Pensee Sauvage PUF Rtf

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1 Lévi-Strauss et la pensée sauvage Par Frédéric Keck Sommaire Introduction Lévi-Strauss, entre philosophie et anthropologie Situation de La pensée sauvage en 1962 Que faut-il entendre par « pensée » ? Le primitif et le sauvage Le problème de la pensée sauvage I La pensée des sociétés primitives Tylor et l’animisme Lévy-Bruhl et la mentalité primitive II Du totémisme à la pensée sauvage L’illusion totémique Résolution du problème totémique par la méthode structurale La logique des classifications totémiques I Une logique de la nature : le bricolage Une zoo-logique Une logique du sensible II Une logique de la pratique : les contradictions Une logique a posteriori Une logique des situations ethnographiques De la structure à l’individu I Le symbolique, entre totem et caste

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F Keck sur La pensée sauvage

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1Lvi-Strauss et la pense sauvagePar Frdric KeckSommaireIntroductionLvi-Strauss, entre philosophie et anthropologieSituation de La pense sauvage en 1962Que faut-il entendre par pense ?Le primitif et le sauvageLe problme de la pense sauvageI La pense des socits primitivesTylor et lanimismeLvy-Bruhl et la mentalit primitiveII Du totmisme la pense sauvageLillusion totmiqueRsolution du problme totmique par la mthode structuraleLa logique des classifications totmiquesI Une logique de la nature : le bricolageUne zoo-logiqueUne logique du sensibleII Une logique de la pratique : les contradictionsUne logique a posterioriUne logique des situations ethnographiquesDe la structure lindividuI Le symbolique, entre totem et casteLa notion de transformation (la critique de Frazer)Totem et caste, entre nature et cultureII Lespce, entre catgories et individusLespce, un oprateur logique (la critique de Bergson)Lunit pratique des diffrents niveaux logiques 2III La structure de classification, entre lhumanit et les personnesLes limites de la pense classificatoire Le systme des noms propres et le caractre sacr de la personne Histoire et vnementI Les trois constructions du sens de lhistoireLe modle du progrs (Auguste Comte)Le modle du sacrifice (Robertson Smith)Le modle de larchive (les churingas)II La polmique entre Sartre et Lvi-StraussRaison dialectique et raison analytique Humanisme et structuralismeContinuit et discontinuit dans lexprience humaineConclusionBibliographie3IntroductionLvi-Strauss, entre philosophie et anthropologieLire Lvi-Strauss pose problme pour la philosophie. N en 1908, Claude Lvi-Strauss a pass lagrgation de philosophie en 1932, mais il a nettement rompu avec laphilosophie en partant au Brsil en 1935 pour y commencer un travail dethnologie donttout le reste desacarrire danthropologue a tir les consquences. DansTristestropiques, Lvi-Strauss na pas de mots assez durs contre la philosophie de son temps :elle ntait pas lancilla scientiarum, la servante et lauxiliaire de lexplorationscientifique, mais unesortedecontemplationesthtiquedelaconsciencepar elle-mme. 1Lire Lvi-Strauss pour y trouver une nouvelle figure de la consciencephilosophante, confronte auxproblmes delaphilosophiaperennis, est doncunetentative demble voue lchec.Pourtant, les anthropologues ont aujourdhui dumal lire Lvi-Strauss enrapport avec leurs propres travaux2, et ils reprochent eux-mmes son uvre daboutir unecontemplationesthtiquedesstructuresdelapensednuedetoutepertinencescientifique3. Il revient peut-tre alors aux philosophes de lire Lvi-Strauss en rapportaveclesproblmesqueseposait lanthropologiedesontempset avecceuxquelaphilosophieseposeaujourdhui. Lvi-Straussnatant condamnlaphilosophiequeparce que celle de son temps tait incapable de rendre compte des formes de pense lesplus loignes ; mais celle daujourdhui peut revenir lui, dans la mesure o elle a t1 TT, p. 53-54.2 lexception notable de louvrage de L. Scubla, Lire Lvi-Strauss, Paris, Odile Jacob, 1998, qui formalise mathmatiquement la formule canonique du mythe en vue de travaux dinspiration morphogntique sur le rituel. Pour une prsentation de linfluence de Lvi-Strauss en anthropologie, cf. P. Descola, Anthropologie structurale et ethnologie structuraliste , in J. Revel et N. Wachtel, Une cole pour les sciences sociales, Paris, EHESS, 1996, p. 127-143.3 Cf. notamment D. Sperber, Claude Lvi-Strauss aujourdhui , in Le savoir des anthropologues, Paris,Hermann, 1982.4transforme par les logiques exotiques quil a mises en lumire. Dans un rcent numrode LHomme, la revue danthropologie quil a fonde, Lvi-Strauss note avec ironie : Qu'on se rjouisse ou qu'on s'en inquite, la philosophie occupe nouveau le devantdelascneanthropologique. Nonplus notrephilosophie, dont magnrationavaitdemand aux peuples exotiques de l'aider se dfaire ; mais, par un frappant retour deschoses, la leur. 4 Pour lire Lvi-Strauss philosophiquement, il faut trouver un problme commun la philosophie et lanthropologie. Ce problme, cest celui de la pense.Lanthropologievient prolongerlesdmarchesconstitutivesdelaphilosophieenlesinversant radicalement, car ellecherchedcrirelapensenondanslaconscienceindividuelle comme Descartes, ni mme dans la conscience dunepoque commepouvait ltrelaphysiquenewtoniennepourKant, maisdansdesformesdepenseanonymes, observes dans les socits les plus diverses. La question Quest-ce quepenser ? prend un nouveau sens partir du moment o elle se pose dans la descriptiondun tatouage, dun masque, dun rituel ou dune organisation sociale. Dans sa leoninaugurale au Collge de France, Lvi-Strauss cite Merleau-Ponty : chaque fois que lesociologue (mais c'est l'anthropologue qu'il pense, C.L.S.) revient aux sources vives desonsavoir, ce qui, enlui, opre comme moyen de comprendre les formationsculturelles les plus loignes de lui, il fait spontanment de la philosophie. 5 Nous proposerons donc ici une lecture du livre de Lvi-Strauss qui pose le plusnettement ce problme : Lapense sauvage, publi en1962. Cet ouvrage sembleadressdeslecteursphilosophes : ddicaclammoiredeMerleau-Ponty6, il seconclut par unepolmiquefameuseavecSartre. Lesanthropologues sont dailleursembarrasss par ce livre quils considrent comme trop philosophique, parce quil nerespecte pas les rgles de la dmonstration scientifique en enchanant les propositions4 C. Lvi-Strauss, Postface au dossier Questions de parent , L'homme, 154-155, 2000, p. 720.5 M. Merleau-Ponty, De Mauss Claude Lvi-Strauss , in Signes, cit in AS II, p. 37.6 Les rapports entre Lvi-Strauss et Merleau-Ponty feraient lobjet dune tude part entire, notamment partir des cours de Merleau-Ponty au Collge de France sur La nature , rcemment publis et contemporains de la rdaction de La pense sauvage, et des remarques sur ltre sauvage dans Le visible et linvisible. 5thoriques de faon trop virtuose7. Mais les philosophes lisent bien souvent le premierchapitre, qui dveloppe la mtaphore clbre du bricolage, et le dernier, qui rfute de laphilosophie de lhistoire de Sartre, sans prendre le temps de comprendre ce qui se passeentre les deux, et qui est peut-tre le plus important. Cest donc une lecture globale dulivre de Lvi-Strauss que nous proposerons ici, afin dy suivre la position dunproblme qui intresse autant la philosophie que lanthropologie : celui du rapport, pourla pense, entre la structure et lvnement. Situation de La pense sauvage en 1962Lorsque Lvi-Strauss publie La pense sauvage, il est au sommet de sa carrireacadmique : entr au Collge de France en 1960, o il a fond le Laboratoiredanthropologie sociale, il est le grand reprsentant de lanthropologie structurale, dontle rayonnement international attire de nombreux tudiants. Lvi-Strauss intervient dansun dbat entre la philosophie, qui reprsente les humanits classiques, et les scienceshumaines, qui constituent le modle dun traitement scientifique des questions posesjusque l par la philosophie.Cest ce dbat qui a pris nom structuralisme , et quidonneralieuauxlivresdAlthusser(PourMarx,1965), deFoucault (Lesmotset leschoses,1966), de Derrida (La grammatologie, 1967) ou de Deleuze (Logique du sens,1969). Maisau-deldececontexteintellectuel immdiat,Lapensesauvageprendplace au croisement de quatre lignes gnalogiques : les ouvrages de Lvi-Strauss, lesgrands livres de lanthropologie, la philosophie de lhistoire et la littrature moderne. La premire ligne est celle dans laquelle Lvi-Strauss est engag par son propretravail, qui le conduit dune analyse structurale de la parent celle du mythe. Dans sathse,Lesstructureslmentairesdela parent,publie en 1949,Lvi-Straussavaitmontrlexistencedunpetit nombredestructuresqui dterminent lessystmesde7 Cf. le compte rendu quen donne lanthropologue britannique E. Leach, Telstar et les Aborignes ou La pense sauvage de Claude Lvi-Strauss in Annales E.S.C., nov.-dc. 1964, et larticle de lanthropologue amricain C. Geertz, The Cerebral Savage , in The Interpretation of Culture, New York, Basic Books, 1973.6parentdansungrandnombredesocitshumaines, et quisexpliquent endernireinstance par la prohibition de linceste, rgle interdisant dpouser une femme de sonclan pour obliger changer les femmes avec dautres clans. Lvi-Strauss sest ensuitetournversltudedesmythesdessocitsamrindiennes partir de1951, datelaquelle il occupe la chaire de lEcole Pratique des Hautes Etudes intitule Religioncompare des peuples sans criture . On peut donc, en simplifiant, rsumer le parcoursde Lvi-Strauss en disant quil passe de ltude de lorganisation sociale des socitssans criture celle de leurs formes de pense8. Cest au milieu de ce parcours qui leconduit des Structures lmentaires de la parentaux Mythologiquesque prend placeLapensesauvage. Lvi-Strauss dit lui-mmequecelivremarque unesortedepause , parce qu il [lui] fallait reprendre souffle entre deux efforts et embrasserduregardlepanoramataldevant[lui]. 9Lapensesauvageestlemomentolamthode structurale parvient en quelque sorte la conscience de soi, en se dgageant delanalyse de la parent avant de sappliquer lanalyse des mythes.Mais ce livre prend place dans une deuxime ligne gnalogique, plus longue,qui relie les grands livres de lanthropologie. La pense sauvage rassemble les donnesethnographiques sur les socits les plus diverses au profit dune hypothse thoriquesur le fonctionnement de la pense humaine : en cela, ce nest pas un livre dethnologie,limit une socit particulire, mais bien un livre danthropologie. Par son titre mme,cet ouvrage se rfre aux autres grands livres de lanthropologie, qui oprent galementune synthse des donnes ethnographiques de leur temps : Primitive Culture dE. Tylor(1871), Primitive Society de R. Lowie (1920), La mentalit primitive de L. Lvy-Bruhl(1922)ouTheMindofPrimitiveMandeF. Boas(1940). Lepointcommundecesouvrages est de chercher comprendre la richesse de la vie matrielle des socits dites primitives en se situant au niveau de leur culture ou de leur mentalit , cest-8 Lvi-Strauss explique que, voulant tudier les formes de la pense partir des systmes de parent, il a d se demander si les contraintes quil observait venaient de la pense elle-mme ou de ses conditions matrielles dexistence, ce qui la conduit ltude de la mythologie, o la pense se donner voir en quelque sorte nu : cf. CC, p. 18.9 CC, p. 17.7-direenexhibant lacohrenceintellectuelleglobaledesdtailsempiriquesdeleursconditionsdevie. Cependant, Lvi-Straussscartedecetteglorieusemaisdouteusegnalogie par le terme mme de sauvage : la pense sauvage, ce nest pas la pensedes socits primitives , cest la pense ltat sauvage, cest--dire toute pense entant quelle apparat non domestique, non soumise aux objectifs de rendement. Lvi-Strauss cherche ainsi chapper au cadre volutionniste qui continue hanterlanthropologie, enposant lesstructuresdunepensequi dveloppesespossibilitslogiques de faon intemporelle. CestalorsdansunelignederflexionphilosophiquesurlhistoirequilfautreplacerLa pense sauvage. Lanthropologie volutionniste implique une philosophiede lhistoire sous-jacente selon laquelle le progrs humain fait passer dune pense nonrflexive une pense rflexive,de len-soi au pour soi, selon les termes que Sartrereprend Hegel, et qui informaient dj la premire rception de Hegel en France, celledeCousin. Cestpourquoi Lvi-StrausssopposeSartre, quireprsentepourlui larsurgence de cette pense volutionniste contraire la constitution dune anthropologiescientifique. Lvi-StraussapassunanliredanssonsminairelaCritiquedelaraison dialectique, que Sartre avait publie en 1960. Dans cet ouvrage, Sartre tentaitdinclure dans une philosophie de la conscience libre celle de Ltre et le nant lesphnomnes de lhistoire, dcrits comme une pesanteur matrielle et alinante. Lerreurde cette conception, aux yeux de Lvi-Strauss, est de partir de la conscience personnellecomme point le plus labor de la pense humaine, et de projeter sur les autres socitsles formes infrieures de la conscience, ce qui conduit y voir des socits infrieures.La dmarche anthropologique consiste au contraire dcrire une pense inconsciente etanonyme, qui se dploie dans toutes les socits selon des catgories logiquesirrductibles lactivit dune conscience. Dans cette rfutationde la philosophiesartrienne laquelle Sartre na jamais rpondu le structuralisme de Lvi-Strauss estapparu ses contemporains comme un renversement radical de la philosophie par lessciences humaines,lanant lexistentialisme un dfi quil na pas relev.8Mais cette rfutation ne suffit pas : il faut en outre montrer que lanthropologieparvient accomplir le projet de la philosophie par ses propres moyens. Silanthropologie et la philosophie ont pour projet commun la totalisation de la pensehumaine par la thorie, la philosophie opre cette totalisation par la conscience quirisque de se limiter aux faits quelle connat tandis que lanthropologie laccomplit parla science, qui inclut en droit tous les faits humains. Or cette entreprise scientifique estinterminable, parce que les faits sont en nombre infini. Lvi-Strauss recourt alors unautremodle : celui delart, et plus prcisment delalittrature. Deuxrfrenceslittraires reviennent dans les pages de La pense sauvage, et en donnent ainsi le modle: la Comdie Humaine de Balzac, la Recherche du temps perdu de Proust10. Sommes detout cequi sest fait et pensdans lasocitdeleur temps, ces deuxmonumentslittraires ont pour point commun dinclure dans leur dveloppement internelvnement qui les a rendus possibles : la Rvolution Franaise pour Balzac, ladcision dcrire pour Proust. leur suite,La pense sauvagese prsente comme unroman de lhumanit, qui totalise les penses et les actions humaines en incluant dansson dveloppement lvnement qui la rendu possible.La pense sauvageest alors lependant, sur le bord interne, de lincursion littraire hors de lanthropologie que staitautorise Lvi-Strauss dans Tristes tropiques : la tentative de boucler le tour du mondedes phnomnes humains par la science saccomplit dans la littrature. Rapportlensembledesouvragesdont il constitueunetransformation,Lapense sauvagedevient une sorte despace virtuel, collage surraliste dlmentshtroclites. Maisunproblmeenimpulselemouvement, et donnelesensdecestransformations. Pour le formuler, reprenons le titre de louvrage : que signifient pense et sauvage dans La pense sauvage ?Que faut-il entendre par pense ?10 La pense sauvage se termine par une rfrence Proust dans le titre de lavant-dernier chapitre, Le temps retrouv , et souvre sur cette phrase de Balzac : Il ny a rien au monde que les Sauvages, les paysans et les gens de province pour tudier fond leurs affaires dans tous les sens ; aussi, quand ils arrivent de la Pense au fait, trouvez-vous les choses compltes 9La notion de pense prend dans le titre de louvrage un sens ironique. Adress des philosophes, pour lesquels lapenseest laproccupationmajeure, cetitre ditdabord : la pense nest pas ce que vous croyez. La pense nest pas la prsence duntat mental la conscience dun sujet, quil pourrait observer de faon interne. Que lapense soit sauvage signifie quelle chappe la matrise quun sujet veut imposer ses propres penses. Il ne faut donc pas chercher la pense dans le contenu deconscience dunsujet individuel, mais dans les formes inconscientes des socitssauvages.Pour quune pense existe ailleurs que dans la conscience dun individu, il fautquelle soit porte par desinstitutions sociales, ce que Durkheimappelait des reprsentations collectives , et Hegel esprit objectif 11. Si chaque pense estsubjective et singulire, on ne peut en dcrire le sens que si on rapporte les penses lesunes aux autres dans un espace commun o elles sobjectivent. La pense nexiste pascomme prsence dun contenu mental un sujet, mais comme reprsentation dans uneinstitution. Cependant, la notion de reprsentation implique un sujet qui se reprsente,ce que Durkheim appelait la conscience collective, et que Hegel faisait culminer dansltat. Lvi-Strauss nemploiepas cette notion, parcequil refusedeconsidrer lasocit comme unsujet collectif, de mme quil refuse de parler de mentalitprimitive : transfrer la pense de lindividuel au collectif ne consiste pas seulement socialiser le sujet de la pense.Ce qui est remarquable pour lanthropologue, en effet, cest que beaucoup desocits humaines ne passent pas par la forme de ltat, alors quelles ont des formes depense entirement cohrentes, qui sont des systmes de classification. Dans un articlefondateur crit avec Mauss, De quelques formes primitives de classification 12,11 Pour la filiation Durkheim, cf. C. Lvi-Strauss, Ce que lethnologie doit Durkheim , in AS II, p. 57-63. Pour une comparaison avec Hegel, cf. E. Fleischmann, Lesprit humain selon Claude Lvi-Strauss , Archives Europennes de Sociologie, t. VII, n1, 1966, p. 27-57.12 Cf. E. Durkheim et M. Mauss, De quelques formes primitives de classification. Contribution ltudedes reprsentations collectives , Anne sociologique, n6, 1903, rdit dans M.Mauss, Essais de sociologie, Minuit, 1968, p. 162-230. 10Durkheima montr que les systmes de classification sont les formes les plusuniverselles de la pense ; mais il a subordonn ces classifications aux reprsentationsque la socit se donne delle-mme. Or le propre dun systme de classification, cestquil nesefermepassurlui-mmedansunereprsentationtransparente, maisresteouvert linclusion de nouveaux lments, ce qui loblige introduire dans sa structureinternelapossibilitdunchangement historique13. Lapense, comprisecommeunensembleobjectif dediffrences entredes contenus depense, sobservedans dessystmesde classification dynamiques,transformsparles nouveauxlmentsquilsdoivent inclure. Lvi-Strauss jette nouveau un regard ironique sur cette pense classificatrice.La pense sauvage, cest certes la pense que la philosophie a prise pour objet depuisPlaton, maiscest aussi,toutsimplement, une fleur :Violatricolor,quifigure surlacouverture de louvrage. Lvi-Strauss revient au sens que prend la pense chezAristote : cest ce que produit lesprit du botaniste et du zoologue quand il retrouve dansles formes diverses de la nature les catgories de sa propre pense. Nous ne pensons pardiffrences que parce que la nature est elle-mme diffrencie en plantes et animauxeux-mmes divers. La pense sauvage, cest ce point o lesprit humain retrouve soninscriptiondansla nature,dont il prolonge lemouvementcrateur de diffrenciationdans la culture. Ici, Lvi-Strauss est au plus prs de Rousseau, fondateur des sciencesde lhomme 14, qui ne concevait pas de sparation tranche entre lordre social dans lacitidaleet lordrenaturel desplantesobservdanssesrveriessolitaires : l'esprithumain ne peut apparatre qu' un regard loign, dans son commerce naturel avec lesherbes et les fleurs. La pense sauvage, cest cette pense qui se pose des problmespour concilier la nature et la culture, parce quelle est elle-mme issue dune sparationoriginaire de la nature et de la culture. 13 Ce point a t not par G. Deleuze travers la notion de case vide dans Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 63-67.14 Cf. AS II, p. 45-56.11Cest alors le point o peut tre compris un troisime sens de la notion de pensepour Lvi-Strauss. Il y a pense parce que lesprit humain nest pas en accord avec lanature, mais en reste radicalement spar. Lesprit humain est la fois le prolongementdelanatureet soninversion. Cest encesens quil faut comprendrelusagetrsparticulier que fait Lvi-Strauss de la notion didologie. Par idologie, Marx entendaitune inversiondesrapportsconstitutifs du rel, selon lemodlede lacameraoscuradans la peinture, qui met en-haut ce qui tait en-bas et rciproquement. Marx a pu lui-mmepenserquelidologiepourrait trerenverse, lorsquil proposait deremettreHegel sur ses pieds, en ramenant la pratique relle des hommes les thories dformeset illusoires des philosophes et les prtres. Maisdesphilosophesmarxistes commeLouis Althusser ont montr que ce renversement tait une opration trs dlicate, voireimpossible, etquilfaut plutttudierlesdplacementsetlesinversionsinternesdelidologie15. Cest en ce sens que Lvi-Strauss peut affirmer dans La pense sauvageque ce livre est consacr lidologie et aux superstructures 16 : cest cette thoriedes superstructures, peine esquisse par Marx que nous souhaitons contribuer. ()Lethnologie est dabord une psychologie. 17La pense sauvage, cest lensemble desinversionsauxquelles lesprit humainest contraint lorsquil doit penser sonrapportcontrariunenaturedontil est spar, et quil nepeut retrouverqutraversdesdformations idologiques.LanotiondepensechezLvi-Strauss impliqueainsi uneobjectivationdespenses singulires par la culture, une dynamique de cration par son inscription dans lanature, et une contradiction fondamentale entre nature et culture, qui fait prendre cettepensedesformescomplexes et inverses. Ellenest doncnullement primitive ,terme qui renvoie la simplicit, mais, en un sens fort, sauvage .15 Cf. L. Althusser, Idologies et Appareils Idologiques dEtat , in Positions, Paris, Editions sociales, 1976.16 PS, p. 144.17 PS, p. 160.12Le primitif et le sauvageLvi-Strauss rintroduit dans lanthropologie un terme quelle nutilisait plus :celui de sauvage. Le sauvage, dans la pense anthropologique du XVIIIe sicle, cesttymologiquement lhomme de la fort (sylvus), lhomme en rapport quotidien avecla nature, rendu clbre dans la figure du bon sauvage 18. Au dbut du XIXe sicle,lhomme sauvage devient lhomme froce, sanguinaire, sous linfluence des souvenirsde la Terreur : la nature nest plus ce quoi il faut revenir, comme dans les rveriesrousseauistes, mais ce dans quoi il faut viter de retomber, en rtablissant lordre de lacivilisation19. Lhomme sauvage devient alors le tmoin dans la modernit dun tat olhommevivait sanssedistinguer delanature, cequi permet uneanthropologie naturaliste de revenir aux temps antrieurs lhistoire20. Les socits sauvages sontcelles que les anthropologues allemands appellent Naturvlker, les peuples de la nature.Une transformation conceptuelle sopre au milieu du XIXe sicle, souslinfluence de la rvolution darwinienne : lorsque sont dcouvertes les lois quiexpliquent quelhommeait cessdtreunanimal commeles autres, les socitssauvages ne servent plus seulement contempler de faon nostalgique ou satisfaite unenaturedontlacivilisationsestspare, ellesdeviennent laclpourlaconnaissancescientifique de lvolution humaine. Le sauvage tait lautre de la civilisation, le primitifest lacivilisationdanssadimensionlaplussimple. Lemodernecontempledansleprimitif limage passe de ce quil tait, pour prvoir ce quil deviendra.Lanthropologie devient alors volutionniste, elle dcrit lhistoire de la civilisation. 18 Sur la notion de sauvage au XVIIIe sicle, cf. L. Malson, Les enfants sauvages, suivi de Mmoire etrapport sur Victor de lAveyron par J. Itard, Paris, Union Gnrale dEditions (10/18), 1964 ; F. Tinland, LHomme sauvage, Homo Ferus et Homo Sylvestrus, Paris, Payot, 1968 ; M. Duchet, Anthropologie et histoire au sicle des Lumires, Paris, Maspero, 1971 ; J.-L. Amselle (d.), Le Sauvage la mode, Paris, Le Sycomore, 1979.19 Cf. J. Duvernay-Bolens, De la sensibilit des sauvages lpoque romantique , LHomme, n145, p. 143-168.20 Cf. J. Lubbock, Prehistoric Times as illustrated by ancient remains and the manners and customs of modern savages (1865).13Le geste de Lvi-Strauss consiste revenir en-dea de ce tournantvolutionniste, vers une anthropologie de la nature inspire du XVIIIe sicle, etnotamment de Rousseau. Mais il ne suppose pas pour autant que lanthropologieobserve dans les socits sauvages la nature en elle-mme, dans sa bont originelle. Lanature ne se donne voir lanthropologue qu travers les catgories que les hommeslui imposent. Lintrt de Lvi-Strauss pour le sauvage ne vient pas dune nostalgie dela nature, qui le rattacherait au XVIIIe sicle, il est plus proche du surralisme et delcologie, ce qui linscrit bien dans le XXe sicle. La pense sauvage, cest une pensequi rend visible et exprimable la nature, travers les classifications et les inversionsquellelui impose, mais cest aussi unepensequi retrouveenelleladynamiquecratrice de la nature, tout en assumant sa dimension de part en part culturelle.Ayantclair la situation et le titre du livre, nous en proposerons une lectureinterneensuivant lefil desadmonstration. Nous dcouperonslouvrageentroisparties : leschapitres I et II dcrivent lalogiquedesclassifications totmiques, leschapitres III VII montrent les rapports entre structure et individu, les chapitres VIII etIXposent le problme de lhistoire. Pour saisir le problme qui oriente cettedmonstration, nous reviendrons auparavant sur la question du totmisme.14Le problme de la pense sauvageEn passant de sa thse sur les systmes de parent sa gigantesque entreprisedanalyse des mythes, Lvi-Strauss retrouve une des questions fondatrices delanthropologie : comment pensent les socits les plus loignes de la ntre ? Une tellequestion implique de se dprendre dune pense qui soit proprement la ntre pourdcrireenelle-mmeunepenseoprantdanslessocitsexotiques. Elleconduit clairer des noncs et des pratiques dont le sens nest pas immdiat, en reconstituant lesystme de pense qui donne sens ces noncs et ces pratiques. Cette questiona une histoire dans la traditionanthropologique. Elle sestconstitue avec les rflexions de Tylor et Lvy-Bruhl sur la mentalit primitive , etsest focalise autour des analyses du totmisme.I La pense des socits primitivesTylor et lanimisme Cest E.B. Tylorqui aposlepremierlaquestiondelapensedessocitsprimitives, dans son grand ouvrage Primitive Culture (1871). Au sein de lanthropologievolutionniste en Grande-Bretagne du XIXe sicle, il est le premier analyser la culturedes socits primitives, cest--dire rapporter lensemble des donnes sur ces socits leurs outils, leurs institutions, leurs croyances, leur art, etc. - une forme de pensetotale et cohrente. La mthode de Tylor est proche de la mthode structurale de Lvi-Strauss21, puisquil cherche la logique sous-jacente aux comportements apparemment les21Lvi-Strauss cite enexergue desStructures lmentaires de laparentce passage dePrimitiveCulture : Loin que ces croyancesetpratiquesserduisentuneaccumulation de dbris,vestige dequelque folie collective, elles sont si cohrentes que, ds quon commence les classer, mmegrossirement, on peut saisir les principes qui ont prsid leur dveloppement ; on voit alors que cesprincipes sont essentiellement rationnels, bien quils oprent sous le voile dune ignorance profonde et15plusillogiques dessocits primitives, et critiqueceuxqui considrent les socitsprimitives comme des socits dpourvus de logique, affirmant dj : Le pchoriginel de ceux qui tudient lhomme primitif est de traiter lesprit sauvage (savagemind)selonlesbesoinsdelargumentation, parfoiscommeextrmement ignorant etinconsquent, et parfois comme extrmement observateur et logique. 22 Tylor reste cependant prisonnier dun schma volutionniste et dunepsychologie associationniste trop sommaires. Appelant animisme la croyance lexistence dmes qui coexistent avec les vivants, il recourt la psychologieassociationniste deHume afindexpliquer cette croyance comme le produit duneassociation dans limagination entre lide dme vue en rve et la perception dombresou de cadavres. Pour expliquer que cette croyance ait disparu, Tylor recourt au schmavolutionniste : cette croyance thorique se heurte aux ralits de la pratique, et tend disparatreauprofit des bonnes associations dides delascience. Entreces deuxlogiquesdinfrences, lareligionet lascience, lamagiejoueunrledetransition,puisquelle inscrit ces croyances dans des pratiques, ce qui les contraint rvler leurcaractre inadapt. Ainsi sinstalle le grandschma dvolution de la pense quelanthropologie na cess de discuter : lesprit humainpasse ncessairement de lareligion la science, cest--dire dinfrences fausses des infrences vraies.SiLvi-Straussest toujourstrslogieuxsurTylor, sesattaquesportent plusdirectement sur le disciple de Tylor, J. G. Frazer, qui a appliqu les principes de celui-ciau totmisme, produisant ainsi lillusion totmique selon laquelle les socitsprimitives ont commenc par lerreur. Frazer, qui a publi en 1910 une somme intituleTotemismandExogamy, expliqueletotmismepar lassociationdanslimaginationfconde de la femme enceinte entre lide de lenfant venir et la perceptiondanimaux, produisant la croyance que lanimal est un anctre rincarn qui veille auxinvtre. 22 E. Tylor, Compte rendu de H. Spencer, The comparative psychology of man , Mind, 1877, cit par G. Stocking, Victorian Anthropology, Free Press, Londres-New York, 1987, p. 157.16destines de lenfant. Pour Frazer, le totmisme est donc un driv de lanimisme, dontil explique le sens par une psychologie associationniste.Lvy-Bruhl et la mentalit primitiveLa thorie de Frazer a fait lobjet dune premire critique en France par L. Lvy-Bruhl dans Les fonctions mentales dans les socits infrieures (1910) et La mentalitprimitive(1922). SelonLvy-Bruhl, qui se rattache la mthode sociologique deDurkheim, lerreur de Frazer est davoir expliqu la pense des socits primitives parune psychologie individuelle, en raisonnant comme nous le ferions si nous tions leurplace, ce qui loblige conclure quils raisonnent mal. Il faut au contrairetudier lesreprsentations collectives de ces socits dans leur cohrence propre, cest--direrestituer le caractre total et structur de leur mentalit . Lvy-Bruhl cherche donc leprincipe logique qui dtermine cette mentalit dans toutes ses oprations, afindecomprendre de lintrieur le sens de ces croyances que Frazer expliquait par des erreursdinfrence. Ainsi, Lvy-Bruhl montrequeletotmismenesexpliquepaspar uneassociation dans lesprit de la femme enceinte, mais par le fait que toute naissance estun accident qui menace lordre social, et que la socit doit prvenir en montrant quelenfant participedjunsystmesocial quilui prexiste. Lalogiquedessocitsprimitives est selon Lvy-Bruhl une logique de la participation.Cependant, Lvy-Bruhl reste prisonnier dun des piliers de la sociologiedurkheimienne : lide que laffectivit dtermine la pense. Il affirme que cette logiqueprimitive est une logique affective, qui diffre en nature de la logique intellectuelle, etmontre que le principe de participationsoppose auprincipe de non-contradictionrgissant la logique depuis Aristote, ce qui explique que la mentalit primitive tolre desnoncs du type A est non-A 23. Lvy-Bruhl analyse ainsi un nonc rapport par le23Cest en ce sens que Lvy-Bruhl affirme que la mentalit primitive est prlogique , ce qui signifiequelle ne se soumet pas au principe de non-contradiction qui rgit la logique scientifique. Il ny a laucun jugement volutionniste qui supposerait quune logique est infrieure une autre. 17baron Von den Steinen de ses expditions en Amazonie : quand les Bororo disent quilssont des Araras (perroquets rouges qui leur servent de totems), ils ne veulent pas direquils sont comme des Araras ou quils deviendront des Araras aprs leur mort, maisquils participent lessence de lArara, cest--dire quils se sentent attachssubstantiellement leur totem. Il sagit, dit mmeLvy-Bruhl, dune expriencemystique de participation entre les Bororo et les Araras.Lvi-Strauss na pas de mots assez durs contre Lvy-Bruhl, quil a contribu faire tomber dans loubli. Tout leffort de Lvi-Strauss est de montrer que cetteaffectivit vague que dcrit Lvy-Bruhl est elle-mme soumise des contraintes dordreintellectuel, qui permettent de la dcrire avec prcision. Il montre ainsi que laconnaissancedelaplacedunanimal dansunsystmedeclassificationnexclut paslaffectionpourcet animal, maisquecesont lesdeuxfaces, vcueet conue, delamme relation. Il parat superflu d'voquer ce sujet les hypothses bizarres inspiresdesphilosophes par unevuetropthoriquedudveloppement des connaissanceshumaines. Rien ici nappelle lintervention dun prtendu "principe de participation", nimmed'unmysticisme empt demtaphysique. 24MaisderrireLvy-Bruhl, Lvi-Strauss viseaussi Durkheimet sathoriedeleffervescencecollectivequi prtenddriver les catgories intellectuelles de laffectivit25. Il y a dans la sociologiedurkheimienne toute une psychologie de laffectivit que Lvi-Strauss essaie, nondannuler, mais de clarifier. Pour cela, il faut chercher, au-del de la confusionapparente de laffectivit, les distinctions et les oppositions qui la constituent : Contrairement lopiniondeLvy-Bruhl, cette penseprocdepar les voies delentendement,non de laffectivit ; laide de distinctions et doppositions, non parconfusion et participation. 26 24 PS, p. 53.25 Cf. TA, p. 143 : Cest quand Durkheim prtend driver de lordre social les catgories et les ides abstraites que, pour rendre compte de cet ordre, il ne trouve plus sa disposition que des sentiments, des valeurs affectives ou des ides vagues. 26 PS, p. 319.18Pourtant, Lvi-Strauss semble retrouver ce quil y avait de plus intressant dansladmarche deLvy-Bruhl, travers les rflexions sur letotmisme dE. Evans-Pritchard, qui a lu Lvy-Bruhl avec attention et a test ses hypothses dans ses enqutesdeterrainsurlesAzandet lesNuerenAfrique27. Evans-Pritchardmontrequeles socits primitives ne se soumettent pas au principe de non-contradiction non pasparce quelles ignorent ce principe, mais parce quelles nenont pas besoindanscertaines situations, o elles recourent dautres principes logiques. Dans la plupart dessituations courantes, les Nuer savent bien quils sont des Nuer, et quun oiseau est unoiseau : quand ils rencontrent un autre Nuer, ils ne lui parlent pas comme un oiseau ;quand ils chassent les oiseaux, ils savent bien quils ne tuent pas des Nuer. Mais danscertaines situations, commeunenaissancegmellaire, signedemauvais augure, ilsdoiventreplacer laccidentdanslordresocialdes Nuer,dontlesoiseaux sont partieprenante. Les jumeaux sont alors considrs, du fait de ltranget de leur naissance,comme des personnes den-haut , ce qui les rapproche des oiseaux, mais ils restentdes hommes, cest--dire des oiseaux den-bas . Les jumeaux "sont des oiseaux",non parce qu'ils se confondent avec eux ou parce qu'ils leur ressemblent, mais parce queles jumeaux sont, par rapport aux autres hommes, comme des "personnes den-haut" parrapportdes "personnes den-bas" et,parrapportauxoiseaux,comme des"oiseauxd'en-bas" par rapport des "oiseaux d'en-haut". Ils occupent donc, comme les oiseaux,une position intermdiaire entre l'esprit suprme et les humains. 28L o Lvy-Bruhlvoit uneparticipationmystiqueet affectiveentrelesjumeauxet lesoiseaux, Lvi-Strauss dcouvre, la suite dEvans-Pritchard, un systme de relations sociales.Lvi-Strauss met ainsi les grandes thories anthropologiques sur la pense dessocitsprimitives,celledelanimismechez Tylor etcelle de lamentalit primitivechezLvy-Bruhl, lpreuvedufait totmique. Pourquoi cechoix ?Parcequeletotmisme est une institution sociale sur laquelle beaucoup dobservations ont t faites,27 Cf. E. Evans-Pritchard, La religion des primitifs travers les thories des anthropologues, Paris, Payot,1965.28 TA, p. 120. Il sagit dun rsum de E. Evans-Pritchard, Nuer Religion, Oxford, 1956.19cequi permet depasserdunepsychologiedelapenseprimitive, engrandepartiehypothtique, une vritable sociologie des socits sauvages.II Du totmisme la pense sauvageLillusion totmiqueLvi-Strauss publie en 1962, peu avant La pense sauvage, un petit livre intitulLetotmismeaujourdhui, danslacollection Mytheset religions dirigepar G.Dumzil, qui proposait alors des livres pdagogiques crits par des spcialistes, commeLesoriginesdelapensegrecquedeJ.-P. Vernant. Danscelivre, il entreprendde dconstruire la croyance lexistence dune institution universelle liant les hommeset les animaux, appele totmisme, et qui caractriserait en propre les socitsprimitives . Ce mot a t introduit dans la langue occidentale partir des observationsdu voyageur J. Long en 1791 chez les Algonkins des Grands Lacs du Nord amricain,qui appelaient totem la relationentre unclanet une espce animale. Le mot totmisme , dsignant une institution sociale, a t forg par lanthropologuebritannique Mac Lennan en 1869, avant dtre repris par Frazer dans un articlefondateur paru en 1887 dans lEncyclopedia Britannica sur Le totmisme , puis danssa somme en quatre volumes, Totemism and Exogamy, parue en 1910. En France, VanGennep a publi en 1919 une somme quivalente, Ltat actuel du problme totmique,dont Lvi-Strauss pastiche ironiquement le titre dans son petit livre - comme si, aprsces sommes impressionnantes, un livre de 150 pagestait suffisant pour liquider leproblme totmique 29.Dans la plupart des thories du totmisme, cette institution est dfinie par troislments. Dabord, uneorganisationsocialeenclans portant chacunlenomduneespce animale ou vgtale (le clan de la Tortue, du Tapir, de la Sauge) : le29 TA, p. 88.20totmismeest doncdabordunsystmedappellationdesindividuset desgroupes.Ensuite, lacroyancequeleclandescenddunanctrecommun, reprsenttraverslanimal-totem : le totmisme est donc aussi une construction intellectuelle, un panthonhirarchis. Enfin, un certain nombre de pratiques, la fois positives, comme les rituelsdeclbrationdutotem, et ngatives, commelinterdictiondeconsommerlanimal-totem ou dpouser une femme du mme totem. Le totmisme est donc un systme derglesinstituantlacommunicationauxdiffrentsniveaux de la vie sociale, puisquilobligepouser desfemmes dunautreclan(dolelienquefaisait Frazer entretotmisme et exogamie) et consommer les totems dautres clans. Il constitue ce queMauss a appel un fait social total , liant le physique et le psychique30.Lvi-Strauss remarque cependant que ces diffrents traits ne se prsentent pastous en mme temps. Il peut y avoir organisation en clans sans croyance que les totemsdu clans sont des anctres, comme chez les Tikopia observs par Firth. Il peut y avoir unpanthon totmique sans organisation en clans, comme dans les observations dElkin enAustralie. Il faut donc adopter sur le totmisme une attitude que Lvi-Strauss appelle nominaliste : le totmisme nest pas un systme universel prsent lidentique danstoutes les socits, mais unnomgnral pour des agencements diffrents detraitssignificatifs dans des socits diffrentes.Lepropredes thories dutotmisme est justement dignorer cettediversitempirique et de chercher une explication universelle du totmisme, en isolant un traitparticulier et en y voyant la cl de la signification des autres. Deux grandes thories dutotmisme sont clbres : celle de Freud et celle de Durkheim. Freud, en reprenant lesdonnes synthtises par Frazer, a surtout insist sur laspect prohibitif du totmisme :do le titre de son clbre ouvrage,Totem et Tabou(1913), qui centre lanalyse dutotmisme sur celle de ses interdits ou tabous . Selon Freud, qui a dcouvert dans les30 Cf. IMM, p. XXV : Le social nest rel quintgr en un systme, et cest l un premier aspect de lanotiondefaittotal. ()Ilfautaussiquilsincarnedansuneexprienceindividuelle, etceladeuxpointsdevuediffrents : daborddansunehistoireindividuelle()ensuitedansuneanthropologie,cest--dire un systme dinterprtations rendant simultanment compte des aspects physique,physiologique, psychique et sociologique de toutes les conduites. 21nvrosesindividuelleslecomplexeddipe, letotmismerappelleauniveaudelacivilisation un dsir dinceste primordial, que la horde des premiers hommes auraientconjur en tuant leur pre et en le consommant au cours dun banquet crmoniel. Letotem est donc selon Freud le symbole du pre tu et pourtant respect, qui continue hanter ses descendants. Au mme moment, Durkheim reprend lui aussi les observationsde Frazer dans Les formes lmentaires de la vie religieuse(1912), en insistant sur lepremier trait du totmisme : lorganisation en clans. Selon Durkheim, le totem serait lesymbole de la socit, cest--dire quil la reprsente dans ses moments deffervescencecollective, la diffrenciation des totems refltant ainsi la sparation en clans diffrents31.Le point commun aux dmarches de Durkheim et de Freud, du point de vue de Lvi-Strauss, est de poser que le totem est le symbole de quelque chose dautre quoi ilressemble : le pre pour Freud, la socit pour Durkheim. DansLetotmismeaujourdhui, Lvi-Straussnecritiquepasdirectement lesthses de Freud et de Durkheim comme il le fait dans dautres ouvrages32 - mais il vise les totmismes fonctionnalistes . Le fonctionnalisme est ce courant anthropologique,fond par Malinowski dans les annes 1920, qui cherche expliquer les traits dunesocit par leur utilit pour lensemble de la socit33. Dans cette thorie, lanimal estpriscommetotemdelhommeparcequil lui ressemble, encequil ales mmesbesoins que lui. Le fonctionnalisme revient ainsi naturaliser le totmisme, cest--dire le considrer comme linstitution la plus naturelle, en partant du simple fait quelhomme est un animal comme les autres, qui peut donc se comprendre lui-mme en serefltant dans la figure de lanimal-totem. Mais cette thorie conduit alors effacer ladiversit culturelle des formes dutotmisme. Cest pourquoi Lvi-Strauss renonceprovisoirement lide dune nature humaine homogne34, en cherchant lexplication dutotmisme dans les diffrences intellectuelles constitutives de lesprit humain : seule la31 Sur la notion de symbole chez Durkheim, Freud, Mauss et Lvi-Strauss, cf. B. Karsenti, Lhomme total,Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris, PUF, 1997.32 Cf. notamment PJ, chp. XIV, Totem et tabou version Jivaro pour Freud et SEP p. 23-27 pour Durkheim33 Cf. B. Malinowski, Une thorie scientifique de la culture, Paris, Maspero, 1968.34 Lvi-Strauss rhabilite la notion de nature humaine comme matrice de diffrenciation dans HN, p. 561.22rfrence lintellect peut expliquer par les mmes contraintes logiques des systmestotmiques diffrents35. L illusiontotmique consisteprcisment voir dansletotmisme un phnomne naturel dont les socits primitives nous donneraient la cl,comme lillusion hystrique avait consist expliquer les maladies mentales par destats organiques, alors quil faut voir dansles deuxcas des phnomnes culturels,rvlateurs des possibilits de lesprit humain36. Dolaformulationduproblmetotmique : partirdunerelationentreleshommes et les animaux, qui se prsente de faon variable dans un grand nombre desocits, dterminer cette relation non comme une ressemblance naturelle, mais commeune diffrence productrice de variations culturelles.Cest pour rsoudre ce problmeque Lvi-Strauss recourt la linguistique structurale.Rsolution du problme totmique par la mthode structuraleDire que le totmisme sexplique par un sentiment de ressemblance entrelindividu (ou le clan) et son animal-totem est insuffisant pour deux raisons. Dabord, ilest fauxquunhommeressembleunanimal : commelavaient vuTyloret Lvy-Bruhl, il est irrationnel de dire quun homme est un animal, car les hommes savent bienquils ne sont pas des animaux, sinon ils se comporteraient envers les hommes commeenvers les animaux. Ensuite, en disant que lhomme sent quil ressemble un animal,on na pas encore expliqu pourquoi un homme se sent attach tel animal plutt qutel autre. Le totmisme est un systme arbitraire : il lie de faon arbitraire et contingenteun homme (ou un groupe dhommes) un animal, sans que ce lien soit ncessaire et35Lvi-Strausavait djcritiqulefonctionnalismedeMalinowski dansundesespremiersarticles, Histoireet ethnologie , en1949 : Cequi intresselethnologue, cenest pasluniversalitdelafonction, qui est loin dtre certaine, et qui ne saurait tre affirme sans une tude attentive de toutes lescoutumes de cet ordre et de leur dveloppement historique, mais bienque les coutumes soient sivariables. Or il est vrai quune discipline dont le but premier, sinon le seul, est danalyser et dinterprterles diffrences, spargne tous les problmes en ne tenant plus compte que des ressemblances. Mais dummecoup, elleperdlemoyendedistinguer legnral auquel elleprtend, dubanal dont ellesecontente. (AS, p. 25)36 Cf. TA, p. 5-6.23motiv. Dire que lanimal est symbole de lhomme, cest donc expliquer une croyanceirrationnelle par un principe lui-mme irrationnel, du genre : les hommes ont toujoursfait comme cela. Pour comprendre les croyances et les prohibitions de cet ordre, il nesuffit pas deleur attribuer unefonctionglobale : procdsimple, concret, aismenttransmissible sous formes dhabitudes contractes depuis lenfance, pour rendreapparente la structure complexe dune socit. Car une question se poserait encore, etqui est probablement fondamentale : pourquoi le symbolisme animal ? et surtout :pourquoi tel symbolisme plutt que tel autre ? 37 Cest pour larsolutiondece problme queLvi-Strauss sest tournverslalinguistique structurale de Saussure, quil avait dcouverte en 1942 travers les coursde Jakobson New York38. Le problme qui se pose en anthropologie dans lanalyse durapport tabli par le totmisme entre les hommes et les animaux est en effetrigoureusement lemmequecelui qui sest poslalinguistiquelorsquelleadanalyser le rapport institu par le langage entre les mots et les choses. Au XIXe sicle,la linguistique reposait sur lhypothse cratylique selon laquelle les mots ressemblentaux choses, puisquelle cherchait lorigine des mots dans une unit de la nature et de laculture,qui seraitlalangue originaire oulespritdun peuple. LegestedeSaussure,fondateur de la linguistique structurale au dbut du XXe sicle, a consist dnouer cerapport entre les mots et les choses en remarquant que ce rapport est arbitraire parcequil est entirement culturel : il dpend des hasards de lhistoire et de larbitraire dessocits. Ce qui est ncessaire, en revanche, cest le rapport que la langue tablit entrelesmots, ouplutt entrelessignifiants : ainsi, il est arbitrairedeprononcer leson buf pourdsigner unanimal cornes, et il est arbitrairedeprononcer leson uf pour dsigner lachoserondequeproduit unepoule, maislerapport entre buf et uf nest pas arbitraire dans la langue franaise : il est signifiant danscertains proverbes ( Qui voleunuf voleunbuf. ), il aconnudesvolutionscommunes dans lhistoire de la langue (bovis-ovis) Il y a une homologie entre la srie37 TA, p. 109-110.38 Cf. C. Lvi-Strauss, Les leons de la linguistique , in RE, p. 191.24des signifiants buf et uf , et la srie des signifis correspondants, cest--diredesimagesmentalesquenousavonsdecequest unufet decequest unbuf.Lanalyse structurale est ltude de ces homologies ncessaires entre sries quiconstituent la culture. La linguistique structurale apporte alors Lvi-Strauss uneconception radicalement nouvelle du symbolique, qui lui permet de rsoudre la plupartdes problmes de lanthropologie. Dans la linguistique structurale, le symbolisme nestpas un rapport de ressemblance entre une chose et une autre, mais un ensemble dcartsdiffrentiels entre des termes qui nont en eux-mmes aucune signification, et dont lasignification apparat dans la srie de leurs carts diffrentiels. Appliquons ce raisonnement au problme du totmisme. Il ne sagit pasdexpliquer pourquoi un homme ressemble un animal, mais de construire lensembledes rapports entre les animaux qui est signifiant pour les hommes. Si ces rapports entreanimaux sont signifiants, cest prcisment parce que les hommes nexistent quen tantquils tablissent entre eux des rapports de diffrences. Autrement dit, le totmisme reliela srie des rapports entre les animaux (que lon peut appeler srie naturelle) et la sriedes rapports entre les hommes (que lon peut appeler srie culturelle). Cest en ce sensque Lvi-Strauss crit : ce ne sont pas les ressemblances, mais les diffrences, qui seressemblent. Entendons par l quil ny a pas dabord des animaux qui se ressemblententreeux()et desanctresqui seressemblent entreeux, enfinuneressemblanceglobale entre les deux groupes, mais dune part des animaux qui diffrent les uns desautres () et dautre part des hommes dont les anctres forment un cas particulier qui diffrent entre eux. () La ressemblance, que supposent les reprsentations ditestotmiques, est entre ces deux systmes de diffrences. 39 Ainsi, il ne faut pas expliqueren quoi le clan du Tapir ressemble au tapir, ni en quoi le clan de la Tortue ressemble latortue, mais en quoi la diffrence entre le tapir et la tortue ressemble la diffrenceentre le clan du Tapir et le clan de la Tortue (par exemple, parce que le tapir est plusrapide ou moins rsistant que la tortue...)39 TA, p. 115-116.25Cette solution du problme totmique nest cependant que la premire tape dela dissolution du totmisme lui-mme. Si lon en reste aux rapports entre srie naturelleet srie culturelle, on est toujours pris dans la fascination du rapport homme-animal, eton manque lensemble des autres rapports qui sont signifiants. Le systme totmique esten effet dbord de deux cts : du ct culturel, ce ne sont pas seulement des hommesqui entrent en rapport, mais aussi des groupes dhommes, ou des parties dhommes, oudes hommes qui ne sont pas encore ns, ou des hommes qui sont morts et qui reviennentetc. ; du ct naturel, ce ne sont pas seulement des animaux, mais aussi des nombres,des catgories, des directions dorientation, etc. Comme dans le langage, les signifiantset les signifis prolifrent, et tablissent entre eux de nouveaux rapports. Il faut doncquitter le systme totmique pour une structure de diffrences dans laquelle les rapportsentre nature et culture, ou entre animal et homme, ne sont plus quun niveau particulierdelensembledesrapportsconcevables. Cestlegestequaccomplit Lvi-Straussenpassant du Totmisme aujourdhui La pense sauvage.De mme que le langage nestpasunrapportentrelesmotsetleschoses, maisunensembledediffrencesqui semultiplient autourdurapport signifiant-signifi, demmeletotmismenest pasunrapport entre les animaux et les hommes, mais un ensemble de diffrences quiprolifrent autour du rapport nature-culture. Cest cette prolifration des diffrences queLvi-Strauss appelle la pense sauvage. 26La logique des classifications totmiquesLa pense sauvagesouvre sur une analyse du langage des socits dites primitives : loin dtre pauvre et dsesprment concret, comme lont dit lespremiers observateurs, il est extraordinairement riche et abstrait, au point, selonlethnologue amricain F. Boas, quon pourrait traduire en chinook la proposition Lemchant hommeatulepauvreenfant par Lamchancetdelhommeatulapauvret de lenfant 40. Le ton de louvrage est donn : il ne sagit plus, comme dans Letotmisme aujourdhui, de faire le bilan historique et critique dune thorie scientifique,mais de montrer comment opre une logique commune toutes les socits sauvages y compris la ntre, en tant quelle pense encore de manire sauvage sans le savoir parlanalyse de leur langage. Ce projet ambitieux prend la relve de la tentative de Lvy-Bruhl de formaliser la logique propre la mentalit primitive , en la subvertissantradicalement : il nesagit plusdune logiquedelaffectivit , qui expliquerait lapauvret intellectuelle des socits primitives par une richesse affective, mais dune logiquedes classifications totmiques , qui exhibedes possibilits intellectuellesinoues dans les classifications des espces naturelles.Le terme de logique peut sembler tonnant. Il sinscrit dans une crise de lalogique du XIXe sicle, dont lanthropologie a pris le relais au XXe sicle en montrantdanslessocitsexotiquesdespossibilits logiquesqui navaient pastprisesencompte par la logique classique41. Mais il ne fait pas rfrence aux transformations de lalogiqueauXXesicle, introduite par lestravauxdeFrege,Russellou Quinebienquon puissetablir des parallles entre ces dmarches et celle de Lvi-Strauss42. Parlogique, Lvi-Strauss entend les lois qui contraignent la pense prendre des formesdtermines. Quelanthropologie puisseformuler les principes dunelogique, cela40 PS, p. 11.41 Cf. C. Imbert, Pour une histoire de la logique, Paris, PUF, 1999.42 Cf. D. Bonnay et S. Laugier, La logique sauvage. Quine et Lvi-Strauss in Archives de philosophie, 66, 2003.27signifie que la logique ne sappuie pas sur lobservation de lindividu par lui-mme dansles oprations mathmatiques ou linguistiques quil effectue abstraitement, mais quelleslabore partir du fonctionnement des socits les plus diverses. Cest en ce sens quenous pouvons dcrire la logique des classifications totmiques comme une logique de lanature et une logique de la pratique.I Une logique de la nature : le bricolageUne zoo-logiqueLesdeux premierschapitres delouvrage sontcrits enractioncontre lidedune logiquedelaffectivit , communeLvy-Bruhl et Malinowski. ContrelhypothsedeLvy-Bruhlselonlaquellelessocitsprimitivessontessentiellementproccupesparleur participationaffectivelordresocial, doncpardesquestionsreligieuses au sens que Durkheim a donn ce terme, Lvi-Strauss remarque que lesclassifications totmiques manifestent une analyse intellectuelle labore, comparable celle quoprent les mtiers dartisans pour connatre les moindres dtails des ralitsauxquelles ils ont affaire. Comme dans les langues de mtier, la prolifrationconceptuelle correspond une attention plus soutenue envers les proprits du rel, unintrt mieuxenveil pour lesdistinctions quonpeut yintroduire. Cet apptit deconnaissance objective constitue un des aspects les plus ngligs de la pense de ceuxque nous nommons "primitifs". 43La condescendance que nous avons envers lessocits primitives ne serait ainsi que la consquence du mpris dans lequel est tomb lesavoir desartisans, considrcommeunsimple savoir-faire et noncommeunescience, alors quil sappuyait sur des systmes de classifications complexes et sur undsir de connaissance objective semblable celui qui anime la science. Do le titre quedonne Lvi-Strauss aupremier chapitre : la pense sauvage est une science du43 PS, p. 13.28concret , cest--dire quelle labore des classifications abstraites en vue de penser leconcret et dy agir.Mais cette rhabilitation de la science du concret et de son savoir-faire risquede faire tomber dans une autre opposition : la pense sauvage serait bien une science,mais une science applique, pratique, intresse, donc limite des besoins particuliers,et non une science thorique et dsintresse. Elle serait donc affective, non plus au sensoellefait participer lordresocial, mais ausens oellerponddes besoinsimmdiats. Cest cette consquence que Lvi-Strauss cherche viter dans sa critiquede Malinowski. Dans la thorie fonctionnaliste de Malinowski, la pense des socitssauvages sexplique par leurs besoins, ce qui permet lethnographe de les observersans projeter sur elles une logique trangre fantasme, puisquil a les mmes besoinsquelles, et partage la mme rationalit pratique utilitaire. Cette thorie a pourinconvnient de gommer la diversit et la richesse des classifications totmiques,puisquelle revient dire simplement que les hommes ont besoin de manger, et quilfaut bienpourcelaconnatrelesanimaux. Cest contrecettethsequeLvi-Straussaffirme : lunivers est objet de pense, au moins autant que moyen de satisfaire desbesoins 44. La pense sauvage procde bien, selon Lvi-Strauss, dunintrtpour lerel et leconcret ; maisil sagit dunintrt thoriquetout autant quedunintrtpratique ; do le terme de spculation quemploie Lvi-Strauss pour la caractriser,qui dsigne la fois une activit conceptuelle dbride et la recherche dun gain. Il fautmme direque lintrtthorique est premier, etquelintrtpratiquevientensuite,comme par surcrot : la pense sauvage procde dabord dun dsir de connaissance, etelle utilise ensuite ses connaissances pour agir sur le monde. Les espces animales nesont pas connues pour autant quelles sont utiles : elles sont dcrtes utiles etintressantes parce quelles sont dabord connues. 45 Lvi-Strauss le dit dune formuleplus lapidaire : les espces naturelles ne sont pas bonnes manger, elles sont bonnes penser. Il faudrait ajouter : on ne mange que ce que lon est capable de penser. 44 PS, p. 13.45 PS, p. 21.29On peut donc caractriser la pense sauvage comme une zoo-logique .Dabord au sens o elle est la pense du zoologiste, qui poursuit dans nos socits cetteentreprise de classification de la nature que la pense sauvage a lance la premire. Ontrouveeneffet danslazoologielammealliance, tonnantepournotreconceptionmoderne de la science, entre la connaissance des classifications abstraites et le souciaffectif des ralits concrtes auxquelles elles sappliquent : Les conditions pratiquesde cette connaissance concrte, ses moyens et ses mthodes, les valeurs affectives quilimprgnent, tout cela se trouve et peut tre observ tout prs de nous, chez ceux de noscontemporainsqueleurgotet leurmtierplacent, vis--visdesanimaux, dansunesituation qui, mutatis mutandis, est aussi proche que notre civilisation le tolre de cellequi fut habituelletous les peuples chasseurs : savoir les gens ducirqueet lesemploys des jardins zoologiques. 46 Les classifications totmiques ne doivent donc pastre expliques par une affection particulire des socits sauvages pour les animaux quiles entourent, car elles sont aussi complexes que nos propres classificationszoologiques, quoique reposant sur des principes diffrents47.Cette zoo-logique doit tre entendue en un second sens : au sens o la natureforme un ordre logique, dcoup par les classifications du langage. Il ne sagit pas duncosmos,selonla conceptiongrecque dun ordreterneletharmonieux, ni dunbios,selon la conception vitaliste dune nature pousse en avant delle-mme par une nergievitale. Dire que la nature ne peut tre apprhende qu travers les catgories dune zoo-logique, cest direquellenest quelegomtral detouteslesperspectivesquelesdiverses langues humaines prennent sur elle. Il ny a pas chez Lvi-Strauss de natureunifie que nous retrouverions dans les socits sauvages, mais une nature logiquementperue en fonction des diffrentes langues humaines. Cest parce que toutes les languesparlent de la mme nature,et cherchenttoutes imposer un ordre au rel, que nouspouvons comprendre le sens dune langue aussi diffrente de la ntre que le chinook.46 PS, p. 54.47 Cf. PS, p. 60 : Les classifications indignes ne sont pas seulement mthodiques et fondes sur un savoir thorique solidement charpent. Il arrive aussi quelles soient comparables, dun point de vue formel, celles que la zoologie et la botanique continuent dutiliser. 30Nous accdons la pense des autres socits par une exigence dordre qui nous estcommune, et qui sexprime dans lordre de la langue48. Cette exigence dordre est labase de la pense que nous appelons primitive, mais seulement pour autant quelle est labasedetoutepense : car cest souslangledespropritscommunes quenousaccdons plus facilement aux formes de pense qui nous semblent trs trangres. 49Pour illustrer cette zoo-logique , Lvi-Strauss prend lexemple de la magie50.On a pu expliquer la magie dans la tradition anthropologique soit comme lexpressionduncosmos, issue dune vision du monde unifie et harmonieuse, soit commelexpression dun bios, manifestation dune puissance vitale du magicien sur ses sujets.Au contraire, pour Lvi-Strauss, la magie est une zoo-logie : cest unusage desclassifications de la nature qui tente de faire aller ensemble le bec de pic et la dent delhomme(congruencedont laformulethrapeutiqueneconstituequuneapplicationhypothtique parmi dautres) 51. La magie est dabord une science du concret , quipuise lensemble de lunivers au moyen de classifications, et qui tente ensuitedappliquer cette science un usage thrapeutique. Quelleest alorsladiffrenceentrelamagieet lascience, ouplutt entrela science du concret et notre science abstraite ? Cest que la premire va trop vite :elle veut embrasser lensemble de lunivers dans des classifications, alors quelle napas pris le temps de valider lapplication possible de toutes ces classifications.Cestpourquoi elle cherche faire aller ensemble le bec de pic et la dent de lhomme dans lagurisondumal dedents, alorsquil faudrait dabord, selonlasciencemoderne, sedemander do vient le mal de dents. Entre magie et science, la diffrence premireserait doncdecepointdevue que lune postule undterminisme globaletintgral,tandis que lautre opre en distinguant des niveaux dont certains seulement admettentdes formes de dterminisme tenues pour applicables dautres niveaux. 52Mais cette48 Pour la premire formulation de ce principe, cf. C. Lvi-Strauss, IMM, p. XXX sq.49 PS, p. 22.50 Lvi-Strauss avait dj consacr deux articles au problme de la magie en 1949 : Le sorcier et sa magie et Lefficacit symbolique (in AS, p. 191-235).51 PS, p. 21.52 PS, p. 24 .31prcipitation de la magie montre quelle a peru lessence de la dmarche scientifiqueavant den avoir tabli les applications : elle a compris que la nature pouvait tre tudiecomme un ordre dont les lois permettent de prvoir les effets. La pense sauvage a selonLvi-Strauss une ide du dterminisme sans en connatre les principes, un peu commeles enfants qui jouent imiter la famille sans en connatre les rgles, bien quils soientextrmementprcisetrigoureuxdans leursgestes : La rigueur etlaprcisiondonttmoignent la pense magique et les pratiques rituelles [traduisent] une apprhensioninconsciente de la vrit du dterminisme en tant que mode dexistence des phnomnesscientifiques, de sorte que le dterminisme serait globalement souponn et jou, avantdtre connu et respect. 53Lvi-Strauss ajoute une seconde raison pour laquelle la science du concret at remplace dans notre socit par la science delabstrait : la premire naappliqu ses classifications quau sensible, alors que la seconde a appliqu sesclassifications elles-mmes, dans une sorte de pli de la pense sur elle-mme. Lvi-Strauss fait ici rfrence linvention des mathmatiques dans la pense grecque : lesmathmatiques sont des idalits qui ont une valeur en-dehors du sensible, et constituentun arrire-monde qui a fini par occuper toute lattention de la science. Selon Lvi-Strauss, les mathmatiques grecques ont invent une logique des formes , alors quela pense sauvage tait jusque l une logique des qualits sensibles 54. Cetteopposition persiste dans la distinction que fait Descartes entre les qualits premires (tendue, mouvement, poids), qui sont lobjet dunequantificationmathmatiqueclaire,etdes qualitssecondes (saveur,odeur, couleur), quiont longtempstconsidres par lasciencecommeconfuses, et donchors desonordre. Lapensesauvage apparat fausse aux yeux de la science moderne parce quelle a commenc parcatgoriser les qualits secondes avant les qualits premires , alors que celles-cisont plus simples et plus claires que celles-l55. Mais cest aussi ce qui fait selon Lvi-53 PS, p. 24.54 Cf. MC, p. 406.55 Cf. PS, p. 36.32Strauss la surprenante modernit de la pense sauvage : la science chimique oubiologiqueparvient aujourdhui expliquer lesqualits secondespar desstructuresmathmatiques, retrouvant en cela les enseignements de la pense sauvage. Cest en cedeuxime sens que la pense sauvage anticipe la science moderne : elle a eu uneide du dterminisme avant quil soit connu, et elle a appliqu ce dterminisme toutesles qualits du sensible : Non seulement, par leur nature, ces anticipations peuvent treparfoiscouronnesdesuccs, maisellespeuvent aussi anticiperdoublement : surlascience elle-mme, et sur des mthodes ou des rsultats que la science nassimilera quedans un stade avanc de son dveloppement,sil est vrai que lhomme sest dabordattaqu au plus difficile : la systmatisation au niveau des donnes sensibles, auxquellesla science a longtemps tourn le dos, et quelle commence seulement rintgrer danssa perspective. 56 Il yadoncunmystredanslvolutiondelapensehumaine, cequeLvi-Straussappelleun paradoxenolithique 57 : lapensesauvageavait dvelopplalogique dont elle disposait dans tous les domaines du sensible (dans la poterie,lagriculture, la domestication des animaux) mais lapparition des mathmatiques enGrce a oblig recommencer la science partir dun nouveau point, en redcouvrantavec ces nouveaux moyens logiques lunivers sensible dont la pense sauvage avait djpuis la catgorisation. Cette mythologie de lapparition soudaine des mathmatiquesdoit tre prise avec prudence chez Lvi-Strauss : ce nest pas un nouveau grand rcit,mais une mythologie inverse de celle de lvolutionnisme, qui permet dinaugurer unenouvellemthode anthropologique. Lalogique des formes napas remplac lalogiquedesqualitssensibles :ellestaient ltouteslesdeux, etnousnenvoyionsquune, en sorte quil suffit de dcrire ce qui est l sous nos yeux, et que nous avionsoubli.56 PS, p. 24.57 Cf. PS, p. 26-27.33Une logique du sensibleCest pour illustrer le fonctionnement de cette logique du sensible que Lvi-Strauss recourt la mtaphore clbre du bricolage. La distinction entre science duconcret et science abstraite , ou entre magie et science, est alors remplace par uneopposition entre le bricoleur et lingnieur. Cette distinction ne passe alors plus entre lessocits primitives et les socits modernes, mais lintrieur de notre socit, et mmede toute pense, puisquelle oppose deux rapports de la pense au monde. La pense delingnieur est en effet celle de la science moderne : elle impose au monde un projet,notion que Lvi-Strauss reprend implicitement Sartre ; elle construit de faonpurement extrieure au monde, par une combinaison entre un ensemble limitdoprateurs logiques abstraits, un dessein qui ne doit rien au monde mais qui va devoirsy raliser. Le bricoleur ne regarde pas le monde de face, comme lingnieur, mais defaon dtourne : do le sens ancien du verbe bricoler , dcrivant un mouvementincident la chasse ou lquitation. Le bricoleur est oblig ce dtour parce quil faitpartie du monde dans lequel il doit construire son objet, au lieu den tre spar commelingnieur. Le bricoleur doit donc faire avec les moyens du bord : il dispose dunstock doutils et de matires htroclites limit, et qui ne saurait tre considr commetotal et clos. Il va donc combiner ensemble ces ressources, mais sans pouvoir distinguerce qui est outil et ce qui est matire : le marteau peut servir taper sur un clou, mais ilpeut aussi faire la tte dun cheval ; le morceau de bois peut entrer dans la compositiondune table, mais il peut aussi servir de cale pour taper sur le clou. Le bricoleur ne peutdonc pas distinguer entre la pure matire et la matire prise dans une forme : il a affaire des combinaisons rversibles de matire et de forme. Alors que lingnieur impose desformesunematire, lebricoleurconsidredesformescommedesmatireset desmatires comme des formes. Lingnieur utilise des oprateurs dtermins, dont il a fixlusage en quelque sorte hors du temps ; le bricoleur utilise des oprateurs quelconques,dont il redfinit les usages en fonction des occasions. 34On comprend alors mieux ce quest une logique du sensible, dont le sens ne peutparatreparadoxal quesi londfinit lalogiquehors dusensible, lamaniredelingnieur. Une logique du sensible, cest une opration qui saisit des rapports mmele sensible. Cela suppose que le sensible nest pas conu comme une matire indistincteet confuse, maiscommeunedimensiondurel intermdiaireentrelamatireet laforme, entre limage et le concept : cest un ensemble de signes. Comme limage, lesigne est un tre concret, mais il ressemble au concept par son pouvoir rfrentiel ; lunet lautre ne se rapportent pas exclusivement eux-mmes, ils peuvent remplacer autrechose que soi. Toutefois, le concept possde cet gard une capacit illimite, tandisque celle du signe est limite. 58Lvi-Strauss se rfre la dfinition du signe chezSaussurecommeluniondunsignifiant et dunsignifi, oudunconcept et duneimage mentale. Mais il inscrit cette dfinition du signe dans une rflexion philosophiqueplus gnrale : legestequopreSaussureest lemmequecelui deKant dans laCritique de lafacult de jugerlorsquil ajoute auxjugements dterminants de lascience, qui appliquent des concepts logiques des intuitions sensibles, les jugementsrflchissants loeuvre dans lart ou le vivant, qui produisent une logique interne ausensible lui-mme. La logique du sensible est une logique esthtique : cest le plaisirpris par lesprit humain retrouver dans le sensible des rapports entre des signes. Lebricoleur lvi-straussien est un esthte : il combine des parties de la matire sensible envue de leur faire produire des agencements toujours nouveaux, pour le simple plaisir dela combinaison.Que cette combinaison fonctionne est secondaire,et le plaisir dusuccs vient de surcrot alors que lingnieur a tout calcul pour que a marche , etnprouvera de plaisir qu cette condition.Mais il faut alors ajouter une autre diffrence entre le bricoleur et lingnieur. Sila logique du sensible est une logique des signes, cela signifie que le sensible auquel lebricoleur a affaire nest pas une nature passive et amorphe, mais une nature active, qui,littralement, lui fait signe - donc une nature mdiatise par la culture. Le bricoleur58 PS, p. 32.35sadresse une collection de rsidus douvrages humains, cest--dire unsous-ensemble de la culture. 59 Le bricoleur na pas affaire du bois ou du fer, mais unmorceaudebois qui aservi construireunetable, oulattedunmarteau. Lebricoleurnadoncpasaffairenonplus laculture , ensembledessignificationsproprement humaines, mais seulement aux rsidus de la culture, au sous-ensemble deces significations dposes sur des parties de matire qui lui sont tombes sous la mainpar hasard. En ce sens, le bricoleur est la frontire indistincte entre la nature et laculture. Au contraire, lingnieur est tout entier dans la culture , dont son projet estlexpression, et il a affaire la nature , ensemble amorphe quil doit transformer parson projet. Le bricoleur fait partie dun monde entirement signifiant, dont il combineautrement les signes pour produire de nouvelles significations ; lingnieur est face unmonde qui a perdu toute signification, auquel il doit rendre un sens total par le projetquil lui impose. Lvi-Strauss illustre cette logiquedusensible quest lebricolage par lefonctionnement de la pense mythique. Lindividu qui rcite un mythe a affaire commele bricoleur un ensemble de discours qui se sont forms loccasion dvnementsparticuliers. Il doit alors combiner ces discours de manire produire des significationsdiffrentes, tout en respectant la structure de ces discours. De mme que le bricoleur nepeut pas faire nimporte quoi avec un morceau de table, mais seulement une chaise ouune cale, de mme il y a des contraintes logiques dans la rcitation des mythes. Lapense mythique, cette bricoleuse, labore des structures en agenant des vnements,ou plutt des rsidus dvnements, alors que la science, en marche du seul fait quellesinstaure, cre, sous formes dvnements, ses moyens et ses rsultats, grceauxstructures quelle fabrique sans trve et qui sont ses hypothses et ses thories. 60 Alorsquelindividuqui rcite unmythedoit secontenter deproduireunecombinaisonnouvelle dans la structure du discours mythique, dont les limites sont indfinies puisquecest lensemble des mythes rcits par les hommes, le scientifique moderne prtend59 PS, p. 33.60 PS, p. 36.36recommencer la science chaque nouvelle thorie, parce quil engage dans saconstruction lensemble du projet de la culture. Lvi-Strauss introduit ici une notion importante, celle dvnement, reprise danslanalyse de lart qui suit celle de la pense mythique, et que nous laisserons de ctprovisoirement pour y revenir en conclusion, car cest le point crucial de lensemble dulivre.Plutt que derompre le fil de la dmonstration commelefait Lvi-Strauss endonnant ds lepremier chapitrelensembledes cls thoriques delouvrage, nouspasserons donc directement au deuxime chapitre.II Une logique de la pratique : les contradictionsUne logique a posterioriDans ledeuxime chapitre, Lvi-Strauss reconnat toutes les difficults quelaffirmation dune logique du sensible avait occultes.Quest-ce en effet quunelogiquequi relienonpasdestermesabstraits, construitsapriori, maisdesqualitsconcrtes, observes a posteriori ? Lvi-Strauss va ici lencontre de toute la dmarchedes logiciens du XXe sicle, notamment Frege et Russell, qui ont construit la logiquecommeconditiondepossibilitdelavritdesmathmatiques. PourKant oupourFrege, la logique est ncessairement vraie a priori, ce qui est la condition pour quelletablisse la vrit de toutes les oprations humaines, dont la validit dpend deconditionsa posteriori. Ne sest-on pas assign limpossible tche de dcouvrir lesconditions dune ncessit a posteriori ? 61Dansunpremier temps, Lvi-Straussrpondcettedifficultlaidedunenouvelle mtaphore. Il compare cette logique celle du kalidoscope (mtaphore quilempruntesansdouteProust62). Lekalidoscopeest unemachinequi combinedesfragmentsdematirecolore, et lesimagesquil produit parcesagencementssont61 PS, p. 50.62 Cf. A. Henry, Le kalidoscope , in Cahiers Proust n9, 1978.37toujours diffrentes ; mais cela nempche pas que toutes les images du kalidoscopesont dtermines par la mme loi, qui est la loi de giration du kalidoscope. La logiquedu sensible doit donc tre rgie par une loi analogue celle qui dtermine lesmouvementsdunkalidoscope : cenest pasunelogiqueunivoque, dtermineen-dehors des termes quelle unit, mais une logique de linvariance,qui napparat qutravers les diffrentes variantes quelleproduit. Cettemtaphore, si ellepermet deconcevoir lapossibilitdunelogiquedusensible, prsentecependant unenouvelledifficult : elle est trop anthropocentrique, et conduit penser que lon peut aller au-deldelamatiresensibleagencepar cekalidoscopequest lapensesauvage, pourretrouver la loi conue par le constructeur du kalidoscope. Or le propre de la pensesauvage, cest quelle nest la pense daucun sujet crateur, ce qui la distingue de cellede lingnieur ou du Dieu-horloger. La mtaphore du kalidoscope a donc ici un rleseulement rhtorique : elle permet de rpondre par une image lobjection selonlaquellela logique ne peuttrequa priori,maiselle ne donnepas encore une ideprcise de ce quest une logique a posteriori. La vritable rponse cette question vient plus loin, au milieu du chapitre. Si lalogique du sensible est une logique des classifications, qui procde en replaant chaquepartie du sensible dans une classe particulire, et si ces classifications sont variables etcontingentes, commelesagencementsdesimagesdukalidoscope, alorsil faut unetude prcise et minutieuse de chaque classification pour dterminer les lois quirgissent cettelogiquedusensible. Ondcouvrechaquejourdavantageque, pourinterprter correctement les rites et les mythes, et mme pour les interprter dun pointdevuestructural (quonaurait tortdeconfondreavecunesimpleanalyseformelle),lidentification prcise des plantes et des animaux dont il est fait mention, ou qui sontdirectement utilisssousformedefragmentsoudedpouilles, est indispensable. 63Ltude de la logiquea posterioridistingue lanalyse structurale dune analyseformelle : alors que lanalyse formelle construit des invariants a priori, quelle retrouve63 PS, p. 63.38ensuite indiffremment dans tous les contenus de pense, lanalyse structurale, part dediscours dans lesquels elle ne peut pas tablir ce qui est forme et ce qui est contenu : uneespce naturelle peut jouer le rle de contenu dans un mythe alors quelle joue le rle deforme dans un autre, o elle nintervient qu titre de rsidu64. Lanalyse structurale dunmythe doit donc identifier prcisment les espces invoques pour dterminer lesquellesinterviennent titre de formes et lesquelles titre de contenu. Si une logique se dgagedecetteanalyse, cest unelogiquedesrelationsentreformeet contenu, et nonunelogique des formes : cest cela que Lvi-Strauss appelle une logique a posteriori.Lvi-Strauss conclut ce chapitre en numrant quatre difficults dans lareconstitution de cette logique a posteriori. La premire est que lethnologue ignore dequelle plante ou de quel animal il sagit dans une classification indigne, parce que lenom qui lui est donn ne correspond pas ncessairement son nom dans la classificationmoderne : il doit donc noter tous les dtails sur la plante ou lanimal invoqus. Maiscette accumulation dinformations ne suffit pas : il faut aussi savoir quel dtailempirique est considr comme signifiant, cest--dire ce qui est slectionn danslensembledesapparences sensibles dunanimal ouduneplantepour tremis enrelation avec dautres lments dun mythe ou dun rite. Do la troisime difficult :lethnologue ne peut pas se contenter de connatre la place de lanimal ou de la plantedans une classification, il doit connatre lensemble de la classification pour envisagertouslesrapportspossiblesentrelesespcesdanscetteclassification, afindereprerlequel devient signifiant pour un mythe ou un rite donn. Enfin, la connaissance de cetteclassification elle-mme ne suffit pas, car elle peut voluer dans le temps et ne plus treencorrespondance avec lastructure sociale dugroupe ; lethnologue doit alors sedemander quel tat du systme de classification se rapporte le mythe quil analyse.Ces difficults, qui relvent en apparence des coulisses du travail delethnologue,sont importantes pour faire comprendre ce que Lvi-Strauss entend parlogiqueaposteriori. Ilnesagitpasdeprojeterlalogiqueapriorisurdesdonnes64 Cf. La structure et la forme in AS II p. 139-174.39observesa posteriori, mais de prendre encompte lensemble des classificationslabores par la pense humaine pour en reconstituer les rapports, y compris dans leurdimension volutive, afin de dgager, de lintrieur des classifications, la logique qui lesrgit.Une logique des situations ethnographiquesLes considrations qui prcdent permettent de prciser un point important de lamthode de Lvi-Strauss : le rapport entre anthropologie, ethnologie et ethnographie65.Lethnographie est lobservation aussi exhaustive que possible dune socit donne etde ses conditions de vie. Lethnologie est la comparaison entre des socits similaires,dansleursorganisations sociales ouleursformesdepense. Lanthropologieest lathorie qui tire des conclusions de cette comparaison pour ltude de lesprithumain , et qui en dduit des invariants pour toute lhumanit. Jusque l, Lvi-Straussa surtout utilis un discours anthropologique : il a expliqu les principes de la logiquedusensible quirgitselonlui toutes les socits humaines. Il donneprsent desexemples danalyse ethnologique et ethnographique, qui montrent sur des cas prcis lefonctionnement empirique des classifications.Le premier exemple est une comparaison entre les usages de la sauge dans lesrituelsdAmriqueduNord. Cequenousappelonssaugecorrespondenfait deuxespces de plantes, qui sont associes par les Amrindiens des situations trsdiffrentes :Artemisia, qui sert danslesaccouchementsdifficiles, donclieauplefminin, et Chrysotamnus, qui gurit les maladies urinaires, donc lie au ple masculin.Or, danslerituel denaissancedesNavaho, deuxtypesdesaugessont utilises : silenfant natre est un garon,Chrysotamnus, et si cest une fille,Penstmon.Lopposition mle/femelle passe donc lintrieur mme de lusage dArtemisiadanslesaccouchementsdifficiles :Chrysotamnus,quiservaitjusqueldsignerleple65 Sur ce point, cf. AS p. 411-413.40mle, dsigne prsent lusage mle dun ple femelle ; de contenu il est devenu forme.La reconstitutiondune classification lchelle delAmrique duNord(par uneenqute ethnologique) permet ainsi dclairer le rituel dune socit particulire (dansune enqute ethnographique).Le deuxime exemple est celui de la chasse aux aigles chez les Hidatsa. Avantde partir pour cette chasse, qui revt un aspect particulirementimportant pour cettesocit dAmrique du Nord, les Hidatsa rcitent un mythe dans lequel ils racontent quelachasseauxaiglesleurfutenseigneparunanimal surnaturel, dsignvaguementcomme un ours. En conclure que lours est le totem des Hidatsa, en disant par exemplequils ont besoin de se sentir plus forts, nest pas suffisant : il faut savoir de quel ours ilsagit. Lenqute ethnographique rvle que cest le carcajou, petit ours noir qui a laparticularit de ne pas se faire prendre dans les piges. Ce dtail est signifiant pour lesHidatsa parce que la chasse aux aigles les met dans une situation assez analogue celledu carcajou : la spcificit de cette chasse est en effet quelle oblige le chasseur secacher dans une fosse en levant au-dessus de sa tte un appt, afin dattraper laigle avecles mains au moment o il sen saisit. Lvi-Strauss voit dans cette situationinconfortable une opposition logique : Cette technique offre un caractre paradoxal :lhomme est le pige, mais pour remplir ce rle, il doit descendre dans une fosse, cest--dire assumer la position de lanimal pris au pige ; il est la fois chasseur et gibier.De tous les animaux, le carcajou est le seul qui sache surmonter cette situationcontradictoire. 66 Pour comprendre le sens de cette analyse, il faut se rfrer la pense de Marx,qui a eu sur celle de Lvi-Strauss une influence considrable. La situation que dcritLvi-Strauss est une situation contradictoire non pas au sens logique o deuxpropositions peuvent tre contradictoires comme p et non-p, mais au sens o il y a descontradictions dans la pratique, selon le renversement que Marx a opr de la logiquehglienne en la replaant dans le dveloppement historique rel. Lvi-Strauss dit dans66 PS, p. 67-68.41un entretien : Jai trouv chez Marx cette ide fondamentale quon ne peutcomprendre ce qui se passe dans la tte des hommes sans la rapporter aux conditions deleurexistencepratique. 67PourMarx, eneffet, lesidologies(dontlesmythessontselon Lvi-Strauss une forme particulirement forte et structure) sont produites par descontradictions dans lapratique(par exempleentreles rapports deproductionet laproprit des moyens de production), qui, au lieu dtre rsolues dans la pratique, sontdplaces dans lathorie, oelles deviennent desimples oppositions logiques quelesprit peut concilier de manire dialectique. Ainsi, la contradiction pratique pour lesHidatsavient decequetouteleurstructuresocialereposesurlachasseauxaigles,leve unstatut sacr, alors que celle-ci place les chasseurs dans une positioninfrieure, lintrieur dun pige. Le recours au carcajou, qui a pour particularit de sesortir des piges, rsout apparemment cette contradiction. Mais ce dplacement ne rsout pas vritablement la contradiction : il la met enrapport avec dautres oppositions logiques, qui sont aussi vcues comme descontradictions pratiques. Le mythe connecte entre elles toutes les oppositions logiquesdune socit ; cest pourquoi il procure un plaisir cathartique ceux qui le rcitent oulcoutent. Lvi-Strauss explique ainsi que la chasse aux aigles est considre par lesHidatsa comme favorable pendant la priode des rgles, alors que celles-ci sont peruescomme dfavorables pour les autres chasses, parce que les rgles fminines sontconsidres sur le plan logique comme lquivalent de la chasse qui procure lappt,picedeviandesanguinolentequelechasseurtient boutdebras.Lacontradictionpratique du chasseur Hidatsa se dplace donc la fois dans linvocation du carcajou etdanscelledesrglesfminines ; maislepoint communcesdeuxlmentsest laconjonctionentrelehaut et lebasopreparunmorceaudeviandesanguinolente,conjonction particulirement problmatique pour les Hidatsa. On comprend alors la spcificit de la lecture (kantienne, si lon veut) que Lvi-Strauss fait de Marx : les idologies ne sont pas de simples reflets de la pratique (ou67 DPDL, p. 151-152.42praxis), mais des structures doppositions logiques produites par les contradictionspratiques: Lemarxisme, sinonMarxlui-mme, atropsouvent fait commesi lespratiques dcoulaient immdiatement de la praxis. () Nous croyons quentre praxis etpratiques sintercale toujours un mdiateur, qui est le schme conceptuel par loprationduquel une matire et une forme, dpourvues lune et lautre dexistence indpendante,saccomplissent comme structures, cest--dire comme des tres la fois empiriques etintelligibles. 68Lebut deLvi-Strauss est doncbiendanalyser des contradictionspratiques dans des situations ethnographiques particulires, mais il ne peut le faire quenretrouvant lesoppositionslogiquesou schmesconceptuels oprant dansuneouplusieurs socits, par une analyse ethnologique, et en rassemblant ces schmesconceptuels dans une hypothse sur la structure de lesprit humain, de faonanthropologique.On peut donc bien parler chez Lvi-Strauss dune logique de la pratique ausens o lentend Bourdieu : cest une logique qui, loin de rsoudre les contradictionsdans un systme thorique, les dplace ou les bricole , ce qui signifie quau lieu deles voir dans lespace clair dun tableau,elle les sent et se laisse transformer parelles : comme le dit Bourdieu, la logique pratique nest jamais cohrente quen gros,jusqu un certain point ; la pratique nimplique pas ou exclut - la matrise de lalogique qui sy exprime. 69 Il est alors possible de retrouver cette logique "sauvage"au cur mme du monde familier en dcouvrant que dans nombre de ses oprations,la pense ordinaire, guide comme toutes les penses que lon dit "prlogiques", c'est--dire pratiques, par un simple "sentiment des contraires", procde par oppositions, formelmentaire de spcification qui la conduit par exemple donner au mme terme autantde contraires qu'il y a de rapports pratiques dans lesquels il peut entrer avec ce qui n'estpas lui. 70 68 PS, p. 160.69 P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 23 et 25. 70 Ibid. p. 39.43Autermede ce chapitre,oncomprend mieuxceque Lvi-Strauss entendparlogique des classifications totmiques : il sagit dun ensemble doppositions vcues defaoncontradictoireet qui prennent formedansdesclassificationsobjectives. Cettelogique a posterioriest une logique de la nature, au sens o cest dans les diffrencessensibles entre les espces naturelles que ces oppositions sont penses ; mais cest unelogique pratique, au double sens o cette nature est perue travers la mdiation de laculture qui y projette ses contradictions vcues dans la pratique, et o cette logique doittre mise en lumire en pratique , en tenant compte de toutes les difficultsrencontres dans cette enqute. Lvi-Strauss part dune logique de la nature parcequil comprend la nature comme un ensemble doppositions logiques observables ; maiscette logique de la nature est une logique de la pratique , parce que cesoppositionslogiquesviennent enfait delactivithumaineet desescontradictions : La nature nest pas contradictoire en soi : elle peut ltre seulement dans les termes delactivit humaine particulire qui syinscrit. 71Le cadre dutotmisme est alorsradicalement dissous au profit de la mise en uvre dune logique universelle, la foisnaturelle et culturelle, dont le reste de louvrage dploie toutes les possibilits. 71 PS, p. 117.44De la structure l individuLes deux premiers chapitres font mieux comprendre ce que Lvi-Strauss appellestructure, notion quil reprend la linguistique structurale de Jakobson : il sagit dunensemble doppositions logiques sans contours dlimits, qui peut stendre enseconnectant dautres oppositions logiques homologues. Il faut donc bien comprendrequelastructurenest passtatiquemaisdynamique : cest parcequelledplaceunecontradiction pratique dans le domaine logique quelle est contrainte de stendre desdimensions de plus en plus grandes. Le moteur de la structure est linversion : chaquephnomne du rel tant peru comme contradictoire, il fait lobjet dune inversion dansla pense, o il entre en rapport avec des oppositions logiques de plus en plusnombreuses. Cest en ce sens que la logique des classifications peut tre dite sauvage : elleest portepar unedynamiqueclassificatoireinclureunnombrecroissant dlments dans son domaine ; adepte de la terre brle , elle fait feu detout bois , et sedplace sur unnouveauterrainlogique quandelle a puis lespossibilits dun domaine limit72.Dans les chapitres qui composent le centre de louvrage (III VII), Lvi-Straussdveloppe toutes les possibilits logiques de cette pense sauvage. Sa structure dpasselesimpleniveaudesclassificationstotmiques, celui delhomologieentrelessriesnaturelles et culturelles, et se porte vers deux points limites, luniversel et le particulier,ou, en termes sociologiques, lhumanit et lindividu. Ce sont les mouvements de cettestructure que nous allons prsent tudier.I Le symbolique, entre totem et caste72 Cf. TT, p. 55 : Jai lintelligence nolithique. Pareille aux feux de brousse indignes, elle embrase dessols parfois inexplors ; elle les fconde peut-tre pour en tirer htivement quelques rcoltes, et laisse derrire elle un territoire dvast. 45La notion de transformation (la critique de Frazer)Aveclesexemplesdesusagesdelasaugeet delachasseauxaigles, Lvi-Strauss a mis enlumire une structure doppositions logiques, qui reflte en lesinversantdescontradictions vcues. Maiscette structureest encorestatique.Dansletroisime chapitre, il donne cette structure un caractre dynamique, grce la notionde transformation. Cette notionvient de la morphologie, tude mathmatique desrapports entre les formes visibles des organismes ; elle introduit dans la biologie cetteleon que la linguistique structurale devait dcouvrir de son ct, selon laquelle on nepeut connatre une forme que si l'on dtermine son rapport avec d'autres formes73. Lanotion de transformation oriente donc l'analyse structurale vers ce que l'on peut appelerla vie des formes : elle introduit un mouvement vital dans la structure formelle, qui nepeut se penser en seule rfrence au modle statique du langage. Cettenotionpermet Lvi-Straussdersoudreleproblmetotmique, enymontrant un systme de transformations entre des structures formelles diffrentes. Cestpourquoi il se confronte Frazer, dont la thorie du totmisme fut lorigine de toutesles autres. Lerreur de Frazer nest pas davoir utilis une mauvaise psychologieassociationnisteetindividuelle, commelelui reprochait lcoledurkheimienne, maisdavoir appliqu au totmisme une mauvaise logique, qui cherche lier des formes etdes contenus. Il faut plutt, selon Lvi-Strauss, chercher la logique qui lie les formesentre elles. Les systmes de dnomination et de classement, communment appelstotmiques, tirent leur valeur opratoiredeleur caractreformel (). Lerreur desethnologues classiquesatdevouloir rifier cetteforme, delalier uncontenudtermin, alors quelle se prsente lobservateur comme une mthode pour assimiler73 Lvi-Strauss emprunte cette notion l'ouvrage du mathmaticien D'Arcy Wentworth Thompson, On Growth and Form, paru en 1917 et qu'il a dcouvert pendant la guerre. Il arrive souvent, en morphologie, que la tche essentielle consiste comparer des formes voisines plutt qu les dfinir chacune avec prcision ; et les dformations dune figure complique peuvent tre un phnomne facile comprendre, bien que la figure elle-mme doive rester non analyse et non dfinie. (cit in AS, p. 384) Cf. J. Petitot, La gnalogie morphologique du structuralisme , Critique, 620-621, janv . 1999, p. 98-122.46touteespcedecontenu. Loindtreuneinstitutionautonome, dfinissablep