Hegemonie Et Conjoncture

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Hégémonie et conjoncture : le problème du temps historique chez Gramsci, Althusser, Laclau et Mouffe Daeseung Park (Université de Toulouse II - le Mirail) Stage du Master Erasmus Mundus - EuroPhilosophie à Coimbra Atelier 5. Discours et résistances dans le politique 19. 2. 2014.

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Hégémonie et conjoncture :

le problème du temps historique chez Gramsci, Althusser, Laclau et Mouffe

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Daeseung Park

(Université de Toulouse II - le Mirail)

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Stage du Master Erasmus Mundus - EuroPhilosophie à Coimbra

Atelier 5. Discours et résistances dans le politique

19. 2. 2014.

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I. La position du problème de la conjoncture

!!

Le mot « conjoncture » est largement utilisé non seulement dans la littérature marxiste,

mais aussi dans la vie quotidienne. Que faut-il entendre par « conjoncture » ? Un moment

actuel, une situation concrète, toutes les conditions actuelles, toutes les

circonstances existantes, etc. Or, une fois que nous nous efforçons d’élaborer le concept de

conjoncture, cela pose aussitôt toute une série de questions philosophiques et politiques. Dans

un premier temps, je commencerai mon intervention par considérer la position du problème

de la conjoncture dans le marxisme des années 60 et 70.

Les premières éditions italiennes des Cahiers de prison de Gramsci ont paru entre les

années 1948 et 1951. Mais il aura fallu attendre le courant des années 1960 pour découvrir,

par la New Left Review, la perspective gramscienne dans la culture politique anglo-saxonne.

Plus tard, dans les années 1970, les thèmes gramsciens seront largement discutés parmi les

marxistes anglais (British marxists). De ces discussions naîtront de nouveaux courants de

pensée politique, tels que les « Cultural studies », le post-colonialisme et le post-marxisme.

C’est à peu près au même moment qu’Althusser commençait à s’intéresser à Gramsci.

Toutefois, une différence pré-théorique existait entre les travaux d’Althusser et la culture

politique des marxistes anglais.

Ce que les marxistes anglais reconnaissent dans les Cahiers de prison, c’est généralement

les concepts et thèmes nouveaux pour analyser la superstructure de la société européenne

moderne : le concept de « société civile » et son rapport avec les positions de l’État, une

distinction entre la guerre de position et la guerre de mouvement, les mécanismes de

dominance du consentement et de la coercition, la formation du sujet politique, etc. C’est

évidemment le concept d’hégémonie qui synthétise tous ces thèmes, et en ce sens la pensée

politique gramscienne est représentée par la « théorie de l’hégémonie ». Disons que

« Gramsci’s theory of hegemony » les a dotés d’un certain nombre de modèles conceptuels et

formels pour théoriser la superstructure politique, culturelle et idéologique, qui n’est plus

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prisonnière de l’infrastructure économique. Une telle lecture de Gramsci est désormais très

répandue dans la sphère académique.

Ceci étant, pour Althusser, Gramsci n’est pas seulement un théoricien de la superstructure,

mais encore un penseur de la pratique politique. Certes, Althusser emprunte lui-même

plusieurs concepts à d’autres théoriciens, tels que le concept de « surdétermination » dans la

tradition psychanalytique et linguistique et celui de « coupure épistémologique » de

Bachelard. Cependant, quand il traite les textes de Marx/Engels et notamment de Lénine, il

déplace leurs textes sur la limite entre théorie et pratique politique. Il en va de même en ce

qui concerne les textes de Gramsci. Ce qui attire Althusser, me semble-t-il, ce ne sont pas tant

les concepts et les modèles gramsciens, mais davantage le travail de Gramsci en tant que

pratique politique. Dans son texte de 1965 « Le marxisme n’est pas un historicisme », tiré du

Lire Le Capital, Althusser commente une note de Gramsci sur Croce. Ce qu’Althusser

remarque dans cette note, c’est le rôle pratique de la théorie marxiste dans l’histoire réelle.

Ainsi, il ne s’intéresse pas au concept gramscien de « l’historicisme absolu », mais aux effets

de ce concept dans l’espace de la pratique politique. De plus, dans Machiavel et nous, en

radicalisant là aussi sa propre lecture de Gramsci, Althusser représente ce dernier comme un

machiavélien du XXe siècle, qui savait « penser dans la conjoncture » et comprenait la vérité

de la pratique politique. En somme, si les marxistes anglais cherchent, chez Gramsci,

quelques modèles théoriques et formels, c’est au contraire un nouveau type de la pratique

politique qu’Althusser découvre chez Gramsci.

Pour se rendre compte de cette différence entre Althusser et d’autres marxistes, il faut

avant tout savoir qu’Althusser met en question la théorie de la pratique en général, autrement

dit la Théorie. Dans son texte célèbre de 1963, « Sur la dialectique matérialiste », qui est la

sixième partie de Pour Marx, Althusser définit la pratique en général et discrimine les

niveaux distincts de la pratique sociale, c’est-à-dire, la « pratique politique », la « pratique

idéologique » et la « pratique théorique ». La théorie ne s’oppose plus à la pratique, mais

n’est qu’une forme spécifique de la pratique. Dans notre étude, l’important est de savoir ce

qui fait la différence entre la pratique théorique et la pratique politique. C’est là où le

problème de la conjoncture intervient. Ce sont les textes de Lénine qu’Althusser prend

comme un exemple pour articuler la différence entre ces deux niveaux de pratique. D’après

lui, il ne faut pas confondre les travaux de Lénine avec les pratiques théoriques de théoriciens

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et d’historiens marxistes. Car les analyses et les écritures de Lénine, notamment son texte de

Que faire ?, sont elles-mêmes actions politiques et pratiques politiques. Alors que les

historiens et les théoriciens marxistes rencontrent leurs objets sous une modalité de

l’inactualité et de l’abstraction, les travaux de Lénine se produisent dans une situation

concrète et actuelle, à savoir dans une conjoncture :

!L’irremplaçable des textes de Lénine est là : dans l’analyse de la structure d’une conjoncture, dans les déplacements et les condensations de ses contradictions, dans leur unité paradoxale, qui sont l’existence même de ce ‘moment actuel’, que l’action politique va transformer, au sens fort, d’un février en un octobre 17.  1

!C’est dans cette même perspective que Gramsci n’est plus considéré seulement comme un

théoricien marxiste. En bref, « penser dans la conjoncture » est la condition la plus essentielle

qui distingue la pratique politique de la pratique théorique. Cela nous montre la position du

problème de la conjoncture dans le marxisme : thématiser la conjoncture, c’est problématiser

la limite de la théorie marxiste et de la pratique politique. Dès lors, on pourrait repérer les

positions de marxistes contemporains, et je dirais même que cela rend possible de constituer

un courant de pensée de la pratique politique : Machiavel, Marx, Lénine et Gramsci.

!!

II. Mouvements organiques et mouvements de conjoncture chez Gramsci

!!

On peut thématiser l’hégémonie dans cette problématique. Chez Gramsci, la pratique

hégémonique n’est pensée et réalisée que dans la conjoncture. Quoique le mot « hégémonie »

soit récurrent dans de divers contextes, les sens de ce mot correspondent, sans aucune

exception, à certaines conjonctures concrètes et particulières. La première idée gramscienne

de l’hégémonie - celle de « l’hégémonie du prolétariat » - a vu le jour dans son texte de 1930

« Quelques thèmes de la question méridionale ». Dans ce texte, le problème de l’hégémonie

est posé par une conjoncture dans laquelle il est question de la solidarité entre le prolétariat

septentrional et les paysans méridionaux. À la différence des Cahiers de prison où

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! Althusser, Louis. Pour Marx. Paris: F. Maspero. 1965, p. 181.1

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« hégémonie » signifie, parfois, réforme « intellectuelle et morale ». C’est notamment

lorsqu’il s’agit de la conjoncture dans laquelle il faut former la volonté collective et politique.

Dès lors, je serais tenté de dire que le sens du mot « hégémonie » n’est pas figé dans les

textes de Gramsci. Plutôt, il indiquerait une tâche historique imposée par une conjoncture

spécifique.

Gramsci n’a pas écrit beaucoup de textes sur le concept de « conjoncture », bien que

« penser dans la conjoncture » soit une condition de l’existence de ses travaux. On n’a qu’une

petite note sur la définition de la conjoncture, nommée « Analyse des situations - Rapport de

forces », et qui est dans le Cahier de prison 13 écrit entre 1932 et 1934. C’est dans cette note

que Gramsci présente une définition du « mouvement organique » et du « mouvement de

conjoncture ». Mais pour appréhender ces deux mouvements, il faut partir du principe qui se

dégage de la « Préface » à la Critique de l’économie politique de Marx, que voici :

!Le principe qui veut qu’aucune société ne se dissolve ni ne puisse être remplacée, si elle n’a pas d’abord développé toutes les formes de vie qui sont comprises implicitement dans ses rapports […]  2

!Le « mouvement organique » est immédiatement défini par ce principe : il est le mouvement

de la société qui développe « toutes les formes de vie ». Cette définition renvoie évidemment

au concept marxiste du « développement des forces productives ». Le « mouvement

organique » est relativement permanent et se distingue des « mouvements de conjoncture »

qui « se présente comme occasionnels, immédiats, presque accidentels ». Quoique ces deux

mouvements se distinguent l’un de l’autre, le mouvement de conjoncture dépend du

mouvement organique. Que signifie une telle dépendance ? Gramsci présente une idée

originale de la formation du « terrain de l’occasionnel » : lorsque des « contradictions

irrémédiables », qui sont nécessairement produites par le développement des formes de vie

sociale, se révèlent dans la « structure », les forces politiques s’efforcent de conserver la

structure actuelle et de remédier à de telles contradictions irrémédiables ; c’est cette

résistance de forces politiques actuelles contre le développement de la structure qui forme le

- ! -4

! Gramsci, Antonio. Cahiers de prison 3 Cahiers 10, 11, 12 et 13. tr. fr. Paolo Fulchignoni, Gérard Granel, Nino 2

Negri et Robert Paris. Paris: Gallimard. 1978, p. 376.

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« terrain de l’occasionnel » dont la succession constitue le mouvement de conjoncture. J’ai

fait un schéma simpliste pour illustrer le rapport entre ces deux mouvements :

!Comme vous pouvez le voir, Gramsci distingue, d’une part, le mouvement organique de celui

de conjoncture, d’autre part, les trois moments du rapport des forces, à savoir : les forces

matérielles, les forces politiques et les forces militaires. Le schème traditionnel de

l’infrastructure et de la superstructure est remplacé par ces trois moments.

En premier lieu, le moment du rapport des forces matérielles qui est « indépendant de la

volonté des hommes », tels que le nombre des entreprises et de leurs employés et le nombre

des villes et leur population. En deuxième lieu, le moment du rapport des forces politiques :

c’est dans ce moment que nous découvrons ce que Gramsci entend par « société civile » dans

laquelle une idéologie devient un « parti politique », et dans laquelle s’exerce l’hégémonie

d’un groupe dominant sur d’autres groupes subordonnés. En dernier, concernant le moment

du rapport des forces militaires, il suffit de constater qu’il n’est pas purement militaire, mais

politico-militaire. Ce que Gramsci vise à travers cette distinction entre les trois moments,

c’est d’élargir au maximum la sphère du politique. (Si nous considérons en même temps les

deux mouvements et les trois moments du rapport des forces, cela risquerait de nous poser

quelques questions très délicates que je préfère laisser de côté pour le moment).

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Revenons au mouvement organique et au mouvement de conjoncture. Une situation

concrète que Gramsci s’efforce d’analyser avec ces concepts, est une période révolutionnaire

en France de 1789 à 1870, à savoir de la Révolution française à la Commune de Paris. Toutes

les formes de vie engendrées par la Révolution française se développèrent pendant 80 années

avant de s’éteindre durant la conjoncture de la Commune de Paris. Je souhaiterais faire

quelques remarques à propos de l’analyse de Gramsci. Premièrement, la conjoncture n’est ni

présent ni moment ni coupure du mouvement organique. Quoique le mouvement de

conjoncture dépende du développement organique, la conjoncture constitue un autre nivaux

de mouvement que celui du mouvement organique. Deuxièmement, à partir de la première

remarque, il faudrait dire qu’il y a deux niveaux du temps historique qui co-existent. Le

rapport entre ces deux mouvements, c’est-à-dire la modalité de la co-existence de ces deux

niveaux du temps historique, est essentielle dans l’analyse de la situation :

!C’est justement l’étude de ces ‘vagues’ [1789 - 1794 - 1799 - 1804 - 1815 - 1830 - 1848 - 1870], qui différent par leur amplitude qui permet de reconstruire les rapports entre structure et superstructures d’une part, et d’autre part entre le développement organique de la structure et celui de son mouvement de conjoncture.  3

!Enfin, il importe de souligner une implication intéressante de cette idée de la co-existence.

C’est que deux natures du présent se différencient nécessairement, en ce sens que deux

niveaux du temps historique co-existent : une nature du présent en tant que conjoncture et

une autre nature en tant que moment de la continuité du mouvement organique. (Par ailleurs,

ces deux natures du présent permettent de confronter le concept gramscien de la temporalité

avec deux lectures deleuziennes du temps - Chronos et Aiôn.)

!!

III. La conjoncture et le concept du temps historique chez Althusser

!!

La première idée althussérienne de la conjoncture s’exprime par son concept de

« surdétermination ». Dans son Pour Marx, ce qu’il analyse avec ce concept, c’est ce que

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! Ibid., pp. 379-380.3

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Lénine appelle « moment actuel », « conditions existantes » et « à l’ordre du jour ». Si c’est

bien l’époque de la Révolution française qui exigent de Gramsci d’étudier l’analyse des

situations et des rapports de forces, alors c’est la Révolution bolchévique de 1917 qui montre

à Althusser la structure du « moment actuel », autrement dit, le tout complexe des

contradictions surdéterminées. Nous pouvons donc considérer ses textes consacrés au

concept de surdétermination comme étant à l’origine de la création du nouveau concept

structuraliste de conjoncture. Pour aborder le problème de la conjoncture du point de vue de

la temporalité, il nous faut à présent regarder de plus près le concept althussérien du « temps

historique ».

Dans son texte de 1965, « Les défauts de l’économie classique. Esquisse du concept de

temps historique », tiré du Lire Le Capital, Althusser élabore son concept du « temps

historique » en radicalisant son travail dit « structuraliste ». Il faut d’abord préciser sa

problématique. Ce qu’Althusser entend par « conjoncture », ce n’est rien d’autre que

l’histoire réelle. À savoir que la conjoncture n’est pas un concept, mais le réel social,

historique et temporal. Cela provient, comme vous le savez, de sa célèbre distinction

épistémologique entre objet réel et objet de la connaissance. En se rappelant la métaphore

d’Althusser, on peut dire que la conjoncture est comme une gangue (filon minéralisé) qui

contient un grain d’or pur. La question est désormais de savoir quel est le « concept

idéologique » et quel est le concept marxiste de la conjoncture réelle. C’est également une

question fondamentale dans l’espace de la pratique en ce que la pratique politique marxiste

doit se fonder sur la conception ou sur la théorisation du réel.

Althusser s’en prend tout d’abord au concept hégélien du temps historique dont les deux

caractéristiques essentielles sont la « continuité homogène » et la « contemporanéité du

temps » : la continuité homogène est un continu dans lequel se manifeste le développement

de l’Idée ; la contemporanéité du temps, autrement dit le présent historique, est une « coupure

verticale » ou une « coupe d’essence » par laquelle s’exprime « l’essence de tous les éléments

de tout ». Althusser reformule ces deux caractéristiques hégéliennes en invoquant le couple

de la synchronie et de la diachronie. Dans cette conception hégélienne, la structure sociale se

consiste dans la synchronie en tant que coupure de la continuité historique. Par ailleurs, cette

continuité est représentée comme diachronie qui n’est qu’un devenir du présent. Or, le couple

de la synchronie et de la diachronie est une conception idéologique en ce qu’il n’est qu’une

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réflexion nécessaire de l’unité hégélienne, à savoir le « tout spirituel ». C’est le cœur de la

critique althussérienne du concept hégélien du temps historique, critique qui n’est pas sans

rappeler la manière dont Althusser dénonce le concept hégélien de la contradiction dans son

texte intitulé « Contradiction et surdétermination ».

C’est plus précisément dans l’unité structurale complexe qu’Althusser découvre le concept

non-idéologique du temps historique. D’après lui, on peut dire qu’il y a une histoire propre du

développement des forces productives, tout comme il existe des histoires propres de la

superstructure politique, de la philosophie, de la science et de l’idéologie. Or, la co-existence

de ces différents niveaux du temps historique ne peut plus être pensée dans le présent

hégélien. Car, comme déjà évoqué, le tout hégélien n’est autre que le « tout spirituel », et le

présent hégélien la « coupe d’essence ». Ce qui conduit Althusser à définir le concept du

temps historique dans les termes suivants :

!la forme spécifique de l’existence de la totalité sociale considérée, existence où différents

niveaux structurels de temporalité interfèrent, en fonction des rapports propres de

correspondance, non-correspondance, articulation, décalage et torsion qu’entretiennent entre

eux, en fonction de la structure d’ensemble du tout, les différents ‘niveaux’ du tout.  4

!C’est dire qu’il n’existe point d’historicité générale de la structure, mais seulement la

structure de différentes historicités. C’est ainsi que le temps historique est conceptualisé en

fonction du concept de surdétermination.

Cela ne doit pourtant pas dissimuler la différence remarquable entre la formule

gramscienne et celle d’Althusser. Chez Gramsci, le mouvement organique et celui de

conjoncture ne sont pas deux niveaux de la structure sociale, mais les deux niveaux de la

temporalité : il y a dans la superstructure politique le mouvement organique et celui de

conjoncture, de même qu’il y a les deux niveaux du mouvement dans la structure

économique. Ce qu’Althusser entend par « différents niveaux », en revanche, ce sont les

différents niveaux de la structure, et non de la temporalité. C’est pourquoi je serais tenté de

dire, sans prendre trop de risque, que la temporalité est soumise à la structure de la totalité

sociale chez Althusser.

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! Althusser, Louis. Lire Le Capital. Paris: P.U.F. 1965, p. 296.4

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!!

IV. La conjoncture non-historique du post-marxisme

!!

Pour terminer, il faudrait ajouter quelques mots à propos du post-marxisme de Laclau et

Mouffe. Dans la conception althussérienne du temps historique autant que dans celle de la

contradiction, un concept problématique joue un rôle essentiel : le concept de la «

détermination en dernière instance par le mode de production économique ». C’est là où

intervient la critique de Laclau et Mouffe. Dans leur livre de 1985, Hégémonie et stratégie

socialiste, ils proposent de redéfinir la formation sociale comme formation discursive, d’un

côté en radicalisant le concept althussérien de surdétermination, de l’autre en rejetant son

concept de « dernière instance économique ». Aux yeux de Laclau et Mouffe, ce concept de «

dernière instance économique » nous renvoie nécessairement à « l’essentialisme

économique ». Afin de se libérer de l’essentialisme, les deux auteurs rendent au concept de

surdétermination son sens orignal, à savoir son acception linguistique et psychanalytique.

Plus précisément, ils proposent de le re-déplacer dans le champ du symbolique. Dès lors, le

concept de la formation discursive est défini comme un système social structural,

surdéterminé et symbolique. Dans ce sens, ce que les auteurs s’efforcent de mettre en avant,

c’est l’existence des « éléments » qui ne se réduisent pas aux « moments » de la formation

discursive. Ils appellent « moment » ce qui est déjà articulé dans le discours, et « élément »

ou « élément flottant » ce qui n’est pas articulé. Le présupposé de leur théorie est qu’il existe

nécessairement des éléments flottants à articuler dans le champ discursive, et que le passage

des éléments aux moments ne soit jamais achevé. La raison pour laquelle Laclau et Mouffe

peuvent nommer leur théorie une « stratégie », c’est que ces « articulations » des éléments

sont fondamentalement la pratique hégémonique en tant que « réformation intellectuelle et

morale » au sens gramscien.

Dans cette conception, ce que les deux auteurs entendent par « conjoncture » n’est pas

différent de la conjoncture althussérienne : la surdétermination des circonstances. On peut

analyser efficacement une conjoncture donnée avec les concepts qui constituent la formation

discursive, notamment le concept de « l’antagonisme » et celui de « l’équivalence ». Dans

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son livre de 2005, La raison populiste, Laclau reformule effectivement un certain nombre de

conjonctures avec les concepts qui sont élaborés dans Hégémonie et stratégie socialiste.

Néanmoins, il faut souligner une caractéristique quelque peu étonnante de leur « post-

marxisme » : la disparition de l’historicité. En effet, dans leur texte, Laclau et Mouffe ne

mentionnent guère le temps historique ni le problème de l’historicité. Comme nous l’avons

vu, chez Althusser, les concepts de la totalité sociale structurale et de la surdétermination de

la structure contiennent les différents niveaux de l’historicité. Pour leur part, Laclau et

Mouffe ne définissent pas l’historicité dans le système surdéterminé, bien qu’ils considèrent

la conjoncture comme une condition de la pratique hégémonique. D’après eux, c’est le plus

souvent dans la « conjoncture de la crise organique » que l’articulation hégémonique

s’exerce. Si la « crise organique » est un concept gramscien que les deux auteurs

redéfinissent comme une conjoncture où les éléments flottants prolifèrent, une question se

pose d’elle-même : comment la crise organique se produit-elle ? Et, sans conception du temps

historique, comment peut-on penser de la crise ? C’est ainsi que, chez Laclau et Mouffe,

« conjoncture » et « crise » deviennent presque des mots mystiques.

Autre question critique : la disparition de l’historicité est-elle une conséquence nécessaire

et intrinsèque du post-marxisme ? C’est une question ouverte et en même temps délicate. En

ce qui me concerne, la non-historicité est une caractéristique essentielle du post-marxisme. Et

si Laclau et Mouffe semblent avoir construit le système symbolique pour sauver le marxisme

de l’essentialisme, on y voit mal comment obtenir la temporalité dans le symbolique. En

définitive, nous nous heurtons à une alternative : ou bien l’historicité althussérienne avec la

dernière instance économique, ou bien le système symbolique post-marxiste dépourvu de

toute historicité. !

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