Guénon René - Aperçus sur l'initiation

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    REN GUNON

    APERUSSUR

    LINITIATION

    - 1946 -

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    AVANT-PROPOS

    On nous a demand, de divers cts et plusieurs reprises, de runir en volumeles articles que nous avons fait paratre, dans la revue Etudes Traditionnelles, sur desquestions se rapportant directement linitiation ; il ne nous a pas t possible dedonner satisfaction immdiatement ces demandes, car nous estimons quun livre

    doit tre autre chose quune simple collection darticles, et cela dautant plus que,dans le cas prsent, ces articles, crits au gr des circonstances et souvent pourrpondre des questions qui nous taient poses, ne senchanaient pas la faon deschapitres successifs dun livre ; il nous fallait donc les remanier, les complter et lesdisposer autrement, et cest ce que nous avons fait ici. Ce nest pas , dire, dailleurs,que nous ayons voulu faire ainsi une sorte de trait plus ou moins complet et enquelque sorte didactique ; cela serait encore concevable, la rigueur, silsagissait seulement dtudier une forme particulire dinitiation, mais, ds lors quilsagit au contraire de linitiation en gnral, ce serait l une tche tout fait

    impossible, car les questions qui peuvent se poser cet gard ne sont point en nombredtermin, la nature mme du sujet sopposant toute dlimitation rigoureuse, desorte quon ne saurait aucunement avoir la prtention de les traiter toutes et de nenomettre aucune. Tout ce quon peut faire, en somme, cest denvisager certainsaspects, de se placer certains points de vue, qui certainement, mme sils sont ceuxdont limportance apparat le plus immdiatement pour une raison ou pour une autre,laissent pourtant en dehors deux bien des points quil serait galement lgitime deconsidrer ; cest pourquoi nous avons pens que le mot d aperus tait celui quipouvait le mieux caractriser le contenu du prsent ouvrage, dautant plus que, mme

    en ce qui concerne les questions traites, il nest sans doute pas possible den puiser compltement une seule. Il va de soi, au surplus, quil ne pouvait trequestion de rpter ici ce que nous avons dj dit dans dautres livres sur des pointstouchant au mme sujet ; nous devons nous contenter dy renvoyer le lecteur chaquefois que cela est ncessaire ; du reste, dans lordre de connaissance auquel serapportent tous nos crits, tout est li de telle faon quil est impossible de procderautrement.

    Nous venons de dire que notre intention a t essentiellement de traiter desquestions concernant linitiation en gnral ; il doit donc tre bien entendu que, toutes

    les fois que nous nous rfrons telle ou telle forme initiatique dtermine, nous lefaisons uniquement titre dexemple, afin de prciser et de faire mieux comprendrece qui, sans lappui de ces cas particuliers, risquerait de demeurer un peu trop dans le

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    vague. Il importe dinsister l-dessus surtout lorsquil sagit des formes occidentales,afin dviter toute quivoque et tout malentendu : si nous y faisons assez souventallusion, cest que les illustrations qui peuvent en tre tires nous semblent, enbien des cas, devoir tre plus facilement accessibles que dautres la gnralit deslecteurs, voire mme dj plus ou moins familires un certain nombre dentre eux ;il est vident que cela est entirement indpendant de ce que chacun peut penser de

    ltat prsent des organisations par lesquelles ces formes initiatiques sont conserveset pratiques. Quand on se rend compte du degr de dgnrescence auquel en estarriv lOccident moderne, il nest que trop facile de comprendre que bien des chosesdordre traditionnel, et plus forte raison dordre initiatique, ne peuvent gure ysubsister qu ltat de vestiges, peu prs incompris de ceux mmes qui en ont lagarde ; cest dailleurs l ce qui rend possible lclosion, ct de ces restesauthentiques, des multiples contrefaons dont nous avons eu dj loccasion deparler ailleurs, car ce nest que dans de pareilles conditions quelles peuvent faireillusion et russir se faire prendre pour ce quelles ne sont pas ; mais, quoi quil en

    soit, les formes traditionnelles demeurent toujours, en elles-mmes, indpendantes deces contingences. Ajoutons encore que, lorsquil nous arrive au contraire denvisagerces mmes contingences et de parler, non plus des formes initiatiques, mais de ltatdes organisations initiatiques et pseudo-initiatiques dans lOccident actuel, nous nefaisons en cela qunoncer la constatation de faits o nous ne sommes videmmentpour rien, sans aucune autre intention ou proccupation que celle de dire la vrit cet gard comme pour toute autre chose que nous avons considrer au cours de nostudes, et dune faon aussi entirement dsintresse que possible. Chacun est libreden tirer telles consquences quil lui conviendra ; quant nous, nous ne sommesnullement charg damener ou denlever des adhrents quelque organisation que cesoit, nous nengageons personne demander linitiation ici ou l, ni sen abstenir, etnous estimons mme que cela ne nous regarde en aucune faon et ne sauraitaucunement rentrer dans notre rle. Certains stonneront peut-tre que nous nouscroyions oblig de tant y insister, et, vrai dire, cela devrait en effet tre inutile silne fallait compter avec lincomprhension de la majorit de nos contemporains, etaussi avec la mauvaise foi dun trop grand nombre dentre eux ; nous sommesmalheureusement trop habitu nous voir attribuer toute sorte dintentions que nousnavons jamais eues, et cela par des gens venant des cts les plus opposs, au moinsen apparence, pour ne pas prendre cet gard toutes les prcautions ncessaires ;

    nous nosons dailleurs ajouter suffisantes, car qui pourrait prvoir tout ce quecertains sont capables dinventer ?

    On ne devra pas stonner non plus que nous nous tendions souvent sur leserreurs et les confusions qui sont commises plus ou moins communment au sujet delinitiation, car, outre lutilit vidente quil y a les dissiper, cest prcisment en lesconstatant que nous avons t amen, dans bien des cas, voir la ncessit de traiterplus particulirement tel ou tel point dtermin, qui sans cela aurait pu nous paratrealler de soi ou tout au moins navoir pas besoin de tant dexplications. Ce qui est

    assez digne de remarque, cest que certaines de ces erreurs ne sont pas seulement lefait de profanes ou de pseudo-initis, ce qui naurait en somme rien dextraordinaire,mais aussi de membres dorganisations authentiquement initiatiques, et parmilesquels il en est mme qui sont regards comme des lumires dans leur milieu, ce

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    qui est peut-tre une des preuves les plus frappantes de cet actuel tat dedgnrescence auquel nous faisions allusion tout lheure. A ce propos, nouspensons pouvoir exprimer, sans trop risquer quil soit mal interprt, le souhait que,parmi les reprsentants de ces organisations, il sen trouve tout au moins quelques-uns qui les considrations que nous exposons contribueront rendre la consciencede ce quest vritablement linitiation ; nous nentretenons dailleurs pas des espoirs

    exagrs cet gard, non plus que pour tout ce qui concerne plus gnralement lespossibilits de restauration que lOccident peut encore porter en lui-mme. Pourtant,il en est assurment qui la connaissance relle fait plus dfaut que la bonnevolont ; mais cette bonne volont ne suffit pas, et toute la question serait de savoir

    jusquo leur horizon intellectuel est susceptible de stendre, et aussi sils sont bienqualifis pour passer de linitiation virtuelle linitiation effective ; en tout cas, nousne pouvons, quant nous, rien faire de plus que de fournir quelques donnes dontprofiteront peut-tre ceux qui en seront capables et qui seront disposs en tirer partidans la mesure o les circonstances le leur permettront. Ceux-l ne seront

    certainement jamais trs nombreux, mais, comme nous avons eu souvent le diredj, ce nest pas le nombre qui importe dans les choses de cet ordre, pourvutoutefois, dans ce cas spcial, quil soit au moins, pour commencer, celui que requiertla constitution des organisations initiatiques ; jusquici, les quelques expriences quiont t tentes dans un sens plus ou moins voisin de celui dont il sagit, notreconnaissance, nont pu, pour des raisons diverses, tre pousses assez loin pour quilsoit possible de juger des rsultats qui auraient pu tre obtenus si les circonstancesavaient t plus favorables.

    Il est dailleurs bien clair que lambiance moderne, par sa nature mme, est et

    sera toujours un des principaux obstacles que devra invitablement rencontrer toutetentative de restauration traditionnelle en Occident, dans le domaine initiatique aussibien que dans tout autre domaine ; il est vrai que, en principe, ce domaine initiatiquedevrait, en raison de son caractre ferm , tre plus labri de ces influenceshostiles du monde extrieur, mais, en fait, il y a dj trop longtemps que lesorganisations existantes se sont laiss entamer par elles, et certaines. brches sontmaintenant trop largement ouvertes pour tre facilement rpares. Ainsi, pour neprendre quun exemple typique, en adoptant des formes administratives imites decelles des gouvernements profanes, ces organisations ont donn prise des actions

    antagonistes qui autrement nauraient trouv aucun moyen de sexercer contre elles etseraient tombes dans le vide ; cette imitation du monde profane constituaitdailleurs, en elle-mme, un de ces renversements des rapports normaux qui, danstous les domaines, sont si caractristiques du dsordre moderne. Les consquences decette contamination sont aujourdhui si manifestes quil faut tre aveugle pour nepas les voir, et pourtant nous doutons fort que beaucoup sachent les rapporter leurvritable cause ; la manie des socits est trop invtre chez la plupart de noscontemporains pour quils conoivent mme la simple possibilit de se passer decertaines formes purement extrieures ; mais, pour cette raison mme, cest peut-tre

    l ce contre quoi devrait tout dabord ragir quiconque voudrait entreprendre unerestauration initiatique sur des bases vraiment srieuses. Nous nirons pas plus loindans ces rflexions prliminaires, car, redisons-le encore une fois, ce nest pas nousquil appartient dintervenir activement dans des tentatives de ce genre ; indiquer la

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    voie ceux qui pourront et voudront sy engager, cest l tout ce que nous prtendons cet gard ; et, du reste, la porte de ce que nous avons dire est bien loin de selimiter lapplication qui peut en tre faite une forme initiatique particulire,puisquil sagit avant tout des principes fondamentaux qui sont communs touteinitiation, quelle soit dOrient ou dOccident. Lessence et le but de linitiation sont,en effet, toujours et partout les mmes ; les modalits seules diffrent, par adaptation

    aux temps et aux lieux ; et nous ajouterons tout de suite, pour que nul ne puisse symprendre, que cette adaptation elle-mme, pour tre lgitime, ne doit jamais tre une innovation , cest--dire le produit dune fantaisie individuelle quelconque, maisque, comme celle des formes traditionnelles en gnral, elle doit toujours procder endfinitive dune origine non-humaine , sans laquelle il ne saurait y avoirrellement ni tradition ni initiation, mais seulement quelquune de ces parodies que nous rencontrons si frquemment dans le monde moderne, qui ne viennent derien et ne conduisent rien, et qui ainsi ne reprsentent vritablement, si lon peutdire, que le nant pur et simple, quand elles ne sont pas les instruments inconscients

    de quelque chose de pire encore.

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    CHAPITRE PREMIER

    VOIE INITIATIQUEET VOIE MYSTIQUE

    La confusion entre le domaine sotrique et initiatique et le domaine mystique,ou, si lon prfre, entre les points de vue qui leur correspondent respectivement, est

    une de celles que lon commet le plus frquemment aujourdhui, et cela, semble-t-il,dune faon qui nest pas toujours entirement dsintresse ; il y a l, du reste, uneattitude assez nouvelle, ou qui du moins, dans certains milieux, sest beaucoupgnralise en ces dernires annes, et cest pourquoi il nous parat ncessaire decommencer par nous expliquer nettement sur ce point. Il est maintenant de mode, silon peut dire, de qualifier de mystiques les doctrines orientales elles-mmes, ycompris celles o il ny a pas mme lombre dune apparence extrieure pouvant,pour ceux qui ne vont pas plus loin, donner lieu une telle qualification ; lorigine decette fausse interprtation est naturellement imputable certains orientalistes, qui

    peuvent dailleurs ny avoir pas t amens tout dabord par une arrire-pensenettement dfinie, mais seulement par leur incomprhension et par le parti pris plusou moins inconscient, qui leur est habituel, de tout ramener des points de vueoccidentaux 1 . Mais dautres sont venus ensuite, qui se sont empars de cetteassimilation abusive, et qui, voyant le parti quils pourraient en tirer pour leurspropres fins, sefforcent den propager lide en dehors du monde spcial, et sommetoute assez restreint, des orientalistes et de leur clientle ; et ceci est plus grave, nonpas seulement parce que cest par l surtout que cette confusion se rpand de plus enplus, mais aussi parce quil nest pas difficile dy apercevoir des marques non

    quivoques dune tentative annexionniste contre laquelle il importe de se tenir surses gardes. En effet, ceux auxquels nous faisons allusion ici sont ceux que l on peutregarder comme les ngateurs les plus srieux de lsotrisme, nous voulons direpar l les exotristes religieux qui se refusent admettre quoi que ce soit au del deleur propre domaine, mais qui estiment sans doute cette assimilation ou cette annexion plus habile quune ngation brutale ; et, voir de quelle manire

    1 Cest ainsi que, spcialement depuis que lorientaliste anglais Nicholson sest avis de traduire taawwuf parmysticism, il est convenu en Occident que lsotrisme islamique est quelque chose dessentiellement mystique ; et

    mme, dans ce cas, on ne parle plus du tout dsotrisme, mais uniquement de mysticisme, cest--dire quon en estarriv une vritable substitution de points de vue. Le plus beau est que, sur des questions de cet ordre, lopinion desorientalistes, qui ne connaissent ces choses que par les livres, compte manifestement beaucoup plus, aux yeux delimmense majorit des Occidentaux, que lavis de ceux qui en ont une connaissance directe et effective !

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    certains dentre eux sappliquent travestir en mysticisme les doctrines les plusnettement initiatiques, il semblerait vraiment que cette tche revte leurs yeux uncaractre tout particulirement urgent1. A vrai dire, il y aurait pourtant, dans ce mmedomaine religieux auquel appartient le mysticisme, quelque chose qui, certainsgards, pourrait mieux se prter un rapprochement, on plutt une apparence derapprochement : cest ce quon dsigne par le terme d asctique , car il y a l tout

    au moins une mthode active , au lieu de labsence de mthode et de la passivit qui caractrisent le mysticisme et sur lesquelles nous aurons revenirtout lheure2 ; mais il va de soi que ces similitudes sont tout extrieures, et, d autrepart, cette asctique na peut-tre que des buts trop visiblement limits pourpouvoir tre avantageusement utilise de cette faon, tandis que, avec le mysticisme,on ne sait jamais trs exactement o lon va, et ce vague mme est assurmentpropice aux confusions. Seulement, ceux qui se livrent ce travail de propos dlibr,non plus que ceux qui les suivent plus ou moins inconsciemment, ne paraissent pas sedouter que, dans tout ce qui se rapporte linitiation, il ny a en ralit rien de vague

    ni de nbuleux, mais au contraire des choses trs prcises et trs positives ; et, enfait, linitiation est, par sa nature mme, proprement incompatible avec le mysticisme.

    Cette incompatibilit ne rsulte pas, dailleurs, de ce quimpliqueoriginellement le mot mysticisme lui-mme, qui est mme manifestementapparent lancienne dsignation des mystres , cest--dire de quelque chosequi appartient au contraire lordre initiatique ; mais ce mot est de ceux pourlesquels, loin de pouvoir sen rapporter uniquement ltymologie, on estrigoureusement oblig, si lon veut se faire comprendre, de tenir compte du sens quileur a t impos par lusage, et qui est, en fait, le seul qui sy attache actuellement.

    Or chacun sait ce quon entend par mysticisme , depuis bien des sicles dj, desorte quil nest plus possible demployer ce terme pour dsigner autre chose ; et cestcela qui, disons-nous, na et ne peut avoir rien de commun avec linitiation, dabordparce que ce mysticisme relve exclusivement du domaine religieux, cest--direexotrique, et ensuite parce que la voie mystique diffre de la voie initiatique par tousses caractres essentiels, et que cette diffrence est telle quil en rsulte entre ellesune vritable incompatibilit. Prcisons dailleurs quil sagit en cela duneincompatibilit de fait plutt que de principe, en ce sens quil ne sagit aucunementpour nous de nier la valeur au moins relative du mysticisme, ni de lui contester la

    place qui peut lgitimement lui appartenir dans certaines formes traditionnelles ; lavoie initiatique et la voie mystique peuvent donc parfaitement coexister3, mais ce que

    1 Dautres sefforcent aussi de travestir les doctrines orientales en philosophie , mais cette fausseassimilation est peut-tre, au fond, moins dangereuse que lautre, en raison de ltroite limitation du point de vuephilosophique lui-mme ; ceux-l. ne russissent dailleurs gure, par la faon spciale dont ils prsentent ces doctrines,qu en faire quelque chose de totalement dpourvu dintrt, et ce qui se dgage de leurs travaux est surtout une

    prodigieuse impression d ennui !2 Nous pouvons citer, comme exemple d asctique , les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, dont

    lesprit est incontestablement aussi peu mystique que possible, et pour lesquels il est au moins vraisemblable quil sest

    inspir en partie de certaines mthodes initiatiques, dorigine islamique, mais, bien entendu, en les appliquant un butentirement diffrent.

    3 Il Pourrait tre intressant, cet gard, de faire une comparaison avec la voie sche et la voie humide des alchimistes, mais ceci sortirait du cadre de la prsente tude.

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    nous voulons dire, cest quil est impossible que quelquun suive la fois lune etlautre, et cela mme sans rien prjuger du but auquel elles peuvent conduire, bienque du reste on puisse dj pressentir, en raison de la diffrence profonde desdomaines auxquels elles se rapportent, que ce but ne saurait tre le mme en ralit.

    Nous avons dit que la confusion qui fait voir certains du mysticisme l o il

    ny en a pas la moindre trace a son point de dpart dans la tendance tout rduire auxpoints de vue occidentaux ; cest que, en effet, le mysticisme proprement dit estquelque chose dexclusivement occidental et, au fond, de spcifiquement chrtien. Ace propos, nous avons eu loccasion de faire une remarque qui nous parat assezcurieuse pour que nous la notions ici : dans un livre dont nous avons dj parlailleurs1, le philosophe Bergson, opposant ce quil appelle la religion statique et la religion dynamique , voit la plus haute expression de cette dernire dans lemysticisme, que dailleurs il ne comprend gure, et quil admire surtout pour ce quenous pourrions y trouver au contraire de vague et mme de dfectueux sous certainsrapports ; mais ce qui peut sembler vraiment trange de la part d un non-chrtien ,cest que, pour lui, le mysticisme complet , quelque peu satisfaisante que soitlide quil sen fait, nen est pas moins celui des mystiques chrtiens. A la vrit, parune consquence ncessaire du peu destime quil prouve pour la religionstatique , il oublie un peu trop que ceux-ci sont chrtiens avant mme dtremystiques, ou du moins, pour les justifier dtre chrtiens, il pose indment lemysticisme lorigine mme du Christianisme ; et, pour tablir cet gard une sortede continuit entre celui-ci et le judasme, il en arrive transformer en mystiques les prophtes juifs ; videmment, du caractre de la mission des prophtes et de lanature de leur inspiration, il na pas la moindre ide2 . Quoi quil en soit, si le

    mysticisme chrtien, si dforme ou amoindrie quen soit sa conception, est ainsi ses yeux le type mme du mysticisme, la raison en est, au fond, bien facile comprendre : cest que, en fait et parler strictement, il nexiste gure de mysticismeautre que celui-l ; et mme les mystiques quon appelle indpendants , et quenous dirions plus volontiers aberrants , ne sinspirent en ralit, ft-ce leur insu,que dides chrtiennes dnatures et plus ou moins entirement vides de leurcontenu originel. Mais cela aussi, comme tant dautres choses, chappe notrephilosophe, qui sefforce de dcouvrir, antrieurement au Christianisme, des esquisses du mysticisme futur , alors quil sagit de choses totalement diffrentes ;

    il y a l, notamment, sur lInde, quelques pages qui tmoignent duneincomprhension inoue. Il y a aussi les mystres grecs, et ici le rapprochement,fond sur la parent tymologique que nous signalions plus haut, se rduit en somme un bien mauvais jeu de mots ; du reste, Bergson est forc davouer lui-mme que la plupart des mystres neurent rien de mystique ; mais alors pourquoi en parle-t-il sous ce vocable ? Quant ce que furent ces mystres, il sen fait la reprsentation laplus profane qui puisse tre ; ignorant tout de linitiation, comment pourrait-il

    1

    Les deux sources de la morale et de la religion. Voir ce sujet Le Rgne de la Quantit et les Signes desTemps, ch. XXXIII.

    2En fait, on ne peut trouver de mysticisme judaque proprement dit que dans le Hassidisme, cest --dira unepoque trs rcente.

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    comprendre quil y eut l, aussi bien que dans lInde, quelque chose qui dabordntait nullement dordre religieux, et qui ensuite allait incomparablement plus loinque son mysticisme , et mme, il faut bien le dire, que le mysticisme authentique,qui, par l mme quil se tient dans le domaine purement exotrique, a forcmentaussi ses limitations1 ?

    Nous ne nous proposons point prsentement dexposer en dtail et dune faoncomplte toutes les diffrences qui sparent en ralit les deux points de vueinitiatique et mystique, car cela seul demanderait tout un volume ; notre intention estsurtout dinsister ici sur la diffrence en vertu de laquelle linitiation, dans sonprocessus mme, prsente des caractres tout autres que ceux du mysticisme, voiremme opposs, ce qui suffit montrer quil y a bien l deux voies non seulementdistinctes, mais incompatibles dans le sens que nous avons dj prcis. Ce qu on ditle plus souvent cet gard, cest que le mysticisme est passif , tandis quelinitiation est active ; cela est dailleurs trs vrai, la condition de biendterminer lacception dans laquelle on doit lentendre, exactement. Cela signifiesurtout que, dans le cas du mysticisme, lindividu se borne recevoir simplement cequi se prsente lui, et tel quil se prsente, sans que lui-mme y soit pour rien ; et,disons-le tout de suite, cest en cela que rside pour lui le danger principal, du faitquil est ainsi ouvert toutes les influences, de quelque ordre quelles soient, etquau surplus, en gnral et sauf de rares exceptions, il na pas la prparationdoctrinale qui serait ncessaire pour lui permettre dtablir entre elles unediscrimination quelconque2. Dans le cas de linitiation, au contraire, cest lindividuquappartient linitiative dune ralisation qui se poursuivra mthodiquement,sous un contrle rigoureux et incessant, et qui devra normalement aboutir dpasser

    les possibilits mmes de lindividu comme tel ; il est indispensable dajouter quecette initiative ne suffit pas, car il est bien vident que lindividu ne saurait sedpasser lui-mme par ses propres moyens, mais, et cest l ce qui nous importe pourle moment, cest elle qui constitue obligatoirement le point de dpart de toute ralisation pour liniti, tandis que le mystique nen a aucune, mme pour deschoses qui ne vont nullement au del du domaine des possibilits individuelles. Cettedistinction peut dj paratre assez nette, puisquelle montre bien quon ne sauraitsuivre la fois les deux voies initiatique et mystique, mais elle ne saurait cependant

    1 M. Alfred Loisy a voulu rpondre Bergson et soutenir contre lui quil ny a quune seule source de lamorale et de la religion ; en sa qualit de spcialiste de l histoire des religions , il prfre les thories de Frazer celles de Durkheim, et aussi lide dune volution continue celle dune volution par mutations brusques ; nos yeux, tout cela se vaut exactement ; mais il est du moins un point sur lequel nous devons lui donner raison, et il ledoit assurment son ducation ecclsiastique : grce celle-ci il connat les mystiques beaucoup mieux que Bergson,et il fait remarquer quils nont jamais eu le moindre soupon de quelque chose qui ressemble si peu que ce soit l lan vital ; videmment, Bergson a voulu en faire des bergsoniens avant la lettre, ce qui n est gure conforme. la simple vrit historique ; et M. Loisy stonne aussi juste titre de voir Jeanne dArc range parmi les mystiques.Signalons en passant, car cela encore est bon enregistrer, que son livre souvre par un aveu bien amusant : Lauteurdu prsent opuscule, dclare-t-il, ne se connait pas dinclination particulire pour les questions dordre purementspculatif . Voil du moins une assez louable franchise ; et puisque cest lui-mme qui le dit, et de faon toute

    spontane, nous len croyons bien volontiers sur parole!2 Cest aussi ce caractre de passivit qui explique, sil ne les justifie nullement, les erreurs modernes quitendent confondre les mystiques, soit avec les mdiums et autres sensitifs , au sens que les psychistes donnent ce mot, soit mme avec de simples malades.

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    suffire ; nous pourrions mme dire quelle ne rpond encore qu laspect le plus exotrique de la question, et, en tout cas, elle est par trop incomplte en ce quiconcerne linitiation, dont elle est fort loin dinclure toutes les conditionsncessaires ; mais, avant daborder ltude de ces conditions, il nous reste encorequelques confusions dissiper.

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    CHAPITRE II

    MAGIE ET MYSTICISME

    La confusion de linitiation avec le mysticisme est surtout le fait de ceux quiveulent, pour des raisons quelconques, nier plus ou moins expressment la ralit delinitiation elle-mme en la rduisant quelque chose dautre ; dun autre ct, dans

    les milieux qui ont au contraire des prtentions initiatiques injustifies, comme lesmilieux occultistes, on a la tendance regarder comme faisant partie intgrante dudomaine de linitiation, sinon mme comme la constituant essentiellement, une foulede choses dun autre genre qui, elles aussi, lui sont tout fait trangres, et parmilesquelles la magie occupe le plus souvent la premire place. Les raisons de cettemprise sont aussi, en mme temps, les raisons pour lesquelles la magie prsente desdangers spcialement graves pour les Occidentaux modernes, et dont la premire estleur tendance attribuer une importance excessive tout ce qui est phnomnes ,comme en tmoigne par ailleurs le dveloppement quils ont donn aux sciences

    exprimentales ; sils sont si facilement sduits par la magie, et si alors ilssillusionnent tel point sur sa porte relle, cest quelle est bien, elle aussi, unescience exprimentale, quoique assez diffrente, assurment, de celles quelenseignement universitaire connat sous cette dnomination. Il ne faut donc pas s ytromper : il sagit l dun ordre de choses qui na en lui-mme absolument rien de transcendant ; et, si une telle science peut, comme toute autre, tre lgitime parson rattachement aux principes suprieurs dont tout dpend, suivant la conceptiongnrale des sciences traditionnelles, elle ne se placera pourtant alors quau dernierrang des applications secondaires et contingentes, parmi celles qui sont le plusloignes des principes, donc qui doivent tre regardes comme les plus infrieuresde toutes. Cest ainsi que la magie est considre dans toutes les civilisationsorientales : quelle y existe, cest un fait quil ny a pas lieu de contester, mais elle estfort loin dy tre tenue en honneur comme se limaginent. trop souvent lesOccidentaux, qui prtent si volontiers aux autres leurs propres tendances et leurspropres conceptions. Au Thibet mme aussi bien que dans lInde ou en Chine, lapratique de la magie, en tant que spcialit , si lon peut dire, est abandonne ceux qui sont incapables de slever un ordre suprieur ; ceci, bien entendu, ne veutpas dire que dautres ne puissent aussi produire parfois, exceptionnellement et pourdes raisons particulires, des phnomnes extrieurement semblables aux

    phnomnes magiques, mais le but et mme les moyens mis en uvre sont alors toutautres en ralit. Du reste, pour sen tenir ce qui est connu dans le monde occidentallui-mme, que lon prenne simplement des histoires de saints et de sorciers, et que

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    lon voie combien de faits similaires se trouvent de part et dautre ; et cela montrebien que, contrairement la croyance des modernes scientistes , les phnomnes,quels quils soient, ne sauraient absolument rien prouver par eux-mmes1.

    Maintenant, il est vident que le fait de sillusionner sur la valeur de ces choseset sur limportance quil convient de leur attribuer en augmente considrablement le

    danger ; ce qui est particulirement fcheux pour les Occidentaux qui veulent semler de faire de la magie , cest lignorance complte o ils sont ncessairement,dans ltat actuel des choses et en labsence de tout enseignement traditionnel, de ce quoi ils ont affaire en pareil cas. Mme en laissant de ct les bateleurs et lescharlatans si nombreux notre poque, qui ne font en somme rien de plus quedexploiter la crdulit des nafs, et aussi les simples fantaisistes qui croient pouvoirimproviser une science de leur faon, ceux mmes qui veulent srieusementessayer dtudier ces phnomnes, nayant pas de donnes suffisantes pour les guider,ni dorganisation constitue pour les appuyer et les protger, en sont rduits un fortgrossier empirisme ; ils agissent vritablement comme des enfants qui, livrs eux-mmes, voudraient manier des forces redoutables sans en rien connatre, et, si dedplorables accidents rsultent trop souvent dune pareille imprudence, il ny a certespas lieu de sen tonner outre mesure.

    En parlant ici daccidents, nous voulons surtout faire allusion aux risques dedsquilibre auxquels sexposent ceux qui agissent ainsi ; ce dsquilibre est en effetune consquence trop frquente de la communication avec ce que certains ont appelle plan vital , et qui nest en somme pas autre chose que le domaine de lamanifestation subtile, envisag dailleurs surtout dans celles de ses modalits qui sont

    les plus proches de lordre corporel, et par l mme les plus facilement accessibles lhomme ordinaire. Lexplication en est simple : il sagit l exclusivement dundveloppement de certaines possibilits individuelles, et mme dun ordre assezinfrieur ; si ce dveloppement se produit dune faon anormale, dsordonne etinharmonique, et au dtriment de possibilits suprieures, il est naturel et en quelquesorte invitable quil doive aboutir un tel rsultat, sans mme parler des ractions,qui ne sont pas ngligeables non plus et qui sont mme parfois terribles, des forces detout genre avec lesquelles lindividu se met inconsidrment en contact. Nous disons forces , sans chercher prciser davantage, car cela importe peu pour ce que nous

    nous proposons ; nous prfrons ici ce mot, si vague quil soit, celui d entits ,qui, du moins pour ceux qui ne sont pas suffisamment habitus certaines faonssymboliques de parler, risque de donner lieu trop facilement des personnifications plus ou moins fantaisistes. Ce monde intermdiaire estdailleurs, comme nous lavons souvent expliqu, beaucoup plus complexe et plustendu que le monde corporel ; mais ltude de lun et de lautre rentre, au mmetitre, dans ce quon peut appeler les sciences naturelles , au sens le plus vrai decette expression ; vouloir y voir quelque chose de plus, cest, nous le rptons,sillusionner de la plus trange faon. Il ny a l absolument rien d initiatique , nonplus dailleurs que de religieux ; il sy rencontre mme, dune faon gnrale,

    1 Cf.Le Rgne de la Quantit et les Signes des Temps, ch. XXXIX.

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    beaucoup plus dobstacles que dappuis pour parvenir la connaissancevritablement transcendante, qui est tout autre chose que ces sciences contingentes, etqui, sans aucune trace dun phnomnisme quelconque, ne relve que de la pureintuition intellectuelle, qui seule est aussi la pure spiritualit.

    Certains, aprs stre livrs plus ou moins longtemps cette recherche des

    phnomnes extraordinaires ou supposs tels, finissent cependant par sen lasser,pour une raison quelconque, ou par tre dus par linsignifiance des rsultats quilsobtiennent et qui ne rpondent pas leur attente, et, chose assez digne de remarque, ilarrive souvent que ceux-l se tournent alors vers le mysticisme 1 ; cest que, sitonnant que cela puisse sembler premire vue, celui-ci rpond encore, quoiquesous une autre forme, des besoins ou , des aspirations similaires. Assurment, noussommes bien loin de contester que le mysticisme ait, en lui-mme, un caractrenotablement plus lev que la magie ; mais, malgr tout, si lon va au fond deschoses, on peut se rendre compte que, sous un certain rapport tout au moins, ladiffrence est moins grande quon ne pourrait le croire : l encore, en effet, il nesagit en somme que de phnomnes , visions ou autres, manifestations sensibleset sentimentales de tout genre, avec lesquelles on demeure toujours exclusivementdans le domaine des possibilits individuelles2. Cest dire que les dangers dillusionet de dsquilibre sont loin dtre dpasss, et, sils revtent ici des formes assezdiffrentes, ils nen sont peut-tre pas moins grands pour cela ; ils sont mmeaggravs, en un sens, par lattitude passive du mystique, qui, comme nous le disionsplus haut, laisse la porte ouverte toutes les influences qui peuvent se prsenter,tandis que le magicien est tout au moins dfendu jusqu un certain point parlattitude active quil sefforce de conserver lgard de ces mmes influences, ce qui

    ne veut certes pas dire, dailleurs, quil y russisse toujours et quil ne finisse pas tropsouvent par tre submerg par elles. De l vient aussi, dautre part, que le mystique,presque toujours, est trop facilement dupe de son imagination, dont les productions,sans quil sen doute, viennent souvent se mler aux rsultats rels de ses expriences dune faon peu prs inextricable. Pour cette raison, il ne faut passexagrer limportance des rvlations des mystiques, ou, du moins, on ne peut

    jamais les accepter sans contrle3 ; ce qui fait tout lintrt de certaines visions, cestquelles sont en accord, sur de nombreux points, avec des donnes traditionnellesvidemment ignores du mystique qui a eu ces visions4 ; mais ce serait une erreur, et

    mme un renversement des rapports normaux, que de vouloir trouver l une confirmation de ces donnes, qui nen ont dailleurs nullement besoin, et qui sont,

    1 Il faut dire quil est aussi arriv parfois que dautres, aprs tre entrs rellement dans la voie initiatique, etnon pas seulement dans les illusions de la pseudo-initiation comme ceux dont nous parlons ici, ont abandonn cette voiepour le mysticisme ; les motifs sont naturellement alors assez diffrents, et principalement dordre sentimental, mais,quels quils puissent tre, il faut surtout voir, dans de pareils cas, la consquence dun dfaut quelconque sous le rapportdes qualifications initiatiques, du moins en ce qui concerne laptitude raliser linitiation effective ; un des exemplesles plus typiques quon puisse citer en ce genre est celui de L.-Cl. de Saint-Martin.

    2 Cette attitude de rserve prudente, qui simpose en raison de la tendance naturelle des mystiques la

    divagation au sens propre de ce mot, est dailleurs celle que le Catholicisme observe invariablement leur gard.3 Bien entendu, cela ne veut nullement dire que les phnomnes dont il sagit soient uniquement dordrepsychologique comme le prtendent certains modernes.

    4 On peut citer ici comme exemple les visions dAnne-Catherine Emmerich.

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    au contraire, la seule garantie quil y a rellement dans les visions en question autrechose quun simple produit de limagination ou de la fantaisie individuelle.

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    CHAPITRE III

    ERREURS DIVERSESCONCERNANT LINITIATION

    Nous ne croyons pas superflu, pour dblayer le terrain en quelque sorte, designaler encore ds maintenant quelques autres erreurs concernant la nature et le but

    de linitiation, car tout ce que nous avons eu loccasion de lire sur ce sujet, pendantbien des annes, nous a apport presque journellement des preuves duneincomprhension peu prs gnrale. Naturellement, nous ne pouvons songer faireici une sorte de revue dans laquelle nous relverions toutes ces erreurs une uneet dans le dtail, ce qui serait par trop fastidieux et dpourvu dintrt ; mieux vautnous borner considrer certains cas en quelque sorte typiques , ce qui, en mmetemps, a lavantage de nous dispenser de faire des allusions trop directes tel auteurou telle cole, puisquil doit tre bien entendu que ces remarques ont pour nous uneporte tout fait indpendante de toute question de personnalits , comme on dit

    communment, ou plutt, pour parler un langage plus exact, dindividualits.Nous rappellerons dabord, sans y insister outre mesure, les conceptions

    beaucoup trop rpandues suivant lesquelles linitiation serait quelque chose dordresimplement moral et social 1 ; celles-l sont par trop bornes et terrestres ,si lion peut sexprimer ainsi, et, comme nous lavons dit souvent dautres propos,lerreur la plus grossire est loin dtre toujours la plus dangereuse. Nous dironsseulement, pour couper court toute confusion, que de telles conceptions nesappliquent mme pas rellement cette premire partie de linitiation quelantiquit dsignait sous le nom de petits mystres ; ceux-ci, ainsi que nouslexpliquerons plus loin, concernent bien lindividualit humaine, mais dans ledveloppement intgral de ses possibilits, donc au del de la modalit corporelledont lactivit sexerce dans le domaine qui est commun tous les hommes. Nous nevoyons vraiment pas quelle pourrait tre la valeur ou mme la raison dtre duneprtendue initiation qui se bornerait rpter, en le dguisant sous une forme plus oumoins nigmatique, ce quil y a de plus banal dans lducation profane, ce qui est leplus vulgairement la porte de tout le monde . Dailleurs, nous nentendons

    1

    Ce point de vue est notamment celui de la majorit des Maons actuels, et, en mme temps, c est aussi sur lemme terrain exclusivement social que se placent la plupart de ceux qui les combattent, ce qui prouve bien encoreque les organisations initiatiques ne donnent prise aux attaques du dehors que dans la mesure mme de leurdgnrescence.

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    nullement nier par l que la connaissance initiatique puisse avoir des applicationsdans lordre social, aussi bien que dans nimporte quel autre ordre ; mais cest l unetout autre question : dabord, ces applications contingentes ne constituent aucunementle but de linitiation, pas plus que les sciences traditionnelles secondaires neconstituent lessence dune tradition ; ensuite, elles ont en elles-mmes un caractretout diffrent de ce dont nous venons de parler, car elles partent de principes qui

    nont rien voir avec des prceptes de morale courante, surtout lorsquil sagit dela trop fameuse morale laque chre tant de nos contemporains, et, au surplus,elles procdent par des voies insaisissables aux profanes, en vertu de la nature mmedes choses ; cest donc assez loin de ce que quelquun appelait un jour, en proprestermes, la proccupation de vivre convenablement . Tant quon se bornera moraliser sur les symboles, avec des intentions aussi louables quon le voudra, onne fera certes pas uvre dinitiation ; mais nous reviendrons l-dessus plus loin,quand nous aurons parler plus particulirement de lenseignement initiatique.

    Des erreurs plus subtiles, et par suite plus redoutables, se produisent parfoislorsquon parle, propos de linitiation, dune communication avec des tatssuprieurs ou des mondes spirituels ; et, avant tout, il y a l trop souvent lillusionqui consiste prendre pour suprieur ce qui ne lest pas vritablement,simplement parce quil apparat comme plus ou moins extraordinaire ou anormal .Il nous faudrait en somme rpter ici tout ce que nous avons dj dit ailleurs de laconfusion du psychique et du spirituel1, car cest celle-l qui est le plus frquemmentcommise cet gard ; les tats psychiques nont, en fait, rien de suprieur ni de transcendant , puisquils font uniquement partie de ltat individuel humain2 ; et,quand nous parlons dtats suprieurs de ltre, sans aucun abus de langage, nous

    entendons par l exclusivement les tats supra-individuels. Certains vont mmeencore plus loin dans la confusion et font spirituel peu prs synonymed invisible , cest--dire quils prennent pour tel, indistinctement, tout ce qui netombe pas sous les sens ordinaires et normaux ; nous avons vu qualifier ainsi

    jusquau monde thrique , cest--dire, tout simplement, la partie la moinsgrossire du monde corporel ! Dans ces conditions, il est fort craindre que la communication dont il sagit ne se rduise en dfinitive la clairvoyance , la clairaudience , ou lexercice de quelque autre facult psychique du mme genreet non moins insignifiante, mme quand elle est relle. Cest bien l ce qui arrive

    toujours en fait, et, au fond, toutes les colos pseudo-initiatiques de lOccidentmoderne en sont plus ou moins l ; certaines se donnent mme expressment pour but le dveloppement des pouvoirs psychiques latents dans lhomme ; nous auronsencore revenir, par la suite, sur cette question des prtendus pouvoirspsychiques et des illusions auxquelles ils donnent lieu.

    1

    VoirLe Rgne de la Quantit et les Signes des Temps, ch. XXXV.2 Suivant la reprsentation gomtrique que nous avons expose dans Le Symbolisme de la Croix, cesmodalits dun mme tat sont de simples extensions se dveloppant dans le sens horizontal, cest--dire un mmeniveau, et non pas dans le sens vertical suivant lequel se marque la hirarchie des tats suprieurs et infrieurs de ltre.

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    Mais ce nest pas tout : admettons que, dans la pense de certains, il s agissevraiment dune communication avec les tats suprieurs ; cela sera encore bien loinde suffire caractriser linitiation. En effet, une telle communication est tablieaussi par des rites dordre purement exotrique, notamment par les rites religieux ; ilne faut pas oublier que, dans ce cas galement, des influences spirituelles, et non plussimplement psychiques, entrent rellement en jeu, bien que pour des fins toutes

    diffrentes de celles qui se rapportent au domaine initiatique. Lintervention dunlment non-humain peut dfinir, dune faon gnrale, tout ce qui estauthentiquement traditionnel ; mais la prsence de ce caractre commun nest pas uneraison suffisante pour ne pas faire ensuite les distinctions ncessaires, et en particulierpour confondre le domaine religieux et le domaine initiatique, ou pour voir entre euxtout au plus une simple diffrence de degr, alors quil y a rellement une diffrencede nature, et mme, pouvons-nous dire, de nature profonde. Cette confusion est trsfrquente aussi, surtout chez ceux qui prtendent tudier linitiation du dehors ,avec des intentions qui peuvent tre dailleurs fort diverses ; aussi est-il indispensable

    de la dnoncer formellement : lsotrisme est essentiellement autre chose que lareligion, et non pas la partie intrieure dune religion comme telle, mme quand ilprend sa base et son point dappui dans celle-ci comme il arrive dans certaines formestraditionnelles, dans lIslamisme par exemple1 ; et linitiation nest pas non plus unesorte de religion spciale rserve une minorit, comme semblent se limaginer, parexemple, ceux qui parlent des mystres antiques en les qualifiant de religieux 2. Ilne nous est pas possible de dvelopper ici toutes les diffrences qui sparent les deuxdomaines religieux et initiatique, car, plus encore que lorsquil sagissait seulementdu domaine mystique qui nest quune partie du premier, cela nous entraneraitassurment fort loin ; mais il suffira, pour ce que nous envisageons prsentement, deprciser que la religion considre ltre uniquement dans ltat individuel humain etne vise aucunement len faire sortir, mais au contraire lui assurer les conditionsles plus favorables dans cet tat mme3, tandis que linitiation a essentiellement pourbut de dpasser les possibilits de cet tat et de rendre effectivement possible lepassage aux tats suprieurs, et mme, finalement, de conduire ltre au del de touttat conditionn quel quil soit.

    Il rsulte de l que, en ce qui concerne linitiation, la simple communicationavec les tats suprieurs ne peut pas tre regarde comme une fin, mais seulement

    comme un point de dpart : si cette communication doit tre tablie tout dabord parlaction dune influence spirituelle, cest pour permettre ensuite une prise depossession effective de ces tats, et non pas simplement, comme dans lordrereligieux, pour faire descendre sur ltre une grce qui ly relie dune certainefaon, mais sans ly faire pntrer. Pour exprimer la chose dune manire qui sera

    1 Cest pour bien marquer ceci et viter toute quivoque qu il convient de dire sotrisme islamique ou sotrisme chrtien , et non pas, comme le font certains, Islamisme sotrique ou Christianisme sotrique ; ilest facile de comprendre quil y a l plus quune simple nuance.

    2

    On sait que lexpression religion de mystres est une de celles qui reviennent constamment dans laterminologie spciale adopte par les historiens des religions .

    3 Bien entendu, il sagit ici de ltat humain envisag dans son intgralit, y compris lextension indfinie deses prolongements extra-corporels.

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    peut-tre plus aisment comprhensible, nous dirons que, si par exemple quelquunpeut entrer en rapport avec les anges, sans cesser pour cela d tre lui-mme enfermdans sa condition dindividu humain, il nen sera pas plus avanc au point de vueinitiatique1 ; il ne sagit pas ici de communiquer avec dautres tres qui sont dans untat anglique , mais datteindre et de raliser soi-mme un tel tat supra-individuel, non pas, bien entendu, en tant quindividu humain, ce qui serait

    videmment absurde, mais en tant que ltre qui se manifeste comme individuhumain dans un certain tat a aussi en lui les possibilits de tous les autres tats.Toute ralisation initiatique est donc essentiellement et purement intrieure , aucontraire de cette sortie de soi qui constitue l extase au sens propre ettymologique de ce mot2 ; et l est, non pas certes la seule diffrence, mais du moinsune des grandes diffrences qui existent entre les tats mystiques, lesquelsappartiennent entirement au domaine religieux, et les tats initiatiques. Cest l, eneffet, quil faut toujours en revenir en dfinitive, car la confusion du point de vueinitiatique avec le point de vue mystique, dont nous avons tenu souligner ds le

    dbut le caractre particulirement insidieux, est de nature tromper des esprits quine se laisseraient point prendre aux dformations plus grossires des pseudo-initiations modernes, et qui mme pourraient peut-tre arriver sans trop de difficult comprendre ce quest vraiment linitiation, sils ne rencontraient sur leur route ceserreurs subtiles qui semblent bien y tre mises tout exprs pour les dtourner dunetelle comprhension.

    1

    On peut voir par l combien sillusionnent ceux qui, par exemple, veulent attribuer une valeur proprementinitiatique des crits comme ceux de Swedenborg.

    2 Il va sans dire, dailleurs, que cette sortie de soi na elle-mme absolument rien de commun avec laprtendue sortie en astral qui joue un si grand rle dans les rveries occultistes.

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    CHAPITRE IV

    DES CONDITIONS DE LINITIATION

    Nous pouvons revenir maintenant la question des conditions de linitiation, etnous dirons tout dabord, quoique la chose puisse paratre aller de soi, que lapremire de ces conditions est une certaine aptitude ou disposition naturelle, sanslaquelle tout effort demeurerait vain, car lindividu ne peut videmment dvelopper

    que les possibilits quil porte en lui ds lorigine ; cette aptitude, qui fait ce quecertains appellent l initiable , constitue proprement la qualification requise partoutes les traditions initiatiques1. Cette condition est, du reste, la seule qui soit, en uncertain sens, commune linitiation et au mysticisme, car il est clair que le mystiquedoit avoir, lui aussi, une disposition naturelle spciale, quoique entirement diffrentede celle de l initiable , voire mme oppose par certains cots ; mais cettecondition, pour lui, si elle est galement ncessaire, est de plus suffisante ; il nen estaucune autre qui doive venir sy ajouter, et les circonstances font tout le reste, faisantpasser leur gr de la puissance l acte telles ou telles des possibilits que

    comporte la disposition dont il sagit. Ceci rsulte directement de ce caractre de passivit dont nous avons parl plus haut : il ne saurait en effet, en pareil cas,sagir dun effort ou dun travail personnel quelconque, que le mystique naura

    jamais effectuer, et dont il devra mme se garder soigneusement, comme dequelque chose qui serait en opposition avec sa voie 2, tandis que, au contraire, pource qui est de linitiation, et en raison de son caractre actif , un tel travail constitueune autre condition non moins strictement ncessaire que la premire, et sans laquellele passage de la puissance l acte , qui est proprement la ralisation , nesaurait saccomplir en aucune faon3.

    1 On verra dailleurs, par ltude spciale que nous ferons dans la suite de la question des qualificationsinitiatiques, que cette question prsente en ralit des aspects beaucoup plus complexes quon ne pourrait le croire au

    premier abord et si lon sen tenait la seule notion trs gnrale que nous en donnons ici.2 Aussi les thologiens voient-ils volontiers, et non sans raison, un faux mystique dans celui qui cherche,

    par un effort quelconque, obtenir des visions ou d autres tats extraordinaires, cet effort se bornt-il mme lentretien dun simple dsir.

    3 Il rsulte de l, entre autres consquences, que les connaissances dordre doctrinal, qui sont indispensables liniti, et dont la comprhension thorique est pour lui une condition pralable de toute ralisation , peuvent faireentirement dfaut au mystique ; de l vient souvent, chez celui-ci, outre la possibilit d erreurs et de confusionsmultiples, une trange incapacit de sexprimer intelligiblement. Il doit tre bien entendu, dailleurs, que les

    connaissances dont il sagit nont absolument rien voir avec tout ce qui nest quinstruction extrieure ou savoir profane, qui est ici de nulle valeur, ainsi que nous lexpliquerons encore par la suite, et qui mme, tant donn ce qu estlducation moderne, serait plutt un obstacle quune aide en bien des cas ; un homme peut fort bien ne savoir ni lire nicrire et atteindre nanmoins aux plus hauts degrs de l initiation, et de tels cas ne sont pas extrmement rares en

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    condition de la concevoir comme le cas dun homme deux-fois n ds le premiermoment de son existence individuelle ; mais, sil ny a pas cela dimpossibilit deprincipe, il ny en a pas moins une impossibilit de fait, en ce sens que cela estcontraire lordre tabli pour notre monde, tout au moins dans ses conditionsactuelles. Nous ne sommes pas lpoque primordiale o tous les hommespossdaient normalement et spontanment un tat qui est aujourdhui attach un

    haut degr dinitiation1

    ; et dailleurs, vrai dire, le mot mme dinitiation, dans unetelle poque, ne pouvait avoir aucun sens. Nous sommes dans le Kali-Yuga, cest--dire dans un temps o la connaissance spirituelle est devenue cache, et o quelques-uns seulement peuvent encore latteindre, pourvu quils se placent dans les conditionsvoulues pour lobtenir ; or, une de ces conditions est prcisment celle dont nousparlons, comme une autre condition est un effort dont les hommes des premiers gesnavaient non plus nul besoin, puisque le dveloppement spirituel saccomplissait eneux tout aussi naturellement que le dveloppement corporel.

    Il sagit donc dune condition dont la ncessit simpose en conformit avec leslois qui rgissent notre monde actuel ; et, pour mieux le faire comprendre, nouspouvons recourir ici une analogie : tous les tres qui se dvelopperont au cours duncycle sont contenus ds le commencement, ltat de germes subtils, dans l ufduMonde ; ds lors, pourquoi ne natraient-ils pas ltat corporel deux-mmes etsans parents ? Cela non plus nest pas une impossibilit absolue, et on peut concevoirun monde o il en serait ainsi ; mais, en fait, ce monde nest pas le ntre. Nousrservons, bien entendu, la question des anomalies ; il se peut quil y ait des casexceptionnels de gnration spontane , et, dans lordre spirituel, nous avons-nous-mme appliqu tout lheure cette expression au cas du mystique ; mais nous

    avons dit aussi que celui-ci est un irrgulier , tandis que linitiation est choseessentiellement rgulire , qui na rien voir avec les anomalies. Encore faudrait-il savoir exactement jusquo celles-ci peuvent aller ; elles doivent bien, elles aussi,rentrer en dfinitive dans quelque loi, car toutes choses ne peuvent exister quecomme lments de lordre total et universel. Cela seul, si lon voulait bien yrflchir, pourrait suffire pour donner penser que les tats raliss par le mystiquene sont pas prcisment les mmes que ceux de liniti, et que, si leur ralisation nestpas soumise aux mmes lois, cest quil sagit effectivement de quelque chosedautre ; mais nous pouvons maintenant laisser entirement de ct le cas du

    mysticisme, sur lequel nous en avons dit assez pour ce que nous nous proposionsdtablir, pour ne plus envisager exclusivement que celui de linitiation.

    Il nous reste en effet prciser le rle du rattachement une organisationtraditionnelle, qui ne saurait, bien entendu, dispenser en aucune faon du travailintrieur que chacun ne peut accomplir que par soi-mme, mais qui est requis, commecondition pralable, pour que ce travail mme puisse effectivement porter ses fruits.Il doit tre bien compris, ds maintenant, que ceux qui ont t constitus les

    1 Cest ce quindique, dans la tradition hindoue, le mot Hamsa, donn comme le nom de la caste unique quiexistait lorigine, et dsignant proprement un tat qui est ativarna, cest--dire au del de la distinction des castesactuelles.

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    dpositaires de la connaissance initiatique ne peuvent la communiquer dune faonplus ou moins comparable celle dont un professeur, dans lenseignement profane,communique ses lves des formules livresques quils n auront qu emmagasinerdans leur mmoire ; il sagit ici de quelque chose qui, dans son essence mme, estproprement incommunicable , puisque ce sont des tats raliser intrieurement.Ce qui peut senseigner, ce sont seulement des mthodes prparatoires lobtention

    de ces tats ; ce qui peut tre fourni du dehors cet gard, c est en somme une aide,un appui qui facilite grandement le travail accomplir, et aussi un contrle qui carteles obstacles et les dangers qui peuvent se prsenter ; tout cela est fort loin dtrengligeable, et celui qui en serait priv risquerait fort daboutir un chec, maisencore cela ne justifierait-il pas entirement ce que nous avons dit quand nous avonsparl dune condition ncessaire. Aussi bien nest-ce pas l ce que nous avions envue, du moins dune faon immdiate ; tout cela nintervient que secondairement, eten quelque sorte titre de consquences, aprs linitiation entendue dans son sens leplus strict, tel que nous lavons indiqu plus haut, et lorsquil sagit de dvelopper

    effectivement la virtualit quelle constitue ; mais encore faut-il, avant tout, que cettevirtualit prexiste. Cest donc autrement que doit tre entendue la transmissioninitiatique proprement dite, et nous ne saurions mieux la caractriser quen disantquelle est essentiellement la transmission dune influence spirituelle ; nous aurons y revenir plus amplement, mais, pour le moment, nous nous bornerons dterminerplus exactement le rle que joue cette influence, entre laptitude naturellepralablement inhrente lindividu et le travail de ralisation quil accomplira par lasuite.

    Nous avons fait remarquer ailleurs que les phases de linitiation, de mme que

    celles du Grand uvre hermtique qui nen est au fond quune des expressionssymboliques, reproduisent celles du processus cosmogonique1 ; cette analogie, qui sefonde directement sur celle du microcosme avec le macrocosme , permet,mieux que toute autre considration, dclairer la question dont il sagit prsentement.On peut dire, en effet, que les aptitudes ou possibilits incluses dans la natureindividuelle ne sont tout dabord, en elles-mmes, quune materia prima, cest--direune pure potentialit, o il nest rien de dvelopp ou de diffrenci2 ; cest alorsltat chaotique et tnbreux, que le symbolisme initiatique fait prcismentcorrespondre au monde profane, et dans lequel se trouve ltre qui nest pas encore

    parvenu la seconde naissance . Pour que ce chaos puisse commencer prendreforme et sorganiser, il faut quune vibration initiale lui soit communique par lespuissances spirituelles, que la Gense hbraque dsigne comme les Elohim ; cettevibration, cest le Fiat Lux qui illumine le chaos, et qui est le point de dpartncessaire de tous les dveloppements ultrieurs ; et, au point de vue initiatique, cette

    1 VoirLEsotrisme de Dante, notamment pp, 63-64 et 94.2 Il va. de soi que ce nest, . rigoureusement parler, une materia prima quen un sens relatif, non au sens

    absolu ; mais cette distinction nimporte pas au point de vue o nous nous plaons ici, et d ailleurs il en est de mme de

    la materia prima dun monde tel que le notre, qui, tant dj dtermine dune certaine faon, nest en ralit, parrapport la substance universelle, quune materia secunda (cf.Le Rgne de la Quantit et les Signes des Temps, ch. II),de sorte que, mme sous ce rapport, lanalogie avec le dveloppement de notre monde partir du chaos initial est bienvraiment exacte.

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    illumination est prcisment constitue par la transmission de linfluence spirituelledont nous venons de parler 1 . Ds lors, et par la vertu de cette influence, lespossibilits spirituelles de ltre ne sont plus la simple potentialit quelles taientauparavant ; elles sont devenues une virtualit prte se dvelopper en acte dans lesdivers stades de la ralisation initiatique.

    Nous pouvons rsumer tout ce qui prcde en disant que linitiation impliquetrois conditions qui se prsentent en mode successif, et quon pourrait fairecorrespondre respectivement aux trois termes de potentialit , de virtualit etd actualit : 1 la qualification , constitue par certaines possibilits inhrentes la nature propre de lindividu, et qui sont la materia prima sur laquelle le travailinitiatique devra seffectuer ; 2 la transmission, par le moyen du rattachement uneorganisation traditionnelle, dune influence spirituelle donnant ltrel illumination qui lui permettra dordonner et de dvelopper ces possibilits quilporte en lui ; 3 le travail intrieur par lequel, avec le secours d adjuvants ou de supports extrieurs sil y a lieu et surtout dans les premiers stades, cedveloppement sera ralis graduellement, faisant passer ltre, dchelon en chelon, travers les diffrents degrs de la hirarchie initiatique, pour le conduire au but finalde la Dlivrance ou de l Identit Suprme .

    1 De l viennent des expressions comme celles de donner la lumire et recevoir la lumire , employes

    pour dsigner, par rapport linitiateur et liniti respectivement, linitiation au sens restreint, cest--dire latransmission mme dont il sagit ici. On remarquera aussi, en ce qui concerne les Elohim, que le nombre septnaire quileur est attribu est en rapport avec la constitution des organisations initiatiques, qui doit tre effectivement une imagede lordre cosmique lui-mme.

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    CHAPITRE V

    DE LA RGULARIT INITIATIQUE

    Le rattachement une organisation traditionnelle rgulire, avons-nous dit, estnon seulement une condition ncessaire de linitiation, mais il est mme ce quiconstitue linitiation au sens le plus strict, tel que le dfinit ltymologie du mot qui ladsigne, et cest lui qui est partout reprsent comme une seconde naissance , oucomme une rgnration ; seconde naissance , parce quil ouvre ltre un

    monde autre que celui o sexerce lactivit de sa modalit corporelle, monde quisera pour lui le champ de dveloppement de possibilits d un ordre suprieur ; rgnration , parce quil rtablit ainsi cet tre dans des prrogatives qui taientnaturelles et normales aux premiers ges de lhumanit, alors que celle-ci ne staitpas encore loigne de la spiritualit originelle pour senfoncer de plus en plus dansla matrialit, comme elle devait le faire au cours des poques ultrieures, et parcequil doit le conduire tout dabord, comme premire tape essentielle de saralisation, la restauration en lui de l tat primordial , qui est la plnitude et laperfection de lindividualit humaine, rsidant au point central unique et invariabledo ltre pourra ensuite slever aux tats suprieurs.

    Il nous faut maintenant insister encore cet gard sur un point capital : c estque le rattachement dont il sagit doit tre rel et effectif, et quun soi-disantrattachement idal , tel que certains se sont plu parfois lenvisager notrepoque, est entirement vain et de nul effet1. Cela est facile comprendre, puisquilsagit proprement de la transmission dune influence spirituelle, qui doit seffectuerselon des lois dfinies ; et ces lois, pour tre videmment tout autres que celles quirgissent les forces du monde corporel, nen sont pas moins rigoureuses, et ellesprsentent mme avec ces dernires, en dpit des diffrences profondes qui les en

    sparent, une certaine analogie, en vertu de la continuit et de la correspondance quiexistent entre tous les tats ou les degrs de lExistence universelle. Cest cetteanalogie qui nous a permis, par exemple, de parler de vibration propos du Fiat

    Lux par lequel est illumin et ordonn le chaos des potentialits spirituelles, bien quilne sagisse nullement l dune vibration dordre sensible comme celles qutudientles physiciens, pas plus que la lumire dont il est question ne peut tre identifie

    1 Pour des exemples de ce soi-disant rattachement idal , par lequel certains vont jusqu prtendre fairerevivre des formes traditionnelles entirement disparues, voir Le Rgne de la Quantit et les Signes des Temps, ch.XXXVI ; nous y reviendrons dailleurs un peu plus loin.

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    celle qui est saisie par la facult visuelle de lorganisme corporel1 ; mais ces faonsde parler, tout en tant ncessairement symboliques, puisquelles sont fondes sur uneanalogie ou sur une correspondance, nen sont pas moins lgitimes et strictement

    justifies, car cette analogie et cette correspondance existent bien rellement dans lanature mme des choses et vont mme, en un certain sens, beaucoup plus loin qu onne pourrait le supposer2. Nous aurons revenir plus amplement sur ces considrations

    lorsque nous parlerons des rites initiatiques et de leur efficacit ; pour le moment, ilsuffit den retenir quil y a l des lois dont il faut forcment tenir compte, faute dequoi le rsultat vis ne pourrait pas plus tre atteint quun effet physique ne peut treobtenu si lon ne se place pas dans les conditions requises en vertu des lois auxquellessa production est soumise ; et, ds lors quil sagit dune transmission oprereffectivement, cela implique manifestement un contact rel, quelles que soientdailleurs les modalits par lesquelles il pourra tre tabli, modalits qui serontnaturellement dtermines par ces lois daction des influences spirituelles aux-quelles nous venons de faire allusion.

    De cette ncessit dun rattachement effectif rsultent immdiatement plusieursconsquences extrmement importantes, soit en ce qui concerne lindividu qui aspire linitiation, soit en ce qui concerne les organisations initiatiques elles-mmes ; et cesont ces consquences que nous nous proposons dexaminer prsentement. Noussavons quil en est, et beaucoup mme, qui ces considrations paratront fort peuplaisantes, soit parce quelles drangeront lide trop commode et trop simpliste quils staient forme de linitiation, soit parce quelles dtruiront certainesprtentions injustifies et certaines assertions plus ou moins intresses, maisdpourvues de toute autorit ; mais ce sont l des choses auxquelles nous ne saurions

    nous arrter si peu que ce soit, nayant et ne pouvant avoir, ici comme toujours, nulautre souci que celui de la vrit.

    Tout dabord, pour ce qui est de lindividu, il est vident, aprs ce qui vientdtre dit, que son intention dtre initi, mme en admettant quelle soit vraimentpour lui lintention de se rattacher une tradition dont il peut avoir quelqueconnaissance extrieure , ne saurait aucunement suffire par elle-mme lui assurerlinitiation relle3. En effet, il ne sagit nullement d rudition , qui, comme tout ce

    1 Des expressions comme celles de Lumire intelligible et de Lumire spirituelle , ou dautresexpressions quivalentes celles-l, sont dailleurs bien connues dans toutes les doctrines traditionnelles, tantoccidentales quorientales ; et nous rappellerons seulement dune faon plus particulire, ce propos, lassimilation,dans la tradition islamique, de lEsprit (Er-Rh), dans son essence mme, la Lumire (En-Nr).

    2 Cest lincomprhension dune telle analogie, prise tort pour une identit, qui, jointe la constatation d unecertaine similitude dans les modes daction et les effets extrieurs, a amen certains se faire une conception errone etplus ou moins grossirement matrialise, non seulement des influences psychiques ou subtiles, mais des influencesspirituelles elles-mmes, les assimilant purement et simplement des forces physiques , au sens le plus restreint dece mot, telles que llectricit ou le magntisme ; et de cette mme incomprhension a pu venir aussi, au moins enpartie, lide trop rpandue de chercher tablir des rapprochements entre les connaissances traditionnelles et les pointsde vue de la science moderne et profane, ide absolument vaine et illusoire, puisque ce sont la des choses quinappartiennent pas au mme domaine, et que dailleurs le point de vue profane en lui-mme est proprement illgitime.

    Cf.Le Rgne de la Quantit et les Signes des Temps, ch. XVIII.3 Nous entendons par l non seulement linitiation pleinement effective, mais mme la simple initiationvirtuelle, suivant la distinction quil y a lieu de faire cet gard et sur laquelle nous auront revenir par la suite dunefaon plus prcise.

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    qui relve du savoir profane, est ici sans aucune valeur ; et il ne s agit pas davantagede rve ou dimagination, non plus que daspirations sentimentales quelconques. Silsuffisait, pour pouvoir se dire initi, de lire des livres, fussent-ils les Ecritures sacresdune tradition orthodoxe, accompagnes mme, si lon veut, de leurs commentairesles plus profondment sotriques, ou de songer plus ou moins vaguement quelqueorganisation passe ou prsente laquelle on attribue complaisamment, et dautant

    plus facilement quelle est plus mal connue, son propre idal (ce mot quonemploie de nos jours tout propos, et qui, signifiant tout ce quon veut, ne signifievritablement rien au fond), ce serait vraiment trop facile ; et la question pralable dela qualification se trouverait mme par l entirement supprime, car chacun,tant naturellement port sestimer bien et dment qualifi , et tant ainsi lafois juge et partie dans sa propre cause, dcouvrirait assurment sans peinedexcellentes raisons (excellentes du moins ses propres yeux et suivant les idesparticulires quil sest forges) pour se considrer comme initi sans plus deformalits, et nous ne voyons mme pas pourquoi il sarrterait en si bonne voie et

    hsiterait sattribuer dun seul coup les degrs les plus transcendants. Ceux quisimaginent quon sinitie soi-mme, comme nous le disions prcdemment, ont-ils jamais rflchi ces consquences plutt fcheuses quimplique leur affirmation ?Dans ces conditions, plus de slection ni de contrle, plus de moyens dereconnaissance , au sens o nous avons dj employ cette expression, plus dehirarchie possible, et, bien entendu, plus de transmission de quoi que ce soit ; en unmot, plus rien de ce qui caractrise essentiellement linitiation et de ce qui laconstitue en fait ; et pourtant cest l ce que certains, avec une tonnanteinconscience, osent prsenter comme une conception modernise de linitiation(bien modernise en effet, et assurment bien digne des idaux laques,dmocratiques et galitaires), sans mme se douter que, au lieu davoir tout au moinsdes initis virtuels , ce qui aprs tout est encore quelque chose, on naurait plusainsi que de simples profanes qui se poseraient indment en initis.

    Mais laissons l ces divagations, qui peuvent sembler ngligeables : si nousavons cru devoir en parler quelque peu, cest que lincomprhension et le dsordreintellectuel qui caractrisent malheureusement notre poque leur permettent de sepropager avec une dplorable facilit. Ce quil faut bien comprendre, cest que, dslors quil est question dinitiation, il sagit exclusivement de choses srieuses et de

    ralits positives , dirions-nous volontiers si les scientistes profanes navaienttant abus de ce mot ; quon accepte ces choses telles quelles sont, ou quon ne parleplus du tout dinitiation ; nous ne voyons aucun moyen terme possible entre ces deuxattitudes, et mieux vaudrait renoncer franchement toute initiation que den donner lenom ce qui nen serait plus quune vaine parodie, sans mme les apparencesextrieures que cherchent du moins encore sauvegarder certaines autrescontrefaons dont nous aurons parler tout lheure.

    Pour revenir ce qui a t le point de dpart de cette digression, nous dironsquil faut que lindividu nait pas seulement lintention dtre initi, mais quil soit

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    accept par une organisation traditionnelle rgulire, ayant qualit pour luiconfrer linitiation1, cest--dire pour lui transmettre linfluence spirituelle sans lesecours de laquelle il lui serait impossible, en dpit de tous ses efforts, d arriver

    jamais saffranchir des limitations et des entraves du monde profane. Il peut se faireque, en raison de son dfaut de qualification , son intention ne rencontre aucunerponse, si sincre quelle puisse tre dailleurs, car l nest pas la question, et en tout

    ceci il ne sagit nullement de morale , mais uniquement de rgles techniques serfrant des lois positives (nous rptons ce mot faute den trouver un autre plusadquat) et qui simposent avec une ncessit aussi inluctable que, dans un autreordre, les conditions physiques et mentales indispensables lexercice de certainesprofessions. En pareil cas, il ne pourra jamais se considrer comme initi, quelles quesoient les connaissances thoriques quil arrivera acqurir par ailleurs ; et il est dureste prsumer que, mme sous ce rapport, il nira jamais bien loin (nous parlonsnaturellement dune comprhension vritable, quoique encore extrieure, et non pasde la simple rudition, cest--dire dune accumulation de notions faisant uniquement

    appel la mmoire, ainsi que cela a lieu dans lenseignement profane), car laconnaissance thorique elle-mme, pour dpasser un certain degr, suppose djnormalement la qualification requise pour obtenir linitiation qui lui permettra dese transformer, par la ralisation intrieure, en connaissance effective, et ainsi nulne saurait tre empch de dvelopper les possibilits quil porte vraiment en lui-mme ; en dfinitive, ne sont carts que ceux qui sillusionnent sur leur proprecompte, croyant pouvoir obtenir quelque chose qui, en ralit, se trouve treincompatible avec leur nature individuelle.

    Passant maintenant lautre ct de la question, cest--dire celui qui se

    rapporte aux organisations initiatiques elles-mmes, nous dirons ceci : il est tropvident quon ne peut transmettre que ce quon possde soi-mme ; par consquent, ilfaut ncessairement quune organisation soit effectivement dpositaire duneinfluence spirituelle pour pouvoir la communiquer aux individus qui se rattachent elle ; et ceci exclut immdiatement toutes les formations pseudo-initiatiques, sinombreuses notre poque, et dpourvues de tout caractre authentiquementtraditionnel. Dans ces conditions, en effet, une organisation initiatique ne saurait trele produit dune fantaisie individuelle ; elle ne peut tre fonde, la faon d uneassociation profane, sur linitiative de quelques personnes qui dcident de se runir en

    adoptant des formes quelconques ; et, mme si ces formes ne sont pas inventes detoutes pices, mais empruntes des rites rellement traditionnels dont les fondateursauraient eu quelque connaissance par rudition , elles nen seront pas plus valablespour cela, car, dfaut de filiation rgulire, la, transmission de linfluence spirituelleest impossible et inexistante, si bien que, en pareil cas, on na affaire qu unevulgaire contrefaon de linitiation. A plus forte raison en est-il ainsi lorsquil ne

    1 Par l, nous ne voulons pas dire seulement quil doit sagir dune organisation proprement initiatique, lexclusion de toute autre sorte dorganisation traditionnelle, ce qui est en somme trop vident, mais encore que cette

    organisation ne doit pas relever dune forme traditionnelle laquelle, dans sa partie extrieure, lindividu en questionserait tranger ; il y a mme des cas o ce qu on pourrait appeler la juridiction dune organisation initiatique estencore plus limit, comme celui dune initiation base sur un mtier, et qui ne peut tre confre qu des individusappartenant ce mtier ou ayant tout au moins avec lui certains liens bien dfinis.

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    sagit que de reconstitutions purement hypothtiques, pour ne pas dire imaginaires, deformes traditionnelles disparues depuis un temps plus ou moins recul, comme cellesde lEgypte ancienne ou de la Chalde par exemple ; et, mme sil y avait danslemploi de telles formes une volont srieuse de se rattacher la tradition laquelleelles ont appartenu, elles nen seraient pas plus efficaces, car on ne peut se rattacheren ralit qu quelque chose qui a une existence actuelle, et encore faut-il pour cela,

    comme nous le disions en ce qui concerne les individus, tre accept par lesreprsentants autoriss de la tradition laquelle on se rfre, de telle sorte quuneorganisation apparemment nouvelle ne pourra tre lgitime que si elle est comme unprolongement dune organisation prexistante, de faon maintenir sans aucuneinterruption la continuit de la chane initiatique.

    En tout ceci, nous ne faisons en somme quexprimer en dautres termes et plusexplicitement ce que nous avons dj dit plus haut sur la ncessit dun rattachementeffectif et direct et la vanit dun rattachement idal ; et il ne faut pas, cet gard,se laisser duper par les dnominations que sattribuent certaines organisations qui nyont aucun droit, mais qui essaient de se donner par l une apparence dauthenticit.Ainsi, pour reprendre un exemple que nous avons dj cit en dautre occasions, ilexiste une multitude de groupements, dorigine toute rcente, qui sintitulent Rosicruciens , sans avoir jamais eu le moindre contact avec les Rose-Croix, bienentendu, ft-ce par quelque voie indirecte et dtourne, et sans mme savoir ce queceux-ci ont t en ralit, puisquils se les reprsentent presque invariablementcomme ayant constitu une socit , ce qui est une erreur grossire et encore bienspcifiquement moderne. Il ne faut voir l, le plus souvent, que le besoin de se parerdun titre effet ou la volont den imposer aux nafs ; mais, mme si lon envisage

    le cas le plus favorable, cest--dire si lon admet que la constitution de quelques-unes de ces groupements procde dun dsir sincre de se rattacher idalement aux Rose-Croix, ce ne sera encore l, au point de vue initiatique, quun pur nant. Ceque nous disons sur cet exemple particulier sapplique dailleurs pareillement toutesles organisations inventes par les occultistes et autres no-spiritualistes de toutgenre et de toute dnomination, organisations qui, quelles que soient leursprtentions, ne peuvent, en toute vrit, tre qualifies que de pseudo-initiatiques ,car elles nont absolument rien de rel transmettre, et ce quelles prsentent nestquune contrefaon, voire mme trop souvent une parodie ou une caricature de

    linitiation1

    .

    1 Des investigations que nous avons d faire ce sujet, en un temps dj. lointain, nous ont conduit uneconclusion formelle et indubitable que nous devons exprimer ici nettement, sans nous proccuper des fureurs quellepeut risquer de susciter de divers cts : si lon met . part le cas de la survivance possible de quelques raresgroupements dhermtisme chrtien du moyen ge, dailleurs extrmement restreints en tout tat de cause, cest un faitque, de toutes les organisations prtentions initiatiques qui sont rpandues actuellement dans le monde occidental, ilnen est que deux qui, si dchues quelles soient lune et lautre par suite de lignorance et de lincomprhension delimmense majorit de leurs membres, peuvent revendiquer une origine traditionnelle authentique et une transmission

    initiatique relle ; ces deux organisations, qui dailleurs, vrai dire, nen furent primitivement quune seule, bien qubranches multiples, sont le Compagnonnage et la Maonnerie. Tout le reste nest que fantaisie ou charlatanisme, mmequand il ne sert pas dissimuler quelque chose de pire ; et, dans cet ordre dides, il nest pas dinvention si absurde ousi extravagante quelle nait notre poque quelque chance de russir et dtre prise au srieux, depuis les rveries

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    Ajoutons encore, comme autre consquence de ce qui prcde, que, lors mmequil sagit dune organisation authentiquement initiatique, ses membres nont pas lepouvoir den changer les formes leur gr ou de les altrer dans ce quelles ont dessentiel ; cela nexclut pas certaines possibilits dadaptation auxcirconstances, qui dailleurs simposent aux individus bien plutt quelles ne driventde leur volont, mais qui, en tout cas, sont limites par la condition de ne pas porter

    atteinte aux moyens par lesquels sont assures la conservation et la transmission delinfluence spirituelle dont lorganisation considre est dpositaire ; si cettecondition ntait pas observe, il en rsulterait une vritable rupture avec la tradition,qui ferait perdre cette organisation sa rgularit . En outre, une organisationinitiatique ne peut valablement incorporer ses rites des lments emprunts desformes traditionnelles autres que celle suivant laquelle elle est rgulirementconstitue1 ; de tels lments, dont ladoption aurait un caractre tout artificiel, nereprsenteraient que de simples fantaisies superftatoires, sans aucune efficacit aupoint de vue initiatique, et qui par consquent najouteraient absolument rien de rel,

    mais dont la prsence ne pourrait mme tre, en raison de leur htrognit, qu unecause de trouble et de dsharmonie ; le danger de tels mlanges est du reste loindtre limit au seul domaine initiatique, et cest l un point assez important pourmriter dtre trait part. Les lois qui prsident au maniement des influencesspirituelles sont dailleurs chose trop complexe et trop dlicate pour que ceux quinen ont pas une connaissance suffisante puissent se permettre impunmentdapporter des modifications plus ou moins arbitraires des formes rituliques otout a sa raison dtre, et dont la porte exacte risque fort de leur chapper.

    Ce qui rsulte clairement de tout cela, cest la nullit des initiatives

    individuelles quant la constitution des organisations initiatiques, soit en ce quiconcerne leur origine mme, soit sous le rapport des formes quelles revtent ; et lonpeut remarquer ce propos que, en fait, il nexiste pas de formes rituliquestraditionnelles auxquelles on puisse assigner comme auteurs des individusdtermins. Il est facile de comprendre quil en soit ainsi, si lon rflchit que le butessentiel et final de linitiation dpasse le domaine de lindividualit et sespossibilits particulires, ce qui serait impossible si lon en tait rduit des moyensdordre purement humain ; de cette simple remarque, et sans mme aller au fond deschoses, on peut donc conclure immdiatement quil y faut la prsence dun lment

    non-humain , et tel est bien en effet le caractre de linfluence spirituelle dont latransmission constitue linitiation proprement dite.

    occultistes sur les initiations en astral jusquau systme amricain, dintentions surtout commerciales , des

    prtendues initiations par correspondance !1 Cest ainsi que, assez rcemment, certains ont voulu essayer d introduire dans la Maonnerie, qui est uneforme initiatique proprement occidentale, des lments emprunts des doctrines orientales, dont ils n avaientdailleurs quune connaissance tout extrieure ; on en trouvera un exemple cit dansLEsotrisme de Dante, p. 20.

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    CHAPITRE VI

    SYNTHSE ET SYNCRTISME

    Nous disions tout lheure quil est non seulement inutile, mais parfois mmedangereux, de vouloir mlanger des lments rituliques appartenant des formestraditionnelles diffrentes, et que dailleurs ceci nest pas vrai que pour le seul

    domaine initiatique auquel nous lappliquions tout dabord ; en effet, il en est ainsi enralit pour tout lensemble du domaine traditionnel, et nous ne croyons pas sansintrt denvisager ici cette question dans toute sa gnralit, bien que cela puissesembler nous loigner quelque peu des considrations se rapportant plus directement linitiation. Comme le mlange dont il sagit ne reprsente dailleurs quun casparticulier de ce qui peut sappeler proprement syncrtisme , nous devronscommencer, ce propos, par bien prciser ce quil faut entendre par l, dautant plusque ceux de nos contemporains qui prtendent tudier les doctrines traditionnellessans en pntrer aucunement lessence, ceux surtout qui les envisagent dun point du

    vue historique et de pure rudition, ont le plus souvent une fcheuse tendance confondre synthse et syncrtisme . Cette remarque sapplique, dune faontout fait gnrale, ltude profane des doctrines de lordre exotrique aussibien que de celles de lordre sotrique ; la distinction entre les unes et les autres y estdailleurs rarement faite comme elle devrait ltre, et cest ainsi que la soi-disant science des religions traite dune multitude de choses qui nont en ralit rien de religieux , comme par exemple, ainsi que nous lindiquions dj plus haut, lesmystres initiatiques de lantiquit. Cette science affirme nettement elle-mmeson caractre profane , au pire sens de ce mot, en posant en principe que celui quiest en dehors de toute religion, et qui, par consquent, ne peut avoir de la religion(nous dirions plutt de la tradition, sans en spcifier aucune modalit particulire)quune connaissance tout extrieure, est seul qualifi pour sen occuper scientifiquement . La vrit est que, sous un prtexte de connaissancedsintresse, se dissimule une intention nettement antitraditionnelle : il sagit dune critique destine avant tout, dans lesprit de ses promoteurs, et moinsconsciemment peut-tre chez ceux qui les suivent, dtruire toute tradition, en nevoulant, de parti pris, y voir quun ensemble de faits psychologiques, sociaux ouautres, mais en tout cas purement humains. Nous ninsisterons dailleurs pasdavantage l-dessus, car, outre que nous avons en dj assez souvent loccasion den

    parler ailleurs, nous ne nous proposons prsentement que de signaler une confusionqui, bien que trs caractristique de cette mentalit spciale, peut videmment existeraussi indpendamment de cette intention antitraditionnelle.

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    Le syncrtisme , entendu dans son vrai sens, nest rien de plus quunesimple juxtaposition dlments de provenances diverses, rassembls du dehors ,pour ainsi dire, sans quaucun principe dordre plus profond vienne les unifier. Il estvident quun tel assemblage ne peut pas constituer rellement une doctrine, pas plusquun tas de pierres ne constitue un difice ; et, sil en donne parfois lillusion ceuxqui ne lenvisagent que superficiellement, cette illusion ne saurait rsister un

    examen tant soit peu srieux. Il nest pas besoin daller bien loin pour trouverdauthentiques exemples de ce syncrtisme : les modernes contrefaons de latradition, comme loccultisme et le thosophisme, ne sont pas autre chose au fond1 ;des notions fragmentaires empruntes diffrentes formes traditionnelles, etgnralement mal comprises et plus ou moins dformes, sy trouvent mles desconceptions appartenant a la philosophie et la science profane. Il est aussi desthories philosophiques formes peu prs entirement de fragments dautresthories, et ici le syncrtisme prend habituellement le nom d clectisme ; mais cecas est en somme moins grave que le prcdent, parce quil ne sagit que de

    philosophie, cest--dire dune pense profane qui, du moins, ne cherche pas sefaire passer pour autre chose que ce quelle est.

    Le syncrtisme, dans tous les cas, est toujours un procd essentiellementprofane, par son extriorit mme ; et non seulement il nest point une synthse,mais, en un certain sens, il en est mme tout le contraire. En effet, la synthse, pardfinition, part des principes, cest--dire de ce quil y a de plus intrieur ; elle va,pourrait-on dire, du centre la circonfrence, tandis que le syncrtisme se tient lacirconfrence mme, dans la pure multiplicit, en quelque sorte atomique , et dedtail indfini dlments pris un un, considrs en eux-mmes et pour eux-mmes,

    et spars de leur principe, cest--dire de leur vritable raison dtre. Le syncrtismea donc un caractre tout analytique, quil le veuille ou non ; il est vrai que nul neparle si souvent ni si volontiers de synthse que certains syncrtistes , mais cela neprouve quune chose : cest quils sentent que, sils reconnaissaient la nature relle deleurs thories composites, ils avoueraient par l mme quils ne sont les dpositairesdaucune tradition, et que le travail auquel ils ne sont livrs ne diffre en rien de celuique le premier chercheur venu pourrait faire en rassemblant tant bien que mal lesnotions varies quil aurait puises dans les livres.

    Si ceux-l ont un intrt vident faire passer leur syncrtisme pour unesynthse, lerreur de ceux dont nous parlions au dbut se produit gnralement ensens inverse : quand ils se trouvent en prsence dune vritable synthse, ilsmanquent rarement de la qualifier de syncrtisme. Lexplication dune tulle attitudeest bien simple au fond : sen tenant au point de vue le plus troitement profane et leplus extrieur qui se puisse concevoir, ils nont aucune conscience de ce qui est dunautre ordre, et, comme ils ne veulent ou ne peuvent admettre que certaines chosesleur chappent, ils cherchent naturellement tout ramener aux procds qui sont laporte de leur propre comprhension. Simaginant que toute doctrine est uniquementluvre dun ou de plusieurs individus humains, sans aucune intervention dlments

    1 Cf.Le Rgne de la Quantit et les Signes des Temps, ch. XXXVI.

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    suprieurs (car il ne faut pas oublier que cest l le postulat fondamental de toute leur science ), ils attribuent ces individus ce queux-mmes seraient capables de faireen pareil cas ; et il va dailleurs sans dire quils ne se soucient aucunement de savoirsi la doctrine quils tudient leur faon est ou nest pas lexpression de la vrit, carun