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  • 8/10/2019 Genieys Sociologie Politique Des Elites

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    1re preuves Fvrier 2011

    SOCIOLOGIE POLI TIQUE DES ELITE(S)

    William Genieys

    Armand Colin Collection U. Sociologie

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    CHAPITRE 1. LA SOCIOLOGIE POLITIQUE DES ELITES EN QUESTIONS ?

    Pourquoi dune sociologie politiques des lites ? Tout dabord, le vocable tout comme

    la courant sociologique qui a vu le jour sur les lites objet relve dune historicit rcente.

    Histoire qui en bien des points est lie au dveloppement quont connu les sciences sociales

    durant tout le sicle dernier. Le concept sociologique est avanc lorigine par Pareto pour

    dsigner le groupe de ceux qui excellent ou encore de ceux qui se distinguent dans chaque

    branche de lactivit sociale par la dtention de certaines capacits. Dans cette acception, on

    pourrait trs bien admettre quil y a eu dans des secteurs de un secteur de lactivit sociale telque la mafia aux Etats-Unis des lites comme Al Capone, quil existe aujourdhui une

    nouvelle lite mafieuse incarne le Cartel colombien de la drogue (e.g.Pablo Escobar). En

    modifiant quelque peu le raisonnement, on pourrait se demander si les nouvelles figures lies

    au terrorisme islamiste international comme Ben Laden ne constituent-elles une contre lite

    politique. Dans un autre registre, celui du sport, on pourrait convenir que Mohamed Ali, Carl

    Lewis, Diego Maradona ou encore Zindine Zidane sont autant dlites dans le domaine

    dactivit o elles excellent.

    Qui fait llite ? cest le pouvoir quon lui attribue ou quon lui associe aujourdhui, ce

    qui veut dire quil est ncessaire quelles soient perues par les acteurs sociaux comme celles

    qui le possdent et qui occupent une place en haut dune hirarchie sociale quelconque.

    Partant de l, on peut en dduire que ce sont les positions hirarchiques (ou du moins celle qui

    sont perues comme telles) qui dans un systme dordre permettent didentifier les lites. A

    contrario, il existe (mais surtout il a exist) des socits o le pouvoir social et politique est

    faiblement institutionnalis ce qui rend par consquent le concept dlite peu opratoire. Au

    mme titre que les anthropologues ont montr quil existait des socits sans Etats, il existe

    des socits extra-occidentales o le pouvoir politique et social est dtenu par des chefs de

    clan ou de tribu en marge dun systme rllement litaire. On pourrait sinterroger sur les

    effets de la mondialisation des changes et le dveloppement des moyens de communication

    pour avancer lhypothse que le XXImesera le sicle de la fin de la mdiation politique par

    les lites ou du moins sera le sicle o la problmatique litaire lie la modernit et

    lidologie dmocratique risque dtre remise en question par le retour de loligarchie

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    (Winters, 2001). En effet, le nouvel essor des populismes tout comme le dveloppement de la

    dmocratie participative sont autant didologies qui prtendent que lon peut penser le

    sociale comme le politique sans les lites. Un des objectifs de ce livre est de montrer que cela

    ne serait pas sans risque sur le dveloppement de nos institutions politiques dmocratiques.

    Afin dtayer ce constat, il convient rappeler pourquoi de la sociologie des lites est devenue

    une dmarche ncessaire aux sciences sociales pour ensuite vacuer tous les faux procs qui

    lui ont t intent.

    1. Pour quoi une sociologie politique des lites ?

    Poser une telle question permet de faire une tude smiologique du mot lite pour

    montrer comment celui-ci construit lorigine comme un vocable vhiculant des valeurspositives et devenues une catgorie discursive forte connotation idologique (elitism ou

    litisme). Les lites constituent un fait sociologique incontestable qui ncessite toutefois un

    travail de dfinition, toujours opratoire, dans la mesure o lon ne peut prtendre saisir les

    multiples ralits litaires quen fonction dune configuration institutionnelle particulire. Il

    convient de rappeler dentre de jeu que le dveloppement de lanalyse empirique des lites,

    notamment en raison dune confrontation disciplinaire entre les sociologues et les

    politologues, dboucher sur de nombreuses innovations mthodologiques qui ont enrichi lessciences sociales dans leur ensemble. Enfin, nous reviendrons sur limportance et le volume

    des sources empiriques qui existent sur les lites, banque de donnes biographique mais aussi

    pratique de lentretien en profondeur, tout en insistant sur la ncessit de les contrler, sans

    quoi on travaillerait sur une image sociale dforme de la ralit (Lewandowski, 1974).

    1.1. Ce que parler dlite(s) veut dire ? du sens commun au sens pratique

    La restitution de la gense du mot lite est trs intressante car elle fait ressortir son

    histoire doublement paradoxale. Le premier paradoxe tient au fait que ce vocable issu du

    vieux franais mais formul dans son acception moderne au XIXmesicle, a t import dans

    la plus part des champs lexicaux occidentaux voire extra-occidentaux, sans mme dans bien

    des cas tre traduit. Le second vient du retournement de sens qui a t opr dans la mesure

    o la connotation positive originelle, lessence voire la fleur de quelque chose , sest mue

    progressivement en charge ngative, les minorits omnipotentes. Dit autrement, dans le sens

    commun les lites, quand elles monopolisent le pouvoir, seraient alternativement voir

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    cumulativement responsables de tous les dysfonctionnement de nos rgimes politiques

    (drivent autoritaires et totalitaires) ou encore incapable de formuler des politiques face

    aux problmes des socits modernes. Tout se passe alors comme si, nos maux socitaux

    actuels comme la mondialisation conomique ou encore le rchauffement climatique seraient

    imputables un processus de faillite gnrale des lites. Un dtour par la gense du vocable

    lite permet de comprendre sa signification mais aussi les glissements de sens qui ont

    contribu la formulation dun concept sociologique polymorphe et de paradigmes contests.

    On apprend des dictionnaires classiques de la langue franaise que Elite sest

    construit partir du mot fminin lit, ancien participe pass dlire (eligere), dj en usage au

    XIIme sicle1. Il vient du latin classique legere renvoyant laction dlire (cueillir, enlever,

    trier, choisir), et avait donn legiocaractrisant ainsi le fait que les soldats de cette division de

    larme romaine taient recruts au choix. Daprs Giovanni Busino, cest partir du XIVme

    sicle que le vocable prend le sens de lu , de choisi , minent , distingu ,

    qualifiant ce quil y a de meilleur dans un ensemble dtre ou de choses, dans une

    communaut ou parmi divers individus (1992, p. 3). Progressivement, on parle de llite de la

    noblesse, dune profession ou dun mtier, bref de faire lite . Au dbut du XIXme on

    trouve dans le trs prestigieux Dictionnaire de la conversation et de la lecture, dont Honor

    de Balzac a t le directeur ddition (1832-1839) la dfinition suivante : Elite. Ce mot fait

    du latin electus, choisi, indique ce quil y a de mieux, de plus parfait dans chaque espce

    dindividus ou de choses, et dsigne aussi cette opration mentale ou physique par laquelle on

    spare dun tout ce qui est de nature en former llite (). Ce nest pas toujours chose facile

    quon pourrait croire, que de faire llite de ce quil y a de mieux dans un objet ou dans un

    sujet quelconque [Paris, d. Mandar, 1835, t. XXIV, p. 109], ( cit par Azimi 2006, p. 49 et

    s.). Sous la Troisime Rpublique dans le Littr(Dictionnaire de langue franaise, Paris, d.

    Librairie Hachette, 1872)2, llitisme, nest pas encore dfini mme si lon peut voir dans ladfinition du Mandarinisme une premire version de llitisme la franaise :

    Mandarinisme. Nologie. Systme dpreuves et de concours que lon fait subir, en Chine,

    ceux qui aspirent aux grades de lettrs, et par suite aux charges de lEtat. Par extension, tout

    1Daprs le dictionnaire en ligne, dit par le CNRS, le TLF, cest en 1176 a vostre eslite votre choix (CHR. De Ttroyes, Cligs, d. A. Micha, 4233) que le mot apparat. la fin du XIV meelitedsigne ce quil ya de meilleur (CHR. De Pisan,Livre du duc des vrais amans, d. M. Roy, t. 3, 71, 396).2 Elite. 1 Ce quil y a dlu, de chois, de distingu. Llite de la noblesse (). Dlite, qui est de premier

    choix. 2 Il se dit aussi des choses. Jai eu llite de ses livres. Syn. Elite, fleur. Ces deux mots expriment ce quily a de meilleur entre plusieurs objets de mme sphre : llite de larme () et llite emporte toujours lidedune lection .

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    systme dans lequel on prtend subordonner la classification des citoyens aux preuves

    dinstruction aux concours. Etym. Mandarin . Pour Mati Dogan, dun pionnier de la

    recherche sur la sociologie du personnel politique franais, on a assist progressivement en

    France la formation dune Rpublique des mandarins durant le XXmesicle (2003, pp.

    77-81). Cest donc dans le cortex culturel de la langue franaise que le mot lite acquiert une

    acception propre en dsignant une minorit qui dans une socit donne et un moment

    particulier se trouve doter dun prestige et de privilges dcoulant de qualits naturelles

    valorises socialement (la race, le sang, etc.) ou de qualits acquises (culture, mrites,

    aptitudes).

    Ce vocable issu de lancien franais va faire lobjet dune diffusion dans les champs

    lexicaux des grandes puissances europennes durant le XIXmesicle. Ainsi, dans la langue

    anglaise, cest en 1823 que le mot lite fait son apparition dans lOxford English

    Dictionary, mais comme Tom Bottomore la justement soulign, il ne sera utilis dans le

    milieu acadmique en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis quaprs la diffusion de la thorie

    des lites et de la pense de Pareto (1964, p. 7). Gaetano Mosca, autre pre fondateur de la

    thorie des lites, reconnat dans le dernier chapitre de son dition rvis de Storia delle

    dottrine politiche (deuxime et dernire version, chapitre 11, 1933) que ltude des plus

    hautes strates du pouvoir que lon avait lhabitude danalyse en terme de classe politique

    gagnerait tre analys avec le terme dlite avanc par Pareto3. Sans aller plus au fond sur la

    question que nous trancherons dans les chapitres qui seront consacrs aux thoriciens italiens

    des lites, on est forc dadmettre que le terme de dlite(crit ainsi mais entendu au pluriel),

    mais aussi dans une certaine mesure le concept, ont t forgs par lauteur du Trait de

    sociologie gnrale(1917-1919 VF). Dorigines italiennes, Pareto a t scolaris en France et

    de ce fait totalement bilingue et cest par un emprunt et une importation du mot franais lite

    vers litalien quil tablit dans le version italienne de son Trat de Sociologie Gnrale(1916, version italienne) o il dfinit la couche suprieure comme la classe eletta (lite)

    caractrisant ceux qui ont les indices les plus lvs dans la branche o ils dploient leur

    activit (2031) et, qui se divise en deux : a) la classe eletta di governa (traduit dans la

    version franaise comme llite gouvernementale) ; b) la classe eletta di non governo(traduit

    3James Meisel propose dans son ouvrage en supplment le texte suivant de Mosca, The Final Version of Theoryof the Ruling Class : Today, a whole new method of political analysis attempts to draw attention to that very

    fact ; its major purpose is to study the formation and organisation of that ruling stratum which in Italy is by nowgenerally known by the name of political classs an expression wich together with the terme elite, used byPareto, begins to find international acceptance (Meisel, 1958, p. 383).

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    dans la version franaise comme llite non-gouvernentale) (1916, 2034). Il est intressant

    de mentionner que le mot litefut diffus et orthographi comme tel dans la langue castillane

    durant le XIXmesicle mme si il tait alors considr comme un gallicisme ou encore un

    barbarisme. En 1884, la Real Academia Espaolade la langue le reconnat commet un mot

    castillan lite qui dsigne une minorit choisie ou dirigeante .

    Une recherche smiologique autour du mot lite hors de lespace des langues

    dorigines latines confirme le phnomne dimportation. En effet, en grec moderne le vocable

    lite (, ) se prononce comme dans la langue franaise, na pas de synonyme et, est

    peru comme un gallicisme de la langue franaise, dont lusage est peu courant dans le

    discours politique. En turc, le mot lite fut import sous lEmpire Ottoman, et il tait cens

    caractriser la classe bourgeoise. Mme si son lusage de la version franais fut courante dans

    ce pays au dbut du 20mesicle en raison de linfluence du modle franais (cf. notre chapitre

    5 sur la socialisation des lites turques), il existe une traductionsekin, qui renvoi ce celui

    qui est lu (la racinese) et se distingue en raison dun hritage, de sa richesse conomique ou

    encore partir de ces capacits intellectuelles , opre exactement les mme glissement de

    sens que ceux que lon a pu observer plus en amont. Il en va diffremment pour la langue

    arabe classique o lite pour quivalent fonctionnel le mot noukhba(au pluriel noukhab) qui

    est alors utilis pour dcrire la mme ralit sociale. Par ailleurs, le mot connat la mme

    construction smantique que celle provenant du vieux franais dans la mesure ou il sappui

    sur la racine nakhabaqui se traduit par lire, choisir, trier slectionner . Enfin en persan,

    lite se traduit par nokhbqui est un mot emprunt la langue arabe renvoyant quelquun

    qui a t lu ou choisi parmi dautres (Encyclopdia de Moen). En Iran, aujourdhui lusage

    de ce vocable une connotation positive mais il se rduit qualifier des groupes dindividus

    qui sont les meilleurs dans leurs activits professionnelle (lites scientifiques, culturelles). Par

    contre, il nest absolument pas utilis pour qualifier les activits conomiques, politiques etreligieuses.

    Au total, ce dtour nous apprend que le mot lite invention de la langue franaise a

    t import la fin du XIXmesicle dans beaucoup de champ lexicaux pour caractriser en

    rgle gnrale les groupes dacteurs qui se distinguent dans leur socit respective en

    raison de la dtention de certaines capacits ou encore parce quils ont t dsign (au sens de

    lu) comme les meilleurs. Nanmoins, ce dtour nous conduit nous interroger sur les raisonsdun usage tardif du vocable dans les thories sociales naissantes. Il est intressant de rappeler

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    quen France le mot lite, quoique jeune dans son usage, na pas t retenu comme opratoire

    par les penseurs sociaux alors que certaines thories de lordre social comme celle de Saint

    Simon ou encore celle de Frdric Le Play mme si en bien des point on trouve dans leur

    uvre respective en questionnement que lon pourrait pleinement inscrire dans une

    perspective litiste . Ils ont prfr comme en tait lusage dominant dans les sciences

    sociales mergentes en France durant ce sicle dsigner les lues en termes de classes.

    Cest seulement par incise comme ce fut le cas sous la plume du grand historien rpublicain,

    Jules Michelet, lorsquil rdige sa fable sociale, Linsecte introduit le terme llite pour

    dcrire un modle imaginaire de socit idale (1867, pp. 329 et s.)4.

    La prise en compte de lhistoricit du mot lite permet de rappeler que lorsquil fut

    introduit il tait porteur dune charge smiologique positive. En effet, la notion dlite en

    introduisant le choix et llection (moyen pour dsigner les meilleurs) corroborait lidologie

    de la mritocratie rpublicaine naissante en sopposant laristocratie dont le sens

    tymologique : aristosrenvoi aussi la notion de meilleur (i.e. lpoque seul le sang ou

    lachat de titre permettait dintgrer la noblesse). Cest au dbut du XXme sicle avec le

    double effet du dveloppement de la thorie des lites par les doctrinaires italiens (Pareto

    et Mosca) dun ct, et lajout systmatique dun dterminant dsignant le domaine dans

    lequel llite exerce sa prminence (lite morale, politicienne, ou encore llite intellectuelle

    militaire) que lusage du vocable va tre investi dune connotation ngative (Meisel, 1958, p.

    vi). Progressivement, lusage du dterminant notamment dans les sciences sociales,

    notamment la sociologie politique et la science politique, conduit doter les lites dun

    ethosde responsabilit, responsabilit qui se dfinira de plus en plus autour du politique 5. De

    plus lors de la traduction des uvres des pres fondateurs italiens chez les anglo-amricains,

    qualifis de machiavliens , la critique litiste de la dmocratie reformule par les monistes

    entrana la formulation du mythe de la classe dirigeante qui va connoter idologiquement ledevenir de ce concept (Meisel, 1958). Ainsi en reprenant une taxinomie chre Eric

    4Il crit en sinspirant dun modle de gouvernement idal inspir dAthnes : Donc, ce gouvernement seraitau fond dmocratique ? Oui, si lon considre lunanime dvouement du peuple, le travail spontan de tous. Nulne commande. Mais, au fond, on voit bien que ce qui domine en toute chose leve, cest une lite intelligente,une aristocratie dartistes. La Cit nest point btie ni organise par tout le peuple, mais par une classe spciale,une espce de corporation . (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k229162g).5Rappelons ici que la sociologie des lites (lites versusmasses) et a fortiori celle des lites politiques (lites

    gouvernantes versus lites non-gouvernantes) repose sur un parti pris sur la ralit, cest dire une maniredopposer des acteurs possdants certaines caractristiques dautres qui ne les ont pas. Quelles que soient lescaractristiques retenues, lentreprise a pour premire consquence de rduire le groupe (Ysmal, 1985, p. 603).

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    Hobsbawn on montrera tout au long de cet ouvrage que si le XIX mefut celui de lavnement

    de lre des classes, le XXmepeut tre considr comme celui de lre des lites.

    1.2. Elite(s) : un concept aux multiples dfinitions opratoires

    La question de la dfinition du concept sociologique dlite(s) est la fois simple et

    compliqu. Simple, parce qu linstar de Pareto on est tent de reconnatre que la prsence

    des lites dans les diffrentes branches ou secteurs de la socit constitue un fait sociologique

    part entire. Ces dernires pourraient alors tres dfinis partir de deux critres : les

    positions identifiables dans un systme social organis (rellement occups) et la rputation

    ou linfluence qui leur est pour cette raison impute. Compliqu, parce que la dimension

    composite des lites (lobjet) tout comme la prtention des thories vises gnrales qui ysont accoles rend complexe la recherche dune dfinition opratoire pour toutes les situations

    empiriques observables. Pour illustrer ce dilemme, on citera comme exemplaire du problme

    la dfinition avance par Hanz Dreitzel pour qui une lite est forme de ceux qui

    occupant les positions les plus leves dans un groupe, une organisation ou une institution

    ont atteint ces positions principalement grce une slection de capacits personnelles. Ils ont

    du pouvoir ou de linfluence en raison du rle li leurs positions. Au-del de leurs intrts

    de groupe, ils contribuent directement au maintien ou au changement de la structure sociale etdes normes qui la sous-tendent. Leur prestige leur permet de jouer un rle de modle

    contribuant, partir de leur groupe, influencer normativement le comportement dautres

    (Coenen-Hunter, 2004, p. 101). Cette dfinition vocation gnralisante est exemplaire des

    problmes pistmologiques que pose une approche globale de la ralit litaire. Il parat

    impossible de produire une dfinition qui permettrait de saisir tout de gole type dlite(s) et

    lensemble des configurations o elles sont susceptibles de se trouver. Cela conduirait le

    chercheur avancer une dfinition gigogne qui au lieu dtre opratoire sur le terrain delempirie deviendrait extrmement normative. Or, on sait bien grce Geraint Parry que le

    problme lorsquon essaye davancer une dfinition de llite cest le celui de la clart avec

    laquelle on dlimite la frontire du groupe suppos (2005, p. 2).

    Essayer de rpondre la question classique Qui gouverne ? ouencore de Qui dirige ?

    permet de saisir une autre facette de la complexit de la question de la dlimitation de lobjet

    lite dans sa confrontation lautorit et au pouvoir. Pour rpondre cette question, on est

    conduit sinterroger sur deux dimensions indissociables, mme si comme nous le vrifierons

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    plus loin (cf. les tudes de cas chapitres 6 et 7), elles sont difficiles articuler dans recherche

    empirique, celle de lindentification des acteurs (la constitution sociale de llite) 6et celle de

    limputation dune autorit et dun pouvoir dagir (les lites prennent les dcisions). Sur ce

    point, la seule chose qui est assure pour le sociologue, cest dtre en mesure didentifier des

    indicateurs de positions (approche minimaliste) pour, ensuite, circonscrire en fonction de la

    finalit de la recherche les frontires des lites en action. Laperu des dfinitions des lites

    dans les annes quatre-vingt chez les anglo-amricains, propose par Michael G. Burton et

    John Higley, permet de voir que le critre de position est dterminant mme si ensuite il est

    conjugu avec linfluence, lautorit et la dcision (cf. infra Tableau n1). Par ailleurs, la

    dfinition de la frontire du groupe dlite tudi est apprhende bien souvent travers la

    circonscription de lobjet lite un secteur de lactivit sociale : politique, conomique,

    judiciaire, administration, intellectuelle, militaire, religieuse, syndicaliste, associatif, mdias,

    etc. (ibid.). Pour toutes ces raisons, nous reconnaissons quil est vain de se mettre en qute

    dune dfinition gnrale de llite.

    Tableau n1Exemple de dfinitions opratoire des lites

    Dans les recherches anglo-amricaines(Burton, Higley, 1987, p. 223).

    Auteurs Elit es co nc ernes

    T. Bottomore(1964)

    A. Giddens

    (1974)

    R. Putnam

    (1976)

    E. Suleiman(1978)

    G. Moore(1979)

    T. Dye(1983)

    Field, Higley

    (1985)

    W. Zartman

    (1982)

    Les lites dsignent les groupes fonctionnels, qui pour quelque motif que cesoit, occupent un rang social lev

    Les individus qui occupent des positions dautorit formellement dfinies la tte dune organisation sociale ou institutionnelle

    Les individus qui sont prs du sommet de la pyramide du pouvoir etqui ont la capacit dinfluencer les dcisions politiques

    Tous les gens qui occupent des positions dautorit font partie de llite

    Les gens qui grce leurs positions institutionnelles ont un potentielimportant dinfluence sur les politiques publiques nationales

    Les individus qui occupent des positions dautorit dans les grandes

    institutions

    Les personnes qui sont capables grce leur position dans des organisationspuissantes dinfluencer de faon rgulire la vie politique nationale

    Distingue les core elite(noyau de llite) comme les quelques individus quioccupent le sommet des positions politiques et jouent un rle central dans la

    prise de dcisiondelageneral elitequi nont pas de positionsinstitutionnelles importantes mais qui grce leur contact rgulier avec la

    core elitesont en mesure de leur donner des ides pour les politiques

    Toutes

    Politique, conomique, judiciaire,fonctionnaire, militaire, syndicaliste,

    religieuse, mdiasPolitique, conomique, leaders

    organisation, fonctionnaire, militaire,

    religieuse, intellectuel

    Administrative, politique, industrielle et

    financire

    Politique, conomique, fonctionnaire,syndicaliste, mdias, associations

    Affaire, mdia, droit, ducation

    gouvernement, militaire

    Gouvernementales, partis, militaire,

    affaire, syndicaliste, mdia, religieuse,

    Politique, militaire, conomique

    Social, religieuse, professionnel,journaliste, et grands propritaires

    6 cela sajoute le biais toujours latent que llite constitue un objet socialement prconstruit tant la notion elle-mme renvoie limage sociale de llite (Lewandowski, 1974).

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    Pour surmonter cette difficult, on peut alors formuler en fonction des besoins de son

    enqute une dfinition opratoire de llite. Dans cette perspective, le chercheur se trouve

    confront lalternative suivante : soit il opte pour une posture qui le conduit crer des

    catgories dlites opratoires (stratgie de classification), soit il dfinit a prioriun certain

    nombre de dimensions (les variables) pouvant constituer des axes pour lanalyse sociologique.

    Dans le premier cas de figure (bottom up), la dfinition des lites passe par la prise en compte

    dindicateurs concrets (social background, statut, trajectoire professionnelle, valeurs etc.) qui

    permettrons doprer ensuite une classification fonde sur une sociolographie empirique (cf.,

    chapitre 5). La dmarche analytique conduit par la suite une comparaison des diffrentessous-catgories dlites. Dans le second cas de figure (top down), llaboration dun cadre

    conceptuel repose sur le postulat selon lequel dans les socits modernes, le pouvoir des lites

    est gnralement limit par la dfinition stricte des domaines dans lequel ce pouvoir peut

    sexercer. La combinaison de variables pralablement construites comme le mode de

    recrutement de llite (ouvert/fermer), la structure de llite (niveau dintgration sociale ou

    morale) ou encore la distribution du pouvoir permet de former un cadre conceptuel qui dfinit

    llite (cf. chapitres 6 et 7). Le jeu combinatoire de ces variables permet darriver destypologies : lites tablies vslites solidaires vslites abstraites (Giddens, 1974). Cest dans

    ce sens que les no-litistes ont propos une nouvelle grille de lecture de la ralit litaire en

    laborant a priori deux variables relatives la structure et au fonctionnement des lites : la

    premire portant sur le degr dintgration structurelle et le seconde visant laborer le degr

    de consensus quant aux valeurs (Field, Hilgey, 1980). La dfinition des no-litistes propose

    de contourner le problme de la fluidit de la frontire de lobjet en partant du postulat selon

    lequel il y a toujours des lites (i.e. un fait) et, que ce qui compte, cest la dfinition des

    configurations institutionnalises au sein desquelles elles interagissent. Ces types de

    configurations litaires sont mises par la suite en rapport avec des types de rgimes politiques

    (cf. chapitre 8).

    Un tel choix permet de mieux mettre en vidence ensuite lintrt dune approche

    litaire entendue comme celle qui permet de considrer, mais aussi de saisir les lites, non en

    tant quun simple fait oligarchique, mais comme le rsultat dun processus ou des groupes

    limits sont en comptition pour la conqute des trophes politiques, la dfinition des cadres

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    institutionnels de la vie politique et la formulation des politiques publiques. En amont, la

    question de la construction de lobjet lite achoppe bien souvent sur la polysmie du terme

    lite(s), auquel il faut ajouter les implications thoriques fortes lies lemploi du singulier ou

    du pluriel. En aval,le problme du nominalisme qui ressort avec lattribution a posterioride

    rles rifis llite dans des conjonctures politiques particulires comme les changements de

    rgime, ou tout se passe comme si, elles sont les seuls acteurs dots du pouvoir dinflexion de

    lordre politique. linstar des no-litistes nous proposons pour une approche plus intgre

    laissant largement part aux interactions propres aux configurations de pouvoir. Cest dans ce

    sens que nous allons plaider pour le dveloppement dune analyse de la ralit litaire centre

    sur le politique que lon pourrait ranger dans ce que Merton qualifie de thorie de moyenne

    porte.

    Dans la pratique, notre sociologie des lites du politique pourrait slaborer partir

    dun croisement des indicateurs socio-politiques et des configurations de pouvoir (cf. chapitre

    9). Le premier choix analytique poussera saisir ce qui fait(ou ne fait pas) la ralit de llite

    en vrifiant sa prtendue homognit, non seulement partir des proprits sociales mais

    aussi en fonction de logiques dactions partages (croyances, reprsentations, idologies et

    rfrentiels daction). Le second choix nous conduira privilgier lanalyse des processus de

    prises de dcision politique dans leur globalit et travers la dure, en prenant en compte les

    ressources multi-postionnelles et relationnelles des lites qui y participent. De plus, si la

    question de recherche est toujours une interrogation sur le Qui gouverne dans une

    configuration de gouvernance dmocratique ? Nous proposerons dlargir la base du regard

    sociologique au-del des figures institues du pouvoir dEtat (i.e. chefs de gouvernement,

    ministres, chef des excutifs) mais aussi de celle des dtenteurs de la lgitimit formelle du

    pouvoir, les lites parlementaires vers dautres groupe dlites comme par exemple ceux qui

    au cur de lEtat concrtisent les programmes en politiques publiques (cf., Genieys, 2008,2010). Cest en rorientant la sociologie des lites sur les processus internes et externes aux

    structures formelles du pouvoir conduirait saisir ce qui fait la ralit actuelle des lites du

    politique. Au total, cette approche sera rendue possible par la combinaison des plusieurs

    mthodes dveloppe dans le cadre de linvention de la sociologie des lites. Lanalyse

    sociographique permet de saisir les proprits sociales ; lanalyse positionnelle et

    rputationnelle dapprhender les usages des positions ; lapproche cognitive des rfrentiels

    dinterprter les logiques daction et lanalyse relationnelle et dcisionnelle de comprendre ladvolution du pouvoir.

    11

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    1.3.La sociologie des lites comme sources dinnovations mthodologiques

    Les controverses scientifiques souvent rapportes aux luttes idologiques (libraux

    versusradicaux) ont eu pour effet de masquer les innovations mthodologiques produites lorsdu dveloppement de la sociologique des lites. Or, cette querelle thorique a eu pour effet le

    dveloppement de mthodes sociologiques permettant de tester empiriquement la notion

    dlite(s) (Parry, 1969). En effet, leffort mthodologique effectu autour de lanalyse des

    positions de pouvoir, de la rputation ou encore de la prise de dcision a eu des rpercussions

    sur le dveloppement des sciences sociales en gnral. En France, en raison de la domination

    des marxistes et des structuralistes dans les sciences sociales son cho a t fortement retard

    (Genieys, 2005 et 2006). Pierre Birnbaum explique ce retard franais pour au moins deux:la premire relve de la faible dveloppement de la sociologie politique jusquau milieu des

    annes quatre vingt ; la seconde est li au fait que la sociologie des acteurs et de laction

    connu un essor tardif en Europe et plus encore en France, malgr les efforts rpts de

    Raymond Aron7. Cest donc dans le contexte anglo-amricain des annes soixante que le

    dbat autour de la vrification empirique de lexistence ou non dune lite du pouvoir

    conduit linvention de plusieurs mthodes innovantes : la mthode positionnelle, la mthode

    rputationnelle et la mthode dcisionnelle (cf. Tableau n2).

    Tableau n2

    Les diffrentes innovations mthodologiques lies audveloppement de la sociologie empirique des lites

    - La mthode rputationnelle qui permet, sur la base des entretiens (directifs et semi-directifs), dereprer, en premire analyse, quels sont les acteurs qui exercent un pouvoir et une influence sur laprise de dcision collective (Hunter, 1952 ; 1956 ; 1959).

    - La mthodepositionnellepermettant de prciser les positions de pouvoir occupes et les logiques de

    carrire dans ces secteurs de laction publique (Mills, 1956, 1959).

    - La mthode dcisionnelle afin dapprhender concrtement dune pluralit dlites et de groupedintrts dans le processus de prise de dcision. Cette dmarche, qui se fonde sur les entretiens permetde prendre en compte empiriquement les rle des protagoniste de la dcision (Dahl, 1958, 1961).

    .

    7Pierre Birnbaum fut lun des premiers chercheurs dans les annes soixante ou le marxisme et structuralisme

    domin la scne intellectuelle franais investir ce terrain de recherche en consacrant sa thse duniversit ltude de la structure du pouvoir au Etats-Unis. (cf. le DVD P. Birnbaum, Penser lEtat, Montpellier, Ple Sudmultimdia, paraitre).

    12

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    De faon plus gnrale, ces innovations mthodologiques participent a une stratgie

    dmancipation de la sociologie politique et de la science politique qui prtend rejeter,

    linstar de Wrigth Mills (1959) la fois lempirisme savant et le thorie sociologique

    gnralisante et abstraite tout en affirmant lautonomie du politique et des acteurs. Il tait

    alors question de trouver une voie entre le bhaviourisme (qui ne prenait pas en compte les

    acteurs et le pouvoir), le structuralo-fonctionnalisme (qui ne considrer que la fonction et pas

    les actions) et le marxisme (qui jouer sur les structures et les rapports de forces entre les

    classes sociales). Or, lopposition entre le paradigme litiste et le paradigme pluraliste sur le

    terrain scientifique va se traduire par linvention de mthodes de recherche pointues

    permettant dapprhender la ralit (ou la non-ralit) empirique de la prsence dune lite

    dans la structure du pouvoir8. Ainsi, la mthode rputationelle labore par Floyd Hunter

    partir de son tude du pouvoir Regional Cityavait pour objectif danalyser empiriquement le

    poids dune lite conomique sur les affaires de la cit en se situant dans le cadre rnove des

    community power studies(Etudes sur le pouvoir local, ntd.). Robert et Helen Lynd ont t les

    premiers poser la question de Qui gouverne Middletown (Muncie, petite ville de lIndiana)

    en dcrivant empiriquement la domination absolue dune classe des affaires (business class)

    sur la communaut politique (1929 ; 1937). Nanmoins, leur dmarche trs avant gardiste

    pour lpoque consistait mesurer la participation la vie locale partir de donnes

    empiriques propres (i.e. statistiques, dinterviews, denqutes par questionnaires) restait

    quelque peu impressionniste selon leur propre dire (1929, pp. 505-510). Cest donc dans

    les annes cinquante afin de dpasser laspect purement dductionniste des travaux prcdents

    et introduire de la rigueur mthodologique que Floyd Hunter a labor la mthode

    rputationnelle (1952 ; 1956 ; 1959). Il sagissait pour ce sociologue de reprer sur la base

    des entretiens (directifs et semi-directifs) mens auprs en premire analyse auprs de figures

    de la vie politique locale Regional City et, en seconde analyse laide groupe dexpert

    rput comme tel, quels sont les acteurs qui exercent un pouvoir et une influence sur la prisede dcision collective.

    8Nous prcisons ici que les diffrents paradigmes (monistes et pluralistes) seront dvelopps dans leur contenudans les chapitres 6 et 7. Nous allons insister ici uniquement sur les innovations mthodologiques qui ont conduit enrichir la bote outils des sociologues tout en dotant la sociologie des lites de mthodes propres. Cesmthodes sont fondes sur la mise en place de dispositif denqute de terrain complexe est novateur li au

    traitement de la question du Qui gouverne ?En cela elles vont plus loin que les travaux qui pratiquaient unecorrlation entre le background socialet les parlementaires ou les decision makers(Dogan 1961 ; Marvick 1976; Matthews, 1964).

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    Robert Dahl dans une contribution magistrale publie dans lAmerican Political

    Science Review va revenir sur la prtendue scientificit de la mthode rputationnelle (1958,

    p. 464). La critique gnrale du paradigme moniste (Mills et Hunter) porte sur deux points

    convergeant. Le premier consiste avancer que la thorie de llite du pouvoir ne se prte pas

    la vrification empirique. Or elle devrait tre falsifiable (second point) en montrant que les

    prfrences dune minorit dindividus (llite) prvaudraient (ou pas) rgulirement lorsque

    plusieurs possibilits soffriraient dans le cadre de la prise de dcision politique fondamentale

    dans une communaut ou une nation. La rponse en matire de contre innovation

    mthodologique sest traduit par llaboration dune nouvelle approche que lon doit Robert

    Dahl : la mthode dcisionnelle (1961). Fondait sur les entretiens avec les acteurs qui ont

    particip de prs ou de loin la dcision et qui sont interrogs sur le rle diffrenci des

    protagonistes de la dcision, la dmarche permet dapprhender empiriquement la pluralit

    dlites et de groupe dintrts dans le processus de prise de dcision. Au total, cet

    affrontement entre deux faons de pratiquer la recherche sur les lites constituent autant

    dinnovations mthodologiques devant permettre de tester empiriquement (empirical test) les

    thories litistes et de confirmer ou dinfirmer lhypothse de lunit de llite ou des lites

    (Parry, 1969, pp. 95-119). Nous montrerons galement dans la troisime partie de cet ouvrage

    comment ces mthodes ont continu tre discut et enrichie. La formulation rcente de

    lapproche programmatique avance par des chercheurs franais et amricains permet de

    revisiter lapproche dcisionnelle partir de la prise en compte du rle des lites dans la

    formulation des politiques publiques afin de permettre danalyser la transformation du

    pouvoir tatique (cf. chapitre 9).

    1.4. Donnes biographiques, entretiens en profondeurs : Des sources empiriques

    limites ?

    Si le dveloppement de la sociologie de la structure du pouvoir aux tats-Unis dans les

    annes cinquante constitue un terrain recherche favorable linnovation mthodologique,

    cest parce que les lites est apprhende comme un objet recherche empiriquement

    saisissable. Ces travaux saisissent, en rgle gnrale, la ralit litaire partir de donnes

    biographiques (i.e. banques de donnes, Whos who, social register, etc.) ou encore la

    pratique dinterviews approfondis, directifs ou semi-directifs (Dexter, 1970 ; Cohen, 1999).

    Ds lors, en apparence au moins, ce champ de la recherche sociologique parat reposer sur de

    nombreuses sources empiriques. En y regardant de plus prs, on note une controverse entre

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    certains chercheurs prtendant que laccs aux sources empiriques est plus facile en fonction

    du type dlites (politiques, administratives, conomiques etc.). ce stade de la rflexion rien

    ne nous permet de trancher sur la question mme si daucun prtendent que lunivers social, le

    milieu, ou encore les rseaux de llite conomique seraient difficilement pntrable (Kincaid,

    Bright, 1957 ; Kadushin, 1995). Trois vastes tudes empiriques, ralis de surcroit dans de le

    cadre de rgimes autoritaires donnent tort cette position : la premire est la monumentale

    tude empirique ralise auprs des entrepreneurs catalan sous le rgime franquiste de Juan

    Linz et dAmando de Miguel (1966) ou encore les travaux de politologue brsilien Henrique

    Cardoso sur le rle des lites entrepreneuriales dans le processus de dveloppement en

    Amrique latine (1967) ou ceux de Franck Bonilla sur les lites socio-conomiques

    vnzuliennes (1970). Partant de l, il est ncessaire de prsenter la controverse, et ses

    limites, sur les sources empiriques de la sociologie des lites.

    La recherche empirique sur les lites conduit mobiliser deux types de donnes de

    premire main lorsquon travaille sur lobjet lite(s). Il y a dun ct celles qui nous sont

    donnes sur le status des lites, cest--dire celles que lon trouvent dj partiellement

    agrges dans les dictionnaires biographiques ou dans dautres sources biographiques

    largement dvelopp depuis le XIXme dans les pays occidentaux. Sur ce point, il est

    important de prciser que les banques de donnes biographiques sur les lites existent dans les

    socits occidentales bien avant que soient formules la thorie sur les lites. Ces donnes ont

    une double nature : dun ct, elles sont objectives et impressionnistes , et de lautre

    elles constituent des sources de seconde main labores initialement par des tiers. Il va de soi

    que la qualit des banques de donnes litaires du type Whos whopeut fortement varier dun

    pays lautre. En forant le trait, on peut prendre lexemple presque caricatural du Wer its

    Wer, le Whos whoallemand, qui dans ses ditions de 1929 et de 1930, ne contient pas de

    notice biorgraphique sur Adolf Hitler alors quil est dj le leader du parti Nazi, mais commeil nentre pas (encore) dans les positions institutionnelles retenues, il ny figure pas. ct de

    cela, on peut trouver des donnes qui sont produites par le chercheur lui-mme dans le cadre

    de son enqute quelle soit base sur des archives, des questionnaires, des entretiens directifs

    et semi-directifs ou encore travers lobservation participante. Derrire cette double nature

    des matriaux empiriques litaires se cache une opposition entre des recherches qui mettent la

    focale danalysesur ce qui faitque lon devient ou que lon peut tre considr comme faisant

    partie dune lite (approche positionnelle rgressive soulignant gnralement le background

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    socialles prdispositions ) celle qui au contraire mette laccent sur la capacit daction des

    lites savoir ce quelles fonten action (Genieys, 2006).

    1.4.1. Des donnes sociobiographiques indiscutables ?

    La question des origines sociales des personnels politiques en dmocratie prcde la

    smillante rflexion de Dahl sur Qui gouverne ?En effet, lavnement des premiers rgimes

    dmocratiques avait conduit une interrogation sur le changement sur le profil social des

    dirigeants politiques. Ces recherches empiriques devaient montrer si de nouvelles classes

    sociales avaient intgr la structure du pouvoir, si laristocratie avait t supplante par la

    bourgeoisie ou encore si dautres catgories sociales avaient accd via la logique de la

    dmocratie reprsentative aux professions de la politique. Dans cette perspective, le travailpionner dHarold J. Laski sur le personnel des cabinet anglais (1801-1924) mrite dtre

    rappel tant il pose de faon prcoce les questions sur lesquelles sest fonde lanalyse du

    personnel politique (1928). Cette tude pose les bases de ce qui simposera comme lanalyse

    du social background des lites politiques (Edinger, Searing, 1967). Ces travaux sappuient

    sur le recollement de donnes biographiques qui permettent de saisir tout dabord le

    renouvellement des personnels politiques (aristocratie versus bourgeoisie) pour ensuite

    dgager le profil social et la carrire des individus qui se consacrent aux activits politiques.Les premires publications sur la question sont peu rigoureuses dans la mesure o les donnes

    empiriques rcoles sont parses, ingales et peu contrlables. En effet, tant que les donnes

    empiriques mobilises portent sur la question de la dure des carrires politiques

    (ministrielles ou de dputs) mettant en avant la continuit, la stabilit ou encore le cumul

    des ressources politiques (mandats etc.) on peut les considrer comme des sources sures

    (Lasswell et al.,1952 ; Dogan, 1953 ; Matthews, 1954 ; Dogan, Campbell, 1957 ; Dogan,

    1961). Cest partir du moment o les chercheurs ont essay daller plus loin dans lanalysedes conditions, des prdispositions sociales lactivit politique, mais aussi dans la

    comprhension du comportement et des attitudes du personnel politique que la critique sur la

    nature des sources empiriques a t dveloppe. Dans cette perspective de recherche, il

    convient de dissocier la porte de la critique en fonction du type dlite(s) tudie(s). Ainsi,

    travailler sur llite sociale dans une socit donne peut conduire mobiliser des matriaux

    empiriques qui ne sont souvent que le reflet de limage sociale que veut bien produire llite

    elle-mme (Lewandoski, 1974). Toutefois, le chercheur peut aisment corriger ce biais. Le

    premier consiste ne pas tre prisonnier dune seule source biographique (toutes ne sont pas

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    auto dclaratives) mais en utiliser plusieurs afin de pouvoir recouper les informations. Le

    second consiste avancer une dfinition opratoire de ce que lon entend par lite sociale

    laide de critres plus concis (Birnbaum, 1978, p. 18). Par ailleurs, le croisement de ces

    donnes empiriques dans un deuxime temps de la recherche avec une enqute par

    questionnaire ou encore avec des entretiens approfondis permet de vrifier la qualit des

    donnes pralablement recueillies.

    Les travails sur Le dput franais, correspondant au type de llite parlementaire,

    mene par des chercheurs du CEVIPOF constituent un exemple suivre quant lusage

    crois des donnes biographiques pr-construite avec une enqute par questionnaire (Cayrol,

    Parodi, Ysmal, 1973). Pour interroger de faon systmatique lensemble des dputs sur leur

    milieu dorigine, leur dcouverte de la politique, leur entre dans la politique, leur carrire,

    leur conception de la fonction parlementaire, leurs opinions et leurs croyances, ces

    politologues ont dpouill plusieurs sources biographiques qui leur ont permis dajouter une

    trentaine dinformations leur questionnaire ouvert (1973, p. 8). Les donnes biographiques

    alors mobilises provenaient des sources classiques que sont : lannuaire Socit Gnrale

    de Presse (dit le Brard Qulin ), du Whos who in Franceet de lAssemble Nationale,

    notices et portraits (4 lgislature). Ces sources permettent dtablir des informations sur la

    date et le lieu de naissance des dputs, le nombre de mandats, les checs et interruptions de

    carrires, les changements de circonscription lectorale, les fonctions ministrielles

    ventuelles, le nombre denfants, une participation ventuelle des actions de Rsistance, les

    dcorations, etc. Cest partir de ces informations quils ont pu par la suite btir leur enqute

    par questionnaires. On voit bien dans cette grande enqute franaise sur les dputs franais

    comment un usage raisonn en amont des donnes biographiques disponibles permet daffiner

    plus en aval le contenu dun questionnaire ou encore la grille dune interview en face face.

    Plus rcemment, un groupe de chercheurs europens runis derrire Maurizio Cotta etHeinrich Best a entrepris dlaborer une sociologie des lites parlementaires reprsentatives

    en Europe de 1848-2000 En laborant dune matrice tridimensionnelle (variables, priodes,

    partis), dite DATA CUBE qui rassemble cinquante trois variable permettant de saisir les

    donnes sur les parlementaires dans les pays tudis (Best, Cotta, 2000, pp. 18-19). Par

    ailleurs, si les donnes socio-biographiques peuvent constituer un point de dpart fiable pour

    de lanalyse des personnels politiques de certains rgimes politiques occidentaux, le passage

    la comparaison internationale peut poser un autre problme. Soulignons simplement ici quelorsquil sagira de comparer le background socialdlites reprsentatives apprhendes au

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    sein de trajectoires politiques nationales occidentales avec celle de parlementaires saisie

    au sein de trajectoires non-occidentales, il sera ncessaire de corriger un certains nombre de

    biais (cf. chapitre 5 et 8).

    Pour rsumer, on peut affirmer que les sources biographiques constituent en quelque

    sorte des donnes de seconde main dont la validit scientifique doit tre contrl sur

    plusieurs point. Premirement, il est ncessaire de sinterroger sur la faon dont les

    informations ont t constitues par les diteurs des ouvrages biographique (dclaratives ou

    autres). Deuximement, essayer davoir plusieurs types de sources biographiques afin de

    pouvoir croiser les informations concernant le groupe litaire tudi. Troisimement, il est

    ncessaire daffiner avec des variables la dfinition du type dlites tudis. Enfin

    quatrimement, il faut par la suite se donner les moyens de vrifier par questionnaire ou

    entretiens la validit de ces donnes empiriques.

    1.4.2. Exi ste-t-i l un art pour intervi ewer des lites dir igeantes ?

    Sil est un moyen denqute privilgi dans le cadre des tudes sur les lites, cest

    celui de lentretien. Nous savons depuis les travaux classiques de Hunter et de Dahl que les

    entretiens sont au cur du dispositif de preuve nouvellement tabli par ces chercheurs (cf.chapitre 6 et 7). Les entretiens en face face constituent un moyen privilgi, mais spcifique

    (Dexter, 1970)9, permettant daccder la connaissance sur les lites. Nanmoins, cette

    pratique de linterview en profondeur connat de nombreuses variantes. On trouve dun ct

    un grand nombre de recherches anglo-amricaines qui privilgient la pratique de lentretien

    semi-directif laide dun questionnaire relativement ferm dans le but de reconstruire des

    carrires politiques particulires (Edinger, Searing, 1967). Cest par ce biais l, notamment,

    quEzra Suleiman a men la premire grande enqute sur les hauts fonctionnaires et les litesfranaises en interviewant un chantillon de 100 directeurs gnraux de ladministration

    centrale (1976 et 1979). En France, pour des raisons contextuelles le recours la pratique des

    entretiens avec les technocrates est fortement li au dveloppement de la sociologie des

    organisations (Thoenig, 1973). Plus rcemment, dans le cadre des travaux de lcole

    franaise danalyse des politiques publiques, la pratique des entretiens semi-directifs,

    9Nous renvoyons ici la lecture de louvrage de mthode de Lewis Anthony Dexter qui en sappuyant sur la

    pratique de nombreux entretiens avec les membres du US Congrs dcrit finement toute la spcificit de cettepratique (1970). Pour lui, il sagit avant tout dentretiens qui doivent tre non standardiss dans la mesure o lechercheur doit laisser une importante marge de manuvre aux lites interviews.

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    cherchant mettre en vidence le rle des reprsentations et des ides dans le processus de

    mobilisation litaire ou encore dans la construction collective de rfrentiel daction publique,

    a t dvelopp (Jobert, Muller, 1987). Toutefois, la gnralisation de la pratique des

    entretiens a soulev un nombre de critiques quant la qualit de ces matriaux empiriques de

    premire main. Avant de rentrer plus prcisment dans ces dbats, prcisons en accord avec

    Ezra Suleiman et notre pratique de la recherche sur les lites que lentretien a pour but

    dobtenir des renseignements que nous ne pouvons pas obtenir dune autre manire (1999).

    Lentretien intervient souvent en appui pour complter un dispositif de preuve, il est rarement

    utilis seul (en appui de rapports, textes de lois) car il constitue un moyen efficace pour

    reconstruire les petites histoires qui jouent la marge du normatif. Autrement dit, mme si

    cest un outil permettant de se procurer du matriel de premire main, bien souvent

    dterminant pour la suite et la qualit de la recherche, son usage ne va pas de soi. Pour

    certains chercheurs, il existerait mme un art dinterviewer les dirigeants alors que, pour

    dautres chercheurs, cela est impossible sans une concussion avec le pouvoir (Cohen, 1999). Il

    est ds lors ncessaire de prendre position sur ce dbat en sappuyant sur notre propre

    exprience de recherche auprs des lites du Welfareet du secteur de la Dfense nationale en

    France, au Royaume-Uni et Espagne afin de montrer tous les avantages que lon peut tirer des

    entretiens lorsque lon matrise lart dinterviewer les lites dirigeantes.

    cette fin laccumulation dun savoir artisanal de linterview fond sur la matrise de

    certaines ficelles , au sens ou Howard Becker les entend, savre ncessaire. En guise de

    premire ficelle, rappelons que ce type dentretien se prpare car on doit laisser le moins de

    place possible limprovisation, mme si ensuite lors du droulement de lentretien, le

    chercheur peut tre amen faire preuve dune certaine souplesse. Il faut tout la fois tenir un

    questionnement li la problmatique de recherche mise en uvre (i.e. conscience pralable

    du sujet et souvent un avantage dterminant ), mais aussi savoir parfois avouer sonignorance lorsque des problmes nouveaux mergent au cours de linterview. De plus, la

    slection des interviews est aussi importante car la prise en compte de points de vue de

    personnes occupant des positions diffrentes dans la chane de dcision, notamment en

    sintressant aux second couteaux , de faon pouvoir vrifier les informations. Il est

    galement ncessaire de formuler une bonne question est donc avant tout une question

    prcise et clairement formule (i.e. viter les lourdeurs du jargon universitaire), tout en vitant

    les piges des questions gigognes comme celles portant sur linfluence des conseillers.Lewis Anthony Dexter insiste sur la ncessit de dfinir les contours dune bonne

    19

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    question lie la problmatique de recherche dveloppe (Dexter, 1970, p. 5-6). Pour lui, il

    y a indiscutablement une manire de formuler les questions et dviter les erreurs car lenjeu

    est celui du contrle de lentretien. La ficelle consiste alors a avanc une problmatique

    pertinente mais ouverte pour que llite interviewe puisse le cas chant la redfinir sa

    guise.Dexter souligne aussi limportance des questions visant informer le chercheur sur le

    travail quotidien aux sommets de lEtat (i.e. accs rgulier au ministre ou prsident, types de

    notes, etc.). De son ct, Samy Cohen insiste sur le rle central de la question introductive,

    qui doit sarticuler sur un lment clef de la problmatique sans tre abscons ou trop touffu

    (1999). Bref, une bonne question est une question qui tout en tant neutre fait sens . Dun

    autre ct, il ne faut pas sous-estimer le fait que les questions poses dans le cadre dune srie

    dentretiens portant peuvent tre perues comme ayant un sens diffrent par chacune des lites

    interviewes. Ce nest qua posteriori en oprant des recoupements entre les rponses

    obtenues la mme question que le chercheur peut saisir et corriger ce biais. Dans cette

    perspective-l, certains chercheurs anglo-amricains ont soulign le fait quil est important

    que la conduite de lentretien et la production des rsultats de la recherche doit autant que

    possible tre contrl par les mmes chercheurs (Peabody, al., 1990). Au total, un guide

    dentretien est utile, voire ncessaire, mme sil nest pas destin a tre appliqu de manire

    rigide.

    Dans un deuxime temps, lors de la ralisation de lentretien, le sociologue doit

    mobiliser la ficelle de la prsentation de soi . La matrise de certains codes daccs

    constitue quelques que soit le type dlites interroges, une ressource importante, car

    lenquteur doit rassurer la personne quil sollicite et gagner sa confiance. Dans cette

    interaction de lentretien approfondi avec les lites, lenquteur se trouvent confrontes

    plusieurs problmes spcifiques quil convient de lister (Dexter, 1970). Il est souvent face

    des individus cultivs dtenteurs dun savoir faire spcialis quils nacceptent pas facilementde partager. Soulignons ici que la qute de la confiance ne se limite pas la prsentation de

    soi auquel on a tendance attacher trop dimportance. La confiance se joue dans la capacit

    montrer nous connaissons les dossiers (i.e. matrise du vocabulaire technique) pour

    sinscrire dentre de jeu dans le registre dune coopration. De plus concrtement, la prise de

    notes est un exercice important mme si lon peut en accord avec linterview enregistrer

    lentretien. En effet, prendre des notes pour effet de renforcer la fois la confiance de

    linterview, qui pense que ces propos font autorit, mais aussi celle de linterviewer quicrivant simprgne du discours de son interlocuteur. En outre, cette ficelle permet de noter

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    les relances possibles qui apparaissent au fil de la conversion mais que lon ne peut introduire

    immdiatement dans la conversation . Les relances sont formes de demandes de prcisions

    et dinformations complmentaires centrales dans la conduite des entretiens car elle

    permettent vrifier la fiabilit via des recoupements de certaines informations recueillies.

    Elles permettent dune part de montrer votre interlocuteur que vous avez aussi une bonne

    matrise du sujet, et dautre part de tester auprs de linterview des conclusions provisoires.

    Pour ailleurs, il est ncessaire dviter le pige de la familiarit et de la connivence car garder

    une distance est une chose salutaire. Enfin, il ne faut pas oublier que linterview tant le

    matre de la parole (i.e. il peut tout moment arrter linterview sans autre forme de procs)

    doit tre intress tout au long de lentretien. Pour cette raison, il faut viter que lentretien

    prenne progressivement la forme de linterrogatoire policier, dans la mesure ou le dirigeant

    interrog se soumet de bonne grce aux questions et parce quil y trouve un intrt personnel.

    Nanmoins, il ne faut pas tomber dans lexcs inverse o le chercheur essaye par tous les

    moyens de sidentifier au public sur lequel il enqute10.

    Afin dtre exhaustif dans notre prsentation des ficelles qui favorisent le bon

    droulement de lentretien approfondie avec les lites. Une dentre elles nous conduit

    affirmer que plus les entretiens sont ouverts plus on maximise la possibilit daccder un

    niveau dinformation important. La plupart des chercheurs qui ont enqut sur les lites

    saccordent sur le fait que lorsque lon cherche apprhender les croyances, les attitudes et

    les valeurs des lites, lentretien ouvert qui soriente vers la conversation produit les

    meilleurs rsultats (Aberbach, Chesney, Rockman, 1975). Rappelons ici que la spcificit de

    ce type dentretien doit conduire le chercheur ne pas se tromper de public . Pour

    souligner cette spcificit, on compare souvent le travail de Robert Lane (1962) avec

    lenqute approfondie de Karl Deutsch, le premier ayant interview des proltaires en traitant

    leurs opinions comme si elles manaient de llite tandis que le second dans le cadre du Yale

    Project(enqute sur les lites franaises et allemandes) avait interrog des lites en traitant

    leur rponse comme si elles manaient de proltaires (ibid., p. 3). Ds lors, une bonne

    recherche empirique sur les lites doit se construire autour de questions ouvertes qui doivent

    nous orienter conversion entre linterview et linterviewer (Hunt, Crane, Wahlke, 1964).

    Cette pratique permet de travailler sur un mode plus coopratif (ce qui nest pas le cas avec

    10On suivra ici les remarques dEzra Suleiman qui lui nous met en garde dviter tout phnomne de going

    native, savoir une identification progressive du chercheur avec le public quil observe, dans la mesure ou celui-ci peut devenir psychologiquement proche des gens (les lites) quil observe, son travail scientifique devenantalors impossible (1999, p. 271).

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    des questions fermes) qui permet ensuite daccder lunivers complexe des reprsentations et

    des valeurs des lites. La seconde remarque porte sur le statut dtranger du chercheur qui

    enqute sur les lites dans le cadre dune tude monographique ou encore dans une tude

    comparative (Lerner, 1957). Rappelons tout dabord quil se trouve des pays (Europe versus

    USA) o laptitude des lites jouer le jeu de linterview est plus ou moins forte, le statut de

    chercheur tranger favorise ltranger au point quun dput franais avait affirm quil

    naurait pas reu son vis--vis (un chercheur) si ce dernier navait pas t de nationalit

    amricaine (Crane, Hunt, Wahlk, 1964). Dans un mme registre, Ezra Suleiman mentionne

    que le statut dtranger, renvoi par dfinition un chercheur qui est tranger aux querelles

    partisanes est une ressource lorsquil sagit de recueillir des opinions sur la situation politique

    dun pays (1999, p. 270). De fait la posture de neutralit axiologique, chre Max Weber, est

    implicitement attribue linterviewer. Nanmoins, si lapport mthodologique, thorique et

    empirique de la recherche sur les lites constitue un plus sans prcdent dans lavanc de la

    connaissance du pouvoir et plus gnralement dans lessor des sciences sociales du politique,

    un certains nombre de faux procs ont t intent lencontre du dveloppement de la

    sociologie des lites

    2. Faux procs et bonnes raisons la sociologie des lites

    Un certain nombre de faux procs ont frein le dveloppement de la sociologie des

    lites en France (Genieys, 2005). En effet, la domination quasi-hgmonique du struturalo-

    marxisme dans les sciences sociales a empch lessor dune sociologie de lautonomie des

    acteurs politiques malgr les efforts rpts de Raymond Aron (1950, 1960). A ce titre, la

    controverse interne aux marxistes europens qui opposa au dbut des annes 1970 Rahlp

    Miliband Nicos Poulantzas propos de la publication de son livre LEtat dans la socitcapitaliste (1969, 1973) est rvlatrice de ces enjeux. Poulantzas reproche Miliband davoir

    recours au concept dlite qui linstar de Mills lamne tomber dans lempirisme abstrait,

    faire sienne la thorie pluraliste des lites et donc mobiliser un concept forte dimension

    idologique (Miliband, 1970)11. Mme si ce dbat doit tre replacer dans le contexte

    intellectuel des annes soixante-dix, il permet de voir comment le faux procs de lopposition

    11Face la critique de lusage dun concept forte connotation idologique (celui dlites) Ralph Miliband plaide

    le fait que le concept dans les sciences sociales anglo-amricaine est considr comme suffisamment neutre, touten admettant quil en aille diffremment pour dans le cas de la France : incidentally, it may still have muchmore ideological ring in its French usage than in its English one , (1970, p. 54).

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    classe sociale versus lites a t introduit en Europe, certains sociologue rcusant lusage dun

    concept au service de lidologie bourgeoise , alors que dautres en font un concept

    opratoire qui permet de sparer les diffrentes composantes de la classe dominante (lites

    conomiques, lite dEtat etc.). Dans un livre plaidoyer pour un juste retour dans les sciences

    sociales de lusage du concept dlite, Eva Etzioni-Halvy montre que, contrairement la

    thorie des classes toujours assimile lgalitarisme dmocratique par les socials scientists,

    la thorie des lites a t traditionnellement considre comme non-dmocratique et illgitime

    dans lanalyse du pouvoir (1993). Lauteur crit au dbut des annes quatre-vingt-dix : Pour

    toutes ces raisons, on a pris lhabitude dapprhender la thorie des classes comme tant

    progressiste, galitaire et dmocratique contrairement la thorie des lites qui, elle, est

    considre comme conservatrice, ingalitaire, litiste et non-dmocratique. Pour beaucoup

    dintellectuels, la thorie des lites tout comme llitisme est devenue pjorative. Pour toutes

    ces raisons, le terme lite, comme la thorie des lites, se trouve encore dlgitim et

    marginalis dans les sciences sociales (Etzioni-Halvy, 1993, p. 28). Par ailleurs, il sagit

    de montrer que la plupart des faux procs intents autour de la notion dlites sont lis des

    glissements smantiques qui ont conduit doter le concept dune charge idologique quil

    navait pas priori. En survalorisant son ct gigogne (rle central du dterminant ou encore

    lusage du pluriel ou du singulier) et usant de stratgies de drivation les opposant lusage

    de la notion dont la vertu empirique est pourtant avr ont russi partiellement leur entreprise

    de dlgitimation. Il convient de revenir les exemples les plus significatif de ces faux procs :

    Elitisme comme conception du politique anti-dmocratique ; Elite(s) notion plurielle ou

    singulire ; Elites comme groupe social conspirant et complotant ; et enfin empiriquement, un

    rapport de domination incontrlable .

    2.1. Elitisme et Elitiste : une conception anti-dmocratique du politique ?

    Giovani Busino crit juste titre qulitisme, litiste, (avec ou sans dterminants) 12

    sont autant de mots chargs de connotations ngatives, voire dprciatives, car elle dsignent

    des systmes sociaux qui favorisent certains individus aux dpens du plus grand nombre,

    assurent des privilges une minorit, un petit groupe dont certains attributs particuliers

    sont valoriss arbitrairement (1992, p. 4). La drivation est ambivalente dans la mesure ou

    elle gnre un amalgame entre ceux qui ont russi , ceux qui gouvernent , et toute ou

    12

    Llitisme(substantif masculin pjoratif) est dfini comme une politique qui vise avant tout former et slectionner une lite intellectuelle (Dictionnaire TLF). Nous verrons plus loin que cette politique dans le casfranais constitue un vritable oxymoron autour de ce que lon appelle : llitisme rpublicain.

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    une partie de la classe dirigeante. Il est clair que lhritage ngatif de lEcole italienne des

    lites (i.e. Mosca Pareto et Michels, voir chapitres 2, 3 et 4), joua un rle central dans le

    rejet de llitisme assimil alors un courant de pense anti-dmocratique de droite.

    Limportation et le dveloppement de lelitism aux Etats-Unis renforcrent le spectre en

    introduisant faisant bascul la critique dmocratique du ct de lidologie radicale

    (Burnham, 1943 ; Mills, 1956). Cest sur ce point que les penseurs ractionnaires et les

    penseurs radicaux se rejoignent pour souligner les dysfonctionnent de la dmocratie

    partir du rle des lites. Cest partir dune drivation de ces approches critiques, o

    lantidmocratisme des uns fusionne avec la sensibilit galitariste des autres, que le faux

    procs sur la non oprabilit de la sociologie lites fut instruit.

    Giovani Sartori, dans sa Thorie de la Dmocratie,pourfend cette acccusation tout en

    attirant notre attention sur le problme du gaspillage terminologique (1973, pp. 93 et s.). Pour

    penseur de la dmocratie, le sens pjoratif de llitisme est rebours de ce quvoque lide

    dlite ; car, tymologiquement, lite signifie, digne de choix , et cest le seul terme du

    vocabulaire politique courant qui voque une ide de slection de pouvoir, fonde sur une

    supriorit qualitative. Sartori propose en bon popprien de retourner la charge de la preuve.

    Il affirme alors que soutenir lide que llitisme a en tant que tel une implication

    antidmocratique perptue une supercherie mthodologique quil convient de rejeter sur la

    base dun raisonnement logique. En effet, si lexistence dans chaque socit dlites

    dirigeantes ou gouvernantes est une donne de fait, un tel fait ne peut tre ni dmocratique ni

    antidmocratique, car ce qui va lencontre de la dmocratie cest de poursuivre des fins

    antidmocratiques et non de rechercher la vrit exprimentale. Par consquent, une bonne

    dmarche scientifique conduit le chercheur en science sociale ne pas mettre des jugements

    de valeurs sur la hirarchie des valeurs tant que nous napercevons le type de relations quun

    auteur tablit entre les faits est une valeur. De plus, les lites constituent lquivalent modernede lide ancienne de meliors pars. Est-il donc vraiment sage de rejeter ce concept, ou en tout

    cas de renoncer employer le terme qui nous permet dexprimer cette ide ? On peut

    rpondre par la ngative cette question car nous avons souvent besoin dans nos travaux de

    sociologie politique de distinguer entre le pouvoir de facto et le pouvoir fond sur le droit,

    entre ceux qui dirigent (la classe politique existante) et ceux qui sont capables de diriger(les

    lites politiques potentielles). Pour cela nous devons tres capables de parler dlites sans

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    Une fois de plus la question de lopposition entre lusage singulier et lusage du pluriel

    renvoie une double drivation porte lencontre de Pareto et de Wright Mills. Rappelons

    ainsi que Mills (1956) pose la problmatique de la constitution dune lite du pouvoir comme

    le rsultat dune recherche et non comme un fait sociologique donne (cf. chapitre 6). Dans sa

    recherche, il montre implicitement qu priori, il existe une pluralit dlites (i.e. les

    militaires, les industriels, les politiques) dans la socit amricaine des annes cinquante qui

    progressivement sagrgent autour de la dfense dun intrt commun dans le but dinfluencer

    le processus de prise de dcision politique. Cest donc bien seulement a posteriorique lon

    peut attester de laffirmation dune lite du pouvoir en faisant la somme des sommets litaires

    de lEtat. Autrement dit, mme au cur de la dmarche moniste, on voit bien quil existe une

    pluralit dlites que forme in fine une lite. En poussant plus loin le raisonnement, on

    pourrait objecter quil est possible empiriquement de trouver une lite profondment unifie

    que dans le seul cas du rgime de type totalitaire (Linz, 2000 [1975]). Cest dailleurs pour

    sortir des vertus strilisantes de la confrontation entre une lite unifie et des lites plurielles

    que les tenants du no-litisme ont opr un dplacement de la focale analytique sur les

    configurations dlites possibles et lagencement des institutions politiques quelles induisent

    (Higley, Burton, 2006).

    Rappelons plus gnralement que parler de llite, au singulier, conduit opposer ceux

    qui sont considrs comme les meilleurs tous ceux qui sans forcment tre dnus de

    talents, ne se distinguent pas de la masse de leur semblables. Appliqu la question du

    politique, cela renvoie la notion dlite dirigeante, dlite gouvernementale, voire dlite

    politique, cest--dire ceux qui ont les capacits ncessaire pour exercer le pouvoir. Ici,

    lusage dlite au singulier peut renvoyer deux significations diffrentes : soit en accrditant

    lide que ceux qui sont au pouvoir sont effectivement les meilleurs, et en ce sens quils

    possdent plus que dautres les qualifications appropries exercer les fonctions politiquesquils assument. Dans ce registre discursif, lusage du terme lite lgitime implicitement

    les gouvernants dans la mesure o ce sont les plus aptes gouverner, et cest pour cette raison

    quils gouvernent. Mais derrire cette acception, on en trouve une drivation, proche mais

    diffrente, qui permet de saisir toute lambigut impute tort au vocable lite. Llite

    dirigeante ou gouvernementale est toujours entendue comme celle qui possde (voire

    monopolise) au plus haut point le talent et surtout les caractristiques facilitant laccs

    aux chelons suprieurs de lappareil dEtat. La tentation de lamalgame entre ces deux typesde capacit participe la dlgitimation de la ralit litaire. Cest sur la base de cette

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    drivation que dans les dmocraties occidentales les discours populistes anti-lites puisent

    aujourdhui leur source. La force de ce procd est renforce par la suite par un habillage

    sociologique de la thse du complot.

    2.3. Elitisme et thorie du complot : une confusion de genre

    Il est un autre faux procs ou plutt une drivation qui fait de la thorie des lites,

    notamment dans sa version elitismamricain, un terreau pour le dveloppement de la thorie

    du complot. Lavancement du mythe dune Ruling Classcohrent, consciente et conspirante

    (i.e. thorie des trois C ) a favoris la confusion du genre avec la thorie du complot

    (Meisel, 1958). Robert Dahl a bien montr dans sa critique de llite du pouvoir que la limit

    de cette thorie tait sa dimension rgressive et son infalsifiabilit (1958). Dahl montre quelorsque que lon prouve quil nexiste pas une lite du pouvoir (pas de preuve empirique), on

    rtorque quil y en a un derrire (rgression) et ainsi de suite jusqu linfini (1958). A

    cela sajoute largument fallacieux que si lon ne dnonce pas le complot , cest que lon

    en fait partie ! Malgr, la thorie du complexe militaro-industriel a connu et connais

    encore son heure de gloire tant elle est devenue une croyance et un grand simplificateur

    qui permet aux individus de sexpliquer simplement mais faussement comment et pourquoi, la

    collusion entre une lite politico-conomique avide de pouvoir et des marchands canons dontlintrt est le contrle du ptrole fonctionne merveille pour expliquer qui domine le monde.

    Dans une perspective comparatiste, on va montrer quen France la thorie du complot

    sest construite contre une noblesse dEtat (les hauts fonctionnaires) qui aurait confisqu

    les pouvoir du peuple et qui gouvernerais avec comme seule fin sa reproduction (cf. chapitre

    9). Ce complot repose : sur une institution, lEcole Nationale dAdministration ; une lite, les

    narques ; un type de rgime, lnarchie. En France, lintroduction du concept dlitisme estrcente (i.e. les annes soixante) dans la mesure o il est amen remplacer le

    mandarinisme pour dnoncer linstitutionnalisation dun catgorie dirigeante particulire :

    lEnarchie 14. Il est intressant de mettre en avant que le dbat sur llitisme la franaise

    apparat aprs la controverses sociologique qui opposa Pierre Bourdieu Raymond Boudon

    sur les mrites du systme scolaire franais, en mme temps que la parution du pamphlet

    14 Cest le titre dun pamphlet rdig par trois narques, Jean-Pierre Chevnement, Alain Gomez et Didier

    Motchane sous le pseudonyme de Jacques Mandrin (1967). Les auteurs dnoncent llitisme de lENA vritablemachine produire une noblesse dEtat qui sous la VmeRpublique la propension monopoliser tous lespouvoirs.

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    critique sur lnarchie ou les mandarins de la socit bourgeoise la veille du mouvement

    tudiant de mai 68. Ds lors, la problmatique fut pose autour de la formule de llitisme

    rpublicain . Soulignons, dun point de vue smantique llitisme rpublicain est la parfaite

    contradictio in adjectio (Azimi, 2006, p. 53). En effet, lidologie rpublicaine sest

    construite sur le principe de lgalit des chances dans laccs lducation (publique) et par

    ce biais offre la possibilit dintgrer (via le concours) les plus hautes marches de lEtat. Le

    systme des grandes coles a t dvelopp cette fin. Mais comme le note finement, le

    politologue de Princeton, Ezra Suleiman, la face cache de llitisme la franaise dans ce cas

    de figure provient du cumul des fonctions dauthentification et de lgitimation par cette lite

    qui a eu lhabilet de faire accepter par la socit tout entire ses propres normes de

    comptences (1976, pp. 278-280). Pour lui, les grandes coles et les grands corps non

    seulement crent llite mais qui tablissent les conditions de sa reconnaissance. Cest donc

    sur ce fondement socio-politique que la controverse autour de llitisme fut instruite en

    France.

    Arrtons nous ici sur lexemple de la reprsentation des narques dans la socit

    franaise dans la mesure o il constitue un exemple de drivation quasi-paradigmatique. Pour

    lhistorien de lAdministration Pierre Legendre, lENA nest que le miroir rflchissant du

    nationalisme franais car il nest pas de formation de gens de pouvoir (les narques) sans

    support de civilisation, sans un jeu dimages et de paroles o sinscrivent les pratiques

    journalires de la lgitimit (1999, p. 7). En poussant plus loin le raisonnement on pourrait

    montrer que les narques constituent une passion franaise au sens ou Thodore Zeldin les

    identifiaient. En effet, pour les citoyens-lecteurs franais, le rle de ces hauts fonctionnaires

    est peru alternativement travers deux registres antagonistes. Tantt, les narques renvoient

    une lite de lEtat dont les comptences acquises partir dune slection solide et dun

    parcours dans les sommets politico-administratifs de lEtat les autorisent prtendre lart de bien gouverner . Tantt les narques forme un groupe social homogne qui monopolisent

    les ressources politiques (postes de pouvoir) non seulement en jouant de leur comptence,

    mais surtout en tant les seuls possder des aptitudes exceptionnelles (matrise de la

    reproduction et des codes de conduites) faire leur chemin au cur de lEtat, reformant ainsi

    une caste (Bourdieu, 1989).Les narques constituent alors un janus litique car ils sont

    la fois les plus aptes grer la politique des problmes tout en tant des lites dont la

    lgitimit politique est de plus en plus conteste par une partie des citoyens. Nous montreronsplus loin que cet amalgame est fallacieux car il opre un dtournement de la critique

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    sociologique vers une dnonciation de la thorie du complot. Ainsi, les narques en

    France ou encore le complexe militaro-industriel aux Etats-Unis (entendu comme la)

    dimension complotante de llite du pouvoir) constituent autant de groupe litiste dveloppant

    des modes daction secret qui leur permettent de parvenir leur objectifs lentement mais

    srement. Or, on sait que vrifier empiriquement la validit scientifique de ce type de thse, il

    conviendrait de distinguer ceux qui dirigent concrtement de ceux qui sont capables de diriger

    ce qui analytiquement ne va pas soi (Favre, 2003). Ensuite, il faudrait montrer que ceux qui

    exercent rellement le pouvoir et qui prennent les dcisions le doivent, le doivent plus leur

    capacit matriser les arcanes du pouvoir (et donc empcher les autres dy arriver) qu

    affronter le suffrage des militants ou encore celui des lecteurs.

    2.4. Linterview ou limpossible inversion du rapport de domination ?

    Si nous avons montr dans les pages prcdentes quil existe une spcificit de la

    pratique de lentretien avec les lites (Dexter, 1970), il convient de rfuter la faux procs fait

    linterview des lites dirigeantes. Pour certains chercheurs, lentretien cest forcment faire

    leur jeu, tant lchange est ingal et la violence symbolique forte, des dominants. Cette

    polmique dans sa version franco-franaise a fait lobjet dune discussion fort intressante

    dans louvrage de Samy Cohen consacr la mthode dentretien des dirigeants (1999).Premire remarque, la posture qui consiste essayer de simposer aux imposants doit

    laisser la place laspiration neutraliser axiologiquement les propos des dirigeants. Nen

    dplaise la sociologie critique, travailler sur ce type dacteurs noblige pas forcment une

    collaboration , une collusion implicite dintrts , inscrite depuis la petite enfance, et

    renforce par la suite par les institutions scolaires. Nous pensons au contraire que la pratique

    de linterview des dirigeants ne conduit pas systmatiquement au partage dune mme

    vision du monde , mais autorise plutt pntrer lunivers complexe des reprsentationsde ceux qui dtiennent le pouvoir. En paraphrasant une nouvelle fois Pareto, on peut penser

    que le chercheur puisse se mettre dans la posture du renard qui en jouant alternativement

    sur les registres de la ruse et de la raison ne cherche pas la confrontation avec les lions (les

    lites) mais essaye dtablir une conversation cordiale qui permet daccder des

    renseignements sur laction politique auxquels on ne peut pas accder autrement.

    Par ailleurs, on dfendra lhypothse selon laquelle le prtendu rapport de domination

    symbolique qui jouerait en faveur des lites est rversible dans la mesure o le chercheur

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    contrle le rapport temps/histoire. Il est entendu que la question du temps se pose de manire

    concrte lorsque le chercheur doit obtenir un rendez-vous pour raliser un entretien. Lorsque

    les lites sont dans les positions de pouvoir ou quelles occupent des fonctions centrales la

    vie politique dmocratique (Chef dEtat, chef de gouvernement, ministre) le don du temps

    constitue un rel problme15. Bien que variant selon les pays et la nationalit du chercheur (on

    est mieux accueilli quant on est dans la situation de chercheur tranger), il est clair que les

    lites confrontes la contrainte quotidienne de laction politique ont peu de temps

    consacrer la recherche. Il parat dlicat quun ministre ou encore quelquun de son entourage

    proche (conseillers, experts) puissent consacrer ne serais-ce quune heure pour un entretien de

    recherche quand on travaille six jours sur sept plus de douze heur par jour en moyenne.

    Toutefois, cela ne doit pas nous faire oublier lintrtimplicitequont les lites linterview.

    On peut penser tout simplement que les lites ont plus conscience que dautre type de

    population quelles font lHistoire (dixit Pareto lhistoire ne constitue-t-elle pas leur

    cimetire ?). Par le biais de lentretien, le chercheur en science sociale les invite se mettre en

    scne face lhistoire. Notons que cela joue tout aussi bien, pour les hommes dEtats dont

    on peut penser quils ont une conscience accrue de leur rle dans historique, que pour les

    lites de lombre (experts, haut fonctionnaires, conseillers politique). On sait que les

    conseillers du Prince , et cela depuis Machiavel, ont besoin plus que dautres de montrer

    queux aussi ils contribuent leur faon lcriture de lHistoire. Cette ficelle sociologique,

    mme si elle est implicite pour le chercheur, est le meilleur alli de linterviewer qui se trouve

    confront la ralit litaire. Ds lors, pour le chercheur en qute dentretien avec les lites

    tout lenjeu consiste faire prendre conscience de cet intrt aux personnes cibles par

    lenqute.

    BIBLIOGRAPHIE CHAPITRE 1 :

    Aberbach J. D., Chesnay J. D., Rockman B. A., Exploring Elite Political Attitudes : SomeMethodological Lessons ,Political Methodology, vol. n1 1975, pp. 1-27.Azimi V. Le phnomne litaire. Paradoxes et renouveau , dans Vida Amizi (ed.), Les litesadministratives en France et en Italie, Paris, Editions Panthon Assas, 2006, pp. 17-168

    15Mentionnons ici que les travaux sur les rapports entre les lites militaires et les lites politiques montre quelon arrive faire parler la grande muette . Dans cette perspective, Morris Janowitz a montr comment lesentretiens permettaient daffiner lanalyse des trajectoires professionnelles des sommets de la hirarchie militaireaux Etats-Unis (1960). Plus rcemment en France Samy Cohen (1994) et Bastien Irondelle (2003) dans le cadre

    de leurs travaux sur les interactions entre le pouvoir politique et le pouvoir militaire confront au processus deprise de dcision ont montr que lon pouvait interviewer les plus hauts responsables sur des sujets proches du secret dfense .

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