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DEUXllME PARTIE -LA GOUVERNANŒ CORPORA rIVE À rRA VERS LE MONDE transparence et de bonne gouvernance. Il faut dire que Vivendi, et les soubresauts de l'affaire Jean-Marie Messier le confirmeront par la suite, ne fut guère un modèle en matière de transparence et de gouvernance corporative, même par rapport à son environnement national. Comme dans le cas de l'ONA, les contre-pouvoirs potentiels ne fonctionnent guère. Ainsi, lorsque des errements stratégiques ou des impérities de gestion émergent et sont évoqués par la presse (comme dernièrement les scandales du CIH, de la BNDElll, de la CNCA, de la CNSS), ils le sont de manière partielle et partiale: d'abord en se concentrant de préférence sur les lampistes et souvent au terme de stratégies sélectives et d'une rigueur à géométrie variable qui éreintent les uns et oublient les autres. Enfin, la rareté de l'information stratégique et opérationnelle pertinente, conjuguée ici aussi à une certaine complaisance des médias locaux, rend quasiment impossible à l'opinion publique de demander des comptes ou de se faire une idée de ce qui se passe réellement dans ces entreprises. Le cas le plus flagrant étant celui de l'OCP, État dans l'État, véritable « trou noir» de l'information, rempart bétonné contre toute curiosité extérieure et sur lequel, jusqu'à présent, aucune enquête approfondie n'a jamais pu être entreprise. Ici aussi, comme dans le cas de l'ONA, en l'absence de contre-pouvoirs effectifs, les seuls mécanismes de gouvernance proviennent de la verticalité du pouvoir qui, périodiquement, procède à des mouvements de chaises musicales dotés d'une grande visibilité médiatique: valses spectaculaires de dirigeants d'une société à l'autre avec de manière générale une très grande tolérance aux impé- rities, peu de sanctions à la clé et aucune lisibilité stratégique. Même les rapports des commissions denquête parlementaires, diligentés entre autres dans les cas de la BNDE, du CIH (environ 15 milliards de DH de créances quasiment irrecouvrables sur 25 à la fin 1999), de la CNSS (qui aurait conclu à des détournements d'environ 115 milliards de DH pendant 30 ans!") sont pratiquement restés lettre morte. D'autres scandales (Banque Populaire et CNCA) ont été savamment circonscrits à des affaires person- nelles de manière à écarter tout effet de remise en cause élargie ou systémique. Quant à la RAM, autrefois vantée comme entreprise modèle, on vient de découvrir subite- ment, juste après le départ de son président Hassad, qu'elle croulerait sous des créan- ces de l'ordre de 115 milliards de DH ll3 (principalement vis-à-vis de l'administration). Seul l'avenir, en mettant sur les mots des chiffres, et sur les chiffres des raisons, don- nera la mesure du gouffre des pertes et des endettements, indice, parmi d'autres, de l'ampleur de la débâcle économique-nationale accumulée depuis des décennies d'in- dépendance. Ill. M.]., « CIH-BNDE, Affaires d'État en déliquescence", Le Journal, 15 au 21 février 2003. 112. Là comme ailleurs les rapports abondent sans guère de suivi pratique: Rapport du ministère des Finances sur les problèmes de gestion de la CNSS en 1990, rapport du bureau détudes CESIA sur les dysfonctionnements du système de gestion en 1992, comptes-rendus de la commission interministérielle chargée détablir un plan de sauve- tage en 1993, rapports sur les anomalies de fonctions des cabinets STERIA, SEMA, Eurexel et Gemadec-Serda en 1994 et 1995, rapport dexpertise et de conseil Auditas en 1994 et 1995, rapport du BIT sur l'équilibre financier en 1998, rapport de l'IGAS-France sur le système de recouvrement et d'informatique en 1998 (voir Économie et Entre- prises, avril 2000). IB. Doù recapitalisation à hauteur de 440 millions de DH et signature d'un contrat-programme jusqu'en 2004. Ahlam ]ebbara, « Dettes de l'État vis à vis de la RAM, qui doit combien?", La Vie Économique, 30 novembre 2001.

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transparence et de bonne gouvernance. Il faut dire que Vivendi, et les soubresauts del'affaire Jean-Marie Messier le confirmeront par la suite, ne fut guère un modèle enmatière de transparence et de gouvernance corporative, même par rapport à sonenvironnement national.

Comme dans le cas de l'ONA, les contre-pouvoirs potentiels ne fonctionnentguère. Ainsi, lorsque des errements stratégiques ou des impérities de gestion émergentet sont évoqués par la presse (comme dernièrement les scandales du CIH, de laBNDElll, de la CNCA, de la CNSS), ils le sont de manière partielle et partiale: d'aborden se concentrant de préférence sur les lampistes et souvent au terme de stratégiessélectives et d'une rigueur à géométrie variable qui éreintent les uns et oublient lesautres. Enfin, la rareté de l'information stratégique et opérationnelle pertinente,conjuguée ici aussi à une certaine complaisance des médias locaux, rend quasimentimpossible à l'opinion publique de demander des comptes ou de se faire une idée dece qui se passe réellement dans ces entreprises. Le cas le plus flagrant étant celui del'OCP, État dans l'État, véritable « trou noir» de l'information, rempart bétonné contretoute curiosité extérieure et sur lequel, jusqu'à présent, aucune enquête approfondien'a jamais pu être entreprise. Ici aussi, comme dans le cas de l'ONA, en l'absence decontre-pouvoirs effectifs, les seuls mécanismes de gouvernance proviennent de laverticalité du pouvoir qui, périodiquement, procède à des mouvements de chaisesmusicales dotés d'une grande visibilité médiatique: valses spectaculaires de dirigeantsd'une société à l'autre avec de manière générale une très grande tolérance aux impé-rities, peu de sanctions à la clé et aucune lisibilité stratégique. Même les rapports descommissions denquête parlementaires, diligentés entre autres dans les cas de la BNDE,du CIH (environ 15 milliards de DH de créances quasiment irrecouvrables sur 25 àla fin 1999), de la CNSS (qui aurait conclu à des détournements d'environ 115 milliardsde DH pendant 30 ans!") sont pratiquement restés lettre morte. D'autres scandales(Banque Populaire et CNCA) ont été savamment circonscrits à des affaires person-nelles de manière à écarter tout effet de remise en cause élargie ou systémique. Quantà la RAM, autrefois vantée comme entreprise modèle, on vient de découvrir subite-ment, juste après le départ de son président Hassad, qu'elle croulerait sous des créan-ces de l'ordre de 115 milliards de DHll3 (principalement vis-à-vis de l'administration).Seul l'avenir, en mettant sur les mots des chiffres, et sur les chiffres des raisons, don-nera la mesure du gouffre des pertes et des endettements, indice, parmi d'autres, del'ampleur de la débâcle économique-nationale accumulée depuis des décennies d'in-dépendance.

Ill. M.]., « CIH-BNDE, Affaires d'État en déliquescence", Le Journal, 15 au 21 février 2003.112. Là comme ailleurs les rapports abondent sans guère de suivi pratique: Rapport du ministère des Finances

sur les problèmes de gestion de la CNSS en 1990, rapport du bureau détudes CESIA sur les dysfonctionnements dusystème de gestion en 1992, comptes-rendus de la commission interministérielle chargée détablir un plan de sauve-tage en 1993, rapports sur les anomalies de fonctions des cabinets STERIA, SEMA, Eurexel et Gemadec-Serda en1994 et 1995, rapport dexpertise et de conseil Auditas en 1994 et 1995, rapport du BIT sur l'équilibre financier en1998, rapport de l'IGAS-France sur le système de recouvrement et d'informatique en 1998 (voir Économie et Entre-prises, avril 2000).

IB. Doù recapitalisation à hauteur de 440 millions de DH et signature d'un contrat-programme jusqu'en 2004.Ahlam ]ebbara, « Dettes de l'État vis à vis de la RAM, qui doit combien?", La Vie Économique, 30 novembre 2001.

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Pour être exhaustif sur la gouvernance publique, il faudrait aussi mentionner lesdispositifs de régulation sectoriels. Ainsi, créée en février 1998, l'ANRT, instance derégulation des télécoms, inspirée des modèles anglo-saxons, a constitué une émergencepositive et significative dans la gouvernance publique. Adossée à la crédibilité et à latransparence de ses procédures d'appel d'offre, la deuxième licence GSM a ainsi rap-porté, en juillet 1999, la bagatelle de 11 milliards de DH de recettes (au lieu des 400escomptés). Cependant, malgré ses succès (ou à cause deux l), l'ANRT a elle aussirapidement buté sur les limites du système: en décembre 2001, au terme d'un longtravail de sape, le gouvernement dit d'alternance tenta de placer l'agence sous sa coupe,ce qui aboutit au départ de son titulaire Mustapha Terrab et à la quasi-paralysie del'agence.

Filiales de multinationalesLes nombreuses filiales des sociétés multinationales installées au Maroc consti-

tuent sans nul doute des îlots intéressants de gouvernance dans la mesure où ellessont contradictoirement soumises d'un côté à des contingences locales et de l'autre àdes dispositifs normatifs exogènes. De manière générale, il semblerait que, véhiculantdes valeurs rationnelles-instrumentales, voire méritocratiques, les filiales de multi-nationales (en particulier anglo-saxonnes) soient plus sensibles à une certaine ratio-nalité en termes de résultats: la culture du résultat bottom-line y existe relativementplus qu'ailleurs, ce qui permet au personnel de se sentir plus protégé de dérives auto-cratiques analogues à celle décrite dans notre étude de cas. En tout cas, les voies derecours en cas de conflit existent et l'accès aux instances du siège à l'étranger permetsouvent de tempérer la part d'arbitraire et de dérèglement qui pourrait se développerlocalement. Le reporting périodique et le lourd appareillage procédural qui encadrentles fonctionnements opérationnels limitent très souvent la marge de manœuvre dudirigeant local, mais permettent en contrepartie une meilleure «normalité» profes-sionnelle des fonctionnements quotidiens dans l'entreprise.

Sans verser dans une vision idyllique, on observe aussi que les conflits y prennentrarement la dimension personnelle et exacerbée qu'on peut voir dans des entrepriseslocales. Cause ou conséquence, on a aussi constaté la plus grande propension desfiliales de multinationales (en particulier dans le domaine bancaire) à se conformersinon à l'esprit du moins à la lettre de la Loi de 1996 sur la société anonyme (en par-ticulier au niveau de la dualité directoire/conseil de surveillance). En définitive, onpeut prudemment conclure que la tendance globale y est celle d'une relative transpa-rence aussi bien sur les enjeux stratégiques qu'opérationnels, une moindre latitudepour des jeux politiques et personnels, plus d'acceptation d'une diversité du person-nel, même si par ailleurs l'éloignement des centres de décision (par définition toujoursbasés à l'étranger) peut paradoxalement constituer autant un contre-pouvoir potentielde recours et de médiation qu'un facteur d'opacification supplémentaire.

Que conclure? Utiliser une grille de lecture idéal-typique à la Weber peut sansdoute gommer certains traits hors normes, mais a l'avantage de souligner les tendan-ces lourdes de la gouvernance corporative au Maroc. À la notable exception desfiliales de multinationales, on retrouve peu ou prou les mêmes dimensions qui sedégagent du cas ONA: derrière le cosmétique de façades juridiques élaborées, l'hubris

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cas du Maroc, on peut dire que la GC fonctionne déjà comme machine de guerrevisant à arraisonner et rationaliser, justifier et légitimer des pratiques et des fonction-nements divers. Objectif: rassurer plus que transformer. Bref, et c'est le paradoxe, larhétorique de la GC en tant que technologie de pouvoir peut aider le management àêtre moins transparent et moins responsable! A ce niveau-là, la GC fait partie enréalité de cette culture schizophrène, de ce double jeu « cosmédiatique » dont les élitesmarocaines sont si friandes et qui déconcertent souvent le visiteur étranger, avantque lui-même ne finisse par y trouver son compte. Comme le disait ironiquementl'ancien adage soviétique: « vous faites semblant de travailler et nous nous faisonssemblant de vous payer». Les élites marocaines font semblant de changer et le mondefait semblant de les considérer. La réalité peut être donc paradoxale et ironique: lasurvalorisation d'une GC aseptisée, l'agitation à tout vent des mots « responsabilité »,« rendre des comptes, justifier de son action », peut dissimuler l'exact contraire et negénérer qu'un énième paravent, prétexte et alibi de surface à l'immobilisme de fond.Référentiels certes imaginaires, mais qui peuvent être meurtriers de par leurs effetsde réalité. Avec comme résultat: la non-gouvernance d'entreprise, voire la contre-gouvernance d'entreprise, menée par des castes à l'abri de toute remise en cause.

Je pressens la critique: mais là-bas, me direz-vous, dans les pays du Nord, n'ya-t-il pas aussi duplicité et double langage, scandales et dérapages, hypocrisie'i" etexonération? Pourquoi tant de donneurs de leçons dont les propres comptes sont simal établis? Enron a montré que le reporting pouvait n'être qu'une apparence et qu'ilne suffit pas de publier des chiffres trimestriels pour être dans le vrai. Et quid desVivendi, Worldcom et autres Tyco? Question redoutable qu'on ne peut esquiver. Al'aune comparatiste et relativiste, tous les méfaits du monde semblent s'estomper. Onpeut même aller plus loin: pourquoi la Banque mondiale n'est-elle pas restructurée,elle qui prêche aujourd'hui la bonne gouvernance de par le monde-"? Éternellequestion marxienne: les éducateurs doivent eux-mêmes être éduqués. Et j'ajouterais,les contrôleurs contrôlés et les dirigeants dirigés.

Paradoxe ou provocation? Et si les valeurs du Sud étaient en train de déteindresur les comportements au Nord? Le tiers-monde avec son opacité, ses dissimulationset ses approximations, ses feintes et ses ruses, ses artifices et ses malices, ses habiletéset ses subtilités, serait alors déjà au niveau des pays développés de l'ordre marchand-démocratique. Nous serions même en avance. Archaïquement en avance!". Et doncsans leçon à recevoir des autres. L'avenirnous appartient et peut-être nous verra-t-ondemain exporter nos techniques de dévoiement de bilan, nos astuces de mal-gouver-nance, notre science de l'autoritarisme, notre art de la paranoïa, nos compétencesautocratiques et notre savoir-faire césarien. Sans oublier nos stratagèmes à défaut destratégies, et nos manœuvres à défaut de chefs d'œuvre.

136. Nils Brunsson.137. y. Dezalay et B. Garth, op. cit., p. 146.138. Benslama parle à juste titre de certaines élites pétrolières comme des clans rentiers propulsés, dans leur

archaïsme même à l'avant-garde de l'ultralibéralisme mondialisé: « ils étaient archaïquement en avance par rapportau nouvel ordre économique mondial.» Fethi Benslama, La psychanalyse à ïépreuve de l'Islam, Aubier, 2002,p.1I0.

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Aux cliques du Nord répondent alors les coteries du Sud. A la noblesse d'Étatfont écho les héritiers de notables. Lessimulacres'" des uns reflètent les faux semblantsdes autres. Et l'impunité de l'establishment tropical n'est pas le pendant homologiquede l'immunité des nomenklaturas tempérées. Ainsi, les dévoiements développéss'enchaînent aux dérapages tiers-mondistes dans un cycle bien peu vertueux. Dansce monde réel et mondialisé, un double jeu peut en cacher un autre.

Bref, en termes de benchmarking, notre gouvernance corporative ne serait pasun embryonnaire exotisme « en voie de...», mais elle serait déjà là, constituée commesortie tout entière de la cuisse de Jupiter. Pas sous-développée mais stabilisée déjàadulte, suradaptée même. Nous serions déjà modernes, peut-être même postmoder-nes, universels, sans le savoir. Avec leurs façades et nos formalismes. Avec leur criseet la nôtre. D'une opacité à l'autre (et vice-versa), nous serions déjà à égalité: 0/0partout. Nous sommes déjà à la fin de la partie et le moyen âge est devant nous. Laperspective d'une telle convergence par le bas est fascinante, mais elle a des limitescomme tout raisonnement poussé jusqu'au bout, car on ne peut renvoyer les prota-gonistes dos à dos. Outre qu'il serait trop facile à nos dirigeants d'ici d'exciper desturpitudes de là-bas pour s'exonérer à bon compte; il est une différence de taille qu'ilsoublient: le contexte. Si le potentiel humain de dévoiements et de turpitudes estpratiquement partout le même, n'empêche que ses manifestations concrètes diffèrentsur le terrain.

Lesdirigeants fautifs d'Enron et autres n'ont pas été « repêchés» et recasés, commele président de l'ONA. Les sanctions ont été bien réelles, la réaction et la réactivitélà-bas n'ont aucune mesure avec ici. C'est une différence de taille, nette, concrète,tangible. En outre, pendant et après la sanction bien réelle, il y a eu instruction, débatpublic, due process sous forme d'argumentations, de raisonnements, d'échanges, brefun processus d'édification et d'éducation de toutes les parties prenantes. Et non unedécision d'en haut qui n'expose ni ses raisons ni ses mobiles et qui se condamne àl'inefficacité puisque sa puissance n'est pas réplicable par la raison. Bref, la différencen'est pas que de degré mais d'essence. Le secret, l'opacité existent aussi au Nord, maissur fond de société ouverte avec des acteurs sociaux et politiques pugnaces. Bref, lesécarts, méfaits et autres forfaits managériaux n'ont pas le même sens car ils n'ont pasle même arrière-plan, ils ne baignent pas dans le même contexte et surtout ils neprêtent pas au même traitement.

Sans oublier enfin la différence d'échelle: si les ordres de grandeur en absolu sontécrasants là-bas (ne serait-ce que par la taille des sociétés et celle des économies), c'estle rapport relatif qui importe. Et là, le rapport de nuisance s'inverse car la base deréférence est différente. Si les pays dits développés peuvent « se permettre» de fairedes fautes, de perdre de l'argent, c'est que la création de «valeur» y a chez eux unetout autre ampleur, leur gâteau économique le leur permet, la somme globale desrichesses produites soutient leurs frasques: ils peuvent encaisser ... et décaisser. Parcontre, si la production de valeur économique est limitée (ce qui est le cas dans deséconomies peu développées), les moindres déperditions feront mal. L'ampleur du

139. Baudrillard.

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préjudice n'est donc pas seulement mesurable dans l'absolu, son impact dépend del'amortisseur sociofinancier, à savoir la création de «valeur» dans la société en ques-tion.

D'une manière plus générale, ici et là-bas, «l'impunité d'entreprise» en dit longsur les ressorts d'une société globale incapable de contrôler et de «raisonner» sesdirigeants: l'impuissance des actionnaires, l'absence des conseils d'administration, lafaiblesse d'un marché boursier «insularisé », peu profond et manipulable (et doncinapte à discipliner les dirigeants d'entreprises) recoupent et renforcent les faiblescapacités de mobilisation sociétales. D'où l'importance des enjeux et d'un pari sur demeilleures pratiques de contrôle et de direction dans l'entreprise, au sens de « démo-cratie d'entreprise» même si certains y verront un oxymoron. Loin des constructionsidéologiques, celle-ci peut se révéler pourtant un terreau idéal car concret pour l'ex-périmentation et l'apprentissage de la démocratie tout court en développant des bonsréflexes de terrain là où les choses importent le plus: à la base, sur le terrain, dans lesbureaux, les chantiers, breflà où la piétaille des tâcherons du management vit, existeet se débat. Ici et maintenant. Elle peut ainsi contribuer à des fonctionnements pluscivilisés et plus matures en mettant en place des fonctionnements professionnelsresponsables: évaluation des performances, suivi des décisions passées, contrôle del'adéquation moyens-missions, définition d'objectifs annuels pour tous les participants,transparence des comités spécialisés, débats ouverts sur les sujets stratégiques (quise révèlent bien plus bénéfiques à long terme que le consensus mou de chambresd'enregistrement dociles). En réhabilitant ainsi les vertus de la curiosité, du débat (trèstôt, bien en amont des décisions), en permettant l'expression de points de vue sanspeur de rétorsion et de représailles, on se retrouve en plein dans un projet de mobi-lisations sociétales, ce qui est une autre façon de voir (et de faire) de la politique.Faut-il rappeler que l'entreprise n'est ni un système clos ni en dépendance passivevis-à-vis de son environnement: elle ne fabrique et transforme pas seulement desbiens et services, mais elle produit aussi du «sociétal »140,elle fabrique de la société.Pas seulement machine ou meccano, elle peut constituer une communauté, un lieude dynamiques sociales, identitaires et culturelles capable de peser et d'être un vecteurde changement.

Cela dit, quels que soient les cas de figure, il est clair que la Ge en tant que dis-sociation optimale entre les parties prenantes, détenteurs de droits patrimoniaux d'uncôté et mandataires sociaux (en charge de conduire les opérations) de l'autre, n'est pasune science exacte. Mais un combat imparfait et inachevé: l'adéquation des moyenset des fins y est toujours approximative; et les buts de puissance, les affaires d'egorendent souvent la quête d'efficacité tout à fait accessoire. Faut-il rappeler, à ce sujet,que l'exigence de l'accountability visant à un surcroît de transparence n'est pas muepar des considérations esthétiques ou philosophiques, mais par une quête bassementprosaïque mais vitale pour l'intérêt général: une meilleure allocation des ressources,vecteur d'efficacité et d'efficience. On l'a vu, la mise en place de procédures n'est pasune solution miracle qui déjouerait complètement le dévoiement de pratiques mana-

140. Renaud Sainsaulieu, Ientteprise, line affaire de société, Presses FNSP, 1992.

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gériales, l'utilisation limite des règles ou la malhonnêteté des dirigeants d'entreprise!".Mais elle peut tout au moins restreindre les conséquences nuisibles pour l'entrepriseen permettant la découverte plus rapide et la correction plus efficace des errements.Churchill disait que la démocratie est le plus mauvais système... à l'exception de tousles autres. On peut en dire autant de la gouvernance corporative: la formalisationplus grande des procédures ne supprimera ni les fraudes, ni les risques d'erreur stra-tégique, ni la mauvaise gestion au quotidien. Mais elle permet de discipliner lesdirigeants, d'améliorer la connaissance de l'entreprise et infine d'augmenter l'efficacitéde la marche des affaires. En ce sens, elle vaut mieux que la loi de la jungle.

nne s'agit pas alors de voir la gouvernance sous un jour castrateur: au contraire,la solitude et l'autisme du dirigeant sont toujours des symptômes inquiétants, parcontre tout dispositif de nature à favoriser les débats et la remise en question peutdevenir un atout stratégique pour la conduite des affaires de l'entreprise vu la com-plexité écrasante des taches. Sans oublier que in fine c'est la qualité des hommes quifera la différence. Car rien n'est écrit dans le granit et tout dépend des modes d'ap-propriation. La GC peut être un gadget ou une énième chimère brandie par des élitesà la panoplie déjà fort pourvue en la matière. Elle peut aussi se révéler comme ana-lyseur et mise à l'épreuve de configurations concrètes. Ni essentialisme exotique niuniversalisme abstrait. La lutte contre les féodalités d'entreprise et les notables mana-gériaux est un pari sur les hommes et les situations.

Lhomme est double. La mauvaise nouvelle, c'est le potentiel humain universeld'autoritarisme et de paranoïa, la « banalité du mal» pour reprendre l'expression deHanna Arendt. Ce qui explique qu'y renoncer n'est pas facile, même douloureux,Comme le rappelait Erik Izraelewicz, «Abandonner l'exercice solitaire, autoritaire etparanoïaque du pouvoir pour lui substituer des pratiques collectives, participatives etschizophréniques n'est jamais, pour l'homme, chose naturelle:" ». La bonne nouvelle,cest que l'équation du partage du pouvoir (ou du moins de son équilibrage) peut êtrerésolue: c'est que les contre-pouvoirs existent, que les diverses souverainetés d'entre-prise sont déjà là, de manière diffuse, implicite, non formalisée et peu documentée:les gens échangent socialement, posent des questions, résistent aussi et ne courbentpas toujours l'échine. L'obligation de produire des preuves, de construire l'adhésionfournit une nouvelle légitimité. La bonne nouvelle, c'estque ni l'accumulation finan-cière, ni le pouvoir politique ne peuvent faire oublier le troisième pouvoir: celui del'attention, de la considération, des idées, de la morale, de l'honneur. Et aussi la répu-tation, la confiance!", jugement de valeur, capital immatériel mais aussi persuasif. Labonne nouvelle, c'est qu'à côté des rapports de force, il y a aussi des rapports de sens.À la lumière des derniers ébranlements des citadelles managériales de par le monde,réhabiliter l'honneur de la responsabilité, le lien social est la voie d'avenir de natureà contribuer à l'émergence d'une «société ouverte », pour reprendre l'expression deKarl Popper.

141. Hélène Ploix, Le dirigeant et le gouvernement d'entreprise, Village Mondial, 2003, p. 11.142. Ernst & Young, op. cit., p. 17.143. Alain Peyrefitte, La société de confiance, Odile Jacob, 1995.

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LeMaroc baigne encore largement dans une culture institutionnelle caractériséepar la non-évaluation organisée et systématique des dirigeants. Dans ce sens, face auxversions officiellesmises en scène d'en haut, il faudrait encourager la libre parole desacteurs, même si celle-ci reste encore aujourd'hui l'exception tant l'amnésie naturelleou organisée prédomine. Le personnel, à tous les niveaux, dispose souvent d'un arse-nal impressionnant d'information, de renseignements, de connaissances énormes,même si elles sont souvent, par la force des choses, de nature partielle, partiale etparcellaire. Même quand les cadres et les dirigeants quittent l'entreprise, il est encoretrop rare qu'ils prennent la plume pour décrire ou analyser leur action. Pourtant,l'émergence de contre-récits, de contre-histoires pourrait contribuer à ce système decontre-pouvoirs. Avecl'avènement d'une presse plus affranchie, d'une opinion publi-que plus émancipée, on aurait alors la mise en place d'une gouvernance sociologiqued'entreprise, c'est-à-dire d'un ensemble de facteurs et d'acteurs en extériorité vis-à-visde l'entreprise mais qui, en conjonction avec les forces et les acteurs internes, permet-traient de réguler et d'encadrer le pouvoir des dirigeants. C'estle sens d'une Ge ouverte,élargie, dialectique qui respire avec son environnement et qui en tire des armes pourquestionner et demander des comptes en vue d'une meilleure effectivité sociale etsociétale.

D'où notre conviction: l'émancipation de l'économie et de la société marocainespasse par une remise en cause profonde de l'organisation et de la gouvernance desentreprises et en particulier des plus grandes (qui ont valeur structurante et emblé-matique). En ce sens, parler de l'épisode ONA comme d'une dérive autocratique n'estni une facilité de vocabulaire ni une incidence secondaire. Une telle qualificationrenvoie bien précisément à un événement déviant, un écart anomique qui contrasteavec, sinon une réalité référentielle, du moins un potentiel régulateur, organisateuret démocratique considérable présent dans l'entreprise et la cité marocaines. Unpotentiel latent de maîtrise, de management et de gouvernance qui existe en creux etqui est éminemment mobilisable pour une sortie par le haut. Je persiste et je signe.

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des dirigeants fait la loi sur fond d'unanimisme et d'allégeance. Sidifférence il y a, elleest plus de degré que de nature. Le formalisme de la gouvernance!", lorsqu'il existe,est rarement appliqué. Dans les fonctionnements réels d'entreprise, la configurationdes systèmes de pouvoirs tend à protéger les dirigeants de toute remise en question.Quant aux garde-fous et autres contre-pouvoirs, leur indigence ne permet guère aupersonnel de se mobiliser ou à l'opinion publique de s'informer et de peser. Si l'on yajoute la prégnance structurelle et culturelle de la verticalité du pouvoir, on aboutità un tableau factuel extrêmement sombre de la culture institutionnelle marocaine oùl'impunité des dirigeants est de mise. Il faudrait sans doute, pour tempérer ce constat,ajouter quelques notes d'espoir. Si effectivement le rapport de forces aujourd'huisemble en faveur de l'anti-gouvernance ou de la contre-gouvernance, la situation n'estpas complètement statique ou bloquée. Des forces antagonistes existent qui se mani-festent selon des modalités diverses mais convergentes.

D'abord les facteurs exogènes ne sont pas à sous-estimer même si leur impact estsouvent de façade. La pression internationale, avec les accords du GATT et l'ouvertureprogressive des frontières d'ici 2010 qui contraignent à la « mise à niveau» des entre-prises marocaines en termes de normativité et de transparence, représente un exem-ple de ces facteurs qui poussent à la transparence de gestion et de gouvernance. Il fautaussi mentionner l'important travail d'influence et d'acculturation réalisé par lesinstitutions multinationales telles que la Banque mondiale, le FMI qui, à travers lesmultiples interventions théoriques et de consultance quelles animent dans le pays,modèlent et structurent progressivement les références et les pratiques de gouver-nance.

Les facteurs endogènes et surtout les initiatives individuelles sont évidemmentfondamentaux en termes de dynamique interne. Ici et là, on trouve facilement descas atypiques de gestion et de gouvernance corporative où les exigences de transpa-rence et de contre-pouvoirs commencent à émerger même de manière balbutiante.Lexemple de l'ARNT en est invocateur. Ces initiatives individuelles sont évidemmentpar définition incertaines et fragiles, car très sensibles aux rapports de force ambiants.Mais elles ont le mérite d'exister, d'avoir une valeur emblématique et d'être en positiond'embrayer éventuellement de manière plus ambitieuse demain lorsque des contextesplus favorables et plus porteurs émergeront. Elles signalent aussi l'importance dufacteur personnel dans tous les cas d'excellence en termes de management ou degouvernance. Autre bonne nouvelle: l'émergence de mouvements d'actionnairesminoritaires. Ainsi une entité nouvellement créée, 1'« Association marocaine desactionnaires minoritaires», s'estmanifestée en 2002 entre autres par sa mobilisationréussie sur l'affaire Eqdom, en permettant aux minoritaires de prendre part à cetteopération d'OPA alors que, dans un premier temps, les modalités de gré à gré entre

114. Au niveau juridique, depuis la promulgation de la nouvelle loi sur la société anonyme (le 17 octobre 1996)et son entrée en vigueur en janvier 2001, la CGEM et les instances patronales nont pas ménagé leurs critiques à uneloi qui leur semble beaucoup trop contraignante car non conforme à la situation de la réalité quotidienne de laplupart des entreprises marocaines qui sont dans leur grande majorité des PME-PMI familiales. Dénonçant uneimitation peu subtile de la loi française de 1966 (amendée depuis longtemps dans l'Hexagone), ils mettent en doutela pertinence d'une loi unique appliquée à des entités économiques extrêmement hétérogènes.

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l'ONA et la Société Générale les excluaient. La montée en puissance de telles associa-tions qui entendent mener un combat contre les dérives des sociétés cotées pourrait,combinée à d'autres facteurs, contribuer à changer à terme le paysage de la gouver-nance corporative au Maroc. Ce dynamisme réel ou potentiel souligne aussi a con-trario la paralysie de la CGEMl15 qui joue bien insuffisamment son rôle decontre-pouvoir. À l'image d'un patronat timoré, blanchi sous le harnais, peu autonomepar rapport à l'État, la CGEM n'a jamais pu peser ni s'imposer. Représentant d'uncapitalisme d'État assisté plus que d'une bourgeoisie conquérante, son rôle n'a guèreévolué depuis des années: de la figuration dans un décor tout en trompe-l'œil. Dansnombre d'affairesemblématiques (la crise du textile, l'affairedes minotiers, le pseudo-assainissement de Basri, le problème de la dévaluation du dirham ...), le dernier motest toujours resté à la puissance régalienne.

De manière plus générale, au-delà des problèmes techniques, le vrai problèmede la gouvernance, le contrôle des dirigeants par les citoyens, reste entier. Problèmeaggravé par la crise de confiance généralisée empêchant toute mobilisation autourd'un projet commun. Dans ce sens, aucune entreprise n'est une affaire «privée». AuMaroc, alors que la société civile bouge, que la famille évolue, que les mouvementsde femmes prennent de l'assurance, les pratiques de gestion et de gouvernance cor-porative au Maroc semblent encore bien « ringardisées». Face à un tel décrochage, iln'estpas dit que les entreprises pourront rester indéfiniment à la traîne du mouvementd'émancipation dans la société.

2.5 LE CONTRÔLE DU DIRIGEANT D'ENTREPRISE: ENTRE TECHNIQUES ET CONTINGENCES

Résumons notre point d'arrivée: un épisode de la vie des affaires au Marocemblématique des potentiels et des limites de la gouvernance corporative et de lagouvernance globale avec trois moments.

a) Une dérive autocratique doublée d'une gestion erratique survient sans que lesgarde-fous formels aient joué;

b) Une correction d'enhaut est intervenue dans un contexte sociopolitique fluideet porteur;

c) Limites de l'exercice correcteur: aucun apurement conséquent sur le fond n'aété réalisé et aucun dispositif n'a été mis en place de manière à éviter institu-tionnellement la répétition de telles dérives. Aucune nouvelle régulation n'aété élaborée pour parer à un « état d'exception» qui par définition peut toujoursse reproduire.

À partir de là, que faire? Étant d'abord et avant tout des praticiens réflexifs ausens de Donald Schoen!" et, sans tomber dans le «prescriptisme béat», quelquesconsidérations instrumentales ne sauraient nuire. Même si ce point d'entrée technique

115. Confédération générale des entrepreneurs marocains (association patronale).116. D. Schoen et C. Argyris, Theory in practice/increasingprofessional effectiveness, San Francisco, lossey-Bass,

1974.

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n'a de sens que relié aux considérations conceptuelles et problématiques développéesci-dessus. La séparation entre les deux n'est ici qu'un artifice d'exposition dans lamesure où le technique est toujours étroitement « enchâssé» et « contextualisé» dansle champ sociopolitique. Nos nombreux allers-retours entre ces deux pôles le démon-trent amplement.

I.ëvaluation systématique et professionnelle des dirigeants d'entreprise doit deve-nir monnaie courante si l'on veut éviter la répétition de comportements déviantsdominés par la gestion d'image, les effetscosmétiques et le comportement « politique».Pour cela la volonté macro-politique de mettre en application les textes qui organisentjuridiquement le gouvernement d'entreprise est un préalable. Un préalable nécessairemais pas suffisant. Cette volonté politique doit se donner lesmoyens précis et adéquats.On sait que, vu la « rationalité limitée» de tout système de gestion, les gouvernantsou contrôleurs de dirigeants n'ont pas toujours accès à l'information adéquate etpertinente. Le peu d'information qui arrive au conseil d'administration est un sous-produit tellement malaxé, trituré, synthétisé qu'il en perd toute signification réelle. Ilest aujourd'hui impossible à un quelconque administrateur, même professionnel desaffaires, de se faire une idée exhaustive et rigoureuse de la marche opérationnelle etstratégique d'une entreprise à la seule lecture des comptes officiels, vu le nombred'opérations de lissage, toilettage, retraitement et autres lifting opérés en amont.

Si l'évaluation du dirigeant est une des premières nécessités, la déterminationd'objectifs en est une condition sine qua non. Impossible en effet de vouloir évalueret éventuellement sanctionner un dirigeant si des objectifs n'ont pas été posés demanière concertée. Ces objectifs doivent se situer à deux niveaux: la formulation debuts stratégiques porteurs de cohérence, de vision et d'ambition. Le deuxième niveau:traduire ces buts stratégiques en objectifs opérationnels susceptibles de mesure. Deuxremarques s'imposent ici. Qui dit mesure dit d'abord objectifs quantifiables, et ceux-ci sont nécessaires même si là aussi la classique maximisation du taux de profit devraitêtre élargie et gagnerait à se doter d'indicateurs plus pertinents: la création de «valeur»,la mesure économique nous semblent plus parlants que les étroits ratios comptables/financiers aujourd'hui encore en application malgré le nombre de critiques qui leuront été adressées. En deuxième lieu, les objectifs qualitatifs devront être plus présents,et là aussi la littérature scientifique propose nombre d'alternatives"? qui mériteraientd'être considérées. Tous ces objectifs doivent être bien sûr inscrits dans un horizontemporel déterminé qui détermine leur sens, leur portée et leur durabilité (sustaina-bility).

Vu l'état du paysage financier marocain, nous ne parlerons guère du contrôleexterne, c'est-à-dire celui exercé par des requérants et parties prenantes!" situés à

117. En termes d'alternatives, il faut aussi mentionner les tandems de direction qui ont fait leurs preuves (lebinôme d'Accor, le duo de Business Objects pour n'en citer que quelques-uns) et qui sont sans doute le remèderadical à la tentation autocratique du dirigeant (voir Management, octobre 1999). Sans oublier la dialectique émergentede la médiation, celle du troisième homme, du troisième lieu tel que l'incarne la mise en place des «ombudsmen»institutionnels.

118. Rappelons quand même que le conseil d'administration, en tant qu'instrument de surveillance et de contrôlede la direction, est une émanation des actionnaires. Lesquels lui ont délégué leur pouvoir de contrôle et de sanc-tion.

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extérieur de l'entreprise, exercé par les apporteurs de ressources financières. Leur rôledisciplinaire qui s'exerce soit à travers les mécanismes du marché des actions (offrespubliques, batailles de procuration, activisme des «zinzins» ou des associationsd'actionnaires), soit à travers le marché de la dette (LBO, etc.) confirme le fameuxschéma de la double contestation d'Hirschmann'"': «exit» (défection) ou «volee»(prise de parole), cest-à-dire voter avec ses pieds ou avec sa tête. Mais de telles moda-lités de protestation des pourvoyeurs de capitaux ne correspondent guère à la phaseactuelle d'un capitalisme marocain encore peu assertif et bien peu affranchi à cetégard des considérations extrafinancières.

Pour ces raisons, c'est donc le contrôle interne qui retiendra toute notre attention.Celui-ci se situe à deux niveaux: le conseil d'administration d'une part, et le person-nel d'autre part.

Le conseil d'administration dispose théoriquement de deux outils pour «enca-drer» et canaliser le dirigeant dans l'intérêt de ses mandants: la détermination de larémunération et la révocation du dirigeant. Nombre de recherches se sont penchéessur la structure d'une rémunération incitatrice optimale pour le dirigeant sans trou-ver la formule idéale. Cependant certaines mesures font l'objet d'un consensus.

Le montant: le consensus est d'éviter les trop grands écarts avec le reste des sala-riés de nature à saper la confiance envers le dirigeant et donc la cohésion interne del'entreprise, facteur de compétitivité. Les rémunérations excessives sont choquantesen termes d'équité sociale, même si là encore les normes culturelles peuvent différerde pays à pays!".

La structure: si la double composante partie fixe-partie variable est aujourd'huiacceptée partout, reste le problème entier du calcul de cette part variable (qu'il s'agissede plans d'actions bloquées, de stocks-options ou d'autres). Les indicateurs comptableset financiers sont aujourd'hui critiqués parce qu'ils inciteraient le dirigeant à gonflerartificiellement les résultats à court terme!", voire à sous-investir dans des projetsnovateurs aux dépens de l'intérêt à long terme de l'entreprise. Sans parler du décalagetemporel lié aux données comptables. Certains chercheurs estiment qu'elles peuventrefléter la valeur de l'entreprise avec des retards allant jusqu'à trois ans122• A côté desindicateurs comptables, la deuxième alternative consiste à adosser la part variable dela rémunération sur des indicateurs de marché (actions ou options). Pour résumerrapidement des débats très techniques!", on dira que le recours à des indicateurs de

119. Albert Hirschman, Face au déclin des entreprises et des institutions, Éditions Ouvrières, 1972.120. J. Byrne, «How high can CEO pay go? »,Business Week, 23 avril 1996,p. 100-106.121. M. Nrayanan, «Managerial incentives for short-terrn results», Journal of Finance, 40, 5, 1985, 1469-

1484.122. S. Kothari et R. Sloan, The Price-Earning Lead-Lag and Earnings Response Coefficients, Research Notes,

University of Rochester, 1990.123. O. Kim et Y.Suh, « Incentive efficiency of compensation based on accounting and market performance »,

Journal of Aecounting and Economies, 16, 1993, p. 25-53; et R. Bushman, R. lndjejikian et A. Smith, «CEO compen-sation, the role of individu al performance evaluation», Journal of Aecounting and Economies, 21,1996, p. 161-193.

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résultats comptables «triviaux» 124 peut biaiser les indicateurs de marché et ne pasrefléter la valeur réelle de l'entreprise. Néanmoins, même si la mise en œuvre de cetype d'individualisation de la rémunération conditionnée à la performance peut serévéler complexe, il n'en reste pas moins qu'ellecontribue à inciter le dirigeant à resterdans le droit chemin en réduisant relativement la problématique asymétrie d'infor-mations.

Einstance de détermination de la rémunération: l'existence d'un comité de rému-nération chargé de fixer la rémunération du dirigeant est un puissant outil de cadragedu dirigeant à condition bien évidemment que ce dernier n'y siège pas ou qu'il n'yfasse pas siéger des proches!

La divulgation: l'obligation de publicité, qui a déjà force de loi aux États-Unispour les dirigeants de sociétés cotées, est susceptible d'empêcher les dérives en matièrede rémunérations excessives.

Les comités techniques spécialisés: enfin, il faut savoir qu'un conseil d'administra-tion n'est rien s'il n'a pas ses propres organes d'investigation et de contrôle, à savoirles comités techniques spécialisés. Ceux-ci lui permettent de s'émanciper vis-à-vis dela direction générale et des directions techniques. Ces comités spécialisés (comité desrémunérations, comité des nominations, comité d'audit), s'ils visent à constituer uncentre de pouvoir autonome par rapport à la direction d'entreprise, doivent se doterde moyens adéquats.

Aucune de ces mesures ne constitue à elle seule la panacée pour empêcher «l'en-racinement malfaisantl25» du dirigeant. Mises ensemble, elles constituent une com-binaison efficace de nature à favoriser la convergence optimale entre les intérêts duprincipal et ceux du mandataire. Bref, des «garde-fous aux garde-fous» sont néces-saires pour éviter la manipulation précisément des instruments de contrôle eux-mêmes.

Il faut le reconnaître, malgré parfois la meilleure volonté du monde, les entrepri-ses continuent de constituer des «boîtes noires» où le secret le dispute à l'hermétisme.Lasymétrie d'informations est souvent telle que même les administrateurs compétentspeuvent être «largués». Et cela malgré tous les comités techniques qu'on peut imagi-ner (comités d'audit, comités stratégiques, comités financiers, etc.). Pour réduire cesécarts de connaissance et de perception et en arriver à un niveau de leveZplayingfield(pied d'égalité et à armes égales), l'entreprise a besoin de salariés mobilisés et cons-cientisés, les seuls à même d'exposer au grand jour les risques de conduites déviantes.Il ne s'agit pas ici de contrôle hiérarchique des dirigeants par des subordonnés, maisd'une fonction d'alerte symbolisée par ce que Mintzberg!" appelle «le coup de sifflet»

124. Jerome Maati, op. cit.: « Ceci est le cas lorsque la collecte de ce type de données est moins coûteuse quecelles relatives à l'analyse de l'impact des décisions stratégiques ou à la mise en œuvre de plans de développement deproduits par exemple», p. 132.

125. La littérature spécialisée emploie aussi le concept de « rente organisationnelle» qui désigne la captationd'un surplus de ressources par le dirigeant.

126. H. Mintzberg, Le pouvoir dans les organisations, Éditions d'Organisation, 1986.

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iwhistle-blowing'V), Certes, il faut laisser au dirigeant une pleine latitude et marge demanœuvre de gestion pour concevoir la stratégie et l'appliquer, mais ce qui est encause ce sont les comportements déviants, égocentriques et autistiques qui, en violantles lignes rouges de Iéquilibre des pouvoirs, font planer des risques stratégiques etopérationnels sur l'entreprise. Ce qui est en cause, ce sont aussi les systèmes de non-décisions et de rationalisations qui tiennent lieu de substitut à l'élaboration stratégique.Dans ce cas, les employés souvent détenteurs d'informations privilégiées se doiventd'alerter un responsable à propos de ces conduites douteuses ou sujettes à caution.Charge à ce dernier de diligenter une enquête pour infirmer ou confirmer le bien-fondé de l'information même parcellaire. Un tel dispositif interne, s'il est bien publi-cisé, peut avoir un effet dissuasif considérable.

C'estde cette conjugaison du contrôle interne et des contrôles externes (subsuméspar une volonté politique au plus haut niveau) que peut surgir sinon la lumière dumoins une réduction de l'opacité institutionnelle. À condition évidemment que lesinstances supérieures prêtent attention. Tant il est vrai qu'il n'estpire aveugle que celuiqui ne veut pas voir.

Parlant de ce que doivent être lesmodalités de contrôle des dirigeants, il faut direaussi ce qu'elles ne sont pas. Dans le long fleuve tranquille et confortable que consti-tue habituellement la vie des dirigeants économiques marocains, éclatent parfoisquelques orages. Un certain nombre de cas supposés scandaleux sont alors mis surla place publique par une presse habituellement coutumière d'une réserve pudiquesur les inconduites des puissants. Ce genre de rigueur à géométrie variable, ce fonc-tionnement par éclipsesde la vertu sentent trop bien le règlement de comptes téléguidépour relever de l'éthique d'une gouvernance corporative ou d'une gouvernance toutcourt!". La presse marocaine (à quelques très rares exceptions près) ne fonctionnemalheureusement pas comme un contre-pouvoir mais bien au contraire commel'auxiliaire zélé de certains cercles ou factions de pouvoirs engagés dans des intriguesaux relents douteux où des querelles de personnes se mêlent à la basse politique etaux intérêts douteux. On a alors là la caricature d'un journalisme d'investigation sansles moyens!" ni l'éthique qui l'accompagnent. Plutôt même un journalisme d'instiga-tion! En ce sens, la surinformation médiatique au Maroc est trompeuse: 99 % desinformations publiées parlent de tout sauf de l'essentiel. Les faits sont souvent absentset les capacités analytiques indigentes. Je mets aujourd'hui quiconque au défi depouvoir déchiffrer et décoder la situation réelle d'une entreprise à partir des infor-mations spectaculaires dans la forme mais squelettiques sur le fond véhiculées parune telle presse.

127. Voir le numéro de la revue Enjeux/Les Échos (été 2003).128. De la canonisation au lynchage: la chute du clan Filali en 1999 (coïncidant avec le décès de Hassan Il) a

été emblématique des capacités sidérantes d'une certaine presse économique prétendument sérieuse à passer del'encensement le plus dithyrambique à l'hallali le plus outrancier. La relecture d'une certaine prose journalistique,avant et après la disgrâce de EE, témoigne de l'éthique journalistique dominante: le retournement de veste, banale-ment, petitement et sans honneur.

129. D'après une enquête, le salaire moyen d'un journaliste au Maroc est de 4 916 DH et cinq journalistes sur10 ne se sentent pas libres decrire ce qu'ils veulent. Dans Mohamed Saïd et Younès Mjahed, Le métier de journalisteau Maroc, Éditions Friedrich Ebert Stiftung, 2001.

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Si l'on veut vraiment commencer à savoir ce qui se passe, l'idéal serait de com-pléter les informations comptables+" par des indicateurs de performance (maistoujours avec recul et esprit critique): par exemple les indicateurs de profit (fluxd'exploitation EBITDA et flux de trésorerie: free cash flows), les indicateurs de renta-bilité (requise/sur capitaux propres et sur capitaux employés), les indicateurs decréation de «valeur» (EVAou economie value added), etc. Sans oublier les élémentsplus qualitatifs mais fondamentaux qui sont les piliers mêmes de la valeur de l'entre-prise: la qualité des dirigeants, les capacités du management, les équipes et les hommes,le positionnement compétitif, la qualité du carnet de commandes. Par ailleurs, tousles états financiers devraient être accompagnés d'un document de description desactivités de gestion telle fameux MD&A (Management's Discussion and Analysis) 131

dans les entreprises américaines, qui consiste en un ensemble d'explications articuléprésentant le point de vue analytique de la direction de l'entreprise. Enfin, au-delà deces indicateurs généraux, un certain nombre de mesures de performance rassembléesdans des tableaux de bord peuvent apporter des éclairages utiles sur des paramètres-clés de l'entreprise: qualité des processus internes, gestion des risques, culture d'en-treprise, satisfaction du client. Lobjectif de la transparence n'étant pas seulement dedonner l'information ou les décisions-résultats, mais de décrire le modus operandi,cest-à-dire les mécanismes et processus qui ont présidé à la prise de décisions 132. Unesaine combinaison de ces différents outils peut restaurer la confiance des intervenantsdu marché en reflétant au mieux la valeur intrinsèque d'une entreprise. Sans oublier,infine, que le seul moyen de se faire un jugement rationnel et raisonnable, c'estencoreet toujours l'information des initiés (insiders).

Si ce tableau de mesures techniques et normatives paraît valide et acceptable, ila un défaut majeur: la réalité peut le démentir et l'a déjà démenti. La nécessaire miseen perspective nous rappelle qu'aujourd'hui, dans la GC, il y a un avant/après Enron.Après Enron, qui peut encore croire que la seule addition d'administrateurs indépen-dants, de la rotation des auditeurs, de la multiplication de comités techniques, etc.,puisse changer en substance la gouvernance des grandes entreprises'P? Même lesmythiques pension funds et autres mutual funds n'ont apparemment rien vu venir,alors que, rappelons-le, Calpers lui-même était associé à Enron !Tous les checks andbalances semblent impuissants face aux tentatives de fraude délibérées, organisées,préméditées. Et comment surveiller alors les surveillants? Qui va contrôler les pro-fessions du risque, de la notation, de la certification? Professions qui, bien souvent,se cartellisent en puissants oligopoles tels les «big 5» devenus aujourd'hui les «fat 4 ».Renforcer les contrôles et aggraver les peines revient au principe du «plus de la même

130. Les limites de l'information comptable ont été mises en évidence par le FASB (Financial AccountingStandards Board) et synthétisées dans un document majeur: Tentative conclusions on the objectives of the financia!accounting, 1978.

13!. il s'agit de tout autre chose que l'actuel rapport de gestion, squelettique rapport d'activités, qui se réduitbien souvent à une énumération fade de données brutes ou à la redite d'informations préexistantes dans les comptesannuels.

132. Lucien Sfez, Critique de la décision, Presses F SP,1992.133. Élie Cohen, «Après Enron, gouvernance et éthique », dans Le pacte de la transparence, Ernst & Young,

Éditions de La Martinière, juin 2003, p. lIO.

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chose ». Alors, dans un monde réel et imparfait, il faut sans doute marcher sur sestrois jambes:

• Mettre en place et renforcer les systèmes et procédures d'organisation quisous-tendent l'architecture de contrôle et de responsabilité;

• Élever le niveau de la détermination stratégique et politique;

• Enfin, investir dans le choix et la qualité des hommes, car c'estleur courage etleur vertu qui animent les structures et font vivre les valeurs d'éthique et « l'es-prit du capitalisme », pour reprendre l'expression de Max Weber.

C'est de la conjugaison et de l'articulation de ces trois niveaux de surveillance etde responsabilisation que peut naître une gouvernance corporative légitime et efficace.Dans ce sens, il faudrait éviter de « techniciser » outre mesure la gouvernance. Celle-ci, en tant qu'articulation de dispositifs de pouvoirs dans/et autour de l'entreprise, esttoujours déjà enchâssée, enracinée dans une configuration singulière et historique.C'est pourquoi toute volonté de la faire évoluer doit intégrer ce que Crozier appelleles « systèmes d'action concrets », c'est-à-dire les jeux des acteurs, leurs calculs inté-ressés, leurs relations compétitives au pouvoir ainsi que les zones d'incertitude qu'ilsmanipulent. La conséquence d'une telle approche étant que les instruments de lagouvernance corporative ne peuvent être « instrumentalisés» comme des outils passe-partout, mais qu'ils doivent être insérés et « contextualisés» chaque fois de manièresingulière dans des répertoires de contingences.

CONCLUSION

Ici et là-bas: le gouvernement d'entreprise entre barouds locaux et stratégiesmondialisées.

Limportation d'une nouvelle expertise professionnelle, la gouvernance corpora-tive, ne se fait pas dans le vide. Limportation de nouveaux universaux, de fraîchesorthodoxies survient dans un tissu social organisé, elle s'insère dans une structure depouvoir déjà existante, bref elle va être traduite, interprétée, dans un mouvement denaturalisation qui va lui donner une autre viepropre. Dans cesens, des acteurs locaux'"vont se l'approprier, la combattre et s'en servir. En ce sens, la GC ne revêt pas un sensunilatéral a priori, elle peut être plusieurs choses à la fois selon les configurations etles rapports de force.

Premier cas de figure, le scénario manipulatoire, l'instrumentalisation. La GC estd'abord la mobilisation d'une rhétorique et une stratégie, une stratégie de rhétorique,une politique d'ornementalisme. Son recyclage hâtif permet de se parer des atours dela modernité, d'impressionner!", d'intimider, par la seule vertu du verbe et du papier.Même si les implications et les applications concrètes en sont minuscules, et c'est le

134. Voir la discussion initiée par la CGEM: Focus groupe sur le gouvernement d'entreprise au Maroc, juillet2003.

135. Robert Giacalone et Paul Rosenfeld, Applied Impression Management, How image-making affects manage-rial decision-making. Sage Publications, 1991.