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432 DEUXllME PARTIE -LA GOUVERNANŒ CORPORA TIVE À TRA VERS LE MONDE Les Azoulay boys Azoulay André, conseiller économique et à la communication de l'ancien roi Hassan II, fut à l'époque de ce dernier un rouage important du régime. Brillant, il fut l'homme de la communication sans suite, de conférences sans résultat et des idées sans lendemain. C'est lui qui mit en orbite nombre de technocrates encore en poste à l'heure actuelle: Driss Benhima, Mohamed Hassad, fils d'un grand caïd du sud, etc. Ce qui les rapproche tous, outre le fait d'être nés coiffés avec une cuillère d'argent dans la bouche, c'est d'être des technocrates issus d'un système scolaire super-élitiste (Mis- sion française au Maroc), déconnectés des réalités du pays. Montreurs d'images plus qu'hommes de bilan (à l'image de leur mentor), ils ont tous cherché à s'impliquer activement dans les médias, conscients qu'il s'agissait là d'un relais de protection vital pour leur propre survie professionnelle. Les protagonistes étrangers Franck Riboud, PDG de Danone, siège au conseil de l'ONé. La vitrine est pres- tigieuse, même si là aussi les membres de ce conseil sont restés étonnamment silencieux pendant toutes ces années. On aurait pu penser que ces dirigeants de grands groupes étrangers feraient profiter le groupe aNA de leurs avancées en termes de management et de gouvernance. Rien de tel ne se produisit et on eut affaire plus à des sleeping partners qu'à des partenaires ayant à cœur de dynamiser l'entreprise marocaine en suggérant une nouvelle architecture de pouvoirs et de contre-pouvoirs. La vérité, observée par ailleurs dans d'autres sociétés, est peut -être même encore plus crue: après une période de perplexité interculturelle, l'adaptation se fait et les actionnaires, administrateurs et dirigeants étrangers comprennent vite les règles du jeu marocain. Leur cooptation par le système en fait alors les meilleurs garants du statu quo, car déjà instruits dans l'art de l'évitement à domicile, ils deviennent rapidement des experts dans la science indigène de la rigueur à géométrie variable. Et donc des solides piliers de l'enceinte magique autour du grand dirigeant. Les coteries internes Ratissant large", investissant dans des vecteurs d'influence divers", administra- teur d'une kyrielle d'entités, un homme qui a été plusieurs fois ministre, président de 78. M. Cherif participe à différentes activités professionnelles et paraprofessionnelles: il est administrateur de la Fondation Mohanuned V pour la solidarité, administrateur de la Fondation Mohammed VI pour l'environnement, membre de la Fondation du Festival du film de Marrakech, président du Conseil national du commerce extérieur (CNCE), coprésident du Conseil maroco-indien des affaires, coprésident du Conseil d'affaires rnaroco-britannique, président de R&D Maroc (Association marocaine pour la recherche-développement), président de l'Union marocaine pour la qualité (UMAQ), président de l'AMIM (Association marocaine des ingénieurs des mines, diplômés des écoles des mines de Paris, Nancy et Saint-Étienne), administrateur de la Fondation des Trois Cultures (Séville), membre du conseil d'administration de l'Université Al Akhawayne et membre fondateur de la Fondation Académia (Asso- ciation pour l'accompagnement des étudiants marocains) (voir son site à l'OCP). 79. Les vertus du comparatisme sont précieuses. Voir à ce sujet les rapprochements éclairants avec les Pinçon: Michel Pinçon et Monique Pinçon, Voyage en grande bourgeoisie, PUF, 2002; idem, Nouveaux patrons, nouvelles dynasties, Calmann-Lévy, 1999.

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432 DEUXllME PARTIE -LA GOUVERNANŒ CORPORA TIVE À TRA VERS LE MONDE

Les Azoulay boys

Azoulay André, conseiller économique et à la communication de l'ancien roiHassan II, fut à l'époque de ce dernier un rouage important du régime. Brillant, il futl'homme de la communication sans suite, de conférences sans résultat et des idéessans lendemain. C'est lui qui mit en orbite nombre de technocrates encore en posteà l'heure actuelle: Driss Benhima, Mohamed Hassad, fils d'un grand caïd du sud, etc.Ce qui les rapproche tous, outre le fait d'être nés coiffés avec une cuillère d'argent dansla bouche, c'est d'être des technocrates issus d'un système scolaire super-élitiste (Mis-sion française au Maroc), déconnectés des réalités du pays. Montreurs d'images plusqu'hommes de bilan (à l'image de leur mentor), ils ont tous cherché à s'impliqueractivement dans les médias, conscients qu'il s'agissait là d'un relais de protection vitalpour leur propre survie professionnelle.

Les protagonistes étrangers

Franck Riboud, PDG de Danone, siège au conseil de l'ONé. La vitrine est pres-tigieuse, même si là aussi les membres de ce conseil sont restés étonnamment silencieuxpendant toutes ces années. On aurait pu penser que ces dirigeants de grands groupesétrangers feraient profiter le groupe aNA de leurs avancées en termes de managementet de gouvernance. Rien de tel ne se produisit et on eut affaire plus à des sleepingpartners qu'à des partenaires ayant à cœur de dynamiser l'entreprise marocaine ensuggérant une nouvelle architecture de pouvoirs et de contre-pouvoirs. La vérité,observée par ailleurs dans d'autres sociétés, est peut -être même encore plus crue:après une période de perplexité interculturelle, l'adaptation se fait et les actionnaires,administrateurs et dirigeants étrangers comprennent vite les règles du jeu marocain.Leur cooptation par le système en fait alors les meilleurs garants du statu quo, cardéjà instruits dans l'art de l'évitement à domicile, ils deviennent rapidement des expertsdans la science indigène de la rigueur à géométrie variable. Et donc des solides piliersde l'enceinte magique autour du grand dirigeant.

Les coteries internes

Ratissant large", investissant dans des vecteurs d'influence divers", administra-teur d'une kyrielle d'entités, un homme qui a été plusieurs fois ministre, président de

78. M. Cherif participe à différentes activités professionnelles et paraprofessionnelles: il est administrateur dela Fondation Mohanuned V pour la solidarité, administrateur de la Fondation Mohammed VI pour l'environnement,membre de la Fondation du Festival du film de Marrakech, président du Conseil national du commerce extérieur(CNCE), coprésident du Conseil maroco-indien des affaires, coprésident du Conseil d'affaires rnaroco-britannique,président de R&D Maroc (Association marocaine pour la recherche-développement), président de l'Union marocainepour la qualité (UMAQ), président de l'AMIM (Association marocaine des ingénieurs des mines, diplômés des écolesdes mines de Paris, Nancy et Saint-Étienne), administrateur de la Fondation des Trois Cultures (Séville), membredu conseil d'administration de l'Université Al Akhawayne et membre fondateur de la Fondation Académia (Asso-ciation pour l'accompagnement des étudiants marocains) (voir son site à l'OCP).

79. Les vertus du comparatisme sont précieuses. Voir à ce sujet les rapprochements éclairants avec les Pinçon:Michel Pinçon et Monique Pinçon, Voyage en grande bourgeoisie, PUF, 2002; idem, Nouveaux patrons, nouvellesdynasties, Calmann-Lévy, 1999.

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l'OCP et de l'ONA, devient forcément un pourvoyeur d'opportunités à l'interne ou àl'externe. A l'occasion de son passage d'une entreprise à une autre, il peut parveniravec le temps" à fidéliser une clientèle docile et captive sur le long terme: s'assurantainsi soumission, allégeance et loyauté inconditionnelle des cadres ou responsables,soit qu'il a pu recruter directement, soit dont il a pu favoriser la carrière dans la hié-rarchie du groupe à un moment ou à un autre. Agrégés autour de leur maître et patron,comme un chœur autour de leur coryphée, ces affidés ne sont plus alors mus que parun seul objectif pressant et prégnant qui les mobilise dans la durée: celui de mettreen valeur leur «grand leader bien -aimé» et de contribuer ainsi de leurs forces à laseule stratégie qui l'anime, une stratégie d'image. En contrepartie, celui-ci jouera sonrôle de protecteur des membres de son clan en privilégiant leur loyauté plutôt queleur compétence", en ignorant leurs impérities et en les secourant quand bien mêmeils auraient lourdement fauté. Phénomène classique de rigueur à géométrie variableet de patronage universel mis en évidence dans d'autres contextes par JérômeMaati".

Grandes écoles françaises et esprit de castes marocaines

Ingénieur des mines de Paris, président de fAssociation marocaine des ingénieursdes mines, M. Cherif est au cœur du surgeon marocain du système français des gran-des écoles, formidable facteur de conservatisme social en France et démultiplicateurd'archaïsme au Maroc. Les effets délétères d'un tel système de «noblesse d'État}) enFrance, magistralement démontés par Pierre Bourdieu, s'appliquent de manièreaggravée à la puissance 1 000 au Maroc dans un contexte social paupérisé, analphabète(à plus de 70 %) et dénué de tout réel contre-pouvoir professionnel ou politique. Laconjugaison du capital économique et social (endogène) des grandes familles avecun capital scolaire certifié outre-mer à leurs héritiers aboutit à une légitimation de ladomination des élites d'État par une extraordinaire dissimulation des processus detransmission et des rapports de force. A la différence du contexte français, le pouvoirdes élites tend à être totalitaire, car il n'est ni bridé ni brimé ni contrebalancé parpratiquement aucun contrepoids significatif. Dans un contexte d'une triple crisemarquée par le délitement de la puissance régalienne, l'exclusion des savoirs locauxet la révérence vis-à-vis des titres scolaires importés, les notables des grandes écolesinvestissent les sommets de l'État et maximisent les pouvoirs et privilèges qui endécoulent en mobilisant toutes les stratégies adéquates de protection et de renforce-ment des structures de distribution inégales du capital. Bien en amont, le titre scolaireimporté fonctionne comme une véritable muraille de Chine dissuasive, destinée àprotéger les grands dirigeants de tout début de commencement de remise en question.

\ 80. Symptomatique de ce clientélisme basé sur une fidélisation à long terme, la réception de retour: lorsqueM. Cherif revint à l'ONA en avril 1999,dans la semaine qui suivit, il invita chez lui un certain nombre de responsa-bles du groupe qu'il avait connus et avec qui il avait pratiqué lors de son premier passage au groupe. On peut ima-giner les sentiments (et ressentiments) que cette invitation « exclusive» a pu engendrer chez la majorité du personneltenu ainsi à lëcart. On peut aussis'interroger sur cette curieuse conception de l'équité managériale étalée dès le débutde son mandat.

81. Voir remarque ci-dessus.82. Jérôme Maati, Le gouvernement d'entreprise, De Boeck Université, 1999, p. 106.

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productivité, protection ou concurrencer", avec pour corollaire obligé la questionincontournable: que deviendra demain l'ONA dans un contexte économique ouvertet réellement compétitif?

En réalité, aucun montage financier, si sophistiqué soit-il, ne peut répondre à cesquestions car aucun montage ne peut tenir lieu de projet d'entreprise et la maintenancede beaux restes ne constitue pas une stratégie. Une fois de plus, on aura fait l'économied'une véritable restructuration managériale, financière et éthique qui aurait permisune véritable imputation des causes et des responsabilités, seule à même de réinjecterla confiance dans le système. On aura aussi raté le côté positif de toute crise qui estde rendre nécessaire et naturelle la mise en place d'une architecture institutionnelleà même d'éviter la répétition de tels dérapages. En tout cas, la véritable nature desdysfonctionnements du groupe n'a même pas été effleurée et la centration sur lesymptôme financier ne mène qu'à des impasses renouvelées. Quant au vrai diagnos-tic de fond, il reste aussi pathétique. Sur fond d'un conservatisme frileux, l'ONAmanque cruellement de lisibilité, sa modernisation/mise à niveau est au point mort,son absence sur la carte de la globalisation toujours aussi problématique: stratégieen panne, usure des structures, dépérissement des équipes, absence de débats con-tradictoires, bref un délitement général des choses'?' que redouble la frustration deshommes. Le deuxième souffle annoncé par le changement de direction se fait toujoursattendre. Et à l'horizon ne pointe ni projet ni vision. Le groupe risque bien de resterencore sans pilote et sans boussole, coincé dans une impasse stratégique majeure.

La conclusion est alors difficile et dégage, à l'image de la réalité quelle décrit, ungoût d'inachevé. En amont de la sanction, on peut s'interroger sur la nature de l'épisodelui-même: dérive paroxystique ou chronique d'une autocratie ordinaire? Égarementpurement individuel ou dérive systémique? Simples pions ou démiurges tout-puis-sants? Les sceptiques et autres relativistes rétorqueront qu'à côté d'accès d'autoritarismeexacerbé (sur-autoritarisme), il y a une autocratie d'entreprise structurelle qui perdureet qui paraît « normale» dans ce pays vu les mœurs dominantes. Que ces pratiquesincriminées relèvent de pratiques courantes 105 dans d'autres entreprises ou qu'elles endiffèrent plus par degré que par nature. Que la sourde dissimulation et autres manœu-vres occultes font partie d'un paysage où les dés sont largement pipés. Que l'épisodeautocratique à l'ONA aussi bien que le coup d'arrêt qui ya été mis sont des non-évé-nements. Que les leçons n'ont pas été tirées et que faire et défaire par le même méca-nisme équivaut à une auto-annulation. Que la méthode de l'oukase sans due process,à savoir la solution verticale d'un problème vertical sans instruction argumentée etsans débat public, ne fait guère avancer la prise de conscience des enjeux. Qu'elle nerésout rien sur le fond, ne débouchant sur aucune prise de conscience ou aucune

103. François Dupuy, Le client et le bureaucrate, Dunod, 1998.104. Dès 1935, Peter Drucker le pape du management se posait la question: "à quoi cela sert-il de devenir le

cadavre le plus riche du cimetière?».105. Une autre interrogation se profile ici en filigrane: s'agit-il de faire le procès de toute violence managériale

dans l'absolu ou bien seulement le problème de sa légitimité quand celle-ci n'estpas portée par un projet (d'entreprise)mais par un égo? [autoritarisme devient-il plus légitime et acceptable lorsqu'il est au service d'une cause clairementavérée?

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réforme en profondeur. Que cette décision positive ne s'est attaquée qu'à un symptômeet que par conséquent elle ne constitue pas et n'indique pas en soi une « sortie decrise» structurelle, institutionnelle, durable.

Alors, toujours l'éternelle ambivalence marocaine où les avancées le disputentaux pesanteurs et aux tropismes? Sortir par le haut ou sombrer dans l'insignifiance ?Prendre des risques ou se contenter d'un héritage sans gloire? Mauvais remake, valse-hésitation, « moment constituant» où l'histoire hésite, où tout est possible et tout estbloqué, fluidité!" nécessaire entre la perception du coût exorbitant du statu quo et lacrainte des promesses douloureuses de l'aube? Entre une micro-dérive autocratique« ordinaire» et une macro-gouvernance qui se cherche, les interrogations croiséessont multiples. Les réponses ne seront pas anodines.

2.4 DE LA MICRO-GOUVERNANCE ONA AU MODÈLE SYSTÉMIQUE GÉNÉRALISÉ

Passer du microcosme ONA à des conclusions susceptibles de généralisation àl'ensemble du Maroc n'est ni aisé ni insurmontable. Les observations et confrontationsempiriques que nous avons pu effectuer par rapport à d'autres entreprises sont, muta-tis mutandis, en ligne avec ce que nous avons pu décrire de l'ONA, même si cettedernière entité semble parfois accentuer et pousser à la limite certains types de fonc-tionnements un peu à la manière d'un miroir grossissant. Par rapport à ce thème dela gouvernance, une typologie des sociétés opérant au Maroc donnerait schématique-ment les résultats que nous allons alors développer.

Entreprises familiales

Dans cette catégorie qui constitue près de 80 % du tissu productif du pays, onpeut avoir aussi bien des petites PME non structurées de quelques personnes que desgroupes diversifiés, de grande dimension tels que Akwa (familles Akhanouch etWakrirn), les groupes Chaâbi, Amhal, Benjelloun, Holmarcom (Ben Salah), etc. Demanière générale, le pouvoir y est étroitement concentré dans la famille au sens élargidu terme avec des représentants à tous les échelons, de haut en bas. Et donc unegouvernance faite de relations croisées et consanguines: des éléments de la familleen surveillant d'autres. Contrairement à l'idée reçue, ce verrouillage familial n'est passeulement le propre de petites sociétés archaïques ou baignant dans l'informel, maisaussi des grands ensembles industriels ou financiers qui se piquent d'une certainemodernité de façade, voire font appel épisodiquement au cabinet McKinsey pourélaborer leur plan stratégique: c'est le cas par exemple de la grande banque privéeWafabank du groupe Sopar entièrement contrôlé par les familles Kettani/Bennani

106. Nous sommes en cela relativement proches de Camau qui, à propos de la Tunisie, avance une thèse stimu-lante selon laquelle le changement doit être pensé non pas directement en termes idéologiques ou rhétoriques dedémocratisation mais d'émergence possible de conjonctures politiques fluides: « La fluidité politique ne constituepas nécessairement, loin sen faut, l'antichambre de la démocratie mais elle rend crédible chez les acteurs l'idée, etparfois l'illusion, que tout devient possible.» Michel Camau et Vincent Geisser, Le syndrome autoritaire, politique enTunisie de Bourguiba à Ben Ali, Presses FNSP,2003, p. 365.

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avec une fusion, voire une confusion, entre les fonctions de gestion et celles de sur-veillance. De même, la diversification du groupe Othmane Benjelloun, à travers laprivatisation de la BMCE (avec 40 % de surenchère sur l'offre concurrente), l'acqui-sition d'AlWataniyya surpayée (pour acquérir en réalité 6 % de la SNI convoitée etobtenir une part de marché significative dans l'assurance à travers l'axeAlWataniyah-RMA-Alliance), la deuxième licence GSM en duo avec Telefonica (avec là aussi unécart impressionnant avec les autres offres), la reprise-surprise du groupe « Maroc-Soir », manifestent une boulimie qui laisse dans l'obscurité totale les conditionsinternes de gestion et de gouvernance.

Entreprises publiques

Malgré les vagues de privatisations de ces dernières années, les grandes entrepri-ses publiques contrôlent encore les positions dominantes dans l'économie marocaine:OCP (phosphates), ONE (électricité), RAM (transport aérien), ONCF (transportferroviaire), ONDA (aéroports), ADEM (autoroutes du Maroc), SODEA (agriculture),COMANAV (transport maritime), Maroc-Telecoms, etc. Si l'État contrôle à 100 %une cinquantaine d'entreprises à caractère industriel et commercial, dans des secteurs-clés, il investit également par le biais de participations financières directes ou indi-rectes dans plusieurs centaines de sociétés anonymes. Leur problème étant moins lesmontants bruts de l'investissement (environ 74 milliards de DB au titre du projet delois de finance pour l'exercice 1999-2000) que les modalités de gestion et de mise enœuvre de ces fonds à travers les opérateurs spécialisés. En effet, malgré les tonnes depapier glacé et de rhétorique sur leurs missions de service public ou encore leur rôleen tant que relais de développement, malgré leurs clinquants managers de parade,elles ont historiquement échoué, coincées aujourd'hui dans une double impasseopérationnelle et stratégique. Dévalorisées, pour certaines d'entre elles sinistrées,naviguant aujourd'hui à vue, elles ont fait long feu après avoir fait illusion.

Quel que soit leur statut juridique (office, société anonyme ...), ces grandes entre-prises publiques partagent nombre de points communs, en particulier un déficit detransparence (à peine tempéré par l'existence de contrôles a priori des autorités detutelle, en particulier du ministère des Finances et des ministères techniques concer-nés!") et, de manière générale, une défaillance quasi totale de leurs conseils d'admi-nistration. Et ce malgré toute une panoplie d'instruments juridiques (IGF, Cour descomptes, etc.) dont la visibilité n'a d'égale que le manque d'effets au niveau pratique.

Incapable de surveiller la politique des dirigeants, la puissance publique a souventsubventionné des gestions douteuses, des stratégies hasardeuses et des dysfonction-nements de toute sorte, maintenant artificiellement en vie des entreprises hors duréel. En effet, dans la plupart des cas, les contraintes publiques sont fort discrètes etla marge de manœuvre des dirigeants, nommés par le pouvoir politique, démesurée,renforcée par l'inexistence des conseils d'administration (qui dans certains cas extrê-

107. Ben Brik Abdelali (Inspecteur général des finances): «Nos prérogatives sëlargissent mais nos moyensrestent limités », [Économiste, 2 août 2000.

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mes ne se sont pas réunis depuis des années ou pour d'autres ne figurent que sur lepapier l). Même quand ces conseils se réunissent concrètement, le suivisme est derègle et les représentants des ministères de tutelle sont rarement en position de suivreles enjeux stratégiques ou de contrôler les dérives opérationnelles: le travail de fondétant souvent éclipsé par les chicanes anecdotiques, les ergotages procéduriers ouautres chamailleries personnelles sur fond de complaisances'" structurelles. Lescontre-pouvoirs potentiels à l'interne n'existent pas ou, bien pire, ils fonctionnent demanière collusoire avec la direction de l'entreprise: l'exemple le plus frappant étantcelui du syndicat UMT qui, à la CNSS ou à l'ONE (à travers le comité d'entrepriseCOS-ONE!09), a historiquement noué une alliance incestueuse avec les directionssuccessives, une sorte de «cogestion» dévoyée, résumée ainsi un beau jour de mars1994 par Benhirna, ancien DG de l'ONE, de la manière suivante: «on les laisse tran-quilles, ils nous laissent tranquilles». Bref, l'esquive comme politique, l'accommodementcomme gouvernance.

Dans certains cas (comme dans le cas de l'ONE), il arrive même que les dirigeantspartent «sans partir », laissant derrière eux leur protégé, ce qui bien évidemmentrenforce leur immunité et les met à l'abri de toute remise en cause même postérieureà leur départ. Dernier point commun dans la gouvernance de ces entreprises publi-ques: le mode d'origine de ses dirigeants. La plupart, sinon la quasi-totalité, sontdirigées par des technocrates, plus régisseurs!'? que managers, produits hybridesconjuguant les pesanteurs du vieux makhzen national et les rigidités de la fameuse«exception française », à savoir la «république monarchique» fondée sur le monopoleanachronique des castes des grandes écoles qui associe concentration/centralisationdu pouvoir de décision, absence de contre-pouvoirs et inadaptation à la nouvelledonne mondiale. Bref, la classe «assurances tous risques ».

Pour être exhaustif, il faudrait aussi mentionner les problèmes de gouvernancequi se posent à propos d'opérations de cession et de privatisation des dites entreprisespubliques. Sans pouvoir ici les évoquer toutes, on retiendra l'opacité qui a entouré lapremière tranche de privatisation de Maroc- Telecom en décembre 2000: remportéepar Vivendi au prix de 23,3 milliards de DH, cette cession suscitera nombre d'inter-rogations sur le désistement surprenant de France-Telecom, sur le montant lui -mêmeconsidéré par tous les spécialistes comme exorbitant dans une période de chute libredu secteur des télécoms, voire sur la promesse de contreparties et sur l'hypothèsed'une transaction politique. Quelles qu'en soient les raisons, il serait ironique deconstater que l'ouverture au partenariat étranger n'est pas forcément synonyme de

108. Nombre de ministères payaient les primes ou salaires de certains de leurs collaborateurs sur le budget desoffices placés sous leur tutelle (voir CÉconomiste du Il janvier 2002).

109. À l'instar de son modèle historique français, la CCAS de EDF,son financement provient d'un prélèvementde 1 % non sur la masse salariale mais sur le chiffre d'affaires. Centres de vacances, parc immobilier considérable,plusieurs centaines de salariés et autant de saisonniers sont lobjet d'une gestion opaque. Coïncidence, la gestion desoeuvres sociales de son homologue français vient précisément d'être épinglée par la justice (cf Le Monde du24/1012003).

110. Ici comme ailleurs, on ne peut qu'être frappé par la déperdition dénergie de techniciens consacrant leurénergie aux jeux d'appareil et de pouvoir plutôt qu'à la transformation et J'innovation d'ordre technologique.

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La mythologie de la «compétence» ancrée dans la relation entre le titre scolaire(«patente de la culture») et la grande bureaucratie d'État crée une nouvelle forme delégitimé et de pouvoir qui n'a par ailleurs qu'un lointain rapport avec la réelle «per-formance », comme le montre le bilan économique affligeant de la technocratiemarocaine depuis l'indépendance. Conjuguant attributs de naissance, stratégiesmatrimoniales et politiques du diplôme, ces élites exercent le monopole de leur vio-lence symbolique sans frein, générant ainsi un système de défense inédit pour justifierleur domination et leurs stratégies de reproduction.

Dans ce cadre, l'investissement dans des réseaux d'intercélébration et d'interlé-gitimation entérine tautologie du rapport de force et causalité circulaire. Au-delà desdivisions personnelles ou anecdotiques qui peuvent surgir entre les membres de cettetechnostructure, les nombreuses rencontres, commissions, comités, réunions profes-sionnelles, colloques favorisent leur intégration et renforcent leur cohésion/ esprit decorps nécessaire pour faire prévaloir leurs intérêts de dominants, verrouillant ainsitoute espèce de mobilité sociale. On assiste alors, comme le dit si bien Bourdieu, à« [. . .] l'ambiguïté profonde d'institutions qui masquent, sous les dehors de la "modernité"et de la rationalité, l'efficience de mécanismes sociaux ordinairement associés aux socié-tés lesplus archaïques":», Et ceci évidemment accompagné de toutes les dénégationsd'usage de la part de ces élites retorses se défendant de tout calcul ou instrumentalitéautre que celui du service public.

Frontières d'entreprise et stratégie d'ubiquité sociale

Ce qui apparaît clairement dans cette revue rapide des «contre-pouvoirs dumanagement », c'està quel point les frontières de l'entreprise sont labiles, flottantes etfluctuantes. Les centres de pouvoir ne sont pas forcément au centre. Les acteurs-clésde l'entreprise ne sont pas seulement ceux qui viennent spontanément à l'esprit: lesactionnaires ou les employés, les fournisseurs. Lesacteurs ne sont pas seulement situésà l'interne mais aussi à l'externe. Ce qui par ailleurs explique la difficulté de traçabilitédu pouvoir d'entreprise: sa géographie est mouvante et évolue constamment au grédes rapports de force internes/externes. C'est pourquoi même l'investissement dansdes événements mondains (Rotary Club, contribution à la campagne de candidatureà l'organisation de la coupe du monde de football 2006, mécénat, œuvres caritatives,etc.), qui semble se faire au détriment de la gestion du groupe, répond en réalité àune occupation rationnelle du terrain médiatique. La présence et la contribution aufestival du cinéma de Marrakech (avec Sophie Marceau comme présidente du jury)vont dans le même sens. Avec un seul mot d'ordre: truster, squatter, occuper, acca-parer, cumuler". De cette élite aux investissements intéressés multiples, on pourraitalors dire, en paraphrasant le titre de ce fameux journal français d'avant-guerre: «jesuis partout». Sur fond d'une stratégie d'ubiquité sociale, la gestion de l'image passe

83. P.Bourdieu, op. cit., p. 538.84. On a déjà vu le cwnul des fonctions au niveau du président lui-même avec sa triple casquette (aNA, OCp,

branche assurances). On retrouve cette hyper-concentration en cascade à léchelon inférieur puisque par exemple,pendant toute la durée de son mandat, le directeur général de Lesieur, un des «hommes du président», coiffaitégalement la direction de Centrale Laitière.

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au premier plan et permet de cimenter tous les maillons de la chaîne de solidarité etde renforcer la force dissuasive du dispositif de protection. Imperceptiblement, lesfrontières de l'entreprise s'estompent.

Capital social et effet nomenklaturaEn conclusion, une quasi-intouchabilité est mise en place de façon feutrée mais

néanmoins systématique sur fond de réseaux bien connectés et très fermés. Les rela-tions interpersonnelles dessinent un maillage serré qui assure un verrouillage plusou moins hermétique de l'asymétrie d'information et de sa remise en question. Untel système est animé par un ensemble de comportements et de pratiques dans lesquelsles signes de reconnaissance sociaux sont au moins aussi importants sinon même plusdéterminants que les dispositifs de rationalité mis en œuvre au niveau professionnel.Cet effet de halo, adossé à un puissant habitus social, qu'on peut appeler «l'effetnomenklatura», prend sa source dans des systèmes de reconnaissance et de connivencecroisés que nous avons analysés par ailleurs" et qui expliquent la formidable protec-tion dont jouissent les élites marocaines en dépit de leur performance historiqueindigente aux niveaux économique et politique. Jouissant d'une non-responsabilitéassurée et organisée, elles se sont donné les moyens relationnels de dissuader quicon-que aurait la folle velléité de leur demander des comptes: elles sont alors, au sens fortdu terme, «irresponsables» c'est-à-dire au-dessus de toute critique. Outre le capitalhumain dont elles disposent (scolarisation dans les meilleures écoles de la Missionfrançaise et préparation aux grandes écoles françaises), elles ont aussi et surtoutaccumulé un capital social significatif (carnet d'adresses), véritable force de frappequi facilite leur introduction dans les microcosmes du pouvoir et leur permet denourrir un rapport de forces permanent en leur faveur. Cest en s'appuyant sur ce tissusocial fait de relations interpersonnelles, d'adoubements croisés, de loyautés inces-tueuses et de solidarités claniques que ces élites de pouvoir peuvent développer leuremprise sociale et résister aux forces du changement, que ces forces viennent d'en bas(personnel et managers de terrain) ou d'en haut (volonté politique du sommet). Onnotera que ces relations de coteries et d'alliances sont souvent informelles, préférantl'ombre à la lumière, et que, exposées, même dans un cadre académique, elles donnentimmanquablement lieu à des dénis assez virulents de la part des intéressés pour desraisons que Ion comprendra aisément (peur de la rétorsion, crainte de la décrédibi-lisation si l'on vend la mèche, culture de la connivence, stratégies du secret, volontéde taire et de camoufler un héritage acquis sans mérite ni panache, etc.). Bref, la non-évaluation est constituée, la non -remise en cause est cultivée et le non -questionnementest institué, dessinant ainsi un véritable dispositif de dissuasion sociale et d'intimi-dation morale. Avec des ambitions plus manœuvrières que stratégiques, un tel dis-positif corporatiste répond davantage à des préoccupations internessociopersonnelles de protection de ses membres qu'à des logiques objectives de projet.Ce «who's who» constitue ainsi le nec plus ultra de l'alliance entre la logique «réseau»et la logique «château» sur fond de darwinisme social exacerbé. Logique renforcéepar la stricte ségrégation urbaine puisque, à Casablanca par exemple, une bonne partie

85. Cf mon article sur les élites cité ci-dessus.

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de l'élite du pouvoir s'agrège de manière dense et autarcique sur la colline d'Anfa-Supérieur. Cruelle réalité du Maroc où l'élite,qui vit en quelque sorte en marge de lasociété, échappe à tout contrôle et à toute sanction. Aujourd'hui, plus que jamais,aussi bien ici que là-bas, l'adage de George Orwell n'a rien perdu de son actualité etde sa pertinence: « tous les hommes sont égaux, mais certains sont plus égaux qued'autres».

2.3 GOUVERNANCE CORPORATIVE ET GOUVERNANCE POLITIQUE AU MAROC:INTERROGATIONS CROISÉES

2.3.1 Pari royal, mobilisations sociétales et élites de pouvoir

On ne peut pas parler de gouvernement d'entreprise sans parler de gouvernancetout court. Le paradoxe à éviter étant de vouloir importer sans effort dans l'entrepriseles outils d'une représentation politique en crise". Ou encore de penser que l'entreprisereprésente en miniature la reproduction de la carte sociologique du pays. Cela dit,on peut essayer, mutatis mutandis, d'élucider cet épisode autocratique-césarien àl'aNA en considérant le champ politique dans lequel il s'inscrit. S'il serait vain devouloir trouver une correspondance biunivoque entre la sphère de la gouvernancepolitique et la sphère de la gouvernance gestionnaire, rien n'interdit néanmoins qu'àdes moments précis une dynamique sociétale majeure puisse s'exprimer et s'imprimerdes deux côtés, versant entreprises et versant politique. La dynamique de l'environ-nement externe n'est pas étrangère à la complexité des jeux de pouvoirs internes,même si ceux-ci, de par une certaine autonomie interne dont ils disposent, ne seréduisent pas à ceux-là. Lintérêt est donc moins l'assimilation réductrice de la secondeà la première (ou vice-versa) que l'interrogation de l'une par l'autre. Sans vouloir ytrouver un parallèle exact, il est clair que des porosités existent et que les forces àl'œuvre dans le champ politique marocain ne sont pas sans lien avec les modes degouvernance des entreprises et plus particulièrement ceux des grands groupes éco-nomiques tributaires de l'État dont les dirigeants sont en symbiose avec le système.Et ce d'autant plus que, Crozier" et la sociologie des organisations l'ont amplementdémontré, le pouvoir n'est pas une chose ou une force mais qu'il est de nature rela-tionnelle: en d'autres termes, tout pouvoir est spécifique et relatif par rapport aucontexte et aux nœuds de relations".

Pour commencer, une histoire voire une archéologie de la GE, même de manièrecursive, s'impose. De manière générale, il est admis par les chercheurs que les marchéspolitiques des sociétés arabes restent verrouillés par des élites dominantes qui résistentà toute participation populaire élargie. S'il est difficile de trouver dans le Coran ou laSunna une conception homogène et cohérente des règles de gouvernance qui légiti-merait cet état des choses, il n'en est pas moins vrai que la configuration dite « classi-que» du pouvoir tend à aller dans ce sens, favorisant une fusion, voire une confusion,

86. Christine Noiville, Du bon gouvernement des risques, PUF, 2003, p. 46.87. Crozier, La société bloquée, Seuil, 1970.88. « Une personne n'estpas puissante ou impuissante en général mais seulement par rapport à d'autres acteurs

sociaux dans une relation spécifique.» J. Pfeffer, Power in Organizations, Pitman Publishing.

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entre les pouvoirs (en particulier entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel"). Surla base de cette matrice, les processus de décision politiques qui relèvent des jeuxd'appareils et de cercles étroits fonctionnent de manière verticale excluant toutemobilisation ou participation d'en bas. De ce fait, les contre-pouvoirs sont pratique-ment absents et le clientélisme des ressources économiques est la règle. Plus que d'uneimbrication étroite entre le système économique et le système politique, on constateen réalité une quasi totale subordination du premier au second. Par rapport à cettematrice problématique du pouvoir, le fondamentalisme islamique lui-même n'innoveguère dans la mesure où il met l'accent sur l'obéissance (à Dieu) et qu'il évacue laquestion de la souveraineté populaire et des modes précis de participation politique.Cependant, et c'est là où nous nous séparons des thèses culturalistes dominantes, unetelle caractérisation ne procède pas d'une essence arabo- islamique qui serait éternelle,mais bien plutôt d'une sociologie des élites dominantes (y compris des élites opposi-tionnelles) qui font obstacle à l'autonomie sociale et aux mobilisations sociétales.

Cette configuration idéale-typique (lestée de toutes les interrogations qui l'ac-compagnent), si elle existe dans toute l'aire arabo-islamique, se spécifie néanmoinsdans des configurations assez différenciées selon les pays et le cas du Maroc, sociétécomposite et stratifiée, est sans doute un des plus originaux.

Depuis son accession au trône, la perception de Mohamed VI se conjugue sur lemode du pari pascalien. En trois ans, il a impulsé des thèmes concrets et audacieuxdont toutes les applications et/implications n'ont pas encore pleinement émergé:reconnaissance de la culture berbère (amazighité), statut de la femme, «nouveauconcept d'autorité" ». Pragmatique, il a pris la mesure de sa tâche et de ses fondamen-taux: emploi, éducation, islam. Par le renvoi du tout-puissant ministre de l'IntérieurBasri (le 9 novembre 1999) et celui de la Sécurité Royale Médiouri (le 22 mai 2000),il a commencé en douceur à déboulonner le bunker. Il a ouvert le jeu, tracé certainesorientations, même si par ailleurs cette dynamique est encore difficilement audiblecar elle peine à trouver des relais crédibles à l'intérieur et elle pâtit d'une communi-cation extérieure calamiteuse. Malgré tout, les avancées de la liberté de ton et d'ex-pression y sont incommensurables par rapport à l'héritage du passé ou aux autrespays arabes. En tout cas, si la politique est l'art du possible, Mohamed VI est alors unpolitique, un vrai : dans un monde réel dur et sans garantie, il navigue, au plus serré,de manière dialectique entre les pesanteurs et les possibles, l'essentiel et les contin-gences, essayant de coller à son peuple. Pratiquant, en bon léniniste, la politiquecomme «analyse concrète d'une situation concrète », il compose avec un lourd héri-tage, prend la mesure, expérimente, prend des risques, surprend parfois. Sa marge demanœuvre n'étant pas absolue, il doit négocier au mieux des rapports de force, avan-cer et composer en même temps, s'appuyant sur une légitimité symbolique forte eten fonction des ressources humaines limitées dont il dispose. Et ceci tout en gardant

89. Malika Zeghal a finement montré que les rapports entre gouvernance de la cité et islam sont plus complexesqu'un simple rapport principiel de confusion et que les pratiques politiques réelles ne se réduisent pas automatique-ment à la matrice sunnite classique du khalifat. Malika Zeghal, « Le gouvernement de la cité: un islam sous tension »,

dans Islam et démocratie, revue Pouvoirs, Seuil, n° 104.90. Discours royal en date du 12 octobre 1999.

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le cap d'un « re-ordonnancement feutré" » malgré les risques de déchirement du tissusocial dus à l'exacerbation de la crise économique et à la montée d'un islamisme detroisième type. Entre changement « dans» le système et changement « de» système,la voie est étroite.

91. Faut-il rappeler, si l'on met les choses en perspective, que les sorties réussies d'un système verrouillé secomptent sur les.doigts ? Le chaos de la perestroïka de Gorbatchev, la déliquescence du pouvoir algérien, les crispa-tions de l'Amérique latine montrent que, si l'on compare ce qui est comparable, le roi s'est sorti plutôt honorablementde cette première étape: ayant mis à Iécart les ultras du système, il doit maintenant impérativement élargir sa basesociale aux classes moyennes et surtout renouveler l'élite dirigeante en phase dobsolescence avancée.

92. Encore faut-il que la société soit prête. Cest le sens de l'analyse de Mohamed Guessous qui déplore « l'absenced'encadrement culturel et théorique nécessaire pour une telle expérience». Driss Ksikes, « La modernisation de l'Étatdemande un contrat clair et explicite avec le roi", La Gazette du Maroc, n° 153, 16 février 2000.

Et ce d'autant plus que le travail réflexif de fond manque, que les enjeux sont malidentifiés et que le placage approximatif de concepts linéaires et passe- partout (( tran-sition », «alternance », « démocratisation », «État fort », «État de droit », « révolutionblanche», «modernisation », « spécificité », « culture de gouvernement », etc.) sur unesociété sur-commentée mais sous-analysée ne mène qu'à des impasses colorisées.Aucune approche anecdotique, impressionniste ou mécaniste ne saurait se substituerà une vraie tentative de penser la réalité du pays tel qu'il est: en statique mais aussien dynamique et en considérant la dimension d'expérimentation sans laquelle on secondamne à ne rien comprendre (et à ne rien faire). Seul un tel travail scientifique etstratégique d'évaluation (bilan/diagnostic) et de proposition permettrait de tracer lacartographie des acteurs et des possibles, de localiser les forces/faiblesses et d'identi-fier les menaces/opportunités, bref de séparer l'essentiel de l'accessoire et de savoir/décider ce qui est réellement à l'ordre du jour. Si aujourd'hui un certain nombre d'il-lusions ont fait long feu, n'est-ce pas d'abord dû aux attentes irréalistes des uns, auxprojections normatives des autres, aux référentiels erronés de tous? N'est-ce pastoujours cette croyance, mille fois démentie, qu'on peut changer la société par décret?Sans compter l'excessive focalisation/injonction sur les changements aux sommets,laissant dans l'ombre la nécessité des changements par le bas".

Face à cette réalité entière, deux perceptions dominantes existent, aussi unilaté-rales et réductrices l'une que l'autre: la première ne voit que façade formelle et mani-pulation habile dans le «travail» démocratique à l'œuvre sous le nouveau monarque;l'autre, adepte de la politique de l'autruche et du déni de réalité, fantasme de l'hagio-graphie à la dithyrambe. Car l'archaïsme a plusieurs visages. À l'alignement contre-productif des courtisans fait alors écho une critique automatique hostile et aussi peuéclairante, les deux se renforçant mutuellement. Pourtant, un même trait réunit lesdétracteurs pavloviens du régime marocain et ses sycophantes patentés: une ignoranceabyssale de la réalité effective du pays. Partant d'a priori opposés mais pareillementdogmatiques, les deux camps aboutissent au même résultat: effacer la complexité dupaysage marocain. Au -delà des jugements massifs et globalisants, très « idéologiques»et en porte-à-faux par rapport à ses enjeux réels, la réalité marocaine, infiniment pluscomplexe que les approximations péremptoires, les jugements lapidaires, mériteraitune analyse plus fine et plus lucide. Au-delà de la fixation excessive sur la scène offi-

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cielle du pouvoir" et les centralités de miroir, les processus de changements à l'œuvresont peut-être ailleurs, périphériques et largement souterrains, même si les conceptsadéquats manquent encore pour les identifier.

Au terme de ce tour d'horizon rapide, il nous paraît clair que le vrai « mal maro-cain» est ailleurs: des courroies de transmission qui n'embrayent pas, des canaux demédiation grippés, des relais usés, une dés institutionnalisation généralisée dans unchamp dominé par des élites autoproclamées. Avec pour étendard une conceptionsimpliste voire folklorique de la modernité réduite à des effets de langage et à un credotechniciste suranné. Insignifiantes à l'intérieur, inaudibles à l'extérieur, coincées parun accès morcelé et limité à la modernité sociale et politique qu'elles ne font queparodier, exclues d'un savoir traditionnel quelles ne maîtrisent pas, sans aucune prisesinon rhétorique sur le réel, les élites marocaines de pouvoir" constituent aujourd'huiun anachronisme politique et une hypothèque majeure pour le pays et même pourle régime". La réforme hors d'atteinte, le vrai problème est alors identique, que ce soitdans la sphère de la gouvernance politique ou dans celle de la gouvernance écono-mique et gestionnaire: des élites sans idées, sans projet et sans mémoire. Avec dansles deux cas une même incapacité à produire une légitimité endogène, une mêmeinaptitude à inventer de nouvelles formes de mobilisations sociétales, une mêmeimpuissance à projeter de nouveaux horizons de sens.

2.3.2 Micro-despotisme d'entreprise et macro-fluidité politique: conjonctionset décalages

Dans ce champ sociopolitique triangulé (le roi, les élites de pouvoir et les mobi-lisations sociétales), peut-on alors assimiler même symboliquement le débarquementdu président de l'ONA comme le pendant d'une lutte contre le bunker et l'ancien clansécuritaire ? N'y aurait-il pas là, au -delà des idiosyncrasies personnelles, un cas exem-plaire de la querelle entre les Anciens et les Modernes? Le palais aurait-il perçu leslimites et les dangers d'un tel réseau élitaire usé, accroché à des pratiques absolutistes'"d'un autre âge et susceptibles de porter atteinte à l'image de ce dernier? Y aurait-il làparallèlement un indice de la volonté pour le pouvoir de «piloter» plus activementl'ONA (ou au contraire de s'en désengager) afin d'éviter, dans les deux hypothèses, larépétition d'autres mésaventures? Peut -on interpréter cet épisode comme une prise

93. Charles Butterworth et William Zartman, Between the state and Islam, Cambridge University2001.

94. Les élites dites de gauche participent pleinement du même phénomène: le syndrome du ::aür.leader), les fonctionnements opaques, le manque interne de démocratie de l'USFP ou du PPS sont noto!:t~:;;connus (voir à titre illustratif l'article de Chafik Laabi, «Forcing de Simon Lévy au Comité Central», ÙI

mique, 19 mai 2000, en référence à un document-brulôt soumettant à une critique sans concessions Iifonctionnement de la direction du PPS depuis 1993).

95. Affichage moderniste, forcing consensuel ou criticisme (complainte) effréné, unanimisme, esc!::ll~~dosrapports de pouvoir, effacement des enjeux de fond, technicisation ou moralisation des problèmes, eri:=~politique, focalisation sur les moyens matériels, constituent les attributs de ce que Mohamed Tozy apt•.cJt~l!:i.d=;r:politique sans enjeux». Mohamed Tozy (contribution), Changements politiques au Maghreb, C\RS,. _

96. Dans le despotisme oriental, l'accès au pouvoir est à vie, sans qu'aucune limite ou forme dA'eIk~::;:x;;;.. S4~

prévue.

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de conscience brutale des dangers que fait courir une certaine élite de pouvoir auxfondements mêmes de la présence monarchique? Beaucoup voudraient le croire sansen être pleinement convaincus. En particulier vu l'absence de sanctions plus adéqua-tes et plus réactives. Léviction de l'ONA suivi par la nomination à l'OCP laisse rêveur.On peut s'interroger alors sur la suite relativement décevante des événements. Troppeu, trop tard, trop lentement? À décharge, peut-être faut-il d'abord rappeler quenous ne sommes pas dans un monde idéal de la toute-puissance et de l'adéquationparfaite des moyens et des fins, mais dans celui de la «rationalité limitée» (boundedrationaiity"), La sanction ex post n'est possible que si le décideur suprême dispose del'information, de toute l'information pertinente. Ce qui supposerait que les échelons-relais qui préparent et remontent l'information l'aient fait de la manière la plus adéquatepossible. Or, qui sait aujourd'hui ce qui se passe réellement à l'ONA? Qui peutaujourd'hui se targuer de savoir ce qui se passe réellement à l'OCP et dans les autresgrandes entreprises du pays? Quel est le niveau d'information réel du décideursuprême sur ces trous noirs? L'ampleur des dérives passées a-t-elle été documentéede la manière la plus scientifique et la plus exhaustive? Quel a été exactement lemécanisme et circuit des opérations et prises de décision qui ont mené au limogeagede M. Cherif? S'agit-il d'un purgatoire provisoire pour lui sauver la face avant unemise à l'écart définitive? La réponse à ces questions permettrait d'éclairer tout un plandes logiques d'action (et d'inaction) qui structurent aujourd'hui le pays.

Cela dit, il est clair que, sur le moment, la fin de l'épisode autocratique a été perçuen soi comme un signe fort: dans la conjoncture politique de la « période de grâce»du nouveau roi, l'éviction spectaculaire du président de l'ONA en avril 2002 étaitporteuse potentiellement et en creux d'un certain nombre de messages forts: ellesignifiait que les faits sont têtus, qu'une pratique faite d'autisme et d'arrogance étaitdésavouée, que l'absolutisme managérial n'était ni stable ni inéluctable, que les stra-tégies d'image n'étaient plus suffisantes même si dans le passé elles avaient pu faireillusion que la gestion cosmétique ne payait plus, que les effets d'annonce généreuse-ment relayés par des médias complaisants ne pouvaient remplacer le travail de fond.Elle signifiait que maintenant il fallait délivrer de manière tangible et durable.

Deux ans plus tard, l'essai a-t-il été transformé? Comme toute histoire réelle,celle-ci est imparfaite, dénuée de tout happy end. D'abord la sanction elle-même,essentiellement en termes d'image, reste fort relative au demeurant (certains cyniquesparleraient même de promotion pour gestion calamiteuse). Quant aux événementsqui ont suivi, il est difficile d'y voir une rupture. Certes, l'accélération de l'amortisse-ment des écarts d'acquisition (environ 500 millions de DH de dotations non couran-tes) et la réduction de l'endettement (moins 600 millions de DH à la fin 2002)témoignent d'un plus grand sérieux financier de la part de la nouvelle équipe, mêmesi celle-ci aurait gagné en crédibilité en allant au bout des provisions de participations,en indexant la revalorisation de ces actifs sur la base du marché (ce qui aurait sansdoute triplé le montant des provisions nécessaires). Plus liée à une contrainte politi-que, la cession de 51 % du capital de la SNI (en l'occurrence, Brasseries du Maroc) au

97. Voir J.G. March et H.A. Simon, op. cit.

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profit de Castel, à un prix relativement faible (1,7 milliard de DH) vu son statut devache à lait du groupe, ne semble représenter qu'un coup d'épée dans l'eau aggravépar l'absence de perspective de réinvestissement majeure". Quant à savoir si la baissede la dette résultant des dernières cessions fera plus que compenser la perte des cash-jlows générés par ces activités, ce point (comme en son temps la cession des perlesdu groupe telle l'Africaine d'Assurances) laisse sceptiques nombre de spécialistesfinanciers. Aujourd'hui, fin 2003, la gestion d'hier est rattrapée par l'actualitéd'aujourd'hui, et la presse marocaine" commence à évoquer la frénésie de ventes etd'acquisitions sous le mandat de M. Cherif, le comparant même à un Messier maro-cain. À cette occasion est lancé un montage financier (appelé « rotation de participa-tions» entre Siger-Régis, l'actionnaire de référence, la SNI et l'ONA) conçu commeune opération de désendettement de l'ONA et un amortissement de survaleurs per-mettant entre autres de passer l'éponge sur la moins-value de un milliard de DHoccasionnée par les conditions calamiteuses de l'acquisition de la SNI.Au lieu de fairetoute la lumière sur les impérities de la période, il semblerait que l'on ait préféré lescénario de la facilité, à savoir un tour de passe-passe financier qui permette d'esca-moter la destruction de «valeur» et d'éponger entre autres une bonne partie del'endettement hasardeux en récupérant indirectement les excédents de trésorerie decertaines filiales100. Mais si, comme disent les Américains, « there is no free lunch », etque rien n'estjamais gratuit, qui va payer? Réponse non œcuménique: une classiquesocialisation ou mutualisation des pertes qui, énième variation sur le thème du con-tribuable qu'on fait payer, va ici pressurer au maximum directement ou indirectementles actionnaires institutionnels, leurs clients et mandants et autres petits porteurs quin'en peuvent mais.

Leslimites d'une telle opération dite de « clarification» sont évidentes. En soldantde cette manière les années Cherif, on continue de rester bien en deçà des vraiesquestions stratégiques qu'une mise à plat audacieuse et sans dogme aurait nécessitéde prendre à bout de bras: la détermination des métiers de base, des core competen-cies'", l'alternative ou l'équilibrage diversification-recentrage, le débat sur l'agroali-mentaire, son sous-investissement chronique, son potentiel d'avenir, l'absence devisibilité dans le cadre de la libéralisation des prix du sucre, la faiblesse insigne de laR&D, le poids dérisoire de la formation, l'absence de projet industriel, le rattrapagedu fiasco dans le métier assurances, la concrétisation des nouveaux métiers techno-logiques, les formes de mobilisation du personnel, les rapports avec les PME (essai-mage, sous-traitance), la structure même de conglomérat et les conditions d'unemutation en véritable groupe stratégique, la mobilisation des synergies, l'organisationdes filiales, etc. Sans parler du dilemme non encore tranché entre rente!" et

98. Sans parler des rumeurs d'un possible délit d'initiés vu les volumes inhabituels sur les valeurs ONA et SNIla veille de l'annonce de la cession des Brasseries du Maroc (Le Journal, du 19 au 25 avril 2003).

99. Le Journal Hebdomadaire, numéros du 26 septembre et 3 octobre 2003.100. L'Économiste du 25/1112003.101. Gary Hamel et CK, Prahalad.102. Lanalyse économique a pourtant amplement montré que les monopoles privés ne sont pas plus efficients

que les monopoles publics et que c'est la structure du marché qui importe le plus.