GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

139
PHILOSOPHIE THÈSE DE DOCTORAT SOUS LA DIRECTION DE JEAN-LOUIS CHRÉTIEN LA BEAUTÉ DANS LA PENSÉE DE SAINT AUGUSTIN GUILLAUME DELABY Université de Paris-IV – La Sorbonne École doctorale V « Concepts et langages » Années 2009 – 2012

Transcript of GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Page 1: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

PHILOSOPHIE

THÈSE DE DOCTORAT SOUS LA DIRECTION DE JEAN-LOUIS CHRÉTIEN

LA BEAUTÉDANS LA PENSÉE

DE SAINT AUGUSTIN

GUILLAUME DELABY

Université de Paris-IV – La Sorbonne

École doctorale V « Concepts et langages »

Années 2009 – 2012

Page 2: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

www.guillaumedelaby.com/prose/saintaugustin.pdf

La Beauté dans la pensée de saint Augustin

2

Page 3: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

À ceux que j’aime, et à la mémoire particulière de ma grand-mère maternelle;

À ceux qui m’ont élevé et soutenu depuis toujours; à ma mère, par sa patience et son courage indéfectibles; à mon père, par sa vitalité bravement reconquise; à ma sœur et à mon frère, qui sont l’amour et la joie de mon enfance à chaque fois retrouvés; et à tous mes insignes professeurs, notamment MM. Philippe Cournarie, Éric Zernik, Jacques Darriulat et Jean-Louis Chrétien;

À mes amis, sans lesquels je ne pourrais être heureux;

À ma chère petite Ibti, qui me supporte chaque jour et m’accompagne vaillamment en cette vie;

À tous ceux, enfin, dont l’âme soupire jour et nuit vers la Beauté véritable.

La Beauté dans la pensée de saint Augustin

3

Page 4: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Nolite diligere mundum, quoniam omnia quae in mundo sunt, concupiscentia carnis est, et concupiscentia oculorum, et ambitio saeculi... Operetur igitur in Ecclesiis suis, et a vinaciis vinum separet : nos demus operam ut vinum simus.

ENARRATIONES IN PSALMOS, IN PSALMUM VIII, § 13

La Beauté dans la pensée de saint Augustin

4

Page 5: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

TABLE DES MATIÈRES___________________________

Page 6: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

PRÉSENTATION INITIALE DU PROJET DE RECHERCHE___________________________

Ces quelques pages ont pour objet la présentation d’un projet de recherche doctorale

portant sur le thème de « la Beauté dans la pensée de saint Augustin » : ainsi peut-on

provisoirement intituler le sujet de la thèse à venir, bien que, pour l’heure, celui-ci

réponde davantage à la nécessité d’un enregistrement administratif qu’à l’exigence d’une

définition philosophique précise, car il faut être suffisamment avancé dans son étude

pour en éprouver plus exactement la portée et, par suite, s’aventurer à en déterminer le

titre.

À première vue, ce thème pourrait sembler soit trop vague, soit trop régional  : vague,

parce qu’à considérer, comme Augustin, que «  la Beauté de toutes les beautés  » n’est

autre que Dieu lui-même (Confessions, III, VI, 10), les limites de notre sujet risqueraient

de s’étendre à celles de la Création tout entière et à toutes les strates de beautés

discernables en elle, de sorte que l’on pourrait finir par se perdre dans la multitude

innombrable des formes de la Beauté, au point de perdre de vue l’unité de son concept;

régional, parce que la Beauté n’est pas explicitement la question centrale de la pensée

augustinienne, du moins pas au sens moderne d’une esthétique conçue comme

philosophie des sensations, du jugement de goût et des œuvres de l’art spécifiquement.

Mais « la Beauté dans la pensée de saint Augustin » est en fait le contraire d’une

thématique vague, en ce qu’elle définit une méthodologie de recherche bien précise,

consistant à examiner la Beauté non seulement dans la lumière particulière, et même la

justification essentielle, que ce concept apporte à chacune des grandes théories de la

pensée augustinienne, mais en outre comme ressort et comme clef primordiaux de sa

pensée considérée de manière synoptique. Il ne s’agit pas non plus d’une problématique

régionale, car, en dépit de l’apparence fragmentaire ou clairsemée des textes augustiniens

traitant explicitement de la Beauté considérée exclusivement, Augustin a en réalité

recourt à cette dernière bien au-delà de la simple métaphore, bien au-delà également de

l’allusion. Dans le neuvième traité sur l’épître de saint Jean aux Parthes (IX, 9), Augustin

écrit ainsi :

Page 7: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

[Dieu] nous a aimés le premier, lui qui est toujours beau, et qu’étions-nous quand il nous a aimés,

sinon laids et difformes ? Il ne nous a pas aimés, cependant, pour nous laisser à notre laideur, mais

pour nous changer et nous rendre beaux. Comment deviendrions-nous beaux  ? En aimant celui

qui est toujours beau. Plus croît en toi l’amour, plus croît la beauté; car la charité est la beauté de

l’âme.

Par la charité, il semble donc possible de faire une certaine expérience du mystère de la

Beauté de Dieu, qui est, selon saint Augustin, la Beauté de toutes les beautés et, par

conséquent, la Beauté de tout ce que nous trouvons beau et de tout ce que nous

cherchons de beau. C’est en ce sens que la Beauté n’est pas un thème vague  : car, en

vertu de la charité qui est indissociable de sa rencontre, elle est, dans la pensée

d’Augustin, un cercle dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Partout,

parce qu’elle est le centre qui soutient toutes ses théories et leur unique visée; sans

circonférence, parce qu’elle ne circonscrit pas un système de pensée clos ou fini : comme

l’amour, la Beauté est illimitée à qui sait la découvrir et l’entretenir, en expansion

permanente, s’ouvrant à l’infini sur la beauté du monde et sur la beauté de nos frères

humains, auxquels Augustin nous invite à donner en retour la Beauté elle-même reçue

en partage. Dans le cinquième traité sur l’épître de saint Jean aux Parthes, Augustin

précise que « [le] monde, pris dans l’acception défavorable du mot, ce n’est autre chose

que les amateurs du monde. Ceux qui aiment le monde ne peuvent aimer le prochain » :

en ce sens, pour Augustin, le monde dont la beauté est aimable n’est pas celui que l’on

contemple en esthète, encore moins en égoïste, mais celui dont on cherche au contraire à

partager la Beauté dans l’amour du prochain, en vue de nourrir ce dernier de la Beauté

de la Création, de celle de la Créature et, plus substantiellement, de celle de leur

Créateur. C’est en ce sens aussi que la Beauté n’est pas un thème régional  : car « nous

rendre beaux » et toujours plus dignes d’aimer « celui qui est toujours beau » est sans

doute l’objectif primordial de la philosophie d’Augustin, celui qui en permet toute la

cohérence et en promet l’éternelle vérifiabilité.

Notre travail ne se propose donc d’autre dessein que de mettre au jour les rapports

profonds, bien que souvent inaperçus des relecteurs-philosophes, ou pour le moins

diffus dans leur esprit, qu’entretient la Beauté avec les grandes théories augustiniennes.

La question de la Beauté est en effet l’une de celles qui ont le plus manqué aux reprises

Présentation initiale du projet de recherche

7

Page 8: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

diverses qu’a connues la pensée d’Augustin au fil de l’histoire de l’augustinisme, soit que

cette question en soit carrément absente (E. R. Dodds, pour n’en donner qu’un exemple

outrancier, a présenté, en 1928, dans le volume 26 du Hibbert Journal, une critique

prétendument exhaustive des Confessions qui, non seulement ne s’était pas aperçue qu’il

pouvait être question de beauté dans ce texte, mais était allée jusqu’à démontrer qu’il

s’agissait d’un texte sans beauté – et même d’un “moribund masterpiece”); soit que la

Beauté soit traitée comme un problème autonome au sein de la pensée de saint

Augustin, alors qu’elle l’irrigue de part en part et l’explique en filigrane; soit qu’elle ne

soit approchée que comme une série de thèmes régionaux, éclatés et distincts, sans unité

dans la pensée d’Augustin, ou bien insuffisamment approfondis, voire infidèlement jugés

dignes d’un meilleur emploi que celui auquel Augustin l’a prêtée. Ainsi a-t-on pu voir se

développer des études sur la musique totalement indifférentes à la résonance que celle-

ci peut avoir dans le vaste palais de l’œuvre d’Augustin – certains ne craignant pas

d’écrire, pour n’en donner qu’un triste exemple, que la conception augustinienne de

l’écoute musicale n’est qu’une «  trahison  » de «  la vérité du temps musical  », dans la

mesure où la musique ne sert qu’à «  fixer l’âme en Dieu  », ce qui constituerait une

«  contradiction totale  » (Bernard Sève, L’Altération musicale, Paris, p. 253)… D’autres

auteurs heureusement, tel l’organiste et théoricien Jean Huré, ainsi que, plus

récemment, le philosophe de l’art Jacques Darriulat, ont développé de plus sensibles

approches de l’écoute et du plaisir musical dans le De Musica, qui mériteraient d’être

pleinement mises en lumière, tant elles s’ancrent au cœur de la vision augustinienne de

la « distension de l’âme », ouverte à l’Éternité au sein même de l’écoulement temporel de

la musique.

Par « grandes théories augustiniennes », nous n’entendons pas autre chose que ce qu’en

a retenu la vulgate : la conception de la recherche de Dieu par l’humilité et la charité;

l’explicitation de la non-substantialité du mal et du libre-arbitre comme volonté capable

de s’abandonner elle-même en s’abandonnant au néant (dogme du péché originel); la

présentation du mystère de la grâce, en vertu de laquelle, en dépit de la chute, Dieu nous

a donné d’être à son image et de faire bon usage de notre libre-arbitre pour augmenter

cette ressemblance tout au long de notre vie; l’analyse de la création du monde comme

nécessaire exaucement de la bonté de Dieu n’ayant pu permettre qu’une création bonne

demeurât dans le non-être; la théorisation du temps qui s’écoule dans la Cité des

Présentation initiale du projet de recherche

8

Page 9: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

hommes, et au sein duquel ces derniers peuvent ou bien se noyer « par l’amour de soi au

mépris de Dieu » (La Cité de Dieu, XIV, 28) ou bien œuvrer à leur salut, et la théorisation

de l’«  immuable éternité  » de Dieu, qu’Augustin décrit comme une incommensurable

musique que seuls peuvent entendre « les humbles de cœur » (Confessions, XI, XXXI, 41);

la doctrine de la formation des choses corporelles, qui naissent et périssent par les

formes principales, essences stables et immuables contenues dans l’intelligence divine,

constituant précisément l’œuvre éternelle décomposée de manière imagée dans les six

jours de la Genèse; etc. Mais cette énumération doxographique, aussi caricaturale

qu’incomplète, n’a d’intérêt que si l’on sait n’en être pas dupe et si, à l’image de la

Trinité, qui réalise l’unité parfaite de trois attributs apparemment distincts, l’on sait en

retrouver aussi l’unité profonde et, par là même, enrichir toujours leur compréhension à

la lumière de cette unité ou en mieux renouer grâce à elle les liens implicites.

Ce sera la fonction d’un plan et d’une introduction ultérieurs que d’exposer en détail les

articulations permettant de trouver dans sa conception de la Beauté l’unité profonde de

la pensée de saint Augustin, mais, à titre apéritif, et nullement exhaustif, nous pouvons

déjà dévoiler ici quelques pistes importantes que nous ne manquerons pas de suivre et

qui illustrent l’intime liaison que forme, avec ces grandes et fameuses théories, la pensée

augustinienne de la Beauté. Par exemple, nous disions d’abord que, pour Augustin, la

recherche de Dieu passe inévitablement par l’humilité et la charité, ou plutôt Augustin

dit lui-même, en conclusion de la Règle monastique qui porte son nom, que c’est d’abord

«  comme des amants de la beauté spirituelle  […] que le Seigneur [nous] donne

d’observer [tous les commandements de cette règle] avec amour »  : en d’autres termes,

être un amant de la beauté spirituelle, c’est vivre selon la beauté parfaite, qui est la

beauté de la charité, et qui nous vient de « la Beauté de toutes les beautés » elle-même :

Dieu. Nous évoquions ensuite la thèse de la non-substantialité du mal et la thèse du

libre-arbitre : dans le traité sur l’épître de saint Jean déjà cité, Augustin nous rappelle en

effet que « notre âme […] était laide par le péché : en aimant Dieu, elle devient belle ». Au

paragraphe 37 du Sermon XLVI, il rappelle également que «  là où il y a division, il y a

laideur et non pas beauté  ». C’est donc qu’il y a laideur, là où il y a division de l’âme

choisissant de se séparer d’elle-même et de s’abandonner au néant en n’aimant pas

l’Être – Beauté source de toutes les beautés – par lequel elle devient belle en s’unissant à

Lui. Or, cette « Beauté de toutes les beautés » n’étant autre aux yeux d’Augustin que la

Présentation initiale du projet de recherche

9

Page 10: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

facies Dei ardemment recherchée (Confessions, I, V, 5), il semble dès lors impossible de

délier toute recherche inquiète de la Beauté, de la célébration de Dieu comme

«  éminemment digne de louanges  » (Confessions, I, I, 1), et, par conséquent, de la

corrélative attestation de l’humaine finitude et du péché, obstacles à la louange (qu’ils

troublent de leur fait même) et causes de la distance incommensurable entre les hommes

et la Beauté – distance où seule peut pourtant, et paradoxalement, se déployer, outre sa

louange, cette même recherche de la Beauté. Le mystère de la grâce permet à Augustin

d’éclairer ce paradoxe, car, en dépit de la chute, Dieu nous invite, par l’incompréhensible

avènement de la Beauté, à chercher à reproduire en notre âme, et par l’embellissement

de notre âme, l’éblouissante et invisible image qui fut la source de notre émerveillement,

de sorte que la recherche de la Beauté vise à surmonter le péché qui entrave sa

progression cependant que celui-ci la motive par le combat même qu’elle livre contre

lui. Mais il ne nous est pas donné de reproduire cette beauté sans l’aimer, ni sans cultiver

la beauté particulière qui, en nos cœur et âme, nous donna d’abord d’être touchée par

elle :

« [Ô] âme, dit [à ce propos] saint Augustin, remarque bien que ton Créateur ne t’a pas seulement

donné l’être, mais qu’il t’a donné d’exister toujours, qu’il t’a accordé de vivre, de sentir, de

discerner, qu’il t’a ornée de sens et embellie de sa sagesse. Considère donc ta beauté afin de

comprendre à quelle beauté tu dois donner ton amour. Et si tu es impuissante à te contempler

comme il convient, pourquoi au moins n’emprunterais-tu pas le jugement d’autrui pour apprécier

ta valeur ? Tu as un époux dont tu ignores les perfections ravissantes; si tu les connaissais, tu

saurais qu’un tel époux, si plein de charmes et de grâces, le Fils unique de Dieu, ne se serait point

laissé prendre à tes attraits s’il n’eût trouvé en toi, plus qu’en aucune créature, une beauté

singulière et vraiment ineffable. » (Saint Bonaventure citant la Cité de Dieu, in Soliloque, I, 9, 10).

C’est dans le même esprit que l’on peut lire l’analyse augustinienne de la création du

monde  : Dieu, ayant en quelque sorte «  prévu  » la Beauté de la Création, ne put

s’empêcher de la mettre au monde, bien que cette «  prévision  » soit en réalité

contemporaine, ou coéternelle, à sa création. La reconnaissance des dons de Dieu et de

sa Beauté dans la beauté des œuvres de sa création n’est-elle pas ainsi celle de ceux qui,

voyant la beauté des œuvres de Dieu en son Esprit, découvrent que c’est en fait Dieu

qui, comme dans la Genèse, voit avec eux et en eux la Beauté – qui est moins celle de la

Création, que celle de Dieu en propre, dont l’homme a toutefois en lui le vestige ou

Présentation initiale du projet de recherche

10

Page 11: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

l’image ? (Il y aurait à ce sujet toute une excursion à faire chez saint Bonaventure, autre

chantre de la beauté de la création, qui doit beaucoup à saint Augustin…)

À l’image du traité perdu, De Pulchro et Apto, qu’Augustin n’a jamais tenu à recomposer,

il serait vain et prétentieux de vouloir reconstituer un «  système esthétique  » tel

qu’Augustin eût omis de le construire lui-même : il n’a jamais établi, ni même souhaité

établir, pareil système, et, comme le note salutairement Étienne Gilson, « aussi longtemps

que l’on traite cette méthode [digressive et apparemment inachevée de la pensée de saint

Augustin] comme un système, elle apparaît lacunaire et déficiente sous bien des

rapports; pas une idée qui s’y définisse avec une rigueur métaphysique achevée, pas un

terme technique qui garde d’un bout à l’autre une signification constante, partout des

suggestions, des ébauches, des tentatives sans cesse reprises et bientôt abandonnées

pour reprendre au moment où l’on croyait que leur auteur lui-même n’y pensait plus.

Que l’on tente au contraire d’appliquer cette méthode au problème de la destinée

humaine dont elle cherche la solution, tout change d’aspect, tout s’éclaire; les lacunes de

l’œuvre deviennent autant de champs réservés au libre jeu de notre ascèse intérieure;

nous comprenons enfin que c’est à nous, à nous seuls, qu’il appartient de les

combler. » (Introduction à l’étude de saint Augustin, pp. 322-323) C’est à ce « libre jeu » que

nous entendons nous livrer, non pas au sens d’un jeu de hasard, mais suivant la nécessité

des vérités que nous trouverons à travers toute l’œuvre de saint Augustin en réponse au

hasard des errances premières de notre questionnement.

L’originalité de notre projet tient donc moins à son sujet, qu’à la méthode mise en œuvre

pour son étude  : pour saisir la cohérence de la réflexion augustinienne sur la Beauté,

certains s’en sont tenus à recenser et à commenter les diverses considérations,

formulations, notations, allusions et autres illustrations explicitement corrélatives à cette

question au fil de l’œuvre d’Augustin (avec une érudition parfois même exemplaire,

discutant point par point les ascendances philosophiques et sources d’inspiration

doctrinales possibles); d’autres se sont fixés sur quelques provinces de la Beauté,

choisissant ainsi d’en subdiviser la question en quartiers, au risque d’en appauvrir la

visibilité d’ensemble (l’on ne traite ici que de la question des arts dits libéraux,

notamment de la musique, là que de la beauté du corps ou de l’âme, ou de Dieu ou du

Christ considérés séparément, mais jamais du principe suprême de l’amour de la beauté

Présentation initiale du projet de recherche

11

Page 12: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

ou de la beauté de cet amour, jamais comme d’une question une et unificatrice…).

L’immensité de l’œuvre de saint Augustin et des questions que celle-ci soulève nous

force naturellement, sous peine d’accroître inutilement les limites habituelles d’une

thèse, à renoncer à prétendre à l’exhaustivité, mais nous nous efforcerons autant que

possible de comprendre la Beauté vers laquelle Augustin fait signe au-delà de la rengaine

des textes strictement explicites traditionnellement cités, c’est-à-dire en cherchant

comment cette question dépasse les textes qui l’évoquent et comment elle donne sens à

tous ceux que sa présence implicite éclaire également, bien qu’autrement. Suivant au

plus près les pas d’Augustin et de l’unique Maître au service duquel il veut nous faire

aller, non pas les devançant ni les piétinant, nous tenterons aussi de ne pas cloisonner la

Beauté en sous-thèmes éclatés et distincts, mais de faire au contraire rayonner son unité

secrète et pénétrante, pour montrer comme les thèses augustiniennes déclinent chacune

à leur façon, chacune dans leur grandeur, une même, une infaillible, une éternelle

Beauté.

Il n’en demeure pas moins que saint Augustin, dans ses fameuses réflexions sur l’enfance

(Confessions, I, VI, 8), met en garde contre le désordre primordial de nos désirs, dont la

tyrannie caractérise notre préhistoire morale, de sorte que «  l’insatiable désir  » de

chercher la beauté risque aussi de porter, dès sa naissance, la marque de cet égoïsme

originel. Nous nous contentons ici d’esquisser l’idée de ce risque, que nous ne pourrons

esquiver lors d’une problématisation plus approfondie, mais que nous aimions peut-être

d’abord la beauté, ou ses simulacres, à la manière d’un enfant, brûlé par elle, à un

premier degré en tout cas, en raison de la frustration de ne pas posséder les objets de sa

convoitise, voilà qui suggérerait que l’enfance de notre appétit du beau peut à son tour

engendrer une vision et une visée désordonnées, voire inadéquates, de la Beauté. Face à

cette difficulté, ou à ce dénuement inaugural, Augustin nous confie que « [son] cœur se

débat dans sa perplexité  » (Confessions, XII, I, 1), s’inquiétant, suivant les termes de la

prière faite au tout début des Confessions, de savoir et de comprendre où est le début : invoquer

[cette beauté recherchée et tant désirée], ou bien la louer ? La connaître, ou bien l’invoquer ? Ou

plutôt : comment l’invoquer, si nous ne la connaissons pas ? Car, sans la connaître, nous pourrions

l’invoquer pour une autre, pour ce qu’elle n’est pas… et nous tromper ainsi d’objet. Ces

questions d’Augustin suggèrent que toute recherche de la Beauté est moins le résultat

d’une initiative philosophique apodictique que l’aveu forcé d’une déficience, si bien que

Présentation initiale du projet de recherche

12

Page 13: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

le philosophe qui, dans l’espoir de mieux comprendre le mystère de la Beauté, s’apprête

à suivre saint Augustin dans «  cette majestueuse cathédrale de paroles  » (Jean-Louis

Chrétien, « L’Échange des Voix, Introduction aux “Enarrationes in Psalmos” », p. 37) que

constituent ses œuvres dans leur intégralité, doit commencer par s’affranchir de

plusieurs scrupules.

Premièrement, étant donné qu’Augustin définit Dieu comme «  plein de

beauté  » (Confessions, I, IV, 4) et comme, précisément, «  la Beauté de toutes les

beautés » (c’est nous qui soulignons), il doit s’affranchir du scrupule d’avoir – parce que

l’orgueil et le philosophe ne se résolvent point aisément au mystère – à se donner charge

de demander des raisons à cette beauté divine, ou à cette divinité de la beauté (est-ce

Dieu qui nous donne à voir la – Sa – Beauté, ou bien la beauté qui nous donne à voir

Dieu – « Beauté de toutes les beautés  »  ?). Mais, comme l’a montré Jean-Luc Marion

(particulièrement dans « L’aporie de saint Augustin », introduction de son Au lieu de soi,

L’approche de saint Augustin), il y a un risque philosophique inhérent à la volonté

d’«  exorciser  » l’œuvre augustinienne de son « imprégnation » religieuse, pour n’en

garder que son substrat philosophique prétendument «  pur  »  – ou «  purement

rationnel » : « la position des relecteurs-philosophes consiste, dans le moins naïf des cas,

à n’assumer les analyses de saint Augustin que comme des matériaux dignes d’un

meilleur usage que le sien et comme des anticipations encore malencontreusement

prises dans une gangue théologique imprécise ou trompeuse, qu’il s’agirait d’élever au

concept en les neutralisant d’un athéisme au mieux “méthodologique”  ». En somme,

ignorer le chemin de la foi, et le cheminement même de la foi d’Augustin, c’est, non pas

lire Augustin en philosophe, mais, en tant que philosophe, se priver de l’expérience

philosophique (bien que religieuse aussi, comme on peut l’espérer) d’une lecture ouverte à

l’expérience religieuse qu’Augustin nous donne en partage. L’on est bien libre de n’avoir

point la foi, de n’être point chrétien, mais lire Augustin sans s’inquiéter de la possible

vérité de sa foi et, par là même, du christianisme, c’est ne le point lire.

De là vient, deuxièmement, que le chercheur doit également s’affranchir du scrupule de

se laisser atteindre lui-même par ce qui a atteint Augustin lorsqu’il est parvenu à

concevoir la Beauté grâce à Dieu et en Dieu : autrement dit, le philosophe ne peut, sous

peine de ne pas lire Augustin fidèlement et, par là même, de ne point le lire même en

Présentation initiale du projet de recherche

13

Page 14: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

simple philosophe, se mettre dans l’indifférence (d’au moins essayer) d’éprouver la

conversion et la foi en vertu desquelles ce dernier a finalement renié l’aveuglement de sa

jeunesse (notamment celle du De Pulchro et Apto), à cause duquel «  [il] ne voyai[t] pas

encore que le pivot d’un si grand problème [celui de la Beauté, qui nous occupe

effectivement] résid[e] dans [l’]art [du] Tout-Puissant qui seul fai[t] des

merveilles  » (Confessions, IV, XV, 24)… N’admettre que la raison aux dépens de la foi

revient, du point de vue même de la raison, à se priver des raisons qui proviendraient

moins de la raison que des éclaircies que l’autre (versant) de la raison – la foi – peut lui

apporter. Pour trouver la Beauté en particulier, parce qu’Augustin ne la sépare pas de

Dieu, il serait dommageable à la raison même (et plus encore à l’espérance) d’écarter la

possibilité de la vérité de la religion comme voie d’accès privilégiée et il faudrait avoir

perdu tout sentiment, cependant que tout esprit de recherche authentique, pour se

mettre exprès dans l’indifférence de savoir si la foi, ou sa quête, ne seraient pas mieux à

même de la découvrir.

Troisièmement, l’étudiant-chercheur doit s’affranchir du scrupule d’essarter

copieusement la jungle bibliographique consacrée à l’œuvre d’Augustin, voire à la

question spécifique de la Beauté dans la pensée d’Augustin, ou, plutôt, il doit s’y frayer

un chemin, et finalement sélectionner ses ressources, avec une certaine boussole à

l’esprit. Car il y va d’une cause essentielle, qui est que, ce saint n’ayant au fond écrit

qu’en vue d’une plus grande gloire de Dieu – « Beauté de toutes les beautés  » –, son

écriture ne renvoie pas à son «  talent d’artisan  », ni à son « génie d’architecte  » (J.-L.

Chrétien, « L’Échange des Voix  »), c’est-à-dire non pas à la gloire de sa seule activité

d’écrivain, ou même de philosophe, mais à la gloire de la Parole de Dieu, sans laquelle

cette activité serait vaine et vide. Saint Augustin, s’adressant à Dieu, rappelle lui-même ce

principe  : « Je ne dis, en effet, rien de vrai aux humains, que de moi, toi d’abord, tu ne

l’aies entendu; et même, tu n’entends de moi rien de tel qu’auparavant à moi, toi, tu ne

l’aies dit » (Confessions, X, II, 2). Autrement dit, Augustin ne dit rien à Dieu et, par suite,

rien de Dieu, ni rien devant Dieu, qui ne lui ait d’abord été dit par Dieu; sa parole naît

dans et de la Parole; de sorte que l’écriture augustinienne trouve sa source dans la parole

à lui donnée par Dieu, elle-même consignée dans l’Écriture. Dès lors, la Bible devient le

premier livre - et non pas simple matière à citation -, chair constitutive de la parole

Présentation initiale du projet de recherche

14

Page 15: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

propre d’Augustin et Verbe même auquel le lecteur (et le chercheur avec lui) est invité à

se référer.

Mais, comme l’a longuement éprouvé saint Augustin lui-même avant sa conversion (et

sans doute encore après…), l’Écriture et la Bible ne sont pas immédiatement accessibles,

et le code d’accès à la Beauté (et principalement à la Beauté d’entre toutes les beautés)

qu’elles renferment ne saurait être délivré sans intermédiation, ni sans la volonté d’être

délivré des leurres et des obstacles qui nous empêchent de la connaître. Notre parole et

notre cœur, duquel notre parole découle, sont pour Augustin en deçà du mystère de la

Beauté qui, comme Dieu, est «  inexprimable, incompréhensible, invisible,

insaisissable » (Anaphore de la Divine Liturgie de saint Jean Chrysotome). Cela signifie

qu’Augustin nous invite, pour nous dépêtrer du Mal, et de la méconnaissance que celui-

ci implique, à écouter d’abord les plus saints, eux-mêmes à l’écoute de la parole de

l’Esprit Saint et à même, par Lui, de nous donner à l’entendre. Notre lecture d’Augustin

ne pourra donc s’accomplir sans le silence difficile de l’humilité et de l’écoute, en

lesquels seuls pourront aussi se faire entendre et s’échanger les voix qui répondirent à

l’appel de Dieu – voix des apôtres, des saints et des Pères de l’Église, voix des théologiens

mystiques ou scolastiques, voix des penseurs et des spirituels, voix des poètes, etc.

Dans cette polyphonie, comment ne pas se perdre et comment, surtout, ne pas perdre la

voix qu’entre toutes Augustin cherche à nous faire écouter, celle du Verbe incarné, c’est-

à-dire du Christ, dont la lumière éclaire la Bible et forme l’alpha et l’oméga de son

exégèse ? Ou, pour traduire cette question en langage académique : quel sera le principe

d’élaboration de notre bibliographie de recherche  ? Nous avons déjà rappelé que la

lecture de l’œuvre de saint Augustin considérée dans son entièreté ne manque jamais de

s’accomplir dans une sorte de chiasme, où se croisent la faiblesse et l’obscurité

confessées de notre connaissance des « êtres spirituels » (Confessions, IV, XV, 24), auxquels

appartient au plus haut titre la Beauté (sous l’aspect de «  la Beauté de toutes les

beautés  », telle qu’Augustin l’aborde essentiellement), et la Parole de Dieu consignée

dans la Bible, qui vient toujours résoudre, ou du moins éclairer, les errances de notre

discernement. Ce jeu d’illuminations réciproques – d’Augustin par la Bible, de la Bible

par Augustin (bien qu’Augustin – nous y reviendrons – se prenne moins pour la lumière

venue éclairer d’elle-même sa compréhension de la Bible que pour le cataphote captant

Présentation initiale du projet de recherche

15

Page 16: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

une lumière reçue de Dieu) – vient de ce que « nous manqu[ons] de force pour que la

raison [puisse] nous faire découvrir la Vérité en toute transparence, et qu’en

conséquence il nous [faut] recourir à l’autorité des Saintes Écritures » (Confessions, VI, V,

8).

Notre propos est ici double, mettant à la fois la clef de l’Écriture au cœur de notre lecture

de toutes les œuvres de saint Augustin (mais c’est l’auteur lui-même qui nous édicte ce

propos, en nous enjoignant de recourir à l’autorité d’un Auteur plus admirable encore),

et prescrivant par là même un principe de sélection simple, bien qu’exigeant, pour notre

bibliographie. Qu’est-ce à dire  ? D’abord, que nous ne pourrons procéder, au sein des

œuvres d’Augustin, par sélection de textes ou, pour mieux dire (car nous serons tout de

même forcés, suivant les limites formelles de l’exercice doctoral, de privilégier certains

passages plutôt que d’autres), que nous tenterons autant que possible de ne pas couper

les textes ou citations choisis de l’éclairage, beaucoup plus large, de l’ensemble des

œuvres d’Augustin, dont l’esprit ne veut pas se distinguer de l’Esprit de Dieu

comprésent aux Écritures. Bien entendu, nous ne sommes jamais à l’abri de l’erreur, mais

nous nous efforcerons, à chaque reprise d’un argument augustinien, de le soumettre au

critère de vérification suprême qu’est sa confrontation à l’esprit des Écritures, sachant

que pour ce travail même, il vaut mieux, dans un premier temps, s’en remettre

patiemment à la méditation de saint Augustin au fil de son œuvre. Comme le souligne

Jean-Luc Marion (Au lieu de soi, p. 21), un certain nombre de textes augustiniens sont

devenus malgré eux des sortes de lieux communs où chaque philosophe, selon le thème

de sa réflexion, vient ponctuellement picorer tel ou tel argument, pour le détourner à la

faveur de son propre point de vue, prétendument plus digne que l’usage auquel son

auteur l’avait originellement destiné : « tel est le cas des développements sur le temps au

livre XI des Confessions; de ceux sur la memoria au livre X »; et, pourrait-on ajouter (mais

la liste complète serait bien plus longue), de ceux sur la musique au livre VI du De Musica

ou des spéculations sur le beau autour du traité perdu De Pulchro et Apto. Ces écueils

pourraient être écartés si l’on prenait soin d’en éviter deux autres : premièrement, celui

de prêter à Augustin des raisonnements qu’il ne fait pas lui-même (ou, ce qui revient au

même, d’interpréter, à partir de ses raisonnements, des choses clairement purgées de

l’esprit de son œuvre considérée dans l’unité et l’indivisibilité des membres formant son

corps, à l’image de celui du Christ et de l’Église); deuxièmement (mais ce principe

Présentation initiale du projet de recherche

16

Page 17: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

herméneutique découle du précédent), l’écueil consistant à objecter, suivant une

obsession historiciste qui déposséderait la lecture d’Augustin de toute la richesse de

rapprochements non diachroniques, voire anachroniques, mais fructueux

spirituellement, que ce soit faire preuve d’impertinence ou de fantaisie que d’aller relire

ses ouvrages de jeunesse ou ses traités dits « purement philosophiques » à l’aune de ses

écrits « de combat » – ceux qui traduisent les tribulations de la volonté d’un homme qui

cherche à embellir son âme pour la rendre digne d’accueillir enfin « la Beauté de toutes

les beautés » – et de ceux qui suivirent sa conversion. Ce n’est donc pas exactement qu’il

faille faire fi de la diachronie [comment, sans garder à l’esprit l’ordre dans lequel ses

livres ont été écrits, pourrait-on ne pas risquer d’imiter Augustin dans ses erreurs – qu’il

dénonce lui-même (notablement dans le prologue des Retractationes) – et trouver

comment il a progressé en écrivant ?]; mais il conviendra plutôt, dans notre approche de

la Beauté suivant saint Augustin, de ne pas oublier que, pour une même question,

plusieurs réponses sont possibles au fil de ses différentes analyses (ou de ses différences

d’analyse) et de ses œuvres, s’éclairant les unes les autres, pourvu que l’on ait moins le

désir de trancher que celui de mettre au jour leur valeur respective ou leur

éclaircissement mutuel. Cette méthodologie bibliographique et herméneutique – sorte

de holisme ontologique en vertu duquel «  tout se tient et s’entretient si bien, qu’[à la

lecture d’Augustin, l’on] ne peut saisir un anneau de la chaîne sans tirer à soi la chaîne

tout entière  » (Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, pp. 311-312) – est

également préconisée par Étienne Gilson (Idem., pp. 310-312) ou Jean-Michel Fontanier

(La Beauté selon saint Augustin, pp. 15-16)  : nous donnerons plus bas quelques exemples

précis d’œuvres et de textes susceptibles d’éclairer notre sujet de recherche, mais nous

espérons que les remarques que nous venons d’exposer nous remémoreront que l’œuvre

d’Augustin est une « somme », c’est-à-dire une totalité et une unité englobant la question

de la Beauté, sans qu’aucune de ses parties n’en puisse être détachée sans risque de

démembrer un corps de sens ou des sens qui font corps, ni sans risque de perdre la

lumière que tout texte d’Augustin peut apporter à cette question.

Si nous prenons le temps d’exposer ces remarques préliminaires relatives à notre

méthode de lecture de saint Augustin, c’est que l’ambition de notre projet est

indissociable du souci original de nous concentrer d’abord sur la richesse et l’immensité

de son œuvre propre, afin d’y explorer en profondeur sa « théorie du beau », sans avoir,

Présentation initiale du projet de recherche

17

Page 18: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

dans un premier temps du moins, à nous dissoudre dans la vaste postérité

philosophique, théologique, critique, voire artistique, littéraire ou culturelle au sens large

de l’augustinisme, à laquelle cette œuvre donna le jour – et qui représente néanmoins

une part incontournable de l’histoire de la philosophie depuis le cinquième siècle. Tant

de choses, en effet, ont été écrites sur et d’après saint Augustin... et souvent contre lui !

Jean-Luc Marion écrit même (Au lieu de soi, p. 16) que «  l’émergence médiévale de la

séparation entre théologie et philosophie se produit en rapport direct avec la pensée

augustinienne », de sorte que tout un pan de la pensée philosophique, et notamment de

celle de la Beauté, au fil des siècles et jusque dans ce que l’on appelle un peu vaguement

l’esthétique contemporaine, s’est construit sur la base, ou à l’encontre (suivant l’optique

choisie), de l’augustinisme. Sur la Beauté dans la pensée de saint Augustin, de saint

Bonaventure à Hannah Arendt – et même Umberto Eco –, en passant par Pascal ou Hans

Urs von Balthasar, un nombre de choses incalculable a déjà été pensé, dit et écrit avant

nous, et, pour emprunter le mot de La Bruyère, nous pourrions même écrire que, sur ce

sujet, « tout est dit » ou presque, mais, plus encore peut-être, tout, au sujet de la Beauté,

est déjà dit dans l’œuvre d’Augustin lui-même. Il n’en demeure pas moins que nous

sommes toujours seuls à penser en nous-mêmes et que nous ne pensons jamais que

comme nous seuls, quand bien même nous penserions, sur la question particulière de la

Beauté, ce que tant d’autres – et des plus illustres, à commencer par l’évêque d’Hippone

– ont déjà pensé et ce que des esprits innombrables penseront sans doute encore après

nous. Il faut donc penser pour nous-mêmes et, l’effort de découvrir des vérités déjà

trouvées par d’autres n’appartenant jamais qu’à chacun, « [éprouver] [à notre tour], après

tant d’autres, le besoin de remonter à la source et étudier l’augustinisme de saint

Augustin lui-même, pour être mieux à même de comprendre ensuite celui de ses

successeurs » (ainsi Gilson formule-t-il justement ce que nous souhaitions dire).

À notre tour, donc, nous irons « encombrer » (c’est le verbe choisi par J.-M. Fontanier…) la

littérature existante – et déjà fort abondante – sur le thème de la Beauté selon Augustin.

« Encombrer » ? En fait d’encombrement, il s’agit plutôt d’un dépouillement nécessaire,

afin de désaimer les fausses beautés, celles qui nous trompent parce que nous nous

laissons confondre par elles en les confondant avec la vraie source de toute Beauté, en

vue de retrouver dans nos cœurs les beautés plus réelles et plus solides, de celles qui

font qu’au lieu de nous demander qui nous aidera à prendre le bon chemin, ou bien qui nous

Présentation initiale du projet de recherche

18

Page 19: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

montrera «  la Beauté de toutes les beautés », « nous voyions le royaume de Dieu qui est en

nous-même » (Saint Augustin, Discours sur le Psaume IV, 9). En d’autres termes, et comme

nous y invite Augustin, l’effort de recherche de la Beauté déjà découverte par lui, dépend

moins de son secours que de celui que nous nous apporterons à nous-mêmes en

«  tendant nos oreilles ouvertes par la charité  » (Confessions, X, III, 3), laquelle est elle-

même une vertu reçue de la Beauté de toutes les beautés afin que nous apprenions à la

mieux reconnaître, cependant qu’à la mieux aimer.

Au lecteur, ou à l’étudiant-chercheur, qui voudrait se dispenser d’amender sa vie et

persisterait à essayer d’extraire de l’œuvre de saint Augustin une «  théorie du beau  »

toute faite pour y puiser à loisir des explications commodes et systématiques, l’évêque

d’Hippone adresse cette mise en garde (Confessions, X, III, 3) : « Qu’ai-je donc affaire aux

hommes, qu’ils entendent mes confessions, comme si c’était eux qui allaient guérir toutes

mes langueurs ? Gent curieuse de connaître la vie d’autrui, paresseuse pour amender la

sienne ! Pourquoi vouloir entendre de moi ce que je suis, et ne pas vouloir entendre de

toi[, Seigneur,] ce qu’ils sont ? […] Parce que la charité croit tout – du moins entre ceux

qu’elle lie en une étroite unité –, moi aussi, Seigneur, je te fais ma confession, pour que

les autres m’entendent. Je ne saurais leur prouver que je dis vrai; mais ceux-là me

croient, qui tendent vers moi des oreilles ouvertes par la charité  »… Défi pour le

philosophe (« je ne saurais prouver que je dis vrai… »), provocation aux yeux de l’esprit

fort qui voudrait à tout prix se passer de Dieu pour triompher au seul moyen de ce qu’il

croit être le génie propre de sa raison rebelle [mais ce péché contient son enfer, car Dieu se

charge d’aveugler tous les faux raisonnements et de « nous rappeler [ainsi] au sentiment

de notre dépendance  » (É. Gilson, Idem., p. 310)], ce passage, en même temps qu’il

introduit une confession sur la nature de l’esprit de la confession en général et des

Confessions en particulier (« C’est pour de telles âmes que je vais me dévoiler »… – livre

X, IV, 5), offre une parfaite analyse – cependant qu’une critique de ce qu’elle ne doit pas

être – de l’âme de la recherche, personnelle ou académique, effectuée à la lecture des

Confessions (mais le commentaire constitue également une grille de lecture suggestive et

valable pour l’ensemble de l’œuvre de saint Augustin)  : «  Mais quel fruit veulent-ils

[l’auteur parle de ses lecteurs] en retirer ? Associer leurs actions de grâce aux miennes,

en découvrant combien tes bienfaits m’ont aidé à marcher vers toi ? Et prier pour moi,

en découvrant combien ma pesanteur m’a freiné ? » (Confessions, X, IV, 5)

Présentation initiale du projet de recherche

19

Page 20: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Cette question (quel fruit voulons-nous vraiment retirer de la lecture de saint Augustin

au sujet de la Beauté  ?), nous ne pouvons pas ne pas nous la poser à l’orée de cette

entreprise doctorale. Saint Augustin indique clairement que ce fruit peut osciller entre la

bienfaisance, qui marche vers Dieu, et la pesanteur, fruit de nos faiblesses et du péché, qui

nous freine dans cette marche. Et Augustin de prévenir encore : «  le bien, ce sont tes

ordonnances et tes dons; le mal, ce sont mes fautes, objet de tes jugements », de sorte

que notre chemin vers la Beauté semble lui-même soumis à cette règle, parsemé de

l’espérance du bien et de la secrète amertume que nous procurent nos fautes – «  joie

secrète mêlée de tremblement  » (Confessions, X, IV, 6). Chercher dans notre vie la Beauté,

comme au fil de cette recherche future et dès longtemps commencée, c’est donc

chercher un fruit qui est un « don  » plus qu’une possession (c’est-à-dire un fruit qui

donne à fructifier, plutôt que destiné à être consommé), un élan d’ « espérance » et une

« ouverture » conduite par la « charité » plus qu’un enjeu de pouvoir, de maîtrise ou de

domination docte. Il s’agit donc d’un exercice de dépossession; il s’agit d’arriver à

trouver la Beauté par le démantèlement de toute volonté de puissance, de tout esprit de

théorisation et de thésaurisation; car la Beauté qui répondrait à une prétendue théorie

augustinienne du Beau serait, pour reprendre l’heureuse expression de Charles

Baudelaire, «  une espèce de damnation qui nous pousse[rait] à une abjuration

perpétuelle  »  : il ne s’agit point de posséder une théorie, pour posséder ou maîtriser la

Beauté (ou sa recette), mais d’apprendre à recevoir et à cultiver cette dernière, qui exerce

sur nous sa puissance, bien plus que nous ne l’exerçons sur elle; il ne s’agit point

d’accumuler un trésor théorique, un stratagème, un « truc », grâce auquel la richesse ou

la jouissance du beau nous serait accessible à tout instant à tout jamais, mais d’élever

plutôt notre cœur à aimer la Beauté que le « Tout-Puissant » nous donne à aimer

(Confessions, X, IV, 6) et qui donne à aimer.

Le premier pas sur le chemin qui conduit la pensée, ou tourne le cœur, vers la Beauté est

donc l’acceptation de sa révélation par la charité – « défi pour le philosophe », écrivions-

nous plus tôt, en ce que la recherche de la Beauté par l’intelligence se voit ainsi

contrainte d’accepter d’abord sans preuve ce qu’il s’agirait précisément de démontrer, à

savoir que « le ciel et la terre, ainsi que l’écrit Augustin, clament qu’ils ne se sont pas faits

eux-mêmes, que c’est donc le Seigneur qui les a faits, que c’est Lui qui est Beauté,

Présentation initiale du projet de recherche

20

Page 21: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

puisqu’ils sont beaux; qu’il est Bonté, puisqu’ils sont bons; qu’il est l’Être, puisqu’ils

sont », autrement dit, que le Créateur a et est et procure la Beauté au suprême degré, que

toutes les beautés du ciel et de la terre sont moins en nous, qui les admirons, qu’en Lui

qui les a créées « dans le Verbe éternel » (Confessions, X, IV, 6 et X, VI, 8)... Pourquoi cela ?

Pourquoi disons-nous donc que la Beauté n’accèderait à l’humain entendement que par

l’intercession de la charité ? Comment le comprendre et l’expliquer ? « La charité croit

tout », souligne Augustin, mais comment le philosophe parviendra-t-il à voir clair « dans

ce miroir et cette énigme  » (Confessions, X, V, 7) ? Étienne Gilson écrit dans son

Introduction à l’étude de saint Augustin (p. 32) qu’Augustin « a constaté que la foi tenait en

permanence à sa disposition cette même vérité que sa raison n’avait pu saisir[, et qu’il

vaut] mieux croire pour savoir plutôt que savoir pour croire, ou même pour savoir  ».

L’idée serait donc simplement d’aimer pour comprendre, d’aimer pour comprendre

qu’aimer est peut-être la plus haute manière de comprendre et que vouloir comprendre

sans chercher à aimer revient à tenter d’exercer une prise, une emprise, en lieu que

d’accueillir, d’écouter, de regarder (c’est-à-dire de recueillir et de garder précieusement).

Voilà pourquoi Dieu serait lui-même la « Beauté de toutes les beautés  », car sa toute-

puissance n’est nullement distincte de sa miséricorde, ni son savoir de son amour.

Lorsque nous mentionnons « la Beauté dans la pensée de saint Augustin », il faut donc se

représenter un « miroir » et une « énigme », plutôt qu’une théorie toute définie, ou qu’il

conviendrait de définir. Car la Beauté est un miroir, nul ne la peut apercevoir

directement telle qu’en elle-même, non que nous n’en voyions que de vides reflets (car

nous sentons bien que nous adorons quelque chose qui tient de ce qu’elle est vraiment),

mais parce qu’il ne nous est pas encore donné de la voir face à face. Par suite, la Beauté

est une énigme, comme un défi lancé à l’orgueil philosophique qui voudrait tout

expliquer par lui-même, comme « un intermédiaire, à la fois pour croire en [son Créateur]

et pour [le] chercher » (Confessions, VI, V, 8). Quant à l’expression « dans la pensée de saint

Augustin  », par conséquent, elle ne renvoie pas exactement à une conception

augustinienne qu’il conviendrait de décrypter et de recopier (ce serait une redite aveugle

et superflue), mais à celle qu’il nous invite à former nous-mêmes en nos cœurs, afin de

moins vouloir entendre ce qu’est la Beauté à ses yeux, que chercher à découvrir celle que

Dieu veut fructifier en nous. Saint Augustin se présente d’ailleurs clairement (Confessions,

X, IV, 6) comme un « serviteur  » de ses propres lecteurs, dont l’œuvre et unique souci

Présentation initiale du projet de recherche

21

Page 22: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

consiste à les « accompagner » sur le « pèlerinage » de la vie, partageant avec eux «  [sa]

joie » et « [sa] condition mortelle », pour les aider eux-mêmes à mieux servir le Seigneur.

Cette « théorie » augustinienne du beau est donc performative et participative, et vise à

faire de nous des témoins et des passeurs, c’est-à-dire des serviteurs plus que des

savants, des créateurs plus que des esthètes, des adorateurs fidèles et charitables plus que

des consommateurs égoïstes de la Beauté. Car la Beauté nous oblige, est en quelque sorte

une notion morale et, plus métaphysiquement encore, nous donne à aimer, à créer, à

donner, à partager, à célébrer, à nous recueillir.

Et pourtant, quelque « pesanteur », marque de notre « condition mortelle » et étendue de

notre péché, toujours vient nous freiner; la joie, l’espérance secrètes d’être toujours plus

près de la plus belle et de la plus vraie d’entre toutes les beautés sont «  mêlée[s] de

tremblement  »  : «  nous exultons, écrit Jean-Louis Chrétien, du fait que Dieu a, par sa

grâce, déjà commencé de transformer notre existence, nous exultons des dons reçus. Et

nous tremblons ou nous attristons en mesurant tout ce qui en nous résiste encore à cette

transformation » (Le Regard de l’amour, pp. 59-60). La Beauté, toute la Beauté, ne nous est

en effet pas encore donnée, parce que nous ne la cherchons pas avec une âme qui ne soit

elle-même que Beauté, si bien que nous ne sommes pas encore dignes de la recevoir. Et

pourtant, nous cherchons la Beauté; et « nous [la] chercherons […] comme si nous allions

[la] trouver, mais nous ne [la] trouverons jamais qu’en ayant toujours à [la] chercher (De

Trinitate, IX, 1, 1). Cela signifie, non pas qu’il soit vain de chercher à trouver la Beauté,

mais que, suivant l’esprit du psaume 105 (104), 4 (« cherchez toujours son visage ») et de 1

Corinthiens 8, 2 (« si quelqu’un croit savoir quelque chose, il ne le sait pas encore comme

il devrait le savoir »), cités par Augustin dans les toutes premières lignes du livre IX du

De Trinitate, se montrer trop assertif ou se croire fort assuré au sujet de l’essence de la

Beauté, voire de Dieu-Beauté de toutes les beautés, revient à prétendre être délivré de tout

mal et à prétendre connaître Dieu comme si on l’avait déjà contemplé « face à face ». En

vérité, quiconque s’applique à toujours approfondir sa recherche de la Beauté se trouve

probablement dans une disposition plus propice à son appréhension que la présomption

qui nous ferait tenir l’énigme de la Beauté pour résolue ou même facile à résoudre, car,

de même que Dieu résiste aux superbes et donne la grâce aux humbles, de même, pour

recevoir la Beauté, il faut suivre la voie de l’humilité qui donne simplement à la susciter

sans chercher à la recevoir ou à la posséder en retour, et, pour donner la Beauté, il faut

Présentation initiale du projet de recherche

22

Page 23: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

en quelque manière l’avoir reçue, c’est-à-dire avoir reçu d’elle, en même temps qu’un

appel à être aimée, le don de se donner à soi-même, et de donner à autrui, le don de la

louer, de la servir, de lui rendre grâce, de la glorifier – en un mot : de la bien aimer.

Or, bien aimer la Beauté et la chercher infiniment sont une seule et même chose, car

croire l’avoir trouvée, c’est cesser de la chercher, cesser de l’approfondir, cesser de

creuser toujours pour trouver en son fond le plus intime la source inépuisable qui la

rend aimable et qui nous donne de l’aimer autant qu’à aimer et à donner à aimer; et, dès

lors, c’est l’assécher au point de risquer de la dénaturer, de la faner irrémédiablement, et

d’en perdre ainsi tous les fruits à peine éclos. Sur la terre, la Beauté n’est donc ni

purement béatifiante, ni abêtissante; elle n’est ni un miroir à briser, ni une énigme à

percer une bonne fois pour toute; en fin de compte, elle n’est pas un problème théorique

pour doctrinaires et autres abstracteurs, car sa solution, ou pour mieux dire son

accomplissement, réside moins dans quelque formule abstruse que dans un certain art

d’aimer, dont le nom, sous la plume d’Augustin, n’est autre que celui de charité. Et

Étienne Gilson de relever à ce propos (Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 311) qu’en

effet « [saint Augustin] cherche une règle de vie plutôt que la solution d’un problème »,

non par une quelconque prédisposition de caractère, ni moins encore pour dispenser la

raison d’affronter ses difficultés, mais parce qu’il a éprouvé que l’artisan-penseur

abandonné aux seuls outils de sa propre fabrique philosophique est comme « un damné

descendant sans lampe […] / D’éternels escaliers sans rampe  » (Charles Baudelaire,

poème LXXXIV des Fleurs du Mal, « L’Irrémédiable »), et se heurte fatalement à

l ’ insuffisance de la philosophie si aucun «  acte d’adhésion à l ’ordre

surnaturel » (l’expression est encore de Gilson) ne vient libérer, par la grâce de la charité,

l’errance d’une recherche prétendument «  purement rationnelle  » de la Beauté et les

interminables indécisions d’écoles (rappelons-nous qu’Augustin a longuement

pourfendu les Païens, les Astrologues, les Manichéens, les Donatistes, les Pélagiens, les

Apollinaristes, etc.) par l’autorité des Écritures – c’est-à-dire par la révélation. Comme

l’évoque Jean-Luc Marion au sujet du beau et du vrai (voir Au lieu de soi, « § 22. La vérité

aimée  : pulchritudo », pp. 195-204), et comme nous aurons l’occasion de le méditer plus

attentivement dans le corps de la « thèse » à venir, la vérité de la Beauté ne saurait donc

se découvrir sous la forme d’une résolution de problème de type philosophique, mais

plutôt comme « une épreuve de l’excès d’évidence, qui pèse si directement sur moi que

Présentation initiale du projet de recherche

23

Page 24: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

je ne peux la supporter qu’à mesure que je l’aime  », car «  il faut l’aimer pour en

supporter la connaissance ». « Il s’agit donc, plus radicalement, de transgresser même les

vérités que pourraient dire les philosophes, si elles ne peuvent se faire aimer ou ne

conduisent pas à aimer » (J.-L. Marion, Idem., pp. 195-196) – ce qu’Augustin résume dans

ce passage mainte fois repris : « même quand les philosophes disaient des vérités, j’ai dû

les dépasser, eu égard à ton amour, ô mon Père, souverainement bon, Beauté de toutes

les beautés » (Confessions, III, VI, 10). Les vérités que nous pourrions énoncer au sujet de

la Beauté doivent donc toujours être « dépassées », c’est-à-dire transfigurées par l’amour

ou traduites en actes d’amour, sans quoi nous ne nous sommes créé qu’une Beauté de

papier incapable d’éclairer les ténèbres de notre vie.

Voilà l’esprit des pensées et des préoccupations qui nous habitent au seuil de ce projet.

Nous avons simplement tenté de dire que nous essaierons de penser la Beauté au plus

près d’œuvres aussi variées que la Cité de Dieu, le De Trinitate, la véritable encyclopédie

que constituent les Enarrationes in Psalmos, ou d’autres textes plus délaissés des

commentateurs, tels La Catéchèse des débutants, certains de ses commentaires sur les

Écritures, ou ses « essais  » de sagesse, sortes d’hypomnemata ou manuels bons et utiles

selon diverses circonstances de la vie ordinaire (De ce qui est bien dans le Mariage, Des

Devoirs à rendre aux morts, De la Patience, etc.). D’autres questions, n’ayant trouvé leur

place en ces pages, attendront le corps même du texte de la thèse, pour être posées.

Paris, septembre-octobre 2009.

Présentation initiale du projet de recherche

24

Page 25: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

INTRODUCTION___________________________

Pourquoi « la Beauté » ? Telle est notre interrogation initiale, d’un double point de vue :

‣ d’abord, à l’aune d’une étude universitaire sur saint Augustin, car ce thème n’est a

priori pas au cœur des plus évidentes élaborations conceptuelles du Père de l’Église (il

en découle qu’il faudra nécessairement procéder par sélection des textes épars traitant

spécifiquement de cette question, tout en veillant à n’en pas exclure leur contexte

biblique et théologique, ni à les désolidariser indûment des rapports profonds, bien

que souvent implicites, que ceux-ci entretiennent avec la pensée augustinienne dans

ses dimensions les plus névralgiques);

‣ ensuite, d’un point de vue plus proprement exégétique et philosophique. Car, pourquoi

choisir cette grille de lecture particulière (« la Beauté ») plutôt qu’une autre ? Et

pourquoi, pour orienter notre recherche, retenons-nous cet angle de visée plutôt que

tout autre thème ou concept - plutôt que, par exemple, le vrai, le bon, le juste, etc. ?

C’est que cette question et cette quête de la Beauté semblent constituer à chaque fois, sous

la plume d’Augustin, et en dépit de leur relatif éparpillement à travers son œuvre,

comme la métonymie, précisément, de toute question et de toute quête. Il semble qu’à

chaque fois, ou presque, que la Beauté est convoquée par l’évêque d’Hippone, celle-ci

cristallise sur elle seule la totalité de notre faculté de désirer et concentre en son énigme

la source unique de toute recherche : « Quaeris pulchritudinem; bonam rem quaeris. Sed

quare quaeris pulchritudinem, o anima ? - Tu cherches la beauté, ô mon âme, et c’est une

bonne chose. Mais pourquoi cherches-tu la beauté ?1 » L’on se souvient aussi de cette

série interrogative célèbre : « Num amamus aliquid nisi pulchrum ? Quid est ergo pulchrum ?

Et quid est pulchritudo ? Quid est quod nos allicit et conciliat rebus quas amamus ? - Qu’est-ce

1 Enarrationes in Psalmos, 103, s. 1, 4 (PL 36)

Page 26: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

que nous aimons, sinon le Beau ? Qu’est-ce donc que le Beau ? Et qu’est-ce que la

Beauté ? Qu’est-ce donc qui nous charme et nous attache aux objets aimés ?2 »

Que la Beauté soit le plus charmant d’entre tous les objets aimés, et qu’elle dicte

secrètement tout ce que nous cherchons, voilà qui n’est pas inouï, que ce soit pour le

lecteur du Banquet ou du Phèdre de Platon3, ou pour celui d’Augustin - ce dernier nous

rappelant, au sujet de ses recherches de jeunesse sur l’essence de la Beauté, que « si, de

fait, il n’y avait en [ces objets aimés] ni harmonie (decus), ni grâce (species), ils ne nous

attireraient nullement4 ». Mais, s’il paraît ainsi que nous n’aimons - voire ne cherchons -

peut-être rien, même dans la science, sinon le Beau, comment se peut-il, dès lors, que

nous n’en connaissions pas distinctement l’essence ? Car si, comme le souligne Augustin

non sans rappeler le paradoxe de Ménon, « nul ne peut aimer quelque chose qu’il ignore

absolument », nul non plus ne pourrait désirer d’acquérir une science s’il la possédait

déjà5.

Il faut en outre relever qu’Augustin ne reformule les questions du livre IV des

Confessions (« Qu’est-ce que nous aimons, sinon le Beau ? Qu’est-ce donc que le Beau ? »

Etc.) qu’en vue, non pas d’en réfuter la pertinence (puisqu’il ne cesse de rappeler que

chercher la beauté est invariablement une « bonne chose »), mais afin de confesser le

regret qu’il éprouve quant à l’esprit aveuglé dans lequel il se les posait lorsque, âgé de «

peut-être vingt-six ou vingt-sept ans », il avait composé ce traité sur le Beau et le Seyant

(De Pulchro et Apto), égaré par la suite :

Ibat animus per formas corporeas... Converti me ad animi naturam, et non me sinebat falsa opinio quam de spiritalibus habebam verum cernere... Sed tantae rei cardinem in arte tua nondum videbam, omnipotens, qui

facis mirabilia solus. - Mon esprit cheminait à travers les formes corporelles... Je me tournais

ensuite vers la nature de l’esprit, mais l’idée fausse que j’avais des êtres spirituels ne me permettait

Introduction

26

2 Confessions, IV, XIII, 20, La Pléiade, t. 1, p. 849

3 Cf. le fameux discours initiatique de Diotime, dans le Banquet, ou ce passage du Phèdre (250d) :

« ... seule la beauté a reçu pour lot le pouvoir d’être ce qui se manifeste avec le plus d’éclat et ce

qui suscite le plus d’amour »...

4 « nisi enim esset in eis decus et species, nullo modo nos ad se moverent » (Confessions, IV, XIII, 20, La

Pléiade, t. 1, p. 849)

5 La Trinité, X, 1, 1, La Pléiade, t. 3, pp. 510-511

Page 27: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

pas de discerner le Vrai... Je ne voyais pas encore que le pivot d’un si grand problème résidait dans

ton art à toi, ô Tout-Puissant qui seul fais des merveilles6.

De cette mise en garde sur « l’idée fausse » (falsa opinio) que l’on peut se faire de la

Beauté découle alors une problématique plus spécifique, qu’Augustin formalise en ces

termes : « Num pulchritudo semper amatur ? - Est-ce toujours la Beauté que nous aimons ? »

Derrière cette question, l’on sent bien poindre comme une double inquiétude :

‣ d’une part, est-ce vraiment la « vraie » Beauté que nous aimons lorsque nous aimons la

Beauté ? Se peut-il que, visant la Beauté, nous nous trompions d’objet et cherchions,

comme malgré nous, le plus beau de tous ses simulacres, au point de confondre, par

exemple, Beauté et tentation ?

‣ D’autre part, et plus gravement encore, ne serions-nous pas capables aussi d’aimer

autre chose que la beauté, et singulièrement ce qui n’est pas beau, d’aimer ou de faire

le mal et de contredire et de blesser ainsi la Beauté par le péché ?

De telles questions ne sauraient tendre à semer le doute ou à brouiller les pistes, mais à

diffuser plutôt une positive inquiétude - celle en vertu de laquelle on s’enquiert

intérieurement du bien-fondé de ses intentions dans la recherche de « la Beauté ».

Dic, oro te, num possumus amare nisi pulchra? Nam etsi quidam videntur amare deformia, quos vulgo

Graeci saprophiloi vocant, interest tamen quanto minus pulchra sint quam illa quae pluribus placent. Nam

ea neminem amare manifestum est, quorum foeditate sensus offenditur. - Dis-moi, je te prie, que

pouvons-nous aimer, sinon les belles choses ? En effet, bien que certains - que les Grecs appellent

vulgairement « saprophiles » - semblent aimer les choses laides, il importe de savoir à quel degré

ces choses ont une beauté inférieure à celles qui plaisent à la majorité des gens. Ainsi, c’est

évident, personne n’aime les objets dont l’aspect hideux offense nos sens7.

Dans cette page du livre VI du De Musica, Augustin semble éluder la difficulté de l’amour

de la laideur. Par foi et par espérance, il est en effet souvent spontanément conduit à «

neutraliser » ou, si l’on peut dire, à « positiver » la laideur, en l’intégrant dans une

Introduction

27

6 Confessions, IV, XV, 24, La Pléiade, t. 1, p. 851

7 La Musique, VI, XIII, 38, La Pléiade, t. 1, p. 715

Page 28: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

théodicée8, ou en montrant son infériorité par rapport à la beauté de Dieu qui force

l’homme à se dérober au regard extérieur pour « qu’à notre cœur rendus nous puissions

le trouver9 », et nous revêtir ainsi de beauté « amando eum qui semper est pulcher - en

aimant Celui qui est toujours beau10 ».

Et pourtant saint Augustin, en réalité, ne fait pas l’impasse sur ce problème de la

délectation de la laideur, qu’il associe à la jouissance dans le péché. Cette « saprophilie »

qu’il déplore, il confesse en effet l’avoir éprouvée, à travers le récit du vol des poires

commis à son adolescence, dans lequel il analyse précisément ce paradoxe : « [malitia

mea] foeda erat, et amaui eam - [ma malice] était laide, et je l’ai aimée11 ». Cette fascination

voluptueuse est donc le signe qu’il existe, au-delà même de cette sorte de « beauté

défectueuse, d’ombre de beauté (defectiva species et umbratica)12 » que possèdent les vices

trompeurs, c’est-à-dire au-delà d’une tentation plus ordinaire pour les simulacres de

beauté de l’illusion sensuelle, un goût plus étrange, plus pervers, de profaner la beauté et

d’aimer pour elle-même la laideur du mal perpétré. Le « sero te amaui... - bien tard je t’ai

aimée, beauté si ancienne et si nouvelle », dans l’hymne de regret du livre X des

Confessions, est devenu l’exclamation quasi proverbiale qui désigne chez Augustin cet

aveuglement humain à la vraie Beauté.

Gardant à l’esprit ces risques de méprises sur la Beauté, qui font qu’on ne l’aime pas

toujours à sa hauteur, qu’on ne la conçoit ni ne l’approche pas même forcément de

manière adéquate, et même que l’on peut aller jusqu’à se complaire dans la jouissance de

la laideur, qui est pourtant son « parfait » contraire, la difficulté plus générale que nous

tenterons de résoudre est donc celle de la définition de la beauté, ou plus précisément de

son identification, telle qu’elle permettrait de répondre à la question abrupte posée au

livre IV des Confessions : « quid est pulchritudo ? - qu’est-ce que la beauté ? »

Introduction

28

8 Cf. Le libre arbitre, III, (IX,) 24-27, par exemple, qui montre comment l’état misérable des

pécheurs contribue à la beauté de l’univers (La Pléiade, t. 1, pp. 510-512)

9 Confessions, IV, XII, 19, La Pléiade, t. 1, p. 848

10 In espistolam Ioannis ad Parthos tractatus, IX, 9 (PL 35)

11 Confessiones, II, IV, 9 (PL 32)

12 Ibid., II, VI, 12 (PL 32)

Page 29: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Partant des premières analyses d’Augustin sur cette question, qui indiquent très tôt (et

non seulement dans le passage des Confessions sur l’opuscule perdu) les racines de notre

difficulté à cerner la vraie Beauté, et les premiers remèdes à mettre en œuvre pour

s’affranchir de cette difficulté, et après avoir amorcé une enquête sur les variations

sémantiques d’Augustin (species, forma, decor, decus, harmonia, æqualitas, etc.) autour du

terme latin de référence pour désigner la beauté (pulchritudo), afin d’en saisir les nuances

et les distinctions et leurs implications philosophiques, nous suivrons ensuite le

mouvement anagogique généralement suggéré par Augustin.

Nous appuyant sur ce travail initial de définition et après avoir ainsi tenté de mettre au

jour, dans les textes où ils trouvent leur expression la plus marquante ou la plus

détaillée, les critères qui permettent d’appréhender d’abord la beauté sensible (qui nous

est naturellement la plus évidente13), nous examinerons ensuite leur articulation

analogique dans le domaine intelligible, auquel appartient l’âme, et, plus

particulièrement, leur application à cet « hybride » de sensible et d’intelligible qu’est

l’être humain.

Mais confronter la question de la beauté sensible, beauté des choses corporelles et du

corps, sera un préalable indispensable. En effet, le désir de voir la speciem Dei, la forme

ou la Beauté même de Dieu, qui est la Beauté en sa forme absolue (« per specie suam - en

sa forme propre »), ne paraissant pas pouvoir être exaucé immédiatement, il y a, chez

Augustin, tout un éloge de la Beauté du monde qui, loin d’être méprisée, peut au

contraire servir, sous certaines conditions, de tremplin d’une « esthétique inférieure »

vers une « esthétique supérieure », pour reprendre encore une expression de Hans Urs

von Balthasar. Parmi d’autres développements, nous soulignerons par exemple un aspect

souvent délaissé de la pensée augustinienne de la Beauté, qui est sa dimension féminine

- d’un point de vue symbolique, bien sûr, comme dans le Cantique des Cantiques, où

l’existence est représentée comme des noces, l’Église et l’âme recevant la semence de la

Parole, mais d’abord aussi en un sens beaucoup plus « charnel », si l’on ose dire... En

effet, cette beauté sensible, cette beauté féminine, ne saurait être trop expéditivement

renvoyée d’un revers de la main aux oubliettes du cliché d’un christianisme

Introduction

29

13 Augustin, à la suite de Platon ou de Plotin, commence à s’enquérir de la beauté dans ce qui

relève de la vue et des sens.

Page 30: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

grossièrement « misokale », tel que Nietzsche ou Renan ont pu le dépeindre. Nous

envisageons donc de nous attarder à présenter quelques volets peu explorés de la place

tenue par cette beauté sensible dans l’« ontologie esthétique » augustinienne, car il serait

trop simpliste de ne voir dans cette ontologie - ou dans cette métaphysique - du Beau,

que l’alibi d’une morale fondée sur la peur ou le mépris de la beauté du monde créé,

d’un monde « gnostique » ordonnant à l’homme de se reclure hors du sensible.

L’angélisme esthétique ainsi conçu ne risquerait-il pas d’engendrer ce que Baudelaire

appelait « la dureté de cœur » ? Il y a une différence entre un rigorisme caricatural et la

perspective eschatologique qui est celle d’Augustin : car il s’agit pour lui, comme le

formulait Grégoire de Nysse, de ne pas « gaspiller sa puissance de désir » dans les beautés

éphémères - non pas donc exactement de les mépriser. En revisitant quelques-unes des

méditations augustiniennes aussi fondamentales que celles qui portent sur la Création, la

mémoire, le temps ou la musique, nous tenterons de corriger un certain nombre d’entre

ces idées reçues, voire ces contresens, en redonnant leur place, certes hiérarchisée dans

une spiritualité qui a vocation à les dépasser, aux beautés de ce monde.

De là, nous pourrons donc passer ensuite à la transposition analogique de cette beauté

sensible dans le domaine de l’âme et de l’homme en tant qu’il est l’union d’un corps et

d’une âme. Il s’agira, notamment, de faire une excursion dans la théorie augustinienne de

la connaissance, appliquée à la quête de la Beauté, et de montrer, plus ontologiquement,

que la Beauté est en quelque sorte pour Augustin l’alpha et l’oméga de toute

connaissance, et que cette dernière se décline en divers phénomènes épistémologiques,

de l’étonnement à l’interrogation, en passant par l’écoute, la lecture ou le dépassement

du doute, etc. Ce sera ainsi l’occasion de confronter le concept de Beauté à celui de

Vérité, et de découvrir pourquoi ce terme a priori réservé au domaine esthétique occupe

néanmoins une place primordiale dans la recherche par l’âme de la Vérité. Il conviendra

enfin de montrer les limites de cette analogie et de reconnaître que la Beauté, sous la

plume d’Augustin, renvoie à des modalités peu habituelles en philosophie, car elles

entrent d’emblée dans le domaine de la Foi et tiennent finalement d’une cruciale

dramatique de la prière, de la louange ou bien encore de la confession, etc.

C’est ainsi que nous pourrons espérer peu à peu nous élever enfin au Principe même

d’où participe toute beauté créée : Dieu, et nous intéresser à la spécificité de son

Introduction

30

Page 31: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

appellation : « beauté de toutes les beautés » et visée première d’une recherche inquiète

de la facies Dei14 , que nous considérerons successivement en sa structure trinitaire et en

la Forme que lui donne le Christ en son incarnation et sa résurrection. Nous tenterons

ainsi d’esquisser les prolégomènes à ce que l’on pourrait appeler une ontothéologie

augustinienne de la Beauté, aimante et belle préparation en ce monde pour une Beauté

qui est au-delà de ce monde.

Introduction

31

14 Cf. Confessiones, I, V, 5 (PL 32) : « Noli abscondere a me faciem tuam : moriar, ne moriar, ut eam videam

- Ne me cache pas ta face : pour ne pas mourir, que je meure pour la voir ! »

Page 32: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

PREMIÈRE PARTIE : LES BEAUTÉS D’ICI-BAS___________________________

CHAPITRE I :

SPECIES, FORMA, PULCHRITUDO : DÉFINITIONS

_____________________

§ 1. Species, forma : les corps ou les choses corporelles

ne tirent pas d’eux-mêmes leur beauté, mais d’une summa pulchritudo.

Il y a, sous la plume d’Augustin, plus de manières d’évoquer ou d’invoquer la beauté, de

parler d’elle, de se taire à son sujet ou de n’en point parler pour la laisser d’autant mieux

délivrer d’elle-même sa merveilleuse et incomparable parole, de s’adresser à elle, de la

révérer, de la louer, de la prier, de la définir, de regretter d’avoir cherché à la définir en

des termes indignes d’elle, de s’incliner, de se repentir ou de s’humilier devant elle, de la

faire admirer ou désirer sans avoir l’air d’en parler, etc., - plus de manières, en somme,

qu’aucune étude, fût-elle l’objet de toute une vie, ne suffirait jamais à dénombrer ou à

embrasser totalement15.

Cela tient de ce que, dans une mesure qu’il nous appartiendra de préciser tout au long

de ce pèlerinage philosophique à la suite de saint Augustin, l’œuvre entière de ce dernier

n’est elle-même pas autre chose qu’une longue, inquiète et progressive recherche de la

beauté. Dieu, « Beauté de toutes les beautés16 (pulchritudo pulchrorum omnium) », est en

effet la visée première de la démarche augustinienne et « cette Beauté vers laquelle

soupire [s]on âme jour et nuit17 (cui suspirat anima mea die ac nocte) »... Or cette quête,

comme en rend compte la célèbre complainte de regrets du livre X des Confessions, n’est

15 (Mais le but recherché n’est point tant de parvenir à quelque illusoire exhaustivité que d’aller tôt

à l’essentiel.)

16 Confessions, III, VI, 10, La Pléiade, t. 1, p. 823

17 Ibid., X, XXXIV, 53, p. 1016

Page 33: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

pas évidente et est semée d’embûches qui retardent l’accomplissement plénier de notre

amour de la beauté :

Sero te amavi, pulchritudo tam antiqua et tam nova, sero te amavi ! Et ecce intus eras et ego foris et ibi te quaerebam et in ista formosa, quae fecisti, deformis irruebam. Mecum eras, et tecum non eram. Ea me

tenebant longe a te, quae si in te non essent, non essent. - Bien tard je t’ai aimée, ô Beauté si ancienne et

si nouvelle, bien tard je t’ai aimée ! Tu étais au-dedans, moi j’étais au-dehors, et là, je te cherchais :

sur tes gracieuses créatures, tout disgracieux, je me ruais. Tu étais avec moi, et je n’étais pas avec

toi. Loin de toi, elles me retenaient, elles qui ne seraient point, si elles n’étaient en toi18.

Ce « sero te amaui », exclamation devenue quasi proverbiale, révèle et résume en effet

toute la tribulation de l’âme humaine sur le chemin de la beauté - tribulation où l’âme,

étrangère à elle-même en même temps qu’à la vraie beauté, peine à voir et à devenir ce

qu’elle désire de devenir et de voir vraiment, et à trouver ce qu’elle cherche pourtant

avec le plus d’ardeur. Ce retard dû à l’aveuglement de l’âme par l’âme se reflète

immanquablement dans le travail d’écriture, et saint Augustin nous rappelle en diverses

occasions que tout travail de définition particulier, comme celui, crucial, de définition de

la beauté, est naturellement contraint d’évoluer et de s’amender pas-à-pas au fil du

temps, à l’image de sa propre œuvre considérée dans sa globalité : « Inveniet enim fortasse

quomodo scribendo profecerim, quisquis opuscula mea ordine quo scripta sunt legerit. - Qui lira

mes petits ouvrages dans l’ordre où ils furent écrits découvrira peut-être de quelle façon

j’ai progressé à mesure que je les écrivais19. » Car, comme le rappelle encore Augustin au

début de La Catéchèse des débutants, « maxime quia ille intellectus quasi rapida coruscatione perfundit animum, illa autem locutio tarda et longa est, longeque dissimilis, et dum ista volvitur,

iam se ille in secreta sua condidit - la pensée se répand dans l’esprit avec la rapidité de

l’éclair, alors que la parole est lente, longue et fort différente en cela de la pensée. Elle se

déroule, alors que déjà l’éclair de la pensée a disparu dans la nuit20 ». Autrement dit, de

l’aveu même d’Augustin, l’intuition, comme la beauté, nous étonne et fulgure, mais on ne

pourrait comprendre ce qui s’y rapporte, ni éclairer les questions qu’elle nous inflige,

sans un patient examen qui requiert inévitablement le langage et, plus exactement, exige

un affinement progressif du langage, ou un dépouillement laborieux de tout ce qui

Species, forma, pulchritudo : définitions

33

18 Confessiones, X, XXVII, 38 (PL 32)

19 Retractationes, Prologus, 3 (PL 32)

20 La Catéchèse des débutants, II, 3, La Pléiade, t. 3, p. 160

Page 34: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

obscurcit l’énigme que le langage, précisément, tend à percer pour retrouver la pensée

distinctement conçue l’espace d’un éclair (coruscatio) :

Quis enim in hac vita nisi in aenigmate et per speculum videt ? Nec ipse amor tantus est, ut carnis disrupta caligine penetret in aeternum serenum, unde utcumque fulgent etiam ista quae transeunt. Sed quia boni proficiunt de die in diem ad videndum diem sine volumine caeli et sine noctis incursu, quem oculus non vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis adscendit : nulla maior causa est, cur nobis in imbuendis rudibus noster

sermo vilescat, nisi quia libet inusitate cernere et taedet usitate proloqui. - Car, dans cette vie, qui donc

voit sinon en énigme et comme dans un miroir ? Notre amour n’est pas assez grand pour dissiper

les brouillards de la chair et laisser notre regard pénétrer le ciel sans nuages de l’éternité, qui

répand sa lumière même sur les choses qui passent. Mais, comme les hommes vertueux deviennent

de jour en jour plus capables de voir ce jour qui ne connaît ni révolution des astres ni tombée de la

nuit, ce jour que l’œil n’a pas vu, ni l’oreille entendu, et qui n’est pas monté au cœur de l’homme,

la principale raison qui fait que notre langage nous paraît bas lorsque nous instruisons les

débutants, c’est qu’il nous est agréable de contempler les choses d’en haut, et qu’il nous pèse

d’avoir à les expliquer entre les mots d’ici-bas21.

Comme un trésor incommensurable que nul coffre, nulle caverne même ne peut

contenir, la beauté dépasse le verbe humain, ce qui nous frappe avec tant d’éclat ne tient

dans nul écrin et la parole qui voudrait définir se trouve débordée. Pourtant saint

Augustin n’aurait sans doute pas écrit, comme Baudelaire :

J’ai essayé plus d’une fois, comme tous mes amis, de m’enfermer dans un système pour y prêcher à

mon aise. Mais un système est une espèce de damnation qui nous pousse à une abjuration

perpétuelle; il en faut toujours inventer un autre, et cette fatigue est un cruel châtiment. Et

toujours mon système était beau, vaste, spacieux, commode, propre et lisse surtout; du moins il me

paraissait tel. Et toujours un produit spontané, inattendu, de la vitalité universelle venait donner

un démenti à ma science enfantine et vieillotte, fille déplorable de l’utopie22.

Ni comme l’auteur de la Critique de la faculté de juger :

Il ne peut y avoir nulle règle objective du goût qui détermine par concepts ce qui est beau. Car tout

jugement dérivant de cette source est esthétique, autrement dit : c’est le sentiment du sujet, et non

un concept de l’objet, qui est son principe déterminant. Chercher un principe du goût, qui

Species, forma, pulchritudo : définitions

34

21 Ibid., II, 4, pp. 161-162

22 Charles Baudelaire, « Exposition universelle - 1855 - Beaux-arts; I. Méthode de critique. De l’Idée

moderne du Progrès appliquée aux beaux-arts. Déplacement de la vitalité », in Œuvres complètes, t.

2, La Pléiade, p. 575

Page 35: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

fournirait le critérium universel du beau par des concepts déterminés, c’est une entreprise stérile

[…]23.

Mais, comme le poète moderne, saint Augustin a tôt saisi les limites de l’exercice de

définition des critères objectifs permettant de cerner la beauté. Désavouant le

matérialisme des tentatives de définition auxquelles il s’était livré lorsque, âgé de « peut-

être vingt-six ou vingt-sept ans24 », il avait composé un traité sur « le Beau et le Seyant

» (De Pulchro et Apto), égaré par la suite, il a exprimé en ces termes son regret de s’être fait

une « idée fausse » (falsa opinio) de la Beauté :

Ibat animus per formas corporeas et pulchrum, quod per se ipsum, aptum autem, quod ad aliquid accommodatum deceret, definiebam et distinguebam et exemplis corporeis astruebam. Converti me ad animi naturam, et non me sinebat falsa opinio quam de spiritalibus habebam verum cernere... Sed tantae rei

cardinem in arte tua nondum videbam, omnipotens, qui facis mirabilia solus. - Mon esprit cheminait à

travers les formes corporelles; je définissais (en les distinguant) le « Beau » comme l’« Harmonie en

soi », et le « Seyant » comme l’« Harmonieux par accord avec autre chose », construction appuyée

sur des exemples tirés des corps. Je me tournais ensuite vers la nature de l’esprit, mais l’idée fausse

que j’avais des êtres spirituels ne me permettait pas de discerner le Vrai... Je ne voyais pas encore

que le pivot d’un si grand problème résidait dans ton art à toi, ô Tout-Puissant qui seul fais des

merveilles25.

Nul doute qu’Augustin déplore d’avoir ainsi tenté, ou de s’être laissé tenter, d’enfermer «

les choses d’en haut dans les mots d’ici-bas » ou, ce qui revient au même, d’avoir

confondu la beauté qui vient du Ciel dans celle des formes corporelles considérées à

travers les « brouillards de la chair ». Car tel est bien le danger de la parole ou de la

pensée discursive qui cherche à éclaircir la pensée plus fugace et fulgurante de

l’intuition : de se laisser envahir par des mots ou par des paroles assourdissantes, d’être

emportée par une déferlante d’images ou de représentations tirées des corps et de se

perdre finalement dans les désirs, les songes, les visions imaginaires et tout ce qui

grouille et tourbillonne dans le « tumulte de la chair ».

Species, forma, pulchritudo : définitions

35

23 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 17 – « De l’idéal de la beauté  », traduction

d’Alain Renaut, GF Flammarion, Paris, 1995, p. 211

24 Confessions, IV, XV, 27, La Pléiade, t. 1, p. 853

25 Ibid., IV, XV, 24, La Pléiade, t. 1, p. 851

Page 36: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

La fameuse « extase » d’Ostie, rapportée par Augustin au livre IX des Confessions, et qui

relate l’élévation béatifique qu’il connut en communion avec sa mère, en Italie, peu de

temps avant la mort de cette dernière, s’ouvre justement sur une sorte d’injonction

impérieuse invoquant le silence et réclamant que parole et pensée s’affranchissent

précisément, degré par degré, de tout ce qui, dans l’univers corporel, obstrue l’accès de

l’âme au spectacle dont on sent bien qu’il est le plus beau : celui de l’« Être même ». Ce

récit, qui a suscité des interprétations aussi nombreuses que variées26, ne peut toutefois

pas ne pas se lire, rappelant en cela la révélation de l’Étrangère de Mantinée27 dans le

Banquet ou certaines pages des Ennéades28, comme une élévation graduelle de l’âme vers

la « source céleste » de la Beauté elle-même, et, en même temps, comme une forme

paradoxale de définition de cette Beauté et comme l’aveu, « en creux », qu’il n’y aura

jamais de définition possible de la Beauté que sous cette forme paradoxale « en creux ».

Mais d’abord, de quelle beauté s’agit-il dans cette « extase », aucun vocable latin n’y

faisant explicitement référence ? Pourquoi s’y agirait-il donc de beauté ? Et pourquoi, en

apparent contre-pied d’une certaine démarche anagogique qui voudrait que nous

partions d’abord des beautés d’ici-bas, qui ne laissent pas d’apparaître dans notre

expérience avec le plus d’évidence, ou du moins d’éclat, pour nous élever, ensuite

seulement, vers leur « source céleste », qui est la Beauté de Dieu, nous intéressons-nous

d’emblée à cet épisode qui semble hâter la course et vouloir franchir la ligne d’arrivée

avant même que d’avoir emprunté le chemin du parcours ? Et, plus fondamentalement

encore, en quoi ce passage des Confessions peut-il constituer, dès le commencement de

Species, forma, pulchritudo : définitions

36

26 Cf. essentiellement P. Henry, La Vision d’Ostie, Sa place dans la vie et l’œuvre de saint Augustin, Paris,

1938, et A. Mandouze, « L’extase d’Ostie : possibilités et limites de la méthode des parallèles

textuels », Augustinus Magister, Paris, Études augustiniennes, 1954, vol. I, pp. 67-84. Sur le thème,

plus spécifique, du silence nécessaire à la résonance d’une parole plus haute, lire aussi la belle

analyse de la contemplation d’Ostie telle que J.-L. Chrétien la développe dans Saint Augustin et les

actes de paroles, ch. VIII - « Se taire », p. 99.

27 Platon, Le Banquet, 209e-212c

28 Voir Plotin, Ennéades, V, 1, 2 (« Supposons en repos en elle [c’est-à-dire dans l’âme], non

seulement le corps qui l’entoure et son agitation, mais aussi ce qui l’enveloppe : repos à la terre;

repos à la mer, et à l’air, et au ciel [...] », mais aussi V, 5, 6 (« Qui veut voir la nature intelligible,

quittant toute représentation sensible, contemplera [...] » et V, 9, 1-2, qui citent d’ailleurs sans

équivoque le discours diotimien rapporté par Socrate dans Le Banquet.

Page 37: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

notre réflexion, une si parlante icône de cette Beauté que nous cherchons à

comprendre ?

Reprenons, l’instant d’une comparaison, Baudelaire où nous l’avions laissé pour essayer

d’amorcer une réponse à ces questions. Si le poète-critique d’art n’a cessé de s’escrimer

contre ses propres essais de conceptualisation systématique du beau, et de se les

interdire, c’est qu’il a profondément éprouvé ce qu’il pouvait y avoir de sacrilège dans

l’entreprise consistant à définir le beau ou à vouloir l’« enfermer » dans de prétendues

règles objectives ou dans des critères fixes. L’on connaît son implacable argument, qui

sonne comme un lourd avertissement exprimé sur le mode de l’anathème :

Tout le monde conçoit sans peine que, si les hommes chargés d’exprimer le beau se conformaient

aux règles des professeurs-jurés, le beau lui-même disparaîtrait de la terre, puisque tous les types,

toutes les idées, toutes les sensations se confondraient dans une vaste unité, monotone et

impersonnelle, immense comme l’ennui et le néant. La variété, condition sine qua non de la vie,

serait effacée de la vie. [...] Le professeur-juré, espèce de tyran-mandarin, me fait toujours l’effet

d’un impie qui se substitue à Dieu29.

La comparaison entre l’évêque d’Hippone et l’auteur des Fleurs du Mal ne saurait être

filée trop longtemps, mais saint Augustin semble s’être également résigné, comme en

témoignent clairement ses rétractations au sujet du traité perdu, à se distancer de la

tentative de définition formelle et systématique de la beauté. Non pas complètement

(nous ne manquerons pas de recenser les percées conceptuelles qu’il a malgré tout

réalisées en d’éparses et nombreuses analyses), mais certainement au point de ne plus

s’aventurer dans des distinctions prédicatives et apodictiques qui le contraindraient à de

nouvelles réfutations. Baudelaire, en fin de compte, parle quant à lui de s’être «

orgueilleusement résigné à la modestie », pour trouver « asile dans l’impeccable naïveté »

du « sentir », la plus à même, pour le poète, de retrouver « à volonté » cette « enfance », ce

silence intérieur, cette native innocence grâce à laquelle la beauté, la nouveauté et la

vitalité du monde peuvent résonner et s’exprimer librement... Or, bien que le ton et

l’intention du désaveu soient fort différents d’une plume à l’autre, Augustin aussi a pris

le parti de ne pas enfermer la beauté dans des concepts, et il a aussi cherché à nous la

faire « sentir » ou désirer plutôt qu’à la définir.

Species, forma, pulchritudo : définitions

37

29 Charles Baudelaire, Ibid., pp. 577-578

Page 38: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

C’est ce qu’atteste une bonne part du livre IV des Confessions, où Augustin raille l’usage

qu’il avait fait, dans son traité, des notions de « beau » (pulchrum) et de « seyant » (aptum),

et de leur distinction qu’il dénonce comme limitative, cachant derrière elle l’orgueilleuse

apparence d’une maîtrise et d’un savoir trompeurs qui, en réalité, cherchaient à

enfermer dans des catégories les « merveilles » (mirabilia) incommensurables de la

Beauté, qui ne sauraient s’y confiner. Là, comme en maintes autres occurrences, Augustin

confesse « le poids de [sa] superbe [qui] [le] faisait choir dans l’abîme30 » car, face aux

difficultés qu’il rencontrait, il a paru plus commode au jeune rhéteur, pour découvrir ce

qu’il cherchait vraiment à travers ses réflexions sur le beau et le seyant, de se réfugier

derrière l’illusion de compréhension que peut procurer la complexité des mots et des

concepts, plutôt que de reconnaître ses errances ou son ignorance.

Il ne peut donc encore s’agir ici de définir la beauté ou de s’avancer d’emblée dans

l’étude des vocables augustiniens qui explorent cette notion (si c’en est une) ou la

déclinent au fil de son œuvre. Ce que nous comprenons avant tout, à l’occasion de ces

confessions auxquelles donne lieu l’évocation du traité perdu, c’est que la pertinence de

la définition de la beauté ne peut répondre d’une entreprise qui chercherait à posséder

la beauté par concepts, comme s’y risquerait « un impie » qui voudrait « se substitue[r] à

Dieu ». Brossant l’autoportrait du jeune rhéteur qui cherche à impressionner ses amis en

les questionnant sur la Beauté, qui convoite d’associer son nom, en lui dédiant son

opuscule, à un orateur romain reconnu dont il ne connaissait pourtant guère plus que le

nom, qui se gargarise de termes grecs, comme ces fameuses « monade » et « dyade »31,

qui, dans l’environnement culturel d’Augustin, ne devaient être prononcés qu’aux lèvres

de l’élite et donner l’air savant32, qui s’enthousiasme à l’idée de pouvoir comprendre

l’univers tout entier grâce aux dix catégories d’Aristote, etc., l’on devine que saint

Augustin esquisse, en contrepoint, l’image tout opposée d’une approche plus patiente,

plus humble et plus simple de la problématique de la beauté :

Species, forma, pulchritudo : définitions

38

30 Confessions, IV, XV, 27, La Pléiade, t. 1, p. 853

31 Ibid., IV, XV, 24, La Pléiade, t. 1, p. 852

32 Cf. H.-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, ch. II - « Le grec », pp. 27-46

Page 39: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Quid hoc mihi proderat, quando et oberat, cum etiam te, Deus meus, mirabiliter simplicem atque incommutabilem, illis decem praedicamentis putans quidquid esset omnino comprehensum, sic intellegere conarer, quasi et tu subiectus esses magnitudini tuae aut pulchritudini, ut illa essent in te quasi in subiecto sicut in corpore, cum tua magnitudo et tua pulchritudo tu ipse sis, corpus autem non eo sit magnum et pulchrum, quo corpus est, quia etsi minus magnum et minus pulchrum esset, nihilominus corpus esset ? Falsitas enim erat, quam de te cogitabam, non veritas, et figmenta miseriae meae, non firmamenta

beatitudinis tuae. - Tu es, en effet, ô mon Dieu, un être admirablement simple et immuable. Moi,

pensant que tout existant pouvait être embrassé par les dix prédicaments ci-dessus, je m’efforçais

de te comprendre selon ces catégories, comme si tu étais un sujet, avec ta grandeur ou ta beauté

comme attributs, comme si elles étaient en toi comme dans un sujet, un corps, par exemple, alors

que tu es toi-même ta propre grandeur et ta propre beauté (un corps, au contraire, n’est ni grand,

ni beau du simple fait qu’il est corps, car, fût-il moins grand et moins beau, il n’en serait pas moins

corps !). Mensonge, l’idée que je me faisais de toi, et non vérité ! Artifice, fruit de ma misère, et non

solide fermeté de ta béatitude33 !

Manipuler le concept de beauté, prévient au fond saint Augustin, ce ne peut donc être la

même chose, pour reprendre le langage aristotélicien duquel l’auteur des Confessions se

distancie, que de disserter sur certaines attributions accidentelles d’une quelconque

substance. Car la beauté (comme nous avons commencé de l’entrevoir dans les passages

cités plus haut) n’est pas un attribut parmi d’autres. Elle n’est pas un attribut de Dieu,

puisque « [Dieu] es[t] [lui]-même [s]a propre grandeur et [s]a propre beauté (tua magnitudo

et tua pulchritudo tu ipse sis) », de sorte que la beauté de Dieu, c’est Dieu lui-même et non

un quelconque qualificatif d’un quelconque sujet-Dieu. Et, dès lors, la beauté ne saurait

être non plus considérée comme un attribut quelconque de tout autre sujet, et

notamment des choses corporelles ou du corps. Certes, que la grandeur ou la beauté

d’un corps soit diminuée n’en altère pas pour autant sa substance de corps (etsi minus

magnum et minus pulchrum esset, nihilominus corpus esset ?), mais que la beauté soit ici traitée

par Augustin, comme en maintes autres pages, comme l’essence même de Dieu, invite

immanquablement à reconsidérer, sous l’angle de cette appartenance divine, la spécificité

de la beauté des choses corporelles ou du corps.

Relevons aussi d’ores-et-déjà qu’Augustin n’envisage jamais que la beauté d’un corps ait

totalement disparu, la laideur absolue étant pour lui tout aussi impossible que l’absence

totale de Dieu : de même, en effet, que la grâce de Dieu peut faire naître une belle œuvre

Species, forma, pulchritudo : définitions

39

33 Confessions, IV, XVI, 29, La Pléiade, t. 1, p. 854

Page 40: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

à partir d’une œuvre coupable de l’homme34, de même d’un corps laid la beauté ne peut

s’être jamais totalement dérobée qu’aux yeux de ceux qui auraient omis d’y déceler celle

en laquelle Dieu n’a pu manquer de laisser son empreinte35. Mais de la recherche de

cette empreinte, comme « de la contemplation des choses éternelles (contemplatio

aeternorum) », l’âme est « détournée par le souci de la volupté sensible », qui lui fait

chercher inquiètement dans le sensible ce qui ne se trouve qu’en Dieu et dans la

quiétude « des choses éternelles »36. De manière générale, donc, Augustin fait remarquer

que la beauté ne saurait jamais disparaître entièrement du sensible, fût-ce dans la

laideur : puisque la beauté est Dieu, et vient de Dieu, elle est indivisible et inaltérable,

même dans les corps, qui eux sont néanmoins corruptibles (mais qui ne tirent pas d’eux-

Species, forma, pulchritudo : définitions

40

34 Cf. De Musica, VI, XI, 30 (PL 32) : « Adulterium autem in quantum adulterium est, malum opus est :

plerumque autem de adulterio nascitur homo, de malo scilicet hominis opere bonum opus Dei. - L’adultère,

en tant qu’adultère, est une œuvre coupable; mais de l’adultère il naît souvent un homme, c’est-à-

dire d’une œuvre coupable de l’homme, une œuvre excellente de Dieu. » Tendre allusion à son fils,

ou discret hommage écrit peu après la mort de ce dernier peut-être, ce raisonnement mainte fois

repris et généralisé par Augustin n’indique-t-il pas déjà que, pour le récent baptisé de retour

d’Ostie à Thagaste, tout péché peut donner un beau fruit et toute laideur contient quelque beauté

non encore pleinement découverte ?

35 Cela est encore expliqué sans détour au livre III du Libre arbitre (III, [IX,] 24-25, La Pléiade, t. 1,

pp. 510-511) : « C’est par malveillance que l’on dit : “[Cette créature]-ci n’aurait pas dû être” [...] [ou]

celle-ci aurait dû être telle. » Pour Augustin, toute créature (même celle que l’on juge laide,

imparfaite voire « éliminable ») doit donc être dite et considérée « belle dans son propre genre (in

suo tamen genere pulchram) », et « mérite, selon sa mesure, d’être louée ». En juger autrement serait

ainsi commettre l’une ou l’autre erreur : vouloir ajouter à la perfection des choses parfaitement

créées par Dieu, ou en vouloir diminuer la perfection en désirant carrément les éliminer...

36 Cf. De Musica, VI, XIII, 39 (PL 32) : « Amor igitur agendi adversus succedentes passiones corporis sui, avertit animam a contemplatione aeternorum, sensibilis voluptatis cura eius avocans intentionem... Avertit etiam amor de corporibus operandi, et inquietam facit... Avertunt phantasiae atque phantasmata... et ex his

curiositas nascitur ipso curae nomine inimica securitati, et vanitate impos veritatis. - Ainsi, l’amour de

l’action à l’encontre des impressions successives du corps détourne l’âme de la contemplation des

choses éternelles, en détournant sa visée par le souci de la volupté sensible [...]. Elle s’en détourne

dans l’amour de l’action sur les corps, ce qui la rend inquiète [...]. Elle s’en détourne dans les

souvenirs et les phantasmes [...]. [...] De là naît la curiosité, ennemie de la paix, comme son nom

l’indique, et incapable, à cause de sa légèreté, d’atteindre la vérité. » Augustin joue sur les

différences de sens entre les mots cura, curiositas et securitas, qui ont tous la même étymologie. La

curiosité est le souci (cura) de connaître, déployé hors de la sécurité (securitas) de la vérité

immuable de Dieu, tandis que la vraie « sécurité », ou paix, de l’âme provient du « souci » de Dieu,

à savoir la piété, par opposition à l’éparpillement de l’âme dans la curiosité.

Page 41: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

mêmes leur beauté). En revanche, l’âme humaine, qui perçoit la beauté, est quant à elle

soumise à la tentation, de sorte que, selon que l’orgueil l’éloigne plus ou moins de Dieu,

elle peut également occulter plus ou moins la beauté de Dieu dans les choses qu’elle

perçoit. Ainsi, la beauté perçue par l’âme dans les corps peut soit provenir de la grâce de

Dieu, lorsque l’âme reconnaît, pour la louer, la grandeur et la beauté du Créateur dans la

beauté de ses créations, soit résulter d’une confusion coupable et délibérée entre

l’aveugle désir de jouir de la création au mépris de Dieu qui est la source de toute vraie

beauté, et la jouissance véritable de Dieu, à laquelle nous convient et nous renvoient par

leur éclat les périssables beautés d’ici-bas. Inversement, la laideur procède toujours d’un

abandon de Dieu par l’âme, - de cet insatiable désir de jouir de la création au mépris du

Créateur, - soit que les beautés d’ici-bas soient souillées par l’orgueil, la convoitise de la

chair ou la convoitise des yeux, soit que la laideur - de frères humains singulièrement -

ne soit que le reflet de notre dégoût ou de notre mépris pour tout ce qui, dans la

difformité ou la maladie, la souffrance, la misère ou la pauvreté, requérait au contraire, à

l’image de la charité poétique d’un Baudelaire pour la mendiante « dont la robe par ses

trous / laisse voir la pauvreté / et la beauté », la charité plénière de notre amour et de

notre engagement concret. Dans le Sermon 18, saint Augustin rappelle en effet que Dieu

nous interrogera en ces termes lors du Jugement dernier : « Quand j’ai placé mes petits

pauvres sur la terre, je les ai institués vos commissionnaires pour porter vos bonnes

œuvres dans mon trésor : vous n’avez rien déposé dans leurs mains, c’est pourquoi vous

ne possédez rien auprès de moi ». Combien de fois la laideur que nous avons cru croiser

n’était-elle pas davantage le symptôme d’un détournement de notre cœur vis-à-vis de ce

qui, en quelque manière, implorait plutôt notre attention ou notre secours37 ? La beauté

n’est-elle pas le trésor que nous constituons par nos bonnes œuvres, et la laideur le triste

fruit que, par manque de charité, nous faisons croître le reste du temps ?

Cette question de proportion n’est pas indifférente pour comprendre la façon dont on

peut chercher, avec Augustin, à définir la beauté, c’est-à-dire aussi, nécessairement, la

part qu’elle occupe en cette vie et, autant qu’il est possible d’en connaître quelque

Species, forma, pulchritudo : définitions

41

37 L’on se souvient de la frappante remarque de Rilke : « [Peut-être] tous les dragons de notre vie

sont-ils des princesses qui n’attendent que le moment de nous voir un jour beaux et courageux.

Peut-être tout ce qui est effrayant est-il, au fond, ce qui est désemparé et qui requiert notre aide.

» [Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète (lettre du 12 août 1904), Gallimard (NRF/Poésie), Paris,

1993, p. 111]

Page 42: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

chose, dans l’autre vie après cette vie. L’un des raisonnements les plus éclairants à ce

propos se trouve dans le De immortalitate animae, où saint Augustin, bien que nous

n’ayons trouvé chez aucun commentateur la moindre remarque sur ce rapprochement,

associe ultimement à la « souveraine beauté » (summa pulchritudo) la puissance de

transmettre leur forme (et en même temps leur beauté selon leur ordre) aux choses

inférieures (à savoir l’âme, puis les corps, respectivement). C’est, sinon la première fois,

du moins l’une des toutes premières fois sous la plume d’Augustin que la toute-

puissance et la toute-excellence de Dieu sont qualifiées de « souveraine beauté ». En

outre, la forme (ou species) propre transmise à l’âme et au corps n’est dès lors considérée

que comme un don de Dieu sans lequel elle ne saurait exister, et comme la dépositaire

irréductible de la souveraine beauté de Dieu.

Ce n’est pas ici le lieu de reprendre tout le raisonnement du De immortalitate animae,

mais cet ouvrage contient une démonstration capitale pour commencer de saisir la part

et la place que tient la beauté dans l’Être et aux différents échelons de l’Être que

forment notamment l’âme et le corps. Rappelons simplement qu’Augustin oppose

d’abord le corps (humain) à l’âme, en tant que le premier est muable, c’est-à-dire sujet au

changement, tandis que la seconde, en tant qu’elle est (ou est inséparable de) la raison,

est à ce titre immuable (Augustin illustre ceci par la raison mathématique, car il est

toujours vrai que deux et deux font quatre, de sorte que, si l’âme est inséparable de la

raison, voire s’y identifie tout à fait, elle est dès lors aussi immuable que les vérités

qu’elle découvre par la raison). Augustin poursuit en montrant que, de même que, par la

constance, toute vertu demeure immuablement vertu alors même qu’elle agit, c’est-à-dire

meut sans être elle-même muable, de même l’âme meut, notamment le corps, sans être

mue elle-même. La constante intention d’agir résume ce paradoxe selon lequel l’âme a

donc la capacité de mouvoir des choses muables sans être mue : c’est, pour Augustin,

l’occasion d’introduire l’analyse célèbre qu’il développera au livre XI des Confessions, à

savoir que, tout corps étant nécessairement mu dans le temps, seule l’âme a la capacité

d’opérer ce mouvement sans y être elle-même soumise, faute de quoi elle ne saurait

préserver sa constance. Or, comment l’âme, sans être constante et immuable, pourrait-

elle mouvoir le corps ? Comment, sans la mémoire de l’intention qui l’a déclenché, l’âme

pourrait-elle mener à son terme le mouvement du corps initié par elle ? Et comment

pourrait-elle y parvenir sans en attendre et en prévoir la fin, qui est à venir ? Autrement

Species, forma, pulchritudo : définitions

42

Page 43: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

dit, comment expliquer la continuité du mouvement corporel sans la constance et

l’immuabilité de l’intention agissante (virtus) de l’âme ?

S’ensuit cette affirmation étonnante d’Augustin : « si [...] manet aliquid immutabile in

animo, quod sine vita esse non possit; animo etiam vita sempiterna maneat necesse est - s’il y a

quelque chose d’immuable dans l’âme et qui ne puisse être sans la vie, il est nécessaire

que l’âme ait la vie éternelle38 ». Pour étoffer l’assertion, le raisonnement d’Augustin

s’appuie sur les arts libéraux, dont la discipline permettrait justement d’atteindre ce «

quelque chose d’immuable » dans l’âme qui, comme la « raison des nombres » (ratio

numerorum), demeure éternellement. Mais pour que l’âme ait la vie éternelle ou, ce qui

revient au même, soit immortelle, il faut établir que ce « quelque chose d’immuable dans

l’âme », tel que la « raison des nombres » ou, par exemple, les vérités mathématiques en

général, ne pourrait aucunement être sans la vie. Reprenant quasiment mot pour mot

une sentence de Plotin39, Augustin souligne que « l’âme ne peut être là où il n’y a pas la

vie40 ». Comment démontre-t-il cela ? Sous la forme d’une affirmation : « Nusquam porro

esse quod est, vel quod immutabile est non esse aliquando non potest - Au fond il ne se peut pas

que ce qui est ne soit nulle part, ni que ce qui est immuable cesse un jour d’être.41 »

Puisque, en somme, la « raison des nombres » existe, et est éternelle, l’âme, qui en est la «

demeure », ou le « siège » (sedes), par l’intermédiaire des arts libéraux, est donc elle-même

éternelle.

Relativement à la beauté, Augustin suggère finalement dans le De immortalitate animae

qu’elle est la puissance souveraine, et la plus excellente, qui livre leur forme (species)

propre à toutes les choses qui, nécessairement, lui sont inférieures, et notamment les

âmes et les corps. Sans encore justifier explicitement l’expression « summa pulchritudo -

souveraine beauté », qui surgit sans prévenir sous sa plume, ni sans expliquer comment

cette beauté souveraine imprime leur forme aux choses inférieures, saint Augustin

l’associe déjà à la source suprême de toute vie, de laquelle découlent toutes les formes,

Species, forma, pulchritudo : définitions

43

38 L’Immortalité de l’âme, 5, La Pléiade, t. 1, p. 257

39 Ennéades, IV, 7, 2

40 L’Immortalité de l’âme, 5, La Pléiade, t. 1, p. 257 (« At ut sedes arti nulla sine vita est, ita nec vita cum

ratione ulli nisi animae. »)

41 Idem.

Page 44: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

de l’âme, du corps ou des choses corporelles. Or cette « forme », ou species, n’est pas

présentée par Augustin comme une propriété ou une qualité objective de l’âme ou du

corps. En effet, cette species, reçue de la souveraine beauté, leur est littéralement «

transmise » (tradere), mais non pas au sens d’une incorporation matérielle : bien plutôt au

sens d’une transmission ontologique. Augustin le précise en ces termes :

Quod si non id quod est in mole corporis, sed id quod in specie facit corpus esse, quae sententia invictiore ratione approbatur: tanto enim magis est corpus, quanto speciosius est atque pulchrius; tantoque minus est, quanto foedius ac deformius; quae defectio non praecisione molis, de qua iam satis actum est, sed speciei

putatione contingit. - Ce n’est pas sa masse mais sa forme (species) qui fait être un corps, proposition

prouvée par un raisonnement invincible. En effet, le corps est d’autant plus lui-même qu’il est

mieux formé et plus beau (speciosus atque pulchrius); et il est d’autant moins lui-même qu’il est plus

laid (foedius) et moins bien formé (deformius). Cette diminution (defectio) n’est pas due à un

retranchement (praecisio) de sa masse mais à une privation (putatio) de sa forme (species)42.

J.-M. Fontanier fait justement remarquer43, au sujet de ce passage, qu’il contient une

apparente tautologie en réalité fort révélatrice : en effet, la proposition « sa forme (species)

[est ce] qui fait être un corps » est démontrée à partir de l’affirmation « en effet, le corps

est d’autant plus lui-même qu’il est mieux formé et plus beau (speciosus atque pulchrius) ».

La synonymie speciosus/pulcher renverse la tautologie en apportant la nuance d’après

laquelle ce qui fait l’être d’un corps dans sa plénitude, c’est-à-dire sa forme, ce n’est

autre que cette beauté qu’Augustin désignera plus spécifiquement à la fin du De

immortalitate animae comme la « souveraine beauté » (summa pulchritudo). Le De vera

religione le reformulera encore plus nettement :

Quoniam quidquid est, quantulacumque specie sit necesse est; ita etsi minimum bonum, tamen bonum erit, et ex Deo erit. Nam quoniam summa species summum bonum est, minima species minimum bonum est. Omne autem bonum, aut Deus, aut ex Deo. Ergo ex Deo est etiam minima species. Sane quod de specie, hoc etiam

de forma dici potest. Neque enim frustra tam speciosissimum, quam etiam formosissimum in laude ponitur. -

Car tout ce qui est a nécessairement une species, si infime soit-elle. C’est donc un bien, si minime

soit-il, et il vient de Dieu. En effet, puisque la species suprême est le bien suprême, une species

minime est un bien minime. Or tout bien, soit est Dieu, soit vient de Dieu. Donc même une species

minime vient de Dieu. Bien entendu, ce qui se dit de la species peut se dire aussi de la forma : car ce

n’est pas sans raison qu’on loue pareillement ce qui est speciosissimum et ce qui est formosissimum44.

Species, forma, pulchritudo : définitions

44

42 Ibid.,13, p. 263

43 J.-M. Fontanier, La Beauté selon saint Augustin, p. 30

44 De vera religione, 18, 35 (PL 34)

Page 45: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Voici clarifiée la question de proportion que nous soulevions un peu plus haut, et dont

l’objet, pour nous ici, était de comprendre de quelle façon l’on peut chercher, avec

Augustin, la part que la beauté occupe en cette vie et, autant qu’il est possible d’en

connaître quelque chose, dans l’autre vie après cette vie. Puisque « tout ce qui est a

nécessairement une species », lequel terme saint Augustin fait délibérément évoluer à

l’entour de forma, autant que de pulchritudo, afin d’engendrer une proximité et une

variation terminologiques suggestives, il convient d’en élucider les conséquences sur la

species du corps et sur celle de l’âme. Remarquons d’abord que, au sujet du corps,

Augustin ne nous dit pas ce qu’est précisément cette species qui le fait être, mais plutôt

que cette dernière est proportionnelle à la plus ou moins grande plénitude de la forma et

de la pulchritudo du corps. Le raisonnement opère négativement ou « en creux », en ce

sens qu’Augustin nous fait réfléchir à l’envers et métaphoriquement. Ne s’attardant pas

sur ce qui constitue le corps à proprement parler, il préfère démontrer, en recourant au

célèbre sophisme éléate, que l’être du corps ne peut être anéanti :

Potest igitur infinite caedendo infinite minui, et ideo defectum pati atque ad nihilum tendere, quamvis pervenire nunquam queat. Quod item de ipso spatio et quolibet intervallo dici atque intellegi potest. Nam et de his etiam terminatis, dimidiam, verbi gratia, partem detrahendo, et ex eo quod restat, semper dimidiam,

minuitur intervallum, atque ad finem progreditur, ad quem tamen nullo pervenitur modo. - Il peut être

divisé, diminué, et, ainsi, décliner, et tendre au néant, sans jamais y parvenir. On peut en dire et en

penser autant de l’espace. Car, par exemple, même si l’on diminue de moitié des parties

déterminées, et, à partir de cette moitié, si l’on diminue toujours par moitié l’intervalle, on se

rapproche de la fin, sans l’atteindre pourtant jamais45.

Augustin ne parle pas ici de l’incorruptibilité du corps : l’exemple de la cire46, qui peut se

changer totalement en fumée sous l’effet de la chaleur du feu, est assez convaincant à cet

égard. Il vise donc plus spécifiquement l’incorruptibilité de la puissance qui fait être le

corps, à savoir la species. Or, cette species même ne fait être le corps que d’autant que

celui-ci est « mieux formé et plus beau » (speciosus atque pulchrius), ce qui signifie,

inversement, que tout corps est nécessairement plus ou moins bien formé et, partant,

plus ou moins beau.

Species, forma, pulchritudo : définitions

45

45 L’Immortalité de l’âme, 12, La Pléiade, t. 1, pp. 262-263

46 Cf. Ibid., 8, p. 259

Page 46: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Que nous enseignent ces apparentes tautologies ? D’abord que « le corps ne peut être

privé de sa species, c’est-à-dire de ce qui fait qu’il est un corps », ou plutôt qu’il ne peut

l’être sans cesser d’être un corps. S’il est évident que, si ce qui fait que quelque chose est

n’est plus, cette chose ne peut dès lors plus être, c’est toutefois l’occasion pour Augustin

d’apporter un argument crucial pour préciser ce point : « nulla res se facit aut gignit,

alioquin erat antequam esset - aucun être ne se fait ni ne s’engendre lui-même; autrement,

il serait avant d’être47 ». La tautologie s’efface donc devant l’évidence qu’un être n’est

que tant qu’il est maintenu dans l’être par une puissance supérieure. En effet, ou bien le

corps n’a pas été engendré, et, puisqu’il est, il a nécessairement été de toute éternité, ou

bien il a été engendré, et dans ce cas le corps ne peut s’être engendré lui-même.

Augustin montre qu’il n’est pas possible que le corps n’ait pas été engendré, car s’il ne

l’a pas été, c’est qu’il se serait engendré lui-même et qu’il aurait par là-même la

puissance de se maintenir dans l’être de façon autonome. Mais le corps, ainsi que le

montrent assez l’exemple de la cire changée en fumée sous l’effet du feu, ou la mort du

corps humain, est évidemment muable et corruptible, de sorte qu’il n’a ni la puissance

de se maintenir seul dans l’être, ni celle de s’être engendré lui-même. C’est donc qu’il a

été engendré par une puissance qui ne lui est pas propre et qui lui est par conséquent

supérieure :

Oportet enim facientem melius aliquid habere ad faciendum, quam est id quod facit. [...] Universum igitur corpus ab aliqua vi et natura potentiore atque meliore factum est, non utique corporea. Nam si corpus a corpore factum est, non potuit universum fieri. Verissimum est enim quod in exordio ratiocinationis huius

posuimus, nullam rem a se posse fieri. - Car celui qui fait a nécessairement quelque chose de meilleur

que ce qu’il fait [...]. Donc l’ensemble des corps a été fait par une force, une nature plus puissante

et meilleure, qui n’était pas corporelle. Car, si un corps a été fait par un corps, ce corps-là n’a pas

pu faire l’univers des corps. Car il est tout à fait vrai que, comme nous l’avons posé dans notre

raisonnement de départ, aucune chose ne peut se faire elle-même48.

Nous n’allons pas encore dérouler ici les conséquences de ces conclusions pour l’âme

elle-même. Retenons déjà, pour l’instant, que ce qu’Augustin désigne par species n’est

autre, pour le corps, que cette puissance incorporelle, supérieure et meilleure, qui lui

transmet, en même temps que son être, sa forme et sa beauté. Mais, si l’existence et la

nécessité de cette transmission sont démontrées par un raisonnement irréfutable, il n’en

Species, forma, pulchritudo : définitions

46

47 Cf. Ibid., 14, p. 263

48 Ibid., 14, p. 264

Page 47: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

demeure pas moins que la species, la forma et la pulchritudo d’un corps, au sujet

desquelles saint Augustin nous confie que « ce qui se dit de la species peut se dire aussi

de la forma » et que ce qui est « mieux formé » (speciosus) est aussi « plus beau

» (pulchrius), ne sont encore ni clairement distinguées, ni totalement élucidées. Nous

devrons donc poser la question : qu’est-ce que la species, la forma et la pulchritudo d’un

corps ? Et : peut-on seulement en connaître l’origine ou la nature ?

Le premier élément de réponse qu’Augustin nous livre au paragraphe 8, 13 du De

immortalitate animae est que l’adjectif pulcher s’applique à un état optimal du corps,

puisque ce dernier est d’autant plus beau (pulchrius) qu’il est mieux formé (speciosus). L’on

peut donc admettre, en premier lieu, que l’être du corps est proportionnel à sa

pulchritudo. Mais l’évocation, par constraste, d’un corps plus laid (foedius) et moins bien

formé (deformius) nous rappelle cependant que la perfection formelle du corps peut aussi

connaître des altérations, voire des défauts. Or, Augustin ne s’attarde jamais à analyser

cette laideur ou cette difformité du corps - et du corps humain en particulier. Pour lui,

cette laideur ou cette difformité corporelles ne sont pas des choses en soi, ne sont rien

par elles-mêmes, car elles ne prennent sens qu’à travers notre regard et notre jugement :

ainsi, la laideur et la difformité véritables, sur lesquelles Augustin insiste cette fois de

toute sa force, ne sont jamais que celles qui menacent l’âme - foyer de notre regard et de

notre jugement sur nous-mêmes et sur autrui. Si, donc, il existe une certaine

imperfection du corps, c’est-à-dire une species-forma amoindrie, seules importent en

vérité les intentions et les pensées qui naîtront dans le cœur de celui qui portera

jugement sur cette imperfection de son propre corps ou de celui d’autrui. Cela seul

compte pour Augustin, qui s’appuie sur l’Écriture pour le rappeler de mille manières : «

Dieu, écrit-il dans le Contre un adversaire de la Loi et des Prophètes, le bien suprême et

véritable, a créé tout ce que nous voyons, et les choses plus parfaites que nous ne voyons

pas49 ». Dès lors, nous invite-t-il dans le dixième traité sur l’Évangile de saint Jean, « que

tous nos désirs aient pour objet la vie éternelle. Que tous nos soupirs s’élèvent vers

Jésus-Christ : il est l’unique beauté; il a aimé ceux mêmes que déparait la laideur, afin de

Species, forma, pulchritudo : définitions

47

49 Contra aduersarium Legis et Prophetarum, I, 10, 13 (PL 42) : « Deum tamen verum summum et bonum

fecisse cuncta, quae cernimus et quae meliora non cernimus ».

Page 48: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

les rendre beaux; souhaitons donc de lui être unis !50 » Qu’est-ce que cela signifie pour

notre appréhension de la laideur ou de la difformité du corps ? S’il n’y a de vraie beauté

qu’en Jésus-Christ, cela signifie qu’en tournant notre regard vers les corps nous ne

pouvons que le détourner en même temps « des choses plus parfaites que nous ne

voyons pas » et de « l’unique beauté »... Ainsi, l’homme qui convoite la beauté d’un corps

ou se complaît à admirer sa propre beauté, ou l’homme qui, inversement, dédaignera la

laideur, la difformité ou l’infirmité d’un corps ou s’affligera de sa propre laideur ou de

telle ou telle difformité ou infirmité, un tel homme ne sera jamais qu’« un être hideux51

», n’hésite pas à écrire Augustin, puisqu’il aura défiguré son âme en l’attachant à

chercher dans le visible ce qui est « absolument invisible52 », dans les choses corporelles

une beauté dont il a été démontré qu’elle ne saurait trouver son origine dans le corps, et

dans l’amour de soi (ou d’autrui accaparé pour soi) la beauté orgueilleuse et trompeuse

qui méprise la souveraine et supérieure beauté « qui rend beau tout ce qui est beau53 » et

qui « vient de Dieu54 » seul.

« Le premier malheur de l’homme fut de s’être aimé55. » Car, cherchant son intérêt, et

centrant sur lui-même son infinie puissance d’aimer, il se détourne de la source de cet

infini dont il n’est pas l’auteur et ne se tourne donc vers autrui que pour le tromper et le

nier en n’y puisant que ce qui pourra satisfaire son propre intérêt au mépris de l’intérêt

d’autrui. S’aimer soi-même c’est aussi, toujours, s’attacher aux choses extérieures et

corporelles puisque, centrant sur soi-même son infinie puissance d’aimer, cette

Species, forma, pulchritudo : définitions

48

50 Cf. In Euangelium Ioannis tractatus, X, 13 (PL 35) : « totum desiderium vitae aeternae sit. Omnia

suspiria Christo anhelent : ille unus pulcherrimus, qui et foedos dilexit ut pulchros faceret, desideretur ».

51 Sermons inédits. Quatrième supplément. Deuxième section. Sermons sur les fêtes de l’année (I). Vingt-sixième sermon sur la Nativité du Sauveur (VI). 3. Incarnation du Verbe et 4. La vraie beauté, c’est la

chasteté. (Traduction de MM. les abbés BARDOT et AUBERT in Suite du Tome XIème, Œuvres

complètes de saint Augustin, traduites pour la première fois en français, sous la direction de M.

Raulx, Bar-Le-Duc, L. Guérin et Cie Éditeurs, 1868, pp. 242 à 748.)

52 Cf. De diuersis quaestionibus octoginta tribus, 30 (PL 40) : « Ipsa tamen pulchritudo, ex qua pulchra sunt

quaecumque pulchra sunt, nullo modo est visibilis. - Cependant la beauté même qui rend beau tout ce

qui est beau est absolument invisible. »

53 Idem.

54 De vera religione, 18, 35 (PL 34)

55 Sermones, XCVI, 2, 2 (PL 38) : « Prima hominis perditio, fuit amor sui ».

Page 49: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

puissance se change nécessairement en avidité, tout en dehors de soi-même devenant

motif d’accaparement. Pensant pouvoir nous les approprier, nous désirons ainsi les beaux

corps et la beauté corporelle, les richesses et les biens extérieurs, qui, muables et

corruptibles par nature, nous font en réalité devenir vains à force de poursuivre des

vanités :

Qu’est-ce que la parole ? Le miroir du cœur. Il faut qu’il soit laid ou beau et, par conséquent, digne

de blâme ou de louange. C’est lui qui nous fait « bénir Dieu et maudire l’homme, qui a été créé à

l’image et à la ressemblance de Dieu (1) ». « L’homme bon, dit l’Évangile, tire de bonnes choses

d’un bon trésor et l’homme mauvais tire de mauvaises choses d’un mauvais trésor (2) ». Voilà en

quoi consistent la laideur du cœur, et aussi sa beauté. Place-toi du côté où brillent les rayons du

soleil, où se trouve le Dieu de charité. Je ne veux point que tu te complaises dans les agréments

extérieurs dont la nature peut t’avoir doué. Que, sur ton visage, de vives couleurs se marient à la

blancheur du teint, que la beauté de ta figure se trouve rehaussée par celle de tes yeux et que

l’élégance de tes formes mette le comble à ta perfection, tu ne seras jamais qu’un être hideux, et tu

seras toujours noté comme tel, si tu ne cherches point Dieu dans la simplicité de ton cœur.

L’homme voit le visage, Dieu voit le cœur. Cherche donc à briller là où le Christ a bien voulu

établir sa demeure. C’est pourquoi l’apôtre Paul a dit : « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple

de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? Or, si quelqu’un profane le temple de Dieu, Dieu

le perdra; car le temple de Dieu est saint, et c’est vous qui êtes ce temple (3) »56. [(1) Jc 3, 9. - (2) Mt

12, 35. - (3) 1 Co 3, 16-17.]

Rechercher dans les corps la beauté, c’est abandonner Dieu, prévient en fait Augustin. Et

c’est s’abandonner soi-même. Si je me complais dans les agréments d’un beau corps,

d’un beau visage, d’une belle apparence, est-ce que, d’abord, je ne jette pas ma puissance

d’aimer dans ce qui, par nature, est fragile et périssable ? Est-ce que je ne condamne pas

l’infini de ma capacité d’aimer à la finitude d’un corps immanquablement voué à la

détérioration et à la mort ? Ensuite, et plus gravement encore, est-ce que, par là-même, je

ne fais pas l’impasse sur ce qui, en moi comme en autrui, est invisible et immuable, mais

infiniment plus digne de mon amour ? N’y a-t-il pas, en moi comme en autrui, une

éternelle source de beauté éternellement aimable ?

Species, forma, pulchritudo : définitions

49

56 Sermons inédits. Quatrième supplément. Deuxième section. Sermons sur les fêtes de l’année (I). Vingt-sixième sermon sur la Nativité du Sauveur (VI). 3. et 4.

Page 50: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

§ 2. Caritas est animae pulchritudo : d’où seule provient la vraie beauté.

Saint Augustin cite la première épître de l’apôtre Paul aux Corinthiens pour nous poser

cette même question et y répondre aussitôt : « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple

de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? Or, si quelqu’un profane le temple de

Dieu, Dieu le perdra; car le temple de Dieu est saint, et c’est vous qui êtes ce temple57 ».

Cela signifie, pour en revenir à l’élucidation des vocables augustiniens (species, forma,

pulchritudo), que tout homme, corps et âme, est « le temple de Dieu », de sorte que la

species-forma de ce corps et de cette âme non seulement vient de Dieu, mais tire sa

pulchritudo de la dignité de « temple de Dieu » de ce corps et de cette âme. Or, la dignité

de ce temple - nous le comprenons grâce à la référence d’Augustin à l’Évangile de saint

Matthieu - est proportionnelle à notre « bonté », en quoi consiste la « beauté » de notre «

cœur » : le « bon trésor », duquel nous tirons toutes « bonnes choses », c’est la « charité »,

et c’est par elle que nous sommes le digne temple de Dieu.

Ce « glissement » de sens, qui fait passer la pulchritudo dans le champ théologal, ne fait

pas pour autant déserter celle-ci du sensible. Devenir par la charité un digne temple de

Dieu, ce n’est pas se désincarner en cessant d’être un corps ou en ne percevant plus la

nature sensible des corps. En revanche, le cœur converti accueillant Dieu n’aura plus le

même regard sur le corps, ni n’en aura la même perception. En effet, le couple species-

forma, qu’Augustin décrit dans le De immortalitate animae comme la cause informante du

corps, est aussi la cause de sa plus ou moins grande perfection, dont la pulchritudo

semble constituer à la fois le principe souverain (summa pulchritudo) et l’accomplissement

optimal, puisqu’un corps est d’autant plus beau (pulchrius) qu’il est mieux formé

(speciosus). Or, l’équivocité de species est de désigner aussi bien la forma muable et

sensible du corps, c’est-à-dire distincte et apparaissante, que la puissance incorporelle et

immuable qui la fait être. Le vingt-sixième Sermon sur la Nativité lève une partie de cette

difficulté en affirmant que la pulchritudo réside dans le cœur et qu’elle provient de Dieu.

En d’autres termes, ce qui fait la beauté ou la laideur du corps, ce n’est pas une propriété

corporelle ou objective, mais la beauté ou la laideur du cœur qui le regarde. « L’homme

voit le visage, Dieu voit le cœur », mais l’homme qui cherche à voir le cœur ne voit plus

Species, forma, pulchritudo : définitions

50

57 1 Co 3, 16-17, cité par Augustin in Sermons inédits. Quatrième supplément. Deuxième section. Sermons sur les fêtes de l’année (I). Vingt-sixième sermon sur la Nativité du Sauveur (VI). 4.

Page 51: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

le corps, apparence muable et sensible plus ou moins bien formée : il tourne son regard

vers ce qui ne se voit pas, vers l’invisible source de toute beauté.

Qu’est-ce donc que devenir le temple de Dieu ? C’est d’abord se rappeler que « l’homme

a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu » :

Gestamus vultum eius: quomodo dicuntur vultus imperatorum, vere quidam sacer vultus Dei est in imagine ipsius; sed iniqui non cognoscunt in se imaginem Dei. Ut illuminetur vultus Dei super illos, quid debent dicere? Tu illuminabis lucernam meam, Domine; Deus meus, illuminabis tenebras meas. Sum in tenebris peccatorum; sed radio sapientiae tuae discutiantur tenebrae meae: appareat vultus tuus, et si forte apparet per me aliquantulum deformis effectus, a te reformetur quod a te formatum est. Illuminet ergo vultum suum

super nos. - Nous portons en nous son visage. Comme une pièce de monnaie à son effigie, Dieu a

mis dans son image son visage sacré, mais les impies ne savent pas que cette image de Dieu est en

eux. Que doivent-ils dire pour que Dieu fasse rayonner cette face sur eux-mêmes ? « C’est toi,

Seigneur, qui allumeras mon flambeau; ô mon Dieu, éclaire mes ténèbres ! (1) ». Je suis dans la nuit

du péché, mais qu’un rayon de ta sagesse dissipe ces ténèbres, que ton visage apparaisse et, s’il

survient à cause de moi quelque difformité, eh bien ! que soit reformé par toi ce qui par toi a été

formé : « Que le Seigneur fasse briller sur nous son visage !58 ». [(1) Ps 17, 29.]

Mais, par le péché, l’homme a « déformé » cette image, source de toute difformité

(deformitas). Comment la « reformer » ? En priant Dieu, répond saint Augustin, en le

priant de reformer cette image qu’il a formée et cette ressemblance que l’homme a

déformée par le péché. Cette déformation a lieu lorsque le cœur cesse d’être un temple

digne de Dieu et préfère s’orienter vers les biens passagers de ce monde. Car l’espoir

d’acquérir ou de conserver des biens passagers, et la corrélative inquiétude de les perdre

ou de ne les point pouvoir acquérir, condamnent notre puissance d’aimer à s’affaiblir

dans la crainte et la cupidité, tandis que l’amour de ce qui est éternel libère de cette

servitude de la crainte et des vaines espérances59. Or, si la laideur du cœur n’est autre

que cette perversion de l’amour qui se trompe d’objet, sa beauté procède donc

nécessairement d’un amour mieux orienté, d’un amour qui ne se vide pas dans la vanité

mais qui se ressource sans cesse à la source même de son infinité. Cette source ne saurait

être ce qui épuise l’amour dans l’insatiable quête de ce qui toujours passe et périt, elle

ne peut être que ce qui est éternel et « ne passe jamais60 », comme l’amour de Dieu :

Species, forma, pulchritudo : définitions

51

58 Enarrationes in Psalmos, 66, 4 (PL 36)

59 Cf. De diuersis quaestionibus octoginta tribus, 36 (PL 40)

60 C’est ce que dit saint Paul en 1 Co 13, 8, dans son fameux éloge de la charité.

Page 52: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Quid enim de quoquam homine etiam male operatur, nisi amor ? Da mihi vacantem amorem et nihil operantem. Flagitia, adulteria, facinora, homicidia, luxurias omnes, nonne amor operatur ? Purga ergo amorem tuum: aquam fluentem in cloacam, converte ad hortum : quales impetus habebat ad mundum, tales habeat ad artificem mundi. Num vobis dicitur : Nihil ametis ? Absit. Pigri, mortui, detestandi, miseri eritis, si nihil ametis. Amate, sed quid ametis videte. Amor Dei, amor proximi, caritas dicitur : amor mundi, amor

huius saeculi, cupiditas dicitur. Cupiditas refrenetur, caritas excitetur. - Qu’est-ce en effet qui nous

stimule même à faire le mal, sinon l’amour ? Trouve-moi un amour oisif et n’agissant pas ! Les

crimes, les adultères, les forfaits, les homicides, les débauches, tout cela n’est-il pas l’œuvre de

l’amour ? Purifie donc ton amour : cette eau qui va se vider dans l’égout, détourne-la vers le jardin;

cet élan qui t’attire vers le monde, qu’il y en ait autant qui t’attire vers le Créateur du monde. Vous

a-t-on dit : « N’aimez rien ? » Loin de là. Vous seriez inertes, morts, détestables, misérables, si vous

n’aimiez rien. Aimez, mais prenez garde à ce que vous aimez. L’amour de Dieu, l’amour du

prochain, c’est ce qu’on appelle la charité. L’amour du monde, l’amour de ce siècle, c’est ce qu’on

appelle la cupidité. Réfrénez la cupidité, excitez la charité61.

Il y a donc un amour qui se perd dans le monde, et un amour qui cherche à regagner le

Créateur du monde; un amour qui se déverse dans « l’égout » de la cupidité, et un amour

qui se canalise pour irriguer « le jardin » de la charité; et il y a donc aussi un amour des

beautés de ce monde (ou, ce qui revient au même, une crainte du laid, du difforme, de

l’infirme) qui, en éloignant notre cœur de la source immuable de toute beauté,

approfondit cependant l’invisible laideur de notre cœur. Ce qu’Augustin nous apprend

ainsi, alors même que nous tentions d’aborder la beauté sous son aspect qui paraissait le

plus évident, c’est-à-dire la beauté des corps, c’est que la beauté n’est en réalité

aucunement corporelle, puisqu’elle est Dieu et vient de Dieu, et que, tout impalpable

soit-elle par essence, nous pouvons néanmoins la percevoir d’autant mieux que notre

cœur est plus proche de Dieu. En effet, le regard de l’amour qui se tourne vers Dieu

dans le cœur converti ne se détourne pas pour autant du monde ni d’autrui, ni même

des corps et de toutes choses corporelles. L’œil ne cesse pas de voir. Simplement, l’œil ne

voyant jamais sans le cœur, c’est au fond le cœur qui fait l’œil et engendre le regard. En

quelque sorte, je suis ce que je vois, au sens où la pureté ou l’impureté de mes intentions

colore mon approche du monde et de l’autre. Sans détour, le livre X des Confessions, qui

contient une fameuse analyse de cette convoitise que saint Jean nommait «

Species, forma, pulchritudo : définitions

52

61 Enarrationes in Psalmos, 31, s. 2, 5 (PL 36)

Page 53: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

concupiscence des yeux » (concupiscentia oculorum)62, loge dans le cœur la source de cette

dernière, ainsi que de ses faiblesses jumelles que sont la curiosité, le divertissement et la

convoitise de la chair : « De semblables faiblesses, ma vie est remplie [...]. Notre cœur (cor

nostrum) se fait le creuset de telles expériences et le siège de bataillons d’abondantes

vanités. 63» C’est donc le cœur, en sa laideur ou sa beauté, qui détermine aussi la laideur

ou la beauté des beautés que nous percevons. Qu’est-ce qu’une beauté laide ? Augustin

nous l’a déjà fait comprendre grâce à saint Matthieu : c’est la fausse beauté que «

l’homme mauvais » tire du « mauvais trésor » de son cœur.

En quoi réside donc la vraie beauté - celle, « digne de louange », qui fait que « l’homme

bon tire de bonnes choses d’un bon trésor » ? Là encore, Augustin nous l’a tôt expliqué :

c’est par la charité que nous devenons beaux à l’image de Celui qui est toujours beau. Se

faisant l’humble miroir des Écritures, il ne cherche qu’à nous libérer d’une beauté

perçue, convoitée, possessive, recherchée dans les corps et les choses extérieures - une

beauté qui nous déforme le cœur à force de l’étirer et de l’attirer toujours hors de lui-

même sous l’effet d’une avidité sans fin, puissante et épuisante, et nous invite à préférer

une beauté reçue mais suscitée, convoitée mais généreuse, qui nous possède mais sans

nous aliéner, qui nous ouvre sans cesse sur le monde et sur les autres mais sans que nous

cherchions à renfermer ces richesses dans notre orgueil et notre cupidité. Le cœur qui se

sépare de Dieu, ou pense se dispenser de Lui, commence par s’aimer, puis, à force de

s’aimer, est bientôt expulsé hors de lui-même, dans l’amour des choses extérieures64,

pour tenter de se les approprier. Un tel cœur est alors comparable au fils prodigue, parti

pour une contrée lointaine dilapider l’héritage de son père : car le patrimoine du cœur,

c’est sa beauté, c’est-à-dire la vie, l’intelligence, la mémoire, la charité, tous dons de la

Species, forma, pulchritudo : définitions

53

62 1 Jn 2, 15-17 : « N’aimez ni le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde,

l’amour du Père n’est pas en lui. Car tout ce qui est dans le monde - la convoitise de la chair, la

convoitise des yeux et l’orgueil de la richesse - vient non pas du Père, mais du monde. Or le monde

passe avec ses convoitises; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement. » (Trad.

Bible de Jérusalem)

63 Confessions, X, XXXVI, 57, La Pléiade, t. 1, p. 1019

64 Cf. Sermones, XCVI, 2, 2 (PL 38) : « Coepisti diligere quod est extra te, perdidisti te. Cum ergo pergit amor hominis etiam a se ipso ad ea quae foris sunt, incipit cum vanis evanescere, et vires suas quodam modo

prodigus erogare. - Tu t’es mis à aimer ce qui est hors de toi, mais alors tu t’es perdu. En effet,

l’homme que l’amour des choses extérieures fait ainsi sortir hors de lui-même, bientôt ce

malheureux devient aussi vain qu’elles, et épuise toutes ses forces avec une folle prodigalité. »

Page 54: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

munificence du Père qu’une jouissance excessive, orgueilleuse et dévoyée aura tôt

défigurés. De même en Adam, qui fut le premier fils prodigue, ainsi que le rappelle

Augustin, « l’âme, cette créature raisonnable, voulut être, par son libre arbitre, maîtresse

absolue d’elle-même et de ses facultés, et se détacher de son Créateur pour s’appuyer sur

ses propres forces. Mais plus elle s’éloigna de Celui qui était la source de sa vie, plus elle

fut promptement épuisée. C’est pourquoi l’Évangile appelle une vie de débauche et

d’excès la vie répandue et dissipée dans les pompes extérieures et vide au dedans :

l’homme qui s’y livre poursuit les vanités qu’elle enfante, et abandonne Dieu qui est au

dedans de lui. Cette région lointaine, c’est donc l’oubli de Dieu.65 »

C’est en s’éloignant de la charité que le cœur s’abandonne lui-même en même temps

que le Père :

Ce n’est pas par le lieu qu’on s’éloigne de Dieu, mais par la dissemblance. Quelle dissemblance ?

Celle de la vie mauvaise, des mœurs mauvaises. [...] Un seul et même homme, dont le corps se tient

en un même lieu, s’approche de Dieu en l’aimant, et s’éloigne de Dieu en aimant le mal... Sur ce

chemin, nos pas, ce sont nos affections. Selon notre affection, selon notre amour, nous nous

approchons ou nous nous éloignons de Dieu... Si par la dissemblance, nous nous éloignons de

Dieu, par la ressemblance, nous nous approchons de Dieu. Quelle ressemblance ? Nous avons été

faits à cette ressemblance, nous l’avons perdue en péchant, nous la retrouvons par la rémission des

péchés. Elle est renouvelée en nous, intérieurement, dans l’âme, comme si elle était à nouveau

sculptée sur la pièce de monnaie, c’est-à-dire dans notre âme image de Dieu. Ainsi nous pouvons

rentrer dans son trésor66.

Cette notion de ressemblance est centrale pour comprendre ce qu’est, pour l’homme

pécheur et mortel, la beauté. Si, en effet, la beauté n’est autre que Dieu lui-même, toute

beauté humaine, « corporelle », perçue, ressentie, « créée » par l’homme, n’est par

conséquent pensable qu’en tant que don de Dieu. L’« éclat » de la beauté perçue par les

hommes, qu’Augustin désigne le plus souvent par le vocable species, traduit toujours

cette irréductible humilité de l’homme par rapport à la grandeur d’un tel éclat, qui

frappe et séduit, mais sans livrer son secret, sinon celui de sa puissance impénétrable et

de sa louable supériorité. Augustin, nous l’avons vu, s’adresse à Dieu en ces termes : « tua

Species, forma, pulchritudo : définitions

54

65 Quaestiones Euangeliorum, II, 33, 1 (PL 35) (sur Lc 15, 11-32, ou la parabole du fils prodigue)

66 Enarrationes in Psalmos, 94, 2 (PL 36)

Page 55: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

pulchritudo tu ipse sis - tu es toi-même ta propre beauté67 »... Cette divine spécificité n’est

par nature pas transposable à l’homme, puisque Dieu seul est sa propre beauté, si bien

que non seulement l’homme n’est pas sa beauté propre, c’est-à-dire son auteur, mais il

n’a dès lors de beauté qu’en tant qu’elle lui vient de Dieu. Or, c’est ce rapport que

traduit précisément la notion de ressemblance : ressemblance n’est pas identité, donc la

beauté de l’homme n’est pas la beauté de Dieu tant cette dernière est « incomparable68 »;

mais ressemblance n’est point non plus différence absolue, donc la beauté de l’homme

tient tout de même de la beauté de Dieu ou, plus exactement, le beauté de Dieu est

accessible à l’homme.

La beauté de Dieu nous est accessible parce que Dieu nous a fait une âme à son image et

à sa ressemblance. Ce que nous aide à concevoir la métaphore de l’effigie impériale

sculptée sur la pièce de monnaie, c’est que cette ressemblance a beau être plus ou moins

grande, selon que nous nous approchons de Dieu par la charité, ou que nous nous

éloignons de lui par l’amour de nous-mêmes et du monde, l’image de Dieu qu’est notre

âme, quant à elle, ne peut jamais être entièrement défigurée. Par la charité, l’image peut

reprendre forme, être de nouveau sculptée sur la pièce de monnaie, c’est-à-dire dans

notre âme. S’il y a donc toujours image, la ressemblance, pour sa part, fait que la

sculpture de l’effigie est plus ou moins parfaite et, par conséquent, plus ou moins

éclatante. Seul le Fils, Jésus-Christ, est à la fois l’image du Père, puisqu’il est de Lui,

ressemblant au Père, puisqu’il est son image, mais encore son parfait égal :

Comme il n’y a pas de temps en Dieu, puisqu’il est impossible de supposer que Dieu ait engendré

dans le temps Celui par qui il a créé les temps, il en résulte nécessairement que le Fils est non

Species, forma, pulchritudo : définitions

55

67 Confessions, IV, XVI, 29, La Pléiade, t. 1, p. 854

68 Sur l’incomparable beauté de Dieu, voir entre autres : Confessions, IX, 10, 24 (« Auprès de la

félicité de cette vie là-bas, la délectation de nos sens charnels, si grande fût-elle, si baignée fût-elle

de lumière corporelle, ne méritait seulement ni qu’on la comparât, ni qu’on la mentionnât »);

Confessions, XI, 4, 6 (« Le ciel et la terre sont beaux, mais, comparés à toi, ils n’ont point de beauté

»); Enarrationes in Psalmos, 84, 9 (« Elle suscite dans l’âme un émerveillement inexprimable. L’âme

est comme saisie d’effroi. “Considérez, mes frères, quelle est sa beauté. Si [les belles choses] sont

belles, combien l’est-il lui-même ?” »); ou encore : Sermon 137, 9, 10 (« Le ciel et la terre, la mer et

les Anges sont resplendissants de beauté, il est vrai, mais la beauté de leur Créateur est bien plus

grande encore »).

Page 56: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

seulement l’image du Père, puisqu’il est de lui, et sa ressemblance, puisqu’il est son image; mais

encore son égal, et si parfaitement qu’il n’y a pas entre eux la moindre différence de temps69.

L’homme n’est donc point l’égal de Dieu, mais puisqu’il en est l’image, il peut lui

ressembler. Et cette ressemblance, précisément, est une question de beauté :

Quomodo erimus pulchri ? Amando eum qui semper est pulcher. Quantum in te crescit amor, tantum crescit

pulchritudo; quia ipsa caritas est animae pulchritudo. - Comment deviendrons-nous beaux ? En aimant

celui qui est éternellement beau. Plus croît en toi l’amour, plus croît la beauté : car la charité est la

beauté de l’âme70.

Plus croît en nous l’amour, plus croît notre beauté... L’on voit bien ainsi que ce n’est pas

tant notre beauté, que la beauté de Dieu en nous, qui croît et cependant accroît notre

ressemblance avec Dieu, puisque Dieu est amour et source de tout amour, beauté source

de toute beauté. « Amando Deum, efficimur dii. - En aimant Dieu, nous devenons des

dieux71 » : il y a donc progression, car en aimant Dieu, nous devenons des dieux, mais

nous ne sommes pas Dieu, ni des dieux, pour autant. Cette progression, qui est celle de

notre ressemblance avec Dieu, est le chemin où nos pas sont nos affections, selon

lesquelles nous nous éloignons ou nous rapprochons de la ressemblance d’avec Dieu :

Celui qui de jour en jour se renouvelle en progressant dans la connaissance de Dieu et dans la

justice et la sainteté de la vérité, celui-là reporte son amour du temporel à l’éternel [...], du charnel

au spirituel; il s’applique avec soin à se dégager des biens temporels, en réfrénant et en

affaiblissant la convoitise, pour s’attacher par la charité aux biens spirituels. Mais il ne le peut que

dans la mesure où il reçoit l’aide de Dieu72.

La ressemblance avec Dieu, qui nous fait devenir beaux à l’image de celui qui est

toujours beau, est donc une progression, quasi asymptotique : non que nous ne puissions

jamais devenir beaux, mais jamais en cette vie nous n’égalerons le Fils, qui est l’exacte et

Species, forma, pulchritudo : définitions

56

69 De diuersis quaestionibus octoginta tribus, 74, « De eo quod scriptum est in Epistula Pauli ad

Colossenses : “In quo habemus redemtionem et remissionem peccatorum, qui est imago Dei invisibilis” » (PL

40) [« Sur ce passage de l’épître de saint Paul aux Colossiens : “En qui nous avons la Rédemption et

la rémission des péchés; qui est l’image du Dieu invisible” » (Col 1, 14-15)]

70 Cf. In espistolam Ioannis ad Parthos tractatus, IX, 9 (PL 35)

71 Sermones, 121, 1 (PL 38)

72 De Trinitate, XIV, 17, 23 (BA 16, p. 411)

Page 57: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

unique image du Père, en même temps que l’exact et unique égal du Père. Ce que nous

pouvons, ce qui dépend de nous pour devenir beaux, c’est d’ouvrir notre cœur à un don

qui, lui, ne dépend pas de nous puisqu’il nous précède et nous dépasse éternellement et

absolument : celui de l’amour de Dieu. Il n’y a point d’amour qui n’agisse pas, nous

confiait Augustin73, même l’amour du mal. L’âme désirant ressembler à Dieu par

l’amour, et prendre part à sa beauté, est donc agissante paradoxalement. Car, celui qui

progresse sur le chemin de la charité « ne le peut que dans la mesure où il reçoit l’aide

de Dieu ». Il dépend donc de nous de nous ouvrir à ce qui ne dépend pas de nous :

l’amour de Dieu. Notre ouverture, notre désir de ressemblance sont déjà des dons de

Dieu. Mais nous n’agissons en direction de Dieu qu’à mesure que nous le laissons agir et

nous diriger. S’ouvrir à l’amour de Dieu, c’est vouloir Dieu et vouloir Dieu n’est pas

autre chose qu’accomplir la volonté de Dieu74.

Chercher à être beau, devenir beau, c’est tout autre chose, nous le voyons bien, que de

chercher à s’approprier la beauté. Chercher la beauté dans les choses corporelles,

Species, forma, pulchritudo : définitions

57

73 Cf. Enarrationes in Psalmos, 31, s. 2, 5 : « Qu’est-ce en effet qui nous stimule même à faire le mal,

sinon l’amour ? Trouve-moi un amour oisif et n’agissant pas ! (Da mihi vacantem amorem et nihil

operantem !) »

74 Cf. De perfectione iustitia hominis (Sanctis fratribus et coepiscopis Eutropio et Paulo Augustinus), 6, 15

(PL 44) : « Peccatum est autem, cum vel non est caritas quae esse debet vel minor est quam debet, sive hoc vitari voluntate possit sive non possit; quia si potest, praesens voluntas hoc facit, si autem non potest, praeterita voluntas hoc fecit; et tamen vitari potest, non quando voluntas superba laudatur, sed quando

humilis adiuvatur. - Or il y a péché, soit lorsqu’on n’a pas la charité que l’on devrait avoir, soit

lorsqu’elle n’est pas aussi grande qu’elle devrait l’être, n’importe d’ailleurs que ce triste état puisse

ou ne puisse pas être évité; car si la volonté peut l’éviter, elle est immédiatement coupable de ne

pas le faire; si elle ne le peut pas, c’est par suite d’une mauvaise disposition antérieure. Et pourtant

il est toujours vrai de dire que même alors la volonté peut éviter tel péché en particulier, mais pour

cela elle doit dépouiller tout sentiment d’orgueilleuse suffisance en elle-même, et demander du

secours avec la plus profonde humilité. » La volonté est coupable de ne point éviter le mal qu’elle

peut éviter et, lorsque la volonté peine à éviter tel ou tel péché, il est pourtant toujours vrai qu’elle

le peut éviter, mais elle ne le peut sans le secours de Dieu. Notre volonté ne peut donc s’accomplir sans

la volonté de Dieu, même s’il dépend d’elle de ne point accomplir la volonté de Dieu. Mais même

alors, la volonté de Dieu n’en est point affaiblie pour autant, simplement elle s’exerce à nos

dépens... Tel est aussi le paradoxe de la beauté de notre âme : devenir beau, c’est recevoir la beauté

de Dieu, et ainsi faire concorder notre volonté avec celle de Dieu, mais par la seule grâce de Dieu.

Inversement, persister dans la laideur et la difformité intérieures par le péché, c’est accomplir

notre volonté contre la volonté de Dieu, non point, là encore, par une quelconque faiblesse de la

grâce ou de la volonté divine, mais par un coupable exercice de notre libre arbitre.

Page 58: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

essentiellement, c’est sortir hors de soi-même et, en quelque sorte, déformer ainsi son

âme en l’étirant et l’attirant sans cesse vers ce qui est hors d’elle, la condamnant à

l’inquiétude interminable de manques infinis que le désir de posséder ou la cupidité

aggraveront toujours et ne combleront jamais. Au fond, c’est ne plus être soi-même, et

c’est, aimant le monde, le devenir et s’y engloutir75. La ressemblance d’avec Dieu, qui fait

notre beauté, n’est donc point une concordance tout acquise, une image déjà toute faite :

puisque nous sommes appelés à devenir beaux, nous devons aussi nous détourner des

beautés du dehors, fausses beautés que nous cherchions à nous approprier et qui nous

rendaient laids, déchirés par le désir des choses extérieures; puisque nous devons devenir

beaux, nous sommes requis à une tâche temporelle, une épreuve en vertu de laquelle

nous deviendrons vraiment nous-mêmes par l’amour de Dieu, ou nous nous perdrons

nous-mêmes dans le monde par l’amour du monde. Soit la dépossession de soi en

courant après les vaines possessions, soit la « possession » de Dieu, et la reconquête de

soi-image de Dieu, par la dépossession de soi et le renoncement aux vaines possessions.

Tel est le paradoxe de l’identité à l’épreuve de la beauté : l’on est d’autant plus soi-même

que l’on se retire pour laisser Dieu nous revêtir de sa beauté, et l’on est d’autant moins

soi-même que l’amour de soi au mépris de Dieu nous disperse et nous disloque dans les

vaines beautés... D’où l’alternative décisive : ou bien se perdre en s’épuisant dans les

beautés du monde, ou bien se ressaisir et recouvrer sa vraie beauté en aimant Dieu.

Nous en arrivons (et c’est de là qu’en réalité nous comptions partir) à l’énigmatique et

paradoxale évidence de la beauté, qui est qu’elle nous commet : nous sommes à l’image

de notre beauté. « Dis-moi ce que, en ce monde, tu fais de la beauté et je te dirai qui tu

es. Dis-moi ce qu’est, pour toi, la beauté en ce monde et je te dirai qui tu es »... Plus

encore (car il ne s’agit pas de profilage psychologique ou caractérologique), il y va de la

plus inéluctable épreuve eschatologique, puisque, selon ce que nous aurons fait de la

beauté, selon la sorte de beauté à laquelle nous aurons donné notre âme et notre cœur,

nous serons jugés à la fin des siècles. La beauté de notre âme n’est aucunement statique

ou iconographique, l’image de Dieu n’y est pas sculptée d’elle-même à tout jamais : il y a

un devenir de notre ressemblance avec Dieu, un devenir de notre beauté qui dépend de

Species, forma, pulchritudo : définitions

58

75 Cf. Sermones, 121, 1 (PL 38) : « Ergo amando mundum, dicimur “mundus”. - Donc en aimant le

monde, nous sommes appelés “monde” ». C’est le corollaire de l’axiome qui précède

immédiatement : « Amando Deum, efficimur dii. - En aimant Dieu, nous devenons des dieux. »

Page 59: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

notre ouverture ou de notre résistance à l’amour de Dieu. Les quelques analogies

bibliques reprises par Augustin, que nous avons citées, vont toutes dans ce sens : la vraie

beauté, « digne de louange », est celle qui fait que « l’homme bon tire de bonnes choses

d’un bon trésor », c’est-à-dire qu’il œuvre non pas à accumuler toutes sortes de richesses

pour lui-même ici-bas, mais qu’il applique au contraire sa vie à les répandre et à les

susciter autour de lui sous toutes les formes innombrables de la charité : « Quand j’ai

placé mes petits pauvres sur la terre, je les ai institués vos commissionnaires pour porter

vos bonnes œuvres dans mon trésor » : or, combien de formes de pauvreté y a-t-il autour

de nous et en nous ? Combien de « petits pauvres » croisons-nous tous les jours, combien

d’humiliés, d’affligés, d’offensés, d’écœurés, d’infirmes, de mal aimés ? Et combien

refusons-nous d’apercevoir ou n’apercevons-nous même pas (car chacun a sa pauvreté et

sa beauté) ? La beauté de la charité est une beauté à l’œuvre et par les œuvres, non pas

une beauté « consommée ». Une beauté active, qui en toute chose, en tout homme, sait

retrouver la beauté primordiale imprimée par le Créateur. Une beauté contemplative au

sens positif du terme, c’est-à-dire non pas endormie dans l’indolence de la jouissance

sensible, mais perpétuellement en attente et en quête de Dieu présent en tout être. Une

beauté activement génératrice de beauté en somme.

La beauté est un jardin. Jardin de l’âme, où la source la plus vive, l’amour de Dieu, arrose

et fait croître et fleurir la charité et, par elle, toute beauté en nous, hors de nous et en

autrui. L’homme humble, jardinier de la charité, a purifié son amour : cet élan qui

l’attirait vers le monde, cette eau qui s’allait vider dans l’égout, il l’a détournée vers le

jardin, c’est-à-dire vers le Créateur du monde, pour cultiver ici-bas, patiemment,

activement, toutes les beautés qui nous tournent et nous élèvent vers la splendeur de

Dieu, « du côté où brillent les rayons du soleil, où se trouve le Dieu de charité76 ».

La beauté est un temple. Temple du cœur, qui n’est autre que la simplicité derrière

laquelle la vanité s’efface pour laisser Dieu établir sa demeure. C’est nous qui sommes ce

temple, mais nous sommes d’autant plus nous-mêmes et temples d’autant plus saints que

nous ne chercherons à y abriter que l’amour de Dieu, à n’y faire éclater que la beauté de

Dieu par la charité. Tel est le mystère de la ressemblance de l’homme avec Dieu, et donc

Species, forma, pulchritudo : définitions

59

76 Cf. Sermons inédits. Quatrième supplément. Deuxième section. Sermons sur les fêtes de l’année (I). Vingt-sixième sermon sur la Nativité du Sauveur (VI). 3. et 4.

Page 60: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

de sa beauté : « Amando Deum, efficimur dii. - En aimant Dieu, nous devenons des dieux77

», nous devenons nous-mêmes à mesure que nous nous éloignons de nous-mêmes et

nous rapprochons de Dieu, nous devenons beaux à mesure que nous nous éclipsons

pour laisser éclater en nous et autour de nous la beauté de celui par qui seul nous

sommes beaux et capables de beauté.

La beauté est un trésor. Mais le temple du cœur n’est pas un coffre-fort ni un réceptacle

renfermant jalousement son précieux contenu. Puisque c’est la charité qui rend beau,

puisque ce qui fait toute la beauté de son cœur c’est que « l’homme bon tire de bonnes

choses d’un bon trésor », la charité constitue dès lors un trésor paradoxal qui nous rend

d’autant plus riches que nous répandons autour de nous les fruits de ce trésor :

miraculeuse thésaurisation que celle de la charité, puisqu’elle accumule en partageant,

remplit en se répandant, rassemble en s’éparpillant78. Comme le rappelle Maxime le

Confesseur, le Christ « a mis en pleine lumière la très glorieuse route de la Charité, qui

est vraiment divine et divinisante puisqu’elle mène à Dieu, et l’on dit même que Dieu est

Charité79 » : par le trésor de la charité, l’homme bon non seulement répand les bienfaits

autour de lui, mais aussi renouvelle intérieurement, dans son cœur et son âme, sa

ressemblance avec Dieu, comme si cette ressemblance était « à nouveau sculptée sur la

pièce de monnaie » (resculpatur in nummo), c’est-à-dire dans « notre âme image de Dieu

» (in anima nostra imago Dei nostri), au point que nous puissions ainsi « rentrer nous-

mêmes dans le trésor de Dieu » (ut [...] redeamus ad thesauros eius), comme l’illustrait

Augustin dans son discours sur le Psaume 94. Cette métaphore du trésor, qu’Augustin lie

explicitement à la beauté (autant dans le commentaire du Psaume 94 que dans le Sermon

sur la Nativité), est révélatrice de cette inversion persistante dans sa pensée, d’après

Species, forma, pulchritudo : définitions

60

77 Sermones, 121, 1 (PL 38)

78 Cf. Confessions, I, 3, 3 : Dieu se répand dans le cœur des hommes comme dans des « vases » : mais

si ces vases se brisent, Dieu ne se répand point, car il est source céleste, source de vie, eau toujours

ruisselante. Et, quand nous laissons Dieu répandre sur nous la Charité, Dieu ne se répand pas à

terre, mais il nous relève de terre : or, Dieu est Charité, il en est donc de même pour la Charité,

source céleste, source de vie, eau toujours ruisselante que parfois nous laissons se vider dans

l’égout sans que Dieu ne cesse de la répandre, mais qu’avec la grâce de Dieu nous pouvons aussi

canaliser pour irriguer de bonnes œuvres le jardin de notre existence.

79 Lettre à Jean le cubiculaire sur la charité, dans I.-H. Dalmais, « Saint Maxime le Confesseur, Docteur

de la Charité », La Vie spirituelle, octobre 1948, p. 301, cité par Marie-Ancilla o.p., La Charité et

l’Unité, Une clé pour entrer dans la théologie de saint Augustin, Paris, 1993, p. 22

Page 61: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

laquelle la beauté, comme tout trésor, est non pas un bien que l’on possède mais, par

l’usage que nous en faisons, tout comme, d’abord, par la conception même que nous en

avons, un miroir de ce que nous sommes. C’est en cela que la beauté n’est jamais définie

aussi positivement par Augustin que comme charité : caritas est animae pulchritudo... Du

trésor de la Vie, nous pouvons nous faire les consommateurs ingrats ou bien les

dépositaires bienfaisants et reconnaissants : selon cette distinction, nous serons laids de

nos fausses beautés ou beaux de la vraie beauté. Mais ce mot de « beauté », par lui-

même, reste à la fois trop plein et très secret. Trop plein, parce que notre langage

courant, qui charrie souvent avec lui tous les motifs de notre concupiscence, a fait

proliférer dans le monde des « beautés » diverses et variées. Très secret, presque

insaisissable, parce la beauté véritable, à laquelle nous renvoie Augustin, est certes

attrayante (la species étant l’éclat de cet attrait) mais fondamentalement distincte des

objets visés par la concupiscence, puisqu’elle est au contraire ce qui ouvre notre cœur à

la charité. Trésor flétri par la volonté de saisir et de posséder, ou trésor fructifié par un

double partage, avec Dieu et avec autrui, la beauté est plus même que l’enjeu de cette

alternative : elle en est la réponse toujours déjà choisie par notre cœur, mais à chaque

instant remise en lutte ou en question. Or cette mise à l’épreuve existentielle ne se

décide que par l’œuvre, c’est-à-dire par ce que nous faisons de ce trésor reçu qu’est la

beauté ou par la sorte de beauté dont nous faisons le trésor de notre cœur : cette

conception augustinienne de la beauté, inspirée de l’Écriture - et tirée directement des

Évangiles80, renverse toute compréhension de la beauté comme objet d’un regard

spectateur, car il n’y va pas d’un miroitement du monde pour notre bon plaisir, mais de

notre participation (ou de notre coupable résistance) au dessein du Créateur du monde.

Ainsi, en présentant la pulchritudo animae comme caritas, Augustin déplace la beauté

d’une sphère étroite et stérile, dont le moi serait le centre, et la circonférence mes

convoitises et mes désirs, vers une sphère infinie et incommensurable,

incomparablement plus sainte et plus belle, où Dieu rayonne partout et où le centre n’est

plus moi mais mon prochain en Jésus-Christ. Telle est la perspective de la beauté que

saint Augustin découvre dans l’Écriture : je ne suis plus au centre; seul le Christ est le

centre - et autrui dans le Christ. Augustin ne relève pas autre chose lorsqu’il cite saint

Species, forma, pulchritudo : définitions

61

80 Comme on le voit par exemple, et explicitement, à propos de saint Matthieu dans le Sermon sur la

Nativité ou de saint Luc au chapitre 14 (§ 19) du De Trinitate.

Page 62: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Matthieu : « L’homme bon tire de bonnes choses d’un bon trésor81 ». Cela signifie que la

beauté n’est point pour moi-même, que la beauté de mon cœur devenu temple pour

accueillir Dieu ne cherche point à resplendir aux dépens de Celui qu’elle accueille, mais

pour que sa beauté à Lui, source de toute vraie beauté, retentisse et éclate, en nous et en

autrui. L’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, ne peut donc être beau, et

cependant faire éclater autour de lui la beauté, que dans la mesure où il œuvre à cette

ressemblance.

Mais que savons-nous de la beauté de Dieu ? Comment prétendre l’atteindre ou même

seulement la connaître ? N’y a-t-il pas là une indétermination, voire une «

inconnaissabilité », vertigineuse ? Et pourquoi Augustin souligne-t-il que cette question

de ressemblance, qui se joue dans notre cœur et dans notre âme, en est une de beauté,

plutôt que de bonté, puisqu’il s’agit que « l’homme [soit] bon [en] tir[ant] de bonnes

choses d’un bon trésor », ou plutôt que de toute autre chose ? Nous le pressentons bien à

l’orée de cette question de ressemblance, par laquelle il nous est donné de devenir en

notre âme l’image de Dieu lui-même, c’est-à-dire l’image la plus belle de la plus

admirable beauté, beauté de « l’ineffable beauté82 » : le plus grand risque de toute

recherche de la beauté, puisque nous ne voyons pas encore Dieu, c’est de se tromper

d’image, de ne point suivre la véritable beauté et, par conséquent, de ne point mériter de

la voir. Aux yeux d’Augustin, le plus grand risque de notre amour de la beauté, en

somme, ce n’est rien autre chose que le péché d’idolâtrie83.

Species, forma, pulchritudo : définitions

62

81 Cf. Mt 12, 35, cité in Sermons inédits. Quatrième supplément. Deuxième section. Sermons sur les fêtes de l’année (I). Vingt-sixième sermon sur la Nativité du Sauveur (VI). 3. et 4.

82 Cf. Enarrationes in Psalmos, 103, I, 1 (PL 36) : « Ex huius fabricae magnitudine ac pulchritudine, fabricatoris ipsius inaestimabilem magnitudinem et pulchritudinem, etsi nondum videmus, iam tamen

amamus... - La grandeur et la beauté de cette Création nous font, sinon voir l’ineffable grandeur,

l’ineffable beauté du Créateur, du moins l’aimer... »

83 L’une des plus nettes expressions de cette idée se lit en Confessions, X, XXVII, 38 : « In ista

formosa, quae fecisti, deformis irruebam... - Sur tes gracieuses créatures, [ô Beauté si ancienne et si

nouvelle,] tout disgracieux, je me ruais... » Honorer la créature comme le Créateur, c’est-à-dire en

lieu et place du Créateur, telle est précisément la définition de l’idolâtrie qu’Augustin donne en De

doctrina christiana, II, 20 (PL 34) (la liant immanquablement à la superstition) : « Superstitiosum est quidquid institutum est ab hominibus ad facienda et colenda idola pertinens vel ad colendam sicut Deum

creaturam partemve ullam creaturae... - Il faut regarder comme superstitieuses les institutions

humaines relatives à l’érection et au culte des idoles [qui] enseignent à honorer une créature

quelconque comme la divinité... »

Page 63: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Species, forma, pulchritudo : définitions

63

Page 64: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

CHAPITRE II :

DE MUSICA : DES BEAUTÉS INFÉRIEURES À L’HARMONIE DIVINE

_____________________

Avec ses méditations célèbres du De Musica84, interprétées sur toutes les gammes par

d’innombrables commentateurs, mais aussi au fil de nombreuses autres analyses ou

allusions éparpillées dans toute son œuvre, Augustin est sans doute celui qui a le plus

profondément bouleversé l’approche philosophique de la musique et le plus

formidablement mis en lumière ces questions qui nous intéressent particulièrement :

pourquoi la musique, d’entre tous les « arts 85 », jouirait-elle d’un quelconque privilège ?

De quelle beauté la musique peut-elle nous rendre capables ? et plutôt : quelle sorte de

musique peut-elle nous rendre beaux ? Ou encore : que veut-on dire lorsque l’on

suggère que la musique peut nous emmener jusqu’à Dieu ou, pour le formuler plus

généralement avec les mots exacts d’Augustin, comment peut-on « voir les perfections

invisibles de Dieu par les choses qu’il a créées86 » ?

Comme le prête à croire l’étymologie même du mot, qu’Augustin mentionne au tout

début du De Musica, la « musique » tirerait son nom des Muses de la mythologie, filles de

Zeus et de Mnémosyne, à qui la toute-puissance du chant (omnipotentia canendi) aurait été

84 Celles, essentiellement, du livre VI. Il semble en effet que ce dernier livre ait eu un certain

retentissement dès sa parution, comme Augustin le reconnaît lui-même au chapitre XI des

Retractationes [11, 1 (PL 32)]: « [...] [J]’ai écrit [...] six livres sur la Musique; le sixième, surtout, a été le

plus répandu, parce qu’on y agite une question digne d’être connue, à savoir comment, par les

nombres corporels et spirituels, mais muables, on arrive aux nombres immuables, lesquels sont

dans l’immuable vérité elle-même, et comment ainsi on voit les perfections invisibles de Dieu par

les choses qu’il a créées. »

85 Entendons : d’entre tous les arts libéraux (par opposition aux arts mécaniques), mais aussi d’entre

ce que nous appelons aujourd’hui les beaux-arts... Nous serons amenés à préciser ces distinctions

au cours de ce chapitre.

86 Retractationes, 11, 1 (PL 32) : « [E]t [quomodo] sic invisibilia Dei per ea quae facta sunt intellecta

conspiciantur... - [E]t comment ainsi on voit les perfections invisibles de Dieu par les choses qu’il a

créées... »

Page 65: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

accordée87. Mais saint Augustin, dans ses Rétractations, se déclarera « fâché d’avoir [ainsi]

parlé des Muses, même en plaisantant, comme de déesses 88». S’il est en effet d’usage de

recourir au lieu commun de cette filiation mythologique, « mnémosynienne »

notamment, pour souligner, par exemple, que l’écoute musicale mobilise les vertus de la

Mémoire (déifiée en Mnémosyne depuis Hésiode), cette filiation païenne est néanmoins

coupable d’idolâtrie aux yeux d’Augustin, d’abord parce qu’elle attribue puissance et

divinité à une « simple » faculté de l’humaine intelligence (la mémoire), aussi précieuse

soit-elle, ensuite parce qu’elle fausse et trahit du même coup la vraie voie qui, seule,

pourrait effectivement conduire l’intelligence humaine à travers les œuvres créées,

jusqu’à l’éternelle puissance du Dieu unique, créateur et incréé. Car tel est bien le but

qu’Augustin s’est fixé dans son étude de la musique :

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

65

87 De Musica, I, 1, 1 (PL 32) : « Nam opinor non tibi novum esse omnipotentiam quamdam canendi Musis

solere concedi. »

88 En réalité, la rétractation [Retractationes, 3, 2 (PL 32)] porte sur quelques évocations des Muses

dans le De Ordine, mais elle s’applique tout aussi bien à cette autre référence aux Muses qui

inaugure le livre I du De Musica. Dans le même esprit, et bien qu’Augustin ne fasse alors plus

allusion aux Muses spécifiquement, rappelons aussi cette autre franche rétractation : « In secundo autem libro, prorsus inepta est et insulsa illa quasi fabula de philocalia et philosophia, quod sint germanae et eodem parente procreatae. Aut enim philocalia quae dicitur nonnisi in nugis est, et ob hoc philosophiae nulla ratione germana; aut si propterea est hoc nomen honorandum, quia Latine interpretatum amorem significat pulchritudinis, et est vera ac summa sapientiae pulchritudo, eadem ipsa est in rebus incorporalibus

atque summis philocalia quae philosophia, neque ullo modo sunt quasi sorores duae. - Au second livre (du

Contra Academicos), c’est une fable ridicule et extravagante que celle de la philocalie et de la

philosophie qui sont sœurs et nées d’un même père. En effet, ou ce qu’on nomme philocalie ne

s’entend que de pures bagatelles; elle n’est, dès lors, en aucune façon sœur de la philosophie; ou

bien si ce mot a quelque valeur parce qu’il signifie, traduit en latin, l’“amour du beau”, et qu’il y a

une vraie et suprême beauté dans la sagesse, la philocalie et la philosophie ne sont dès lors dans la

sphère incorporelle et supérieure qu’une seule et même chose; elles ne peuvent donc en aucune

manière être deux sœurs. » [Retractationes, 1, 3 (PL 32)] La forme particulière de « philocalie » qu’est

l’amour de la musique est donc, comme les Muses, exclue sans ambiguïté par Augustin de toute

fausse divinité, puisque l’amour du beau présent dans l’amour de la musique ne saurait être né du

même « père » que la philosophie, soit que cet amour se dévoie en se vouant à de « pures bagatelles

» corporelles (auquel cas cette forme de philocalie musicale n’est en aucune façon « sœur » de la

philosophie), soit que la philocalie musicale tienne d’un vrai amour de la vraie et suprême beauté

de la sagesse (et en ce cas l’amour du vrai beau à travers la musique évolue dans la même sphère,

incorporelle et supérieure, que la philosophie, au point de ne constituer avec elle « qu’une seule et

même chose »).

Page 66: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Deinde, ut supra commemoravi, sex libros De musica scripsi, quorum ipse sextus maxime innotuit, quoniam res in eo cognitione digna versatur, quomodo a corporalibus et spiritalibus, sed mutabilibus numeris, perveniatur ad immutabiles numeros, qui iam in ipsa sunt immutabili veritate, et sic invisibilia Dei per ea

quae facta sunt intellecta conspiciantur. - Ainsi que je l’ai dit plus haut, j’ai écrit ensuite six livres sur

la Musique; le sixième, surtout, a été le plus répandu, parce qu’on y agite une question digne d’être

connue, à savoir comment, par les nombres corporels et spirituels, mais muables, on arrive aux

nombres immuables, lesquels sont dans l’immuable vérité elle-même, et comment ainsi on voit les

perfections invisibles de Dieu par les choses qu’il a créées89.

Augustin confère ainsi à notre intelligence la capacité d’exaucer par la musique ce que

saint Paul (cité littéralement dans le passage des Rétractations ci-dessus) énonçait dans sa

lettre aux Romains : « Ce que Dieu a d’invisible depuis la création du monde se laisse

voir à l’intelligence à travers ses œuvres : son éternelle puissance et sa divinité90 ». Donc,

pour Augustin, la musique est une discipline de l’intelligence, c’est-à-dire une science,

par laquelle il est possible de voir le Dieu invisible à travers ses œuvres visibles. Voilà ce

que, dans ce chapitre, nous tenterons de comprendre aussi distinctement que possible.

Que la musique soit une science est d’abord chose peu évidente, tant « le plaisir

délicieux et toujours nouveau d[e cette] occupation inutile », comme l’exprimait le poète

Henri de Régnier91, constitue aujourd’hui, comme d’ailleurs déjà à l’époque d’Augustin

(mais avec un retentissement inouï de nos jours), un art d’agrément - celui des chants

suaves et rythmées, des mélodies instrumentales, des modulations populaires faites pour

la transe ou pour les transhumances de la sensibilité, etc. - plutôt qu’une science, comme

l’arithmétique ou la géométrie. Platon, au livre III de La République, avait clairement

énoncé que le rythme et l’harmonie détenaient au plus haut point le pouvoir de pénétrer

dans l’âme et de s’emparer d’elle de la façon la plus énergique92 : saint Augustin n’a pas

moins reconnu cette ténacité avec laquelle les voluptés de l’ouïe nous ravissent, nous

captivent et nous subjuguent93. Dans le De Musica94, il cite ainsi les vers d’un anonyme :

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

66

89 Retractationes, 11, 1 (PL 32)

90 Rm 1, 20

91 La partition des huit Valses nobles et sentimentales pour piano de Maurice Ravel, composées en

1911, porte en exergue cette citation.

92 Platon, La République, III, 401d

93 Voir Confessions, IV, XXXIII, 49-50, La Pléiade, t. 1, pp. 1013-1015

94 De Musica, III, 2, 3 (PL 32)

Page 67: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Ite igitur, Camenae,Fonticolae puellae,Quae canitis sub antrisMellifluos sonores,Quae lauitis capillumPurpureum HippocreneFonte, ubi fusus olimSpumea lauit almusOra iubis aquosisPegasus, in nitentemPeruolaturus aethram.

Allons, Camènes,

Nymphes de nos sources,

Qui chantez dans vos grottes

Des airs doux comme le miel,

Qui lavez votre éclatante chevelure

À la fontaine d’Hippocrène,

Où jadis, faisant flotter sa crinière ruisselante,

Pégase lava ses naseaux écumants,

Sur le point de s’envoler

Dans l’éther lumineux.

Ces « airs doux comme le miel (melliflui sonores) », mêlés au bercement de la rime, « les

douces mélodies des cantilènes de tout mode (melodiae cantilenarum omnimodarum) »,

comme aussi bien la beauté des corps, la brillance de la lumière, la suave odeur des

fleurs, des parfums, des aromates, le délice de la manne et du miel ou la volupté des

membres ouverts aux charnelles étreintes95, Augustin n’en tait pas les séductions. Mais

lorsqu’il les évoque, pour lui, déjà, ce ne sont plus que des « sensations corporelles96 » et

des « littératures charnelles97 » dépassées, des « frivolités (nugacitates)98 » du passé. Reste

donc à saisir comment s’opère ce dépassement, cette traversée « des réalités corporelles

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

67

95 Confessions, X, VI, 8, La Pléiade, t. 1, p. 986 : « Quid autem amo, cum te amo ? Non speciem corporis nec decus temporis, non candorem lucis ecce istis amicum oculis, non dulces melodias cantilenarum omnimodarum, non florum et unguentorum et aromatum suaviolentiam, non manna et mella, non membra acceptabilia carnis amplexibus; non haec amo, cum amo Deum meum. Et tamen amo quamdam lucem et

quamdam vocem et quemdam odorem et quemdam cibum et quemdam amplexum, cum amo Deum meum. -

Mais qu’est-ce donc que j’aime quand je t’aime ? Non la beauté d’un corps, ni le charme d’un

temps, ni la brillance de la lumière, cette amie de mes yeux d’ici-bas, ni les douces mélodies des

chants de toutes sortes, ni des fleurs, des parfums, des aromates la suave odeur, ni la manne et le

miel, ni les membres ouverts aux charnelles étreintes. Non, ce n’est pas ce que j’aime, lorsque

j’aime mon Dieu. Et pourtant j’aime une certaine lumière, une certaine voix et un certain parfum,

un certain aliment, une certaine étreinte, lorsque j’aime mon Dieu. »

96 La Musique, VI, 1, 1, La Pléiade, t. 1, p. 680

97 Idem.

98 De Musica, VI, 1, 1 (PL 32)

Page 68: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

[jusqu’]aux incorporelles99 », de la musique jusqu’à Dieu. Et à démontrer la nécessité, «

pour [...] les jeunes gens, voire les hommes de tout âge, dotés par Dieu d’une bonne

intelligence, [de] s’arrache[r], sous la conduite de la raison, non point précipitamment,

mais comme par degrés, [à ces] sensations corporelles et aux littératures charnelles

auxquelles il leur est difficile de ne pas s’attacher. Cela pour que, par amour de la vérité

immuable, ils s’attachent au Dieu unique et Seigneur de toutes choses, qui guide l’esprit

humain sans l’interposition d’aucun objet naturel100 ».

Henri-Irénée Marrou écrit avec raison, bien que sur un ton peut-être un peu

péremptoire, que « ce serait un contresens très grave que de traduire musica par notre

“musique”. Qu’est-ce en effet pour nous que la musique ? [interroge-t-il]. C’est une

activité artistique, esthétique. Or pour Augustin, la musica est une science mathématique

au même titre que l’arithmétique ou la géométrie101. » Il nous semble que l’assertion est

juste en tant qu’elle prévient le lecteur moderne que, pour Augustin, la musique va bien

au-delà de ce que nous entendons habituellement aujourd’hui dans le jeu plaisant,

joyeux ou triste, des voix et des instruments. S’il s’agit d’une science, que ce soit

l’acoustique, la métrique, la rythmique, l’harmonique ou ces diverses autres dimensions

de la théorie musicale, la musique ne saurait en effet être confinée au seul rang des

pratiques artistiques, ni à ce strict univers de la production et de l’audition de chants et/

ou de musique instrumentale. Comme en témoignent les cinq premiers livres du De

Musica, la discipline musicale, telle que l’ancien professeur de grammaire et de

rhétorique la concevait, s’étend essentiellement dans le domaine de l’arithmétique

élémentaire (les battements de mesure, théoriques ou effectivement frappés avec les

mains, adoptant dans la récitation poétique, le chant, la musique instrumentale et la

danse une cadence dont la mesure numérique, c’est-à-dire la découpe en intervalles de

temps alternés arithmétiquement identifiables, est présentée, au livre I, comme la source

d’une secrète beauté102) et, surtout, dans le domaine de la métrique ou, plus exactement,

de la rythmique (les livres II à V développant pour leur part une typologie quasi

systématique des vers latins, qu’Augustin connaissait par cœur et a longtemps enseignée

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

68

99 La Musique, VI, 2, 2, La Pléiade, t. 1, p. 681

100 Ibid., VI, 1, 1, p. 680

101 Henri-Irénée Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, p. 197

102 Cf. La Musique, I, 13, 27-28, La Pléiade, t. 1, pp. 580-581

Page 69: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

à partir d’exemples empruntés aux manuels de scansion poétique romains. H.-I. Marrou,

reprenant un utile argument d’Amerio103, précise d’ailleurs qu’Augustin se soucie

spécifiquement de rythmique proprement musicale, non pas seulement, comme il y

paraît, de métrique ou de prosodie : la différence est que la rythmique ne se contente pas

d’un simple décompte de syllabes, des longues et des brèves, mais envisage

immédiatement ces dernières dans leur exécution déclamée ou chantée, c’est-à-dire «

calée » sur un rythme musical donné, instrumental ou non, nécessitant par conséquent

l’ajout de silences, non prévus dans la scansion poétique coutumière aux grammairiens,

ou bien l’allongement ou l’abrègement de telle ou telle syllabe. Lorsqu’il s’agit de

musique purement instrumentale, c’est-à-dire de rythmes qui se font non par des

paroles, mais avec des instruments à corde ou à vent, Augustin fait remarquer qu’il est

également nécessaire, bien souvent, d’ajouter un ou plusieurs silences après le son de la

voix ou après un battement afin que le rythme choisi soit conformément respecté104.

Dans tous les cas, Augustin insiste en effet sur la rectitude scientifique - arithmétique -

de laquelle découle la beauté propre de toute rythmique musicale bien observée.). La

prosodie traditionnelle elle-même, littéraire et poétique, se trouve ainsi renouvelée par

l’approche musicale d’Augustin, la métrique prenant un essor nouveau dans cette « loi

d’homogénéité rythmique105 » qui veut que « dans une même série rythmique, et donc a

fortiori dans le même “mètre” ou dans le même vers, on ne [puisse] assembler que des

pieds de même mesure, c’est-à-dire ayant le même nombre total de temps106

» (réciproquement à cette « musicalisation » de la prosodie par le rythme, la « musique

musicale » telle que nous l’entendons de nos jours, c’est-à-dire principalement le chant,

la musique instrumentale, ou les deux réunis, renouvelle également son champ de

compréhension en s’étendant à la poésie, dont l’analyse scientifique se cantonnait

ordinairement à la scansion et à la récitation, c’est-à-dire à une application plus « a-

musicale »).

Ce à quoi Augustin nous initie donc, et que H.-I. Marrou nous rappelle avec prudence,

c’est que la musique doit assurément bénéficier des lumières de la science si elle veut

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

69

103 Cf. Henri-Irénée Marrou, Ibid., pp. 270-273

104 Cf. La Musique, IV, 14, 24, La Pléiade, t. 1, pp. 646-647

105 Henri-Irénée Marrou, Ibid., p. 271

106 Idem.

Page 70: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

s’élever au-dessus des modulations instinctives, imitatives et nées du seul exercice

journalier des chanteurs de théâtre et autres joueurs de flûte ou de cithare107. Car, dès

lors, cette musique « éclairée », plus exigeante que « notre “musique” » exclusivement

comprise comme activité artistique, esthétique, et objet de plaisir ou art d’agrément,

devient par là-même une discipline beaucoup plus large, d’abord parce qu’elle requiert

l’arithmétique pour devenir une connaissance pleinement maîtrisée, ensuite parce que la

rythmique (par opposition à la seule métrique ou prosodie) permet de saisir plus

adéquatement la musicalité de paroles chantées (avec ou sans accompagnement

instrumental) ou d’airs joués avec des instruments (avec ou sans accompagnement

vocal), et enfin parce que la poésie, ou même toute prose, est aussi mieux appréciée

lorsqu’elle est considérée dans sa rythmicité musicale.

Mais il serait trop restrictif de résumer la « philosophie musicale » de saint Augustin à

une science de type mathématique, comme à une arithmétique, fût-elle même

singulièrement attentive à la rythmique. Comme H.-I. Marrou le conclut d’ailleurs lui-

même, saint Augustin « se fait une idée purement quantitative du rythme » et « le De

Musica représente une tentative [avortée] [de] franchir les bornes étroites de la métrique.

[...] Lu attentivement, son ouvrage ne suppose presque aucune érudition spécifiquement

musicale (si ce n’est la notion très élémentaire de silence) [et] il n’a pour ainsi dire mis en

œuvre que des connaissances métriques108 ». Quel est donc, faute de beauté rythmique

ou arithmétique, le point décisif qui permet à saint Augustin d’élever la musique au rang

d’une « science presque divine (pene divina disciplina)109 » ?

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

70

107 La Musique, I, 4, 9, La Pléiade, t. 1, pp. 564-566

108 Henri-Irénée Marrou, Ibid., pp. 272-273

109 De Musica, I, 2, 3 (PL 32) : « Illud ergo quod abs te postea dictum est, multa esse in canendo et saltando

vilia, in quibus si modulationis nomen accipimus, pene divina ista disciplina vilescit. - Tu as dit ensuite

qu’il y a maints vils aspects dans le chant et la danse : si nous admettons pour eux le nom de

modulation, cela avilit cette science presque divine. »

Page 71: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Il nous semble qu’Augustin, tout en inscrivant sa conception de la musique dans une

antique lignée maintes fois excavée par les archéologues de sa pensée110 (filiation

pythagoricienne, par l’apprivoisement de la beauté du nombre mesurant le rythme;

platonicienne, et plus encore plotinienne, par le désir constant de passer « des réalités

corporelles aux incorporelles (a corporeis ad incorporea)111 »; etc.), creuse néanmoins la

voie d’une réflexion radicalement nouvelle sur la musique, en un sens qui va bien au-

delà de la seule écoute et du plaisir musical - et qui prélude essentiellement à ce que l’on

appelle, en attendant de la mieux définir, la beauté musicale.

En vérité, les arts libéraux, pour Augustin, sont et ne sont pas l’objet de délassements

frivoles : ils le sont, parce que leur matière est corporelle, c’est-à-dire muable et

périssable, comme la beauté du ciel, l’éclat de la lumière ou l’écoulement des jours et des

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

71

110 ... et qu’il n’y a pas lieu de reprendre ici en détail (le lecteur en quête de précisions plus

exhaustives pourra se référer notamment aux chapitres consacrés à la musique dans l’ouvrage déjà

cité : Saint Augustin et la fin de la culture antique, de Henri-Irénée Marrou, mais aussi à Il “De Musica”

di s. Agostino, de Franco Amerio, Turin, 1929)...

111 De Musica, VI, 2, 2 (PL 32) : « Quamobrem tu cum quo mihi nunc ratio est, familiaris meus, ut a

corporeis ad incorporea transeamus, responde... - C’est pourquoi, toi, mon compagnon, qui

participes à ma réflexion, réponds-moi : pour passer des réalités corporelles aux incorporelles, que t’en

semble ? » Augustin a souvent recours à cette même sorte d’expression pour résumer la dialectique

ascendante permettant aux arts libéraux de conduire l’esprit des réalités inférieures, matérielles,

muables et transitoires, aux réalités supérieures, immatérielles, immuables et éternelles : cf., par

exemple, De Vera religione, 29, 52 (PL 34) : « Videamus quatenus ratio possit progredi a visibilibus ad

invisibilia, et a temporalibus ad aeterna... In quorum consideratione (Augustin évoque succinctement

l’étude d’un autre art libéral : l’astronomie) non vana et peritura curiositas exercenda est, sed gradus ad

immortalia et semper manentia faciendus. - Examinons maintenant de quelle manière la raison peut

s’élever du monde visible au monde invisible, du temps à l’éternité... Ces spectacles (la beauté du ciel, le

cours des astres, l’éclat de la lumière, la succession des jours et des nuits, [etc.]) ne doivent pas

nourrir une vaine curiosité de quelques jours; ils sont autant de degrés qui nous élèvent aux biens

éternels et impérissables. »; Retractationes, I, 3, 1 (PL 32) (au sujet du De Ordine) : « De Ordine studendi

loqui malui, quo a corporalibus ad incorporalia potest profici. - Je préférai les entretenir de l’ordre à

observer dans leurs études et au moyen duquel on peut s’élever des choses corporelles aux

incorporelles. »; id., I, 6 (au sujet du De Libris disciplinarum) : « Per corporalia cupiens ad incorporalia

quibusdam quasi passibus certis vel pervenire vel ducere. - Mon désir était de conduire ou de parvenir,

comme à pas sûrs, aux choses incorporelles par les choses corporelles. »; id., I, 11, 1 (à propos du De

Musica) : « Quomodo a corporalibus et spiritalibus, sed mutabilibus numeris, perveniatur ad

immutabiles numeros... - Comment, par les nombres corporels et spirituels, mais muables, on arrive aux

nombres immuables... », etc.

Page 72: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

nuits en astronomie, et comme, en musique, les sons qui s’égrènent et ne sont entendus

que lorsque, déjà, leur source s’est perdue dans le néant... Or comment l’âme frivole,

attachée à ce qui va périr - à ce qui meurt toujours déjà -, ne s’abandonnerait-elle pas

elle-même à l’abîme où se précipitent les objets de son attachement ? D’un autre côté,

les arts libéraux ne sont plus frivoles dès lors qu’ils deviennent, justement, les moyens

d’une traversée. Car, de même que la traversée s’impose à tous ceux qui désirent passer

d’une rive à l’autre, de même il est nécessaire de traverser ce que l’on a à franchir et ce

dont on veut s’affranchir. Or tel n’est-il pas exactement le projet qu’Augustin assigne aux

arts libéraux, c’est-à-dire, à proprement parler, à des disciplines « libératrices », destinées

à détacher l’âme des beautés corporelles, transitoires, pour l’élever jusqu’à l’immuable et

éternelle beauté ? Mais, dans la musique, quelle est-elle, cette éternelle beauté ? Pourquoi

la trouve-t-on spécialement dans la musique, et la trouve-t-on exclusivement dans la

musique ? Ou bien y a-t-il justement dans la musique quelque chose qui nous ouvre à

l’éternelle beauté, c’est-à-dire à une espèce de musique au-delà de la musique et de

beauté surpassant toute beauté ?

Saint Augustin n’est pas Platon112. Comme Platon, certes, il cherche à s’élever par degrés

vers la beauté éternelle et impérissable, mais, comme le souligne Jacques Darriulat, dans

une étude consacrée au De Musica, « la musique n’est plus pour l’évêque d’Hippone ce

qu’elle était pour la tradition philosophique et rhétorique (une pathétique de l’âme, soit

bénéfique, soit maléfique)113 »; bien plus, elle est un « espace de résonance114 », dans

l’âme elle-même, où celle-ci peut se rattacher au Dieu unique, Seigneur de toutes

choses. À la différence de Platon115, donc, qui emprunte, comme en sens unique, le

chemin théorique, ascendant, qui fait progresser l’esprit à travers les beautés

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

72

112 Rappelons seulement cet avertissement, qui figure au début du De Vera religione [I, 3, 5 (PL 34)] :

« Si quando autem ad disputationem venitur, Platonico nomine ora crepantia, quam pectus vero plenum,

magis habere gestimus ? - Pourquoi, lorsque nous discutons, avoir sans cesse à la bouche le nom de

Platon, plutôt que de remplir nos cœurs de la vérité ? »

113 Jacques Darriulat, « Augustin : De Musica », commentaire du livre VI du De Musica,

www.jdarriulat.net/Introductionphiloesth/Antiquitetardive/Augustin/AugustinMusica.html

114 Idem.

115 Mais ce n’est pas ici notre propos d’approfondir ce travail de comparaison et de

différienciation. Nous insisterons seulement sur cette césure primordiale, qui est qu’Augustin croit

en Jésus-Christ, Dieu fait homme.

Page 73: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

corporelles, jusqu’à l’Idée même de beauté, ou jusqu’à la beauté en elle-même, c’est-à-

dire une beauté « sans visage116 », Augustin, lui, n’envisage la beauté que dans la figure

du Christ, visage humain de Dieu, non plus Idéal désincarné, et, par conséquent,

n’ignore pas que le chemin vers Dieu, loin d’être à sens unique, est aussi un voyage de

retour vers une humanité renouvelée dans le Christ. Cette beauté « divino-humaine117 »

est impensable pour Platon.

Tel est pourtant l’esprit de l’« esthétique118 » musicale selon saint Augustin,

l’introduction du livre VI du De Musica nous mettant d’emblée au diapason : là, comme

en toutes choses pour le chrétien, il s’agit de « s’effor[cer] d’aller vers l’unique vrai Dieu

dans une charité supérieure119 ». Mais Augustin s’adresse à tout homme (« jeunes gens,

voire hommes de tout âge120 »), non seulement aux chrétiens, pour que tous « s’attachent

au Dieu unique et Seigneur de toutes choses121 ». Augustin doit donc « expliquer » la

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

73

116 Cf. Platon, Le Banquet, 210e-211d (trad. Victor Cousin) : « [210e] Celui qui dans les mystères de

l’amour s’est avancé jusqu’au point où nous en sommes par une contemplation progressive et bien

conduite [...] verra tout-à-coup apparaître à ses regards une beauté merveilleuse [...] : la beauté

éternelle, non engendrée et non périssable, exempte de décadence comme d’accroissement, qui

n’est point belle dans telle partie et laide dans telle autre, belle seulement en tel temps, dans tel

lieu, dans tel rapport, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là; beauté qui n’a point de forme

sensible, un visage [c’est nous qui soulignons], des mains, rien de corporel; qui n’est pas non plus

telle pensée ni telle science particulière; qui ne réside dans aucun être différent d’avec lui-même,

comme un animal ou la terre [211b] ou le ciel ou toute autre chose; qui est absolument identique et

invariable par elle-même; de laquelle toutes les autres beautés participent, de manière cependant

que leur naissance ou leur destruction ne lui apporte ni diminution ni accroissement ni le moindre

changement. Quand de ces beautés inférieures on s’est élevé [...], on arrive à la connaissance par

excellence, qui n’a d’autre objet que le beau lui-même [...]. [211d] Ô mon cher Socrate ! continua

l’étrangère de Mantinée, ce qui peut donner du prix à cette vie, c’est le spectacle de la beauté

éternelle. »

117 L’expression est de Paul Evdokimov, in L’Art de l’icône, Théologie de la beauté, p. 20

118 Par « esthétique », nous désignons cette « esthétique supérieure », « théologique », que Hans Urs

Von Balthasar avait décelée dans la pensée de saint Augustin, c’est-à-dire toute tendue vers la

beauté de Dieu, mais exprimée dans les termes de notre sensibilité d’ici-bas. Il en est de même

avec la musique.

119 La Musique, VI, 1, 1, La Pléiade, t. 1, p. 681

120 Ibid., p. 680

121 Idem.

Page 74: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

musique à trois types de lecteurs : 1°/ à ceux qui écoutent de la musique comme « des

bêtes », c’est-à-dire comme ces ours ou ces éléphants qui dansent au son du tambour, ou

bien à ceux qui, tels les oiseaux, chantent instinctivement et se charment de la beauté de

leur propre chant sans en connaître la raison122; 2°/ à ceux dont les connaissances et la

piété incertaines ne leur permettent pas de s’élever rapidement de la musique jusqu’à

Dieu et risquent donc de s’empêtrer dans la musique exclusivement considérée comme

discipline agréable permettant une bonne maîtrise du rythme et, plus largement, de ce

qu’on appellerait aujourd’hui le solfège, la mélodie, l’harmonie et toutes autres

semblables connaissances musicologiques nécessaires au chant ou au jeu d’un

instrument123; et 3°/ à ceux qui connaissent que Dieu est la cause de toute vraie

jouissance, y compris dans la musique, mais qui seraient éventuellement tentés de

s’abaisser jusqu’à ces problèmes musicologiques, à commencer par ceux couverts dans

l’analyse du rythme des cinq premiers livres du De Musica, et qui, conclut Augustin, ne

sont au fond que « puérilités124 ».

La musique, nous le voyons bien, est donc pour Augustin l’occasion de dépeindre

synthétiquement les trois types de rapport que nous, humains, pouvons entretenir avec la

beauté : d’abord, un rapport animal, instinctif, qui nous fait battre des mains ou danser

au rythme du tambour, à la manière des ours, ou chanter comme l’oiseau, l’âme

virevoltant d’insouciance ou suivant quelque humeur printanière; ensuite, un rapport

plus érudit, plus discipliné, plus « scientifique » : c’est l’approche technicienne, éclairée,

du musicien exercé, celui qui sait reconnaître, compter et respecter les temps de chaque

mesure - comme Augustin scandait et nommait chaque vers latin -, celui qui sait définir

une ligne mélodique en identifiant la succession des intervalles ou encore saisir les

simultanéités sonores, la construction des accords, les principes qui les gouvernent et

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

74

122 Ibid., I, 4, 5, pp. 560-561

123 Ibid., VI, 1, 1, p. 681

124 Idem.

Page 75: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

leurs enchaînements - choses que l’on étudie précisément en harmonie125; enfin, un

rapport spirituel, celui de l’homme de foi « s’efforçant d’aller vers l’unique vrai Dieu

dans une charité supérieure126 ». Bien entendu, chaque homme est un musicien plus ou

moins élevé sur cette échelle, c’est-à-dire un composé de ces trois rapports, où chaque

rapport - animal, érudit ou spirituel - est présent dans un proportion plus ou moins

grande, mais tous, même les moins éloignés de Dieu, doivent être conduits plus près de

la source vraie de toute beauté. Comme nous, la musique est de ce monde et, à la fois,

n’est pas de ce monde. Et, comme nous, elle peut n’être que de ce monde, et en partager

ainsi le sort fatal, ou bien aller au-delà de ce monde, le traverser, comme saint Paul nous y

invitait, et nous laisser voir, corps et âme, à travers les beautés d’ici-bas, les franchissant,

non pas nous y laissant piéger comme en des « rets127 », « ce que Dieu a d’invisible

depuis la création du monde128 », son éternelle beauté.

Reste que la musique, en premier lieu, semble « purement » pétrie et empêtrée dans le

sensible, et il y a justement, dans l’analyse « acoustique » qu’Augustin amorce au début

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

75

125 H.-I. Marrou (cf. Ibid., p. 267) soutient l’hypothèse d’après laquelle Augustin ne connaissait en

réalité ni la mélodie (connaissance des intervalles de notes), ni l’harmonie (connaissance des

simultanéités sonores ou accords), du moins pas en profondeur (de fait, la formalisation de la «

science mélodique », ou solfeggio - mot italien lui-même dérivé des noms de notes « sol » et « fa » -

n’aurait fait son apparition qu’au XIème siècle, lorsque le moine italien Guido d’Arezzo a inventé

ce procédé dans le but de faciliter l’enseignement du chant aux autres moines de son monastère).

H.-I. Marrou cite à ce propos une lettre [Epistola 101, 3, (PL 32)] où Augustin lui-même reconnaît

cette lacune et la met sur le compte du manque de temps : « Conscripsi de solo rhythmo sex libros, et

de melo scribere alios forsitan sex, fateor, disponebam, cum mihi otium futurum sperabam. - J’ai composé

alors six livres seulement sur le rythme, et, je l’avoue, je songeais à en composer six autres sur la

modulation (théorie des modes et des intervalles, c’est-à-dire de ce que l’on appelle aujourd’hui,

précisément, harmonie et mélodie), quand j’espérais du loisir. » Sans doute le temps a-t-il en effet

manqué à Augustin pour composer ces six autres ouvrages, mais non pas, comme le suggère H.-I.

Marrou, en raison d’une « lacune dans la connaissance scientifique d’Augustin » : bien plutôt,

comme nous l’allons démontrer dans ce chapitre, parce que cette érudition s’impose avec

beaucoup moins de nécessité que l’attachement « au Dieu unique et Seigneur de toutes choses »,

de sorte que le temps d’ici-bas, le nôtre aujourd’hui comme jadis celui du saint homme, doit être

employé à des buts plus élevés...

126 Ibid., VI, 1, 1, p. 681

127 Idem.

128 Rm 1, 20

Page 76: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

du livre VI du De Musica, l’idée inaugurale d’une sorte de « degré zéro » de tout

phénomène sonore, qui paradoxalement ne requiert ni présence humaine ni ouïe

d’aucune espèce, car il se produit sans cesse, en d’innombrables lieux de la Terre et de

l’univers tout entier, de certains « chocs matériels », comme « de l’eau tombant goutte à

goutte », ou toutes autres sortes de chocs physiques ainsi répandus dans l’immensité de

la matière et de l’espace, « [sans] qu’il n’y ait [...] personne pour [les] entendre129 ». Mais,

ce qui fait la spécificité de la musique, ce ne sont point ces nombres sonores, que nous

n’entendons point, ni les nombres entendus, c’est-à-dire l’ouïe, sens que nous

partageons avec beaucoup d’animaux et qui, par lui-même, ne nous permet pas

d’approuver l’harmonie et de réprouver la discordance (car les oreilles entendent les

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

76

129 Ce « degré zéro » correspond en réalité au « premier genre » de son répertorié par saint

Augustin, et aussi, par conséquent, au premier genre de « rythme » musical, fût-il minimaliste. La

vibration de l’air non ouïe, Henri Davenson (alias Henri-Irénée Marrou), la décrit dans son Traité de

la musique selon l’esprit de saint Augustin comme « la musique des professeurs de physique » (p. 19).

Les physiciens nous enseignent en effet que le son est une onde produite par la vibration

mécanique d’un support fluide ou solide, propagée grâce à l’élasticité du milieu environnant. Il

existe donc des sons que, par extension psychophysiologique, l’on qualifie naturellement d’«

audibles », lorsque les vibrations correspondantes sont susceptibles de donner naissance à une

sensation auditive, humaine ou animale (que ces sons soient effectivement entendus ou non par un

homme ou par un animal). Il existe aussi des sons « inaudibles » pour toute oreille vivante, c’est-à-

dire des ondes « sonores » dont les vibrations ne sont perceptibles que par certains appareils, voire

totalement imperceptibles. Enfin, toujours dans ce premier genre de son et de rythme, il faudrait

ajouter les « chocs matériels » dont parle Augustin, mais qui, faute d’un support fluide ou solide et

d’élasticité du milieu environnant, n’engendrent ni ne propagent aucune vibration mécanique (cela

est le cas, par exemple, dans l’espace, où même les plus fortes explosions d’étoiles se font dans le

silence le plus total...). Certes, pour ce qui est de ces questions très spécifiques, H.-I. Marrou a

démontré les limites des connaissances d’Augustin, notamment en matière d’astronomie. Mais la

vraie beauté du firmament, comme de celle de la Création dont ces curieux détails, ces musiques

intersidérales inouïes, font nécessairement partie, Augustin ne l’a point méconnue ni passée sous

silence. Ainsi, n’a-t-il pas écrit : « Deus noster [...] fecit omnia, caelum et terram, mare et Angelos. Quidquid videmus, quidquid non videmus in caelo, ipse fecit. Sed tamen non divitias amare debemus, sed

eum qui fecit illas [...]. Pulchra est terra, caelum et Angeli, sed pulchrior est qui fecit haec. - Notre Dieu [...]

a tout fait, le ciel et la terre, la mer et les Anges. Tout ce que nous voyons et tout ce que nous ne

voyons pas dans le ciel, c’est lui qui l’a fait. Mais nous ne devons pas aimer ces richesses, nous

devons l’aimer lui-même, lui qui en est l’auteur [...]. La terre est belle, le ciel et les Anges sont

beaux, mais leur Créateur est plus beau encore » [Sermones, 137, 9, 10 (PL 38)] ? N’a-t-il pas loué

aussi la splendeur incomparable de ces cieux que constituent les saintes Écritures et le Verbe

éternel (cf. Confessiones, XIII, 15) ? Ces beautés, parfois passées sous silence, il n’en a ignoré

aucune, puisqu’il a vu la beauté bien plus haute, bien plus pure, de leur Créateur, qui les contient

toutes.

Page 77: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

belles sonorités aussi bien que les laides). Ce ne sont pas non plus les nombres proférés,

en vertu desquels de simples sons ou bruits (ceux de la voix, ou ceux des instruments)

sont exécutés, vocalement (dans le chant ou la récitation) ou au moyen des instruments,

pour acquérir une belle modulation (c’est-à-dire eurythmique et harmonieuse) : car, sans

une certaine « opération de l’esprit130 » qui y préside, comment cette exécution (vocale,

récitative et/ou instrumentale) pourrait-elle être bien modulée ou réglée avec beauté,

devenant ainsi proprement musicale131 ? La seule chose qui intéresse saint Augustin dans

son étude de la musique, c’est d’en déceler la beauté. Car, qu’est-ce qui la rend

intéressante, sinon sa beauté ? Qu’est-ce qui la rend spécifique, sinon ce qui la rend

intéressante ? Et de quoi sert la musique, ou plutôt « l’étude scientifique de la musique132

», sinon à découvrir, dans « ses sanctuaires les plus secrets », la « source de [sa] beauté133

», voire, peut-être, celle de toute beauté ?

Le nom latin de la beauté propre à la musique est, sous la plume d’Augustin, le mot de «

numerositas ». De coutume, ce vocable est traduit par « rythme » ou « harmonie » (l’idée

étant à la fois celle d’un rythme bien nombré dans le temps, c’est-à-dire en mesure et

cadencé, et celle d’une modulation sonore également bien nombrée dans ses intervalles,

c’est-à-dire adéquatement conduite par la voix ou les instruments et charmant ainsi par

son harmonie). La musique, définie au livre I comme « science qui apprend à bien

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

77

130 « Operatio animi », cf. De Musica, VI, 3, 4 (PL 32).

131 Ce questionnement est, bien entendu, l’objet central du De Musica, essentiellement développé

au livre VI, des paragraphes 1, 1 à 6, 16 (cf. La Musique, in La Pléiade, t. 1, pp. 680-696). Il s’agit en

effet, pour Augustin, de découvrir rien moins que la beauté propre de la musique. Ainsi, la suite du

livre VI consiste, graduellement, et par un renversement qui n’est ni rhétorique, ni métaphorique,

mais bien métaphysique, à démontrer que toute beauté est musicale, c’est-à-dire qu’il existe

véritablement une harmonie supérieure, inaccessible aux sens mais toujours mise à la portée des

hommes par la Providence, et qu’il nous appartient donc d’atteindre. (Cet intérêt « esthétique »

supérieur mobilisant toute notre attention dans ce chapitre, nous renvoyons le lecteur soucieux de

réviser la théorie augustinienne de la sensibilité - que nous ne reprenons pas ici en détail - à la

synthèse de référence réalisée par Étienne Gilson dans son Introduction à l’étude de saint Augustin,

ch. IV « Quatrième degré : la connaissance sensible », pp. 77-87.)

132 Que la musique est une « science » (« qui apprend à bien moduler »), cela est assez répété et

expliqué par Augustin dès le premier livre du De Musica.

133 Cette expression (in ipsa dimensione quae decora est), ainsi que la précédente (de secretissimis

penetralibus), se trouvent dans La Musique, I, 18, 28, Ibid., p. 581.

Page 78: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

moduler (scientia bene modulandi)134 », ou « science du mouvement bien réglé (scientia bene

movendi)135 », n’est donc pas autre chose que la science de cette numerositas du rythme et

de l’harmonie, le radical numerus désignant tout à la fois le « nombre » de la mesure ou

des intervalles - mais aussi leur beauté. Empruntée exprès au registre des

mathématiques, cette idée de « nombre » permet en effet à Augustin d’éviter l’équivoque

et d’exclure résolument de la sphère instinctive, imitative et servile (quand bien même

elle serait très exercée ou virtuose) ce qui fait la beauté de la musique. Mais, si Augustin

tient si fort à démontrer que la musique est une science (celle du mouvement bien réglé

ou bien nombré), ce n’est pas tant pour l’assortir et la confiner à l’on ne sait trop quelle «

esthétique objective », pythagoricienne, réductible à une quelconque arithmétique (le

livre VI relativise à suffisance l’importance qu’il convient d’accorder au « puéril »

décompte des syllabes et des silences dans la poésie latine, si longuement détaillé dans

les cinq premiers livres du De Musica), que pour persuader d’abord le lecteur qu’il y va,

dans la musique, d’une spiritualité qui dépasse de bien haut l’agrément instinctif et

bestial que l’on peut trouver dans tel chant ou tel rythme entraînant à la danse. En

vérité, que nous révèle, au sujet de la musicalité de la musique, le cours de métrique des

cinq premiers livres (ou de rythmique, si l’on préfère) ? Pas grand chose ! Tout au plus, à

reconnaître ce degré minimal de « beauté », disons plutôt cet « ordre » élémentaire, le plus

simple à saisir dans la récitation poétique, le chant ou le jeu d’un instrument, à savoir : le

rythme d’une modulation, que l’on peut battre avec les mains, scander ou dénombrer en

rapports fixes de temps et d’intervalles.

Musica est scientia bene movendi. Sed quia bene moveri iam dici potest, quidquid numerose servatis temporum atque intervallorum dimensionibus movetur (iam enim delectat, et ob hoc modulatio non incongrue iam vocatur); fieri autem potest, ut ista numerositas atque dimensio delectet, quando non opus est; ut si quis suavissime canens, et pulchre saltans, velit eo ipso lascivire, cum res severitatem desiderat: non bene utique numerosa modulatione utitur; id est ea motione quae iam bona, ex eo quia numerosa est, dici potest, male ille, id est incongruenter utitur. Unde aliud est modulari, aliud bene modulari. Nam modulatio ad quemvis cantorem, tantum qui non erret in illis dimensionibus vocum ac sonorum; bona vero modulatio ad hanc liberalem disciplinam, id est ad musicam, pertinere arbitranda est. Quod si nec illa bona tibi motio videtur, ex eo quia inepta est, quamvis artificiose numerosam esse fateare; teneamus illud nostrum, quod ubique servandum est, ne certamen verbi, re satis elucente, nos torqueat; nihilque curemus, utrum musica

modulandi, an bene modulandi scientia describatur. - La musique est la science du mouvement bien

réglé. Mais puisqu’on peut déjà appeler mouvement bien réglé tout ce qui se meut en cadence

(numerose) en conservant les rapports des temps et des intervalles (ce qui plaît déjà et qu’on n’a pas

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

78

134 La Musique, I, 2, 2, Ibid., p. 557

135 Ibid., I, 3, 4, p. 559

Page 79: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

tort d’appeler modulation), le fait est que ce nombre (numerositas) et cette mesure plaisent, même

quand on n’en a pas besoin. Supposons qu’un homme qui chante de façon très agréable

(suavissime) et danse avec grâce (pulchre) veuille badiner alors que la situation requiert du sérieux : il

ne se sert pas bien d’une modulation qui assurément est bien mesurée (numerosa); autrement dit,

de ce mouvement, qui est bon parce que mesuré, on peut dire que cet homme se sert mal, c’est-à-

dire mal à propos. Par conséquent, moduler est une chose, bien moduler en est une autre. En effet,

comme on doit le penser, la modulation concerne tout chanteur qui ne se trompe pas dans les

rapports des accents et des sons, mais la bonne modulation intéresse cette discipline libérale, la

musique. Si tel mouvement (modulatio) ne te paraît pas bon, du fait qu’il est hors de propos, quand

bien même tu le trouverais artistement rythmé (artificiose numerosa), respectons notre règle à

observer partout, qu’une querelle de mots ne vienne pas nous éprouver, quand la réalité est assez

claire; et ne nous mettons pas en peine de savoir si la musique se définit comme art de moduler ou

art de bien moduler136.

Ce texte, qui prélude aux développements minutieux de l’ancien professeur de

rhétorique sur la versification latine et sa bonne mise en rythme (« modulation ») par la

voix ou l’accompagnement instrumental, contient déjà les prémices de la réflexion

magistrale et profondément nouvelle qu’Augustin proposera, au livre VI, au sujet de la «

scientificité » de la musique ou, plus exactement, sur ce qui en fait une discipline «

libérale » spécifique - et même libératrice par excellence. Car, en fait de science, il s’agit

d’apprendre à « bien moduler ». Mais, bien moduler, ce n’est pas chanter plaisamment, ou

complaisamment, à la façon des rossignols, qui « modulent », si l’on veut, c’est-à-dire

produisent d’instinct des sons agréables, mais qui, ne sachant pas ce qu’ils font, ne

peuvent aucunement le faire bien. Qu’est-ce que « moduler bien » ? Ce peut être deux

choses très distinctes, chacune correspondant à une numerositas d’un genre et d’un rang

propres. D’abord, ce peut être puiser dans la musique « un peu de plaisir (aliquid

voluptas)137 » parce que celle-ci « se meut en cadence (numerose) en conservant les

rapports des temps et des intervalles (ce qu’on appelle modulation)138 ». Cette «

modulation qui assurément est bien mesurée (numerosa)139 », ou « artistement rythmé[e]

(artificiose numerosa)140 » comme lorsqu’« un homme chante de façon très agréable

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

79

136 Ibid., I, 3, 4, pp. 559-560

137 Ibid., I, 4, 5, p. 561

138 Ibid., I, 3, 4, p. 559

139 Idem.

140 Ibid., I, 3, 4, p. 560

Page 80: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

(suavissime) et danse avec grâce (pulchre)141 », est donc cause d’une numerositas qui plaît «

même quand on n’en a pas besoin142 », c’est-à-dire qui plaît nécessairement par elle-

même :

Cum igitur ad ipsam rationem disciplinae huius, siquidem scientia est bene modulandi, non possit negari omnes pertinere motus qui bene modulati sunt, et eos potissimum qui non referuntur ad aliud aliquid, sed in

seipsis finem decoris delectationisve conservant. - Il est indéniable que relèvent de la musique, science

de la bonne modulation, ces mouvements qui sont correctement modulés, surtout ceux qui ne

s’ordonnent pas à autre chose, mais renferment en eux-mêmes la finalité de leur éclat (decor) et de

leur charme (delectatio)143.

Ce sens le plus bas de la numerositas, qui fait qu’« une foule ignorante [...] applaudi[t]

[l’artiste] qui joue bien [et] que, plus agréablement [il] joue, plus vivement elle est émue

et enthousiasmée144 », ce sens qui en même temps nous permet d’approuver l’harmonie

et de réprouver la discordance145, Augustin en place l’origine dans « la nature, qui a

donné à tous le sens de l’ouïe, le juge en la matière146 », c’est-à-dire dans une faculté

innée. Mais cette numerositas ne réalise aucunement la beauté pure et plénière de la

musique et ne correspond qu’à l’agréable (suavitas), c’est-à-dire à la satisfaction éprouvée

par les sens dans la sensation, lorsqu’il ne s’agit pas d’une simple réaction quasi

biologique à des stimuli sonores instantanés. Les sources de ce plaisir (qu’on les nomme

« suavité (suavitas)147 », « grâce (pulchritudo)148 », « éclat (decor)149 », « charme (delectatio)150 »

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

80

141 Ibid., I, 3, 4, p. 559

142 Idem.

143 Ibid., I, 13, 28, pp. 580-581

144 Ibid., I, 5, 10, p. 566

145 cf. De Musica, VI, 2, 3 (PL 32) : « Idipsum ergo quidquid est, quo aut annuimus aut abhorremus, non

ratione sed natura, cum aliquid sonat, ipsius sensus numerum voco. - Donc cette harmonie intérieure,

quelle qu’elle soit, qui, naturellement, et sans le concours de la raison, nous fait approuver ou

répugner un son qui se produit, je l’appelle le nombre propre au sens de l’ouïe ».

146 Idem.

147 De Musica, I, 3, 4 (PL 32)

148 La Musique, I, 3, 4, Ibid., p. 559

149 Ibid., I, 13, 28, p. 581

150 Idem.

Page 81: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

ou de toute autre semblable façon) ne sont, aux yeux d’Augustin, qu’intéressées ou

faussement désintéressées (puisqu’elles semblent plaire par elles-mêmes et ne

renfermer la finalité de leur éclat ou de leur charme qu’en elles-mêmes). Or, le « plaisir

délicieux et toujours nouveau [qui découle] de cette occupation inutile », tel que

l’exprimait Henri de Régnier, n’est point la vraie beauté de la musique. Il n’est qu’un

agrément de rang inférieur, celui, artificieux (artificiosus)151, que l’on ressent dans

l’illusion d’une libre maîtrise du temps, dont on croit pouvoir contrôler le rythme par un

battement mesuré et qu’on étire comme à loisir dans les modulations du chant ou le jeu

des instruments. Mais le grand penseur de la mémoire et du temps qu’est Augustin n’a

pu se résoudre à enfermer dans pareil agrément toute la puissance « presque divine (pene

divina)152 » de la musique. Pour l’élever à ce rang, pour y découvrir une beauté infiniment

plus profonde et en faire l’une des plus hautes disciplines qu’il soit donné à l’âme

humaine d’acquérir, il nous faut chercher ailleurs, là où nous conduiront ces «

empreintes » qu’Augustin a tôt dépistées dans son enquête sur la musique, et qui mènent

jusqu’à ces « sanctuaires les plus secrets » où jaillit la source de toute beauté.

Que je ne puisse sentir (et, présentement, écouter) qu’à mesure que je me souviens, voilà

le premier pas théorique franchi par Augustin dans cette quête d’une beauté musicale,

d’une numerositas plus élevée que celle qui procèderait simplement d’une réaction tout

animale à des stimuli sonores instantanés, et plus élevée même que « cette harmonie

intérieure, quelle qu’elle soit, qui, naturellement, et sans le concours de la raison, nous

fait approuver ou répugner un son qui se produit [- et qu’Augustin] nomme le nombre

propre au sens de l’ouïe (ipsius sensus numerus)153 ». La première « empreinte » de cette

numerositas supérieure n’est autre, en effet, que la mémoire. La numerositas la plus basse,

nous l’avons vu, « degré zéro » de l’harmonie, c’est celle des nombres sonores,

ébranlements extérieurs qui frappent l’air dont la vibration ébranle à son tour mon

oreille : excitation d’ordre purement matériel, il n’est là pas même encore question de

sensation, moins encore de pensée. Mais, pour que les nombres sonores deviennent des

nombres entendus, il faut une âme pour les entendre, c’est-à-dire une puissance vivante

capable de les accueillir en « se tourn[ant] vers cette modification [...] [de] l’état dans

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

81

151 Ibid., I, 3, 4, p. 560

152 De Musica, I, 2, 3 (PL 32)

153 De Musica, VI, 2, 3 (PL 32)

Page 82: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

lequel se trouvait l’un des organes de mon corps [...] [pour] produire en soi la sensation

sonore, le son entendu154 ». Les sons entendus n’ont pas non plus d’existence autonome,

puisqu’il faut qu’ils soient proférés (vociférés, parlés, récités, chantés, battus, « bruités »,

joués sur un ou plusieurs instruments, etc.) pour être entendus selon un certain rythme,

une certaine intonation ou tonalité, un certain timbre, une certaine harmonie, etc. : ces

nombres proférés peuvent seuls parvenir à notre oreille. Mais notre oreille même,

poursuit Augustin, n’entendrait point ces nombres sans le soutien de la mémoire, c’est-à-

dire sans un acte de rétention, par l’âme, des nombres proférés et entendus : le tic-tac de

ma montre, rudimentaire rythmicité du temps, le percevrais-je si à l’instant du tac j’avais

déjà oublié le tic, qui pourtant n’est plus ? Entendrais-je la moindre mélodie si, d’une

mesure à l’autre, je n’avais plus la précédente en mémoire ? Il n’y a de son entendu et

retenu que dans la durée : celle-là même nécessaire à sa seule émanation155, pour

commencer, puis celle des sons successifs, toute durée ne pouvant elle-même être

appréhendée sans un acte de l’âme capable de se souvenir de ces écarts successifs et de

les mesurer.

Par opposition à « ce que nous sentons par les yeux[,] qui est divisé selon le lieu »,

Augustin précise que « ce que nous sentons par les oreilles est divisé selon le temps156 »,

et Jean-Louis Chrétien de rappeler justement à ce propos que la musique « ne forme

donc pas un exemple parmi d’autres du procès temporel, mais un lieu où ce qu’est le

temps157 dans son essence peut s’éclairer et s’élucider158 ». Qu’est-ce à dire ? Eh bien

saint Augustin nous montre de façon exemplaire que la mémoire et la conscience du

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

82

154 Cf. Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, ch. IV « Quatrième degré : la

connaissance sensible », p. 85

155 (car point de son sans vibration, point de vibration sans mouvement de matière, point de

mouvement de matière sans espace pour ce mouvement et point de mouvement dans l’espace sans

l’écoulement d’une certaine durée)

156 De quantitate animae, 32, 68 (PL 32) : « Quod oculis sentimus, per locum; quod auribus, per tempus

dividitur. »

157 [comme aussi bien ce qu’est la mémoire, mais les deux sont évidemment liés]

158 J.-L. Chrétien, Saint Augustin et les actes de parole, ch. XIII « Chanter », p. 150 : l’auteur s’intéresse

plus particulièrement à la parole et au chant, mais ce n’est pas faire entorse à son analyse que de

l’étendre également à la musique en un sens plus élargi, c’est-à-dire comprise aussi dans sa

dimension instrumentale.

Page 83: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

temps sont le premier levain de la musique, car sans la mémoire, la musique serait aussi

sans « empreintes », pour autant que, sans la mémoire, nous serions sans notion du

temps. Ainsi, la première empreinte propre de la musique n’est autre que celle du

temps. Or cette conscience du temps, intérieure à l’âme, s’entend en un sens musical par

delà les seules perceptions auditives empiriques. En effet, « les rythmes qui

appartiennent au son lui-même peuvent exister sans ceux que l’on trouve dans la

perception auditive159 », remarque Augustin, ce qui signifie qu’il existe des nombres

sonores que je n’entends pas (il y a bien des gouttes d’eau qui ruissellent des parois

humides de certaines grottes inexplorées, sans qu’il y ait aucune oreille présente pour les

entendre résonner au moment de leur chute); mais inversement, il ne peut exister des

nombres entendus sans nombres sonores (pour que vibrent nos tympans, il faut

nécessairement que quelque choc matériel ait provoqué cette vibration). Ensuite160, les

nombres entendus doivent être proférés pour devenir musique : sans la parole, la voix et/

ou l’instrument bien rythmés et bien modulés (bien « nombrés » ou bien « nombreux »),

jamais le premier vers d’une hymne de saint Ambroise (« Deus creator omnium... - Dieu

créateur de toutes choses... »), exemple choisi par Augustin pour articuler sa

démonstration, n’acquerrait de soi-même le bon rythme. Ce vers, invariablement

composé de huit syllabes - De (1) / us (2) / cre (3) / a (4) / tor (5) / om (6) / ni (7) / um (8) -,

correctement chanté ou prosodié, doit ainsi occuper douze temps et non huit, soit quatre

ïambes (chaque paire de syllabes occupant donc trois temps, et non deux, sous la forme

d’une brève suivie d’une longue). Seule cette configuration de profération (ou

prononciation) permet d’obtenir le bon rythme, seul le nombre proféré permet de «

musicaliser » un nombre entendu.

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

83

159 La Musique, VI, 2, 3, Ibid., p. 683

160 (écrivant « ensuite » nous ne voulons pas signifier par là une succession temporelle (les nombres

proférés n’arrivent pas après les nombres entendus et les nombres sonores), cela va de soi, mais

une gradation « qualitative » : il n’est en effet pas possible de proférer des sons sans qu’ils soient

simultanément des nombres entendus (du fait qu’ils sont proférés ils ont du même coup la capacité

d’être entendus, qu’ils le soient effectivement ou pas). La gradation qualitative vient en revanche

de ce que les nombres bien proférés, ou bien modulés, sont proprement rythmés, prosodiés,

harmonisés, etc., c’est-à-dire proprement musicaux (comme Augustin le montre à travers l’exemple

du vers d’Ambroise) et, par là même, d’une « qualité » - ou d’une beauté - supérieure à celle de

nombres entendus mal proférés.

Page 84: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Remontant « quibusdam gradibus - comme par degrés161 » vers l’immuable vérité de la

musique, Augustin, parvenu à ce point, constate que, bien proféré, bien entendu, tout

nombre sonore n’en serait pour autant pas encore devenu musique s’il n’avait été aussi

immédiatement offert à cette « grande puissance [...] de la mémoire (magna vis memoriae)

[,] [...] mystère effroyable, profondeur aux infinis replis (nescio quid horrendum, profunda et

infinita multiplicitas)162 ! » Car, sans la puissance unificatrice de la mémoire, la conjonction

de ces trois premiers nombres (sonore, entendu, proféré) ne serait-elle pas vouée à

l’anéantissement ? Avec la mémoire, Augustin nous fait approcher véritablement du seuil

des « sanctuaires secrets » où la musique puise à la source de sa beauté. Et, d’abord, en

nous faisant contempler l’« effroyable » proximité de la mémoire et de l’oubli, de la

musique et du silence. « En effet, même en silence, [note Augustin,] nous pouvons

reprendre en nous-mêmes par la pensée certains rythmes (numeros) dans la durée même

qu’il faudrait pour les exécuter vocalement163 » : ainsi, dans la mémoire se trouve la

première puissance qui permet à l’esprit de s’affranchir des sensations corporelles

(auditives, en l’occurrence)164, puisque dans ma mémoire, c’est-à-dire sans rien entendre

du dehors, « la langue au repos et la gorge muette, je chante autant que je veux (canto

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

84

161 De Musica, VI, 1, 1 (PL 32)

162 Confessions, X, XVII, 26, La Pléiade, t. 1, p. 998

163 La Musique, VI, 3, 4, Ibid., p. 684

164 Étienne Gilson, à juste titre, souligne que le nombre sonore, le nombre entendu et le nombre

proféré constituent déjà un passage progressif du domaine du corps dans celui de la pensée, mais à

travers ces divers degrés (décomposés) de toute musique, l’âme ne se contente pas d’entendre des

sons, ni même de les juger : c’est aussi elle-même qui en crée la connaissance sensible (notamment

par les nombres retenus et les nombres juges, dont nous préciserons l’importance dans la suite de

ce chapitre). Le principe métaphysique, et même théologique, primordial de la théorie des

sensations de saint Augustin est en effet que l’âme ne saurait subir aucune action du corps, même

dans ces phénomènes sonores où tout semblerait pourtant indiquer qu’une stimulation physique

extérieure vient en quelque sorte « imprimer » l’âme. Analyser ces phénomènes à chaque niveau a

toutefois permis à Augustin de constater que l’activité de l’âme était présente, et transcendante, à

chaque strate. Quand bien même, notamment aux niveaux les plus physiques ou biologiques de

l’écoute musicale, les sensations corporelles sembleraient l’emporter, Étienne Gilson, fidèle en cela

à la stricte et souverainement spirituelle position d’Augustin, précise que « ce ne peut être que la

servitude d’une âme qui se met au service d’un corps, bien qu’elle lui demeure irréductiblement

transcendante jusque dans l’acte même de la sensation par lequel elle s’y soumet ». (Pour la

démonstration détaillée, voir Étienne Gilson, Ibid., pp. 83-87.)

Page 85: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

quantum volo)165 »; et parce que, dans l’écoute musicale de sons réellement en train de

s’écouler en mes oreilles, je ne pourrais, là-même, pas reconnaître et apprécier la

moindre poésie, la moindre ligne mélodique si d’une syllabe à l’autre, d’une mesure à

l’autre, d’une note à l’autre, j’oubliais la précédente et ne me souvenais d’où elle vient :

sans ce souvenir élémentaire, il est même certain que je ne pourrais rien entendre du

tout.

C’est cet abîme du silence et de l’oubli qu’Augustin nous donne à contempler en plaçant

la mémoire au cœur de sa science musicale - cet « effroyable » gouffre qui fait que, à s’y

bien pencher, juste au rebord, l’on se souvient, justement, qu’on y serait précipité

fatalement si la mémoire n’était pas là pour nous retenir, en nous aidant, pour ainsi dire,

à retenir ce qui, d’un son à l’autre, retourne s’engloutir dans le silence. De sa main de

maître166, Augustin nous place juste au-dessus du précipice et force l’esprit le plus

rebelle à regarder le plus profond, le plus retentissant et en même temps le plus

vertigineux et le plus insaisissable élément de toute musique : l’instant.

Car un nombre constitué par des intervalles de temps, si la mémoire ne vient pas à notre aide, ne

peut absolument pas être jugé par nous. Si brève que soit une syllabe, du moment qu’elle

commence et finit, elle a son début en un temps et sa fin en un autre. Elle est donc elle-même

étendue en un laps de temps, si petit soit-il, et elle se tend de son début, par son milieu, vers son

terme. Ainsi, la raison a démontré que toute portion d’espace comme de temps est divisible à

l’infini; et c’est pourquoi on n’entend simultanément le début et la fin d’aucune syllabe. Aussi,

pour entendre même la plus brève syllabe, nous faut-il l’aide de la mémoire, pour qu’en cet instant

où résonne non plus le début mais la fin de la syllabe le mouvement produit par le début perdure

dans l’âme. Sinon, nous pouvons dire que nous n’avons rien entendu167.

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

85

165 Confessions, X, VIII, 13, Ibid., t. 1, p. 990

166 Au début du De Musica, Augustin comparait les musiciens virtuoses à des chirurgiens (I, 4, 9), les

deux ayant en commun l’habileté de la main. Augustin voulait souligner par là que, de même que

les chirurgiens les plus doués ne sont pas nécessairement les médecins les plus savants, de même

les musiciens virtuoses ne sont pas forcément détenteurs de la science musicale la plus haute -

qu’Augustin veut nous faire attendre. Qui ne reconnaîtrait aussi, derrière cette métaphore

chirurgicale et musicale, la « main de maître » de l’ancien professeur de rhétorique, qui n’use plus

de sa plume en virtuose mais en « chirurgien » capable, en disséquant les fibres et les ligatures les

plus infimes de l’âme humaine, de la guérir pour, finalement, la remettre entre les mains de Celui

qui la forma en premier lieu ?

167 La Musique, VI, 8, 21, Ibid., pp. 699-700

Page 86: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Cette perspective nous fait voir de plus près la trame de toute musique, car tout son, que

ce soit dans le balancement de la rime ambrosienne, la voix de tel chanteur qui se

maintient et résonne en nous, ou bien la résistance phénoménale des notes de

l’instrument qui s’accrochent incompréhensiblement à notre âme, se compose d’une

infinité de sons (ou plutôt se décompose en une infinité de sons), elle-même divisible en

une étourdissante infinité d’instants. Ainsi, la musique, comme la vie du corps humain,

repose sur une réserve d’instants qui s’égrènent dans le temps, et disparaissent à tout

jamais aussitôt vécue leur courte, irréversible et unique épiphanie - jusqu’à l’ultime.

L’effroyable fond de la musique charnelle qui frappe nos oreilles, c’est donc d’abord sa

finitude et sa mortalité, aux nôtres semblables. Que la musique ne soit pas n’importe

quel phénomène du procès temporel, comme le notait J.-L. Chrétien, mais un lieu où le

temps s’éclaire en son essence, tient ainsi de cette première évidence que dévoile la

mémoire à l’écoute d’elle-même dans l’écoulement des « nombres sonores ». Chaque

vibration de son que j’entends (syllabe, écho de voix, émanation de l’instrument ou de la

percussion dans le libre espace) devient, grâce au secours de la mémoire, un rescapé du

silence et de l’oubli.

Voilà pourtant que la mémoire même n’est pas la plus éminente des actions de l’âme

dans la musique. Aux nombres sonores (sonantes), entendus (occursores), proférés

(progressores), retenus (recordabiles)168, Augustin ajoute encore, en effet, un degré de

nombres supérieur : les « nombres juges », ou « nombres du jugement ».

Siquidem aliud est sonare, quod corpori tribuitur, aliud audire, quod in corpore anima de sonis patitur, aliud operari numeros vel productius vel correptius, aliud ista meminisse, aliud de his omnibus vel annuendo vel

abhorrendo quasi quodam naturali iure ferre sententiam. - Une chose est émettre un son, ce qu’on

attribue aux corps matériels; une autre entendre, impression de l’âme subie dans le corps; une

autre produire des rythmes plus lents ou plus rapides; une autre se les rappeler; une autre enfin

porter un jugement d’approbation ou de condamnation, en vertu d’une sorte de droit naturel169.

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

86

168 La récapitulation définitive d’Augustin se trouve en De Musica, VI, 6, 16 (PL 32) : « Vocentur ergo

primi iudiciales, secundi progressores, tertii occursores, quarti recordabiles, quinti sonantes. » Nous

amorçons ici notre analyse des « nombres juges (iudiciales) », ou « nombres du jugement », non

encore définis mais constitutifs de l’acmé de l’analyse augustinienne de la musique.

169 La Musique, VI, 4, 5, Ibid., p. 685

Page 87: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

En réalité, seuls ces nombres juges font de la musique un art libéral, car ce sont les seuls

à se « libérer » pleinement des quatre autres genres de nombres, qui leur sont clairement

inférieurs en ce qu’ils mettent l’âme « au service d[u] corps170 » plutôt qu’à l’écoute de la

« vérité immuable (incommutabilis veritas)171 ».

Vellem iam quaerere, quod tandem horum quatuor generum praestantissimum iudices: nisi arbitrarer dum illa tractamus, nescio unde apparuisse nobis quintum genus, quod est in ipso naturali iudicio sentiendi, cum

delectamur parilitate numerorum, vel cum in eis peccatur, offendimur. - Je voudrais déjà te demander

lequel de ces quatre genres tu juges le plus éminent, si je ne pensais pendant notre recherche

qu’un cinquième genre de rythmes nous est apparu de je ne sais où, qui se trouve dans le

jugement naturel même du sens lorsque nous trouvons du charme à l’égalité des rythmes, ou qu’au

contraire nous sommes choqués lorsqu’elle est manquée172.

L’on s’aperçoit ici très nettement que la musique est, d’entre tous les arts libéraux, celui

qui a le plus distinctement permis à Augustin d’établir et, ce faisant, de gravir une

échelle graduée - du plus bas au plus haut, du plus corporel au plus immuable - des

genres de beauté dont l’âme humaine est capable. Cette élévation graduelle, qui est à la

fois l’image du propre cheminement spirituel de saint Augustin et la vocation « des

hommes de tout âge, dotés par Dieu d’une bonne intelligence173 », est la seule qui puisse

nous apprendre, par « la réfutation du matérialisme » à « sortir du sensualisme

manichéen » dans lequel Augustin, comme chacun, n’a pas pu ne pas tomber. Car « si je

constate que la sensation elle-même est une fonction de la pensée, le matérialisme ne va-

t-il pas s’ensevelir dans son propre triomphe174 ? », demande judicieusement Étienne

Gilson. La réponse est en quelque sorte annoncée dans la question, car là où semble

triompher la sensation, comme dans la musique, s’il apparaît que l’action de l’âme est

indispensable pour qu’ait simplement lieu ladite sensation, n’est-ce pas que, là aussi, la

pensée l’emporte sur le corps, l’âme sur la matière et, en fin de compte, un genre de

beauté supérieur sur d’inférieures beautés ?

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

87

170 L’expression est d’Étienne Gilson, Ibid., p. 84

171 La Musique, VI, 1, 1, Ibid., p. 680

172 Ibid., VI, 4, 5, p. 685

173 Ibid., VI, 1, 1, p. 680

174 Cette citation, et les deux qui précèdent, sont d’Étienne Gilson, Ibid., p. 87

Page 88: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Étienne Gilson parle de « pensée », mais il convient tout de même de regarder de plus

près quelle peut être la nature précise de cette action que l’âme exerce sur elle-même

pour donner lieu à la sensation (car, d’abord, pourquoi s’agirait-il d’une action de l’âme

sur elle-même175, plutôt que du corps sur l’âme ou de tout autre chose ?). Introduisant le

livre VI du De Musica, Augustin, là encore, indiquait déjà la direction de sa réponse au

moment même où il se posait la question du but ultime recherché dans son étude de la

discipline musicale, car il affirmait, dès les premières lignes de ce dernier livre, que

l’objet de la scientia bene modulandi n’était autre que d’« arracher (avellere)176 » l’âme,

graduellement, aux beautés corporelles, pour la conduire jusqu’à l’immuable et éternelle

beauté du « Dieu unique et Seigneur de toutes choses, qui guide l’esprit humain sans

l’interposition d’aucun objet naturel (nulla natura interposita)177 ». En somme, l’objet de la

musique, c’est d’apprendre à se passer de la musique ! et, donc, pour y parvenir,

d’arracher l’âme aux moins dignes beautés de la musique, pour l’attacher à la beauté

suprême accessible à travers elle, c’est-à-dire « musicale » par excellence, mais dont la

nature encore mystérieuse semble tout éloignée de la musique qui frappe communément

nos oreilles.

Augustin nous a déjà fait traverser intellectuellement les quatre premiers degrés de la

beauté musicale, la numerositas de chacun des quatre premiers nombres de la musique

(sonores, entendus, proférés, retenus) correspondant à une certaine beauté en son ordre

propre, mais sans atteindre encore la numerositas (ou « harmonie ») suprême. Or,

considérant ces quatre premiers nombres, ou quatre genres primordiaux de beauté dans

la musique, Augustin s’interroge naturellement sur le rang qu’occupe chacun d’eux, et

c’est alors qu’il comprend que cette interrogation même ne peut provenir que d’un

numerus d’un cinquième genre, capable, précisément, de juger des autres nombres, de les

apprécier en leur ordre, de les distinguer et de les hiérarchiser, comme de « trou[ver] du

charme (delectare) à l’égalité (parilitas)178 » de certains d’entre eux, ou, « au contraire[,

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

88

175 [dans son analyse de la musique, et précisément de la mémoire musicale dans la pensée de saint

Augustin, J.-L. Chrétien définit cette « action de l’âme sur elle-même » comme une « auto-affection

» (cf. J.-L. Chrétien, Ibid., p. 150)]

176 La Musique, VI, 1, 1, Ibid., p. 680

177 Idem.

178 Ibid., VI, 4, 5, p. 685

Page 89: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

d’être choqué] quand [cette égalité] est manquée179» : cette puissance, qu’Augustin

baptise « nombre du jugement », est-elle donc autre chose que ce désir qui nous pousse à

chercher la beauté de toutes choses en leur ordre et, aussi, immanquablement, la beauté

suprêmement désirée pource qu’elle est supérieure à celle de toutes choses et de tous

ordres ?

La grandeur de la mémoire dans l’écoute musicale ou, pour mieux dire, la beauté des

nombres retenus, n’est ainsi point dans la mémoire elle-même (faculté que nous

partageons avec de nombreux animaux, comme les oiseaux qui d’un vol à l’autre se

souviennent de l’emplacement de leur nid et savent toujours y retourner), mais dans

notre faculté de bien juger ces nombres retenus. Or, que nous fait voir le nombre du

jugement dans les nombres retenus sinon, paradoxalement, que ces derniers sont

périssables en comparaison des nombres juges, qui eux, sages vigiles, connaissent que les

nombres retenus ne le sont jamais pour bien longtemps, que l’oubli les efface, que tout

nombre sonore disparaît sitôt émis, que l’écho de la voix, du chant ou de l’instrument n’a

pas plus tôt retenti dans la mémoire que déjà la meute des échos suivants l’a dévoré sans

attendre, que même ces précieux poèmes appris durant l’enfance, ces chants longtemps

adorés dans un coin de chantante mémoire ou bien ces airs chéris et fredonnés, ces voix

d’êtres non moins chers, tout cela ne demeure pas intact bien durablement et décline

imperceptiblement jusqu’à redevenir poussière et s’évanouir complètement ? Qui ne

voit, en somme, que les beautés remémorées dans la musique, en tant qu’elles sont

véhiculées par une mémoire elle-même éphémère et faillible, n’ont pas l’éclat des choses

éternelles, de sorte que chaque espèce de nombre est mortelle ? « Seuls les nombres du

jugement, je pense, sont immortels. Les autres, je les vois, ou passer sitôt émis, ou être

expulsés de la mémoire par l’oubli180 » croit ainsi pouvoir conclure l’élève débattant de

ces questions avec son maître, dans le dialogue du De Musica.

À ce point du dialogue, le maître parvient toutefois à une aporie : si les nombres du

jugement étaient soumis, comme les autres nombres, à l’évanescence dans la durée et à

l’oubli, comment pourraient-ils donc, sans contradiction, à la fois être subordonnés à

cette érosion temporelle et « s’extraire », en quelque sorte, de la durée, pour pouvoir

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

89

179 Idem.

180 Op. cit., VI, 7, 17, p. 696

Page 90: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

juger les autres nombres, comme d’un point de vue fixe et suivant un criterium

permanent ? Mais s’il apparaît, inversement, que les nombres juges ont la primauté

justement parce qu’ils jugent les autres nombres et que, contrairement à eux, ils ne sont

donc pas subordonnés à la durée, comment comprendre, dès lors, que le jugement

naturel de l’ouïe désapprouve, par exemple, l’excessif étirement du rythme lorsque les

syllabes d’un vers, ou les notes d’une mélodie, sont proférées, chantées ou jouées au

ralenti : est-ce que cela ne semble pas signifier que les nombres du jugement sont malgré

tout tributaires de certaines limites temporelles, hors desquelles, certes, ils ne cessent pas

de juger de la régularité des rythmes, mais ne peuvent qu’en désapprouver la longueur

et, par là-même, répugner les discordances qui en résultent inévitablement ?

Ces constatations, qui permettent à Augustin de situer dans les nombres du jugement, ou

dans le « jugement naturel (iudicium naturale)181 » de l’ouïe, notre capacité à apprécier la

beauté (numerositas) des rythmes et des harmonies ou, au contraire, à en rejeter la

discordance (absurditas), ne lui ont toutefois pas permis d’en connaître parfaitement la

nature et l’origine. Du moins a-t-il pu progresser jusqu’à la certitude que les nombres du

jugement, c’est-à-dire ceux propres à notre faculté de juger de la beauté des autres

nombres mobilisés dans la musique, les surpassent tous. Car ils surpassent d’abord les

nombres entendus, puisque nous pouvons, par exemple, apprécier la beauté d’un chant

fredonné mentalement alors même qu’aucun son n’est véhiculé jusqu’à nos oreilles. Ils

surpassent aussi les nombres proférés, puisque la faculté de juger de la beauté des

rythmes et des harmonies ou, au contraire, d’en rejeter les discordances, ne dépend ni de

la longueur ni de la durée de ces sons, ni ne s’interrompt quand cesse leur exécution.

Enfin, les nombres du jugement surpassent les nombres retenus, car ces précieux

poèmes appris par le passé, ces chants, ces airs, ces paroles et toutes ces « voix chères qui

se sont tues182 », peuvent bien avoir disparu dans l’oubli, quelquefois pour toujours, mais

la faculté d’en apprécier, voire d’en produire, de nouveaux est, quant à elle, bel et bien

intacte. Augustin a également pu établir que la beauté présente dans la musique tient en

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

90

181 Op. cit., VI, 7, 18, p. 697

182 Paul Verlaine, « Mon rêve familier », in Poèmes saturniens (1866) : « Est-elle brune, blonde ou

rousse ? - Je l’ignore. / Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore / Comme ceux des aimés

que la Vie exila. // Son regard est pareil au regard des statues, / Et pour sa voix, lointaine, et calme,

et grave, elle a / L’inflexion des voix chères qui se sont tues »...

Page 91: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

bonne part à la bonne régulation (ou modulation) de ce qui se meut en elle183, c’est-à-

dire la cadence, qui conserve par le rythme une certaine égalité ou régularité de rapports

entre des temps qui se succèdent184, mais aussi l’harmonie185, qui est le « plaisir

(delectatio)186 » causé par la conservation de certains intervalles entre les sons (qu’ils

soient actuellement entendus ou remémorés) ou « par la convenance de tels mouvements

et affections187 » suscités à leur écoute.

Ayant progressivement gravi ces multiples degrés de numerositas musicale, Augustin en a

finalement déduit trois ordres de beauté : d’abord, une beauté instinctive, presque

animale, qui recouvre les nombres sonores, entendus, proférés et retenus. Il s’agit de la

rythmicité que savent aussi « apprécier », voire reproduire, certains animaux, et de la

mémoire élémentaire requise pour imiter des rythmes, des sons ou des harmonies

existants, à la façon des perroquets et même, en haut de l’échelle, de certains virtuoses,

dont tout l’art repose sur l’exercice et l’imitation, c’est-à-dire essentiellement sur la

mémoire. Ensuite, c’est par les nombres du jugement à proprement parler que la

rationalité s’introduit dans la sensation musicale : par eux, la sensation n’est plus une

simple excitation d’ordre presque exclusivement physique et biologique, mais une action

de l’âme sur elle-même, comme le démontre la capacité de ces nombres juges à contrôler

les quatre autres genres, à commencer par les nombres proférés, car seule la raison peut

concevoir arithmétiquement les rapports entre les temps et, non plus seulement les

reproduire ou les répéter correctement par imitation, mais les connaître d’une intérieure

lumière.

Et nunc cum ipsa sua delectatione, quae in temporum momenta perpendit, et talibus numeris modificandis nutus suos exhibet, sic agit; quid est quod in sensibili numerositate diligimus ? Num aliud praeter parilitatem quamdam et aequaliter dimensa intervalla ? [...] Quid vero iambus, trochaeus, tribrachus pulchritudinis

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

91

183 cf. op. cit., I, 3, 4, p. 559

184 Idem.

185 « Cadence » et « harmonie » sont, selon le contexte et les nuances de sens, les traductions

généralement retenues pour traduire un même terme latin, numerositas ou, parfois, numerus, selon

qu’Augustin recourt au terme générique ou désigne le nombre d’une cadence ou d’une harmonie

particulières.

186 cf. op. cit., VI, 9, 24, p. 704

187 Idem.

Page 92: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

habent, nisi quod minore sua parte maiorem suam partem in tantas duas aequaliter dividunt ? - Et

maintenant, lorsque, par son plaisir qu’elle pèse soigneusement à travers les phases du temps et

qui manifeste ses tendances dans le réglage de tels rythmes, la raison agit de la sorte, qu’est-ce que

nous aimons dans une harmonie sensible ? Est-ce autre chose qu’une symétrie et des intervalles de

dimension équivalente188 ? [...] À quoi tient la beauté de l’ïambe, du trochée, du tribraque, sinon à

ce que, par leur partie plus courte, ils divisent leur partie plus longue en deux portions de valeur

égale ? 189

La beauté propre aux nombres du jugement semble donc résider dans le plaisir

(delectatio) qu’éprouve en elle-même la raison lorsqu’elle comprend et entretient l’égalité

(aequalitas) des rapports temporels dans le rythme. Mais Augustin n’est pas dupe de cette

aequalitas métrique et arithmétique : cette beauté-là, fruit d’une science un peu

simpliste, doit en cacher une autre, plus éminente et plus digne d’intérêt. Car pourquoi

l’égalité nous plaît-elle ? Pourquoi l’égalité a-t-elle quelque beauté ? Et la beauté que la

science musicale a à nous faire découvrir est-elle simplement le plaisir qu’éprouve la

raison à reconnaître et entretenir l’égalité numérique qui règle les rythmes ou les

harmonies bien modulées ? Il apparaît à Augustin que ces explications sur les nombres

du jugement ne rendent pas compte de tout et que l’énigme de la beauté musicale n’est

pas encore percée. Voilà pourquoi il s’enquiert bientôt d’une beauté d’un troisième ordre

(mais de première importance), supérieure à la beauté rencontrée dans les nombres du

jugement et qui en éclaircirait le fonctionnement, tout en en préservant le précieux

mystère.

Les nombres du jugement, tranche finalement le maître du dialogue, relèvent d’une

faculté mortelle (sensus mortalis), en ce que la nature de l’homme l’est aussi. Dans la

musique, les nombres du jugement ne portent en effet que sur des « durées utilisables

pour la vie sensible190 », qui ne se prolongent qu’« en vue des actions de la vie charnelle

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

92

188 Cf. Charles Baudelaire, Fusées, XV, 22 : « Je crois que le charme infini et mystérieux qui gît dans

la contemplation d’un navire, et surtout d’un navire en mouvement, tient, dans le premier cas, à la

régularité et à la symétrie, qui sont un des besoins primordiaux de l’esprit humain, au même

degré que la complication et l'harmonie; - et, dans le second cas, à la multiplication successive et à

la génération de toutes les courbes et figures imaginaires opérées dans l’espace par les éléments

réels de l’objet », in Œuvres complètes, La Pléiade, t. 1, texte établi, annoté et présenté par Claude

Pichois, Paris, 1975 (réédité en 1993), p. 663

189 Op. cit., VI, 10, 25, p. 705

190 Op. cit., VI, 7, 19, p. 698

Page 93: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

(ad carnalis vitae actiones)191 », c’est-à-dire des durées elles aussi périssables. C’est ce qui

fait qu’on ne peut juger, ou plutôt qu’on a peine à apprécier, des rythmes plus

insaisissables parce que trop rapides ou trop lents pour entrer dans l’empan des

nombres juges. Augustin remarque même qu’il existe, comme dans le pouls, la

respiration ou le cycle du sommeil, des rythmes physiologiques, intérieurs au corps, les

plus indispensables à la vie sensible, qui, même sans requérir la mémoire ou la volonté

pour s’exécuter, n’existeraient point sans l’âme : car ces rythmes internes nous procurent

le plaisir de la santé, lorsque l’âme s’y adapte, ou du malaise lorsqu’elle y résiste : «

lorsqu’elle pâtit en quelque chose de le part de ces opérations,192 c’est vis-à-vis d’elle-

même qu’elle est passive, non vis-à-vis du corps, mais c’est alors par accommodation au

corps; et c’est pourquoi en elle-même elle baisse, car le corps lui est toujours inférieur193

». Mais ces rythmes internes sont, déjà, les discrets indices qu’il existe, à l’origine du

rythme, de l’harmonie et de toutes ces régularités recueillies par nos sens, et qui nous

plaisent comme d’elles-mêmes dans la musique, un ordonnateur supérieur à l’âme elle-

même (et donc aux nombres juges). « De [nos pulsations cardiaques], nous ne savons pas

si [elles] relèvent de l’activité de l’âme194 », note ainsi Augustin. Ou plutôt : « Qui oserait

nier que [ces activités somatiques] soi[en]t du[es] à l’activité de l’âme ?195 » Car « [elles]

disparaissent [bel et bien] quand l’activité de l’âme fait défaut196 », c’est-à-dire « quand

[l]e corps aura été rendu, au temps prévu et dans l’ordre fixé, à sa première stabilité197 ».

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

93

191 Idem.

192 Les rythmes physiologiques tels que les battements du cœur, le va-et-vient de la respiration ou

le cycle du sommeil (aujourd’hui appelé « circadien », car il s’effectue en approximativement vingt-

quatre heures) font partie de ces « opérations » qui produisent une sensation au cours de laquelle

l’âme est consciente de ses mouvements et de ses actions. Augustin distingue en effet les

sensations d’origine externe (véhiculées par les cinq sens) et les sensations d’origine interne,

quand quelque chose se déplace dans le corps, comme dans les rythmes physiologiques dont nous

venons de parler, mais aussi dans la digestion, la circulation sanguine, etc., ou quand le corps lui-

même est mis en branle par son propre poids (dans la marche, ou dans la danse, par exemple) ou

par celui d’un autre corps. (Cf. op. cit., VI, 3, 4, p. 684 et VI, 5, 12, p. 692)

193 Op. cit., VI, 5, 12, p. 692

194 Op. cit., VI, 3, 4, p. 684

195 Idem.

196 Idem.

197 Op. cit., VI, 5, 13, p. 693

Page 94: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Mais, puisqu’elles ne sont pas le fruit de notre volonté, n’est-ce pas qu’elles le sont

nécessairement d’une volonté supérieure ? N’est-ce pas que « l’âme [est] dirigée par le

supérieur et dirige l’inférieur198 » ? Or, poursuit Augustin, « supérieur à elle, seul Dieu

l’est; inférieur, seul le corps, si l’on prête attention à toute âme et à l’âme tout entière199 ».

Au fil de l’argumentation d’Augustin, l’on sent poindre peu à peu l’évidence d’une

harmonie supérieure à toute harmonie, d’un rythme qui règle tous les rythmes, bref

d’une musique silencieuse dont dépend la beauté de toutes musiques créées. Car les

nombres juges ne renferment pas en eux-mêmes la raison de leur contentement

lorsqu’ils extraient des autres nombres l’apparente égalité arithmétique qui les

gouverne. Car si « les nombres proférés, lorsqu’ils produisent dans le corps quelque

création harmonieuse, sont réglés par un commandement secret (latens) de ces nombres

du jugement200 », c’est que les nombres juges eux-mêmes ne sont pas les créateurs des

lois qu’ils appliquent, ni la source autonome du plaisir qu’ils y puisent, et qu’il existe dès

lors quelque chose « qui [leur] impose silencieusement une régularité (quod quamdam

parilitatem tacite imperat)201 ». Or, qu’y a-t-il de plus puissant que l’âme pour lui imposer

sa Loi202, sinon Dieu - et pour, finalement, lui imposer « je ne sais quel jugement

(iudiciale nescio quid) qui insinue que Dieu est le créateur du vivant, lui qui est - il

convient de le croire - l’auteur de toute convenance et de toute harmonie (auctor omnis

convenientiae atque concordiae)203 » ?

La science musicale d’Augustin a mis la raison à l’écoute des divers degrés traversés par

l’âme pour parvenir des nombres sonores, ou corporels, jusqu’aux nombres du

jugement, qui seuls découvrent la numerositas ou beauté propre aux nombres

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

94

198 Idem.

199 Idem.

200 Op. cit., VI, 8, 20, p. 699

201 Idem.

202 cf. op. cit., VI, 16, 58, p. 729 : « la Loi même de Dieu, sans laquelle aucune feuille d’arbre ne

tombe, pour laquelle tous nos cheveux sont comptés [...]. [Les harmonies rationnelles et

intelligibles des âmes saintes et bienheureuses] transmettent cette Loi jusqu’aux lois subalternes

de la terre et des enfers ».

203 Op. cit., VI, 8, 20, p. 699

Page 95: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

intermédiaires, à savoir, essentiellement, la régularité (parilitas) dans les nombres proférés

(tels que des vers correctement récités) ou bien encore l’harmonie (concordia) [ou son

contraire, la discordance (absurditas)] dans les sons offerts à notre âme par la mémoire

(que nous retenions la ligne mélodique d’un chant, par exemple, dont les nombres

entendus s’enfuient actuellement, ou que nous nous la rappelions, par les nombres

retenus, d’un chant tout intérieur). Mais, par dessus tout, l’art libéral musical d’Augustin

a mis l’âme à l’écoute d’elle-même, et c’est là que les nombres du jugement rencontrent

leurs limites :

LE MAÎTRE : - À mon avis, lorsqu’on chante ce vers que nous avons proposé, Deus Creator omnium,

nous l’entendons grâce aux nombres entendus, nous le reconnaissons grâce aux nombres de

mémoire, nous en éprouvons du plaisir grâce aux nombres du jugement; enfin nous l’apprécions

grâce à d’autres nombres, je ne sais lesquels; et sur ce plaisir, qui est comme la sanction portée par

les nombres du jugement, nous prononçons, d’après ces harmonies plus cachées, une autre

sentence plus assurée. Est-ce qu’à tes yeux c’est une seule et même chose qu’une sensation de

plaisir ou une estimation rationnelle ? LE DISCIPLE : - Ce sont, je le reconnais, des choses

différentes. Mais d’abord je suis troublé par la dénomination. Pourquoi ne pas appeler nombres du

jugement ceux où la raison est présente, plutôt que ceux où c’est le plaisir qui l’est ? Ensuite, je

crains que cette appréciation de la raison ne soit rien d’autre qu’un jugement plus réfléchi de ces

nombres sur eux-mêmes. Par conséquent, il n’y aurait pas des nombres dans le plaisir et d’autres

dans la raison, mais les seuls et mêmes nombres tantôt jugeraient des harmonies dans le corps

lorsque la mémoire, comme nous l’avons montré, les leur présente, tantôt se jugeraient eux-mêmes

de manière plus isolée du corps et donc plus pure204.

Les nombres du jugement seraient donc ceux qui nous permettent à la fois d’« éprouver

du plaisir (delectari)205 » dans la musique et, « d’après [des] harmonies plus cachées

(latentiores numeri)206 », de « se juger eux-mêmes de manière plus isolée du corps207 »,

c’est-à-dire, d’un côté, d’approuver ou non les harmonies suscitées dans l’âme par la

musique, et, « de l’autre [...], d’apprécier la rectitude ou la déviance de ce plaisir, ce qui

est l’œuvre du raisonnement208 » - « et donc [une œuvre] plus pure209 ». Il y a ainsi, en fin

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

95

204 Op. cit., VI, 9, 23, p. 703

205 Idem.

206 Idem.

207 Idem.

208 Op. cit., VI, 9, 24, p. 704

209 Idem.

Page 96: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

de compte, deux espèces de beauté que l’âme aborde dans la musique, et une seule dont

elle peut véritablement juger : la première est la delectatio puisée dans les « harmonies

“sensibles” (sensuales numeri)210 » [mais ce « sens du plaisir (delectationis sensus)211 » est trop

attaché aux nombres sensibles, c’est-à-dire au corps, pour « pou[voir] accueillir les

intervalles réguliers[,] refuser les désordonnés212 » et, de ce fait, les « estimer

rationnellement (aestimare ratione)213 »]; la seconde, en revanche, n’est plus une affectio [«

plaisir de la convenance (delectatio convenientiae)214 » ou « déplaisir de la discordance

(offensio absurditatis)215 »] mais un raisonnement (ratiocinatio) ou une évaluation

(aestimatio) portant jugement sur le bien-fondé (rectitude ou déviance) de cette affectio.

Augustin distingue donc le nombre du jugement qui éprouve immédiatement plaisir ou

déplaisir dans les harmonies qui lui sont présentées par la mémoire, d’un nombre juge «

plus réfléchi (diligentior)216 », « posséd[ant] certaines harmonies plus stables217 », capable

par conséquent de se « superpos[er] à [l’]affectivité218 » première ressentie à l’écoute des

harmonies sensibles, d’y faire retour, en quelque sorte, par un acte de plus grande

attention et de prononcer à leur sujet « une sentence plus assurée219 ».

Là, donc, dans « la force et la puissance de la raison (vis potentiaque rationis)220 » elle-

même, se trouverait le « sanctuaire » recherché par Augustin dès l’ouverture du De

Musica, où de toute musique s’éclairerait l’intime et véritable beauté. Comme attirés hors

d’eux-mêmes par les plaisirs sonores du rythme et de l’harmonie, les nombres du

jugement s’étireraient jusqu’à rompre s’ils n’étaient retenus par la raison, tel le

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

96

210 Idem.

211 Idem.

212 Idem.

213 Op. cit., VI, 9, 23, p. 703

214 Op. cit., VI, 9, 24, p. 704

215 Idem.

216 Op. cit., VI, 9, 23, p. 703

217 Op. cit., VI, 9, 24, p. 704

218 Idem.

219 Op. cit., VI, 9, 23, p. 703

220 Op. cit., VI, 9, 25, p. 704

Page 97: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

mythologique Ulysse attaché au mât de son navire pour ne pas céder aux chants des

dangereuses sirènes (qu’il désirait toutefois entendre...). Car c’est par la raison seule que

nous pouvons estimer ce que sont de bonnes, de belles modulations. Et Augustin de

préciser : « [ratio] [i]psa enim [...] primo quid sit ipsa bona modulatio consideravit, et eam in

quodam motu libero, et ad suae pulchritudinis finem converso esse perspexit... - c’est la raison

même qui d’abord [...] a découvert qu’[une bonne modulation] consiste en un

mouvement autonome, orienté vers le but de sa propre beauté221 ». Sans raison, je

pourrais bien, semblable à ces animaux qui baignent dans les rythmes et se laissent

bercer ou entraîner par eux, me laisser dériver au gré du courant des « nombres

corporels » et me noyer, non pas dans les belles modulations, mais dans les « vagues222 »

ondulations d’une musique informe, « semblable à une trace imprimée dans l’eau, qui ne

se forme pas avant qu’on ait enfoncé le corps dans l’eau et ne subsiste plus quand on

l’en a retiré223 ». Je pourrais, bateau ivre descendant « le flot désordonné des impressions

[corporelles]224 », laisser mon âme être ainsi « ballottée225 », tantôt par tels souvenirs,

tristes ou joyeux, charriés par les nombres retenus par ma mémoire, telles rêveries

fabriquées à partir de ces souvenirs et auxquelles peut m’abandonner le temps libre,

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

97

221 Idem.

222 Op. cit., VI, 9, 24, p. 703

223 Op. cit., VI, 2, 3, p. 683

224 Confessions, XI, 27, 36, La Pléiade, t. 1, p. 1053

225 La Musique, VI, 9, 24, La Pléiade, t. 1, p. 703

Page 98: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

débridé, de l’écoute musicale et du farniente qu’elle privilégie généralement226, tantôt par

« les danses et autres mouvements visibles » auxquels me poussent les rythmes et une

certaine joie d’avoir un corps et d’être en vie. Toutes ces choses ont leur beauté, car l’âme

ne peut pas ne pas trouver quelque plaisir dans la santé d’un corps auquel a été donnée

la vie, la grâce de se mouvoir comme il lui plaît, de mieux éprouver par le rythme le

réconfort du temps qui passe, comme du sable chaud entre nos mains, mais dont la

réserve qui nous a été accordée pour cette vie n’est pas encore épuisée. Nous ne pouvons

pas ne pas dire qu’elles n’ont pas « leur beauté dans leur ordre et dans leur genre227 »,

mais cette delectatio est-elle le tout de la musique ? N’y a-t-il pas, pour commencer, une

beauté plus pure, plus élevée, dans la raison qui, par les nombres juges, non seulement «

enquête et interroge ce plaisir sensible228 » qu’elle ressent, mais aussi découvre qu’elle en

est elle-même la clef, c’est-à-dire qu’« elle n’aurait pu ni remarquer, ni distinguer, ni

recenser correctement [toutes les beautés respectives des divers nombres impliqués dans

la musique] sans certains nombres [plus beaux encore, dont elle a été dotée et au miroir

desquels elle a pu juger] les autres, d’ordre inférieur229 » ? Selon, donc, que les nombres

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

98

226 Ainsi, non seulement la mémoire se rappelle fort bien certains sons (voix, paroles, poèmes,

chants, airs, etc., généralement retenus en raison de la valeur que nous avons jugé bon de leur

accorder), comme l’hymne de saint Ambroise dans l’exemple choisi par Augustin, mais elle se

rappelle aussi, bien souvent, les circonstances au cours desquelles nous les avons entendus (ces

circonstances déteignant parfois sur la valeur de ces sons au point que les souvenirs associés font

pour nous leur beauté davantage que leur numerositas propre). Recomposés par le désir lors

d’écoutes ou de remémorations ultérieures, comme pour pallier l’irrémédiable passage du temps et

la nostalgie qui en découle, ces souvenirs peuvent aussi être idéalisés. « Fantaisie », poème de

Gérard de Nerval, rend bien cette idée : « Il est un air pour qui je donnerais / Tout Rossini, tout

Mozart et tout Weber... / Or, chaque fois que je viens à l'entendre... / je crois voir... / un château de

brique à coins de pierre... / Puis une dame, à sa haute fenêtre / Blonde aux yeux noirs, en ses habits

anciens, / Que, dans une autre existence peut-être, / J’ai déjà vue... et dont je me souviens ! ». « Ces

mouvements sont pour ainsi dire enflammés par les souffles divers et contradictoires de

l’attention, les uns en engendrant d’autres, ces derniers ne sont plus des mouvements retenus

comme issus du choc des impressions corporelles et gravées dans les sens, mais ils leur

ressemblent comme des images d’images, et on est convenu de les appeler “phantasmes” ». (Cf. op.

cit., VI, 11, 32 et 33, pp. 709-710, pour l’analyse précise d’Augustin sur ces questions.)

227 Op. cit., VI, 10, 28, p. 707

228 Op. cit., VI, 10, 26, p. 705

229 Op. cit., VI, 10, 25, p. 705

Page 99: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

juges se penchent sur la musique230 actuellement écoutée ou produite à l’aide de la

mémoire d’une oreille intérieure (laquelle, dès lors, ne se contente pas de reproduire des

sons déjà entendus, mais devient bouche intérieure autant qu’oreille, c’est-à-dire «

chante » à proprement parler231), ou qu’ils se retournent sur eux-mêmes pour apprécier

(aestimare) leurs propres mouvements à travers les différents nombres musicaux et se

rendre en quelque sorte admiratifs de leur force, de leur puissance et, partant, de leur

propre beauté, il en ressort deux qualités d’harmonie ou de numerositas : l’une, moins

excellente, se rapporte au plaisir que procurent l’égalité et la régularité des rythmes ou

des intervalles harmoniques, tandis que l’autre, « plus excellente232 » parce que plus

spirituelle et plus admirablement humaine, se « libère233 » non seulement des nombres «

corporels » (sonores), mais aussi des diverses strates de nombres « sensibles » desquels

l’âme peine davantage encore à se détacher, puisqu’ils se meuvent en elle-même, pour se

reclure dans son suprême et plus intime « sanctuaire », que l’on appelle justement la

réflexion234 ou la pensée235.

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

99

230 Par « musique », là comme ailleurs dans ce chapitre, nous désignons la science des lois

numériques qui règlent (« modulent bien ») les rythmes et les harmonies. Cela peut donc

s’entendre de la musicologie, au sens contemporain, comme aussi bien de la prosodie, mais aussi

de la philosophie à laquelle la science de ces nombres bien réglés nous conduit finalement.

231 Cf. J.-L. Chrétien, op. cit., p. 150 : « [Augustin] ne décrit pas [la mémoire musicale] comme l’acte

de se redonner à entendre des sons déjà entendus [...]. Il l’identifie à l’acte de chanter. »

232 Op. cit., VI, 9, 24, p. 704

233 Cf. op. cit., VI, 10, 25, p. 705 : « la bonne modulation consiste en un mouvement autonome (motu

libero), orienté vers le but de sa propre beauté ». Le latin liber, qui signifie « libre », ou « autonome »

comme dans la traduction de la Pléiade (Jean-Louis Dumas), contient aussi l’idée

d’affranchissement. Car, si la bonne modulation est un mouvement libre, c’est-à-dire orienté vers le

but exclusif et souverain de sa propre beauté, elle est aussi libératrice en ce qu’elle conduit l’âme à

se détacher progressivement des nombres sensibles pour l’élever à sa lumière intérieure, sa

puissance maïeutique incommensurable - mouvement anagogique et émancipateur qui est l’objet

même de la discipline libérale musicale dans la pensée augustinienne.

234 Cf. op. cit., VI, 9, 23, p. 703 : « un jugement plus réfléchi (diligentior) de ces nombres sur eux-

mêmes... »

235 Cf. op. cit., VI, 10, 26, p. 705 : « la raison pèse soigneusement (perpendit) son plaisir à travers les

phases du temps... » Or, qu’est-ce que cette « pesée » du jugement, sinon la pensée elle-même ?

Page 100: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

« La force et la puissance de ces nombres du jugement me frappent beaucoup (movet me

plurimum)[, écrit Augustin] : car c’est à leur service que se mettent tous les sens236 »...

Cette remarque pourrait paraître anecdotique si elle ne concentrait pas déjà toute la

lumineuse vigueur de la pensée augustinienne de la beauté. Car que vient-il précisément

de se produire sous nos yeux ? De la beauté des nombres sensibles (beauté de l’égalité et

de la régularité des rythmes ou des intervalles harmoniques, beauté de la mémoire qui

emporte avec elle, au fil de la musique, tant et tant de trésors qui ne sauront jamais être

recensés), nous sommes remontés à la beauté des nombres juges, c’est-à-dire de la

beauté du monde sensible à la beauté des facultés qui nous ont été données pour

l’apprécier et l’admirer. « À travers [...] [la] profondeur [et les] infinis replis [...] [de]

l’esprit[,] [...] tout cet univers [...] vivant, varié, multiforme, furieusement démesuré, [...] je

cours et voltige de-ci de-là, je m’enfonce, aussi loin que je peux; de limites, nulle part. Si

grande est [sa] puissance ! Si grande est la puissance de la vie, chez l’homme, ce vivant

voué à la mort !237 » Mais ce n’est pas tout : car il ne peut y aller d’une admiration

exclusivement admirative de sa propre beauté. Il ne peut s’agir de complaisance, de

narcissisme ou d’autosatisfaction. Ne sais-je et ne sens-je pas en effet, précisément

pource que je l’admire, et de ce strict fait, que la compréhension de la nature de mon

âme, qui est moi-même, dépasse ce que cette âme même peut embrasser, est au-delà de

ce que je puis cerner; que la conception de cette âme (sa création comme sa

compréhension totale) n’est pas à la portée de ma volonté; que, ne connaissant le secret

de son origine et de sa création, elle ne saurait nullement tirer d’elle-même cette

puissance qui est la sienne, de sorte qu’il ne peut pas ne pas y avoir, au-dessus d’elle, à

son origine et à sa source, à l’origine de son admirable grandeur et de son étourdissante

puissance, à la source de son admirable beauté, une source plus grande, plus puissante,

plus vivante et plus éclatante encore, et que cette éclatante beauté, seule, est vraiment

admirable ?

Ce qui se trame dans la musique, Augustin nous fait peu à peu parvenir à la conclusion

que ce n’est pas seulement un certain plaisir des sens, ni même un certain

émerveillement de l’esprit découvrant sa propre lumière à mesure que s’approfondit sa

science des divers nombres mobilisés à travers cet art. Ce qu’il cherche avant tout à nous

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

100

236 Op. cit., VI, 9, 23, p. 702

237 Confessions, X, 17, 26, Ibid., pp. 998-999

Page 101: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

faire entendre, c’est la musique, silencieuse mais combien plus éblouissante et plus

harmonieuse, du pur miracle de la Création divine, sans laquelle nulle de toutes ces

beautés auxquelles nous sommes si fort attachés n’aurait pu naître ni éclore en notre

âme émerveillée : « Dieu est créateur du vivant, lui qui est - il convient de le croire -

l’auteur de toute convenance et de toute harmonie (auctor omnis convenientiae atque

concordiae)238 ». Or, ceci ne constitue pas une preuve, mais une voie qu’il convient (decet)

de suivre - une voix belle elle-même, et qui, imperceptiblement, nous fait passer de

l’admiration à la louange. De même que, pour les chrétiens, la croix n’est pas le Christ,

bien qu’elle le porte, de même la musique n’est pas Dieu, bien qu’elle puisse nous porter

jusqu’à l’amour de Lui. Pour détenir une preuve de l’existence de Dieu, il faudrait en

effet que l’esprit s’élève en quelque sorte « au-dessus » de Dieu, ou ne serait-ce qu’à sa «

hauteur », pour jouir d’une puissance de raisonnement capable de l’appréhender : mais

comment, peinant déjà à gravir en lui-même les échelons des différents nombres que la

science de la musique lui découvre progressivement, l’esprit pourrait-il subitement

posséder grâce à la musique tout ce qui le dépasse, le secret de son être et le pouvoir de

se donner l’existence ? Et plutôt (car ce ne sont point nos brouillards et nos ténèbres qui

contiennent la plus vive lumière) : comment le désir de découvrir une beauté plus belle

encore que celle déjà trouvée par l’âme, dans les sens et en elle-même, ne nous

dévoilerait-il pas que la permanence même de ce désir devrait seule nous convaincre que

la beauté suprême n’est pas dans ce désir même, mais irréductiblement au-delà de lui,

qu’il n’est pas non plus dans l’orgueilleuse envie que rien ne lui soit caché ou confisqué,

là où croupissent aussi les images de nos désirs corporels, nos affections tumultueuses, et

où surnagent même les faibles et avides lumières de notre esprit, mais qu’il nous invite à

nous reposer dans l’immuable au-delà de lui qui est toujours mu, dans l’incorporel, lui

qui se nourrit de corps, ou d’images tirées des corps, sans jamais être rassasié, dans une

beauté intemporelle et absolue, lui qu’usent, abusent et affament sans fin toutes les

beautés passagères de ce monde ? Il est trop clair, en effet, que même les nombres du

jugement sont empêtrés dans le temps et que, bien qu’ils soient plus stables que tous les

autres nombres dont ils sont les juges, ils n’en sont pas moins mortels et imparfaits. Pour

appuyer cette assertion, il suffit au maître du De Musica d’évoquer la possibilité que,

parmi certains rythmes ou certaines harmonies, quelques-uns soient émis un peu plus ou

un peu moins vite que la mesure, ou avec un écart plus ou moins infime par rapport à la

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

101

238 La Musique, VI, 8, 20, La Pléiade, t. 1, p. 699

Page 102: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

justesse parfaite, sans que pourtant l’oreille ne s’en aperçoive ni que le jugement ne s’en

offusque. Or, que cela puisse se produire et que les nombres juges soient ainsi dupés ne

démontre-t-il pas « que [l]e plaisir [puisé dans la musique] ne perçoit pas ces seuils

différentiels et jouit de l’inégalité comme de l’égalité239 » ?

Quoi de plus laid (quid turpius) [poursuit le maître,] que ce manque de discrimination (error et

inaequalitas) ? Par là nous sommes avertis de détourner notre joie de ces choses qui imitent l’égalité

(quae imitantur aequalitatem), quand nous ne pouvons comprendre si elles la réalisent, bien plus

nous comprenons peut-être qu’elles ne la réalisent pas; et pourtant, dans la mesure où elles

l’imitent, nous ne pouvons pas dire qu’elles n’ont pas leur beauté dans leur genre et dans leur

ordre (pulchra esse in suo genere et ordine suo, negare non possumus)240.

Dans les nombres juges, qui trônent au faîte de la science musicale augustinienne,

l’enjeu, de nouveau, ou plutôt comme toujours dans une pensée chrétienne, est de ne se

point laisser tenter ou tromper par de fausses lumières, qui brillent et attirent aux

dépens de la vraie Lumière. Dans la musique, art si présent dans nos vies que le plaisir

qu’il procure peut en dissimuler la laideur (turpitudo), l’idolâtrie est en effet un risque

bien réel puisque, « par manque de discrimination », c’est-à-dire par une erreur des

nombres juges, il est possible de prendre pour l’égalité ce qui est inégal et ce qui ne fait

par conséquent qu’imiter l’égalité véritable.

Mais s’agit-il d’une « erreur » ou plutôt d’une surdité consentie, les « oreilles » du

jugement se fermant volontairement à l’écoute de « l’égalité suprême, inébranlable,

immuable et éternelle241 » ? Pour Augustin, il ne s’agit jamais de simples « erreurs »

d’appréciation quant à l’égalité des rythmes ou des harmonies dans les nombres

entendus ou retenus par rapport à une mesure et une justesse parfaites, mais d’une

préférence délibérée pour cette numerositas inférieure et usurpatrice, dont nous savons

bien qu’elle imite une « égalité suprême » qu’elle ne saurait nullement atteindre. Qu’on

ne s’y trompe toutefois pas : il n’y a point de laideur dans la musique même, car les

rythmes imparfaits et les harmonies inférieures, dont nous ne percevons pas les

imperfections ou les discordances et qui réjouissent même couramment nos oreilles, ont

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

102

239 Op. cit., VI, 10, 28, p. 707

240 Idem.

241 Op. cit., VI, 11, 29, p. 708

Page 103: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

leur beauté propre, qui plaît par elle-même. « Ce qui pollue l’âme, ce ne sont pas les

harmonies inférieures à la raison et belles en leur genre, mais l’amour d’une beauté

inférieure242 ». La laideur, enseigne ainsi le maître du De Musica, ce ne sont pas les

rythmes inégaux, ni les harmonies imparfaites, mais c’est l’âme elle-même lorsque, en les

aimant, elle déchoit de sa propre dignité, qui est d’aimer ce qui est au-dessus d’elle et

plus parfait, non pas les choses inférieures. Or d’où vient cette infériorité de la musique,

sinon de ce qu’elle est pétrie de nombres mortels et ombrageux, destinés à passer,

comme tout passe en ce monde, tandis que l’âme est appelée à se tourner vers la lumière

éternelle d’une musique qui ne coure pas au néant ? Et où y a-t-il bassesse, sinon dans

l’âme qui rampe à la suite de sons matériels et périssables, alors que résonne pour elle,

tout au fond d’elle, et si elle sait à temps rompre sa surdité, une voix éternelle, plus belle

et plus irrésistible que toutes les voix ?

Contrairement à ce que pourraient laisser entendre certaines interprétations d’un

rigorisme caricatural, souvent alimenté par une lecture tendancieuse des passages où

Augustin confesse notamment son regret de s’être laissé émouvoir par certains chants

d’Église, la musique ne doit pas pour autant, selon l’auteur des Confessions et du De

Musica, devenir l’objet d’un excessif ressentiment. Comme l’écrivait Vladimir

Jankélévitch, « l’acharnement contre la tentation n’est pas moins suspect que la

tentation243 » et saint Augustin n’a certainement pas voulu confondre prudence à l’égard

des chants et des harmonies sensibles avec rancune injustifiée à leur encontre. Son désir

de pénitence n’implique jamais le mépris du corps ni de tout ce qui, dans la musique, la

rattache à notre condition mortelle. Il ne cesse au contraire de rappeler que ces

harmonies éphémères sont belles en leur genre et qu’en tant qu’« œuvres de la

Providence divine (fabricationes divinae providentiae)244 » elles ne sauraient être

condamnables. En revanche, puisqu’elles sont périssables, l’on ne saurait par conséquent

trouver en elles un appui bien solide, de sorte qu’il convient de leur accorder l’usage et

l’importance qui leur revient, c’est-à-dire de n’y voir qu’une « beauté infime (species

infima)245 » au regard de la Beauté de Dieu.

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

103

242 Op. cit., VI, 14, 46, p. 720

243 Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, Paris, 1983, p. 17

244 La Musique, VI, 14, 46, La Pléiade, t. 1, p. 720

245 Idem.

Page 104: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Dans la musique, l’âme humaine connaîtrait donc deux attirances contraires mais

simultanées, l’une vers le plaisir d’une beauté sensible et sonore, l’autre vers une beauté

supérieure insoumise à notre condition mortelle et temporelle. Or Augustin, loin de

présenter cette lutte comme celle du bien contre le mal, veut plutôt nous faire voir à quel

point ces deux postulations sont en réalité orientées vers le même but, la première

malgré elle, la seconde de plein gré mais malgré la première. Ce n’est en effet que malgré

elle que notre âme se complaît dans le plaisir des rythmes et des harmonies éphémères

modulés par la musique : non pas au sens d’une complaisance involontaire (car qui,

sinon moi, chante ou se délecte dans les chants ?), mais au sens d’une complaisance qui

ne peut traduire ma plus souveraine volonté246 (car puis-je vraiment vouloir placer mon

bonheur, mon bien, dans des sons périssables ou dans un sens - l’ouïe - qu’un accident

ou bien la maladie peut à tout instant m’ôter sans prévenir ?). Dans ces beautés

inférieures, qui me meurtrissent jusque dans le plaisir qu’elles m’apportent, n’est-ce pas

déjà quelque irrésistible et éternelle beauté qui se fait entendre et m’appelle ?

Mais, d’abord, qu’est-ce que cette « meurtrissure (offensio)247 » du plaisir musical ? Car

voici tout le paradoxe de la beauté de la musique dans la pensée de saint Augustin : cette

beauté semble nous plaire pour elle-même, et pourtant elle nous blesse, car elle est

incomplète et découvre en nous un abîme, une déchirure. Comme l’écartèlement même

entre le sensible et l’éternel. Or, comme s’y méprend certaine esthétique idolâtre du

sublime, ce n’est pas cet écart qui est beau et Augustin dénonce même très clairement sa

« laideur (turpitudo) », qui résulte du manque de discrimination des nombres juges entre

les nombres sensibles, qui ne font qu’imiter l’égalité, et les « nombres rationnels (rationis

numeri)248 » qui, eux, s’attachent à l’égalité véritable et éternelle (aeterna aequalitas)249. Par

le péché, mon âme est le lieu de ce déchirement, d’autant plus douloureux que mon

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

104

246 (dans l’esprit de saint Paul : Rm 7, 19.24 : « Je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal

que je ne veux pas. Malheureux homme que je suis ! qui me délivrera de ce corps de mort ? »)

247 Op. cit., VI, 11, 29, p. 707

248 Op. cit., VI, 11, 33, p. 711

249 Op. cit., VI, 13, 37, p. 714

Page 105: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

attachement aux voluptés sensibles est plus fort250, mais il est vrai que, là même où

Augustin découvre une brèche, là aussi, bien souvent, une nouvelle lumière parvient à

s’échapper et éclaire sa recherche : car ce déchirement même, je ne puis le ressentir qu’à

mesure qu’il accouche d’autre chose. Ce n’est que si quelque chose en moi fait signe vers

une douceur éternelle que, par contraste, je peux sentir l’amertume de ces beautés

malheureuses dont rien n’empêche l’agonie. Ce n’est que si quelque chose d’éclatant me

fait voir mes ténèbres, la finitude et la mortalité des harmonies passagères auxquelles il

m’est aujourd’hui difficile de ne point m’attacher, que je désire de réclamer comme un

supplément de vie. C’est pourquoi, dans ce déchirement de l’âme, je prends conscience

de la possibilité d’une beauté qui, à l’inverse des beautés sonores, ne s’anéantit pas

d’instant en instant et « que le temps ne vole251 ».

Mettons-nous donc à l’écoute de l’âme « écoutante » : qu’entendons-nous au-delà du

ressac de ses désirs (souvenirs ou phantasmes) et des « souffles divers et contradictoires

[qui enflamment son] attention252 » ? « La joie ou la tristesse d’un chant s’entend dès le

premier instant, et s’impose avec une évidence qui est propre au musical253 » écrit J.-L.

Chrétien. Joie ou tristesse, dans la musique, trouvent chacune leur beauté. Mais qui

pourra déchiffrer toute la complexité de ces innombrables et tumultueuses affections

tissées dans notre âme par la musique ? Qui pourra vraiment les comprendre en leur

cœur et y percer quelque raison ? Il y a la joie fortement imprimée dans ma mémoire

lorsque je me souviens de choses heureuses de mon passé ou que je les recompose au

gré du souffle de l’imaginaire, pour les voir et les convoiter ensuite comme à travers des

mirages. Il y a la joie portée par la santé et la vitalité du corps et des sens, comme on le

voit dans la danse ou dans les rythmes et les harmonies qui animent la foule. Car il y a

un certain plaisir de l’adéquation de soi à soi par l’intermédiaire du corps et de la

volonté s’exerçant librement sur les membres, jouissant de pouvoir encore suivre le

temps dans son balancement. Et puis il y a la tristesse, lourde, lente, parfois sourde et

latente, parfois tranchante, que nous renvoient certains airs, certains rythmes, certaines

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

105

250 Cf. op. cit., VI, 11, 33, pp. 710-711 : « [l’élan de cette habitude] [de suspendre mon âme aux choses

corporelles] était plus fort quand nous lui cédions [...] ».

251 Confessions, X, 6, 8, Ibid., p. 987

252 La Musique, VI, 11, 32, La Pléiade, t. 1, p. 709

253 J.-L. Chrétien, op. cit., p. 151

Page 106: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

circonstances. Certaines tonalités ou certaines voix. Dans la musique, comme dans la

chair, tout meurt « au temps prévu et dans l’ordre fixé (certo suo tempore atque ordine)254 »,

et l’âme attentive ne peut pas ne pas entendre en toute musique la mystérieuse approche

de la mort. Existe-t-il donc une loi physique et acoustique, comme une partition secrète,

qui règle les nombres entendus et leur assigne une gamme d’affects particuliers, capables

de nous toucher comme des cordes et de faire retentir dans notre âme les souvenirs ou

les phantasmes, la tristesse ou la joie, la crainte ou l’espérance ?

Augustin a montré qu’il n’en est rien255, qu’il existe dans la musique une hiérarchie des

nombres, que les nombres juges l’emportent sur tous les nombres sensibles, parce que

l’âme est irréductiblement supérieure au corps, et que, dès lors, l’âme seule peut

s’appesantir en s’attachant aux nombres sensibles et temporels, tout en conservant,

malgré cet abaissement auquel elle se réduit elle-même, sa transcendance et sa

supériorité, car jamais les nombres corporels ne produisent d’effet dans l’âme : ils ne le

peuvent que dans le corps, or l’âme ne subit pas ces passions du corps, mais elle y prête

une attention plus ou moins grande selon leur convenance ou leur non-convenance et en

éprouve soit du plaisir, lorsqu’elle adhère à cette convenance (c’est-à-dire à l’adéquation

de la chose sentie avec la bonne santé ou avec la fructueuse réparation de l’usure du

corps), soit du déplaisir lorsqu’elle s’oppose à cette non-convenance (états morbides ou

maladies)256. Ainsi, dans la musique même, où l’âme s’applique moins à « écouter », c’est-

à-dire à sentir, les effets « biologiques » produits par les nombres sonores sur le corps,

qu’à puiser en elle-même plaisir ou déplaisir selon la nature des autres nombres,

supérieurs, produits par les nombres juges en réaction à ces nombres sonores devenus

nombres entendus, nombres proférés, puis nombres retenus, force est donc de conclure

que ce n’est autre que l’âme elle-même qui jouit de la capacité de se discipliner et de

s’arracher progressivement de la volupté des nombres sensibles, car ce ne sont certes pas

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

106

254 La Musique, VI, 5, 13, La Pléiade, t. 1, p. 693

255 Cf. op. cit., VI, 5, 8, p. 689 : « Pouvons-nous soumettre l’âme au corps qui opérerait et lui

imposerait ses harmonies, de sorte qu’il serait l’artisan, et elle la matière de laquelle et dans

laquelle il produirait des effets rythmiques ? Croire cela, c’est nécessairement croire que l’âme est

inférieure. Or y a-t-il croyance plus déplorable et plus abominable ? »

256 Cf. op. cit., VI, 5, 8-10, pp. 689-691

Page 107: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

ces derniers qui la charment et la subjuguent, mais elle seule qui se laisse - ou refuse de

se laisser - captiver.

C’est donc l’âme seule, livrée à elle-même et suivant ses propres mouvements et sa

propre inclination, qui colore de tristesse ou de joie, de crainte ou d’espérance, de tels

souvenirs ou de tels phantasmes, les harmonies charnelles qu’elle puise dans la

musique. « Cur autem si huiusmodi numeri qui fiunt in anima rebus temporalibus dedita, habent sui generis pulchritudinem, quamvis eam transeundo actitent, invideat huic pulchritudini divina

providentia, quae de nostra poenali mortalitate formatur, quam iustissima Dei lege meruimus ? -

Cependant, si de telles harmonies, composées dans une âme adonnée aux choses

temporelles, ont leur beauté spécifique, bien qu’elles jouent une partie éphémère,

pourquoi la divine Providence porterait-elle envie à cette beauté modelée par notre

condition mortelle, ce châtiment que nous avons mérité selon la Loi très juste de Dieu ?257 » Car ces harmonies empreintes de toutes les couleurs de notre palette affective,

ballottées dans la mémoire par les mouvements de notre désir, portées par la joie, ou par

la tristesse quand le désir est contrarié, par les images adorées collectées dans le passé,

ou par ces mêmes images remodelées par l’imagination, sont-elles vraiment belles ? Ne

sont-elles pas plutôt des imitations, pour ne pas dire des contrefaçons, d’une beauté

supérieure - et même de celle qu’Augustin a baptisée summa pulchritudo, « la plus belle

d’entre toutes les beautés » ? Chercher à étancher sa soif de bonheur à la source de

choses aussi changeantes, instables et incertaines que ces fragiles beautés, n’est-ce pas

bâtir sa demeure sur le sable ?

Et pourtant la musique est belle, d’une beauté qui ne périt point dans le périssable de

ses nombres entendus. D’une beauté qui ne divertit pas l’âme de la contemplation des

choses éternelles par l’inquiétude d’agir sur les corps par les nombres proférés258, qui ne

l’en détourne pas non plus par les souvenirs et les phantasmes, qui la perdent dans

l’insatiable et inféconde rêverie des choses mortelles, ni par la « vaine connaissance

(vanissima cognitio)259 » de tous ces nombres dans les nombres du jugement sensible,

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

107

257 Op. cit., VI, 11, 33, p. 710

258 Cf. De Musica, VI, 13, 39 (PL 32) : « Amor igitur agendi adversus succedentes passiones corporis sui,

avertit animam a contemplatione aeternorum, sensibilis voluptatis cura eius avocans intentionem. »

259 Idem.

Page 108: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

fausse science qui se complaît dans « la curiosité, ennemie de la paix comme son nom

l’indique260, et incapable, à cause de sa légèreté, d’atteindre la vérité261 ». Or, où donc se

trouverait la beauté véritable de la musique, sinon dans « cette vérité pure et sans fard

(pura et sincera veritas)262 » ?

Pour soulever un coin du voile, penchons-nous d’abord simplement sur la joie ou la

tristesse, et parfois l’étrange mélange de ces deux affections, qui nous émeuvent

tellement dans la musique. Est-ce que ma joie est belle ? Ou bien aussi ma tristesse ? Et

cette beauté est-elle parfaite, ou faut-il reconnaître que, ma joie étant imparfaite (ne

serait-ce que parce qu’elle est éphémère), elle n’est qu’un certain plaisir, non pas la

beauté ou la joie de la plus fiable espèce ? Ma tristesse même a-t-elle la perfection d’aller

jusqu’au bout de ce qu’elle est et de s’accomplir absolument ? Ne suis-je pas toujours

triste, non pas seulement de certaines pertes (nostalgie de bonheurs passés, perte d’un

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

108

260 Augustin joue sur les différences de sens entre les mots cura, curiositas et securitas, qui ont tous

la même étymologie. La curiosité est le souci (cura) de connaître, déployé hors de la sécurité

(securitas) de la vérité immuable de Dieu, tandis que la vraie « sécurité », ou paix, de l’âme provient

du « souci » de Dieu, à savoir la piété, par opposition à l’éparpillement de l’âme dans la curiosité.

261 La Musique, VI, 13, 39, La Pléiade, t. 1, p. 716

262 Op. cit., VI, 13, 41, p. 717

Page 109: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

amour ou d’êtres chers, acédie263, etc.), mais aussi du seul fait d’être triste, comme si je ne

pouvais qu’être affligé d’être affligé, c’est-à-dire de n’être point dans la joie ? C’est une

évidence que je suis triste parce que je ne suis point dans la joie. Mais cette évidence en

cache une autre : car ma tristesse n’est peut-être pas seulement le résultat d’une

privation, mais aussi le signe d’une grâce. Si je suis triste, n’est-ce point que je n’ai pas

encore trouvé la source d’inépuisable joie ? N’est-ce pas que j’ai accordé trop de prix à

tout ce dont, inévitablement, j’allais tôt ou tard être privé, parce que ces choses, tout

aussi fatalement, sont soumises à la dégradation du temps, aux aléas de notre condition

et, finalement, à la mort ? Dans ce constat, latent en toute peine, puis-je au fond entendre

autre chose qu’un irrésistible appel à n’accorder de prix qu’à ce qui est inébranlable,

immuable et éternel, à ne trouver de réconfort et de repos que « là où il n’y a plus de

temps, [...] plus de mutabilité264 », plus rien qui ne dissone avec la vraie joie ? Tant qu’elle

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

109

263 Cf. Enarrationes in Psalmos, 106, 6 (PL 36) : « Non est ista (languor animae) levis tentatio : agnosce te in illa, et exclama ad Dominum, ut de necessitatibus tuis etiam hic liberet te; et de hac tentatione liberatus cum

fueris, confiteantur illi miserationes eius. - Cette langueur de l’âme (l’acédie, c’est-à-dire l’épreuve de

l’ennui et du dégoût - taedium fastidiumque - des exercices spirituels, et même de la Parole de Dieu -

Dei verbum -) n’est pas une tentation légère : sache la déceler en toi, et crie vers le Seigneur afin

qu’il t’en libère; et, lorsque tu auras été libéré de cette tentation, rends-Lui grâce pour ses

miséricordes. » Les verbes latins exclamare (crier) et confiteri (avouer) (ou encore exaltare, laudere,

etc.) signifient tout aussi bien proclamer, avouer ses fautes, se confesser, que chanter ou louer

(Dieu). Par exemple (op. cit., 106, 8) : « Et in his omnibus exclamationes, et liberationes, et miserationum

Dei confessiones... - Dans toutes ces épreuves (Augustin parlait de l’ignorance, de l’erreur, de la

difficulté de vaincre ses passions, et de l’ennui ou du dégoût spirituel que les Grecs nommaient «

acédie »), on crie vers Dieu, Dieu délivre, et l’on chante sa miséricorde » : mon péché, mes

tribulations, la tristesse que j’en éprouve deviennent donc, par la contrition et la confession, une

louange, c’est-à-dire un appel au secours, une invocation, une prière et, finalement, un chant à la

gloire de Dieu. Voir encore op. cit., 106, 13 : « Et exaltent eum, hoc est, laudent eum : et laudent eum, hoc

est, exaltent eum. - Chanter le Seigneur, c’est proclamer ses louanges, comme proclamer ses

louanges, c’est Le chanter. » Augustin souligne sans ambiguïté cette équivalence entre chant et

louange. Il n’y a de chant que dans la louange et de louange que dans le chant (même si ce chant

n’est pas toujours celui qui parvient à nos oreilles corporelles, ou qu’émet notre bouche, mais aussi

celui que, de diverses manières, peut proclamer, et faire entendre dans le monde, un cœur juste et

bon). Le point d’orgue de la pensée augustinienne de la musique se trouve ainsi dans l’Alléluia,

chant de « louange à Dieu » (comme son nom le signifie) qui doit être dans la bouche du corps,

mais surtout dans la bouche du cœur (cf. op. cit., 106, 1 : « non in ore carnis, certe in ore cordis »), c’est-

à-dire traduit par la charité dans notre conduite et dans nos actes. Seule la charité peut faire

entendre et régner en ce monde l’harmonie suprême, qui vient de Dieu.

264 Op. cit., VI, 11, 29, p. 708

Page 110: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

reste sourde à cet appel, ma tristesse est imparfaite, laide de cette imperfection, et purge

donc sa peine. De même, combien de joies trouvées dans la musique, ou dans certaines

harmonies de la vie humaine (car Augustin n’hésite pas à étendre ainsi à l’existence tout

entière la sphère de résonance de ce qu’il entend par « musique »), sont-elles

sourdement laides et tristes de ne s’être point encore dilatées dans une joie plus grande

et plus parfaite ?

Toute musique est en attente et, à ce titre, en souffrance. En attente de quoi ? D’une

harmonie parfaite, dans laquelle résident l’Égalité suprême (summa aequalitas)265, non

plus ses imitations dans les nombres sensibles, la paix (securitas)266, non plus

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

110

265 Op. cit., VI, 13, 37, p. 714, également appelée « Égalité éternelle (aeterna aequalitas) » (dans le

même paragraphe).

266 Op. cit., VI, 13, 39, p. 716

Page 111: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

l’impatience267 ou la curiosité (curiositas)268, l’éternité, non plus la corruption de toutes

choses dans le temps, et de l’âme qui s’essouffle à leur impossible poursuite. Or cette

souffrance n’est pas toujours consciente, bien qu’elle soit toujours ressentie : c’est celle

que marque notre indéracinable amour de la beauté, à l’écoute de laquelle nous nous

mettons dans la musique, comme dans cette musique plus large qu’est celle du « poème

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

111

267 Les musicologues ont bien montré comment, dans la musique tonale (plus largement cultivée

en Occident à partir de la Renaissance mais sans doute pas absente dès l’origine de la musique),

tout l’attrait ressenti par l’auditeur au fil de la ligne mélodique est construit sur une alternance de

moments de tension (autour de la région de la dominante) et de moments de détente (retour à la

tonique). Cette « impatience harmonique », comme on peut l’appeler, souvent aiguisée grâce à des

dissonances (intervalles de seconde ou de septième, par exemple), et réalisée selon certaines règles,

est ressentie comme une tension nécessitant une détente - laquelle consiste en une résolution sur

la consonance de base la plus proche, à la suite d’un mouvement mélodique d’attraction. Certes, il

serait anachronique de reprocher à Augustin de n’avoir pas développé de son vivant une théorie

(l’harmonie, notamment dans le système tonal) établie plus de mille ans après lui... Mais,

indépendamment de ces élaborations plus tardives, qui ne cesseront d’ailleurs d’évoluer et d’être

complétées tout au long de l’histoire des pratiques musicales, il serait injuste de reprocher à

Augustin d’avoir méconnu ce phénomène de tension-détente si caractéristique de l’agrément et du

plaisir en musique. H.-I. Marrou, qui met peut-être un peu hâtivement le doigt sur les lacunes du

maître de rhétorique en ce domaine (cf. Saint Augustin et la fin de la culture antique pp. 267-268),

omet de relever que le concept même des nombres du jugement, si central dans le De Musica,

repose tout entier sur le plaisir ou le déplaisir éprouvé dans les convenances ou discordances des

rythmes et des harmonies (or, qu’est-ce que la « tension-détente » sinon un mouvement de l’âme

artificieusement conduit du déplaisir de certaines discordances au plaisir de retomber sur des

harmonies plus stables et plus concordantes ?). Il est tout à fait évident qu’Augustin n’a pas décrit

ces phénomènes harmoniques avec la même précision et le même niveau de détail que les rythmes

et les mètres nomenclaturés des livres II à V (et H.-I. Marrou a sans doute voulu insister davantage

sur la culture rhétorique et littéraire d’Augustin que sur sa relative méconnaissance de l’harmonie,

que les Grecs maîtrisaient pourtant déjà avec une certaine profondeur), mais 1°/ l’instruction

rythmique, métrique et prosodique du De Musica n’est de toute façon qu’un prétexte pour

découvrir et analyser successivement les divers nombres en jeu dans la musique, et pour les

dépasser finalement (un traité de théorie harmonique n’eût donc en rien changé cette imparable

marche anagogique); et 2°/ la rythmique comme l’harmonique ne sont que « vaine connaissance

(vanissima cognitio) », fausse science [« imitation de science (artis imitatio) » dit précisément Augustin

au § 39], car elles ne savent en fait que décrire des apparences de régularité et d’égalité dans les

nombres entendus, proférés et retenus, au moyen de lois numériques (arithmétiques) complexes et

élaborées, mais quant au fond « incapable[s] d’atteindre la vérité » et de rendre compte de

l’incommensurable beauté de toutes choses, de « la vérité sans voile », qui est en Dieu seul.

268 Op. cit., VI, 13, 39, p. 716

Page 112: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

de l’univers (carmen universitatis)269 ». Dans le plaisir et dans la joie qu’apporte la musique

sensible, il y a certes la satisfaction de l’âme dans l’apparente régularité des rythmes et

l’apparente concorde des harmonies, et le contentement vital de l’âme dans la santé des

sens et du corps vivant, son admiration devant l’aisance de ses propres facultés

(sensibilité, mémoire, raison) et le réconfort, qu’Augustin approuve à plusieurs reprises,

de pouvoir, « après de grands soucis, [...] détendre et rétablir [son] esprit270 » en écoutant

de la musique ou en chantant (« plaisir [...] raisonnable [tant qu’il est] modér[é]271 »...).

Mais ce plaisir bien tempéré, que saint Augustin tolère avec bienveillance, n’offre point

une joie pure et complète, car il se trouve dans l’âme encore appesantie du péché272 et de

nos vicissitudes de mortels, n’abrite donc point encore la beauté la plus à même de

soutenir et d’élever cette âme pécheresse, et charge par conséquent cette dernière de

fausses joies - de ces « joies dignes de pleurs (laetitiae meae flendae)273 » évoquées au livre

X des Confessions.

Si Augustin considère avec clémence certaines joies que nous trouvons dans la musique,

ce n’est pas en tant que ces dernières nous font convoiter des beautés d’un genre

inférieur mais parce que, loin de mépriser la meurtrissure qui résulte de cet amour du

monde et de la convoitise de la chair, il prend pitié de l’inévitable souffrance

qu’approfondit en l’âme humaine la recherche de stabilité, de détente, de repos, de paix

et d’éternité dans des nombres instables, toujours en lutte et imitant pâlement l’égalité

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

112

269 Op. cit., VI, 11, 29, p. 708

270 Op. cit., I, 4, 5, p. 561

271 Idem.

272 Cf. op. cit., VI, 11, 29, p. 707 : « La jouissance est comme le poids de l’âme (Delectatio quippe quasi

pondus est animae) ». Pondus serait peut-être plus clairement traduit par « balancier », car, selon que

l’on place sa jouissance dans les beautés inférieures (celles de la Création, des créatures et des

humaines créations), ou dans la souveraine Beauté du Créateur, l’âme est portée du côté des

fausses jouissances ou bien des véritables, des faux bonheurs et des faux malheurs, ou bien des

vrais - ce qu’Augustin résume avec la citation de l’Évangile de saint Matthieu : « Car où est ton

trésor, là aussi sera ton cœur » (cf. Mt 6, 21 et l’analyse qui en est proposée au chapitre 2 du présent

travail), ce qui signifie : « là où auront pesé les jouissances de ton cœur, là aussi pèsera la balance

du Jugement dernier... » Choisissons donc bien les beautés qui nous attirent en cette vie, car c’est

en fonction d’elles que nous serons jugés beaux ou laids, dignes ou non de partager la Beauté de

l’Éternel après la Résurrection (cf. De Musica, VI, 15, 49).

273 Confessions, X, 28, 39, Ibid., p. 1007

Page 113: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

suprême et la véritable éternité, qui n’existent qu’en Dieu. Ainsi comprend-il donc ces «

joies dignes de pleurs », cette souffrance souterraine que porte toute musique, ou plutôt

toute âme plaçant sa joie dans l’imperfection des nombres sensibles. Danseurs en quête

d’apesanteur par leurs sautillements, chanteurs dont les modulations toujours troublées

cherchent à faire expirer dans l’équilibre, ou à résoudre dans un parfait accord, toutes les

tensions nouées au fil de la mélodie, rimes ou rythmes toujours battants et bataillants,

attendant quelque triomphe ou coup de grâce, tout cela est condamné à d’interminables

luttes, à des recommencements perpétuels, parce qu’il n’est pas donné aux créatures de

se délester elles-mêmes de tous leurs poids et de se délivrer des chaînes du péché et de

la mort. Dieu seul allège ceux qu’il emplit. Tant que nous ne serons pas pleins de Lui,

Beauté de toutes les créatures, Créateur de toutes beautés, nous serons des poids pour

nous mêmes et supporterons le poids de ces chaînes qui nous attachent aux beautés

créées plutôt qu’à la Beauté souveraine et incréée274.

Si, dans la musique, tout est souffrance, attente d’une délivrance, comme dans cette

musique plus générale qu’Augustin, renouvelant l’image plotinienne, déchiffre dans le «

poème de l’univers », c’est qu’il existe en elle une espérance qui la dépasse, comme la

promesse d’une joie future - concorde parfaite et paix éternelle. Qu’on ne se méprenne

toutefois pas au sujet de cette image cosmique : le « poème de l’univers » auquel se réfère

Augustin est sans rapport avec la pythagoricienne musique des sphères ou l’ordre

harmonieux des corps célestes et transcende même les simulacres d’égalité et de stabilité

que, par les nombres juges, nous rapportons aux choses temporelles. Il convient de se

référer à une numerositas toute supérieure (car non attachée aux choses temporelles),

cependant que tout intérieure (car il nous est donné de la comprendre en nous-mêmes),

comme les vérités mathématiques. Que 1 et 2 fassent 3, ou que 2 soit le double de 1, sont

choses vraies et éternelles. Nul homme, passé, présent ou à venir, ne le peut réfuter. Or,

demande Augustin, « par qui donc faut-il croire qu’est communiqué à l’âme ce qui est

éternel et immuable sinon par Dieu, le seul éternel et immuable ?275 »

Puisqu’il existe en nous, comme l’arithmétique nous en convainc, une notion

transcendante de l’absolument égal et de l’éternellement vrai, il existe, simultanément et

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

113

274 Cf. Confessions, X, 28, 39, Ibid., p. 1007

275 La Musique, VI, 12, 35, La Pléiade, t. 1, p. 713

Page 114: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

indissociablement, un amour du parfaitement égal et de l’immuablement vrai, une «

suavité des choses éternelles (suavitas aeternarum)276 ». C’est cet arrière-goût, cette suavité

toute spirituelle, qui fait la beauté propre recherchée dans la musique. Certes, sauf dans

le cas d’une arythmie ou d’écarts de justesse flagrants, les nombres juges ne décèlent pas

les inévitables, mais infimes, irrégularités ou dissonances qui grèvent tous nombres

sensibles (entendus, proférés ou retenus). Ils ne s’en offusquent pas non plus, puisqu’ils

ne les perçoivent généralement pas, mais c’est une chose de ne point percevoir ces

irrégularités, c’en est une autre de comprendre qu’elles sont néanmoins toujours

présentes dans la musique, du fait de sa participation à notre condition corporelle et

mortelle, de sorte que le plaisir musical des nombres juges est fatalement déclassé au

rang des nombres sensibles en ce qu’ils n’ont point la perfection ni la « suavité des

choses éternelles », telle qu’y peuvent prétendre, par exemple, les vérités mathématiques.

Mais, paradoxalement, si Augustin déplore la laideur de ce manque de discrimination des

nombres du jugement277, il ne méprise pas ces derniers par représailles, ni ne disqualifie

pour autant la beauté sensible de la musique. Car, découvrant par la raison ce manque de

discrimination, découvrant du même coup que tous nombres sensibles sont d’un genre

inférieur à cause de leur simili-égalité, et du plaisir imparfait qui en découle, les nombres

juges s’élèvent ainsi eux-mêmes jusqu’à l’admiration d’un rang de nombres d’une beauté

supérieure, car assurément égale, immuable, vraie et éternelle. Or, c’est à ce rang, dans le

for intérieur de l’âme, sans stimulation extérieure, ou indépendamment de celle-ci, que

les nombres juges se désolidarisent de la jouissance des simulacres d’égalité et

d’harmonie des nombres sensibles, et que la jouissance de nombres plus purs, car

purement rationnels, leur est rendue278.

« Purement » ? En effet, « [rien n’est] supérieur à l’Égalité éternelle279 » à laquelle seuls

accèdent ces « nombres rationnels (rationis numeri)280 », dont la pureté tient de ce qu’ils

aperçoivent, comme par delà les nébulosités de la chair, cette Égalité parfaite que rien de

temporel et de mortel n’altèrera jamais. Mais l’âme qui, certes, par les nombres

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

114

276 Op. cit., VI, 15, 52, p. 725

277 Cf. op. cit., VI, 10, 28, p. 707

278 Cf. op. cit., VI, 12, 34, pp. 711-713

279 Op. cit., VI, 13, 37, p. 714

280 Op. cit., VI, 11, 33, p. 711

Page 115: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

rationnels, contemple « cette immuable Égalité[,] [...] s’avoue changeante par ce fait

même qu’elle contemple tantôt l’Égalité, tantôt autre chose281 » et que, notamment, elle

s’abaisse à apprécier, par les nombres juges appliqués aux nombres sensibles, les

simulacres d’égalité et d’harmonie modulés dans la musique. Dans cet asservissement de

l’âme, il y a, certes, dégradation et, si l’on veut, impureté. Mais, à partir du constat, par les

nombres rationnels, de cet asservissement des nombres juges qui se plaisent dans l’ordre

inférieur des nombres temporels, naît pourtant une précieuse et déchirante conscience,

une beauté mêlée de tremblement, à savoir cet amour de l’« immuable Égalité », conduit

par la « suavité des choses éternelles », que contrarient en même temps (cependant qu’ils

l’attisent paradoxalement) « le souci de la volupté sensible (sensibilis voluptatis cura)282 »,

dans les nombres entendus, « l’amour de l’action sur les corps (amor de corporibus

operandi)283 », par les nombres proférés, le tohu-bohu des souvenirs et des phantasmes,

dans les nombres de mémoire, et la cupide curiosité des nombres du jugement, qui

cherchent à posséder à tout prix ces autres nombres, en les enfermant dans des lois

numériques qui les dissèqueront et tenteront de les expliquer sans jamais en pouvoir

rendre compte parfaitement, puisque, l’âme ne s’étant pas faite elle-même, ni la nature

sur laquelle elle se penche, et « [n’étant rien] par elle-même284 », il ne lui est donné que

de pouvoir user de ces nombres, d’en acquérir une certaine maîtrise par la raison dans

les nombres rationnels, mais point de connaître absolument le mystère de leur création.

C’est donc par la raison qu’Augustin nous conduit jusqu’aux limites de la raison. Or,

parvenue à ce seuil, la raison ne se heurte nullement à un mur, qui l’arrête ou la confine.

Elle découvre au contraire que la clef de sa puissance et de sa force n’est point en elle-

même : autrement, comment comprendre qu’elle soit changeante, comprenant et

contemplant parfois l’égalité, la vérité et ce qui est éternel et immuable (comme dans les

rapports arithmétiques), et s’attachant à d’autres choses le reste du temps ? Comment

prétendre sans mentir que l’âme se connaît parfaitement elle-même, qu’elle ne subit

jamais aucun manquement à son essence et qu’elle détient la connaissance parfaite de

toute sa vérité, de l’origine de sa création, comme de celle des objets de la nature qu’elle

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

115

281 Op. cit., VI, 13, 37, p. 714

282 Op. cit., VI, 13, 39, p. 716

283 Idem.

284 Cf. op. cit., VI, 13, 40, p. 716 (cum ergo [anima] per se nihil sit)

Page 116: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

porte à son attention ? Mais si la raison découvre ainsi qu’elle est souvent distraite, par la

jouissance des choses temporelles, de l’attention qui la porte à se découvrir elle-même

en même temps que les choses éternelles, et qu’en outre elle comprend que sa nature ne

provient pas d’elle-même et qu’elle ne détient pas la clef de tout son mystère, puisque

nous ne sommes ni les auteurs de notre être ni les docteurs parfaitement éclairés de

l’origine de notre être, n’est-ce pas qu’une raison infailliblement plus forte que notre

raison détient seule la science ultime de notre être et qu’une puissance

incomparablement plus puissante que toute humaine conception ou création est à

l’origine de tout être et de la création de l’homme285 ?

Qu’ainsi la raison découvre que la clef de sa puissance et de sa force n’est point en elle-

même, qu’il existe une raison au-delà de notre raison, comme il existe une puissance au-

delà de toute humaine puissance (et de toute autre puissance issue d’une puissance

supérieure), et qui a nom Dieu (car Dieu n’est autre que l’être souverain, éternel et tout-

puissant, incréé, par qui tout a été créé), ne doit nullement être le motif d’une

dévalorisation ou d’une capitulation de la raison. Au contraire, c’est cette humilité qui

fait toute la grandeur de la raison, car, connaissant qu’il existe une raison divine qui la

dépasse et lui donne sa lumière spirituelle, comme le soleil aux choses visibles, elle

reconnaît dès lors que tout son progrès viendra d’au-dessus d’elle, non de ce qui lui est

inférieur - et elle sera d’autant plus portée à s’élever et à chercher à goûter en tout « la

suavité des choses éternelles » et non celle, trompeuse, qui vient des créatures. Ce très

rapide détour par la doctrine augustinienne de la connaissance rationnelle nous paraît

indispensable pour comprendre que, de même que le poumon a besoin d’air extérieur

pour respirer, de même la raison a besoin de Dieu pour s’éclairer. Or si, pour Augustin, la

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

116

285 Sur ce point, cf. De Civitate Dei, XI, 25 (PL 41, col. 339) : « Si ergo natura nostra esset a nobis, profecto et nostram nos genuissemus sapientiam nec eam doctrina, id est aliunde discendo, percipere curaremus; et noster amor a nobis profectus et ad nos relatus et ad beate vivendum sufficeret nec bono alio quo frueremur ullo indigeret; nunc vero quia natura nostra, ut esset, Deum habet auctorem, procul dubio ut

vera sapiamus ipsum debemus habere doctorem, ipsum etiam ut beati simus suavitatis intimae largitorem. » -

« Si donc notre nature venait de nous-mêmes, assurément nous serions aussi les auteurs de notre

sagesse et nous ne chercherions pas à l’acquérir par la doctrine, c’est-à-dire en cherchant ailleurs

l’enseignement. Et notre amour, venant de nous et se rapportant à nous, suffirait pour vivre

heureux et nous n’aurions besoin d’aucun autre bien pour profiter de notre bonheur. Mais, en fait,

parce que notre nature, pour exister, a Dieu pour créateur, pour avoir une juste science, nous

devons avoir Dieu lui-même comme docteur et, pour être heureux, l’avoir comme dispensateur de

nos délices les plus intenses. » (La Cité de Dieu, XI, 25, La Pléiade, t. 2, p. 457)

Page 117: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

musique est un art si important, et libéral car fondamentalement libérateur, c’est en

premier lieu parce que cette discipline permet justement de découvrir, échelon par

échelon, nombres après nombres, que même l’humaine raison, où règne et s’escrime au

sommet toute notre intelligence, comme toute philosophie, n’est point elle-même la

chose la plus haute ni la plus admirable. Si la science de la musique est libératrice, c’est

qu’elle découvre avec humilité que l’âme, analysant les sensations de l’ouïe, « nous

ramène du dehors des choses au dedans d[’elle-même]286 » et des confins d’elle-même

jusqu’au désir de Dieu.

En son fondement déjà, toute musique nous met à l’écoute d’un ordre de choses qui ne

s’entendent point par les sens. Chaque sorte de nombres invoque en effet les nombres

supérieurs grâce auxquels elle peut être : les nombres sonores font entendre les nombres

entendus, lesquels font appel aux nombres proférés, lesquels n’ont d’écho que grâce aux

nombres de mémoire, lesquels n’auraient point de consistance sans les nombres juges

qui en font apprécier la convenance et la beauté, lesquels ne pourraient appliquer aux

nombres sensibles un certain modèle de régularité dans le rythme et d’égalité dans

l’harmonie (modèle à partir duquel la convenance et la beauté de la musique peuvent

être appréciées) sans les nombres rationnels qui seuls conçoivent la régularité et l’égalité

arithmétiques. Mais, là encore, il faut bien que ces nombres rationnels, que l’âme trouve

en elle-même, lui aient été donnés, car les vérités immuables, telles que les égalités

mathématiques, ne sont pas nées de nous (comment expliquer, sinon, que nous ayons à

chercher, à apprendre et à comprendre ce dont nous serions les auteurs ?), et pourtant, à

travers l’enseignement et les disciplines libérales, telles l’arithmétique ou la musique,

c’est bien en nous seuls que nous les découvrons. Mais, entre trouver et produire il y a

une différence radicale, de sorte qu’il convient d’admettre que ces vérités ne sont point

produites en nous mais trouvées en nous et qu’elles ne sont donc point nées de nous bien

qu’elles puissent naître en nous. Il y a donc en notre for intérieur une source donatrice

de vérité plus profonde que toute vérité que nous y pouvons néanmoins trouver. Dieu est

pour Augustin cette puissance donatrice infinie que nous trouvons en nous bien qu’elle

nous dépasse, qui soutient et renforce toujours notre raison, bien qu’en un sens elle s’y

dérobe comme pour nous toujours mieux attirer et nous faire ainsi progresser vers elle.

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

117

286 É. Gilson, op. cit., p. 87

Page 118: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

Telle est la beauté ultime qui se révèle dans la musique : une beauté qui nous enrobe à

mesure qu’elle se dérobe, encore que, par le péché, ce soit en fait l’âme qui se dérobe à

cette beauté première en s’attachant aux beautés inférieures (lesquelles ne seraient

pourtant rien si elles ne provenaient de Dieu), plutôt que d’aimer Dieu, en son exclusive

beauté, créatrice de toutes beautés. Car cette beauté divine, source donatrice, créatrice et

bienfaisante par excellence, ne demande qu’à enrober notre âme, et même à l’embrasser

tout entière. Mais si « nous désirons voir [la beauté de Dieu], la posséder sans aucun

voile, toute nue, pour ainsi dire, avec des regards, des embrassements d’une parfaite

chasteté, cette faveur ne saurait être accordée qu’à un tout petit nombre d’amants de

choix. Car, si nous aimions une belle femme, ne serait-ce pas à bon droit qu’elle se

refuserait à nous, si elle découvrait que nous aimons quelque chose plus qu’elle ?287 »

Ainsi, dans toute sa traversée métaphysique de la science musicale, Augustin a mis au

jour que ce n’est rien d’autre que cette beauté de Dieu qui nous appelle, comme du

sommet d’une montagne de nombres gravis les uns après les autres. Or si, au faîte de la

pyramide, « ces nombres rationnels l’emportent en beauté (hi numeri rationis pulchritudine

praeminent)288 » sur tous les autres nombres, c’est aussi qu’une beauté transcende encore

ces nombres et les attire au-delà d’eux-mêmes, de sorte que c’est le summum de cette

attirance que nous aimons suprêmement dans la musique.

À la différence d’un certain platonisme qui redoute l’éviction de la raison sous l’emprise

de rythmes ensorcelants ou d’enivrantes harmonies (les tentations de l’apparence

sensible inhibant en quelque sorte la puissance réflexive de la pensée), Augustin insiste

plutôt sur le fait que la beauté transcendante à la musique nous met en rapport, non pas

avec l’irrationnel, mais avec l’ineffable, au-delà de l’humaine raison, qu’est la raison

divine, raison de toute raison. Or, face à cette supra-rationalité, la raison humaine n’est

point réduite à la capitulation : bien au contraire, il lui est ainsi suggéré de reconnaître

humblement qu’il existe, en son for intérieur, une puissance plus intime qu’elle-même,

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

118

287 Cf. Soliloquia, I, 13, 22 (PL 32), où Augustin compare à l’amour d’une belle femme l’amour de la

beauté de la très chaste sagesse (sapientiae castissima pulchritudo) : « Nunc illud quaerimus, qualis sis amator sapientiae, quam castissimo conspectu atque amplexu, nullo interposito velamento quasi nudam videre ac tenere desideras, qualem se illa non sinit, nisi paucissimis et electissimis amatoribus suis. An vero si alicuius pulchrae feminae amore flagrares, iure se tibi non daret, si aliud abs te quidquam praeter se amari

comperisset; sapientiae se tibi castissima pulchritudo, nisi solam arseris, demonstrabit ? »

288 La Musique, VI, 11, 31, La Pléiade, t. 1, p. 709

Page 119: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

qui l’anime et l’éclaire et, au-dessus d’elle, une force éclatante, plus haute que le plus

haut d’elle-même, au contact de laquelle elle s’aiguise plus qu’elle ne cède et s’attise plus

qu’elle n’abdique. Car cet « interior intimo meo et superior summo meo289 », définition de

Dieu typique de l’augustinisme, renvoie en même temps à la plus profonde profondeur

de l’âme, puisqu’elle n’est rien moins que celle qui l’a créée et soutient en elle les vérités

éternelles qu’il lui est donné de connaître et de comprendre, et à un vénérable mystère,

car, si l’âme ne se connaît point elle-même au point de savoir comment elle a été faite et

comment l’univers tout entier a été créé, et si, cependant, elle peut étreindre ce mystère

et comprendre qu’elle est contenue et soutenue par cette puissance absolument

supérieure, alors comment peut-elle ne pas être attirée par cette puissance, à la fois

suprêmement intime et absolument supérieure, et ne point l’aimer ? Bien loin de

détruire les fondements de la raison, la science musicale augustinienne permet ainsi à

l’âme de trouver Dieu au fondement de la raison. Mais cette rencontre accouche d’un

mystère éblouissant plus que d’une preuve à proprement parler. Remontant de nombres

en nombres, Augustin démontre en effet que tous sont inférieurs aux nombres

rationnels, mais il comprend aussi que ces nombres rationnels eux-mêmes ne sont

soutenus par rien qui se puisse comprendre absolument. Bien plus, il comprend qu’il

faut bien qu’ils soient en quelque manière soutenus par une raison plus profonde que

tout ce que la raison pourra jamais atteindre. Augustin a recours à une analogie pour

nous faire saisir cela : « si quelqu’un, par exemple, était placé dans la plus vaste et la plus

belle des demeures, mais dans un coin comme une statue, il ne pourrait se rendre

compte de la beauté de cette construction dont il serait une partie290 ». Ce n’est donc

point par un défaut de raison, voire par ignorance, que l’âme se réfère à Dieu pour le

placer au fondement de l’humaine raison et l’ériger en créateur, dispensateur et

ordonnateur des nombres rationnels. C’est au contraire la raison en son sommet, c’est-à-

dire aussi au plus intime d’elle-même, qui comprend que l’éternel et l’immuable en elle

ne peut pas ne pas être « communiqué (tribui) [...] par le seul éternel et immuable, [à

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

119

289 Cf. Confessions, III, 6, 11, Ibid., p. 825 : « Mais toi, [mon Dieu,] tu étais plus intérieur que l’intime

de moi-même et plus haut que le plus haut de moi-même ».

290 La Musique, VI, 11, 30, La Pléiade, t. 1, p. 708

Page 120: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

savoir] Dieu (ab uno aeterno et incommutabili Deo)291 » ? « La plus vaste et la plus belle des

demeures », c’est donc la sagesse, la raison et le Verbe divins; le « coin », c’est la seule

beauté visible aux sens et à l’entendement humains. Or, pour « se rendre compte de la

beauté de cette construction » dont l’âme n’aperçoit qu’une partie, il faut plus que la

raison : il faut tout l’amour du monde; et pour apprécier la beauté du « Constructeur » :

un amour qui déborde ce monde, le passe et l’outrepasse infiniment parce que ce monde

ne saurait le contenir.

Que nous reste-t-il donc à faire ? N’est-ce pas, après avoir considéré la souillure et la pesanteur de

l’âme, de voir quelle conduite lui est recommandée par la volonté divine pour que, ainsi purifiée et

allégée, elle reprenne son vol vers le repos et entre dans la joie de son Seigneur ? [...] [P]ourquoi

devrais-je parler plus longtemps quand les divines Écritures, en des livres si nombreux et dotés

d’une telle autorité, ne font rien d’autre que nous commander d’aimer Dieu et Notre-Seigneur de

tout notre cœur, de toute notre âme, de tout notre esprit, et d’aimer notre prochain comme nous-

mêmes ? Si nous rapportons à cette fin tous ces mouvements et ces harmonies de la conduite

humaine (omnes illos humanae actionis motus numerosque), sans aucun doute nous serons purifiés292.

Pourquoi ce nombre divin, cette raison au-delà de notre raison, sans laquelle cette

dernière ne serait toutefois rien, est-il beau d’une souveraine beauté ? N’est-il pas dit

beau parce qu’il suscite la plus vive admiration et le plus pur amour ? Car, à quoi

attribue-t-on la beauté sinon aux choses que l’on admire et que l’on aime, et que peut-on

admirer et aimer, sinon les choses que l’on dit belles293 ? Or, s’il y a des degrés parmi les

choses que l’on admire et que l’on aime, comme il y a des degrés parmi les nombres qui

nous plaisent dans la musique, est-ce que le nombre le plus admirable, au degré le plus

éminent, celui qui confère leur égalité, leur vérité et leur éternité aux nombres

rationnels, ne doit pas être dit aussi le plus beau ? Bien sûr, l’Éternel est aussi le

souverainement Égal, le souverainement Vrai, mais cette Égalité, cette Vérité, qui

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

120

291 Op. cit., VI, 12, 36, p. 713. Sur « les indéterminations augustiniennes » relatives à cette noétique

de la communication de la vérité divine à la raison humaine, voir É. Gilson, op. cit., pp. 141-147.

Pour É. Gilson, la difficulté principale de la théorie de l’illumination est de comprendre comment

la vérité divine, immuable et éternelle, peut s’introduire dans la raison d’une créature, car dès

qu’elle est créée en nous, la vérité peut-elle y être autre « que muable, temporelle et contingente »,

comme nous-mêmes, c’est-à-dire plus tout à fait vraie ?

292 Op. cit., VI, 14, 43, pp. 718-719

293 Cf. op. cit., VI, 13, 38, p. 715 : « Dis-moi, je te prie, que pouvons-nous aimer, sinon les belles

choses ? (Dic, oro te, num possumus amare nisi pulchra ?) »

Page 121: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

soutiennent toute égalité et toute vérité saisies ou saisissables par la raison humaine, ne

peuvent plus être soutenues comme l’égalité arithmétique des nombres rationnels, ni

même comme aucune vérité énonçable, car elles sont celles, précisément, qui font être

ces nombres et ces vérités, par delà toute mathématique, toute science, toute humaine

conception. La beauté, concept issu des beautés inférieures dont elle « emporte » en effet

quelque chose pour les avoir en quelque sorte « traversées », traduit donc cette admirable

Égalité, cette adorable Vérité de Dieu, mais sans rien tenir de ces beautés inférieures que

cette analogie. Dieu-Beau ne tient ni dans une prédication sur les choses, comme une

certaine égalité des nombres sensibles peut être décrite dans la rythmique, l’harmonique

ou l’arithmétique même qui gouverne ces dernières, ni moins encore dans une

manifestation de la chose (Dieu n’est pas dans la musique).

« Pourtant, [confesse Augustin,] j’aime une certaine lumière, une certaine voix et un

certain parfum, un certain aliment, une certaine étreinte, lorsque j’aime mon Dieu (Et tamen amo quamdam lucem et quamdam vocem et quemdam odorem et quemdam cibum et

quemdam amplexum, cum amo Deum meum)294 »... Cette confession peut nous aider à

comprendre que l’amour de Dieu porte en effet en lui, comme dans les termes même de

l’analogie, le souvenir de ces beautés inférieures desquelles il est si difficile à notre âme

de se détacher, comme il a été difficile à saint Augustin lui-même d’élever son âme au-

dessus de l’amour des beautés sensibles295. Mais ce souvenir n’est point nostalgique, du

moins pas nostalgique de cet amour, mais triste seulement du regret de s’être laissé

séduire par cet amour des beautés inférieures, c’est-à-dire de s’être trompé d’amour en

aimant, à la place de Dieu, ce qui vient de Dieu296. Parce que le langage est appesanti de

terrestres comparaisons, et que nous n’avons que les images pétries dans la terre de ce

monde pour tenter d’exprimer l’amour de Dieu, c’est-à-dire un amour qui déborde ce

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

121

294 Confessions, X, 6, 8, Ibid., p. 986

295 Cf. La Musique, VI, 14, 46, La Pléiade, t. 1, pp. 720-721 : « Ce qui pollue l’âme, ce ne sont donc pas

les harmonies inférieures à la raison et belles en leur genre, mais l’amour d’une beauté inférieure

(Non igitur, numeri qui sunt infra rationem et in suo genere pulchri sunt, sed amor inferioris pulchritudinis

animam polluit) ».

296 Cf. La Cité de Dieu, XV, 22, La Pléiade, t. 2, p. 636 : « Ces choses sont à toi, elles sont bonnes, car

toi, leur créateur, tu es bon. Rien de nous n’est en elles, sinon le péché d’aimer quand, négligeant

l’ordre, nous préférons l’œuvre à l’auteur (Haec tua sunt, bona sunt, quia tu bonus ista creasti. / Nihil

nostrum est in eis, nisi quod peccamus amantes / Ordine neglecto pro te, quod conditur abs te) ».

Page 122: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

monde, au point de le désaimer pour n’aimer plus que Dieu, c’est donc malgré tout, et

paradoxalement, dans le champ lexical des beautés temporelles, charnelles et inférieures

qu’est exprimé l’amour de Dieu. Mais, si Dieu est « la plus haute beauté » (summa

pulchritudo)297 et le monde « d’une beauté extrême (pulcherrimum)298 », comparé et

comparant ne sont cependant pas du même ordre et sont même aussi distincts que le

Créateur l’est de ses créatures et de sa Création. Car Dieu n’est point la beauté de la

lumière, bien que la lumière soit belle grâce à Lui et qu’à ce titre Il ait la beauté d’« une

certaine lumière », puisqu’il est la Lumière qui crée et illumine toute lumière, et ainsi de

suite (« une certaine voix et un certain parfum, un certain aliment, une certaine étreinte

»). L’usage, par Augustin, de l’adjectif indéfini (« un certain... », « une certaine... ») est

justement là pour écarter toute méprise : « et pourtant (et tamen) », si aimer Dieu, c’est

aimer aussi « une certaine lumière, une certaine voix et un certain parfum, un certain

aliment, une certaine étreinte », le choix de ces comparants ne peut pas être anodin,

comme si Augustin voulait dire, certes, que la beauté de Dieu n’est point celle que nous

aimons dans les choses corporelles, puisque ces dernières - temporelles, charnelles et

inférieures - sont l’objet d’un amour mauvais lorsqu’elles sont préférées à Dieu - bien

éternel, intérieur, perpétuel -299, mais aussi, réciproquement, qu’elles peuvent être l’objet

d’un amour bon lorsqu’elles sont aimées, admirées, louées, non pour elles-mêmes, ni

pour l’agrément que nous y pouvons trouver, mais en tant qu’elles reflètent la souveraine

beauté de leur Créateur et la laideur de notre misère lorsque nous nous abandonnons à

les préférer à Lui.

Ainsi peut-on comprendre la beauté triste et joyeuse de la musique ou, ce qui revient au

même, la tristesse et la joie qui font sa beauté. Il ne s’agit plus du tout d’interpréter

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

122

297 De immortalitate animae, 16, 25 (PL 32)

298 Soliloques, I, (1,) 2, La Pléiade, t. 1, p. 190 : « Dieu qui as créé de rien ce monde dont tous peuvent

voir l’extrême beauté (Deus qui de nihilo mundum istum creasti, quem omnium oculi sentiunt

pulcherrimum) ».

299 Cf. La Cité de Dieu, XV, 22, op. cit., p. 635 : « Car la beauté du corps, un bien certes créé par Dieu,

mais temporel, charnel et inférieur, est l’objet d’un amour mauvais lorsqu’elle est préférée à Dieu,

bien éternel, intérieur, perpétuel; de la même façon, lorsque la justice est délaissée par les avares au

bénéfice de l’or, ce n’est pas le vice de l’or, mais celui de l’homme (Sic enim corporis pulchritudo, a Deo quidem factum, sed temporale carnale infimum bonum, male amatur postposito Deo, aeterno interno

sempiterno bono, quemadmodum iustitia deserta et aurum amatur ab avaris, nullo peccato auri, sed hominis)

».

Page 123: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

l’humeur ou le tempérament que tels ou tels sons, cris, chants, rythmes, harmonies,

tonalités, etc., suscitent dans l’âme : Augustin a démontré à suffisance qu’aucun corps

n’avait le pouvoir de commander une âme, que seule l’âme pouvait - tout en conservant

par ce pouvoir même son libre arbitre et sa transcendance - s’abandonner elle-même au

plaisir ou au déplaisir trouvés dans les nombres corporels de la musique, suivant les

inclinations dans lesquelles la mémoire s’est laissée ballotter. Il s’agit plutôt, maintenant,

grâce aux nombres rationnels auxquels nous sommes parvenus, de dissocier plaisir et

joie, déplaisir et tristesse, et de comprendre que beaucoup de nos plaisirs sont dignes de

tristesse et que maintes causes de nos déplaisirs ou de nos peines auraient tout lieu

d’être transfigurées en motifs de joie, d’amour ou d’espérance. C’est sans doute à cette

interprétation que nous amène le chant contrit adressé par Augustin à la Beauté de Dieu

dans les Confessions, où un double oxymore évoque ses « joies dignes de larmes (laetitiae

meae flendae)300 » qui « [sont] en lutte [...] [avec] [ses] pleurs dignes de joies (contendunt cum

laetandis maeroribus)301 ». Si les plaisirs que l’on trouve dans certaine musique (certaine

voix, certain rythme, certaine harmonie) sont ceux d’une fausse régularité, d’une fausse

égalité, d’une trompeuse suavité; si l’on se laisse entraîner avidement dans le courant des

phantasmes que la mémoire a laissés rejaillir sans retenue; et si, au bord de l’idolâtrie,

l’on en vient à chercher son bonheur dans cette charnelle et périssable numerositas,

plutôt que dans sa source véritable, alors, en ce sens, de tels plaisirs sont des « joies

dignes de larmes », puisqu’ils puisent leur contentement dans une ombre de beauté, si

séduisante semble-t-elle tant qu’on ne s’est point mis à la Lumière de la vraie Beauté.

Cette ombre digne de larmes, c’est l’orgueil et le péché, qui nous font nous aimer nous-

mêmes plus que l’Auteur de notre vie et de toute vie. Par l’orgueil, dont le principe est le

péché, comme le principe de l’orgueil est d’abandonner Dieu302, « nous nous ruons

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

123

300 Confessions, X, 28, 39, Ibid., p. 1007

301 Idem.

302 Cf. La Musique, VI, 13, 40, op. cit., p. 716 : « “Le principe de l’orgueil, c’est d’abandonner le

Seigneur” et “le principe de l’orgueil, c’est le péché” (‘Initium superbiae hominis apostatare a Deo’ et

‘Initium omnis peccati superbia’) ». Il s’agit de deux citations littérales de l’Ecclésiastique (ou

Siracide) : « Le principe de l’orgueil, c’est d’abandonner le Seigneur et de tenir son cœur éloigné

du Créateur » (Si 10, 12) et : « Le principe de l’orgueil, c’est le péché, celui qui s’y adonne répand

l’abomination » (Si 10, 12).

Page 124: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

disgracieusement sur les gracieuses créatures303 » et non vers leur Créateur. Préférant

jouir des beautés temporelles, nous perdons l’humilité par laquelle s’entrouvre le coin

du voile... et par où seule déferle l’éternelle Beauté - grâce de l’Éternel. Nous trompant

d’amour, nous nous trompons de beauté. Nous nous trompons nous-mêmes en nous

attachant à ce qui passe, non à Celui par qui tout passe, qui nous a tout donné et sans qui

nous ne serions rien : « Loin de Toi, elles me retenaient / [Ces gracieuses créatures] qui

ne seraient, si elles n’étaient en toi (Ea me tenebant longe a te, quae si in te non essent, non

essent)304 ». Car l’âme n’est rien par elle-même : autrement, comment comprendre qu’elle

est changeante, ignorant, malgré toute l’étendue des sciences humaines, comment il se

fait que la vie lui ait été insufflée, s’interrogeant sur elle-même et cherchant à apprivoiser

son mystère ? Comment comprendre qu’elle s’attache à de certaines choses extérieures,

se fixe sur de fluctuantes inclinations, se laisse envahir par de certaines images, ou par de

certaines « images d’images », comme Augustin le dit de nos souvenirs métamorphosés -

à la façon du verre encore tendre par la bouche du souffleur - par le désir ou

l’imagination, et puis, curieuse, se tourne sur elle-même, se regarde comme une autre, se

familiarise avec nombre de ses facultés, mais jamais, sinon sous le mode du plus grand

étonnement, ne découvre la cause première de la vie qui l’anime, et qui anime toute vie

au-dehors d’elle-même ? Comment comprendre, si l’âme était elle-même la puissance

qui s’était auto-créée, que son essence ait à subir des errements, des manquements,

l’ignorance, l’erreur, le mensonge, le vice ? À l’écoute de choses passagères, il est évident

que l’esprit ne peut rien retenir, se disperse, tout à ses impulsions, car l’ombre n’éclaire

point et le néant n’instruit pas plus qu’il n’est guide de vie. Ainsi livrée à une soif

charnelle que rien n’étanche, désireuse de trouver par la connaissance quelque appui

plus ferme et mieux assuré, l’âme comprend qu’elle n’est rien par elle-même et que, par

conséquent, tout ce qu’elle a d’être ne vient point d’elle, mais d’un être nécessairement

supérieur - qui, par l’arbitraire du langage, a nom Dieu305.

Triste est la musique, parce que tout ce qui la compose aussitôt se décompose :

résonances, voix tressaillant d’éphémères joies ou tremblant d’indicible mélancolie,

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

124

303 Confessions, X, 27, 38, Ibid., p. 1006 : « Sur tes gracieuses créatures, / Tout disgracieux, je me

ruais ! (In ista formosa, quae fecisti, deformis irruebam) ».

304 Idem.

305 Cf. La Musique, VI, 13, 40, op. cit., pp. 716-717

Page 125: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

sentiments chahutés comme de frêles esquifs, sonorités toujours mourantes... Il y a

encore, dans le silence de mort qu’elle transperce, une blessure que la musique ne dit

point mais que bientôt certaine douleur se charge de faire entendre de profundis : cette

douleur-là, qu’on n’entend pas toujours, ou plutôt à laquelle on se rend sourd par les

multiples convoitises de l’ouïe, n’est plus, lorsqu’on vient enfin à l’entendre, la voix de

nos déchirements sensibles. Ce n’est plus la peine du temps qui passe et ne se rattrape

guère, de toutes choses du monde qui nous échappent à tout jamais, ce n’est plus l’écho

des chères voix qui se sont tues, ni le deuil de tous nos deuils, ni la crainte de la mort à

venir. C’est au contraire la peine et la misère de s’être abandonné à ces « mauvaises

tristesses (maerores mali)306 » - afflictions lourdes de tout le péché du monde, poids de nos

convoitises sous lesquelles nous-mêmes nous sommes ensevelis ! Car tout attachement

aux beautés de passage porte en soi sa propre peine : ces beautés passent et nous laissent

à notre dénuement307.

Mais, rappelle saint Augustin, « Dieu ne nous a pas tellement abandonnés que nous ne

puissions revenir [d’un tel dénuement]308 » et nul n’est condamné à idolâtrer sans fin son

désespoir. Pour qui, longtemps, a réduit la beauté au déchirement de son évanescence, à

l’amertume du souvenir et de l’absence, nulle obligation de s’en tenir à cette souffrance,

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

125

306 Confessions, X, 28, 39, Ibid., p. 1007

307 Cf. La Musique, VI, 11, 30, op. cit., p. 708, où Augustin, citant saint Paul, écrit précisément :

« [C]elui qui n’a pas voulu suivre la loi [est] poursuivi par la loi ». Et aussi Rm 7, 5-7 : « De fait,

quand nous étions dans la chair, les passions pécheresses qui se servent de la Loi opéraient en nos

membres afin que nous fructifiions pour la mort. Mais à présent nous avons été dégagés de la Loi,

étant morts à ce qui nous tenait prisonniers, de manière à servir dans la nouveauté de l’esprit et

non plus dans la vétusté de la lettre. Qu’est-ce à dire ? Que la Loi est péché ? Certes non !

Seulement je n’ai connu le péché que par la Loi. Et, de fait, j’aurais ignoré la convoitise si la Loi

n’avait dit : “Tu ne convoiteras pas !” »

308 La Musique, VI, 11, 33, op. cit., p. 710 : « Cependant, si de telles harmonies, composées dans une

âme abandonnée aux choses temporelles, ont leur beauté spécifique, bien qu’elles jouent une

partie éphémère, pourquoi la divine Providence porterait-elle envie à cette beauté modelée par

notre condition mortelle, ce châtiment que nous avons mérité selon la Loi très juste de Dieu ?

Condition dans laquelle Dieu ne nous a pas tellement abandonnés que nous ne puissions en

revenir et être détournés du plaisir des sens charnels, car sa miséricorde nous tend la main (Cur autem si huiusmodi numeri qui fiunt in anima rebus temporalibus dedita, habent sui generis pulchritudinem, quamvis eam transeundo actitent, invideat huic pulchritudini divina providentia, quae de nostra poenali mortalitate formatur, quam iustissima Dei lege meruimus : in qua tamen nos non ita deseruit, ut non

valeamus recurrere, et a carnalium sensuum delectatione, misericordia eius manum porrigente, revocari) ».

Page 126: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

de « se complaire dans le simulacre, la frustration du simulacre309 ». Car il existe une

autre douleur - une douleur douce et bonne -, dont chacun peut recueillir, d’une écoute

intérieure, du cœur et de l’esprit, l’harmonie curative. C’est la douleur d’être dans la

douleur, ou plus exactement de s’être abandonné à elle en s’étant trop épris de la chair.

Quittant la douceur, digne de tristesse, d’être dans la douleur, advient alors la douleur,

digne de joie et d’espérance, de s’arracher à ces fausses douceurs : telle est la douce et

réparatrice douleur de la contrition. Sentant notre âme éprise d’harmonies misérables,

d’intérieurs tintamarres assourdissants, chargés de vains souvenirs, de vains phantasmes

et de vains désirs très nombreux310, et comme broyés sous le poids de notre néant, nous

ne sommes alors plus que cri, gémissement né de ce spirituel écrasement.

Mais dans cette imploration s’entend une autre voix que la nôtre, comme un appel dans

notre appel, un cri dans notre cri : ce que nous appelons se révèle être ce qui nous

appelle; et ce vers quoi nous crions, ce qui criait vers nous311. La musique se fait prière,

et la prière fait entendre l’ineffable appel de Dieu. Comment en arrive-t-on là ? Par le

même chemin que celui qui nous attirait dans les beautés charnelles, mais emprunté

comme au rebours. De fait, quand nous étions portés vers les beautés et séductions de

l’ouïe et des nombres sensibles, les passions pécheresses, dont saint Paul dit qu’elles « se

servent de la Loi312 », opéraient en nous, en nous faisant tôt éprouver les douleurs d’un

trop fort attachement à ces beautés mortelles, afin qu’apprenant progressivement à nous

en arracher nous cherchions plus ardemment à demeurer dans le désir des choses

spirituelles et éternelles, sur lesquelles le temps ni la mort n’ont plus de prise. Or, cette

constance apaisante, en mon âme inconstante et constamment en lutte, n’est point mon

âme, ni en mon âme, mais ce qu’elle cherche avec le plus d’amour, pour y trouver le plus

solide appui et le plus sûr repos.

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

126

309 J.-M. Fontanier, op. cit., p. 16

310 Qui saura dire tout ce qu’emporte avec elle la musique que nous écoutons - et celles, non moins

puissantes, que notre âme appesantie par le péché n’aura cessé, pour se séduire et se divertir, de se

jouer à elle-même ? Qui pourra avouer tout ce que ces fleuves de la conscience auront charrié

d’indigne, de misérable et de nauséabond ? Musique pesante de vacuités.

311 Cf. Confessions, X, 27, 38, Ibid., p. 1006 : « Bien tard je t’ai aimée, / Ô Beauté si ancienne et si

neuve ! / Bien tard je t’ai aimée ! / [...] Tu appelas, crias, rompis ma surdité... (Sero te amavi,

pulchritudo tam antiqua et tam nova, sero te amavi! [...] Vocasti et clamasti et rupisti surdidatem meam...) ».

312 Rm 7, 5

Page 127: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

La musique est le lieu spirituel où la beauté de Dieu peut être découverte, et mieux :

aimée. Car, triste ou joyeuse, toute musique ne nous chante-t-elle pas dans une langue

muette : « quand partons-nous pour le bonheur ? » Toute musique a soif de ce qui ne

passe pas, tout chant de joie réclame une joie impérissable, plus durable que nos joies

éphémères et plus solide que nos ravissements vite emportés par les contrariétés de la

chair. Tout chant de tristesse implore aussi un réconfort éternel. Ainsi, tout chant porte

en lui le désespoir de la chair, toute musique sensible, dans la tristesse ou dans la joie,

gémit d’une impatience qui, à l’image du danseur, que la musique invite à la légèreté et à

l’abandon de toute terrestre pesanteur, veut prendre son essor dans un espace

d’incorruptible grâce. Même joyeux, tout chant demande encore à la joie un supplément

que cette vie mortelle ne peut lui procurer : l’éternité. Et tout chant baigné de larmes

semble confier à sa tristesse l’incompréhensible espoir que, du plus profond de cette

dernière, quelque flamme d’étreignante chaleur, quelque divin remède, finira bien par

rejaillir pour nous baigner d’un amour salvateur et nous guérir de toutes blessures. Dans

ces deux cas, la musique (celle qui parvient à nos oreilles, comme celle qui chante en nos

mémoires) fait rejaillir une tout autre musique, une musique qui n’attend plus rien des

harmonies temporelles et que seul le cœur parvient à entendre, une musique

immémoriale : celle de l’Espérance, la seule qui puisse éclore des entrailles du désespoir,

comme « gémit le lys au milieu des épines (gemit lilium inter spinas)313 », la seule « en qui

résonne ce que le temps ne vole (et ubi sonat quod non rapit tempus)314 », la seule dont

l’écho puisse franchir tout abîme.

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

127

313 Enarrationes in Psalmos, 70, sermo 2, 12 (PL 36)

314 Confessions, X, 6, 8, Ibid., p. 987

Page 128: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

CONCLUSION___________________________

À lire les modernes philosophes, ceux dits « de l’art » en particulier, il y a de quoi croire

qu’il ne nous reste plus que le beau...

“We no longer dare to believe in beauty and we make of it a mere appearance in order

the more easily to dispose of it. Our situation today shows that beauty demands for itself

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

128

Page 129: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

at least as much courage and decision as do truth and goodness, and she will not allow

herself to be separated and banned from her two sisters without taking them along with

herself in an act of mysterious vengeance. We can be sure that whoever sneers at her

name as if she were the ornament of a bourgeois past – whether he admits it or not – can

no longer pray and soon will no longer be able to love.” (Urs von Balthasar)

À lire les modernes philosophes, ceux dits « de l’art » en particulier, il y a de quoi croire

qu’il ne nous reste plus que le beau...

“We no longer dare to believe in beauty and we make of it a mere appearance in order

the more easily to dispose of it. Our situation today shows that beauty demands for itself

at least as much courage and decision as do truth and goodness, and she will not allow

herself to be separated and banned from her two sisters without taking them along with

herself in an act of mysterious vengeance. We can be sure that whoever sneers at her

name as if she were the ornament of a bourgeois past – whether he admits it or not – can

no longer pray and soon will no longer be able to love.” (Urs von Balthasar)

À lire les modernes philosophes, ceux dits « de l’art » en particulier, il y a de quoi croire

qu’il ne nous reste plus que le beau...

“We no longer dare to believe in beauty and we make of it a mere appearance in order

the more easily to dispose of it. Our situation today shows that beauty demands for itself

at least as much courage and decision as do truth and goodness, and she will not allow

herself to be separated and banned from her two sisters without taking them along with

herself in an act of mysterious vengeance. We can be sure that whoever sneers at her

name as if she were the ornament of a bourgeois past – whether he admits it or not – can

no longer pray and soon will no longer be able to love.” (Urs von Balthasar)

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

129

Page 130: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine

130

Page 131: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

RÉSUMÉ___________________________

Ce travail se propose de mettre au jour les rapports profonds qu’entretient la Beauté avec

les grands thèmes de la pensée augustinienne (la recherche de Dieu par la charité, la

non-substantialité du mal, le dogme du péché originel, la présentation du mystère de la

grâce, l’analyse de la création du monde et l’élaboration conceptuelle du temps, de la

mémoire et de l’ «  immuable éternité  » de Dieu, etc.). Il ne s’agira toutefois pas d’un

inventaire exhaustif, mais plutôt d’une recherche synoptique visant à montrer que ces

thèmes déclinent et font rayonner chacun à leur façon l’unité, parfois implicite mais

toujours présente, de la Beauté. Cette ambition est indissociable du souci de rester au

plus près de la plus grande variété possible de textes d’Augustin lui-même, afin de ne pas

nous disperser, comme l’ont fait de trop nombreuses études consacrées à la même

question, dans une approche unilatérale (par exemple historique ou philologique

exclusivement) voire arbitraire (la Beauté n’étant alors aperçue qu’au travers d’un prisme

étranger à l’esprit de l’œuvre d’Augustin – prisme anachronique ou hétérodoxe, tel celui

d’une esthétique contemporaine sourde à l’indissociabilité de la philosophie et de la

théologie, qui fait précisément toute la richesse de la pensée augustinienne). C’est ainsi

que nous comptons puiser, non pas tant une théorie systématique, mais une

compréhension de la Beauté qui suive les mouvements de la pensée de saint Augustin,

tels qu’il a voulu nous les transmettre.

Page 132: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

BIBLIOGRAPHIE___________________________

En règle générale, les références bibliques invoquées dans cette thèse sont celles citées

par saint Augustin, où est alors donnée, dans le latin d’origine ou dans sa traduction

française, la version que lui-même avait choisie. Lorsque, en de rares occasions, nous

citons la Bible en dehors d’une référence augustinienne spécifique, nous recourons à la

traduction dite « de Jérusalem ». La numérotation des Psaumes cités est celle, suivie par

Augustin, des Septante.

Pour les œuvres de saint Augustin, nous nous référons à l’édition et à la traduction

française de la Bibliothèque augustinienne, commencée chez Desclée de Brouwer en 1947

et désormais poursuivie par l’Institut d’études augustiniennes. Lorsque aucune édition

n’est indiquée, nous suivons le texte de la Patrologie latine de Jacques-Paul Migne, dont le

« maillage » en tomes, chapitres et paragraphes est suffisamment serré pour que l’on

puisse retrouver sans peine les passages mentionnés. Les trois volumes de La Pléiade (t. 1

Les Confessions; Dialogues philosophiques, t. 2 La Cité de Dieu et t. 3 Philosophie;

Catéchèse; Polémique), édités sous la direction de Lucien Jerphagnon (en 1998, 2000 et

2002 respectivement), ont également été utilisés, bien qu’ils ne contiennent qu’une

partie de l’œuvre d’Augustin.

Le lecteur francophone, qui souhaiterait bénéficier des commodités d’internet, sera sans

doute heureux de pouvoir se référer aussi, bien qu’avec la circonspection qui s’impose, à

la traduction française dirigée par l’abbé Raulx, mise en ligne par l’abbaye de Saint-

Benoît de Port-Valais (Suisse romande) à l’adresse suivante : www.abbaye-saint-benoit.ch/

saints/augustin. Pour le texte original, repris de la Patrologie latine, nous recommandons

le site italien www.augustinus.it/latino, publié par la maison d’édition romaine Città

Nuova et par la Nuova Biblioteca Agostiniana.

Lorsque aucune traduction n’est indiquée en note, celle-ci est de notre responsabilité.

Page 133: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

« Vérifiez tout : ce qui est bon, retenez-le. »

1 Th 5, 21

*** A ***

AGAËSSE P., L’anthropologie chrétienne selon saint Augustin, Image, liberté, péché et grâce,

Centre Sèvres (Paris), 1986.

ARENDT H., Le Concept d’amour chez saint Augustin, traduit de l’allemand  par  A.-S.

Astrup, Paris, 1999.

*** B ***

BALTHASAR H. U. (VON), La Gloire et la Croix, Les aspects esthétiques de la Révélation, t. 2,

1 (Styles, d’Irénée à Dante), Paris, 1968 (et spécialement le chapitre consacré à saint

Augustin, pp. 85-129).

BATAILLE G., L’Érotisme, Paris, 1957.

BERROUARD M.-F., « L’Église communauté d’amour et de vie selon saint Augustin », in

Lumière et vie 83, pp. 57-63;

- « Prier les psaumes », in Lumière et vie 202, pp. 107-121.

BESNARD A.-M., Saint Augustin, Prier Dieu, les psaumes, Paris, 1964.

BIDOT É., Saint Augustin, Le temps de Dieu, Paris, 2008.

BOULBINA S. et ROBLAIN N., Saint Augustin, La création du monde et le temps, Paris, 1993.

BOURBON DI PETRELLA F., Il problema dell’arte e della bellezza in Plotino, Florence,

1956, pp. 106-115.

BOVIS A. de, « Le Christ et la prière selon saint Augustin dans les commentaires sur

saint Jean », in Revue d’Ascétique et de Mystique, t. XXV, 1949, pp. 180-193.

Bibliographie

133

Page 134: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

BRO B., La beauté sauvera le monde, Paris, 1990.

BROWN P., La vie de saint Augustin, traduit de l’anglais par J.-H. Marrou, Paris, 1971.

*** C ***

CAMBRONNE P., Recherche sur les structures de l’imaginaire dans les Confessions de saint

Augustin, Paris, 1982.

CAPUTO J. et SCANLON M. (Essais réunis par), Jacques Derrida - Saint Augustin, Des

Confessions, Paris, 2007.

CARON M. (Sous la direction de), Saint Augustin, Paris, 2009.

CATAUDELLA Q., « Estetica cristiana », in Momenti e problemi di storia dell’estetica, vol. 1,

Milan, 1959, pp. 81-114.

CHAPMAN E., Saint Augustine’s Philosophy of Beauty, New York, 1939.

CHENG F., Cinq méditations sur la Beauté, Paris, 2006 (lire particulièrement la troisième

méditation, consacrée à saint Augustin, pp. 55-81);

- Œil ouvert et cœur battant, Comment envisager et dévisager la beauté ?, Paris, 2011.

CHRÉTIEN J.-L., La Joie spacieuse, Essai sur la dilatation, Paris, 2007;

- L’arche de la parole, Paris, 1998;

- « L’Échange des voix, Introduction aux “Enarrationes in Psalmos” », in Saint Augustin,

sous la direction de Maxence Caron, Paris, 2009, pp. 37-51;

- L’Effroi du beau, Paris, 1987;

- Le Regard de l’amour, Paris, 2000;

- L’Inoubliable et l’inespéré, Paris, 2000;

- Promesses furtives, Paris, 2004;

- Répondre, Figures de la réponse et de la responsabilité, Paris, 2007;

- Saint Augustin et les actes de parole, Paris, 2002;

Bibliographie

134

Page 135: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

- Symbolique du corps, La tradition chrétienne du Cantique des Cantiques, Paris, 2005.

COURCELLE P., Connais-toi toi-même, de Socrate à saint Bernard, Paris, 1974-1975;

- « La première expérience augustinienne de l’extase », in Augustinus Magister I, Paris,

1954, pp. 53-57;

- Les Confessions de saint Augustin dans la tradition littéraire, Paris, 1963;

- Recherches sur les Confessions de saint Augustin, Paris, 1968.

CRESS D.-A., “Hierius and St. Augustine’s account of the lost ‘De pulchro et apto’:

Confessions IV, 13-15”, in Augustinian Studies 7, 1976, pp. 153-163.

*** D ***

DARRIULAT J., « Augustin : De Musica », commentaire du livre VI du De Musica,

w w w. j d a r r i u l a t . n e t / I n t r o d u c t i o n p h i l o e s t h / A n t i q u i t e t a r d i ve / Au g u s t i n /

AugustinMusica.html, Paris, 2007;

- « Augustin : la passion des spectacles », commentaire du livre III, chap. 2 des

Confessions, www.jdarriulat.net/Introductionphiloesth/Antiquitetardive/Augustin/

AugustinSpectacles.html, Paris, 2007;

- « Confessions, livre XI », méditation sur la mémoire et le temps, www.jdarriulat.net/

Auteurs/Augustin/AugustinConfXI.html, Paris, 2008.

DAVENSON H. (pseudonyme d’Henri-Irénée Marrou), Traité de la musique selon l’esprit de

saint Augustin, Neuchâtel, 1942.

DOUCET D., Augustin, L’expérience du Verbe, Paris, 2004;

- « La vérité, le vrai et la forme du corps; Lecture de saint Augustin : Soliloques II, 18, 32

», in Revue des sciences philosophiques et théologiques 77, 1993, pp. 547-566.

*** E ***

ECO U., Histoire de la beauté, Paris, 2004;

- Histoire de la laideur, Paris, 2007;

- Le Problème esthétique chez saint Thomas d’Aquin, Milan, 1970.

Bibliographie

135

Page 136: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

EVDOKIMOV P., L’Art de l’icône, Théologie de la beauté, Paris, 1981.

*** F ***

FITZGERALD A. (Sous la direction de), Encyclopédie saint Augustin, La Méditerranée et

l’Europe IVème–XXIème siècle, Paris, 2005.

FONTANIER J.-M., La Beauté selon saint Augustin, Rennes, 1998.

*** G ***

GAGNEBIN M., Fascination de la laideur, Lausanne, 1978.

GILSON É., Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris, 1929, 1943;

- Introduction aux arts du beau, Paris, 1963;

- L’Être et l’essence, Paris, 1962.

GUITTON J., Le temps et l’éternité chez Plotin et saint Augustin, Paris, 1971 (thèse de

doctorat soutenue en 1933. Voir essentiellement le chapitre VII : « Le passé, le présent et

l’avenir », pp. 179-226).

*** H ***

HARRISON C., Beauty and Revelation in the Thought of Saint Augustine, Oxford, 1992;

- “‘Pulchritudo tam antiqua et tam noua’: Augustine’s handling of a Neoplatonic theme”,

in Cristianesimo Latino e cultura Greca sino al sec. IV (XXI Incontro di studiosi dell’antichità

cristiana, Roma, 7-9 maggio 1992), Rome, 1993, pp. 391-395.

HERMIES M. d’, Art et sens, Paris, 1974.

HURÉ J., Saint Augustin musicien, Paris, 1924.

*** J ***

JANKÉLÉVITCH V., La Musique et l’Ineffable, Paris, 1983.

JERPHAGNON L., Saint Augustin, Le pédagogue de Dieu, Paris, 2002.

Bibliographie

136

Page 137: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

JÉRUMANIS A.-M., « Dimension esthétique de la théologie morale de saint Augustin »,

Augustiniana 50, 2000, pp. 197-234.

*** K ***

KATÔ T., « Melodia interior. Sur le traité De pulchro et apto », in Revue des études

augustiniennes 12, 1966, pp. 229-240.

*** L ***

LUBAC H. de, Sur les chemins de Dieu, Paris, 1956.

*** M ***

MARIE-ANCILLA o.p., La Charité et l’Unité, Une clé pour entrer dans la théologie de saint

Augustin, Paris, 1993.

MARION J.-L., Au lieu de soi, L’approche de saint Augustin, Paris, 2008.

MARITAIN J., Art et scolastique, Paris, 1965.

MARROU H.-I., Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, 1983 (1938 pour la

thèse, 1949 pour la « Retractatio »);

- Saint Augustin et l’augustinisme, Paris, 1955.

MERSCH E., Le Corps mystique du Christ, Études de théologie historique, t. 2, Paris, 1951, pp.

245-302.

*** N ***

NADEAU C., Le vocabulaire de saint Augustin, Paris, 2009.

NARCISSE G. o.p., « De la beauté humaine à la gloire de Dieu, Aperçu sur l’esthétique

théologique de Hans Urs von Balthasar », in Beauté de Dieu, revue Carmel n°46, 1987, pp.

96-98;

Bibliographie

137

Page 138: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

- Le Christ en sa beauté, H. U. von Balthasar et saint Thomas d’Aquin, t. 1 : Christologie,

Magny-les-Hameaux, 2005.

NEUSCH M., Augustin, Un chemin de conversion, Paris, 1986.

*** P ***

PANOFSKY E., Idea, Paris, 1989.

PICCOLOMINI R., Introduzione a Sant’Agostino, La bellezza (antologia), Rome, 1995, pp.

7-86.

*** R ***

RICŒUR P., Temps et Récit, Paris, 1983 (voir les t. 1. L’intrigue et le récit historique, chap.

I - « Les apories de l’expérience du temps », pp. 21-65 et t. 3. Le temps raconté, chap. I de

la partie I - « Temps de l’âme et temps du monde, le débat entre Augustin et Aristote »,

pp. 21-42).

ROBIN L., La Théorie platonicienne de l’amour, Paris, 1964.

*** S ***

SAGE A., « La contemplation dans les communautés de vie fraternelle », in Recherches

augustiniennes, s. VII, pp. 245-302.

SAINT GIRONS B., Fiat lux, Une philosophie du sublime, Paris, 1993.

SELLIER P., Pascal et saint Augustin, Paris, 1995.

SHERRY P., Spirit and Beauty, An Introduction to Theological Aesthetics, Oxford, 1992.

SPICQ C., Ce que Jésus doit à sa Mère, selon la théologie biblique et d’après les théologiens

médiévaux, Montréal-Paris, 1959.

SVOBODA K., L’Esthétique de saint Augustin et ses sources, Brno, 1933.

Bibliographie

138

Page 139: GUILLAUME DELABY La Beaute Dans La Pensee de Saint Augustin

*** T ***

TESTARD M., Saint Augustin et Cicéron, Paris, 1958.

*** V ***

VANNIER M.-A., « Creatio », « Conversio », « Formatio » chez saint Augustin, Fribourg, 1997.

Bibliographie

139