demeure dans lacampagne et dont lactivit agricole tait indispensable lconomie locale. Danslimaginaire des contemporains, la non-appartenance une communaut reconnuefaisait deux des oisifs et des paresseux (ociosos y holgazanes). La terre tant abon-dante et le travail facile, cela ne produisait rien de bon : En raison de la facilitavec laquelle, dans toute la province, on obtient de quoi se nourrir, il y a beaucoupdoisifs et de paresseux qui vivent sans office ni bnfice, et qui inquitent, pertur-bent et causent les dlits qui sont commis dans les districts, ce qui fait quil ny apas de scurit dans les campagnes, et les hommes de cette qualit pullulent dansla rpublique et laffligent58. Et loisivet tait lorigine du vagabondage : pourle Conseil des Indes, les Espagnols du Chili qui vivaient dans des ranchos, hacien-das et fermes pouvaient tre qualifis derrants et sans domicile (gente vaga ysin reconocimiento de domicilio)59. Le prsident de lAudience tait du mme avis,qui indiquait quil convenait de fonder une poblacion, avec rsidence (vecindad)formelle, pour garantir lenracinement des personnes dans le territoire60. Ni laconstruction dglises ni la fondation de confrries ntaient suffisantes. Le cas leplus significatif est celui de San Joseph de Buena Vista qui, selon les dclarationsdes contemporains, disposait dun couvent entour de nombreux habitants, duneparoisse o tait rgulirement clbr le culte, et dune maison pour hberger leprsident de lAudience61. Cependant, on considrait ses habitants comme sus-pects : il leur manquait de vivre dans une vritable poblacion.

    57 - Voir la cdule royale de 1595, cite dans N. F. MARTIN, Los vagabundos..., op. cit.,p. 119.58 - AGI, Chile 137, Dictamen del oidor decano a la junta de poblacion , 1745,ff. 463v-464r.59 - AGI, Chile 137, f. 241r.60 - AGI, Chile 137, Decreto del presidente Joseph Manso de Velasco del 27 de marzode 1739 , ff. 92r-93v.61 - AGI, Chile 137, Carta del presidente de la audiencia Manso de Velasco del 2 denoviembre de 1744 , ff. 395r-397v.5 2 0

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    Il ressort de ceci que, au moins au Chili, tous les vagabonds ntaient pasncessairement des errants en perptuels dplacements dun lieu un autre. Silexistait bien une telle population flottante (les procs o lon accusait les journaliersde vagabondage en font foi), il est tout aussi assur que, parmi les vagabonds ,nombre dentre eux taient propritaires ou tenanciers de petites exploitationsagricoles62. Il sagissait de personnes tablies avec leur famille, disposant dunemaison et de champs, dont lunique crime tait de rsider hors dune communautlgalement reconnue. Moins que la mobilit, ctait donc leur statut indfini quiles caractrisait, du fait quelles chappaient au contrle des institutions politiques,religieuses et sociales. Peu importait que beaucoup partageassent cette vie et que,dans certaines rgions de lAmrique espagnole comme le Chili et lArgentine, ceft mme le mode de vie le plus commun63. Ce mode de vie tait considr commenuisible (nocivo). Et mme si les Espagnols jouissaient du droit de se dplacer,cette libert leur permettait seulement de changer de communaut ; il leur taittoujours interdit de vivre isols, en marge dune vie socialement organise64.

    Ce qui valait pour les Espagnols, valait galement pour les Indiens. Ceux-cijouissaient de la libert de mouvement (ce point est encore lobjet de discussions),mais on cherchait viter la multiplication des Indiens nappartenant aucunecollectivit65. Ceux qui passaient dun lieu lautre devaient appartenir ou bien leur communaut dorigine, ou bien la communaut daccueil, mais en aucuncas ils ne devaient rester sans attache locale66. Comme les Espagnols, les Indiensavaient peut-tre la libert de sinstaller (avecindarse) dans la localit qui leurconvienne , mais la condition que celle-ci une fois choisie, ils soient obligsde sy rendre et quils nen changent pas [...], car sinon ils nauront jamais dtablis-sement (dasiento) 67. Et, comme pour les Espagnols, les Indiens qui ntaientque des rsidents pouvaient tre considrs comme vagabonds sils navaient pasdappartenance communautaire. Ctait le cas des Indiens qui ne vivaient pas dansdes poblaciones de style espagnol, mais dautres partageaient le mme sort. En1636, par exemple, le corregidor de Quito se plaignait de ce que les Indiens quiabandonnaient leurs villages devenaient paresseux et voleurs, sadonnant loisi-vet et aux vices, et causant des dsordres, car ils ne payaient pas le tribut, nassis-taient pas au catchisme et ne travaillaient pas les champs. Ensuite, il accusait lescaciques, les gouverneurs et les curs des paroisses de les autoriser stablir dans

    62 -M. GONGORA, Vagabundaje y sociedad... , art. cit., pp. 27-28 (voir galementpp. 4-6 et 8-9).63 - ID., Vagabondage et socit pastorale en Amrique Latine (spcialement au ChiliCentral) , Annales ESC, 21-1, 1966, pp. 159-177, plus particulirement pp. 159 et 168 ;JULIA HIRSCHBERG, Transients in early colonial society: Puebla de Los Angeles, 1531-1560 , inR. L. GARNER etW. B. TAYLOR (d.), Iberian colonies, NewWorld societies. Essaysin memory of Charles Gibson, s.l., Private Printing, 1985, pp. 18-35.64 - T. HERZOG, Defining nations..., op. cit., pp. 28-29.65 - N. F. MARTIN, Los vagabundos..., op. cit., pp. 137-138.66 - B. GARCIA MARTINEZ, Los pueblos de la sierra..., op. cit., p. 265.67 - Parecer acerca de la necesidad que hay de juntar los indios de la provincia deTlaxcala que estan derramados... , ca 1570, cit dans J. SULLIVAN, Un dialogo sobrela congregacion... , art. cit., pp. 38-39. 5 2 1

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    les villages, pour quils sacquittent du stipendium (redevance ecclsiastique dontils taient en thorie exempts) et des autres charges68. Autrement dit, les Indiensquil considrait comme vagabonds, vicieux et criminels taient en ralit tablisdans des villages et payaient tribut. Dans dautres cas, comme celui des Pampasdu Ro de la Plata, dont on ne cessait de dnoncer la vie nomade, il est clair que,pendant toute la priode coloniale, ils formaient une population constitue degroupes tablis l o la prsence de pturages, deau et de bois rendait possibleleur subsistance. Ils constituaient mme parfois des noyaux de peuplement impor-tants69. Mais on les qualifiait de vagabonds , car leur communaut navait pas laforme adquate . Au contraire, les Indiens qui continuaient dagir commemembresde leur communaut dorigine taient tolrs, mme sils ny rsidaient pas, payant leur cacique leur part du tribut, versant une compensation montaire pour leservice de la mita quils neffectuaient pas et revenant au bourg pour les jours deftes et de marchs70.

    Le souci de faire en sorte que tous les Indiens appartinssent une commu-naut locale, et la transformation des indignes de sujets attachs leurs autoritstraditionnelles en individus dfinis par leur appartenance locale trouvent peut-treleur meilleure illustration dans le statut de lIndien forastero. Daprs lhistorio-graphie, les Indiens furent dabord classs daprs leur naissance et descendance71.

    68 - AGI, Quito, 32, no 33, Carta de Juan Vazquez de Acuna, corregidor de Quito y denaturales al rey del 4 de abril de 1636 . MARIA ELENA MARTINEZ, Space, orderand group identities in early colonial Mexico: The case of Puebla de los Angeles , inL. RONIGER et T. HERZOG (d.), The collective and the public in Latin America. Culturalidentities and political order, Brighton, Sussex Academic Press, 2000, pp. 13-36 (lauteur,aux pages 28-31, met en rapport le discours sur les vagabonds et linquitude quantau dveloppement du mtissage avec les changements conomiques qui multipliaientle nombre des travailleurs libres).69 - RAUL MANDRINI, Hacer historia indgena: el desafo a los historiadores , in ID. etC. D. PAZ (d.), Las fronteras hispanocriollas del mundo indgena latinoamericano en los siglosXVIII-XIX, un analisis comparativo, Tandil, UniversidadNacional del Centro de la Provinciade Buenos Aires, 2002 (CD-Rom).70 - THIERRY SAIGNES, Parcours forains : lenjeu des migrations internes dans les Andescoloniales , Cahiers des Amriques latines, 6, 1987, pp. 33-58, ici p. 33, et ID., Politiquesdu recensement dans les Andes coloniales : dcroissance tributaire ou mobilit indi-gne ? , Histoire, conomie, socit, 6, 4, 1987, pp. 435-464, ici p. 439.71 - KAREN SPALDING, Social climbers: Changing patterns of mobility among theIndians of Colonial Peru , Hispanic American historical Review, 50, 4, 1990, pp. 645-664 ;KAREN POWERS VIEIRA, Prendas con pies. Migraciones indgenas y supervivencia cultural enla audiencia de Quito, Quito, Editorial Abya-Yala, 1994, pp. 303, 305-306, 311-312 et 333 ;NICOLAS SANCHEZ ALBORNOZ, Una dicotoma indgena: originarios y forasteros en elAlto Peru , Ibero-Americana Pragensia, 10, 1976, pp. 87-110 ; JEFFREY A. COLE, Vice-regal persistence versus Indian mobility: The impact of the Duque de la Palatas reformprogram on Alto Peru, 1681-1692 , Latin American research Review, 19, 1, 1984, pp. 37-56, surtout pp. 40-41 ; DAVID J. ROBINSON, Indian migration in eighteenth centuryYucatan: The open nature of the closed corporate community , inD. J. ROBINSON (d.),Studies in Spanish American population history, Boulder, Westview Press, 1981, pp. 149-173, ici p. 151 ; ANN WIGHTMAN, Indigenous migration and social change: The forasteros ofCuzco, 1570-1720, Durham, Duke University Press, 1990 ; SARAH CHAMBERS, From sub-jects to citizens. Honor, gender and politics in Arequipa Peru, 1780-1855, University Park,Pennsylvania State University Press, 1999, pp. 67-70 ; JACQUES POLONI-SIMARD, La5 2 2

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    Cette classification dterminait leurs obligations fiscales, tablissait leur sujtionpolitique (dans les Andes lgard du cacique) et fondait leur statut de naturel(natural). Avec lacclration des phnomnes migratoires, apparut la figure delIndien forastero, demeurant dans les communauts indiennes aussi bien quespa-gnoles. Au dpart, le forastero tait un Indien venu dailleurs. Il sagissait dunmigrant qui, parce quil continuait dappartenir en thorie sa communaut dori-gine, ne jouissait daucun privilge mais ntait soumis aucune obligation dansla communaut darrive. Au fil du temps, le phnomne du forastrisme se dve-loppa (les forasteros devenant la majorit et les originarios, la minorit) ; un statutfiscal fut reconnu aux forasteros (exemption de la mita et montant infrieur dutribut), enmarge des structures collectives existantes. A partir de la fin du XVIIe sicle,on considra quils devaient former de nouvelles communauts, maintenant quilstaient chasss, ou quils pouvaient devenir naturels (naturalizarse) dans leurnouveau domicile. Pour les autorits espagnoles et indiennes, rsider dans la pobla-cion plus de dix ans, disposer du droit dusage des terres collectives, exercer descharges communautaires, possder une maison, tre lgitimement mari dans lajuridiction avec une Indienne originaria, tre inscrit sur les listes de tributairesdu lieu, tout cela devait permettre ces Indiens dtre considrs comme desmembres de la communaut locale, parce quils avaient rompu les liens qui lesunissaient leur communaut et leur cacique dorigine. Avec la naturalisationdes forasteros dans la communaut daccueil, la distinction entre Indiens originaireset Indiens forains, qui continuait dtre en vigueur (ces statuts juridico-fiscaux setransmettaient), devint de fait une distinction fonde non sur lorigine, mais surla condition de chacun. Ce quil fallait estimer, ctait le degr dinsertion dans lacommunaut locale, en distinguant les immigrants anciens et permanents desmigrants temporaires ou rcents. Alors que les premiers devenaient membres dela communaut (avec un droit daccs la terre collective), les seconds taient lesvritables trangers ; alors que les premiers peuvent tre assimils, en droits et enobligations, des vecinos, les seconds taient considrs comme des personnesdracines et fugitives qui, en raison de leur qualit derrants et de vagabonds,cherchaient chapper leurs obligations collectives et fiscales. A la fin de ceprocessus (vers le milieu du XVIIIe sicle), les originarios ntaient plus les descen-dants des Indiens dsigns comme tels au sicle prcdent, ni les forasteros nces-sairement des forains. La majorit de ces derniers regroupait les plus pauvres quine disposaient pas des terres suffisantes pour payer le montant du tribut correspon-dant leur catgorie fiscale. En consquence, ils taient reclasss comme forasteros.Leur ascendance, comme dans les cas des forasteros devenus originarios, navaitplus grande importance. Le critre de diffrenciation entre les Indiens ntait plusethnique ou seulement gographique, mais bien social et conomique72.

    mosaque indienne. Mobilit, stratification sociale et mtissage dans le corregimiento de Cuenca(quateur) du XVI e au XVIII e sicle, Paris, ditions de lEHESS, 2000, pp. 153-164 et 340-346 ; Voir galement T. HERZOG, Defining nations..., op. cit., pp. 61-62.72 - NATHAN WACHTEL, Le retour des anctres. Les Indiens Urus de Bolivie, XXe-XVI e sicle.Essai dhistoire rgressive, Paris, Gallimard, 1990, pp. 508-518. 5 2 3

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    La constance avec laquelle les autorits monarchiques ont cherch inscrireles individus dans une communaut locale et les y attacher sexplique par limpor-tance accorde linstitution communaut dans la constitution de la socit lpoque moderne. Tout au long de cette priode, la tolrance lgard de ceuxqui vivaient dans des lieux isols (caseros) avec leurs biens lentour situationcourante en Espagne et en Europe pendant le haut Moyen Age est alle same-nuisant. Cette attitude refltait des changements dmographiques, sociaux, cono-miques et politiques lorigine dun processus graduel (appel incastellamento ouencellulement) qui tendit dans toute lEurope, partir des Xe-XIe sicles, regrou-per en villages les paysans qui vivaient auparavant au sein dexploitations familialesdisperses73. Ce processus, promu par les propritaires de grands domaines, aussibien lacs quecclsiastiques, permit lapparition de nouveaux pouvoirs et la redis-tribution de lexercice des fonctions publiques74. La rorganisation sociale impli-quait galement un nouvel ordre dans les campagnes. Le phnomne saccompagnade leur humanisation progressive, en lien avec lextension de lespace cultiv auxdpens des espaces forestiers. Au cours de cette priode, la lutte pour dominer lanature, qui isolait auparavant les groupes humains, sintensifia, et lopposition entreager et saltus, qui englobait tout ce que lhomme ne savait ni ne pouvait dominer,tendit tre plus marque.

    En Castille, partir de la Reconquista et surtout avec la progressive cons-truction de ltat monarchique (Xe-XVe sicle), on assiste un processus de concen-tration, par lequel certains noyaux de peuplement se transformrent en villages(aldeas) qui servirent dinstruments rgulateurs de la vie sociale, conomique etpolitique75. Une consquence et non des moindres fut linscription physiqueet sociale des hommes, qui ntaient plus seulement dfinis par lappartenance une famille et une parentle, mais en rfrence galement une communaut76.

    73 - SUSAN REYNOLDS, Kingdoms and communities in Western Europe 900-1300, Oxford,Clarendon Press, 1984 ; ROBERT FOSSIER, Hommes et villages dOccident au Moyen Age,Paris, Publications de la Sorbonne, 1992, pp. 371-376, et ID., Enfance de lEurope. Aspectsconomiques et sociaux, vol. 1, Lhomme et son espace, Paris, PUF, 1982.74 - PIERRE TOUBERT, Les structures du Latium mdival. Le Latium mridional et la Sabinedu Xe sicle la fin du XII e sicle, Rome, cole franaise de Rome, 1973 ; TIENNE HUBERT, Lincastellamento en Italie centrale. Pouvoirs, territoire et peuplement dans la valle duTurano au Moyen Age, Rome, cole franaise de Rome, 2002.75 - JOS ANGEL GARCIA DE CORTAZAR, Las formas de organizacion social del espaciodel Valle del Duero en la alta Edad Media: de la espontaneidad al control feudal ,PASCUAL MARTINEZ SOPENA, Repoblaciones interiores, villas nuevas de los siglos XII yXIII , et ANGEL BARRIOS GARCIA, Poder y espacio social: reajustes del poblamientoy reordenacion del espacio extremadureno en los siglos XIII-XV , in Despoblacion y coloni-zacion del Valle del Duero, siglos VIII-XX, IV Congreso de Estudios Medievales, Avila, FundacionSanchez Albornoz, 1995, respectivement pp. 11-44, 163-187 et 225-276.76 - ADELINE RUCQUOI, Valladolid, del consejo a la comunidad , inE. SAZ, C. SEGURAGRAINO et M. CANTERA MONTENEGRO (d.), La ciudad hispanica durante los siglos XIII alXVI (Actas del coloquio celebrado en La Rabida y Sevilla del 14 al 19 de septiembre 1981),Madrid, Universidad Complutense, 1985, pp. 745-772.5 2 4

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    Cest sur la base de ces units prexistantes que les royaumes et les tats se sontdifis. Pendant le basMoyen Age et lpoquemoderne, ils se dfinissent commelagrgation de toutes les communauts sises dans leur juridiction. La nature decet tat et de ce royaume sexprimait pendant les runions des Corts, assemblesdes villes cabeceras du royaume. Elle sexprimait galement lorsquil sagissait dedfinir les personnes qui jouissaient de privilges lintrieur de la juridiction. Alpoque moderne, cette appartenance tait dfinie par la vecindad : ctait parlinsertion dans une communaut locale que les personnes devenaient des naturels(naturales) du royaume et, ainsi, membres de sa communaut ; leur dracinementfaisait delles, au contraire, des trangers77.

    Repeupler et remettre en valeur la Castille

    Cest donc la constitution politique de la socit qui tait en jeu : toute personne,quelle ft espagnole ou indienne, devait appartenir une communaut locale. Lerefus de se fixer dans une communaut lgalement reconnue tait alors considrcomme labandon, presque dlictueux, du territoire. Le dbat, en Espagne, sur lancessit, voire lobligation de repeupler (repoblar) le pays en fait foi ; entampendant le Moyen Age, il fut particulirement vif la fin du XVIe sicle et pendantles deux sicles qui suivirent. La dpopulation et le dclin de lagriculture furentprsents comme les deux principales causes du retard culturel, conomique etsocial du pays78. Lexistence de lieux en dsert dserts et abandonns ,et appels despoblados, tait lexemple manifeste des maux quil sagissait de rfor-mer. Auparavant utiles (cest--dire productifs du point de vue agricole) et quipouvaient le redevenir, ces lieux ne ltaient plus, et ctait la raison pour laquelleabondaient, par tout le royaume, les errants, les pauvres et les vagabonds : Biendes lieux sont dpeupls et dsols (despoblados y perdidos), au nombre de cinquanteet soixante dans certaines provinces, les temples, en ruines, les maisons, croules,les biens, dlaisss, les terres, non cultives, [et] les vassaux qui les habitaient vontpar les chemins avec femme et enfants, se dplaant dun lieu lautre, cherchant des

    77 - Les gitans furent ainsi assimils des trangers (cf. T. HERZOG, Defining nations...,op. cit., pp. 132-133). Voir galement ENGIN F. ISIN, Being political. Genealogies of citizen-ship, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2002, pp. 166-167.78 - THOMAS KENNETH NIEHAUS, Population problems and land use in the writing ofthe Spanish arbitristas: Social and economic thinkers, 1600-1650 , Ph. D., Universityof Texas at Austin, 1976 ; M. MARTIN RODRIGUEZ, Pensamiento economico espanol sobrela poblacion, Madrid, Piramide, 1984 ; JUAN HELGUERA QUIJADA, Los despoblados y lapoltica de colonizacion del reformismo ilustrado en la cuenca del Duero , in Despobla-cion y colonizacion del Valle del Duero..., op. cit., pp. 375-411 ; GASPAR MELCHOR DEJOVELLANOS, Informe de la Sociedad Economica de esta corte al Real y Supremo Consejo deCastilla en el expediente de ley agraria, Madrid, Imprenta de Sancha, [1795] 2003, pp. 12-17. Voir galement Villages dserts et histoire conomique du XI e au XVIII e sicle, Paris,SEVPEN, 1965, et JEAN-MARIE PESEZ et EMMANUEL LE ROY LADURIE, Les villagesdserts en France : vue densemble , Annales ESC, 20-2, 1965, pp. 257-290. 5 2 5

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    secours, se nourrissant dherbes et de racines pour se sustenter79. Pour remdier cette situation il fallait, avant toute chose, sassurer quil tait possible de rtablirces espaces de production agricole et de reproduction sociale et politique dans leurtat originel. Tous les projets, propositions et opinions, qui appelaient de leursvux le repeuplement du pays, et tout particulirement des dserts, considraientcela comme un devoir. Nombreux pendant toute lpoque moderne, et particuli-rement pendant la seconde moiti du XVIIIe sicle, ces projets expliquent que tousceux qui dtenaient un site dsert (despoblado) devaient tre contraints de lesrepeupler et, dans le cas contraire, accepter quun autre le fasse leur place. Etceux qui taient disposs mener bien cette entreprise devaient bnficierdavantages conomiques, fiscaux et administratifs. La premire dentre ces faci-lits tait la dispense de licence royale, puisquil suffisait dobtenir laccord desjuntas locales, nommes cet effet ; celles-ci pouvaient autoriser la cration denouveaux tablissements selon des procdures sommaires et octroyer une aidefinancire pour le cot des oprations80.

    La remise en valeur des despoblados fut lorigine de nombreux conflits, enparticulier dans la seconde moiti du XVIIIe sicle81. Ceux qui cherchaient accder la terre prsentaient des projets, et ceux qui possdaient ces dserts sy oppo-saient, mettant en avant leurs droits de proprit ou dusage. Les conseils munici-paux dont dpendaient ces lieux en dsert dfendaient galement leurs intrts,faisant valoir la diminution de leur juridiction et les droits des vecinos sur les terres,fruits et arbres dusage commun. Souvent, les projets de repeuplement dbou-chaient sur dinterminables querelles. La question centrale portait sur la qualifi-cation dune terre comme dpeuple, dserte (despoblada), et la discussion sur lancessit du repeuplement et de la remise en valeur. Ainsi, les entreprises ralisespendant cette priode sont des sources dinformation privilgies pour savoir cequtaient les despoblados et pour connatre la place tenue par les communautsdans la dfinition des statuts des personnes et la construction de ltat.

    En 1784, quelques vecinos des environs de Ciudad Rodrigo demandrent la junta locale lautorisation doccuper et de mettre en culture le lieu-dit MartnHernando, proprit du marquis de Algarinejo82. Selon leurs dires, il sagissait dunsecteur proche de la ville, qui servait seulement de terrain de pacage mais quiltait possible de cultiver. Dans le diocse, quelque cent cinquante despoblados,

    79 -MATEO DE LISON Y BIEZMA, Discurso y apuntamientos de don Mateo de Lison yBiezma (1621), cit dans BIENVENIDO GARCIA MARTIN, El proceso historico de despobla-miento en la provincia de Salamanca, Salamanque, Ediciones Universidad de Salamanca,1982, p. 74.80 - B. GARCIA MARTIN, El proceso historico de despoblamiento..., op. cit., pp. 89-91.81 - VICENTE PALACIO ATARD, Las nuevas poblaciones andaluzas de Carlos III: los espa-noles de la ilustracion, Cordoue, Publicaciones del Monte de Piedad y Caja de Ahorros,1989 ; JORDI OLIVERAS SMITIER, Nuevas poblaciones en la Espana de la ilustracion, Barce-lone, Fundacion Caja de Arquitectos, 1998, et les actes des divers Congresos historicossobre Nuevas Poblaciones, tenus partir de 1983.82 -Madrid, Archivo Historico Nacional [AHN], Consejos 4057, Su peticion al juez derepoblacion de 1784 , ff. 1r-4r.5 2 6

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    auparavant cultivs et productifs, taient dsormais incultes et abandonns aubtail, et servaient de repaire des animaux nuisibles. Leur repeuplement seraitsource de bnfices pour le roi et de bienfaits pour ltat, et serait favorable lagriculture. Fuente Roble de Abajo, un autre despoblado de la juridiction, avaitt roccup et remis en valeur depuis peu et, en quelques annes, il tait devenuun vritable jardin aux fruits abondants . Les autorits de Ciudad Rodrigo appor-trent leur soutien la requte ; le marquis sy opposa. Faisant valoir ses droits, ilsouhaitait rester libre daffermer sa terre qui il le voulait et ne pas tre contraintdaccueillir des gens pauvres et incapables de payer quelque loyer que ce ft.Invoquant une traditionnelle discussion sur les avantages de llevage par rapport lagriculture, le marquis allgua que lutilisation de ce pturage pour la nourriturede ses btes et de celles de ses fermiers, tait tout aussi importante et utile ltatque lusage agricole83.

    Si les deux parties taient daccord pour dfinir un despolado comme un lieuo il y avait eu auparavant un village (pueblo), avec des vecinos et un conseil, ilsdivergeaient sur le point de savoir si Martn Hernando correspondait cette dfini-tion. Selon lavocat de la municipalit de Ciudad Rodrigo, on y trouvait une oudeux maisons, que le garde des montagnes occupait, preuve quil y avait bien euauparavant une poblacion84. Les archives municipales dmontraient que, entre 1599et 1706, sy trouvaient des feux de vecinos, mais que, en 1749, le pturage avait tclass comme lieu dsert (lugar despoblado)85. Bien plus, selon le tmoignagedu cur, une tradition rapportait que Martn Hernando avait t le chef-lieu dubnfice et sige de lglise paroissiale . Cependant, le mandataire du marquisinsistait sur le fait que Martn Hernando avait toujours t un terrain de pacage :

    Au dbut du XII e sicle, le pturage fut achet, avec le nom quil porte et sans quil nyet quelque poblacion, par Garca Lopez de Chavez, de la maison de mon mandant,entre les mains de laquelle il sest conserv depuis cette poque et en lgitime hritagejusqu lactuel marquis, sans que, depuis cette poque, il nait perdu son aspect, sa natureet sa constitution de pturage et sans quil ny ait eu jamais plus de deux maisons sesconfins, lune lorient, lautre au ponant, qui ont toujours servi dabri aux gardes etaux leveurs, de sorte que ctaient des cabanes (cabanas) et non des maisons dhabitation(casas de poblacion)86.

    83 - Ctait une rponse aux critiques formules par de nombreuses personnes contrele pturage et la Mesta ; voir G. M. DE JOVELLANOS, Informe de la Sociedad..., op. cit.,pp. 14-17 et 41-50. Pour dautres exemples de cette tension, se reporter JOS LUISPEREIRA IGLESIAS, Extremenos y trashumantes: historia de un desencuentro , CronicaNova, 26, 1999, pp. 261-300 ; CARLOS MANUEL VERA YAGUE, Territorio y poblacion enMadrid y su tierra en la baja Edad Media. La senorializacion del espacio madrileno y larepoblacion concejil antisenorial en los siglos XIV a XVI, Madrid, Asociacion Cultural Al-Mudayna, 1999, p. 62 ; RAFAEL TORRES SANCHEZ, Ciudad y poblacion. El desarrollo demo-grafico de Cartagena durante la edad moderna, Cartagena, Ayuntamiento de Cartagena,1998, p. 91.84 - AHN, Consejos 4057, ff. 22r-26v.85 - AHN, Consejos 4057, ff. 51r-51v.86 - AHN, Consejos 4057, f. 45v. 5 2 7

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    Prsenter Martn Hernando comme un despoblado tait une erreur :

    Cest de manire abusive et par corruption quon parle dune faon extensive de despobla-cion son gard, pour le distinguer des autres lieux qui ont une poblacion, et par une sortedidiotisme propre cette rgion, selon lequel on appelle vulgairement et familirementdespoblados les enclos pour le btail (vaqueriles), cabanes et champs (labranzas),dsigns sous le nom de fermes (cortijos) dans les quatre royaumes dAndalousie, maiscet abus et cet usage corrompu nest pas une preuve suffisante pour considrer que MartnHernando est un despoblado au sens strict du terme, qui est celui dont usent les dcretsdu Conseil [...]87.

    Pendant que les parties au conflit se querellaient pour savoir si MartnHernando avait t peupl ou non, les habitants et le mandataire du marquisse mirent daccord sur le fait quun despoblado ntait pas ncessairement un lieuinoccup (desierto), sans culture ni cultivateurs. Ce qui diffrenciait un poblado dundespoblado ntait pas son abandon conomique ou labsence de prsence humaine,mais celle dune communaut formelle. Ainsi, tous les lieux-dits appels vaque-riles, cabanas, labranzas ou cortijos pouvaient tre classs comme despoblados etconsidrs comme des lieux qui avaient besoin dtre rforms. Ctait comme sile travail agricole ne suffisait pas lui seul pour faire de ces lieux des espaces utiles la socit. Ce qui confrait de la valeur la terre, ctait la concentration humaine,formellement constitue.

    Terre ou dsert : le critre de la communaut

    Si le dpeuplement ne correspondait pas ncessairement labandon trompeurde la terre, cela signifie que la diffrence entre un poblado et un despoblado ntaitpas toujours claire ni vidente. La rponse la plus simple consistait considrercomme peupl (poblado) tout lieu o des personnes rsidaient de manirepermanente en communaut. Mais les dbats sur le repeuplement de lEspagneau XVIIIe sicle firent apparatre que des personnes demeuraient dans des despobla-dos de manire permanente, travaillaient la terre et levaient du btail. Elles pou-vaient porter le titre de vecinos, y possder leur maison, raliser des processions, etle lieu pouvait comporter une glise ou un monastre et avoir le statut de bnficeecclsiastique, avec un cur demeure88. Nombreux taient les despoblados qui

    87 - AHN, Consejos 4057, f. 47r. De semblables arguments furent avancs pour prouverque le pturage Villa de San Martn ntait pas un despoblado (AHN, Consejos 4090).88 - Valladolid, Archivo de la Real Chancillera de Valladolid [ARCV], Prez Alonso(Olvidados), 415/1, mentionne que Miguel de Jesus Mara Ochoa tait cur propio dudespoblado de la villa de Castronuevo (Avila), o il y avait une glise en 1768. ARCV,Prez Alonso (Olvidados), 1247/11, rapporte un diffrend sur un bnfice vacant dans ledespoblado de San Pedro de Villalonga (Leon) en 1776. Daprs ARCV, Alonso Rodrguez(Deposito), 0642/2, il y avait dans le despoblado de Duruelo un couvent de carmlites5 2 8

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    payaient limpt89 ; certains disposaient mme de juges90. Des alcaldes de des-poblados recevaient des enchres pour la ferme de lapprovisionnement du lieu etassuraient certaines responsabilits administratives, comme vrifier que les vecinosdes villages voisins ne sappropriaient pas les ressources locales, tels les bois et lespturages. Ils autorisaient des taverniers sinstaller dans le lieu lors des ftes etpunissaient ceux qui commettaient des dlits dans la juridiction.

    La prsence dalcaldes dans les despoblados ntait pas seulement possible,elle tait mme ncessaire, selon daucuns. Telle tait lopinion du corregidordOlmedo, qui nomma en 1675 un alcalde ordinaire dans le despoblado de Moya,car il est bon quil y ait une personne qui administre la justice , pour les affairesciviles comme pour les affaires criminelles91. Dans dautres cas, ceux qui vivaientdans un despoblado exigeaient que lalcalde mayor nomm prte serment etrside dans le lieu, pour exercer son autorit dans toutes les affaires sy drou-lant 92. Peu importait que les personnes rsidant dans le despoblado fussent peunombreuses, et les maisons rares et frustes. Il importait bien davantage que lajustice fut rendue vite et bien. Lexprience montre tout le besoin qui en est[de la rsidence dun juge], pour que les occupants (moradores) de ce lieu nenviennent connatre ce qui est arriv au fermier Joseph Prez qui, ayant tgravement bless, justice na pu tre rendue. Disposer dun juge demeuretait essentiel pour dfendre les intrts et veiller la tranquillit des rsidents(moradores) et des voyageurs, et pour maintenir la socit civile .

    La combinaison de toutes ces circonstances pouvait aboutir des situationscomme celle du despoblado de Espinalber (Catalogne) o, comme on lexpliquaiten 1790, le village (pueblo) tait un despoblado qui disposait de sa propre juridic-tion93. On y comptait onze maisons rustiques et sept chaumires distantes les unesdes autres, avec leurs vecinos, tous pauvres paysans qui vivaient de leur travail. Ilspayaient limpt royal, que recouvrait le regidor, et les droits seigneuriaux. Le

    dchausses, o la messe tait clbre et des processions organises. Voir B. GARCIAMARTIN, El proceso historico de despoblamiento..., op. cit., pp. 91-92.89 - Selon ARCV, Alonso Rodrguez (Deposito), 0642/2, le despoblado de Duruelo taitassujetti lalcabala, aux droits de cientos et de fiel medidor, au servicio real, aux tercias,au logement des gens de guerre et aux milices.90 - Au cours des XVIIe et XVIIIe sicles, le comte de Salvatierra, par exemple, nomma denombreuses reprises des juges ordinaires Duruelo (Avila) : ARCV, Alonso Rodrguez(Deposito), 0642/2.91 - ARCV, Prez Alonso (Fenecidos), 3225/3, Nombramiento despachado por el corre-gidor Juan Antonio Ortiz el 18 de marzo de 1675 , ARCV, Prez Alonso (Olvidados),680/2, signale galement lexistence dun alcalde mayor dans le despoblado de la Navillaen 1792, en fonction depuis au moins 1783.92 - ARCV, Alonso Rodrguez (Olvidados), 1019/5 (province de Zamora, 1788).93 -Madrid, Biblioteca del Palacio Real [BPR], Noticias que da la justicia del despo-blado de Espinalver en el principado de Cataluna corregimiento de Manresa y partidode Verga a las preguntas del senor don Francisco de Zamora real oidor de Barcelonapor medio de Mauricio Pujol y Antonio Casals labradores del dicho trmino a este finnombrados por el ayuntamiento , dat du 10 juin 1790 et insr dans Pueblos deCataluna , ms. II/1680, ff. 1r-5v. 5 2 9

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    village disposait dune glise paroissiale, depuis des temps immmoriaux , avecun cur et un ermitage consacr Notre-Dame, avec quelques reliques de saints.Il ny avait pas de terres collectives, mais seulement des terres en friche que lesparticuliers utilisaient pour faire patre leurs btes ou louaient quelques fermiers.La justice ordinaire tait rendue par lalcalde mayor de Verga et un regidor, confor-mment un dit royal. Espinalber ne disposait pas de rglements, de privilgeou de charte de fondation (carta de poblacion)94.

    Alors quun despoblado pouvait avoir tous les attributs dune communaut,une communaut pouvait ressembler un despoblado. Ctait le cas par exempledes villes de la province de Popayan, mentionn plus haut, o vivaient peinequelques personnes. Aussi le gouverneur et lvque proposrent de dissoudre cescommunauts, squelettes sans chair95. De mme, Londres (Ro de la Plata) taitune ciudad fantme : fonde plusieurs reprises aux XVIe et XVIIe sicles sous diff-rents noms, elle ne fut jamais ni peuple ni occupe (poblada ni habitada).Aucun Espagnol ny rsidait de manire permanente et le lieu ne disposa jamaisde constructions durables. Cependant, ses vecinos ne cessrent jamais de sy runirannuellement pour lire leurs autorits :

    La ville de Londres nest pas ce que le terme pourrait laisser penser, car il y a bienlongtemps quelle nen conserve que le nom, et par la fantaisie aussi de ceux qui, le jourde lan, sy rendent depuis La Rioja, les uns parce quils sappellent ou furent quelquetemps vecinos de Londres, les autres en tant quencomenderos de quelques rductionsqui y furent tablies, dautres enfin du cabildo de ladite ville de La Rioja, qui lonttoujours tenue pour leur colonie, pour y lire leurs alcaldes et autres officiers municipaux,sy rendant ensemble pour cette lection96.

    Totalement inhabite (despoblada), toutes les tentatives pour la repeupler chourent si bien que, sur le site de la ville, on ne trouvait quun arbre sous lequelon rendait la justice (un belombra), et une vigne, quun vecino cultivait avec quatreou six Indiens97.

    Ce qui manquait un despoblado, mais dont taient pourvues les villes fan-tmes, ctait une communaut formellement institue. Un despoblado pouvait biencompter des habitants demeure, se consacrant lagriculture et llevage, payantleurs impts et gouverns par des autorits civiles et ecclsiastiques ; sil lui man-quait les rglements, des privilges, une charte de fondation, il ntait pas un vraivillage, un pueblo. A linverse, les villes fantmes disposaient de ces titres, mais

    94 - Ibid., rponses aux questions 1, 2, 14, 17, 18, 19, 21, 22, 24, 26, 31,33, 34, 52, 54-7,81, 84, 86, 88, 98, 107, 115 et 117.95 - AGI, Quito 215, no 3, f. 213v.96 - AGI, Charcas 23, 7r, 71v, Expediente sobre la mudanza de la ciudad de San Juande Vera, valle de Londres (Tucuman) a Catamarca , 30 novembre 1679-27 septembre1681, no 1, f. 1v : Carta de Bartolom Gonzalez Poveda, presidente de la audiencia deCharcas de 30 de noviembre de 1679 .97 - ALAIN MUSSET, Villes nomades du Nouveau Monde, Paris, ditions de lEHESS, 2002,pp. 271-273.5 3 0

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    taient dpourvues dhabitants. Cest l toute la diffrence qui existait entre unecommunaut de fait et une communaut de droit.

    Pour distinguer un poblado dun despoblado, il nest pas pertinent de consi-drer un ensemble de critres dont il suffirait dtablir la prsence ou labsence ;cette distinction ne recouvre ni lopposition entre ville et campagne98 ni celleentre urbain et rural ou civilis et rustique, comme beaucoup lassument. Ellecorrespond une diffrentiation, parfois simplement formelle et imaginaire, entrecommunaut et dsert ou, pour le dire dune autre manire, entre les personnesqui vivaient en communaut et celles qui vivaient isoles99. Pour quun lieu ftconsidr non peupl (despoblado), il fallait ou quil ne ft pas habit (habitado)ou que les personnes qui y demeuraient nappartinssent aucune communautreconnue (ou nagissent pas comme si elles appartenaient une communaut).Cest--dire quil fallait non seulement savoir si des individus y rsidaient, maisencore qui ils taient et comment ils taient considrs. En dautres termes, poursavoir si ceux qui habitaient la campagne taient des gens de bien ou desindividus suspects, il ne suffisait pas de savoir o ils vivaient, mais il fallait connatreleur qualit. Les vecinos dune ville (ciudad ou villa) qui travaillaient la terre taientgens de bien ; ceux qui taient tablis en campagne sans relever dune communautne ltaient pas100.

    Sagissant dun espace situ hors le cadre dune communaut lgalementreconnue, ce qui ne veut pas dire ncessairement hors de sa juridiction, le despo-blado tait considr comme un lieu dangereux, car ceux qui sy taient tablisnappartenaient pas ou nagissaient pas comme sils appartenaient la commu-naut. En raison de labsence de rgles et dautorits demeure, les despobladosfaisaient lobjet dun traitement particulier. Y commettre un crime tait un facteuraggravant, et la Santa Hermandad, tribunal charg tout spcialement de les surveil-ler, disposait dune large autonomie daction qui lui permettait, entre autres, deprononcer des sentences rapides et relativement svres101. Lieux particulirementdifficiles administrer, en raison de leur localisation lcart de la vie sociale, les

    98 - HELEN NADER, Liberty in absolutist Spain. The Habsburg sale of towns 1516-1700,Baltimore, The JohnsHopkinsUniversity Press, 1990, pp. 1 et 27-28 ;DAVIDE. VASSBERG,The village and the outside world in Golden Age Castile. Mobility and migration in everydayrural life, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 6.99 - JACQUES LE GOFF, The town as an agent of civilization , in C. M. CIPOLLA (d.),The Fontana economic history of Europe. The Middle Ages, Londres, Collins/Fontana Books,1976, pp. 71-106, plus particulirement pp. 71-72 et 80.100 - En 1696, par exemple, le consejo de Cartagena explique que la plupart des vecinoshabitaient la campagne dans de petits tablissements disperss et loigns les unsdes autres. Bien quen thorie vecinos, cette rsidence leur permettait dagir comme silsne ltaient pas ; ils agissaient comme sils jouissaient de la libert de ne pas trerduits une vie sociable (reducidos a vida sociable) (R. TORRES SANCHEZ, Ciudad ypoblacion..., op. cit., p. 93).101 -MARVIN LUNENFELD, The Council of the Santa Hermandad: A study in the pacificationforces of Ferdinand and Isabella, Coral Gables, University of Miami Press, 1970 ; TERESAENGENIOSMARTIN, La Santa Hermandad de Talavera: una institucion tradicional de vigilan-cia y justicia en despoblados, Tolde, Caja Castilla-La Mancha, 1992. 5 3 1

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    despoblados taient considrs comme incultes, et comme des espaces qui navaientpas encore t domestiqus . Ils taient pour cette raison toujours dcrits commemontagneux et boiss (montes), en dautres termes, sauvages. Peu importait la ra-lit des conditions gographiques locales ; dans limaginaire des contemporains, lesdespoblados avaient les mmes caractristiques. En tant que monte, ils incluaientles terres en friche, inhospitalires et sans utilit . Y vivaient des loups et dautresanimaux nuisibles , ils taient le repaire des brigands et des contrebandiers, ettaient infests par les maladies102.

    La remise en valeur du territoire visait changer cet tat des choses. Lentre-prise allait rendre fertiles les dserts, retourner la terre, radiquer les maladies,liminer les animaux (et les personnes) nuisibles. On domestiquerait la nature, quiavait t laisse en friche et sans contrle. Et, avec le soin apport lentretiendu territoire, viendrait la rforme des hommes. On esprait que le repeuplementliminerait la pauvret, loisivet et le vagabondage, sous lempire desquels vivaientces gens sans loi ni roi 103. Une fois tablis dans une communaut reconnue, lespauvres deviendraient utiles la socit. Selon certains auteurs, ce ntaient pasles guerres, les pidmies, ltat ecclsiastique, lexpulsion des juifs et des maures,lentreprise coloniale qui taient la cause de ltat actuel de lEspagne. Leshommes croissaient et se multipliaient quand ils avaient des moyens de sub-sistance, et ctait ce qui leur manquait. Le problme ntait pas ltat des terrescultives, mais celles qui ont t envahies par les broussailles et les taillis, quele temps a rendus incultivables et inutiles pour les populations et qui sont deve-nus le refuge des btes sauvages et le repaire des brigands104 . Tant que subsiste-raient ces despoblados, un royaume nest queffrayants dserts, et leur reconquteest source dune plus grande gloire, utilit et scurit que celle de nimporte quelautre pays lointain105 .

    Les contemporains taient persuads que les personnes comme les terrespouvaient tre incultes et quelles ncessitaient, les unes comme les autres, unplan de rforme. Dans la Castille de lpoque moderne, on appelait baldos (sansfeu ni lieu) aussi bien les vagabonds qui allaient de par le monde sans raison niprofit que les friches inhabites ou le btail errant106. En 1734, le Dictionnaire desautorits dfinissait inculto comme ce qui nest pas cultiv, en friche , et seule-ment ensuite, par analogie, comme ce qui na pas reu denseignement ou de

    102 -MANUEL GONZALEZ JIMNEZ, La repoblacion de la zona de Sevilla durante el siglo XIV.Estudio y documentacion, Sville, Universidad de Sevilla, 1975, p. 77 ; AHN, Consejos4086, ff. 1r-2v, et AHN, Consejos 4084, ff. 1r-4r.103 -Madrid, Archivo de la Real Sociedad Matritense de Amigos del Pas [ARSMAP],ms. 37/1, Informe de la Real Sociedad Matritense de Amigos del Pas de 1780, sobrela propuesta de importar extranjeros a poblar a Espana . Voir aussi BPR, ms. II/2512,f. 87v.104 - ARSMAP, Informe de la Real Sociedad matritense... , op. cit., p. 234.105 - Ibid., p. 235.106 - DOMINGODESOTO, Deliberacion en la causa de los pobres (1545), inF. SANTOLARIASIERRA (d.), El gran debate sobre los pobres en el siglo XVI. Domingo de Soto y Juan de Roles1545, Barcelone, Ariel, 2003, p. 58.5 3 2

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    culture, au sens moral du terme107 . De mme, cultivo rfrait au travail et ausoin par lequel le paysan ou le jardinier prparent la terre et les plantes pourquelles donnent le fruit escompt, et signifie aussi le travail de la terre ; mtapho-riquement, cultivo est la disposition des moyens pour quune chose atteigne laperfection 108. Passer de ltat inculte ltat cultiv tait, pour les contemporains,faire uvre de conqute, dune difficult et dune valeur bien plus grandes quecelle de pays trangers109.

    Vie sauvage, vie police

    Dplacs au Nouveau Monde, les termes du dbat sur les despoblados souffrirentquelques modifications. En Amrique, poblado en vint identifier les lieux dersidence des Espagnols, et despoblado, les terr