Georges POLITZER Critique Des Fondements de La Psychologie

download Georges POLITZER Critique Des Fondements de La Psychologie

of 123

description

Politzer

Transcript of Georges POLITZER Critique Des Fondements de La Psychologie

  • GEORGES POLITZER

    CRITIQUE DES FONDEMENTS DELA PSYCHOLOGIE

    LA PSYCHOLOGIE ET LA PSYCHANALYSE

    1928

    dition numrique hors-commerce

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • A PIERRE MORHANGE

    2

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • Notes sur la prsente dition

    Cette dition numrique hors-commerce de la Critique des fondements de la psychologie de Georges Politzer a t conue non pas pour concurrencer une quelconque dition du mme livre, mais pour assurer la disponibilit d'un texte qui, aujourd'hui, malgr les rditions successives, reste soit puis, soit onreux. Le lecteur qui, pour son loisir, sa curiosit, ou ses recherches, souhaite avoir ce texte sa disposition personnelle peut ainsi combler ce manque par la prsente dition.

    Les notes de Politzer ont toutes t conserves. Nous avons cependant, par souci de clarifierle texte original, rabattu toutes les rfrences ancres dans le texte principal parmi les notes debas de page. En somme, nous n'avons rajout aucune note, simplement pur le texte de ses nombreuses rfrences (notamment la Traumdeutung de Freud).

    3

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • AVANT-PROPOS

    Ce travail n'est pas un travail de prsentation. Il ne s'agit pas d'exposer d'une faon dogmatique la psychanalyse telle qu'elle est dans l'ensemble ou dans une de ses parties, mais de rflchir sur elle au point de vue auquel nous nous plaons. Notre travail supposant donc la connaissance de la psychanalyse, nous avons nglig tout ce qui n'est qu'articulation technique ou pure question de fait, lorsque nous n'y avons vu rien de significatif notre point de vue. C'est ce qui explique que certains aspects de la psychanalyse qui, comme la sexualit, doivent figurer dans les exposs dogmatiques au premier plan, n'apparaissent pas du tout dans ce travail.

    Nous ne sommes pas, d'autre part, partisans de cette mthode qui consiste vouloir justifier les mais et les si par des citations appropries. Et si nous avons cit moins qu'on n'en a l'habitude dans des ouvrages comme le ntre, c'est parce que l'exactitude de notre interprtation ne peut tre vrifie que par une rflexion personnelle. Nous avons renonc de lamme manire cette conception qui inspire la plupart des ouvrages philosophiques franais, et qui consiste supposer un lecteur absolument passif, pour ne pas dire stupide, auquel, pour le dispenser de tout effort de rflexion personnelle, il faut prsenter des choses toutes mches.

    Cette mthode est superficielle et ne donne que la fausse clart. Difficult et obscurit, clartet facilit ne sont pas synonyme. La prcision de l'ide devant se suffire elle-mme, les dveloppements qui ne sont destins qu' pargner au lecteur des efforts sont compltement inutiles, d' autant plus qu'ils sont absolument dpourvus d'intrt pour l'auteur lui-mme.

    Voil pourquoi nous avons omis peu trs tout ce qui n'est pas la position et le dveloppement des ides elles-mmes. Aprs avoir dit une fois aussi clairement que possible enquel sens nous reprochions aux psychologues classiques d'avoir pris les faits psychologiques pour des choses , nous avons omis de comparer tout au long la signification que ce reprochea pour nous, celle qu'il a chez Bergson. Nous savons aussi que nous sommes trs loin d'tre seul employer le terme concret , mais le sens qu'il a dans notre texte doit prvenir toute confusion, bien que nous n'ayons pas pass en revue toutes ses significations. De la mme manire, nous n'avons pas pris une une les diverses dfinitions du fait psychologique et les critiques classiques de l'introspection pour montrer que les premires impliquent toutes l'abstraction et que les dernires ont oubli l'essentiel. Et de mme que nous ne nous sommes pas terniss sur l'ide du drame en elle-mme, nous n'avons pas montr de chacune des constructions thoriques de Freud la manire dont l'abstraction permet de les engendrer partir d'un fait concret et la manire dont ce fait concret peut tre retrouv en refaisant en sensinverse le chemin de l'abstraction. Et nous pourrions citer encore beaucoup d'endroits o nous avons vit les dveloppements.

    Tous ces dveloppements n'auraient pas t inutiles. Mais le lecteur qui consentira faire l'effort ncessaire saura les retrouver par lui-mme, tandis qu' ceux qui se refusent tout effort de ce genre tous les dveloppements du monde ne pourraient jamais suffire.

    Nous ne voulons cependant pas couvrir, l'aide de cette considration, ce qu'il y a d'imprcis

    4

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • et de provisoire dans cette tude. Notre travail est un point de dpart, d'abord parce qu'il n'est que le tome I des Matriaux, et ensuite parce qu'il fait prcisment partie d'une srie d'crits prliminaires. Si nous n'avons pas, par exemple, dvelopp l'ide de signification et l'ide de drame jusqu'au point o leur dualit, un peu gnante dans l'crit prsent, aurait cd la place une conception claire de leurs rapports, c'est parce que les lments de ce dveloppement appartiennent dj au tome II des Matriaux, qui traitera de la Gestalttheorie. C'est pour la mme raison encore que tout en nous servant quelquefois de l'ide de forme, nous ne l'avons pas approfondie. D'autres points, comme, par exemple, l'analyse de la notion de conscience ou l'tude systmatique de toutes ces dmarches classiques que nous avons mises au jour chemin faisant, ne peuvent tre dvelopps que dans l'Essai qui suivra les Matriaux.

    Si nous avons la chance de rencontrer des critiques assez clairs pour ne pas nous resservir, sous prtexte que nous enfonons des portes ouvertes, ce prcisment sur quoi nous voulons engager la discussion, on s'apercevra peut-tre que nous ne pouvions pas, en faisant ce travail, trouver beaucoup de points d'appui du moins dans la littrature psychologique franaise. Onpourra accepter alors cette ide facile que nous voulons, en somme, la psychanalyse expose entermes de Gestalt et de behavior. Mais qu'on n'oublie pas alors que notre position vis--vis de laGestalttheorie et du behaviorisme ne pourra tre prcise que dans les tudes que nous avons l'intention de leur consacrer.

    D'une faon gnrale, la question de savoir dans quelle mesure les rflexions contenues dansce volume ou dans les suivants sont originales ne nous intresse pas, et si nous la soulevons, c'est uniquement pour pouvoir claircir un point de plus. Des rapprochements que l'on fera, certains seront lgitimes, mais qu'on n'oublie pas ceci : il s'agit pour nous essentiellement de poser les problmes de telle manire que la discussion, sans pouvoir jamais revenir vers cette psychologie qui ne doit plus exister que pour l'historien, puisse repartir d'une base nouvelle et se poursuivre ensuite sur un nouveau plan. Que nos formules se retrouvent chez d'autres, ou qu'elles doivent se rvler plus tard comme inadquates, cela ne peut avoir, le problme tant ainsi pos, aucune importance, car il ne s'agit pas pour le moment de formules, mais d'une orientation nouvelle.

    G. P.

    5

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • INTRODUCTION

    I. Si personne ne songe protester contre l'affirmation gnrale que les thories sont mortelles et que la science ne peut avancer que sur ses propres ruines, il n'est gure possible de faire constater ses reprsentants la mort d'une thorie prsente. La majorit des savants est compose de chercheurs qui, n'ayant ni le sens de la vie, ni celui de la vrit, ne peuvent travailler qu' l'abri de principes reconnus officiellement : on ne peut pas leur demander de reconnatre une vidence qui n'est pas donne, mais qui est crer. Car leur rle historique estautre il consiste dans le travail d'approfondissement et d'exploitation; c'est par leur intermdiaire que les principes dpensent leur nergie vitale ; instruments respectables de la science, ils sont incapables de se renouveler et de la renouveler. Et ainsi ils reconnaissent la mortalit de toutes les thories, mme des leurs, mais seulement dans l'abstrait que le moment de la mort soit dj arriv leur parait toujours invraisemblable.

    2. C'est ainsi que les psychologues sont scandaliss quand on leur parle de la mort de la psychologie officielle, de cette psychologie qui se propose d'tudier les processus psychologiques , soit en voulant les saisir en eux-mmes, soit dans leurs concomitants ou dterminants physiologiques, soit enfin par des mthodes panaches .

    Ce n'est pas que la psychologie soit en possession de rsultats fconds et positifs que l'on nepourrait mettre en doute qu'en niant l'esprit scientifique lui-mme on sait qu'il n'existe pour le moment que des recherches perdues , d'une part, et, d'autre part, des promesses, et que tout est encore attendre d'un mystrieux perfectionnement que l'avenir doit nous apporter gnreusement. Ce n'est pas non plus qu'il y ait, du moins au sujet de ce qui a t dj fait, un accord unanime entre les psychologues, accord qui peut dcourager d'avance les nergumnes on sait que l'histoire de la psychologie depuis cinquante ans n'est qu'une pope de dsillusions et que, aujourd'hui encore, de nouveaux programmes sont lancs chaque jour pour fixer les espoirs redevenus disponibles.

    Si les psychologues protestent, et s'ils peuvent protester avec une certaine apparence de bonne foi, c'est parce qu'ils ont russi se retrancher dans une position commode. Leurs besoins scientifiques tant satisfaits par le maniement mme strile des appareils, et par l'obtention de quelques moyennes de statistique qui n'ont gure l'habitude de survivre leur publication, ils proclament que la science est faite de patience, et ils rejettent tout contrle et toute critique sous prtexte que la mtaphysique n'a rien voir avec la science.

    3. Cette histoire de cinquante ans, dont les psychologues sont si fiers, n'est que l'histoire d'une mare aux grenouilles. Les psychologues, incapables de dcouvrir la vrit, l'attendent chaque jour, de n'importe qui et de n'importe o, mais comme ils n'ont aucune ide de la vrit, ils ne savent ni la reconnatre ni la capter : ils la voient alors dans n'importe quoi et deviennent victimes de toutes les illusions.

    Wundt surgit d'abord pour prconiser la psychologie sans me , et commence la migration des appareils des laboratoires de physiologie dans ceux des psychologues. Quelle fiert et quelle joie I Les psychologues ont des laboratoires et ils publient des monographies...

    6

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • Plus de disputes verbales : calculemus ! On tire les logarithmes par les cheveux, et Ribot calculele nombre des cellules crbrales pour savoir si elles peuvent loger toutes les ides. La psychologie scientifique est ne.

    Mais en fait, quelle misre : c'est le formalisme le plus insipide qui l'emporte la faveur d'une complaisance universelle et aux applaudissements de tous ceux qui de la science ne connaissent que les lieux communs de la mthodologie. Certes, en apparence, les psychologues en question ont rendu service la psychologie en combattant les vieilleries loquentes de la psychologie rationnelle , mais ils n'ont fait, en ralit, que lui construire un refuge o, l'abri de la critique, elle avait encore des chances de survivre.

    Une fois qu'on est arriv mesurer au millime de seconde les associations, on commenait sentir un peu de lassitude. Les rflexes conditionnels sont arrivs, heureusement, pour ranimer la foi. Quelle dcouverte ! Et aux psychologues merveills, Bechtherev prsente la Psychorflexologie . Mais ce mouvement s'endort aussi. Ensuite, c'est tantt l'aphasie, tantt la thorie physiologique des motions, tantt les glandes scrtions internes qui font renatregrands espoirs dus, mais il n'y a l que la tension et la dtente d'un dsir impuissant, parce que chimrique, et, en mme temps, aprs chaque priode d'agitation objectiviste , rapparat le monstre vindicatif de l'introspection.

    4. Ainsi l'avnement de la psychologie exprimentale , loin de reprsenter un nouveau triomphe de l'esprit scientifique, n'en tait qu'une humiliation. Car, au lieu de se laisser renouveler par lui, et le servir, il s'agissait, en fait, de lui emprunter de la vie pour des vieilles traditions qui n'en avaient plus, et pour qui cette opration tait la dernire chance de survie. C'est cela qui explique le fait reconnu aujourd'hui, savoir que toutes les psychologies scientifiques qui se sont succd depuis Wundt ne sont que les dguisements de la psychologie classique. La diversit des tendances mme ne reprsente que les renaissances successives de cette illusion qui consiste croire que la science peut sauver la scolastique. Car, dans tous les faits, physiologiques ou biologiques, dont ils se sont empars, les psychologues n'ont cherch que cela. Et c'est ce qui explique aussi l'impuissance de la mthode scientifique entre les mains des psychologues.

    5. Les savants forment, au point de vue du srieux avec lequel la mthode scientifique estconue par eux, une vritable hirarchie. Le monde de la quantit tant le monde propre des mathmaticiens, ils s'y meuvent avec une aisance naturelle, et ils sont seuls ne pas transformer leur rigueur en parade. L'emploi que les physiciens font des mathmatiques se ressent dj quelquefois du fait qu'elles ne reprsentent pour eux qu'un habit de location ; la pure envergure des mathmaticiens peut leur rester inaccessible et ils sont souvent borns. Mais tout cela n'est rien en comparaison de ce qui se passe l'tage au-dessous. Les physiologistes donnent dj terriblement dans la magie des chiffres, et l'enthousiasme pour la forme quantitative des lois n'est souvent, chez eux, que l'adoration du ftiche. Cette gaucherie,cependant, ne peut pas faire oublier le srieux fondamental qu'elle recouvre. Quant aux psychologues, c'est de troisime main qu'ils reoivent les mathmatiques : ils les reoivent des physiologistes, qui les ont reues des physiciens, qui, eux seuls, les tiennent des mathmaticiens mmes. Or, chaque tape, le niveau de l'esprit scientifique subit une chute, et quand, la fin, les mathmatiques arrivent aux psychologues, c'est un peu de cuivre et de verre que ceux-ci prennent pour de l'or et du diamant . Et il en est de mme pour la mthode exprimentale. C'est le physicien qui en a la vision srieuse; lui seul ne joue pas avec elle, c'est entre ses mains uniquement qu'elle reste toujours une technique rationnelle sans jamais dgnrer en magie. Le physiologiste a dj une forte tendance la magie : chez lui la mthode exprimentale dgnre souvent en pompe exprimentale. Mais que dire du

    7

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • psychologue ? Chez lui tout n'est que pompe. En dpit de toutes ses protestations contre la philosophie, il ne voit la science qu' travers les lieux communs qu'elle lui a appris son sujet. Et comme on lui a dit que la science est faite de patience, que c'est sur des recherches de dtail que se sont difies les grandes hypothses, il croit que la patience est une mthode en elle-mme, et qu'il suffit de chercher des dtails aveuglment pour attirer le Messie synthtique. Il patauge alors au milieu des appareils, se jette tantt dans la physiologie, tantt dans la chimie, la biologie; il amoncelle les moyennes de statistique, et est convaincu que, pouracqurir la science, tout comme pour acqurir la foi, il faut s'abtir.

    Il faut qu'on comprenne : les psychologues sont scientifiques comme les sauvages vangliss sont chrtiens.

    6. La ngation radicale de la psychologie classique, introspectionniste ou exprimentale, qui se trouve dans le behaviorisme de Watson, est une dcouverte importante. Elle signifie prcisment la condamnation de cet tat d'esprit qui consiste croire la magie de la forme sans comprendre que la mthode scientifique exige une radicale rforme de l'entendement . On ne peut, en effet, quelle que soit la sincrit de l'intention et la volont de la prcision, transformer la physique d'Aristote en physique exprimentale. C'est sa nature qui s'y refuse, et il serait tout fait illgitime de faire confiance, au sujet d'une tentative de ce genre, dans les perfectionnements de l'avenir.

    7. L'histoire de la psychologie dans les cinquante dernires annes n'est donc pas, commeon aime l'affirmer au dbut des manuels de psychologie, l'histoire d'une organisation, mais celle d'une dissolution. Et dans cinquante ans la psychologie authentiquement officielle d'aujourd'hui apparatra comme nous apparaissent maintenant l'alchimie et les fabulations verbales de la physique pripatticienne. On s'amusera encore des formules retentissantes par lesquelles ont dbut les psychologues scientifiques , et des thories pnibles auxquelles ils ont abouti ; des schmas statiques et des schmas dynamiques, et la thologie du cerveau constituera une tude rjouissante, comme la thorie antique des tempraments mais ensuite tout sera relgu dans l'histoire des doctrines incomprhensibles, et on s'tonnera, comme on le fait aujourd'hui au sujet de la scolastique, de leur persistance.

    On comprendra alors ce qui parat maintenant invraisemblable, savoir que le mouvement psychologique contemporain n'est que la dissolution du mythe de la nature double de l'homme.

    L'tablissement de la psychologie scientifique suppose prcisment cette dissolution. Toutesles articulations qu'une laboration notionnelle a introduites dans cette croyance primitive doivent s'effacer une une, et la dissolution doit procder par tapes : mais aujourd'hui elle devrait dj tre termine. Seulement sa dure fut considrablement prolonge par la possibilit qui s'tait offerte aux thses mortes de renatre la faveur du respect qui entoure les mthodes scientifiques.

    8. Mais enfin le moment de la liquidation dfinitive de toute cette mythologie est lui-mme arriv. La dissolution ne peut plus affecter aujourd'hui la forme de la vie et on peut maintenant reconnatre avec certitude la fin dans la fin. La psychologie est actuellement, en effet, dans l'tat o se trouvait la philosophie au moment de l'laboration de la Critique de la raison pure. Sa strilit est manifeste, ses dmarches constitutives sont mises nu, et tandis que les uns se confinent dans une scolastique impressionnante par sa mise en scne, mais qui n'avance pas du tout, les autres se jettent dans des solutions dsespres. Un souffle nouveau se fait sentir aussi : on voudrait dj avoir vcu toute cette priode de l'histoire de la psychologie, mais on retombe constamment dans les fantaisies scolastiques. Il manque donc quelque chose : la reconnaissance claire du fait que la psychologie classique n'est rien d'autre

    8

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • que l'laboration notionnelle d'un mythe.9. Cette reconnaissance ne doit pas tre une critique dans le genre de celles dont pullule

    la littrature psychologique, et qui montrent tantt la faillite de la psychologie subjective, tantt celle de la psychologie objective et qui prconisent priodiquement le retour de la thse l'antithse et de l'antithse la thse. Il ne faut pas, par consquent, instituer une dispute qui puisse, de nouveau, rester intrieure la psychologie classique, et dont tout le bnfice est de faire tourner la psychologie sur elle-mme. C'est une critique rnovatrice qu'il faut, une critique qui, en faisant dpasser, par la liquidation claire de ce qui a t, le point mort o se trouve la psychologie, cre cette grande vidence qu'il s'agit de communiquer.

    10. Contrairement tout espoir, ce n'est pas de l'exercice de la mthode objective que vient cette vision de la psychologie nouvelle que suppose la critique en question. Le rsultat decet exercice est entirement ngatif : il a abouti, en effet, au behaviorisme. Watson a reconnu prcisment que la psychologie objective classique n'est pas objective au vrai sens du mot, puisqu'il a affirm, aprs cinquante ans de psychologie scientifique, qu'il tait temps pour la psychologie de devenir une science positive. Or, le behaviorisme pitine sur place, ou plutt il lui est arriv un malheur beaucoup plus grand. Les behavioristes, charms d'abord de la notion de behavior, ont fini par dcouvrir que le behaviorisme consquent celui de Watson, est sans issue, et, regrettant les marmites de la psychologie introspective, ils reviennent, sous prtexte de behaviorisme non physiologique , des notions franchement introspectives, ou encore se bornent simplement traduire en termes de behavior les notions de la psychologie classique. on a alors le regret de constater que, chez certains du moins, le behaviorisme n'a servi qu' donner une nouvelle forme l'illusion de l'objectivit1. Le behaviorisme prsente alors le paradoxe suivant : pour l'affirmer sincrement, il faut renoncer le dvelopper, et pour pouvoir le dvelopper, il faut renoncer a son affirmation sincre ; ce qui lui enlve alors toute raison d'tre.

    Tout cela n'est d'ailleurs pas tonnant. La vrit du behaviorisme est constitue par la reconnaissance du caractre mythologique de la psychologie classique et la notion de behavior n'est valable qu'en tant qu'on le considre dans son schma gnral, antrieurement l'interprtation que lui donnent les watsoniens et les autres. Cinquante ans de psychologie scientifique n'ont donc pu aboutir qu' l'affirmation que la psychologie scientifique va seulement commencer.

    11. La psychologie objective classique ne pouvait aboutir un autre rsultat. Elle n'a jamais t autre chose que l'impossible volont de la psychologie introspective de devenir une science de la nature, et elle ne reprsente que l'hommage de cette dernire au got de l'poque. Il y eut un moment o la philosophie elle-mme, voire la mtaphysique, voulurent devenir exprimentales , mais on n'a gure pris la chose au srieux. La psychologie, elle, a russi donner le change.

    En fait, il n'y a jamais eu de psychologie objective diffrente de cette psychologie qu'on faisait semblant de nier. Les psychologues exprimentaux n'ont jamais eu des ides par eux-mmes, ils ont toujours utilis le vieux stock de la psychologie subjective . Et chaque fois qu'on a dcouvert qu'une certaine tendance a t victime de cette illusion, on a recommenc dans une autre direction en croyant qu'on pouvait faire mieux tout en partant des mmes principes. Voil pourquoi ces chercheurs, auxquels la mthode scientifique devait donner des ailes, se sont toujours trouvs en retard sur les psychologues introspectionnistes, car cependant que les premiers taient occups traduire en formules scientifiques les ides de ces derniers, ceux-ci n'avaient rien d'autre faire que de reconnatre leurs illusions. Et

    1 Le manuel de Warren est tout fait significatif cet gard

    9

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • maintenant la psychologie exprimentale arrive seulement reconnatre son propre nant, et la psychologie introspectionniste en est toujours ses merveilleuses et mouvantes promesses, alors que chez des psychologues qui se dsintressent la fois de la physiologie des sensations, des laboratoires classiques et du devenir mouvant de la conscience apparatavec une claire vision des erreurs l'indication d'une direction rellement fconde.

    12. C'est la lumire des tendances qui essaient de se soustraire l'influence des problmes et des traditions de la psychologie subjective, comme objective, que doivent se prciser et l'aspect positif et l'aspect ngatif de la critique que nous entreprenons. Car s'il est entendu que cette critique ne doit pas tre le rsultat d'un travail purement notionnel, il n'est pas requis non plus, pour qu'elle soit valable, de la commencer par en bas . Car c'est au tronc qu'elle doit s'attaquer, l'idologie centrale de la psychologie classique. Il ne s'agit pas d'plucher des branches, mais d'abattre un arbre. ne s'agit pas non plus de condamner tout en bloc : il y a des faits qui survivront la mort de la psychologie classique, mais c'est seulement lapsychologie nouvelle qui pourra leur donner leur vraie signification.

    13. Ce qu'il y a de plus remarquable dans toute l'histoire de la psychologie, ce n'est ni cette oscillation autour des deux ples de l'objectivit et de la subjectivit, ni le manque de gnie qui caractrise la manire dont les psychologues se servent de la mthode scientifique, mais le fait que la psychologie classique ne reprsente mme pas la forme fausse d'une sciencevraie, car c'est la science elle-mme qui est fausse, radicalement et toute question de mthode part. La comparaison de la psychologie avec la physique d'Aristote n'est pas tout fait exacte,car ce n'est mme pas de cette manire que la psychologie est fausse, mais elle est fausse, comme le sont les sciences occultes : le spiritisme et la thosophie, qui, elles aussi, affectent une forme scientifique.

    Les sciences de la nature qui s'occupent de l'homme n'puisent certainement pas tout ce qu'on peut apprendre au sujet de ce dernier. Le terme vie dsigne un fait biologique , enmme temps que la vie proprement humaine, la vie dramatique2 de l'homme.

    Cette vie dramatique prsente tous les caractres qui. rendent susceptible un domaine d'tre tudi scientifiquement. Et alors mme que la psychologie n'existe.. rait pas, c'est au nom de cette possibilit qu'il faudrait l'inventer. Or, les rflexions sur cette vie dramatique n'ontrussi trouver leur place que dans la littrature et le thtre, et bien que la psychologie classique affirme la ncessit d'tudier les documents littraires , il n'y a jamais eu, en fait3, utilisation vritable, indpendante des buts abstraits de la psychologie. Et ainsi, au lieu de pouvoir transmettre la psychologie le thme concret qui s'tait rfugi chez elle, c'est la littrature, au contraire, qui a fini par subir l'influence de la psychologie fausse : les littrateurs se sont crus obligs, dans leur navet et leur ignorance, de prendre au srieux la science de l'me.

    Quoi qu'il en soit, la psychologie officielle doit sa naissance des inspirations radicalement opposes celles qui peuvent seules justifier son existence, et ce qui est encore plus grave, c'est exclusivement de ces inspirations qu'elle se nourrit. Elle ne reprsente, en effet, pour le dire en termes crus, qu'une laboration notionnelle de la croyance gnrale dans les dmons, c'est--dire de la mythologie de l'me, d'une part, et, d'autre part, du problme de la perception tel qu'il se pose devant la philosophie antique. Lorsque les behavioristes affirment que l'hypothse de la vie intrieure reprsente un reste d'animisme, ils devinent parfaitement 2 Qu'il soit entendu une fois pour toutes que nous voulons dsigner par le terme drame un fait et que nous faisons

    totalement abstraction des rsonances romantiques de ce mot. Nous prions donc le lecteur de s'habituer cette acceptionsimple du terme et d'oublier sa signification mouvante .

    3 La psychanalyse mise part.

    10

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • le vrai caractre d'une des tendances dont la fusion a donn naissance la psychologie actuelle. Il y a l toute une histoire trs instructive, mais dont le rcit dpasse les cadres de la prsente tude. En gros, l'attitude mystique et pdagogique en face de l'me, les mythes eschatologiques, incorpors dans le Christianisme, ont, un moment donn, subi une chute et se sont trouvs subitement abaisss au niveau d'une tude dogmatique inspire par un ralisme barbare, rencontrant ainsi l'inspiration du trait aristotlicien de l'me. Et cependant que cette tude devait servir d'un ct la thologie, elle a essay, de l'autre, de se constituer un contenu, en puisant indistinctement dans la thorie de la connaissance, dans la logique et dans la mythologie. Il s'est form ainsi un tissu de thmes et de problmes assez dlimits pour former une partie dnommable de la philosophie. On peut dire que, ds sa formation, l'ensemble tait complet, et, en tout cas, on n'a fait jusqu' nos jours aucune dcouverte psychologique digne de ce nom : le travail psychologique depuis Gocklen, ou, si l'on aime mieux, depuis Christian Wolff, n'a jamais t que notionnel, travail d'laboration, d'articulation, en un mot, la rationalisation d'un mythe, et finalement sa critique.

    14. La critique kantienne de la psychologie rationnelle aurait d dj ruiner dfinitivement la psychologie. Elle aurait pu immdiatement dterminer une orientation vers leconcret, vers la vraie psychologie qui, sous la forme humiliante de la littrature, fut exclue de la science . Mais la Critique n'a pas exerc cet effet. Elle a, certes, limin la notion d'me, mais la rfutation de la psychologie rationnelle n'y tant qu'une application de la critique gnrale des choses en soi, il semble en rsulter pour la psychologie un ralisme empirique , parallle celui qui s'impose dans la science aprs la ruine de la chose en soi. Et comme l'interprtation courante laisse tomber cette ide extraordinairement fconde qu'est l'antriorit de l'exprience externe l'exprience interne, pour ne retenir que le paralllisme, la Critique de la raison pure semble consacrer l'hypothse de la vie intrieure. Le vieux stock dela psychologie a pu survivre, et c'est sur lui que se sont abattues les exigences la mode au XIXe sicle : exprience et calcul. C'est alors que commence l'histoire lamentable, le Carmen Miserabile.

    15. Le culte de l'me est essentiel pour le Christianisme. Le thme antique de la perception n'aurait jamais suffi pour engendrer la psychologie : c'est de la religion que vient la force de cette dernire. La thologie de l'me, une fois constitue en tradition, a survcu au Christianisme, et continue vivre maintenant des nourritures ordinaires de toutes les scolastiques. Le respect dont elle a russi s'entourer grce au dguisement scientifique lui a permis de vgter encore un peu, et elle a russi survivre elle-mme grce cet artifice. Il serait cependant faux de dire que la psychologie classique ne se nourrit que du pass. Elle a russi, au contraire, rejoindre certaines exigences modernes la vie intrieure, au sens phnomniste du mot, a russi, en effet, devenir une valeur .

    L'idologie de la bourgeoisie n'aurait pas t complte si elle n'avait pas trouv sa mystique. Aprs plusieurs ttonnements elle semble l'avoir trouve maintenant : dans la vie intrieure dela psychologie. La vie intrieure convient parfaitement cette destination. Son essence est celle mme de notre civilisation, savoir l'abstraction : elle n'implique que la vie en gnral et l'homme en gnral, et les sages d'aujourd'hui sont heureux d'hriter de cette conception aristocratique de l'homme avec un faisceau de problmes de haut luxe.

    La religion de la vie intrieure semble, de plus, tre le meilleur moyen de dfense contre les dangers d'une rnovation vritable. Comme elle n'implique l'attachement aucune vrit dtermine, mais simplement un jeu dsintress avec les formes et les qualits, elle donne l'illusion de la vie et du progrs spirituel, alors que l'abstraction, qui en est l'essence, arrte toute vie vritable; et comme elle ne s'meut que de sa propre profondeur, elle n'est qu'un

    11

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • ternel prtexte pour ignorer la vrit.Voil pourquoi la vie intrieure est prche par tous ceux qui veulent capter les volonts de

    rnovation avant qu'elles aient pu s'attacher leur objet vritable, afin que la gourmandise desqualits remplace la comprhension de la vrit. Voil aussi la raison pour laquelle tous ceux qui sont trop faibles pour se montrer difficiles saisissent la perche tendue : cette offre de faire son salut en contemplant son nombril semble vraiment irrsistible...

    16. La psychologie classique est donc doublement fausse : fausse devant la science et fausse devant l'esprit. Combien ne se serait-on pas rjoui de nous voir rester seuls avec notre condamnation de la vie intrieure ! Et avec quel plaisir ne nous aurait-on pas montr les bases scientifiques de la fausse sagesse ! Toutes ces philosophies de la conscience qui jonglent avec les notions empruntes la psychologie, toutes ces sagesses qui invitent l'homme s'approfondir, alors qu'il s'agit prcisment de l'obliger sortir de sa forme actuelle,auraient pu continuer voir avec une grande satisfaction l'affirmation de la lgitimit de leur dmarche fondamentale dans la psychologie.

    Or, en fait, les deux condamnations se rejoignent. La fausse sagesse suivra dans sa tombe la fausse science : leurs destines sont lies et elles mourront ensemble, parce que l'abstraction meurt. C'est la vision de l'homme concret qui la chasse des deux domaines.

    17. Cet accord ne doit cependant pas tre une raison pour confondre les deux condamnations. Il est beaucoup plus efficace de les sparer et de dgager d'abord la condamnation de l'abstraction par la psychologie elle-mme. Or, cette condamnation apparat dans la psychologie la plus technique, et elle est prononce par des auteurs qui ignorent tout de nos exigences. Seulement cette rencontre, pour tre heureuse, n'a rien de fortuit : la vrit travaille la fois tous les domaines et ses diffrentes fulgurations finissent par s'unir en une vrit unique.

    Puisque nous voulons sparer les deux condamnations en question, en principe, il faut les sparer aussi matriellement. Voil pourquoi il faut commencer par fixer le sens de la dissolution de la psychologie classique, en nous attachant l'tude des tendances qui, tout en achevant la dissolution, annoncent la psychologie nouvelle.

    18. Trois tendances peuvent compter cet gard : la psychanalyse, le behaviorisme et la Gestalttheorie. La valeur de la Gestalttheorie est grande, surtout au point de vue critique : elle implique la ngation de cette dmarche fondamentale de la psychologie classique qui consiste rompre la forme des actions humaines pour essayer ensuite de reconstituer la totalit qui est sens et forme, partir d'lments sans signification et amorphes. Le behaviorisme consquent,celui de Watson, reconnat la faillite de la psychologie objective classique, et apporte, avec l'ide de behavior, quelle que soit finalement son interprtation, une dfinition concrte du faitpsychologique. Mais la plus importante des trois tendances, c'est incontestablement la psychanalyse. C'est elle qui nous donne la vision vraiment claire des erreurs de la psychologie classique, et nous montre ds maintenant la psychologie nouvelle en vie et en action.

    Mais en mme temps que la vrit, ces trois tendances renferment encore l'erreur sous troisaspects diffrents et engagent par l mme leurs disciples dans des voies qui loignent de nouveau la psychologie de sa direction vritable.

    La Gestalttheorie, au sens large du mot (en y comprenant Spranger), se livre, d'une part, comme Spranger4, des constructions thoriques, et ne semble pas, d'autre part, pouvoir se librer des proccupations de la psychologie classique.

    Le behaviorisme est strile, ou retombe dans la physiologie, la biologie, voire mme l'introspection plus ou moins dguise, au lieu d'oublier rellement tout pour n'attendre que

    4 Cf. Lebensformen, 5e d., Halle, 1925.

    12

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • les surprises de l'exprience.Quant la psychanalyse, elle s'est trouve tellement dborde par l'exprience qui,

    consulte enfin, ne demandait qu' parler, qu'elle n'a pas eu le temps de s'apercevoir qu'elle cache dans son sein la vieille psychologie qu'elle a prcisment pour mission de supprimer, et, d'un autre ct, elle nourrit de sa force un romantisme sans intrt et des spculations qui ne rsolvent que des problmes dsuets.

    D'autre part, et, d'une faon gnrale, c'est soit d'une manire implicite, soit avec une certaine timidit seulement, que la plupart des auteurs osent prononcer la condamnation de lapsychologie classique. Ils semblent vouloir prparer le travail de ceux qui voient le salut dans la conciliation des contraires, en ne s'apercevant pas qu'il n'y a l de nouveau qu'une illusion, puisque juxtaposer des tendances dont chacune soulve au sujet de l'autre, ou des autres, la question pralable est impossible5. Quant ceux qui, comme Watson et ses disciples, osent prononcer la condamnation franche, leurs affirmations concernant la fausset de la psychologie classique et les raisons de cette fausset sont si peu articules qu'elles n'ont pu empcher mme pas leurs propres auteurs de retomber dans les attitudes condamnes, et ainsi leurs dclarations sont une vraie critique des fondements de la psychologie ce que les rflexions gnrales sur faiblesse de l'entendement humain sont la Critique de la raison pure.

    19. La critique de la psychologie, pour tre efficace, doit tre sans mnagements, et elle ne devra respecter que ce qui est vraiment respectable : des faux mnagements, la crainte de se tromper en disant toute sa pense ou tout ce que sa pense implique, ne font qu'allonger lechemin sans autre bnfice que la confusion.

    Cette timidit en question s'explique bien, il est vrai, par le fait qu'il est rellement difficile de s'arracher cette psychologie qui nous a tenus prisonniers si longtemps. Les schmas qu'elle nous fournit ne nous semblent pas seulement indispensables au point de vue pratique; ils sont, de plus, si profondment ancrs en nous qu'ils reparaissent au milieu des efforts les plus sincres que nous faisons pour nous en librer, et alors on peut facilement prendre cette tnacit avec laquelle ils nous poursuivent pour une vidence insurmontable. C'est ainsi, par exemple, que l'affirmation selon laquelle la vie intrieure n'existe pas plus que les esprits animaux, et que les notions qui sont empruntes la vie intrieure existent si peu qu'il est mme compltement inutile de les traduire en termes de behavior, nous semble d'abord impossible concevoir.

    Mais que l'on y prenne garde : il n'y a l que la tentation propre aux vieilles vidences. La critique consiste prcisment les dmonter pice par pice pour mettre nu les dmarches qui les constituent et les postulats implicites qu'elles recouvrent. Voil pourquoi elle ne doit pas, sous peine de rester inefficace, s'arrter des affirmations gnrales qui condamnent seulement sans excuter : la critique doit aller jusqu' l'excution.

    Cela encore ne va pas sans difficults. On se demandera chaque pas si l'on a le droit de se dbarrasser de telle vidence ou de tel problme. Mais il ne faut jamais oublier que, pour le moment, notre sensibilit est fausse, et que c'est prcisment en continuant que nous pourrons acqurir une vision juste qui nous permettra de reconnatre ce qui doit tre sauv, et nous verrons alors combien les vidences qui, de prs, semblent insurmontables le sont peu d'un peu plus loin.

    20. Bref, pour revenir aux tendances dont nous venons de parler, l'enseignement qu'elles comportent pour la psychologie risque vraiment de sombrer cause de la nostalgie qui appelle

    5 Freud, par exemple, se charge lui-mme de ramener, comme on le verra plus loin, la psychanalyse la psychologie classique.

    13

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • leurs partisans au retour, et parce qu'une liquidation radicale de la psychologie classique ne leur permet pas de s'en dlivrer pour toujours.

    Voil pourquoi, afin de dgager l'enseignement dans toute sa porte et toute sa rigueur, nous allons consacrer une tude chacune des tendances que nous avons mentionnes. Ce seront l des tudes prliminaires qui doivent prparer la critique elle-mme en l'clairant sur le plan de ses articulations et en lui apportant mme les pices constitutives; elles formeront les Matriaux pour la critique des fondements de la psychologie6. La critique elle-mme, o le problme que nous venons de poser sera trait en lui-mme et systmatiquement, doit tre contenue dans l'Essai critique sur les fondements de la psychologie qui suivra les Matriaux. Ce caractre prparatoire et, par consquent, provisoire, des Matriaux ne doit jamais tre oubli;ils ne contiennent pas encore la critique, ils reprsentent seulement les premiers outils encore grossiers l'aide desquels devront tre forgs les instruments eux-mmes.

    21. Cette recherche que nous entreprenons dans les Matriaux ne peut tre, bien entendu, elle non plus, faite dans le vide. Nous n'avons nullement la prtention d'examiner les tendances en question sans ides prconues, navement . Des affirmations de ce genre peuvent tre sincres, mais jamais vraies, car il n'y a pas de critique vritable sans le pressentiment de la vrit. Toute la question est de savoir quelle est la source de ce pressentiment.

    En ce qui nous concerne, c'est en rflchissant sur la psychanalyse que nous avons aperu la vraie psychologie. Cela aurait pu tre un hasard, mais ce n'en est pas un, car mme en droit, la psychanalyse seule peut donner aujourd'hui la vision de la vraie psychologie, parce qu'elle seule en est dj une incarnation. Les Matriaux doivent donc commencer par l'examen de la psychanalyse : il s'agira, en cherchant l'enseignement que la psychanalyse comporte pour la psychologie, d'obtenir des prcisions qui nous permettront de ne pas oublier l'essentiel dans l'examen des autres tendances.

    22. La premire vague de protestation que l'apparition de la psychanalyse a dclenche semble maintenant aplanie, bien qu'on l'ait vue encore dernirement en France rebondir avec fureur, et la situation est maintenant moins tendue entre la psychologie classique et la psychanalyse. Ce changement d'attitude, que l'on peut interprter comme une victoire de la psychanalyse, ne reprsente chez les psychologues qu'un changement de tactique. On s'est rendu effectivement compte que la premire manire de combattre la psychanalyse, au nom de la morale et au nom des convenances, quivalait livrer le terrain sans combat aux psychanalystes, et qu'il est beaucoup plus lgant, et aussi beaucoup plus efficace, de s'acqurir par une preuve de libralit qui consiste assigner Freud sa place en psychologie, au chapitre de l'inconscient le droit de faire au sujet de la psychanalyse les rserves que commande la science , Il s'agit donc, grce un certain nombre d'assimilations, de faire retomber sur Freud tout le mpris que l'on a actuellement pour certaines tendances, et l'on affirme alors que la psychanalyse n'est qu'une renaissance de la vieille psychologie associationniste ; qu'elle est base tout entire sur la psychologie de la Vorstellung, etc.

    23. En ce qui concerne d'autre part ses partisans, ils ne voient gure dans la psychanalyse que libido et inconscient. En effet, Freud est pour eux le Copernic de la psychologie, parce qu'il est le Christophe Colomb de l'inconscient, et la psychanalyse, d'aprs eux, loin de faire revivre la psychologie intellectualiste, se rattache, au contraire, ce grand mouvement qui se dessine partir du XIXe sicle et qui souligne l'importance de la vie affective; la psychanalyse est mme, 6 Les Matriaux doivent comporter trois volumes. Aprs le volume prsent viendra un volume sur la Gestalttheorie, avec

    un chapitre sur la phnomnologie ; le troisime traitera du behaviorisme et de ses diffrentes formes avec un chapitre sur la psychologie applique.

    14

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • avec la thorie de la libido, avec la primaut du dsir sur la pense intellectuelle, bref, avec la thorie de l'inconscient affectif, le couronnement de tout ce mouvement.

    24. Il n'est pas difficile de s'apercevoir que cette image, devenue classique, que donnent de la psychanalyse ses partisans, va tout fait dans le sens des dsirs de la psychologie classique en l'aidant rtablir son quilibre aprs l'branlement reu de la psychanalyse. Car en n'attribuant Freud que les mrites classiques de Colomb et de Copernic, la psychanalyse devient simplement un progrs ralis l'intrieur de la psychologie classique; un simple renversement des valeurs de l'ancienne psychologie, mais un renversement du seul ordre hirarchique de ses valeurs; un ensemble de dcouvertes que les catgories de la psychologie officielle peuvent, condition de se dilater un peu pour loger tant de matire, parfaitement recevoir. En effet, ce que la discussion ainsi oriente remet en question, ce sont des thories etdes attitudes, et non pas l'existence mme de la psychologie classique.

    Or, en fait ce n'est pas volution qu'il y a, mais rvolution, seulement une rvolution un peu plus copernicienne qu'on ne croit : la psychanalyse, loin d'tre un enrichissement de la psychologie classique, est prcisment la dmonstration de sa dfaite. Elle constitue la premire phase de la rupture avec l'idal traditionnel de la psychologie, avec ses occupations et ses forces inspiratrices; la premire vasion du champ d'influence qui la tient prisonnire depuis des sicles, de mme que le behaviorisme est le pressentiment de la rupture prochaine avec ses notions et conceptions fondamentales.

    25. Si les psychanalystes collaborent ainsi avec leurs adversaires la canalisation de la rvolution psychanalytique, c'est qu'ils ont gard, au fond d'eux-mmes, une fixation l'idal, aux catgories et la terminologie de la psychologie classique. Il est, de plus, incontestable que la charpente thorique de la psychanalyse soit remplie d'lments emprunts la vieille psychologie de la Vorstellung.

    Et cependant les partisans de la psychologie classique auraient mieux fait de ne pas exploitercet argument. Car en voulant confondre l'intrieur avec la faade, ils ne font qu'attirer l'attention sur l'incompatibilit, dans la psychanalyse, entre l'inspiration fondamentale et les thories dans lesquelles elle s'incarne, et creusent par l mme leur propre tombe. En effet, la lumire de cette inspiration fondamentale clate l'abstraction de la psychologie classique, et apparat alors l'incompatibilit vritable qui n'est pas celle de la psychanalyse et d'une certaine forme de la psychologie classique, mais de la psychanalyse et de la psychologie classique en gnral. De plus, grce la nature mme de cette incompatibilit, chaque pas que l'on fait en avant dans la comprhension de l'orientation concrte de la psychanalyse a pour contrepartie la rvlation d'une dmarche constitutive de la psychologie classique, et, par l mme, la manire dont Freud exprime ses dcouvertes dans le langage et les schmas traditionnels n'estqu'un cas privilgi qui nous permet d'observer comment la psychologie fabrique ses faits et ses thories.

    Quoi qu'il en soit, il ne suffit pas de faire Freud un vague reproche d'intellectualisme ou d'associationnisme : il faut pouvoir dgager avec prcision les dmarches qui justifient ce reproche. Seulement, on sera forc de reconnatre alors la lumire du vrai sens de la psychanalyse que ces dmarches, dont on a clbr avec tant d'orgueil la fausset, ne sont, en ralit, que les dmarches constitutives de la psychologie elle-mme, et le reproche en question se rvlera comme un cas particulier de cette illusion qui ne cesse de perscuter les psychologues, et qui consiste croire qu'on a chang d'essence, alors qu'on n'a fait que changer de robe...

    26. Nous voulons chercher l'enseignement que la psychanalyse comporte pour la psychologie en dmontrant les affirmations prcdentes. Il s'agira donc, d'une part, de dgager

    15

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • la psychanalyse des prjugs dont l'enveloppent partisans et adversaires en recherchant son inspiration vritable, et en opposant constamment celle-ci aux dmarches constitutives de la psychologie classique dont elle implique la ngation, et, d'autre part, de juger les constructionsthoriques de Freud au nom de cette inspiration, ce qui nous permettra, en mme temps, de saisir sur le vif les dmarches classiques. Nous obtiendrons ainsi non seulement une vision nette de cette incompatibilit dont nous venons de parler, mais encore des indications importantes sur la psychologie venir.

    Mais comme l'analyse doit tre prcise, et comme elle doit saisir la manire mme dont s'labore et se construit la psychanalyse, nous avons pens que le mieux serait d'tudier la thorie du rve. Car Freud dit lui-mme : La psychanalyse repose sur la thorie du rve; la thorie psychanalytique du rve reprsente la partie la plus acheve de cette jeune science 7. D'autre part, c'est dans la Traumdeutung qu'apparat le mieux le sens de la psychanalyse et quesont mises nu avec un soin et une clart extraordinaires ses dmarches constitutives.

    7 Einige Bemerkungen ber den Begriff des Unbewussten in der Psychoanalyse, in Kleine Schriften zur Neurosenlehre, IV, Folge, p. 165, Vienne, 1922.

    16

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • CHAPITRE PREMIER

    Les dcouvertes psychologiques dans la psychanalyse etl'orientation vers le concret

    Ce qui caractrise une science, c'est une certaine sagesse concernant un domainedtermin, et, grce cette sagesse, un certain pouvoir sur les choses appartenant ce

    domaine. Il n'y a pas de science fconde l o ne se retrouvent pas ces deux caractres desagesse et d'efficacit. Prenez un physicien : il connat des mystres tonnants et il fera surgir

    devant vous des miracles qui dpassent tout ce que le plus hardi des magiciens aurait pus'imaginer. Parlez avec un chimiste : il vous apprendra des choses qui vous stupfieront, et

    regardez-le agir ; l'occultiste le plus fameux vous apparatra pauvre en courage et pauvre enimagination. Et mme si la nature ne vous intresse que mdiocrement, la sagesse et le

    pouvoir de ces hommes vous tonneront.Prenez maintenant un psychologue. Il vous entretiendra des prtentions de la psychologie. Il

    vous racontera la pnible histoire de sa science. Vous apprendrez qu'on est arriv liminer la notion d'me, la thorie des facults. Si vous lui demandez de quoi il s'occupe, il vous parlera de la vie intrieure. Si vous insistez encore, vous apprendrez l'existence des sensations, des images, des souvenirs, de l'association des ides, de la volont, de la conscience, des motions et de la personnalit et d'autres notions de ce genre. Il vous expliquera que les images ne sont pas des atomes psychiques, mais des tats plutt fluides ; que l'association des ides, loin d'expliquer tout, n'est qu'un tat de basse tension, que vous ne pleurez pas parce que vous tes triste, mais que vous tes triste parce que vous pleurez. Et si vous avez bien cout, il vousapprendra que votre personnalit est une synthse. Vous serez, certes, enrichi d'un certain nombre de moyens d'expression, mais gardez-vous bien d'exprimer le dsir de pntrer plus en avant dans la connaissance de l'homme , car pour vous gurir de pareils espoirs romantiques, on vous enverra dans un laboratoire de psychologie exprimentale pour vous y faire une ide de la science telle qu'elle doit tre . L encore, vous apprendrez des choses sensationnelles. On ne vous fera gure d'objections concernant votre rserve sur l'intrt proprement psychologique de la physiologie des sensations. Mais on vous apprendra, par contre, que vous associez plus ou moins vite, qu'il y a un sport qui consiste retenir des chiffres sans suite et se servir du pneumographe pour prparer le diplme d'tudes suprieures. Et si vous demandez de nouveau tre initi davantage dans la connaissance de l'homme, on vous rpondra saintement que la science est faite de patience, qu'avec les progrs de la technique exprimentale et un gnie synthtique dans le genre de Newton...

    Vous avez raison : le psychologue ne sait rien et ne peut rien. Il est le parent pauvre dans la grande famille des serviteurs de la science. Il ne se nourrit que d'espoirs et d'illusions : d'autres la matire, il se contente, lui, de la forme, car par-dessus toutes ses misres, il est

    17

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • encore esthte.Pourquoi de faux mnagements ? Les psychologues n'ont rien fait, sinon remplacer une

    sorte de fabulation par une fabulation diffrente, un schma par un autre, et c'est tout, mais rellement tout. La connaissance de l'homme ? Mais tout cela est relgu, ou bien dans le domaine des faux problmes, ou bien dans celui des espoirs lointains. Je ne crois pas que l'on puisse porter l'difice central de la psychologie un autre intrt que celui qui anime gnralement ces tudes o l'intrt tient simplement au fait qu'avanant en rudition, on suitavec sympathie le sort d'une ide ou d'une notion. D'ailleurs, on peut s'en rendre compte par l'histoire de la psychologie. Elle ne nous relate aucune dcouverte : elle est entirement constitue par les fluctuations d'un travail notionnel appliqu un tissu identique de problmes, et c'est l un trs mauvais signe pour une discipline ayant des prtentions scientifiques. On n'a vu changer au cours de l'histoire de la psychologie que le langage employ, et le dplacement de l'accent mis sur les diffrentes questions. Mais le psychologue se comporte aussi btement devant un homme que le dernier des ignorants et, chose curieuse, sa science ne lui sert pas quand il se trouve avec l'objet de sa science, mais exclusivement quand il se trouve avec des confrres . Il est donc exactement dans le mme cas que le physicien scolastique : sa science n'est qu'une science de discussion, une ristique.

    La premire chose qui frappe dans la psychanalyse, c'est que le psychologue peut acqurir par elle une sagesse relle. Oh ! je ne parle que de savoir professionnel, mais j'emploie le terme sagesse pour souligner que c'est pour la premire fois que la psychologie dpasse le plan du langage pour saisir quelque chose du mystre que renferme l'objet de son tude. C'est pour la premire fois que le psychologue sait, c'est pour la premire fois qu'il apparat, j'ose risquer le terme, puisqu'il signifie quelque chose d'essentielle-ment positif, comme un magicien.

    Le physicien a du prestige devant le public, car son savoir efficace le fait apparatre comme lelgitime successeur du magicien, qui n'apparat d'ailleurs auprs de lui que comme un prcurseur timide. Et le psychanalyste s'acquiert du prestige auprs du public pour des raisons analogues. Car il apparat comme le successeur lgitime des oneiromantes, des liseurs de penses et des pythonisses, qui, tous, auprs de lui, ne sont que des comdiens. Et la possibilit de les mettre ainsi en parallle, tous les deux, le physicien et le psychanalyste, cause des raisons sur lesquelles repose leur prestige, marque, dans l'histoire de la psychologie, une tape autrement positive que l'emploi de tous les appareils qui ont migr des laboratoires de physiologie pour peupler ceux des psychologues.

    Car, de mme que dans le cas du physicien, l'efficacit pratique du savoir du psychanalyste est rvlatrice du fait que nous sommes en prsence de dcouvertes vritables.

    La dcouverte du sens du rve en est une, je veux dire, la dcouverte du sens concret et individuel du rve. La dcouverte du complexe ddipe, tant dcri par les adversaires de Freud, en est une autre. Confrontez la psychologie de l'amour telle qu'elle rsulte du freudisme tout ce que la psychologie classique, y compris Stendhal, peut vous apprendre sur ce sujet; faites cette comparaison du point de vue de la possibilit que l'une et l'autre vous donnent pour comprendre un cas concret et vous serez stupfait de la diffrence. Et je ne parle pas, dessein, de la valeur thrapeutique, tant discute, du traitement psychanalytique. Je ne me place qu'au point de vue du savoir que la psychanalyse peut apporter la psychologie.

    Certes, les dcouvertes de la psychanalyse ne font que traduire en formules scientifiques un certain nombre d'observations que l'on peut retrouver chez les littrateurs de toute espce et de tous les temps. Mais c'est parce que la psychologie officielle, hritire de la thologie de l'me d'une part, de certaines thories antiques concernant la perception, d'autre part, et plus

    18

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • tard de la psychologie philosophique, issue des deux la fois, fut tout entire absorbe par destravaux purement notionnels. Et la psychologie vraie s'est rfugie dans la littrature et dans le drame; elle a d vivre en marge de la psychologie officielle, mme en dehors d'elle, de mme que la physique exprimentale a d vivre d'abord en marge de la physique spculative, officielle. Cela s'explique aussi; il a fallu que se rvle le caractre illusoire des travaux purement notionnels poursuivis sur le vieux thme de l'me et de la perception ; il a fallu ensuite que se dissolve l'espoir de trouver la pierre philosophale par la chimie moderne, c'est--dire de transformer, par l'application des mthodes scientifiques, la vieille psychologie ou ses transfabulations en science positive, et il a fallu enfin l'usure de certaines valeurs dans leurs diffrentes incarnations pour que le concret puisse enfin parler.

    I

    Il n'y a pas l de simples jugements de valeur en analysant le contraste que nous venons de signaler, nous pourrons dcouvrir dans la psychologie classique la ncessit de l'ignorance, comme la ncessit du savoir dans la psychanalyse. C'est ce que nous allons montrer sur l'exemple du rve.

    Freud s'est offert le luxe de consacrer le premier chapitre de la Traumdeutung l'historique du problme du rve. Il accompagne l'expos des remarques critiques qui doivent justifier son intervention dans la question, et il est difficile de ne pas reconnatre dans ce chapitre le voyage d'un homme qui voit au pays de ceux qui n'ont rien vu. Freud donne d'ailleurs ses critiques une allure modeste : tout ce qu'il veut, c'est faire sentir qu'il y a encore, aprs tout ce qu'on en a dit, des choses dire sur le rve, ou plutt que l'essentiel n'a pas t dit, car la question a ttraite jusqu'ici avec trop de lgret. En comparant d'autre part les diffrents travaux, il obtient le tableau des difficults qu'une thorie des rves doit rsoudre.

    La thorie que Freud considre comme la plus caractristique, parce qu'elle exprime l'opinion la plus rpandue, c'est la thorie du rveil partiel, d'aprs laquelle le rve est, comme dit Herbart (cit par Freud)8, une veille partielle nuance et en mme temps trs anormale .Nous trouvons chez Binz la traduction physiologique de cette conception : Cet tat (de rigidit, Erstarrung) se dissipe peu peu vers le matin. Les produits de fatigue accumuls dans les cellules crbrales sont dcomposs ou entrans par le courant circulatoire. Ici et l quelques amas cellulaires s'veillent, cependant qu'autour tout est fig encore. Et le travail isol de ces groupes apparat alors au sein de notre conscience sans que puisse le complter l'effort des parties du cerveau qui groupent et qui associent. C'est pourquoi les images apparues sont tranges, runies au hasard. Elles sont d'ailleurs lies des impressions d'un pass rcent. A mesure que le nombre des cellules veilles croit. la draison du rve diminue (Binz, cit par Freud)9.

    On peut retrouver, ajoute Freud, la thorie du rve incomplet, ou du moins des traces de cette conception, chez tous les physiologistes ou philosophes modernes.

    8 FREUD, L'Interprtation des rves, trad. M. I. MEYERSON, Paris, Alcan, 1927 ; p. 70.9 Ibid., p. 71.

    19

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • Cette thorie reprsente l'antithse de la conception freudienne. Elle fait du rve quelque chose de purement organique, et, en tout cas, un phnomne purement ngatif, un dfaut qui est mme souvent , comme dit Binz, un processus pathologique . Pour Freud, au contraire, le rve est un fait psychologique au sens plein du mot . C'est donc essentiellementl'attitude de Freud l'gard de cette thorie qu'il faut examiner.

    Considrer le rve comme un fait organique trahit encore une autre intention. On veut ainsi retirer au rve sa dignit de fait psychologique. On pourrait assez bien se reprsenter ce que les biologistes pensent de la valeur des rves par la trs vieille comparaison avec l'homme qui, ignorant la musique, laisserait courir ses doigts sur les touches d'un instrument. Selon cette conception le rve serait entirement dpourvu de sens ; comment les doigts de cet ignorant pourraient-ils produire un morceau de musique ?

    Freud veut dire par l que l'on considre le rve systmatiquement comme un vnement qui n'entre pas dans la srie des processus psychologiques rguliers, que l'on ne veut attribuer la formation du rve aucun de ces processus. Le rve apparat alors, non pas comme une formation psychique rgulire; une pense au sens propre du mot, mais comme un phnomne qui, malgr sa priodicit rgulire, reprsente, quant sa structure, une exception. La thorie classique, au lieu de s'incliner devant l'originalit et la complexit du rve, et de chercher les processus qui l'expliquent, s'obstine le considrer comme une drogation aux rgles du travail psychologique normal, comme un phnomne pour ainsi dire ngatif.

    Cette vision de l'insuffisance des thories organiques est partout prsente dans la Traumdeutung, et il est partout visible que Freud veut combler prcisment ce dfaut des thories classiques en cherchant montrer que le rve est un phnomne positif, une formation psychologique rgulire, parce que, loin de devoir son existence une dbandade des fonctions psychiques, il ne s'explique que par un ensemble de processus rguliers et complexes.

    On peut donc penser, et les formules de la Traumdeutung nous y invitent souvent, que c'est simplement la dignit de fait psychologique au sens classique du terme que Freud rclame pour le rve, et que lorsqu'il nous dit que le rve est un fait psychologique au sens plein du mot, le rve est intgr la psychologie sans que cela comporte des consquences pour la dfinition mme du fait psychologique.

    En fait, il n'en est pas ainsi, et il ne peut en tre ainsi. Cette volont de refuser au rve la dignit de fait psychologique, et surtout la manire dont le fait la thorie du rveil partiel, n'estni une simple maladresse, ni une consquence naturelle de la dialectique de la psychologie physiologique. Car la psychologie physiologique travaille avec les notions et les dmarches de lapsychologie introspective classique, et si le problme du rve est expdi par elle d'une faon aussi simpliste, c'est parce que, dans le domaine du rve, les catgories de cette dernire deviennent inutilisables, et la thorie critique par Freud n'est, dans le fond, que la traduction en langage dogmatique de l'impossibilit d'aborder le problme du rve avec le point de vue et les notions de la psychologie classique. La thorie de Binz nous rvle en somme le fait que si l'on dfinit le fait psychologique la manire de la psychologie classique, et si l'on se sert des notions dont celle-ci se sert, on ne peut pas voir dans le rve un fait psychologique, au sens vritable du terme.

    Il serait alors tonnant que Freud puisse dire, d'une part, que le rve est un fait psychologique dans toute l'acception du terme, parce que sa formation, loin de s'expliquer par une dbandade des fonctions psychiques, est due un ensemble de processus rguliers et complexes, et assimilables cause de cela aux processus de la pense de la veille, et que,

    20

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • d'autre part, l'expression de fait psychologique puisse garder sa signification ancienne.En fait, c'est le contraire qui arrive. Freud ne rclame, en effet, la dignit de fait

    psychologique pour le rve que parce qu'il russit montrer la base de ce dernier des processus originaux, mais rguliers. Or, il ne trouve ces processus que parce qu'il part de l'hypothse d'aprs laquelle le rve a un sens. C'est donc grce cette hypothse que le rve pourra tre rintgr dans sa qualit de fait psychologique. Seulement, cette hypothse constitue dj une rupture avec le point de vue de la psychologie classique, car celle-ci se place un point de vue formel et se dsintresse du sens.

    Le problme du rve ne pouvait tre rsolu par la psychologie classique, parce qu'il ne peut l'tre qu'en acceptant l'hypothse du sens. Freud part prcisment de cette hypothse et dcouvre que le rve est un fait psychologique, parce qu'il a un mcanisme propre. Mais il est sorti, par son hypothse initiale, de la psychologie classique; et comme cette rupture est grossede consquences, la formule que nous avons dj si souvent cite, et qui veut reprsenter, en quelque sorte, la rentre de Freud au sein de la psychologie classique, consacre en fait la rupture avec la dfinition classique du fait psychologique. Bref, nous assistons un phnomnebien connu dans l'histoire des sciences : un schma d'interprtation classique se heurte une anomalie qui se rvle finalement comme un ferment dialectique trs puissant, et finit par briser le schma classique, pour devenir le point de dpart d'une vision nouvelle : le rve a oppos la psychologie classique la mme rsistance que l'lectricit au mcanisme des physiciens du XIXe sicle et il va constituer, comme l'a fait l'exprience de Michelson pour les thories de la relativit, le point de dpart d'une vision nouvelle de l'univers de la psychologie. Quoi qu'il en soit, il est visible, ds cette critique des thories organiques, que nous devons trouver dans la Traumdeutung une dfinition nouvelle du fait psychologique, irrductible celle laquelle la thorie classique nous avait habitu.

    II

    Cette dfinition nouvelle peut tre dgage en comparant la manire dont le problme du rve est abord, d'une part par la thorie organique et, d'autre part, par Freud.

    La thorie du rveil partiel considre les lments du rve un point de vue abstrait et formel. Au point de vue formel, parce que l'on ne prte aucune attention l'individualit du rve qui est donne par le sens, et que l'on ne considre ses lments qu'en tant qu'ils ralisent les notions de classe avec lesquelles travaillent les psychologues. On ne tirera donc durve que des enseignements concernant ces classes, et on parlera des images dans le rve, destats affectifs, etc., en se plaant toujours au point de vue de la classe, et si le contenu intervient, ce n'est que pour tre class en gnral. On dira, par exemple, que le rve est riche en souvenirs d'enfance, mais les psychologues, qui avaient pourtant constat ce fait, ont cru pouvoir l'expdier en parlant de l' hypermnsie du rve. Et au point de vue abstrait, parce que le rve et ses lments sont considrs en eux-mmes, c'est--dire comme si le rve tait simplement un ensemble d'images projetes sur un cran. Il est vrai qu'on fait l'hypothse d'un

    21

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • cran spcial : la conscience ou la vie intrieure, et d'un appareil spcial : le cerveau, mais la dmarche explicative a exactement la mme structure que s'il s'agissait d'expliquer ce qui se passe sur un cran cinmatographique : il s'agit d'expliquer un ensemble de processus qui, tels qu'ils se produisent, reprsentent le phnomne complet, et il s'agit de les expliquer simplement en tant que processus, en supposant des causes mcaniques.

    C'est l'ensemble de cette dmarche que nous appelons abstraction. Elle commence par dtacher le rve du sujet dont il est le rve, et le considre non pas comme fait par le sujet, mais comme produit par des causes impersonnelles : elle consiste appliquer aux faits psychologiques l'attitude que nous adoptons pour l'explication des faits objectifs en gnral, c'est--dire la mthode de la troisime personne. Bref, l'abstraction limine le sujet et assimile les faits psychologiques aux faits objectifs, c'est--dire aux faits en troisime personne.

    Le rve devient ainsi une collection d'tats en soi, un ensemble d'tats en troisime personne. Sans relation avec le sujet concret qui le rve, le rve est pour ainsi dire suspendu dans le vide; il est une rsonance qui nat par hasard et meurt quand son nergie est puise. L'explication ne peut plus tre proprement psychologique, et on essaiera d'en venir bout avecdes schmas qui ne rappellent en rien l'acte du sujet, de la premire personne; d'o toutes les comparaisons avec le kalidoscope, d'o la mtaphore du clavier touch au hasard.

    Ce qui caractrise, au contraire, la manire dont Freud aborde le problme du rve, c'est qu'il n'accomplit pas l'abstraction. Il ne veut pas dtacher le rve du sujet qui le rve; il ne veut pas le concevoir comme un tat en troisime personne, il ne veut pas le situer dans un vide sans sujet. C'est en le rattachant au sujet dont il est le rve qu'il veut lui rendre son caractre de fait psychologique.

    Le postulat de toute la Traumdeutung, savoir que le rve est la ralisation d'un dsir10, la technique d'interprtation qui est prcisment l'art de rattacher le rve au sujet qui l'a rv11, toute la Traumdeutung enfin qui est le dveloppement, l'articulation, la dmonstration et la systmatisation de la thse fondamentale, nous montrent que Freud considre comme insparable du je le rve qui, tant par essence une modulation de ce je, s'y rattache intimement et l'exprime12.

    La dmarche que nous avons trouve la base de la thorie organique ne lui est pas particulire : on la retrouve galement dans les thories dites psychologiques du rve. Cela est naturel, puisque la psychologie physiologique ne fait que transposer la psychologie introspective classique.

    Lorsque Dugas, par exemple, dit que le rve c'est l'anarchie psychologique, affective et mentale, c'est le jeu des fonctions livres elles-mmes et s'exerant sans contrle et sans but;dans le rve, l'esprit est un automate spirituel (cit par Freud)13, nous retrouvons l le point de vue abstrait qui consiste concevoir les faits psychologiques comme des entits en soi, au sens propre du mot; les raliser en dehors de la personne dont ils sont les manifestations. Se plaant ainsi en dehors de l'activit de la premire personne, il est naturel que Dugas ne trouveplus qu'automatisme fonctionnel. Cette thorie, qui rappelle de trs prs la thorie du rveil partiel, est la plus abstraite des thories psychologiques du rve, mais l'abstraction se retrouve dans toutes, des degrs diffrents, mais nettement perceptible.

    D'ailleurs non seulement l'abstraction se retrouve dans toutes les thories, mme psychologiques, du rve, mais elle constitue la dmarche fondamentale de toute la psychologie

    10 Cf. plus loin, p. 57 sqq.11 Cf. chap. II.12 Nous prenons partir d'ici le terme je pour dsigner la premire personne et non pas dans le sens technique qu'il a chez

    Freud. Cf. Das Ich und das Es, Vienne, 1923.13 FREUD, L'Interprtation des rves, p. 51.

    22

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • classique. Celle-ci recherche, en effet, des processus pour ainsi dire autonomes , parce qu'ilssont dcrits, non pas en termes d'actions de la premire personne, mais en termes de mcanisme; elle travaille avec des notions qui correspondent aux faits psychologiques considrs en dehors de leur relation constitutive avec la premire personne et qui servent ensuite de point de dpart aux tentatives d'explications mcaniques, o l'on n'emploie que desschmas en troisime personne et o la premire personne ne rapparat plus jamais.

    La thorie la plus reprsentative de cette abstraction c'est videmment la thorie des facults de l'me. La premire personne est morcele en facults, les faits psychologiques ne sont plus les manifestations du je : ils proviennent de facults indpendantes qui ne sont et qui ne peuvent tre que des entits en troisime personne. Mais la psychologie moderne, qui affirme avoir surmont la thorie des facults de l'me, est exactement dans le mme cas. Les cadres que la thorie des facults nous a lgus ont t soigneusement conservs (sauf qu'au lieu de facults on parle de fonctions ) et avec eux la dmarche fondamentale qui est leur base. Les notions actuellement la mode : conscience, tendances, synthse, attitudes , etc.,sont des notions qui rompent la continuit du je tout autant que les facults de l'me, et donnent lieu de la mme manire l'emploi des schmas en troisime personne. Tout au plus peut-on dire que certains psychologues ont eu le sentiment de la ncessit de revenir au je et aux schmas en premire personne, mais ils se sont arrts ce sentiment et se sont laisss happer par des influences classiques.

    D'autre part, cette volont de rattacher le rve au je n'est pas particulire, dans la psychanalyse, la thorie du rve. Elle est partout prsente, dans tous les domaines o la psychanalyse a t applique, comme dans la thorie des nvroses et celle des actes manqus,pour laisser de ct les applications extra-mdicales. Ce que la psychanalyse cherche partout, c'est la comprhension des faits psychologiques en fonction du sujet. Il est donc lgitime de voir l l'inspiration fondamentale de la psychanalyse.

    III

    Mais quel est le sens prcis de cette inspiration ?Le caractre le plus vident des faits psychologiques, c'est celui d'tre en premire

    personne . La lampe qui claire mon bureau est un fait objectif , prcisment parce qu'elle est en troisime personne, parce qu'elle n'est pas je , mais elle . D'autre part, dans la mesure o c'est moi qui en sous-tend l'tre, la lampe est un fait psychologique.

    Donc, suivant la nature de l'acte qui la pose, la lampe est ou bien un fait physique, ou bien un fait psychologique; elle peut donc tre le point de dpart de deux ordres de recherches essentiellement diffrents, la physique d'une part, la psychologie d'autre part. En elle-mme (sicela pouvait avoir un sens), elle n'appartient ni l'une ni l'autre. D'autre part, l'appartenance l'une ou l'autre ne peut tre rendue effective par une simple affirmation verbale, car c'est cette appartenance qui doit inspirer la manire dont la lampe est conue, elle doit crer prcisment la forme spciale requise par la dialectique o elle doit entrer. C'est ainsi que la lampe sera pour la physique (ou plutt pour la mcanique) un systme matriel , et

    23

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • prcisment l'tude proprement mcanique de la lampe n'est possible que sous cette forme. Il en est de mme pour la psychologie. La lampe ne sera un fait psychologique que dans la mesure o c'est son appartenance au je qui inspirera la forme qui lui sera donne, et il faut qu'elle ait une forme spciale en tant que fait psychologique, de mme qu'elle en a une en tantque fait physique. Tout comme la physique, la psychologie doit faire subir aux faits qu'elle tudie une transformation convenable, conforme son point de vue . C'est cette transformation seule qui peut douer les faits de cette originalit sans laquelle une science spciale n'a aucune raison d'intervenir.

    Cette transformation a pour base, en physique, la position des faits en tant que troisime personne , c'est--dire comme un ensemble de relations de termes termes et compltement dterminantes les unes des autres : la recherche va de la chose la chose , et c'est tout. Une explication mcaniste, par exemple, est compltement immanente au plan mme du processus considr, une chose dtermine sans rsidu une autre, celle-ci la suivante et ainsi de suite : nous ne quittons jamais ce plan et tout se rsout dans les relations en troisime personne.

    La transformation propre la psychologie serait prcisment celle qui considrerait tous les faits dont cette science peut s'occuper en premire personne , mais de telle manire que pour tout l'tre et pour toute la signification de ces faits, l'hypothse d'une premire personne soit constamment indispensable. Car c'est l'existence de la premire personne seule qui explique logiquement la ncessit d'intercaler dans la srie des sciences une science psychologique , et si celle-ci peut, comme toutes les autres, abandonner, au cours de son volution, les motifs temporels qui lui ont donn naissance, elle ne peut pas abandonner cette relation la premire personne qui seule donne aux faits l'originalit dont elle a besoin.

    Entre la physique, science de la troisime personne , et la psychologie, science de la premire personne , il n'y a pas de place pour une troisime science qui tudierait les faitsde la premire personne en troisime personne, qui, en les dpouillant de leur originalit, voudrait cependant demeurer la science spciale que seule la relation qu'elle rejette prcisment peut justifier.

    Or, la psychologie voudrait tre prcisment cette troisime science . Elle veut considrer les faits psychologiques en troisime personne et elle prtend cependant tre une science tout fait originale. C'est son ralisme qui lui permet d'accomplir ce miracle. La psychologie ordinaire s'inspire beaucoup plus qu'on ne pourrait le croire, vu la terminologie la mode, du vieux spiritualisme pour qui l'originalit de l'esprit est, en quelque sorte, chimique, en ce sens que l'esprit, tout en n'tant pas, comme chez les matrialistes, une forme de la matire, est pos par un acte dont la forme est la mme que celle de l'acte qui pose la matire, et l'esprit se comporte alors comme un autre genre de matire : tous les deux sont en troisime personne. Seul ce ralisme peut faire comprendre que les thoriciens des localisations aient nglig les objections les plus immdiates et connues depuis longtemps. Il est impossible de comprendre autrement le paralllisme psychophysiologique et la manire dont on s'en est servi, et, en gnral, tous les rves de la psychologie physiologique. Enfin, c'est encore ce ralisme qui explique la facilit avec laquelle les psychologues ont oubli la relation constitutivedes faits psychologiques.

    Car si l'esprit est, conformment au ralisme, un genre original de matire, alors la psychologie pourra tre une sorte de paraphysique, dcrivant un monde spcial, dit spirituel, mais parallle au monde physique et ne requrant pas de dmarches spciales. Sa spcificit sera due l'originalit de la perception que ce ralisme exige, et on pourra traiter lesfaits psychologiques comme les faits physiques, car l'originalit de la perception sera

    24

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • l'affirmation fondamentale qui devra lgitimer toutes les dmarches qui, considres en elles-mmes, sont absurdes. Seulement une pareille mthode n'a aucune stabilit scientifique, car l'affirmation initiale, concernant l'originalit de la perception psychologique , libre les psychologues de toute inquitude, la relation constitutive n'apparat plus du tout dans le travailconcret; on cre et on dcrit, conformment la mthode de la troisime personne, des ralits et des processus, et alors mme qu'on ne fait plus qu'laborer des mythes, l'affirmation initiale de la perception sui generis rassure toujours. Et tout devant passer par la perception , la psychologie et la physique se rencontrent dans le mme objet. La psychologie classique s'ingnie alors pour pouvoir considrer la mme chose deux fois en troisime personne : elle projette l'extrieur dans l'intrieur, d'o elle essaie ensuite, mais en vain, de la faire sortir ; elle ddouble le monde pour en faire d'abord une illusion et essayer ensuite de faire de cette illusion une ralit, elle se lasse finalement de cette alchimie , dclare qu'il n'ya l que des faux problmes, se tait chastement ou se rejette sur les nuances qualitatives et les actes de vie , et, tout en professant un profond dgot pour la mtaphysique, elle ne fait depuis cinquante ans que courir d'une mtaphysique l'autre, car elle ne peut toucher, telle qu'elle est, une question, sans qu'un problme mtaphysique ne jaillisse immdiatement.

    Quoi qu'il en soit, on ne se baigne pas deux fois dans le mme fleuve , et il est impossible d'appliquer deux fois aux mmes choses la mthode de la troisime personne, tout en voulant obtenir chaque fois un ordre de ralit diffrent. Ou bien il faut renoncer la psychologie, ou bien il faut abandonner la mthode de la troisime personne lorsqu'on tudie des faits psychologiques. Car ces derniers ne peuvent supporter l'application des schmas qui font disparatre la premire personne et ne peuvent entrer dans aucun processus impersonnel, parce qu'enlever au fait psychologique son sujet qui le sous-tend, c'est l'anantir en tant que psychologique; et le concevoir de telle sorte que le schma de la conception implique une rupture dans la continuit du je ne peut conduire qu' une mythologie.

    La psychologie classique ignore ces exigences, et les psychologues ne se sont pas aperus qu'ter le je aux faits psychologiques, c'est les anantir; que, par consquent, toute thorie fonde sur cette dmarche ne peut tre qu'une fabulation pure et simple.

    On nous objectera peut-tre que nous enfonons des portes ouvertes, puisque la psychologie considre les faits psychologiques prcisment comme les manifestations d'une conscience individuelle. Et il y a de la vraisemblance dans cette objection, car ceux-l mmes qui critiquent la psychologie classique d'une manire rsolue et rigoureuse lui reprochent prcisment de s'enfermer dans les faits de la conscience individuelle. Certains auteurs, dit Spranger14, limitent la psychologie rigoureusement au sujet, c'est--dire aux tats et aux processus appartenant un moi individuel... et il reproche ensuite la psychologie de maintenir le sujet dans cet isolement au lieu de le rattacher aux formes du plan historique et social de l'esprit 15.

    Mais il faut s'entendre. Spranger a parfaitement raison de faire ce reproche la psychologie. Mais c'est parce qu'il se place un point de vue trs diffrent du notre. ll prconise, lui, une psychologie qui tudiera les diffrentes manires dont l'homme s'engage dans les rseaux multiples des valeurs , ou, si l'on veut, les montages qui en rsultent pour l'homme. Ce que nous avons appel abstraction apparatra alors Spranger sous un aspect spcial. Comme l'abstraction consiste considrer les faits psychologiques comme des tats en soi, et comme Spranger se place au point de vue des formes vitales , il remarquera essentiellement l'isolement vis--vis des formes objectives, et il verra dans cet isolement une consquence de

    14 Lebensformen, p. 5, 5e d., Halle, Niemeyer, 1925.15 Lebensformen, p. 5, 5e d., Halle, Niemeyer, 1925.

    25

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • la limitation de la psychologie l'individu. Il ne s'est pas d'ailleurs aperu que la limitation de la psychologie l'tude des faits purement individuels n'est que verbale.

    En fait, une fois que la psychologie a affirm que son domaine est constitu par les vnements du moi, elle ne sait plus quoi faire de ce moi et, en ralit, elle n'en fait rien. Car devenue phnomniste la suite de la ruine de la psychologie rationnelle, elle n'tudie plus que la multiplicit des phnomnes . Hume a t au moins franc : il a dit nettement que le moi n'est que cette multiplicit. Mais les psychologues modernes ne peuvent pas se rsoudre noncer clairement les consquences fondamentales de leur attitude, et ils voudraient bien donner un sens au moi.

    Il existe, cet gard, plusieurs thmes. On peut avoir recours, par exemple, au schma de la rflexion. Le moi est alors la cause des faits de conscience, en mme temps que le sujet de l'introspection : ce qui regarde et ce qui est regard. Le plus souvent d'ailleurs, le moi est simplement le lieu des faits psychologiques au dbut et leur synthse la fin. Quoi qu'il en soit,le moi reste toujours abstrait. Il est une simple cause, un pur centre fonctionnel, d'une part, et un il, d'autre part, dans le schma de la rflexion; il n'est qu'un mot pour dguiser le ralismenaf dans la seconde et un faisceau de fonctions abstraites dans la troisime hypothse.

    La psychologie classique parle donc du moi, mais elle parle du moi d'une part et des faits psychologiques d'autre part. En effet, tant qu'elle tudie les faits psychologiques, elle les traite comme s'ils taient en troisime personne, et c'est ensuite qu'elle s'impose l'obligation de les rattacher un sujet. Mais elle est incapable de trouver une relation qui puisse accomplir ce miracle. Elle se rfugie alors dans la qualit et ne conserve plus l'individualit que sur le plan qualitatif : l'appartenance l'individu des faits psychologiques ne se manifeste plus alors que dans l'irrductibilit qualitative de l'acte dans lequel ils sont vcus. A part ce soulignement par la qualit, les faits psychologiques sont traits comme s'ils taient des faits en troisime personne.

    Ils ne le seraient pas si leur appartenance au sujet tait la base de la forme dans laquelle on les conoit. Et cela ne pourrait tre que s'ils n'taient pas considrs en eux-mmes, part le sujet, mais comme les lments d'un tout qui ne puisse se concevoir sans le sujet, c'est--dire comme les diffrents aspects de l'acte du je .

    Ici on peut nous objecter que la psychologie connat notre exigence et qu'elle affirme clairement qu'il n'est question d'images, d'motion, de mmoire, et, en gnral, de fonctions que provisoirement; qu'on ne pratique ces morcellements que pour les besoins de l'analyse, car, en ralit, il s'agit des parties d'un tout, etc.

    Seulement, il y a, entre l'affirmation d'une thse et la ralisation de l'attitude qui lui correspond, un abme. La profession de foi en question signifie seulement que les psychologues ne croient pas que les fonctions qu'ils dcrivent puissent se raliser une une, isoles les unes des autres, mais non pas que l'analyse d'un fait psychologique du point de vue du formalisme fonctionnel ne soit pas une analyse psychologique vritable. Or, ici, il s'agit prcisment de cela. La totalit que les psychologues veulent bien admettre dans l'homme n'est qu'une totalit fonctionnelle , un enchevtrement de notions de classe. Or un pareil enchevtrement, quel que soit le degr de sa complexit, n'est pas un acte, et ne suppose pas un sujet, mais un simple centre fonctionnel, car on ne peut pas, avec des lments impersonnels, constituer un fait personnel comme l'acte, et la psychologie demeure, avec sa fausse totalit, sur le plan de l'abstraction.

    Que l'on ne dise pas, d'ailleurs, qu'il y a l des morcellements pour les besoins de l'analyse, car la psychologie emprunte ses notions de classe, elle ne sait trop o, et ne donne ces explications justificatives que parce que le concret commence l'inquiter, Mais de toute

    26

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • faon, ce n'est pas de la simple analyse, mais de l'abstraction et du formalisme que rsultent les notions fondamentales de la psychologie classique.

    Bref, les notions de la psychologie ne peuvent pas tre considres comme les aspects d'un acte individuel, parce qu'elles n'appartiennent pas au mme plan que le je . On ne fera apparatre l'appartenance des faits psychologiques au je qu'en demeurant sur ce plan les faits psychologiques doivent tre homognes au je , ils ne peuvent tre que les incarnations de la mme forme du je .

    IV

    Il est d'ailleurs immdiatement visible que ces considrations ne nous mettent pas encore en possession de la formule de la psychologie. Les exigences que nous venons de dvelopper sont, en effet, communes la psychologie et la thorie de la connaissance, et, en gnral, toute analyse de l'esprit. Car la connaissance, elle non plus, ne peut tre explique par des schmas en troisime personne. C'est ainsi que Kant ne pouvait pas accepter l'association de Hume. Car l'association de Hume, conue l'image de l'attraction universelle de Newton, est quelque chose d'aveugle, allant de la chose la chose , et n'implique pas un sujet. Kant, au contraire, avec sa thorie de la synthse satisfait parfaitement l'exigence de la premire personne et de l'homognit. Car la synthse, telle qu'il l'entend, est un acte en premire personne, et les catgories ne sont, en dernire analyse, que les spcifications de l'aperception transcendantale qui est la forme pure de l'acte du je.

    Seulement, le je de Kant, tout en tant un sujet , est le sujet de la pense objective, donc universelle; sa dcouverte et son tude, non seulement ne requirent pas l'exprience concrte, mais encore l'excluent, car nous sommes et nous devons rester sur le plan de la logique transcendantale.

    Or, la psychologie, si elle a une raison d'tre, ne peut exister qu'en tant que science empirique . Elle doit donc interprter l'exigence de la premire personne et de l'homognit d'une faon approprie son plan. Devant tre empirique, le je de la psychologie ne peut tre que l'individu particulier. D'autre part, ce je ne peut pas tre le sujet d'un acte transcendantal, comme l'aperception, car il faut une notion qui soit sur le mme plan que l'individu concret et qui soit simplement l'acte du je de la psychologie. Or, l'acte de l'individu concret, c'est la vie, mais la vie singulire de l'individu singulier, bref, la vie, au sens dramatique du mot.

    Cette singularit doit tre dfinie, elle aussi, d'une faon concrte, et non pas au point de vue formel. L'individu est singulier, parce que sa vie est singulire, et cette vie, son tour, n'est singulire que par son contenu : sa singularit n'est donc pas qualitative, mais dramatique. L'exigence de l'homognit et de la premire personne sera respecte si les notions de la psychologie restent sur le plan de ce drame : les faits psychologiques devront tre les segments de la vie de l'individu particulier.

    Segments de la vie de l'individu particulier, pour exprimer que ce qui est au-dessus ou au-dessous du drame n'est plus un fait psychologique au sens plein du mot . L'ampoule est, certes, quelque chose de la lampe, mais elle n'est pas la lampe elle-mme, et la lampe tant le centre de mon intrt, l'endroit o elle se trouve, mon bureau, est aussi quelque chose de la

    27

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • l