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« Habiter, c’est laisser des traces. »

Au printemps 1940, quelques mois avant de se suici-der, Walter Benjamin rédige une suite d’aphorismes denses et étincelants, bouleversants blocs de prose poétique au centre desquels rayonne Angelus Novus, le tableau de Klee, que le philosophe associe à l’Ange de l’Histoire. Réunis sous le titre «  Sur le concept d’histoire », ces aphorismes sont le texte le plus com-menté de Benjamin. Leur répondent ici deux autres essais  : « Eduard Fuchs, le collectionneur et l’histo-rien  » (1937), et «  Paris, la capitale du xixe  siècle  » (1935), traversés par une même question  : peut-on sauver le passé ?

Walter Benjamin

Sur le concept d’histoiresuivi de

Eduard Fuchs, le collectionneur et l’historien

et deParis, la capitale du xixe siècle

Traduction inédite de l’allemand par Olivier Mannoni

Préface de Patrick Boucheron

WALTER BENJAMIN

AUX ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES

L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique

Sur le concept d’histoire, suivi de : Eduard Fuchs, le collectionneur et l’historien, et de : Paris, la capitale du xixe siècle

Sens uniqueCritique de la violenceExpérience et pauvreté, suivi de : Le Conteur,

et de : La Tâche du traducteurCritique et utopieEnfance. Éloge de la poupée et autres essaisRomantisme et critique de la civilisationJe déballe ma bibliothèqueDernières lettresCharles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du

capitalisme

titres originaux :Über den Begriff der Geschichte

Eduard Fuchs, der Sammler und der HistorikerParis, die Hauptstadt des XIX Jahrhundertst

© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2013, 2017 pour la préface et la présente traduction française

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ISBN : 978-2-228-91895-4

Conception graphique de la couverture  : Sara Deux ;Illustration : © Séverine Scaglia

PRÉFACE

Sauver le passé

par Patrick Boucheron

« Une serviette en cuir commecelles qu’utilisent les hommesd’affaires ; une montre ; une pipe ;six photographies ; une radiogra-phie ; une paire de lunettes 1. »

Il faut quitter Paris. Walter Benjamin auraattendu le dernier moment, le 15 juin 1940, aulendemain de l’entrée des troupes allemandesdans la capitale de la France défaite. Minuit dans

1. Lettre de la Dirección General de Seguridad, Commi-saría de Inverstigación y Vigilancia de la Frontera Oriental,Figueras (Gérone) à Max Horkheimer, 30 octobre 1940, citéepar Ingrid Scheurmann, « Nouveaux documents sur la mortde Walter Benjamin », in Ingrid et Konrad Scheurmann(dir.), Pour Walter Benjamin. Documents, essais et un projet,traduit par Nicole Casanova et Olivier Mannoni, Bonn,Arbeitskreis selbständiger Kultur-Institut, InterNationes,1994, p. 279, note 11.

le siècle : le temps est venu, sans doute est-il déjàpassé. Il faut quitter Paris qui, depuis tantd’années, l’accueille, le captive, l’empoisonne.Dès son premier séjour, en mars 1926, tandis qu’ils’y rendait pour traduire Proust, il avait comprisque la ville le tenait. « Paris m’allant ainsid’emblée comme un gant 1. » Il y est prisdésormais, totalement, comme les villes s’empa-rent des exilés dès lors qu’ils acquièrent la certi-tude de n’être plus jamais en sécurité nulle part.Et c’est avec d’autres guides littéraires, Baude-laire en premier lieu, que Benjamin s’engouffradans l’entêtante exploration des Passages. AvecBaudelaire, car le poète des Paradis artificielsavait, une fois pour toutes, fait du chiffonnier lechiffre secret des obsessions de Walter Benjamin :« Voici un homme chargé de ramasser les débrisd’une journée de la capitale. Tout ce que la grandecité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’ellea dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue,il le collectionne. Il compulse les archives dela débauche, le capharnaüm des rebuts 2. » Collec-tionner, habiter, se sauver : très exactement ce

1. Lettre de Walter Benjamin à Julia Rath, 22 mars 1926, inWalter Benjamin, Correspondance, 2 vol., 1910-1928 et1929-1940, trad. Guy Petitdemange, Paris, Aubier Montaigne,1979, vol. I, lettre nº 152, p. 378.

2. Charles Baudelaire, Paradis artificiels [1851], « Du vinet du hachisch », II, in Œuvres complètes, éd. Claude Pichois,Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », vol. I,1975, p. 381.

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dont il sera question dans les trois textes querassemble la présente édition.

Mais pour l’heure, il faut partir, et au plus vite.Le temps n’est plus aux flâneurs ; WalterBenjamin n’a que trop tardé. En ce jour du 15 juin1940, il prend l’un des derniers trains pourLourdes. Mais qu’emporter avec soi ? La hotte duchiffonnier est bien trop pleine. À force d’accu-mulations frénétiques, le manuscrit de ce Livredes passages dont Walter Benjamin espérait tantqu’il devînt un jour Paris capitale du XIXe siècleétait intransportable. Il fut confié, avec d’autrespapiers, à l’un des employés aux Cabinets desMédailles de la Bibliothèque nationale, lieu de cesi vaste chantier. Son nom était Georges Bataille.

Il lui dépose donc deux grosses valises, marquées« À sauver », bourrées de textes, copies, manus-crits, documents divers 1. Elles pourraient êtreacheminées aux États-Unis, l’y attendre peut-être.Au dernier moment, faute d’avoir pu la vendre,Walter Benjamin découpe de son cadre l’aquarellede Paul Klee Angelus Novus qui, depuis qu’il en fitl’acquisition en 1921, soutient ses pensées, sesrêves et ses espérances. Il la glisse dans l’une de sesvalises. Theodor Adorno parvint après la guerre àla confier à son destinataire, puisque WalterBenjamin l’avait léguée à son ami GershomScholem, dans le testament qu’il rédigea en juillet

1. Bruno Tackels, Walter Benjamin. Une vie dans les textes,Arles, Actes Sud, 2009, p. 632.

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1932 alors qu’il envisageait de mettre fin à sesjours. Et qu’en était-il de ces fameuses thèses« Sur le concept d’histoire », son dernier manus-crit, que la postérité envisagera plus tard commele testament intellectuel de Walter Benjamin, blocde prose poétique qu’il avait placé tout entiersous l’œil fixe de l’Angelus Novus ? Il décidade l’emporter avec lui, avec quelques effetspersonnels, dans une petite serviette en cuir noir,« comme celle qu’utilisent les hommes d’affaires ».Une copie fut toutefois confiée à une cousine éloi-gnée qui était devenue son amie. Son nom étaitHannah Arendt.

L’histoire,ou l’art de rester calme

Tous deux avaient été internés – HannahArendt dans le camp de Gurs, près d’Oloron-Sainte-Marie dans les Basses-Pyrénées, tandisque Walter Benjamin fut placé dès l’entrée enguerre de septembre 1939, en tant qu’immigréallemand et par conséquent « sujet ennemi »,dans celui de Vernuche, près de Nevers. Tousdeux étaient désormais à Marseille, pris dans lanasse. Car ils étaient nombreux durant cet été1940 à rejoindre cette « cohue de réfugiés » queVictor Serge a décrite comme une « cour desmiracles des révolutions, des démocraties et des

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intelligences vaincues 1 ». Hébétés par la fatigueet par l’angoisse, les fugitifs erraient dans une villeque sillonnaient les rumeurs et les faux espoirs.« Je suis condamné à lire chaque journal (ils neparaissent plus que sur une feuille) comme unenotification qui m’est remise et à percevoir entoute émission de radio la voix d’un messager demalheur », écrit Benjamin à Theodor Adorno le2 août 1940, car « je dépends absolument de ceque vous pouvez réaliser du dehors 2 ».

Du dehors, c’est-à-dire essentiellement del’Institut de recherches sociales (Institut fürSozialforschung) fondé à Francfort en 1933, etque son directeur Max Horkheimer avait déplacéà Paris, Genève, puis New York. C’est là queTheodor Adorno reçut cette lettre du 2 août – ladernière – où son ami, tout en lui demandant del’aide dans une situation qu’il analysait lucide-ment (« je crains qu’il ne faille un jour compterceux qui auront pu en réchapper ») cherched’abord à sauver ce qui peut l’être encore, c’est-à-dire l’être même de la dignité humaine :

1. Victor Serge, Mémoire d’un révolutionnaire, Paris,Seuil, 1951, p. 396, cité par Emmanuelle Loyer, Paris à NewYork. Intellectuels et artistes français en exil, 1940-1947, Paris,Grasset, 2005, p. 56.

2. Lettre de Walter Benjamin à Theodor W. Adorno,2 août 1940, in T. W. Adorno, W. Benjamin, Correspondance1928-1940, édité par Henri Lonitz, traduit par PhilippeIvernel et Guy Petidemange, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,2006, lettre nº 120, p. 358.

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« J’espère vous avoir donné jusqu’ici l’impressionque même aux moments difficiles je reste calme. »

Jusqu’au bout, en effet, c’est cette impressionqui domine, saisissante en vérité, tant on la devineprogressivement glacée par l’effroi du désespoir.Mais elle est également comme un exercice spiri-tuel, une gymnastique de l’intelligence à laquelleon s’adonne avec application pour conserver lenom d’homme. Durant ces derniers mois de l’été1940, Walter Benjamin s’y applique méthodique-ment, et notamment dans sa correspondance avecHannah Arendt, avec laquelle il prend grand soinde ne jamais rompre le fil épistolaire 1. Il s’y peintaussi comme lecteur, car les mots qu’il lit lui sontcomme un abri. « Je m’emmitoufle de lectures :j’ai lu le dernier volume des Thibault et Le Rougeet le Noir. La vive angoisse que me donne l’idée dusort de mes manuscrits se fait doublementpoignante », écrit-il à Hannah Arendt le 9 août 2.C’est que le fugitif n’a cessé, au cours de ses exilssuccessifs, de disperser la seule collection qui luiimportait plus que la vie même : sa bibliothèque.« L’histoire de Walter Benjamin bibliophile, écrit

1. Michael Löwy, « Hannah Arendt et Walter Benjamin »,Europe, 1008, avril 2013 (Walter Benjamin), p. 47-56.

2. Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, éd. RolfTiedemann et Hermann Schweppenhaüser avec la collabora-tion de Theodor W. Adorno et Gershom Scholem, 7 vol.,Francfort, Suhrkamp, 1972-1989, vol. 5, p. 1182 (nº 148). Citépar Bernd Witte, Walter Benjamin. Une biographie [1985],trad. André Bernold, Paris, Cerf, 1988, p. 253.

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Pierre Missac, prend la forme d’un progressif etpathétique dépouillement 1. » Le mois précédent,depuis Lourdes, il écrivait à Gretel Adorno : « J’aiemporté un seul livre : les mémoires du cardinalde Retz. Ainsi, seul dans ma chambre, je fais appelau “Grand Siècle” 2. »

Les textes que l’on va lire ici font droit à cetappel. Ils lui donnent un sens plein, c’est-à-direbeau et tragique, qui est celui de la raideur del’histoire. Car il faut percevoir le sens presque mili-taire de cette interpellation : faire appel aux grandsvaincus du Grand Siècle au cœur de la tourmentede l’exode 3. Pour apaiser l’angoisse par quelquedistraction érudite qui restaurerait le passé sousla forme amortie d’un souvenir que polit l’usuredu temps ? Nullement. Benjamin l’écrit danssa sixième thèse « Sur le concept d’histoire » :« Exprimer le passé en termes historiques ne

1. Pierre Missac, Passage de Walter Benjamin, Paris, Seuil,1987, p. 56.

2. Lettre de Benjamin à Gretel Adorno, 19 juillet 1940, inG. Adorno, W. Benjamin, Correspondance (1930-1940),éd. Christoph Gödde et Henri Lonitz, traduit par ChristopheDavid, Paris, Le Promeneur, 2007, lettre nº 180, p. 396.

3. Voir sur ce point les remarques de Christian Jouhaud,« Benjamin, le “Grand Siècle” et l’historien. Retour sur untravail », Cahiers d’anthropologie sociale , nº 4, 2008(« Walter Benjamin, la tradition des vaincus », PhilippeSimay (dir.), Paris, L’Herne, 2008), p. 33-42. L’historien yprécise le sens benjaminien qu’il a souhaité donner au titre deson livre (Sauver le Grand Siècle ? Présence et transmission dupassé, Paris, Seuil, 2007).

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signifie pas le reconnaître “tel qu’il a réellementété”. Cela revient à s’emparer d’un souvenir telqu’il apparaît en un éclair à l’instant d’un danger. »Car puisque « rien de ce qui s’est passé un jour nedoit être considéré comme perdu pour l’Histoire »,écrit-il dans la troisième de ces thèses, « celasignifie que l’humanité rédimée est la seule dont lepassé soit devenu susceptible d’être cité en chacunde ses moments ». Et d’ajouter, employant enfrançais une expression à la connotation toujoursmilitaire : « Chacun de ses instants vécus devientune citation à l’ordre du jour – jour qui est, juste-ment, celui du Jugement dernier. »

Appel de citations, citations à l’appel – car« citer un mot signifie l’appeler par son nom »,écrivait Walter Benjamin dans son essai sur KarlKraus, auteur pour qui toute citation était cita-tion à comparaître 1. Or, voici que ce livre, sondernier livre, celui du cardinal de Retz, il ne l’aplus désormais. Il s’en confie dans une lettre àHannah Arendt : « Je serais plongé dans un cafardplus noir encore que celui qui me tient à présent si,tout dépourvu que je sois de livres, je n’avais pastrouvé dans ma mémoire la seule maxime quis’applique magnifiquement à ma conditionactuelle : “Sa paresse l’a soutenu avec gloire,

1. Walter Benjamin, « Karl Kraus » [1931], trad. RainerRochlitz, in Œuvres , édité et traduit par Maurice deGandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, 3 vol., Paris,Gallimard, coll. « Folio », 2003, p. 267.

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durant plusieurs années, dans l’obscurité d’unevie errante et cachée” (La Rochefoucauld parlantde Retz) 1. » Une bibliothèque, puis un seul livre,puis le souvenir d’une citation. Puis plus rien. Etmalgré la catastrophe, rester calme. Car il fautsauver le passé – c’est-à-dire, et voici très exacte-ment ce que nous devons comprendre ici – sauverle présent.

Textes sur commande

Le passé, ce peut être aussi ce « passé le plusrécent de la théorie de l’art marxiste » dont il estquestion dans l’essai consacré à « Eduard Fuchs, lecollectionneur et l’historien ». Né en 1870 dans unefamille allemande modeste qui ne le destinait pas« d’emblée à devenir savant », Fuchs s’imposacomme l’un des plus grands collectionneurs de sontemps, s’intéressant notamment aux estampes etaux caricatures, contribuant à faire connaîtreDaumier en Allemagne (« Quand il parle deDaumier, toutes les forces de Fuchs s’animent »).Eduard Fuchs fut l’homme d’une double ascen-dance, « la branche française est celle du collection-neur, l’allemande celle de l’historien » – on peutdire de lui qu’il réalise le Passage, que WalterBenjamin envisage comme la forme caractéristique

1. Lettre de Benjamin à Arendt, 8 juillet 1940, in WalterBenjamin, Correspondance, op. cit., t. II, lettre nº 331, p. 335.

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de « Paris capitale du XIXe siècle ». Eduard Fuchsvivait à Paris dans les années 1930, et WalterBenjamin a pu le rencontrer au moment où ilécrivait l’essai qu’il lui a consacré, happé par lafigure du collectionneur « qui paraît à l’obser-vateur d’autant plus attirante qu’on l’étudielonguement ».

Et de fait il l’étudia longuement, péniblementmême. C’était l’une des toutes premières com-mandes de l’Institut de recherche sociale, auquel leliaient non seulement son amitié avec TheodorAdorno mais une dépendance financière de plusen plus dramatique. La crise financière de 1923avait en partie ruiné la fortune de son père,banquier et antiquaire appartenant à la bour-geoisie juive assimilée dont Walter Benjamin adécrit l’étouffante aisance cultivée dans sesEnfances berlinoises. « Quand je naquis, il vint àl’esprit de mes parents que, peut-être, je pourraisdevenir écrivain », écrit-il en 1933 dans la premièreversion de son esquisse autobiographique intitulée« Agesilaus Santander 1 ». Mais ils ne peuvent plusdésormais subvenir à ses besoins. Par ailleurs, lerefus en 1925 de la faculté de philosophie del’université de Francfort de lui laisser soutenir sonhabilitation sur L’Origine du drame baroque

1. Walter Benjamin, Écrits autobiographiques, édité parHermann Schwerppenhaüser et Rolf Tiedemann, traduit parChristophe Jouanlanne et Jean-François Poirier, Paris,Christian Bourgois, 1990, rééd. « Titres », 2011, p. 341.

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allemand a définitivement ruiné ses espoirs d’unecarrière académique – Hans Cornelius, le rappor-teur déclarant ne pas être « en mesure de restituerle sens de ce travail » qu’il juge « extrêmementdifficile à lire 1 ». Le voici donc condamné à vivred’expédients, ajoutant les tracas de la gêne finan-cière aux angoisses de l’exil. Il songe à de grandsvoyages – Moscou, où il ira ; Jérusalem où jamais ilne se rendra – mais, bientôt, ne rêve que de Paris.

Voici sans doute pourquoi Benjamin accueilled’abord favorablement la commande du « Fuchs ».« C’est un type remarquable qui impose lerespect », écrit-il dans une lettre adressée à son amiGerhard Scholem, où il se déclare heureux à laperspective de se frayer un chemin « dans l’appa-reil compliqué de la Bibliothèque nationale » poury traquer la collection d’estampes du célèbrecollectionneur 2. Pourtant, la correspondance avecson ami, historien et philosophe de la mystiquejuive, permet de mesurer combien rapidementla tâche lui coûte. Bien vite il déchante. « Je nepourrai pas éviter éternellement, en particulier,l’étude sur Eduard Fuchs – si amère soit la

1. « Premier rapport sur la thèse de doctorat d’État duDr Benjamin » (7 février 1925) publié en annexe de WalterBenjamin, Écrits autobiographiques, op. cit., p. 381.

2. Lettre de Benjamin à Scholem, 7 décembre 1933, inW. Benjamin, G. Scholem, Théologie et utopie. Correspon-dance 1933-1940, traduit par Didier Renault et Pierre Rusch,Paris, Éditions de l’Éclat, 2010, lettre nº 40, p. 104 et p. 103.

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potion », écrit-il sept mois plus tard 1. En février1935, l’Institut « lui réclame à cor et à cri » cet essaiet Benjamin déclare ne plus pouvoir y échapper 2.Scholem s’étonne d’ailleurs « que ton travailsur Fuchs, à propos duquel tu t’exprimais dansdes lettres beaucoup plus anciennes de manièreinfiniment positive et pleine d’espoir, au point queje le considérais comme terminé, ne le soit pasencore, et même qu’il te pose de très sérieuses diffi-cultés 3 ». Les deux amis en plaisantent : « Aucundieu ne me sauvera plus du travail sur Fuchs. J’aimême plus que jamais lieu de me montrer docileaux sollicitations de l’Institut 4 », écrit Benjamin àScholem – ce dernier lui répondant qu’à l’occasionde ce texte, « si je comprends bien, tu vas expierquelques-uns de tes péchés 5 ». Lorsqu’il l’achèveenfin, au printemps 1937, c’est pour avouer à soncompagnon théologien : « Le texte final neprésente pas le caractère d’une pénitence autant

1. Lettre de Benjamin à Scholem, 3 juillet 1934, ibid., lettrenº 54, p. 135.

2. Lettre de Benjamin à Scholem, 22 février 1935, ibid.,lettre nº 71, p. 170.

3. Lettre de Scholem à Benjamin, 29 mars 1935, ibid., lettrenº 72, p. 172.

4. Lettre de Benjamin à Scholem, 9 août 1935, ibid., lettrenº 76, p. 181.

5. Lettre de Scholem à Benjamin, 25 août 1935, ibid., lettrenº 77, p. 183. Voir également Benjamin à Scholem, 2 mai 1936(lettre nº 82), p. 196 : « Hélas, j’échapperai difficilement autravail sur Fuchs cet été. »

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que le travail dont il est issu t’a semblé, avec unegrande apparence de vérité, le faire. Il contient aucontraire, dans son premier quart, nombre deréflexions importantes sur le matérialisme dialec-tique qui sont provisoirement à l’unisson de monlivre. Mes prochains travaux pointeront mainte-nant sans doute plus directement vers ce livre. Le“Fuchs” a rencontré un grand succès. Je n’aiaucune raison de cacher qu’il représente un tourde force aussi considérable que l’occasion étaitinsignifiante 1. »

« C’est le Monsieurqui mange tout Paris »

Ainsi donc, ce qui coûte vraiment à l’intellectuelest moins ce qui l’encombre que ce qui lui importedavantage ; Benjamin enrageait de traîner son« Fuchs » comme le boulet du forçat de l’écrit quesa dépendance financière aux commandes l’obli-geait à devenir car il pensait que cette tâcheimposée l’éloignait de son but véritable : écrire songrand Livre des passages. Or, c’est en achevant cequ’il croyait être un divertissement inutile queWalter Benjamin comprend qu’il l’y ramène envérité, sous une forme inévitablement dispersée– parce qu’il s’agit du XIXe siècle, parce qu’il s’agit

1. Lettre de Benjamin à Scholem, 4 avril 1937, ibid., lettrenº 91, p. 211.

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de ce geste essentiel de la collecte des rebuts de lagrande ville. À moins qu’il l’ait pressenti dans cettelettre d’octobre 1935, également envoyée àGershom Scholem : « Parfois, je refais en rêve lecheminement de mes livres éclatés – Enfance berli-noise vers 1900 et les Lettres – et je me demandealors où je trouve la force d’en mettre un nouveauen chantier. Avec de telles difficultés, il est vrai queson destin est encore moins prévisible que le coursde mon propre avenir. D’un autre côté, il est enquelque sorte l’abri sous lequel je me réfugiequand le temps se gâte au-dehors. Parmi ces intem-péries extérieures, il faut aussi ranger le “Fuchs”.Mais à la longue, je m’endurcis contre son texte,auquel je ne m’expose en outre qu’avec demultiples précautions. Du reste, je ne prends seslivres en compte que dans la stricte mesure où ilstraitent du XIXe siècle. Ainsi il ne me détourne pastrop de mon véritable travail 1. »

Tel est le beau paradoxe pour celui qui, selonl’expression de Hannah Arendt, « pensait poéti-quement 2 » : Walter Benjamin ne se dispersejamais totalement, puisque chaque éclat de sontravail le ramène au tout de son esthétique de ladispersion. Et il s’agit bien de cela dans son

1. Lettre de Benjamin à Scholem, 24 octobre 1935, ibid.,lettre nº 78, p. 188.

2. Hannah Arendt, Walter Benjamin, 1892-1940 [1968],traduit par Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy,Paris, Allia, 2007, rééd. 2011, p. 12.

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« Eduard Fuchs, le collectionneur et l’historien »dont on peut penser avec Jean-Michel Palmierque « c’est un carrefour où affleurent presquetoutes les problématiques que Benjamin voulaitaborder dans les Passages 1 ». Parce qu’il arrive àl’art par la caricature, la pulsion collectionneusede Fuchs – « une passion qui frôlait la manie » – lepréserve de tout culte du beau. Il envisage l’art demasse, étudiant de près les techniques de repro-duction technique des images notamment par ledéveloppement de la presse illustrée – ce qui nepeut qu’intéresser l’auteur de L’Œuvre d’art àl’époque de sa reproductibilité technique, dont lapremière version date de 1935 2.

En ce sens, Fuchs fut un pionnier, car il a« entièrement rompu avec la conception classi-ciste de l’art, dont on distingue encore la tracechez Marx », et que Benjamin identifie avec soin(notamment en établissant le lien avec la théorieesthétique largement dominante de HeinrichWölfflin, mais aussi avec ce qu’il appelle le« moralisme bourgeois »). Car – et là est sans

1. Jean-Michel Palmier, Walter Benjamin. Un itinérairethéorique, édité par Florent Perrier, Paris, Les Belles Lettres,2010, p. 378.

2. Parmi une bibliographie immense, voir surtout RainerRochlitz, Le Désenchantement de l’art. La philosophie deWalter Benjamin, Paris, Gallimard, 1992 ; Gérard Raulet, LeCaractère destructeur. Esthétique, théologie et politique chezWalter Benjamin, Paris, Aubier, 1997 ; Jean Lacoste, L’Auraet la Rupture. Walter Benjamin, Paris, Maurice Nadeau, 2003.

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doute l’arête la plus vive du texte de Benjamin quipeut, par ailleurs, paraître pesant à force de scru-pules – Eduard Fuchs a arraché au marché de l’artles objets qu’il confisquait, en les ramenant àl’anonymat de la vie historique elle-même. Cefaisant, il les libérait d’un fétiche, celui de la signa-ture. « Le fétiche du marché de l’art, c’est le nomdu maître apposé sur l’œuvre » : inutile sans doutede souligner la puissance d’entraînement d’unetelle formule, qui désigne le rôle central de l’assi-gnation et de l’autographie dans la constructionsociale de la catégorie d’œuvre d’art 1.

Voici pourquoi il importait tant à WalterBenjamin de brosser le portrait d’Eduard Fuchs englouton rabelaisien : « Le doyen des marchandsd’art parisiens avait coutume de dire à son propos,vers le début du siècle : “C’est le Monsieur quimange tout Paris”. Fuchs relève du type du ramas-seur. » Il ramasse tout, pour que rien ne se perde, etsurtout pas ces témoins muets de l’histoire deshommes que sont les rebuts de la modernité.Objets sans maîtres, les débris qui s’accumulentdans la hotte du chiffonnier de Baudelaire peuventnous aider à dissiper l’aura, c’est-à-dire à nouslibérer de l’emprise que fait sur les consciencesl’ombre des grands noms. Car sur ces objetss’inscrit toujours la trace du regard que la

1. Voir notamment Nathalie Heinich, Roberta Shapiro(dir.), De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris,Éditions de l’EHESS, 2012.

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collectivité a porté sur elle, durant un certain tempshistorique – ce qu’Eduard Fuchs, cité par WalterBenjamin, appelle à propos de la sculpture Tang« la manière dont l’ensemble regardait à l’époquele monde et les choses ». S’emparer de la choseavant que son aura ne la rende maîtresse de nous,c’est se saisir de la trace, « apparition d’une proxi-mité, quelque lointain que puisse être ce qui l’alaissée 1 » – sans doute la formulation la plus verti-gineusement juste du travail de l’historien, dans cequ’il a de plus banalement concret comme dans sesaspirations émancipatrices les plus élevées 2. C’estce qu’écrira Walter Benjamin dans son Livre despassages. Mais pour l’heure, dans les derniers motsde son « Fuchs », déjà ceci, cette pierre d’attentepour une science à venir, celle d’une histoire maté-rialiste de l’art : « C’est le futur qui nous apprendrasi une telle observation tournée vers les anonymes

1. Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle. Le Livredes passages, édité par Rolf Tiedemann, traduit par JeanLacoste, Paris, Cerf, 1989, rééd. 2009, p. 464 [Liasse M, « Leflâneur », 16a, 4] : « Trace et aura. La trace est l’apparitiond’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’alaissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque procheque puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nousemparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rendmaîtresse de nous. »

2. Je me permets de renvoyer sur ce point à la glose que j’aiproposée de ce passage, « La trace et l’aura. Un court-circuitde Walter Benjamin », in Patrick Boucheron, Faire profes-sion d’historien, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010,p. 7-36.

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