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  • R e r / e e Jean Gottmann

    De la methode d'analyse en geographie humaine In: Annales de Geographie. 1947, t. 56, n301. pp. 1-12.

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    Gottmann Jean. De la methode d'analyse en geographie humaine. In: Annales de Geographie. 1947, t. 56, n301. pp. 1-12.

    doi : 10.3406/geo.1947.12424

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geo_0003-4010_1947_num_56_301_12424

  • N 301. LVIe anne. Janvier -Mars 1947.

    ANNALES DE

    GEOGRAPHIE

    d t

    DE LA METHODE D'AN ALYSE EN GEOGRAPHIE HUMAINE

    Les gographes, s'effor^ant d'riger en systme la description raisonne de notre plante, ont mieux russi dans leurs mthodes de recherche en go-graphie physique qu'en gographie humaine. La matire humaine, sur-tout sous la forme collective et sociale, est d'une extraordinaire fluidit et les humanistes ne disposaient d'aucun outillage d'analyse comparable celui que les sciences exprimentales et mathmatiques avaient difi pour pntrer le secret des phnomenes de la Nature. On se contente, en gnral, de faire tres attention des que Fon aborde en gographie humaine les rela-ions de cause effet. La causalit est bien delicate en notre discipline : nais le scientifique ne saurait se contenter, tel un chef de cabinet minist-

    riel, d'apprcier la dlicatesse des questions qu'on lui soumet. II lui faut r e c h e r c h e r des moyens de pntrer dans les brumes de cette causalit et il ne saurait se lasser de s'efforcer les dissiper.

    Certains tmraires ont cru faire de la science en simplifiant les choses. lis ont tabli des rapports de cause effet entre des phnomenes dont la coincidence dans Pespace ne signifiait ni la coincidence dans le temps, ni une liaison determinante. Ges apotres du dterminisme ont ainsi observ que les dserts d'aujourd'hui jouirent jadis d'un climat plus humide ; ees dserts. sont encore parsems de ruines tmoignant de civilisations jadis brillantes, mais disparues ou dgrades. On dduisit du rapprochement de ees deux observations que ees civilisations furent ruines par le desschement. L'archologie a dja dmontr Perreur profonde d'une telle hypothse1 . II semble mme que le desschement dtermina une concentration de popu-lation autour des points d'eau et sur la bordure des dserts ; cette concentra-tion exigea 'organisation d'une vie en commun, d'un usage de Peau dans l'intrt gnral, d'o s'ensuivit la naissance de nos civilisations et des prin-cipes moraux qui nous gouvernent encore 2. Prtendre que le comportement des hommes est dtermin par les influences et les variations du milieu phy-sique n'est qu'un effort d'expliquer en gros, par des mthodes plus intui-

    1. Voir notre article Uhomme, la route et Veau en Asie Sud-Occidentale (Anhales de Geogra-phic, X L V I I , 1938, p. 575-601) .

    2. FI.-F. G A U T I E R y iait allusion dans son Afrique Blanche, Paris , 1939 . #

    A N N . D E G I O G . L V I * A N N ^ E . 1

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    tives que dductives, et reposant essentiellement sur le principe du moindre effort. L 'chec avr sur cette voie nous fait ressentir tout de suite le besoin d'une mthode d'analyse indpendante de notre art, dj assez avanc, d'analyse du milieu physique.

    L'histoire et notre connaissance du present nous enseignent que dans des milieux semblables, la mme poque, les conditions de vie et d'activit de I 'homme peuvent fort bien prsenter des tableaux tres diffrents. II est curieux de constater les similarits qui semblaient unir la Californie et le Maroc par exemple : ees pays sont situs tous deux presque aux mmes latitudes, sur le rivage occidental d'un continent massif ; les climats sont semblables, et le rapprochement peut aller juSqu'aux brouillards clebres de la rgion de Casablanca, que l'on retrouve vers San Francisco. Mme la struc-ture orographique est assez semblable. La superficie de l ' ta t de Californie est presque exactement celle de la zone franaise au Maroc et les chiffres de population taient presque gaux en 1940 ! Pourtant, faut-il rappeler les diffrences ? Nul gographe humain ne classerait dans la mme catgorie ees deux pays. Et l'opposition tait bien plus considerable avant que la coloni-sation frangaise toucht le Maroc : Californie et Maroc en 1900 n'avaient vraiment que des caracteres physiques en commun. Le climat ni la topogra-phie n'ont pourtant chang de 1900 1940, nous le savons tous ; pourtant, Californie 1900 et Californie 1940 sont fort diffrentes sur le plan cono-mique et social. Certaines conditions ont done chang au Maroc, comme en Californie, par suite d'action humaine. De tels changements font la vie de ce monde qu'tudie la gographie humaine : ils se produisent localement et constamment, maintenant en perptuelle volution l'humanit, alors que la ronde des saisons se poursuit et que les mappemondes d'isothermes et d'isohytes ne varient gure. Le Nord canadien s'industrialise et s'anime d'une vie nouvelle, tout en demeurant le Grand Nord des immenses espaces et du terrible froid. Les progrs de la technique et l 'art d'organisation des hommes modifient la signification des donnes de la Nature ; la permanence d'une mtorologie extrmiste n'empche pas la naissance d'une gographie humaine toute neuve.

    Nul ne songeait nier que le milieu physique assume notre ravitail-lement exclusif en matires premieres. Mais les donnes physiques sont des donnes brutes, doues d'une certaine mallabilit, et I'homme est pr-cisment suprieur aux animaux parce qu'il a le pouvoir de modeler la nature. Ses efforts sont plus strictement limits en certaines rgions o les lments naturels (temprature, humidit, vent, etc.) accusent des extrmes excessifs. Du moins, les hommes ayant accumul les observations scienti-fiques dans les climats temprs, avons-nous tendance considrer comme des excs les cas o la temprature et l'hiimidit s'cartent trop de la nr-male. Mais qu'est-ce que la nrmale en gographie ? La moyenne de l 'Eu-rope laquelle nous sommes plus habitus ? II serait difficile de le maintenir encore malgr tout le poids de la tradition. Si l 'Europe cra et dveloppa la science de l'observation, cette science mme, exporte travers le monde>

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    nous demontre aujourd'hui que l'Europe, par sa structure, son climat, est l'exception, tandis que le continent massif est bien la regie. La mousson nous parut d'abord etre un regime exceptionnel propre a l 'Extreme-Orient. Mais nous savons aujourd'hui que des systemes de moussons se retrouvent en Australie, en Arabie, en Afrique Orientale et a Madagascar, en Afrique Occi-dentale comme au Bresil et en Amerique du Nord. La revolte des conti-nents massifs depasse done largement le terrain politique et economique pour venir bouleverser nos connaissances et nos standards geographiques. En geographie humaine, une telle revision profonde est plus necessaire encore qu'en geographie physique, puisque l 'Europe seule, depuis cinq cents ans, connut une vie interieure assez stable, sans grande interference provenant de l'exterieur.

    \

    II nous faut done chercher une methode d'analyse pour les phenomenes* humains qui soit fondee sur quelques caracteres profonds et des principes generaux. En geographie physique, les grands principes de la circulation atmospherique, de l'erosion, de l'adaptation des vegetaux et des animaux aux conditions ambiantes, constituent une solide charpente sur laquelle on peut edifier des conceptions generales aussi bien que des analyses regionales. Chacune de ces abstractions fournit une methode pour suivre le jeu d'une combinaison de forces naturelles.

    En geographie humaine, Vidal de La Blache apporta un premier systeme en formulant la definition du genre de vie qui permet tine ebauche de clas-sification. Mais le genre de vie est surtout un outil de description, description raisonnee, bien sur, mais oil l'explication ne fait encore qu'accompagner et soutenir la description sans pouvoir.s'en degager et moins encore la preceder. Le principe du genre de vie demeure dans le regionalisme ; il n'ouvre la voie vers aucune conception generale. Or l 'esprit reclame de telles conceptions pour consacrer une discipline, Surtout lorsqu'il s'agit d'un phenomene aussi fortement individualise que l'est la societe humaine.

    Un pas de plus fut fait vers la classification systematique des faits humains et des genres de vie par l'introduction de la notion de front de colonisation ou pioneer fringe, que l 'on doit a Isaiah Bowman. Un processus dynamique particulier vient conferer ainsi a certaines regions et a certaines collectivites des caracteres propres et leur ouvrir, ne fut-ce que temporairement, des possibilites que n'ont pas les regions ou l'esprit pionnier s'est eteint. Comme toute region du globe connut a quelque moment une periode pionniere, sinon plusieurs, on peut se demander s'il n'y aurait pas la le point de depart d'une conception qui amenerait a parlor de cycles de peuplement comme il y a des cycles d'erosion ; deja les economistes distinguent en.tre pays neufs et pays vieux .

    Les seuls principes veritablement generaux dont use la geographie humaine, ce sont encore les notions de peuplement et d'habitat . Notions vagues, mais d'un riche contenu fonctionnel. Encore rives a leur documen-tation cartographique, les geographes n'ont guere pu considerer peuplement et habitat que dans leur etendue. On peut s'entendre sur la densite kilome-

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    trique du peuplement, sur le peuplement dispers ou agglomr, rural ou urbain, mais on formule difficilement les processus d'volution, le dynamisme de ees phnomnes pourtant essentiellement mouvants. La contribution la plus importante acquise au cours du dernier demi-siecle pour la systmatique de la gographie humaine est sans doute l'oeuvre d'Albert Demangeon dans le domaine du peuplement et de l 'habitat rural. II y contribua par ses tra-vaux personnels et son enseignement, comme par les travaux de la Commis-sion de l 'Habi tat Rural et du Peuplement, qu'il initia et prsida, et d'autres conferences internationales auxquelles il participa.

    Demangeon cra par son systme d'enqutes sur la structure agraire et ses classifications des habitations rurales et des types d'exploitation une mthode quasi-anatomique pour l'analyse de l 'habitat rural. L'exploitation rurale est pour lui une cellule vivante dont l 'habitation est le noyau. Le tissu form par un assemblage de ees cellules constitue une rgion d'habitat, et la structure agraire en donne les caractristiques. Les clebres questionnaires de Demangeon sont vite devenus des outils de travail indispensables et, s'ils ont t congus pour la France surtout, leur valeur gnrale et permanente rside dans leur mode d'analyse du fait habitat. Dans les programmes et ques-tionnaires qu'il labora souvent pour des commissions ou assembles inter-nationales, Demangeon eut l'occasion de dresser la liste des problmes obs-curs, des centres nerveux du peuplement. II nous laisse pour le peuplement un terrain moins dlrich que pour l 'habitat rural. En analysant les Pro-blmes de Gographie Humaine de Demangeon, H. J. Fleure remarque qu'il avait toujours t plus intress par les inter-relations que par le proces-sus1. Les Anglo-Saxons ont t plus sensibles que les gographes frangais au caractre dynamique des faits de gographie humaine. En dfinissant la gographie un art et une philosophie , Sir Haiford 'Mackinder, au soir de l'une des plus riches carrires qu'un gographe ait eues, s'attache mettre en valeur la fluidit du sujet et de sa matire 2. II n'en retire pourtant pas de principe gnral. Les tudes pionnires de Bowman et de son cole sur les fronts de colonisation et les limites de la colonisation rurale le ramnent constamment des considerations de dynamisme que Demangeon sentit profondment lorsqu'il traduisit par fronts de colonisation le concept de pioneer fringe.

    II est normal d'ailleurs que l'introduction d'un principe de dynamisme provienne d'Amrique, ce continent qui fut et reste le thatre de la plus grande exprience de peuplement et de mlange de populations>que l'his-toire connaisse. Vers 1910, un groupe de jeunes savants, dont Mr Rowman faisait partie, se passionnait pour les travaux du clebre physicien Gibbs l 'Universit de Yale. Gibbs tablissait des principes qui, comme la loi des phases, devaient demeurer parmi les lois fondamentales de la thermodyna-mique. II laborait ainsi des lois qui gouvernent le comportement des gaz dans

    1. Geographical Review, New York, janvier 1946, p. 172-173. 2 . Sir Halford M A C K I N D E K , Geography : An Art and a Philosophy (Geography, vol. 2 7 , 1 9 4 2 ,

    p. 122-130).

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    un mlange de gaz heterognea enferms en vase cios. De telles mthodes de recherche ne seraient-elles pas applicables l'laboration de principes aux-quels obirait le comportement des lments disparates dont Pamalgame constitue les socits et les nations ? Cette audacieus conception d'une thermodynamique sociale ne fut jamais mise l'preuve.

    Peu de gographes pensent aujourd'hui en de, tels termes. La mthode gographique demeure fidle la conception trop purement cologique hrite de Frdric Ratzel. L'cologie est sans doute un outil trs prcieux, mais elle admet difficilement que le sujet puisse remodeler le milieu dns une large mesure, ce qui est pourtant le propre de I'homme et l 'aspect essen-tiel de la gographie humaine. L'utilisation de quelques principes de phy-sique, en particulier de certaines lois de l'nergie, pourrait aider amlioer notre mthode. Nos moyens d'analyse en seraient vite enrichis, a l a condition indispensable que l'on n'oublie pas de bien faire la diffrence de la matire inerte, champ principal de la physique exprimentale, et de la matire humaine, vivante et agissante.

    Le dynamisme des collectivits fut bien entendu rig en systme et port l'absurde par l'cole allemande de la Geopolitik. Encore les gopoliticiens ne purent-ils jamais s'manciper du principe cologique Selon Ratzel. Mais, comme A. Demangeon l'avait montr ds 1932 dans les Armales de Gogra-phie il ne s'agissait l que de science applique , machine de guerre savamment adapte aux besoins d'une propagande agressive. Ce n'est pas dans la recherche d'une place au soleil, mais dans la constitution lente et progressive des peuples, des socits et des civilisations, que l'on dcouve le principe dynamique profond du peuplement, principe qui, s'il tait formul un jour avec assez de prcision, permettrait sans doute d'esquisser un cycle du peuplement et de comprendre ses variations.

    L'une des faiblesses de la gographie humaine a certainement t, pour des raisons de facilit videntes, la tendance puiser aux mmes sources que la gographie physique, c'est-a-dire dans l'histoire naturelle. Or, on ne sau-rait attendre de collectivits humaines un comportement semblable celui d'tres vivants bien plus simples. Le dterminisme simpliste de la botanique ne peut permettre que de gratter un peu la surface des problmes des socits humaines. Les principes de thermodynamique, s'ils taient appliqus au peuplement, ne montreraient sans doute encore que les aspects les plus super-ficies. Mais, dans l 'tat actuel de la science, il est encore plus logique d'appli-quer l'activit humaine les lois de l'nergie, dont le principe profond apparait de plus en plus, malgr l'infinie varit de ses formes, que d'appliquer les mthodes de la biologie, science trs en retard sur la physique et les math-matiques. De doctes exprimentateurs arrivrent rcemment gurir le cancer chez des souris en leur injectant un produit chimique simple ; mais on ne tarda pas reconnaitre que les mmes injections stimulaient la pousse cancreuse chez I'homme. Le mme facteur, la mme action peut done avoir

    1. Gographie politique (Annales de Gographie, XL I, 1932, p. 22 -31 ) .

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    des effets contraires chez des tres vivants d'espces diffrentes. La mde-cine sait que la mme drogue peut meme varier ses effets selon les individus ; enfin ce qui est vrai des unites ne Test pas toujours des masses. Demandons sans doute des outils de travail d'autres disciplines, mais, en transposant, gardons-nous d'en escompter un usage immdiat et automatique. En nous attaquant aux lois qui peuvent diriger les phnomnes de gographie humaine, recherchons les caracteres originaux propres la distribution des hommes, de leurs modes d'tablissement et de leurs genres de vie.

    Le caractre premier et capital est cette fluidit, ce mouvement perp-tuel qui anime la masse, mouvement qui se decompose en une quasi-infinit de mouvements particuliers et dont ni l'ensemble ni les divers lments ne semblent suivre les regles d'un systme. Cette circulation constante des foules qui se dplacent de continent continent, de pays pays, de cam-pagne ville et de ville ville, considre dans l'espace comme dans le temps, n'apparat pourtant pas chaotique. De grands courants, des tendances plus ou moins stables se dgagent des tudes nombreuses dont on dispose aujour-d'hui.

    Cette circulation des hommes et de leurs produits, c'est la grande dyna-mique humaine qui rend si passionnantes les tudes de peuplement et qui renouvelle constamment Ja gographie humaine et conomique. Elle se pr-sente ainsi dans un role semblable celui que la circulation de l'eau tient dans la nature. Les courants de circulation dterminent bien des choses en gographie. Les villes naissent d'un carrefour et ont pour fonction d'tre des lieux de contacts, d'changes et de transformation. Les campagnes pros-prent ou vgtent selon que les courants qui les traversent sont plus ou moins fcondants ; les conomies regionales se dveloppent ou dclinent selon que leurs horizons sont largement ouverts ou troitement resserrs. Les gographes ont toujours accord une importance considrable aux tudes de ports, de canaux, de voies ferres, mme de gares et d'aroports. lis ont dfini beaucoup de rgions gographiques par les carrefours sur lesquels la structure et la personnalit du pays se sont tablies. Ainsi la Bourgogne s'explique comme carrefour ; de mme la rgion parisienne, de mme la Rhnanie, la Suisse et bien d'autres pays. La personnalit de la France elle-mme ne fut-elle pas dfinie par Vidal de La Blache comme rsultant du croisement des lments continental et mditerranen ? Si le Tableau gogra-phique avai t t crit vers le milieu du x x e sicle, son auteur aurait sans doute prfr parler du concours de trois lments, le troisime tant l'lment atlantique, qui a gagn en importance depuis les incursions normandes. Des ta t s plus vastes encore que la France peuvent fort bien se dfinir encore par leurs systmes de carrefours : l'histoire de Russie est caractristique cet gard, qui part de Kiev, la capitale de la navigation sur le Dniepr et ses affluents, pour en arriver la colonisation de la Sibrie et de l'Asie Centrale, qui suit d'abord les pistes et les chemins de fer, pour s'parpiller un peu plus aujourd'hui au gr du rseau arien. Tout l'Orient mditerranen n'apparat que comme un tissu de cits caravanires ; les Empires coloniaux sont unis

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    par leurs rseaux de communications, enfin toute l'Amrique se peupla et difia sa structure selon les criques, les fleuves, les portages et plus tard les voies de terre ; tout centre important ne le devint qu'en tant que carre-four. Une ville ou un pays ne restent d'ailleurs bien vivants que par leurs contacts avec l'extrieur. Vidal de La Blache comparait une civilisation une horloge qui a besoin d'une action extrieue pour la remonter et assurer son fonctionnement.

    Ainsi, de la croise des chemins ruraux o se dcide le chemin que prend une rcolte et don>t dpend le mode de vie de la ferme voisine, jusqu ' la combinaison des lments qui crent de grands ta t s et des civilisations nouvelles, court un fil tnu, mais continu, qui est une chaine de carrefours. Le mlange qui se produit au carrefour est bien complexe, et nous n'avons pas encore de mthode pour l'analyser. Mais le carrefour, bien fix dans l 'espace, mcanisme concret auquel on peut donner un nom, des coordonnes et l 'ten-due que l'on veut, le carrefour est ais manier pour le gographe. C'est sans doute un organisme vivant qui dplace ses contacts, vaie l'tendue et la por-te de ses tentacules, modifie sa structure interne, nait ou meurt enfin. Mais il demeure cartographiable, et nous savons fort bien par quels artifices on peut suivre ses mutations et sa vie intrieure. Centre de ractions, le carre-four peut tre qualifi de cellule ou d'atome, seln les prfrences, comme une rgion gographique peut toujours se dfinir par son rseau, ou tissu de carrefours. Peut-tre arriverons-nous un jour mettre en formule, reprsenter une rgion, dans son fonctionnement conomique et social, par un tre mathmatique aux contours tranges. Mais, sans aller encore aussi loin, nous pouvons dj parler d'analyse par carrefours, de chaines de carre-fours et mme de ractions en chaine se propageant par leur rseau.

    Mais, dira-t-on, carrefour est encore une notion bien vague : tantt un btiment determin (gare, bourse, entrepot), tantt tout un mcanisme complexe (comme un port), tantt une vaste tendue ; parfois mme tout un pays. Cette mallabilit de la notion, due au fait que carrefour possde une valeur abstraite, ne fait que la rendre plus maniable. Une grande cit comme Paris est un carrefour qui consiste en l 'amalgame d'un trs grand nombre d'lments dont chacun est un carrefour spcialis : les gares, le port fluvial, le noeud routier, les aroports, les marchs, le Parlement, les Minis-tres, les croisements des courants de population, d'ides, de marchandises, tout cela se superpose et s'entre-pntre, mais t o u t cela vit aussi d'une vie commune, est entrain dans une orbite commune. Selon nos objectifs, nous pouvons adapter la notion du carrefour parisin nos besoins, qui diffrent selon que nous cherchons tablir le rle de la cit dans la gographie de la musique moderne ou dans la gographie des industries chimiques. Le carre-four, notion abstraite, mais ralit vivante, sera done ce que nous voudrons pour notre usage, et il sera dans chaqu cas ou pour chaqu catgorie tres dfinissable. Henri Bergson a dit : une definition parfaite ne s'applique qu'a une ralit faite . II continuait : Or, les proprits vitales ne sont jamais entirement ralises, mais toujours en voie de ralisation ; ce sont moins des

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    tats que des tendances. Et une tendance n'obtient tout ce qu'elle vise que si elle n'est contrarie par aucune autre tendance : comment ce cas se prsen-terait-il dans le domaine de la vie, o il y a toujours implication reciproque de tendances antagonistes1 ? . On s'en ressent bien en geographic humaine : c 'est pourquoi la matire en est si difficile saisir et definir. Mais le carre-four qui ne fonctionne qu'en tant que systme de relations pefmet d'viter la stabilisation sous la forme d'un tat dfini. II devrait done pouvoir faciliter grandement l 'laboration du principe dynamique.

    Le carrefour, auquel le gographe peut donner l'tendue et les rouages qu'il dsire, est done un lieu de reactions, de frottements, d'o manent des tendances et souvent de l'nergie. La combinaison harmonieuse de toutes ees tendances dans des limites gographiques donnes fait que ees limites ne dessinent pas un cadre vide, mais un contour anim. Peut-tre les formules de Gibbs seront-elles applicables certaines formes de carrefours, mais le carrefour n'est j amais un vase clos, et cela tend fort la portee d'une rac-t ion en chaine. Le gographe pourr se consoler de tant de difficults en perspective en songeant que le monde des atomes devient de moins en moins intelligible aux physiciens mesure que ceux-ci apprennent mieux le pn-t rer et en user.

    En usant ainsi d'abstractions, l 'humaniste en gographie s'carte-rait-il des donnes de la gographie physique, les seules vritablement stables, les seules aises soumettre l'exprience ? II en aura bien garde, mais la querelle, assez vaine, sur les rapports de l'homme et du milieu physique fut dvie par les dterministes de sentiers qui auraient pu tre plus fconds. A quoi sert-il d'ergoter sur l 'importance de ees rapports : l 'Huma-nit et la Nature vivent ensemble, l'une portant l 'autre, l'une utilisant l 'autre. Mais, lorsqu'on parle du milieu dans lequel vit une collectivit humaine , il serait bien trange de le rduire la nature fixe et stable. Le mdecin, qui s'occupe des humains en tant qu'individus, a adopt depuis longtemps le principe pos par Claude Bernard dans son Introduction la Mdecine exprimentale : il y a deux milieux, le cosmique ou extrieur et le milieu intrieur. Quel mdecin ferait un diagnostic sans s'tre intress l'emploi du temps, l 'tat nerveux, l'hrdit de son malade ? Toute col-lectivit humaine a de mme son milieu intrieur, resultant d'lments nom-breux et divers : politiques, religieux, sociaux, conomiques, culturis, sans parler de l 'atavisme, des traditions et des habitudes acquises. Les ethno-graphes amricains, de l'cole de Franz Boas et de Ruth Benedict2 , ont essay de systmatiser les facteurs permanents de ce milieu intrieur chez des peuples

    1 . Henri B E R G S O N , U volution cratrice, Paris, 1909, p. 1 3 . 2. Voir Ruth B E N E D I C T , Patterns of Culture, New York, 1934 (ouvrage devenu quasi-clas-

    sique et rimprim mme dans le format de poche des ditions populaires Pelican Boohs); aussi A . L . K R O E B E R , Cultural and Natural areas of native North America, Berkeley, University of California Press, 1939 (ouvrage d'ethnographe qui ne traite que des civilisations prcolombiennes et indiennes) ; Handbook of the South American Indian, ouvrage eollectif publi par la S M I T H -S O N I A N I N S T I T U T I O N , Washington, en 1946 ; enfin un essai sur le caractre national amricain : Margaret M E A D , And Keep your Powder Dry, New York, 1940.

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    primitifs. Iis les ont groups sous le nom de cultural patterns ou types cul-turis. Le cultural pattern comporte cependant bon nombre de composantes materielles dans la gnration desquelles le milieu cosmique ambiant a pu avoir des influences directes. T a n t que nous demeurons sur le terrain de la mthode d'analyse, il parait prfrable d 'carter l'usage Systmatique du cultural pattern selon R. Benedict et d'en demeurer la distinction des deux milieux dont les rapports sont en perptuelle volution.

    Les hommes ont toujours cherch a tablir un accord harmonieux entre leurs deux milieux ; ils n'y parvinrent jamais, ne ft-ce que par suite du changement incessant de leu milieu intrieur. L'quilibre biologique est sans doute une conception impossible raliser : cause de la dfinition mme de la vie, on ne voit gure d'quilibre s 'tablir que dns la matire inerte, soit au moment de la m o r t l .

    De l'instabilit des rapports entre le cosmique et l'humain, dduira-t-on jamais une courbe, qui serait bien irrgulire ? Mais les mouvements des masses humaines et les variations d'une structure sociale doivent avoir des effets dterminables sur le cadre naturel. Les socits passent par des priodes o elles stimulent ou rduisent les effets de l'rosion physique ou l 'accessi-bilit aux ressources en eau. La turbulence sociale dforme les possibilits d'utilisation des ressources naturelles, comme la turbulence de l'air ou des eaux peut influer Sur l 'utilisation de ees lments. Nous pouvons d j ta-blir certains de ees rapports, mme si nous n'en sommes pas encore les mettre en formule comme l'volution d'un profil fluvial.

    Les sciences naturelles ne sont pas seules tre mises contribution. Dj la conception du milieu intrieur fait intervenir bien autre chose. Mais par quelle manifestation extrieure, facilement estimable, pourrons-nous suivre d'autres lments du complexe social ? Les conomistes proposeront sans doute des indices nombreux que chacun calcule sa maniere et inter-prete a sa guise. II est pourtant une notion capitale et bien peu utilise en gographie, qui permet de je ter de l'conomique au social une passerelle commode : il s'agit de la consommation.

    Comme le carrefour, la consommation est suffisamment abstraite et mal-lable pour pouvoir tre adapte aux besoins divers qui peuvent s'imposer la recherche gographique. Elle-mme, synthse des rapports entre les deux milieux, la consommation reflte les traditions du pass et les humeurs du prsent comme les ressources accessibles et les conditions cosmiques amblantes. II ne faut pas la confondre avec la notion quantitative du niveau de vie (le standard of living, invention de pays neuf). La consommation comporte des aspects qualitatifs et surtout une foule de tendances, d'ailleurs fort instables. Elle ne peut servir tablir de hirarchie entre des conomies ou des socits, mais bien a diffrencier les civilisations, ce qui importe seul au gographe. La consommation compare de viande de porc ou de homard, en pays mahomtan, d'une part, et aux tats-Unis, de l 'autre, ne peut tre

    1. U faut encore citer B E R G S O N : Partout o quelque chose vit, il y a, ouvert quelque part, un registre o le temps s'inscrit (volution cratrice, p. 17).

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    qu'une maniere, parmi beaucoup d'autres, d'exprimer 'opposition existant entre deux types de civilisations. Mais la repartition de la consommation de caoutchouc ou de cotonnades implique des facteurs divers, tous gogra-phiques et d'une signification humaine profonde. Une gographie de la con-sommation tablie paralllement une gographie des carrefours pourrait donner des rsultats bien intressants quant l'emprise de la circulation sur les modes de vie.

    La consommation n'est pas seulement importante comme effet ; elle est encore capitale en tant que cause. N'est-elle pas, selon la loi de l'offre et de la demande, la rgulatrice finale de la production et des transports ? Vauban crivait, il y a deux cent cinquante ans, dans La Dime Royale : La vraie richesse d'un royaume consiste dans l 'abondance des denres dont l'usage est si ncessaire la vie des hommes, qui ne sauraient s'en passer.... C'est une vrit qui ne peut tre conteste, que le meilleur terroir ne diffre en rien du mauvais s'il n'est cultiv. Cette culture devient mme non seulement inu-tile, mais ruineuse au propritaire et au laboureur, cause des frais qu'il est oblig d'y employer, si, faute de consommation, les denres qu'il retire de ses terres lui demeurent et ne se vendent point. A deux sicles de dis-tance, Albert Demangeon faisait cho dans sa Plaine Picarde : L'exploita-tion la plus productive n'est pas seulement celle qui sait accroitre ses rende-ments sans accroitre ses frais, mais aussi celle qui sait rgler sa production sur la concurrence et prvoir la capacit de ses dbouchs1. Gographes et conomistes sont depuis longtemps d'accord sur Faction dcisive de la con-sommation. Les gens expriment souvent leurs dsirs de progrs conomique, d'amlioration sociale par des images de consommation variant au cours de l'histoire, de la poule au pot d'Henri IV la ration de pain des Fran^ais depuis 1940 et aux priorits pour les automobiles et les frigidaires qui excitent les convoitises des Amricains de 1946. Jamais le problme de la consomma-tion ne fut aussi actuel, jamais on ne fit autant de projets pour l'augmenter l 'avenir afin d'absorber une production en perspective surabondante. Les tudes de consommation vont tre facilites par une documentation statis-tique qui s'organise rapidement. Elles doivent donner un nouvel lment d'analyse du complexe de la gographie humaine, outil qu'il nous appar-tiendra de fagonner encore notre usage.

    Parmi les facteurs dcisifs de la consommation, il convient de ne pas ngliger l'aspect le plus purement humain : le facteur psychologique. Car l 'homme civilis a besoin, ne saurait se pass;er d'une foule d'objets qui ne sont nullement ncessaires, en fait, son existence. II serait bien absurde de Se demander, par exemple, quelle est l'utilit de la cravate : les Europens qui, comme les Amricains, portent une cravate ne souffriraient pas plus des conditions ambiantes s'ils n'en portaient point. Sauf d'une certaine maniere pourtant : paraitre en public sans cravate, et en certaines occasions sans certaines formes spciales de cravate, c'est dchoir. Une habitude accepte

    1. A propos do l'influence de Vauban sur Demangeon, voir notre article, Vauban and. Modern Geography (Geographical Review, New York, janvier 1944, p. 120-128).

  • DE LA MTHODE D'ANALYSE EN GOGRAPHIE IIUMAINE 11

    par la socit, provenant, l'origine, d'un caprice, d'une mode, fait que l'homme a besoin d'une ou mme de plusieurs cravates. Une industrie et un commerce se sont tablis sur ce besoin, pour satisfaire la consommation. Ceux qui connurent le dnuement dont l 'Europe souffrit ees dernires annes, et Souffre encore, savent de combien de choses, souvent agrables, mais par-fois intiles, est constitue la civilisation matrielle de UOccident. Les hommeS n'ont jamais Supporte longtemps de vivre dans la simplicit. L'his-toire de Sparte en tmoigna jadis, et nous avons d'autres exemples plus rcents. Les besoins de la consommation sont alls croissants au cours des sicles, besoins en objets de plus en plus compliques et de plus en plus fr-giles, qui tiennent de plus en plus de place dans notre notion de civilisation. II est difficile, crivait Montesquieu, qu'un pays n'ait des choses superflues, mais e'est la nature du commerce de rendre les choses superflues utiles, et les utiles ncessaires.

    Montesquieu a-t-il postul ainsi une relation troite entre circulation, carrefour et consommation ? Ge sage du x v m e sicle savait dj que l 'homme a toujours dsir avoir les caprices des autres. Un caprice cre une mode, et la mode des habitudes, done des besoins de consommation. Mode, invention et industrie sont proches parentes. Le travail productif de l'homme est done largement men par sa fantaisie. Le facteur psychologique est un dterminant capital de la consommation, et il en dborde largement le cadre.

    Ce mme facteur est l'un des rgulateurs principaux des mouvements de population et des types de peuplement. Les Plerins du Mayflower vinrent en Amrique unis et pousss par des motifs spirituels ; e'est encore por chapper une certaine attitude d'esprit de leurs voisins et conserver la leur que les Mormons allrent creer au cocur du grand dsert amricain ce qui devint le riche t a t de l'Utah. L'esprit aventurier des conquistadores se retrouve sous une forme drive dans la conception de la pioneer fringe. . -F . Gautier a montr l'importance de ce facteur psychologique dans la colonisation de l'Algie : Assurment il y avait quelques entliousiastes sans responsabilits officielles, qui faisaient un peu sourire, mme lorsqu'on les respectait. Avant la russite, cela s'appelle des rveurs. C'eSt un lment trs important ; il faut se garder d'oublier les hommes qui ont la foi, e'est le ferment qui soulve la masse1 . Dans les tudes de peuplement comme de consommation, les rveurs selon Gautier sont toujours d'une extrme importance. Les grandes dcouvertes n'auraient pas lieu, en somme, si tant de gens n'y avaient d'abord rv avec passion.

    En gographie humaine, la mthode d'analyse doit toujours tenir compte de ce facteur spirituel, rechercher le ferment psychologique, en apprcier la force. II faut l nous carter un peu de la logique des exprimentateurs, Sur-tout des naturalistes ; Claude Bernard a pu dire : Le fait juge l'ide , car nous souhaitons toujours des preuves factuelles. Mais c'est l'ide qui suscite le fait ; indirectement Sans doute et en ouyrant la porte bien des surprises,

    1. Un sicle de colonisation, Paris, 1931 (Coll. du Centenaire de l'Algrie).

  • 12 ANNALES DE GOGRAPHIE

    mais la vie psychologique est la base du dynamisme de la geographie humaine (et nous englobons en ce sens, dans humain, l'economique comme le politique et le social)1 . Une methode d'analyse, pour etre scientifique dans notre discipline, doit done renoncer un materialisme geographique trop simple pour les faits et admettre que les forces spirituelles peuvent com-penser des pressions dont l'energie puise d'autres sources.

    J E A N G O T T M A N N .

    1. l.-F. G A U T I E R a signale la surprenante indifference l'6gard de la production miniere temoigne depuis des si6cles par les pays musulmans. Que l'on compare, par ailleurs, la carte de la grande poussee d'industrialisation dans le monde de 1800 1920 avec la carte du protes-tantisme : que d'etranges concordances ! Le g6ographe est trouble par de telles remarques lors-qu'il tente d'expliquer la geographie de l'industrie par les ressources locales et quelques tradi-tions . II ne faut pas hesiter puiser au plus profond de la vie spirituelle.