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Gradhiva (2005) Autour de Lucien Sebag ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Bruno Karsenti L’expérience structurale ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Bruno Karsenti, « L’expérience structurale », Gradhiva [En ligne], 2 | 2005, mis en ligne le 10 décembre 2008, consulté le 22 juillet 2015. URL : http://gradhiva.revues.org/485 Éditeur : Musée du quai Branly http://gradhiva.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://gradhiva.revues.org/485 Document généré automatiquement le 22 juillet 2015. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. © musée du quai Branly

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Etude de Marxisme et structuralisme par Lucien Sebag

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  • Gradhiva2 (2005)Autour de Lucien Sebag

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    Bruno Karsenti

    Lexprience structurale................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueBruno Karsenti, Lexprience structurale, Gradhiva [En ligne], 2|2005, mis en ligne le 10 dcembre 2008,consult le 22 juillet 2015. URL: http://gradhiva.revues.org/485

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    Bruno Karsenti

    Lexprience structuralePagination de ldition papier : p. 89-107

    1 Marxisme et structuralisme parat en 1964, soit la mme anne que le premier volumedes Mythologiques de Claude Lvi-Strauss, uvre prpare par un travail collectif dontLucien Sebag fut lun des principaux acteurs. En dpit de ce que son titre pourrait laissercroire, louvrage na rien dun manifeste. Au fil dune rflexion dune rare intensit,Sebag fait littralement merger le structuralisme, ou plus exactement sa propre version dustructuralisme, comme laboutissement dune exprience de pense quaucune tiquette nepeut capturer. Imprgn de la pratique des sciences humaines, Marxisme et structuralisme estau sens fort du terme un livre de philosophie. Il lest par son style, sa mthode, son objet et,pourrait-on ajouter, sa solitude. Solitude de son laboration, que traduit lirruption du jedans les premires et dernires lignes qui encadrent un texte do il sest continment absent.Solitude aussi dans le contexte ditorial clatant du milieu des annes 1960, au sein duquel lelivre de Sebag, le seul paru de son vivant, se singularise par sa tournure philosophique mme1.

    2 Est-ce dire que le structuralisme aurait, sinon trouv, du moins cherch en Sebag saphilosophie? Le croire serait se mprendre sur le sens dune catgorie dont la validit esttout entire suspendue aux dveloppements de certains savoirs positifs, et qui nattend pas delclaircissement dun socle spculatif le temps de sa fondation. De cela, Sebag, ethnologueet philosophe, est pleinement conscient. Aussi cherchera-t-on en vain dans Marxisme etstructuralisme lexposition dune illusoire philosophie structurale. Distingu du marxismepar un cart dfinitif dont on doit valuer le cot, le structuralisme apparat plutt commeune thique de la pense2 centre sur la rsolution du problme pos, dans la conjoncturehistorique qui est la ntre, par lnonciation et la mise en uvre dune articulation cohrentede la pense et de laction. Ce problme, Sebag le soulve brusquement, ds louverture, etil est remarquable quil le fasse en premire personne: Le premier pas seul est dcisif: dudiscours et de la violence, du chaos affectif ou de la raison, que dois-je choisir? Demble,le texte impose au lecteur un respect peu commun pas simplement de ladmiration, mais uneexigence imprieuse, celle de se hisser ce que lauteur a voulu vivre en choisissant dentrerdans ce quil nomme le discours, oppos toute autre forme de vie, quelle quelle soit.La dcision philosophique se concrtise dans ce tout premier choix, radical. Choix qui estcelui de lcriture, cest--dire du livre lui-mme: Une fois cette question initiale rsolue et elle lest puisque jcris ce qui en dcoule se laisse clairement penser. (MS: 7) Endcidant de se donner la mort un an plus tard, lge de trente et un ans, Sebag devait choisirde ne plus crire, de quitter le plan dexistence de lcriture o il stait rsolument, mais aussiarbitrairement situ. De fait, le choix du discours, le premier pas, reste arbitraire et cela,semble dire Sebag, je le sais. Dans cette suspension et dans le geste qui la rompt, le discourstrouve la seule impulsion quil puisse avoir. En lui-mme, il nen est pas pour autant fragilis,puisque son ordre propre sengendre avec la force du ncessaire, circonscrit tout entier le sujetqui sengage en lui. Mais ce mme sujet garde la mmoire de la sparation et de larbitraire quiy a prsid. Voil tout ce que peut dire celui qui na pas connu Sebag, du moins dans cette autrevie quil navait pas choisie. Et lorsquil referme son livre, cest pour mesurer ce que Lvi-Strauss a appel une perte irrparable3 non seulement en raison de la valeur intrinsque dudiscours tenu, mais surtout du silence qui sen est suivi, Sebag ayant illumin le structuralismedun clair dont il faut bien dire quaucun autre aprs lui na recueilli la lumire propre.

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    Chaco paraguayen, septembre-novembre1963. Ayor au retour de la rcolte de caraguat,plante textile trs utilise.

    Laboratoire danthropologie sociale, fonds Sebag

    Quest-ce quune socit? Le problme de Rousseau3 Quest-ce qui, dans la pense moderne, rend invitable la rencontre de la philosophie et des

    sciences humaines, cest--dire contraint la premire non pas tant se fondre dans les secondesqu affronter le questionnement qui les porte? Le second pas, le premier se situant danslordre du discours, doit consister revenir sur ce lien dans le moment o il se noue. SelonSebag, la pense politique moderne et les sciences de lhomme ont leur origine commune dansRousseau. Linterprtation prend le contre-pied de celle de Leo Strauss dans Droit naturel ethistoire (MS: 12): loin que Rousseau ait suggr un possible retour ltat de nature, loinmme quil ait puis dans une nature premire les critres dvaluation, voire de condamnation,des diffrentes formes que prend la vie en socit, le concept de nature recouvre ses yeux cedont nous sommes irrmdiablement sortis, et dont larrachement constitue notre inluctablecondition. Depuis lors, la pense politique procde de lexprience dune scission dont il nesagit plus de souhaiter la rsorption. Lordre naturel cesse dfinitivement de faire office derfrence pour ldification dune socit juste, et cest de la cassure introduite entre nature etsocit quil faut partir, sans espoir de retour ou de restauration (MS: 15). Mais une fois quelon a dit cela, la singularit de Rousseau nest encore perue qu demi: elle apparat surtoutdans la manire dont la cassure est comprise. Rompre avec la nature, cest entreprendre defonder la socit lintrieur delle-mme; mais cest, plus essentiellement encore, indiquerce qui inquite une telle fondation, ce qui la problmatise, appelant ainsi la formation dunnouveau discours plus apte la dcrire. Cest l que la science de lhomme prend naissance,trouve son problme constitutif et simpose comme la voie de sa rsolution.

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    4 Quelle sera la forme de ce discours? De la position rousseauiste, on aurait tort de conclure quetout principe politique est dsormais impensable et quun empirisme sociologique peut seulsuccder la vision ancienne. Si la socit est dsormais suspendue dans le vide (MS: 15),elle nest pas pour autant dissmine, voue un chaos que seul un pouvoir hypostasi seraiten mesure de juguler. Surtout, elle nest pas pour autant rendue inconsistante. Au contraire,on peut dire que cest elle qui occupe dsormais le premier plan, quelle dfinit le seul niveaude ralit auquel le questionnement politique puisse lgitimement se rapporter. Prenant actede leffondrement de lordre des perfections, renonant toute fondation transcendante desnormes, un nouveau dfi se profile pour une pense politique authentique, celle qui consisteen un discours visant dire ce qui est, cet tre que, par ailleurs, lactivit politique sedonnera pour tche de faire exister (MS: 9). Il sagit de penser une normativit compltementimmanente lordre social, selon laquelle celui-ci se dploie prcisment comme un ordre.Lessence du social devient ce centre de gravit quil faut maintenant rejoindre. Mais sitel est bien lobjectif, que devient larticulation de la pense et de laction o la philosophiepolitique a son vrai sens ? Si nous avons quitt la nature, si toute lvocation du secondDiscours na dautre but que de nous faire accder ce que nous ne sommes plus, ne pouvonsplus tre, et sans doute navons jamais t, si la plonge dans ltre du social est au prix de cedeuil apparent et de cette purification relle qui nous rendent notre vraie corruption, pourquoila restitution des faits ne suffirait-elle pas? Si le discours philosophique vise dire ce qui est,et sy tient dautant plus fermement que cet tre mme nest plus chercher en retrait de la vierelle des individus socialiss, comment comprendre que par ailleurs une activit politiquesoit requise en conformit avec ce qui a t pens?

    5 Par ailleurs: cest l le gouffre que Sebag voit se creuser dans le contexte post-rousseauistequi est encore le ntre. Les doutes sur lengagement communiste4, la critique du stalinismeet sa remonte jusquaux principes du socialisme rel, dans le sillage de Socialisme oubarbarie, sont sans doute pour beaucoup dans la reprise du problme politique effectue dansMarxisme et structuralisme. Il reste que cest en conduisant une gnalogie indite de laphilosophie politique moderne que les racines du problme sont mises nu et que le travailde reconstruction peut tre relanc. Quelle est, pour nous, la question politique cruciale? Ilest clair que sa forme ne peut tre que la suivante : quest-ce quune socit? Non pas :comment se construit-elle gntiquement, partir de ce qui nest pas elle, mais plutt :comment sengendre-t-elle partir delle-mme, comment compose-t-elle une ralit rgieselon un ordre propre? En suivant cette interrogation, la rflexion sinstalle rsolument dansle champ des sciences humaines. Mais la question de leur porte est aussi immdiatementsouleve. La primaut du savoir thorique sur toute perspective normative, en effet, na pluslvidence qui tait la sienne lorsque lobjet de ce savoir se trouvait par avance isol, constitusur un autre plan que celui des champs de positivit o se manifeste la vie sociale. Entre lessciences humaines et la philosophie politique, un lien intrieur sest tiss qui remet en cause lasubordination de la pratique la thorie, ou du moins lui impose de se redfinir en profondeur.Telle est la tche que se donne Sebag, sur la ligne o se succdent, comme diffrents niveauxdlaboration du problme de Rousseau, les figures de Friedrich Hegel, de Karl Marx et deLvi-Strauss.

    6 Profondment, il sagit de penser la politique, et de la penser prcisment comme cette formedactivit o la pense est engage en son nom propre, la hauteur de ce quelle pense. Orsi cela est encore possible, cest que, justement, la pense du social laquelle la philosophiepolitique est dsormais assigne demeure la pense dune essence. Ou encore, le fait quunordre soit pens mme la ralit sociale ne change rien au fait quil est prcisment pens,quil fait lobjet dune saisie spculative qui lpure ncessairement de sa gangue empirique.Lextrme difficult de la pense politique moderne tient alors la modalit paradoxale souslaquelle elle comprend cette abstraction. Car lordre du social se refuse toute transposition surun autre plan que celui o il opre rellement. Il ne rside pas ailleurs que dans le social, sanspour autant se confondre avec sa pure et simple manifestation phnomnale, sans se rsorberdans sa pure existence.

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    7 On peut le dire autrement: de Rousseau Lvi-Strauss, en passant par Hegel et Marx, uneligne se prolonge o la ralit propre du concept se dcouvre et se dveloppe mme laralit effective. On distinguera alors, clairant en retour lalternative initiale o senracinelexprience de Sebag, deux versions de la politique: lune qui vise la domination, la puissance,lexercice du pouvoir, et qui reste donc trangre au choix dpartageant la violence et lediscours. Lautre, o le choix du discours est suppos fait, et o laction ne peut se comprendreque comme mode de ralisation du concept que la ralit porte en elle. En ce second sens,cest bien larticulation de la politique un certain savoir thorique qui savre primordiale.Mais ce savoir, dans les conditions nouvelles quon a releves, vacille sur ses bases. Ou plutt,il court le risque dune dispersion, voire dun dlitement de son contenu objectif. En effet,lessence du social est une expression qui confine la contradiction, non seulement enraison de la diversit des formes sociales existantes, mais surtout parce que chacune dellesvoudrait maintenant constituer son propre niveau dvaluation. ce dfi quil a t le premier mesurer, Rousseau na pu rpondre quen reculant dun pas, ou du moins en prenant unevoie qui scarte du projet spculatif quil avait amorc. En affirmant que toute forme de viesociale suppose la possibilit dune rciprocit qui trouve son quivalent sur le plan juridiquedans lide de contrat social5, il relgue la diversit des socits au second plan, se rendcoupable dune homognisation, marquant du sceau de labsolu les valeurs autour desquellessorganise le schme contractuel.

    8 De sorte que cest plutt dans Hegel quil faut lire les effets vritables du sisme rousseauiste.Prcisons quil sagit du Hegel de la Phnomnologie de lesprit, introduit par AlexandreKojve, traduit et comment par Jean Hyppolite. Du reste, Kojve nindiquait-il pas, par unetorsion interprtative dlibre, que le sens de luvre hglienne tient dans sa dimensionanthropologique ? Plus encore, la Phnomnologie, avec lexprience quelle suppose, nepeut-elle tre considre comme un livre dethnologie avant la lettre? En 1951, dans lunedes toutes premires critiques de loptique structurale expose par Lvi-Strauss, et selon uneperspective phnomnologique qui doit plus Husserl qu Hegel, Claude Lefort navait pashsit lire LEssai sur le don de Marcel Mauss la lumire de la lutte pour la reconnaissance6. son tour, Sebag fait prcder de prmisses hgliennes ce quil comprend commele procs de constitution des sciences de lhomme. Mais cest, loppos de Lefort, pourreconnatre leur point dorgue dans le structuralisme lui-mme, reconduit son acte thoriqueessentiel.

    De Hegel Marx. Sens et totalit9 Dans la Phnomnologie de Hegel, la question de la varit des univers culturels est porte

    son comble, mais sans que le principe dune unit de signification soit rpudi. La possibilitdun tel discours tient dabord au moment indit dans lequel il prend place. La Phnomnologiesingularise lextrme la situation moderne : elle la plonge dans un temps instable ettransitoire, o lesprit se reconnat dans son autre, cest--dire dans lensemble des figuresquil a traverses pour en arriver cette extrmit de son dveloppement qui autorise sonultime reprise. Sebag insiste cependant sur un point: cest que ce projet suppose dabord etle sens du prsent, dans son caractre transitoire, rside exactement en cela lpreuve duneinadquation fondamentale, dun dcalage log au cur mme de la ralit. Les figures sontautant de mondes diffrents, mais restitus du point de vue du prsent, et donc sous langle dudsquilibre qui les porte, de lcartlement chaque fois prouv entre ltre de lesprit et lemonde particulier dans lequel il sest incarn. Pour cette raison mme, la Phnomnologie nepeut se laisser rduire lun de ces romans dducation chers au XVIIIe sicle (MS: 25). Auregard de la conscience, le parcours quelle dcrit ne se rsume pas leffondrement de sescertitudes, mais surtout lpreuve rpte quelle fait de cet espace constamment rouvertentre ce qui se dit et ce qui est. Lindividu, chaque moment, est demble autre quil ne se dit:lorsquil saffirme tel ou tel, ce ne peut plus tre alors que sur un plan idologique (MS:28). Le temps de transition vers une dernire identit est un temps de crise: celui, justement,o aucune identit ne rsiste la scission entre lindividu et son monde, entre la conscience etlobjet qui lui fait vis--vis, entre la pense et ce quelle pense (MS: 30). Certes, un travail de

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    mmoire est dsormais possible, qui relie entre elles ces diffrentes expriences et les rattacheau prsent pour lequel elles prennent sens. Mais de cette mmoire, il ne faut pas attendre plusque ce quelle peut donner. En outre, il serait parfaitement illusoire de la convertir en uneprsence soi reconquise:

    Une certaine immdiatet de lobjet sen trouve jamais impossible; et entre ce que je saiset ce que je suis sinstaure un dcalage dfinitif. Aussi lAbsolu est-il mmoire et non prsence,souvenir et non existence. Cest en se souvenant que lesprit arrive se connatre lui-mme commeEsprit. Mais cette recollection du pass est savoir et non vie. (MS: 41-42)

    10 La tragdie du savoir absolu ne tient pas seulement au fait de rvler lesprit que sondveloppement a constamment eu lieu sur le mode tragique; elle tient surtout au fait que sarestitution finale accuse dfinitivement lcart entre ce que je sais et ce que je suis. Autrementdit, pas plus quelle nest un point de dpart justifi, lidentification soi ne peut tre posecomme la dernire figure de lhistoire de lesprit, dans lenchanement de ses confrontations lextriorit, de ses rapports son autre o il sest chaque fois reconnu.

    11 Si, dans cette lecture, un authentique souci ethnologique est dores et dj perceptible, cestparce quy apparaissent deux mouvements qui, loin dtre contradictoires, sont comme lesreflets inverss dune mme tendance: arrachement et identification, destitution du moi etreconnaissance de lautre comme un autre soi. On sen souvient, cest en sefforant de dcrirela cohrence de ce double geste que Lvi-Strauss avait retrouv dans Rousseau limpulsionoriginaire de la science de lhomme7. Reprenant cette gnalogie, Sebag en modifie lestraits : dabord, comme on la vu, en insistant sur ce quil juge tre laporie rousseauistedu contractualisme; ensuite en faisant de Hegel le rvlateur de la vrit fondamentale durousseauisme et cela prcisment jusque dans sa critique du formalisme contractuel. Cestque, si leffort est celui de penser la socit de faon immanente, sans recours une normativitextrieure, il nest conduit quau prix dun renoncement limmdiatet, quelle tienne lacertitude du cogito ou au repli culturel sur un systme de valeurs dtermin. La situation delindividu moderne telle que la prsente lhglianisme, de ce point de vue, prfigure celle delethnologue, porteur privilgi dune forme de questionnement qui ne pouvait natre qu cestade de la vie de lesprit. Considres selon le type de dissymtrie quelles actualisent, lesdiffrentes figures socioculturelles deviennent lisibles selon un mme schme. Plus encore,elles deviennent convertibles les unes dans les autres. Or si ces formes empiriques peuvent treainsi disposes lanalyse, cest que le questionnement qui leur est adress, celui de leur ordrepropre, procde dun lieu o lassurance de lidentit a t par avance djoue. Lethnologieest sans conteste une science du prsent non seulement au sens o le prsent est son objet, oelle se dploie sur un plan synchronique, mais aussi au sens o elle nest possible que depuisle prsent, limage de la Phnomnologie elle-mme.

    12 Mais de nouveau, le dfi est pressenti sans tre vraiment relev, et la philosophie politiquese recompose en se dtournant du risque quune science du social lui fait encourir. CommeRousseau, Hegel a recours une stratgie de repli, et tout le mrite de Marx sera de lavoircompris. De nouveau, le social est coup de lui-mme par hypostase de la sphre politique. Etsil ne sagit plus, comme chez Rousseau, de restaurer le pur principe de laccord des volontslibres, lintention ne saffirme pas moins de rsorber le dcalage avr dans lordre de la socitcivile un niveau qui nest plus exactement le sien: celui de ltat, lieu dune rconciliationqui, sans annuler les disparits internes lordre social, permet nanmoins quil se dploiecomme un ordre. Cest pourquoi la critique marxienne touche juste en attaquant lhglianismepar le biais du droit politique. La sparation de ltat et de la socit civile nenferme passeulement une totalisation dplace, produite par un systme de mdiations dont le principe estprojet au dehors et en surplomb. Elle implique surtout une parcellisation de la socit, chaquepartie se trouvant incapable de penser et de produire son propre niveau son intgration autout. La socit, littralement, est un terme qui na de sens que rflchi dans et par ltat. Et sisa complexit est restitue, cest pour tre immdiatement nie, du moins dans son caractrede totalit constitue de faon pleinement immanente.

    13 Jamais, avant Marx, le concept de socit navait t investi dune telle charge : non passimplement exprimer un ordre, ni mme seulement le produire, mais le penser et le produire

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    le produire en le pensant et le penser en le produisant. Affranchie des formes de scientismeet de dogmatisme qui sont venues la recouvrir, la signification du marxisme tient dansson rejet de toute hypostase non seulement celle du politique ou du religieux, mais aussi etsurtout celle de lconomique. En dautres termes, le propre de Marx, comme Gyrgy Lukacsfut le premier le comprendre8, est ladoption du point de vue de la totalit . Par l,la philosophie de Marx se conoit en excs par rapport aux connaissances positives quonpeut tirer delle, ses applications dans les domaines de lhistoire et de la sociologie. Elleintroduit une rationalit suprieure, dont le principe a dabord consist poser la totalitcomme catgorie essentielle dans lapprhension des faits sociaux (MS : 58). Telle est laconcession quil faut faire Jean-Paul Sartre, en cho Lvi-Strauss dans La Pense sauvage.La Critique de la raison dialectique a eu cela de salutaire quelle a su rompre avec le pseudo-rationalisme qui a prsid nombre de prsentations du marxisme en reconnaissant quunephilosophie dialectique nest concevable que si le sujet qui pose une telle philosophie est lui-mme dialectique (MS: 59). En somme, lanthropologie structurale retrouve l son projet:rendre la pense sa puissance propre, comme dpassement des totalits quelle construit. Laquestion est alors de savoir o rside cette puissance, et ce quon peut exactement en attendre.On sait que le tort de Sartre, selon Lvi-Strauss, est de lavoir cherche trop loin, ou trop prs:trop loin, dans une raison dialectique injustement coupe de lopration analytique elle-mmeet de leffort qui sy marque de transcender les cadres quelle a elle-mme tracs; trop prs,dans le sujet individuel institu en transcendance de repli, dont lopposition lautre et aumonde est postule pour tre ensuite artificiellement surmonte.

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    Kilome, du clan Dossap, filant une cordelette. Cucani, haut Paraguay, 2000.

    Salvatore DOnofrio

    14 Pour Sebag, le dbat avec Sartre ne mrite dtre repris que parce quil traduit un dbat plusfondamental avec Marx. Le pas dcisif que celui-ci fait franchir la science de lhomme nestpas dans le dvoilement de la base matrielle qui sous-tend lensemble des pratiques sociales,mais dans le fait de faire concider la reprise synthtique de cet ensemble, sa totalisation,avec une certaine exprience sociale elle-mme synthtique, reconduite lactivit du travailtel que son dveloppement dans la socit capitaliste a pu en rvler la fonction gnrale desocialisation. Cest dans cette perspective quil faut comprendre le rle crucial de la critiquede lconomie politique dans le marxisme, qui vient rpondre la critique antrieure du droit

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    politique hglien. Elle nest pas une affirmation du primat de la dtermination conomique,ni un nouveau causalisme dans lexplication des faits sociaux, mais elle reprsente unecomprhension indite de ces faits partir de leur centre, lequel peut dsormais tre situ ausein mme de lactivit des hommes comme une certaine dimension de cette activit qui sedvoile finalement eux comme la double vrit de leur tre social et de ltre du social. Lecapitalisme, en oprant le passage de la multiplicit qualitative des travaux concrets lunitquantitative du travail abstrait, a transform la production en production des producteurs eux-mmes. Ds lors, un rapport indit la vrit sen trouve dtermin, lactivit productivedevenant le lieu vridique auquel toutes les apparences peuvent tre rfres (MS: 63).De sorte que le dchirement du voile est rendu possible par le devenir social lui-mme lecapitalisme ntant au fond rien dautre que le devenir socit de la socit, selon la formulede Lukacs qui avait dj retenu lattention de Maurice Merleau-Ponty9.

    15 Il y a donc bien une science dans le marxisme, et cette science peut prtendre mieux que nulleautre par le pass au titre de science de lhomme. Mais il faut ajouter quelle est dembleau-del de la connaissance scientifique au sens strict celle qui procde analytiquement etsattache des champs de positivit circonscrits et dlimits, socialement et historiquement.Surtout, elle concide avec le dveloppement mme de lexistence humaine, elle vient seconfondre avec la vie des hommes, rendant absolument insparables la thorie et la pratique,et les unifiant dans la rationalit suprieure de la praxis dont laccs est dsormais ouvert.

    16 Dira-t-on que le marxisme se rend coupable de socio-centrisme, instituant la socit capitalisteen clef de lhistoire universelle qui ne devient intelligible que par projection de critresparticulariss et situs? Ce serait, une fois encore, perdre le fil de la pense de Marx en suivantle rationalisme troit qui a pu se rclamer de lui. Ce serait surtout droger au point de vuede la totalit. Dans sa lecture de Marx, Sebag prend soin dindiquer que lopposition entresocit capitaliste et socits prcapitalistes ne vise qu mieux tracer les traits de la premire, mieux dterminer sa cohrence interne, et que sa valeur heuristique pour ltude des secondesest pour ainsi dire nulle (MS: 65). Il faut aller plus loin: dire que la socit industrielle estbien le centre de lhistoire que nous vivons nimplique aucun volutionnisme de principe, endpit de ce que semblent indiquer certaines professions de foi darwiniennes. Car ce qui permetalors que, du suprieur, on revienne linfrieur, cest seulement que le suprieur doit sonstatut au fait quil atteste pour la premire fois dans lhistoire la prise en charge tant thoriqueque pratique de la dimension mme de la socialit (MS: 73), la capacit pour lhommede prendre son compte la vrit de ce tout (MS: 59), et par consquent la possibilit demesurer, laune de cette vrit, ce qui, ailleurs ou autrefois, bloque son affirmation. En cesens, il y a bien dvoilement de la signification des socits autres non par transplantation deconcepts adquats notre mode de production, mais par contrecoup de ce premier dvoilementde lessence du social pour nous, condition dune mise en quation dune multiplicit decultures (MS : 72), cest--dire dune apprhension globale de la socialit o se trouveimplique sa pluralit mme. Aussi la science de lhomme atteint-elle chez Marx un degrdlaboration indit. Avec lui les socits peuvent dsormais apparatre dans leur diversit sansque le dlitement de lessence du social soit craindre. Bien au contraire, cest dans lexactemesure o le social a acquis une unit pour nous, du point de vue singulier de cette socitqui est la ntre et qui a cela de caractristique quelle rend pour la premire fois visible satotalisation immanente et son auto-production, que la pluralit de ses formes est concevable. Ladiffrence radicale entre prcapitalisme et capitalisme nest donc ni conomique, ni historique,ni mme en toute rigueur sociologique. Elle est spculative. Elle tient lmergence duncertain rapport la vrit, qui, exclusif de toute projection des dterminations concrtes dunesocit sur une autre, savre la pierre de touche de toute connaissance possible dans le champdes sciences de lhomme.

    Le dcalage du sens et la fin du secret de la praxis17 Faut-il considrer que le problme de Rousseau est dsormais rsolu? Il le semble, si lon

    admet quavec Marx la disparition de toute normativit extrieure la trame sociale peuttre non seulement proclame, mais aussi comprise de faon consquente, tant entendu

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    que cest en une certaine activit sociale que se concentre la structuration de ce niveau deralit. Mais nest-ce pas trop accorder lopration de dvoilement dont le capitalisme serend contemporain ? La rationalit suprieure quest le marxisme doit sa suprioritau fait quelle nest pas un empirisme. Mais elle la doit aussi et surtout au fait quellenest pas une nouvelle extension du savoir spculatif, ou plutt que la force spculativede sa distinction cardinale emporte avec elle une dimension pratique de transformation dece quelle parvient penser. Science de lhomme, le marxisme ne lest que pour autantquil est thorie rvolutionnaire. Rejoindre la praxis et son sujet concret, le proltariat10 ,cest donc comprendre que le dvoilement capitaliste est aussi et simultanment voilement,transgression de la normativit interne dont il a rendu leffectuation manifeste. Certes, lacritique rvolutionnaire ne sappuiera ds lors que sur ce quelle a mis en vidence et ne serfrera aucun ordre transcendant (MS : 73). On ne quittera plus le plan de la socit.Mais ce nest pas pour se borner reflter spculativement son processus de constitution. Lacritique rvolutionnaire sera assigne clairer simultanment la norme et sa violation, lecapitalisme ntant rien dautre que leur affirmation dans un double geste dexhibition et detravestissement auquel ne peut faire pice quun autre double geste, thorique et pratique, devision du tout et de transformation.

    18 On sait le rle central du secret de la praxis qui, souligne Sebag, ne se livre que dudedans (MS: 83) et reste bien dans cette mesure un secret dans la pense franaise desannes 1950, captive par les analyses de Lukacs et par les conclusions quon pouvait en tirer,en dpit des rtractations de lauteur dHistoire et conscience de classe, pour une critiquedu communisme dtat et des formes de violence quil reconduit, voire invente. En regardde la critique adresse par Althusser toute forme de marxisme humaniste et subjectiviste,linterprtation de Sebag pourra paratre tributaire dune conception dont les rsidus idalistes commencer par lexigence de lier la praxis une vision, et par consquent une ultimefigure de la conscience empchent de percevoir la coupure pistmologique dont procde cesavoir indit que constitue le matrialisme historique. Pourtant, on reconnatra que lobjet deSebag nest autre que la dtermination du statut proprement scientifique du marxisme. Il sagitde savoir si le marxisme, en assumant sa double identit thorique et pratique, est le fondementstable de cette science de lhomme dont la problmatique a commenc de se nouer aveclexigence rousseauiste de penser lordre immanent aux faits humains. Or une telle questionna de sens que si, dans la pense mme de Marx, on repre une dualit de signification dontles gloses de Lukacs, en ce quelles voient dans la praxis la fois le problme et sa solution, netiennent pas compte: dune part une conception de la vrit du social rfre une classe dontlactivit particulire assure une condition de transparence indite; dautre part la constitutiondune science du devenir historique qui, tout en tant coextensive du dveloppement de lasocit capitaliste, nimplique pas pour autant quelle soit capitalise par les hommes de cettesocit (MS: 92). Loriginalit de Sebag, au sein de la tradition interprtative quil prolongeet inflchit, tient en cela: si la rationalit propre au marxisme a bien une certaine ralit, celle-ci doit pouvoir tre dcrite pistmologiquement, indpendamment de la question de savoirpour qui, cest--dire quel sujet, la vrit se dvoile11.

    19 Soit, objectera-t-on, mais la thorie de la praxis exigeait plus: elle ne prsentait pas seulementle proltariat comme un ple de visibilit, le dpositaire dun certain type de reprsentations,mais aussi comme instance active, puissance de transformation, et ces deux aspects ntaientpas sparables12. En marquant la distinction chez Marx entre savoir et sujet, en soulignant queleur ncessaire corrlation nen suppose pas moins quon puisse les penser distinctement, etdonc que ce nouveau savoir soit susceptible dune description comme savoir, indpendammentde sa prsence actuelle au sujet de lhistoire sur lequel pse la charge de sa ralisation, Sebagne veut cependant pas cder ce que le marxisme a acquis en termes de critique radicalede la pense spculative : mais il veut seulement souligner ce que cette critique supposespculativement. Si Marx institue un nouveau rapport la vrit pour le sujet, ce rapport doitpouvoir tre expos comme tel, et le renvoi immdiat au sujet de la praxis ne doit pas vacuerla question de sa cohrence interne, de la forme de la rationalit qui le caractrise. Certes,le marxisme pour Sebag est encore une grande philosophie du sujet ce sujet que par un

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    acte mtaphysique audacieux Marx a plac au cur de toute ralit (MS: 96). Mais porterau jour le savoir quil implique, cela suppose que lon cesse de prendre le sujet pour centrede rfrence, y compris lorsquon le conoit, ainsi que le veut la thorie de la praxis, commedialectiquement constitu. Plus exactement, cela suppose que, revenant au sujet, on envisagece qui en lui est lindice de son propre dcentrement, et dont le concept mme didologie nefait que porter la trace.

    20 La rupture avec la Critique de la raison dialectique et avec la forme de marxisme quellecherchait promouvoir est dores et dj consomme, mais elle lest, trangement, par unapprofondissement de la pense marxienne de la subjectivit. Loin quil faille quitter le sujetpour le plan dsubjectiv de la science de lhistoire quest le matrialisme historique, ou encorepar une caractrisation du mode de production actualis par les socits industrielles, cestdans le sujet, cest--dire dans ses oprations intellectuelles, en somme dans son esprit, quilfaut sefforcer de situer le dcalage sous lequel le savoir est contraint de se donner et denclairer les implications paradoxales: le fait que la vrit du social ne saffirme que dans sapropre distorsion, et quune lisibilit en soit nanmoins possible pour une pense scientifique cest--dire quelle puisse tre reprise en tant que vrit. Du reste, on peut prsenter cettelecture de Marx comme une autre manire de rendre compte du concept de praxis, de le droberjustement son secret. En posant ce concept, le marxisme voudrait surtout affirmer lerefus de limiter lactivit signifiante au seul entendement, le sujet vritable ntant plusle seul sujet de la connaissance auquel la science dans son ensemble fait vis--vis, mais lesujet rel insr dans la socit dont il est membre (MS: 88). cette condition, la praxisindiquerait la fois, pour le sujet, son enracinement historique, et le ncessaire dpassementdu plan subjectif quil reprsente. Loin dtre une nouvelle manire de centrer la subjectivitsur elle-mme, elle indiquerait son propre dcentrement, sous la forme de la non-concidenceentre le sens de lordre social et celui que peut en formuler la conscience historique, rive un ple subjectif quelconque, quand bien mme celui-ci se trouve tre le proltariat. Bref, lemarxisme, sa manire, et lencontre dune tradition exgtique trs vive dans le contextephnomnologique franais, serait essentiellement une pense du dcalage. Telle tait djlinterprtation que Lvi-Strauss, dans La Pense sauvage, objectait Sartre:

    Il nous semble que, de la leon combine de Marx et de Freud, Sartre na retenu quune moiti.Il nous a appris que lhomme na de sens qu la condition de se placer au point de vue du sens;jusque-l, nous sommes daccord avec Sartre. Mais il faut ajouter que ce sens nest jamais lebon: les superstructures sont des actes manqus qui ont socialement russi. Il est donc vain desenqurir du sens le plus vrai auprs de la conscience historique13.

    21 Ce qui peut et doit tre considr comme socialement russi, ce nest rien dautre quelordre social lui-mme, ce que Sebag appelait la normativit interne du social, laquellese dploie comme un ordre. De Rousseau Hegel et Marx et, il faut ajouter, SigmundFreud la pense a progressivement dgag son objet: Les pages qui suivent peuvent doncse prsenter comme une rflexion sur lide dordre. (MS: 95). Or cet ordre, sil est bienlordre du sens, ne se confond pas avec le sens pour une conscience, quel que soit le plehistorico-social quon lui assigne. Ce quil faut tirer du marxisme, sa signification vritableque le concept didologie sefforce dexprimer, cest que le sens pour elle nest jamais le bonsens, prcisment parce quil ne sinstitue que sur la base de sa dviation, de son ratage. Oncomprend alors que la solution de lcart ouvert initialement par Rousseau nest pas chercherdans sa rsorption. Les sciences de lhomme nachvent pas dasseoir leurs fondements enidentifiant, dans la socit, le point o celle-ci peut enfin savrer prsente elle-mme, o ellepeut se reprendre dans une relation de transparence, revenir sur soi pour rendre compte de sonauto-production. Elles prennent forme au contraire lorsque la question de la production de sonordre assume une certaine condition dimpossibilit: celle de la dlivrance du sens unitaire dusocial pour un sujet historique donn, quil soit individuel ou collectif.

    22 Une thorie de lidologie nest pas concevable indpendamment dune thorie du discours.Plus exactement, elle doit tre en mesure de penser conjointement affirmation et distorsion dusens au plan du discours, et cela prcisment afin de dchiffrer cette distorsion, sans prjugerdu niveau auquel saccomplira ce dchiffrement sans poser au pralable la question pour

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    qui?, laquelle suppose le problme dj rsolu. Or cest l la principale carence du marxisme,et lon peut craindre quelle soit irrmdiable. La preuve de cette carence est selon Sebagla confusion rcurrente dans lexplication marxiste entre la structure qui rgit chaque niveaude la conscience sociale droit, religion, politique, et jusqu la science elle-mme et leprocessus historique qui leur est sous-jacent et est cens rendre compte de leur engendrement(MS: 142). Voulant comprendre lhistoire relle en opposition lhistoricit idologiquementproduite, et par consquent percevant clairement que lenchanement vnementiel doit trereconstitu sur un autre plan que celui de la conscience des sujets historiques que les acteshumains ne soient pas lquivalent de ce quils charrient (MS: 131) ou, comme le disait Lvi-Strauss, que les superstructures soient des actes manqus , le marxisme reste pourtantprofondment attach lide que lexplication repose en premier lieu sur le dvoilement ducontinuum de lhistoire elle-mme. Pourtant, le concept mme didologie exigeait plus: uneabstraction premire, en forme de modlisation, qui installait en premier lieu lanalyse sur unplan synchronique o lconomie propre chaque formation discursive, avec ses distorsionscaractristiques, tait susceptible dapparatre. Ce nest que par ce biais que la spcificitde chaque niveau idologique peut tre dgage, et lhypothse rductrice du reflet vite.En dautres termes, on peut dire quil aura manqu au marxisme la fermet dun parti pris:mesurant la transcendance de lordre du sens et linscrivant dans le concept mme didologie,il na pas t mme dnoncer la thorie requise par ce concept, et a ractiv une formedexplication foncirement inadquate la tendance qui se trouvait prsente dans son projetmme. Et sil a pu favoriser plus ou moins malgr lui un type renouvel de subjectivisme,prtendant accomplir le vu hglien de la transformation de la substance en sujet (MS: 131),ce nest que par leffet de son incapacit originaire distinguer clairement structure et histoire cest--dire reconnatre la singularit de ce qui doit tre pens sous le nom de structure,seule base possible une thorie vritable des idologies, au pluriel et sans uniformisationsommaire.Amajnan et son petit frre Tokoi. En arrire-plan, leur pre Paojni. Campo Loro, Chacocentral, aot 2000.

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    Le dcollement du signifiant23 On dira aussi bien quil a manqu au marxisme lapport linguistique de la rvolution

    saussurienne. Ramene sa porte philosophique vritable, celle-ci impliquait en effet et avanttout le renoncement au mode de pense continuiste que le marxisme, en raison de la causalit

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    historique quil accrdite et de la reprise subjective quil exige, se devait de privilgier.Renoncement qui a lieu sur un double plan: au plan des units linguistiques, cest--dire durapport entre le signifiant et le signifi, et au plan paradigmatique de la langue, cest--diredes systmes de signes considrs dans leur autonomie. Dans chaque cas, une discontinuitest marque qui ne dsigne pas tant la distorsion dun contenu significatif premier que lemode mme par lequel le sens se constitue, indpendamment de toute rfrence un certaincontenu reprsentatif susceptible dtre apprhend subjectivement. Sebag va plus loin: il estrelativement indiffrent au structuralisme que les phnomnes structurels soient conscientsou inconscients14. Ce qui importe en revanche au plus haut point, cest que lon conoive lastructure comme lexige le geste saussurien, laune dune double rupture, interne chaquelment du discours et entre les discours eux-mmes. Lordre du sens est un ordre nivel,marqu par une srie de dissymtries qui ne peuvent en aucun cas tre rduites, mais quidoivent tre parcourues dans larchitecture quelles dessinent. Ds lors, il nest plus possibledadmettre quune structure idologique puisse rvler sa signification au sujet par retour unplan de ralit qui se tiendrait en retrait, de mme quil nest plus possible de parler didologieau singulier, comme si la superstructure dans son ensemble tait susceptible dune lectureunitaire. La co-appartenance releve par Marx de la manifestation et du retrait, de lapparitionet de la distorsion dun certain contenu objectif bref, le paradoxe intrinsque au phnomneidologique ne se comprend qu la condition de cesser de lvaluer laune de ce qui nestpas lui, quil sagisse de la ralit quil reprsente en la dformant ou du ple subjectif pourlequel il se rvle et se drobe simultanment. De la mme manire, il ne se comprend que silon commence par isoler et se fixer pour objet la cohrence interne une formation discursivedonne.

    24 Abstraire un certain niveau de signification, et affranchir celle-ci de son contenu rfrentielet de sa reprise subjective procde dun seul et mme acte : percevoir le dcollementdu signifiant par rapport au signifi qui est le signe le plus marquant de la vieculturelle (MS : 172). Or ce dcollement nest pas un processus secondaire daltrationdune ralit pralablement existante. Ou plutt et cest en somme ce que disait djRousseau, la vision structurale ne faisant ici quexpliciter son intuition fondatrice cestdans cet ordre second que lon est toujours dj plac, ce qui congdie dfinitivement touteproblmatique de loriginaire. On en peroit alors mieux la principale consquence : cestquil faut prendre la mesure de cette subversion permanente du sens qui outrepasse touteaperception subjective, et quil nest pas possible de mettre en rapport avec la vise explicitedes diffrents sujets (MS : 132). Dpossession subjective qui, prcisons-le, dcoule de lamarge dindtermination primordiale que la science du langage creusait en rompant toutrapport univoque entre le son et ce quil signifie (MS : 106) et en rinscrivant le signe titre dlment dun systme o les valeurs se distribuent horizontalement. De sorte que lasubversion nest pas ici accidentelle, ni mme sujette rectification: elle est propre au langageet tout niveau de ralit o quelque chose comme du sens est produit. Et cela parce quelordre du sens est dabord lordre du signifiant, quen lui le sujet est affront lefficiencedu signifiant, son affranchissement et au pouvoir oprant qui caractrise tout systmesmiologique constitu (MS: 132). Que cet affrontement implique pour le sujet le dcrochagede sa tlologie propre, plus encore, quun processus de dralisation prcde sa relation aumonde plutt quil ne lui succde, cest, aux yeux de Sebag, le mrite propre de Jacques Lacande lavoir compris. Car si la ralit, dans ce que la psychanalyse reconnat comme relationdobjet, ne peut tre admise titre X substrat ultime quil faudrait rejoindre en traversantla couche discursive, cest quil ny a rien dans le signifi flux vcu, envies, pulsions qui ne se prsente marqu de lempreinte du signifiant avec tous les glissements de sens quien rsultent et qui constituent le symbolisme15. La question devient alors et elle nest plusde ralit, mais, comme la aussi vu Lacan, de vrit (MS: 256) celle de la description deces glissements de sens pris en eux-mmes et apprhends leur propre niveau, en tant quilssont le lieu mme de la production du sens. Elle devient celle de leur vrit propre, du jeude vrit quils dessinent, sans que leur valuation dpende en dernire analyse dune ralitquils viendraient altrer.

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    25 On touche ici les limites du concept didologie. ce stade pourtant, il ne suffit plus depointer ce qui manque au marxisme. Et si lon doit admettre que ce nest plus dans lesillage du marxisme que le problme soulev par Marx peut tre trait16, il faut encoreclairer ce que le structuralisme apporte en propre, non seulement en redfinissant le planidologique, mais encore en dgageant le sens neuf de ce que veut dire ralit dslors que lautonomisation des phnomnes structurels a t accomplie. Autrement dit, silapproche structurale peut se prsenter comme une thorie des superstructures, il fautsurtout se demander quel lien spcifique avec linfrastructure sy trouve impliqu. Car lcueilfondamental du structuralisme, comme on la souvent cru, nest pas sa rgression idaliste.Que la structure ne soit pas une nouvelle forme didalit, quil ny ait aucune ontologie sous-jacente au structuralisme, cest ce que lon conoit ds que lon admet la rupture saussuriennedans toute sa radicalit. cet gard, les critiques, quelles soient dinspiration marxiste ouphnomnologique, ou des deux la fois, portent faux17. Il est clair que la notion de structure trouve sa place dans le discours de la science et quune interprtation purement ralistene doit pas en tre admise (MS : 129). De ce point de vue, la perspective structuraleadmet, on peut mme dire procde dun hiatus avou du connatre ltre. Mais ce nest paspour se rsoudre en une thorie de la connaissance dont aucune implication quant ltredes phnomnes ne pourrait tre tire. Cest l que rside la vraie difficult : pour que lestructuralisme soit possible, il est absolument ncessaire que, sans sannuler, le hiatus duconnatre ltre se laisse penser. Or si un tel hiatus constitue le lieu exact o le conceptde structure vient sinscrire, cest que, lintrieur des phnomnes eux-mmes, il est en faittoujours dj ouvert, et quen somme le concept mme de structure ne fait que lexprimer. Ilest une donne structurelle (MS: 152), et cest cette dissymtrie de lobjet lui-mmeque la linguistique a t la premire mettre en lumire. En cela, elle revt immdiatement uneporte gnrale pour les sciences de lhomme, savoir de cet objet qui a pour caractristiquede produire des significations. Et cest vouloir ramener le produit son sujet producteur quele sens de cette production, cest--dire le fait quelle soit prcisment production de sens,chappe.

    Rationalit structurale26 Notons que, dans le champ ethnologique, comme dailleurs dans le champ psychanalytique, les

    tensions propres cette situation prennent une tournure plus accuse encore quen linguistique et les consquences quil faut en tirer pour une dtermination du paradigme structuralistenen sont que plus profondes. Alors que la langue structure un domaine par lui-mme nonsignificatif pour lutiliser des fins de signification (MS: 116), le mythe au mme titre quele discours de linconscient, et plus gnralement ce que Sebag appelle les systmes post-linguistiques, en ce quils supposent la langue elle-mme utilise titre de signifiants dessignes linguistiques pourvus par eux-mmes de sens18. Pour comprendre cette diffrence, il nesuffit pas dinsister sur labaissement du degr darbitraire qui, dans le second cas, inciterait parler plutt de symbole que de signe. Si un ordre symbolique doit ici effectivementtre pens dans sa spcificit, et sil manifeste un arbitraire restreint le mythe hritantcette restriction de son emprunt des sphres culturelles dj structures , la diffrencenest toutefois pas telle quelle puisse combler le hiatus initial. Au contraire, on peut soutenirquelle ne fait que le rfracter, soumettant lanalyse de constants changements de plans, unedistorsion ne pouvant jamais tre comprise en elle-mme, mais par un jeu de correspondances,doppositions et de transformations entre les niveaux discursifs distingus. De nouveau, cestla prise en compte du nivellement des faits culturels qui importe. En lui saccomplit lasubversion permanente du sens qui les caractrise, et qui saccuse dautant plus que lasignification se redouble en se donnant elle-mme la matire du rapport quelle institue. cet gard, on peut encore estimer que la psychanalyse vient occuper une position limite, et ence sens absolument privilgie, dans larchitecture des sciences de lhomme: car elle vientrejoindre le sujet comme ple de rfraction de ce nivellement mme. Et cela, non en raisondune socialisation primordiale qui lui ferait perdre prise sur ses penses et sur ses actes etdonc dans une perspective ultime qui serait encore de rappropriation , mais en raison de

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    son articulation primordiale avec lordre symbolique hors de laquelle la forme subjective elle-mme nest pas concevable. Sebag nhsite pas en tirer une consquence pistmologiquede grande ampleur: cest que la psychanalyse se voit investie dune tche quon pourra jugerexorbitante, certains gards suprieure celle de lanthropologie structurale elle-mme.Attache dvoiler ce quimplique pour lhomme sa rencontre avec le signifiant, elledoit tre lhistoire individuelle et collective ce que lethnologie est lethnographie, lalinguistique structurale lhistoire des langues (MS : 154). Bref, la rflexion de Lvi-Strauss sur lethnologie et lhistoire, cest la question des rapports de la psychanalyse et delhistoire que Sebag substitue la psychanalyse assumant ses yeux dans le champ dessciences de lhomme le rle dcisif de rarticuler ce que les autres savoirs ont commenc parsparer: lordre symbolique et le sujet, la rationalit structurale et la rationalit historique.

    27 Dira-t-on alors simplement que se donner pour objet les modalits sous lesquelles lhommeproduit du sens, cest demble prendre le point de vue du produit pour identifier la maniresuivant laquelle il vient informer son producteur? sen tenir l, on naurait pas fait un pasde plus par rapport Marx. En fait, il faut aller plus loin, dpasser le marxisme en sinspirantde son mode de pense. Il faut parvenir la thse que le hiatus entre la ralit et lordresignifiant sous laquelle elle snonce, loin dtre en attente de sa rsorption, nest pas tantla dformation dune ralit premire quun certain mode de structuration de la seule ralitpossible, laquelle est toujours et inexorablement seconde. De sorte que, si la relation du produitau producteur doit tre parcourue rebours, ce nest pas pour finalement tre remise sur sespieds, restaure dans son vrai sens (MS: 129); cest surtout quil y a un ordre du sens quicirconscrit le sujet et simpose lui alors mme que celui-ci en est bien, par ses actes, sescomportements, ses paroles et ses penses, rellement et constamment la source. On ne nieradonc pas que ce qui est rellement, cest le sujet, sa praxis, le groupe constitu auquel ilappartient, les conditions historiques particulires avec le rseau complexe de dterminationsquelles articulent. En aucun cas le structuralisme ne revient sur la tautologie selon laquellelhomme est le producteur de tout ce qui est humain. En aucun cas il ne dnie lhomme lerle deffecteur pour fonder une thorie extra-anthropologique du sens (MS: 128-129).Mais il commence par refuser que la question quest-ce qui est? puisse tre ainsi abordede front, du moment qua t reconnu dans ltre mme du phnomne lcart intrieur quiest le ressort de sa propre ralit. Quil y ait l un paradoxe constitutif de la dmarche, cestcertain. Mais son assomption et sa prise en charge permettent aussi daffirmer que la structureest constituante quand bien mme son concept ne se justifie pleinement que dans la thoriescientifique qui lexhibe.

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    Combinaisons de motifs claniques dans les tissus ayors

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    28 ce stade, cest le retour de la pense sur elle-mme, anim par la question commentpenser ce qui est?, qui devient premier19. On dira alors quil est ncessaire de recentrer larflexion sur la nature des oprations intellectuelles par lesquelles nous pensons la ralitsociale (MS: 121). Mais cela nimplique pas que lon quitte ce plan de ralit pour une sphrepurement rflexive, ni que lon se rsigne un repli du regard pistmologique au sein de cequi ne serait plus quune procdure cognitive. mergeant lintrieur des sciences de lhommecomme lexpression rigoureuse de la rflexion philosophique originale quelles actualisent,le structuralisme implique surtout une redfinition de leur objet. Plus encore, il porte cetteforme de savoir au niveau effectivement paradoxal o son objet, en se donnant sous la formeintrinsquement variable des modes de la production de sens, ne peut ni tre compltementisol dans une extriorit neutre donnant prise une explication de type naturaliste commeune chose, selon la rgle durkheimienne , ni ramnag en un noyau de signification quuneinstance subjective pourrait finalement reprendre son compte et reconnatre comme uneextension delle-mme.

    29 Cet objet singulier, stratifi, grev dune marge dindtermination irrductible qui vaut dtreexplore pour elle-mme, nest autre en tout premier lieu, comme lavait reconnu Lvi-Strauss dans La Pense sauvage et Le Totmisme aujourdhui, que lintellect. Reprenantles conclusions des analyses de certains mythes dmergence des Pueblo qui fournissent lamatire de LInvention du monde20, Sebag insiste sur un point : sil y a entre-expressionde la structure sociale existante et du discours mythique, ce ne peut jamais tre au sensni dun rapport de dtermination qui permettrait de passer de lun lautre, ni mme dunrapport de correspondance qui prsupposerait une structure idale applique sur deux plansdiffrents. Ce qui frappe au contraire, cest que le codage mythique dune distinction instituenest aucunement impliqu par lorganisation sociale, et quil peut mme rvler son gardune inversion, laquelle ne devient cependant lisible que si lon envisage corrlativement lesdeux plans. De sorte que jamais les strates ne se recouvrent. Bien plus, cest de leur non-recouvrement que dpend la lecture quon peut en faire. Certes, lcart entre linstitutionet le mythe ne doit pas cacher que lun et lautre sont la mise en uvre dun mme schmalogique qui se manifeste des niveaux diffrents ; mais il faut ajouter que la diffrenceest directement lie la nature particulire des lments mis en jeu chacun de cesniveaux (MS: 192-193), et que cest elle au fond, en tant quelle permet de saisir des formesspcifiques de conversion, qui est le vritable point de mire de lanalyse. Or il est clair que laconvertibilit du langage et du rel nest concevablequau profit de lintellect. Cest auniveau de lactivit intellectuelle, restitue dans la complexit et les degrs de ses oprations,que la pluralit des ordres de signification trouve, non pas le socle spculatif o elle sannule,mais la condition de son dploiement comme diffrenciation rgle. Ici, la distinction entreinfrastructure et superstructure tend seffacer (MS: 193). une condition toutefois: quelon conoive lintellect bien moins comme une facult subjective, productrice de pensesqui, au-dehors, subiraient un processus daltration de leur contenu objectif, que comme letout premier produit de lesprit, ou encore comme lesprit en tant quil est lui-mme sonpremier produit, ralit consistante, ordre immdiatement extrioris qui affecte demble lesens dune dpossession intentionnelle et subjective, et qui, cependant, permet aux intentionsde se dire, aux actions de se penser et, en dfinitive, aux sujets dagir en pensant leur action.

    La prospection des niveaux dordre comme figure du savoir30 On peut alors revenir au problme de dpart. Depuis Rousseau, lexigence de penser la socit

    partir delle mme sest affirme comme laxe directeur de la pense politique dans leprolongement duquel les sciences de lhomme ont dlimit la fois leur propre champ depositivit et leur problmatique essentielle. Suspendue dans le vide, la socit navaitretrouv la solidit et la plnitude dun fondement qui lui soit vraiment interne quavec Marx.Mais ctait pour rencontrer un cueil insurmontable, li au projet mme dune thorie desidologies, ou du moins limpossibilit quelle implique de postuler cette immanence dusens la praxis humaine qui est laffirmation centrale du marxisme (MS: 225). Insistons:

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    cest donc du point de vue marxiste que le marxisme, pour Sebag, saffronte sa limite.Il nen reste pas moins que cest au-del de lui que la question politique cruciale depuisRousseau, quest-ce quune socit?, peut tre aborde avec les armes thoriques qui luisont adquates.

    31 Toute socit prend forme plusieurs niveaux. (MS : 155) Et si les expriencesindividuelles ou collectives synthtisent sur un mode toujours original des lments qui luisont emprunts, en aucun cas de telles synthses ne peuvent prtendre recouvrir sa constitutionrelle. Plus encore, cette constitution na pas tre recouverte, du moins pour une perspectivequi sefforce dinscrire les faits sociaux dans une procdure de connaissance vritable. DeRousseau Marx, tel a t le grand leurre, et lon peut affirmer quil est engag dans leconcept mme didologie pris comme dfinition des productions signifiantes. Viser lordrequi structure la socit, et par l satisfaire aux rquisits dune pense de sa normativit interne,cest au contraire dployer cet ordre aux diffrents niveaux o il sexprime et suivre sesvariations en tablissant des correspondances, dont on sait quelles seront toujours partielles,entre les plans quon a distingus. Bref, la socit nest pense de faon compltementimmanente que si lon renonce lui trouver un centre o les penses quelle engendre propos du monde et delle-mme seraient comprises et condenses. Tel est leffet de la loide la subversion du sens dont Sebag fait la pierre de touche de loptique structurale etqui lui permet de se dplacer du plan individuel au plan collectif, des rapports dchangeaux structures du groupe, des discours mythiques aux rcits de rve, autorisant ainsi leurdchiffrement rciproque sans jamais les rabattre lun sur lautre pour y rinjecter un rapportunivoque de dtermination.

    32 Or si le problme des sciences humaines se formule dsormais ainsi, hors des cadres fixs par lathorie des idologies21, ne redevient-il pas simplement celui du discours de la science commetel, dans son lien la vrit? Cest ce quadmet Sebag, et qui le conduit par l mme, de faontonnante, rhabiliter Hegel contre Marx, reprer une expression profonde de lapprochestructurale dans lexigence hglienne dexposer les conditions sous lesquelles lEsprit devientcapable de rvler sa propre essence22. Toutefois, entre la totalisation des expriences de laconscience que prsente la Phnomnologie de lesprit et lexprience de pense o celle-cisaffronte lchappement du sens pour la conscience qui voudrait linvestir de sa tlologiepropre, une diffrence se marque: cest que le savoir effectif ne pourra en aucun cas concider,dans le structuralisme, avec un quelconque achvement de son objet. Au contraire, cest entant quinachev que lobjet des sciences humaines est appel se configurer, sur un modedont le caractre provisoire nest pas comprendre comme un manque, mais plutt comme ladisposition mme de lobjet sa conceptualisation:

    Lobjet ne devient pensable qu sa limite; et celle-ci nest jamais une limite absolue, mais unefrontire reconnue provisoirement et destine dans une autre tape tre abolie; lorsquon opre lintrieur de ce cadre, on confronte une pluralit de variantes en organisant leurs dissemblancessur la base du substrat commun qui leur a t reconnu. Lorsque ce cadre clate, cest ce substratlui-mme qui deviendra une variante parmi dautres. (MS: 240)

    33 Le structuralisme est une pense des dplacements de lobjet non pas des variations surou autour de lobjet, mais des dissymtries propres lobjet, lesquelles supposent que sescontours soient constamment retracs et que son analyse change sans cesse de plan. Maiscomment penser un objet sa limite? Ne faut-il pas conclure de linachvement de lobjet linachvement du savoir et se sparer de Hegel tout fait, aussi radicalement que lon sestspar de Marx? Au terme de son exprience philosophique, Sebag ne flchit pas. Alors quetoute praxis et toute idologie ne peuvent se dvelopper quen se maintenant un niveauunique choisi en fonction du but quelles poursuivent (MS: 241), la science des faits humainssuppose que lon admette une pluralit de plans dintelligibilit. Cela tant, le savoir quelleincarne nen est pas moins un savoir achev. En ce sens, cest une vritable sagesse (MS:240) autant dire une nouvelle modalit, indite, de la rflexion philosophique qui estdsormais avre dans cette possibilit qui est la ntre de ne pas sen tenir une chelleunique et de parcourir dun perptuel mouvement tous les types conceptualisation. Toutleffort de Marxisme et structuralisme aura consist dgager cette possibilit, montrer que

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    le savoir sur lhomme, dans ses dveloppements contemporains, limplique dj, exprimantainsi une thique de la pense qui, si elle rompt avec la reprsentation marxiste de latransformation de la socit par elle-mme ds lors quelle a t pense depuis son centre,doit permettre de tracer de nouvelles perspectives sur la forme daction dont un certain typesocial est susceptible, en fonction et partir de sa structure, cest--dire en se fondant sursa diffrenciation interne. Sur ce point, o se joue en dfinitive lide dune politique dustructuralisme, Sebag ne fait que dsigner ce quil voit apparatre au loin. Car si, comme ilne craint pas de le dire avec Hegel, le savoir est parvenu son achvement, cest seulementen nonant le programme dans lequel les sciences humaines sont actuellement engages etquelles sattachent remplir. De sorte que la pratique de lethnologie, sans se dissocier dunecertaine pratique de la philosophie, ne devra pas se confondre avec elle.

    Notes

    1 Du moins si lon excepte Pour Marx de Louis Althusser (1965), dont le livre de Sebag est, sur le terrainphilosophique, lantonyme.2 Marxisme et structuralisme. Paris, Payot, 1964 (cit MS). : 221.3 Prface LInvention du monde chez les Indiens pueblos, Paris, Maspero, 1971.4 Sebag fut militant du Parti communiste de 1953 1955, membre de cellules tudiantes o il animaun mouvement dopposition interne qui lui valut son exclusion (cf. Jean-Paul et Marie-Claire Boons, Lucien Sebag , Les Temps modernes 226, mars 1965).5 MS : 15. Cest ce que devait rcuser Althusser dans sa lecture du Contrat social de Rousseau ( Surle Contrat social [1967] repris dans La Solitude de Machiavel. Paris, PUF, 1998). La singularit ducontrat de Rousseau est quil ne prsente pas une solution juridique au problme de la constitution dela socit, parce que dans ce contrat mme est introduit un dcalage entre deux parties prenantesde statut diffrent : lune qui prexiste au contrat, lautre qui est engendre par lui. Dans lexpression chaque individu, contractant pour ainsi dire avec lui-mme , le pour ainsi dire est une dngation(74). De sorte que le dcalage originaire ce que Sebag appelait la cassure rousseauiste ne seraitjamais rsorb, mais seulement dplac successivement dun plan argumentatif lautre, ne pouvant endernire analyse qutre fictivement pris en charge dans La Nouvelle Hlose, lmile et Les Confessions.6 Lchange et la lutte des hommes , repris dans Les Formes de lhistoire. Paris, Gallimard, 1978.7 Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de lhomme (1962), Anthropologie structurale II.Paris, Plon, 1971.8 Le Marx du Lukacs dHistoire et conscience de classe est la matrice thorique de linterprtationphilosophique du marxisme qui saccomplit en France partir des annes 1950, jusqu la reprisealthussrienne la fin des annes 1960. Le relais principal de linterprtation de Lukacs, dont linfluencesur Sebag fut certaine, est luvre de Lucien Goldmann. De ce dernier, voir notamment Scienceshumaines et philosophie. Paris, PUF, 1952. Dans Marxisme et structuralisme, le structuralismegntique prn par Goldmann est cependant rfut on ne peut plus nettement.9 Les Aventures de la dialectique. Paris, Gallimard, 1955 : 66.10 Le proltariat est le sujet dont laccs la vrit est conu soit comme premier, soit comme mdiatispar linstance du parti. cet gard, Sebag souligne quil y a une alternative de taille, voire un gouffre,entre Lukacs (celui dHistoire et conscience de classe), et Lnine (cf. MS : 93).11 En cela, la lecture de Sebag chappe au clivage mis en scne par Althusser entre marxisme humanisteet marxisme scientifique, et vient compliquer la redfinition de la philosophie de Marx que ce derniera cherch mettre en uvre.12 Comme Merleau-Ponty, Sebag estime quil ny a pas dexpression plus juste et plus aigu de cetteconjonction que celle prsente dans les romans dArthur Koestler, tout particulirement dans Le Zroet lInfini (MS : 85).13 Claude Lvi-Strauss, La Pense sauvage. Paris, Plon : 336.14 MS : 143-145. Sur ce point, Sebag module sa thse dans la conclusion de LInvention du monde (op.cit. : 483).15 Lacan cit par Sebag (MS : 124).16 Cette thse permet dapprcier lopposition entre le structuralisme de Sebag et celui dAlthusser, tousdeux enracins dans Marx. Althusser reconnatra dailleurs en Sebag, par-del Lvi-Strauss, son vritableennemi au sein du structuralisme : Lessai de Sebag [...] tmoigne de ce que peut donner, cest--direne pas donner, une conception marxiste structuraliste des idologies. Mais on peut remonter Lvi-Strauss, qui ne dment pas ce que Sebag dit en clair. (crits philosophiques et politiques II. Paris,

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    Stock, 1995 : 223) Pour Althusser, lanthropologie structurale reste prisonnire de lidologie quelleentreprend de lire de faon immanente par quoi elle nest quune nouvelle forme dhermneutique. Laconfrontation doit cependant porter sur un point plus prcis : quest-ce qui distingue le dcalage, ou ladistorsion, chez Sebag, de la surdtermination chez Althusser ? La rponse, que lon ne peut fournir ici,passe par lexamen des variations dans la lecture de Lacan, fondamentale de part et dautre.17 Voir la rponse de Sebag la critique de Lvi-Strauss par Lefort ( Lchange et la lutte des hommes, op. cit.), MS : 128.18 Cette remarque devrait suffire dissiper un certain malentendu suscit par limage du bricolage et de lutilisation par la pense mythique de dbris de systmes conceptuels antrieurs dans La Pensesauvage. Sebag sy rfre dans Marxisme et structuralisme (175) mais il y revient de faon plus critiquedans la conclusion de LInvention du monde ce qui lui permet de rpondre aux objections de PaulRicur, qui voyait l un clivage entre culture totmique et tradition judo-chrtienne.19 Si on peut aujourdhui parler de crise de la philosophie, cest que celle-ci se demande toujoursQuest-ce qui est ? et non pas Comment penser ce qui est ? (MS : 145).20 Marxisme et structuralisme sappuie plus prcisment sur les mythes dmergence des Keresanorientaux (Pueblo), annonant expressment un ouvrage dethnologie paratre (MS 189 sq.). Lexempleutilis, celui de lopposition entre deux formes de souverainet et de sa transposition inverse dans lemythe, est expos en dtail dans LInvention du monde (92-93), et analys dans la troisime partie delouvrage, intitule Mythologie et ralit sociale .21 Que la thorie des idologies ait t le principal cueil du marxisme, et quun dpassement deluvre de Marx tel que laccomplit Sebag y trouve par avance sa justification, cest ce que confirmelinterprtation de Marx donne par tienne Balibar dans La Crainte des masses. Paris, Galile, 1997.Confirmation dautant plus remarquable quelle se dgage au cours dune trajectoire de pense qui prendsource dans linterprtation dAlthusser.22 cet gard, le dernier chapitre de Marxisme et structuralisme saffirme comme une double rfutationdes lectures marxistes : la fois de la thmatique classique du renversement et de la problmatiquealthusserienne de la coupure . En dpassant Marx, le structuralisme retrouve Hegel et plusprcisment le rapport entre science et vrit nou dans la Phnomnologie de lesprit. Mais il sexprimeaussi, et selon le mme mouvement, de faon absolument privilgie dans Lacan : Dans lanamnsepsychanalytique, il ne sagit pas de ralit, mais de vrit. (Cit dans MS: 256.)

    Pour citer cet article

    Rfrence lectronique

    Bruno Karsenti, Lexprience structurale, Gradhiva [En ligne], 2|2005, mis en ligne le 10dcembre 2008, consult le 22 juillet 2015. URL: http://gradhiva.revues.org/485

    Rfrence papier

    Bruno Karsenti, Lexprience structurale, Gradhiva, 2|2005, 89-107.

    propos de lauteur

    Bruno KarsentiUniversit Paris I, [email protected]

    Droits dauteur

    muse du quai Branly

    Rsums

    Marxisme et structuralisme, seul livre paru du vivant de Lucien Sebag, trace un parcours dansla philosophie politique moderne o lanthropologie structurale fait figure la fois dissueet de dpassement, au-del de la topique marxienne et du premier dpassement quelle avaitelle-mme ralis des thories de ltat et de lconomie politique classique. Lexprience

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    structurale, pour autant, nest pas tant une rupture avec le marxisme quune manire de releverson dfi: celui de penser la socit de lintrieur delle-mme, et de rejoindre lordre immanentqui commande sa propre transformation. Que cette transformation impose de reconsidrerlactivit de la pense en des termes irrductibles aussi bien lidalisme spculatif quaumatrialisme dialectique, cest ce qui fut pour Sebag le noyau dune exprience que seule lapratique de lethnologie avait pu susciter.

    The Structural ExperienceMarxism and structuralism was the only book published by Sebag during his lifetime. Itsets out a course in modern political philosophy, leading to and going beyond structuralanthropology, going further than Marxist theories and their own initial reinterpretation of thetheories of State and classical political economics.Structural experience is not, however, a break with Marxism, but rather a way of meeting itschallenge: that of inventing society from within and of becoming part of the resultant orderwhich controls its own transformation. For Sebag, the fact that this transformation meantreconsidering the activity of thinking, in terms irreducible to speculative idealism as well as todialectic materialism, was the core of an experience, made possible only through the practiceof ethnology.

    Entres dindex

    Mots-cls :marxisme, praxis, savoir, structuralisme, transformation socialeKeywords :knowledge, marxism, praxis, savoir, social transformation, structuralism