FRONTIÈRES DE LA RHÉTORIQUE || DÉFIGURATIONS

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Armand Colin

DÉFIGURATIONSAuthor(s): Barbara JohnsonSource: Littérature, No. 18, FRONTIÈRES DE LA RHÉTORIQUE (MAI 1975), pp. 100-110Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704421 .

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Barbara Johnson, Yale University.

DÉFIGURATIONS

Je lui prêtais des armes , une autre figure. Rimbaud

Depuis plusieurs années déjà, la rhétorique a reconquis droit de cité(r) dans notre champ de réflexion théorique. Mais si la « guerre à la rhétorique » déclarée par Hugo se termine aujourd'hui par une nouvelle prolifération de traités, il n'est pas toujours facile de déceler quel genre de paix a été conclue. Car cette nouvelle résurgence de la rhétorique s'établit sur une bifurcation paradoxale. D'une part, la rhétorique, étendant de plus en plus les frontières de son champ d'action, fait irruption dans diverses disciplines contiguës dont une certaine tradition humanisante l'avait écartée1, tout en faisant éclater les limites traditionnelles de ces disciplines : la psychanalyse, l'anthropologie, la philosophie, la linguistique. Mais, d'autre part, c'est précisément l'incursion en retour de l'influence de ces disciplines qui, tout en élargissant et en géné- ralisant la rhétorique, tout en fondant le concept de « rhétorique générale », a également contribué à restreindre la rhétorique « proprement dite » à l'étude de quelques tropes privilégiés, et même, à la rigueur, à l'étude de la seule métaphore, considérée par certains comme centre irréductible, « trope des tropes » (Sojcher), « figure des figures » (Deguy), essence de la rhétorique. « L'illusion analogiste » de ce métaphorocentrisme est dénoncée avec vigueur par G. Genette, dans son appel pour la rigueur discriminatoire d'une « rhé- torique restreinte2 ».

A nos yeux, toutefois, le statut problématique de certaines tendances des études rhétoriques ne résulte pas tant du projet de centrer la rhétorique sur la seule métaphore, que du projet de se centrer tout court, de retrouver un modèle absolu, paradigmatique et fondateur qui expliquerait et subsumerait, sans reste , le fonctionnement rhétorique en tant que tel. Car si la rhétorique est précisément ce qui, aujourd'hui, dé- centre le savoir, ce qui empêche toute discipline de se tenir dans des frontières sûres et reconnues, comment peut- elle elle-même se constituer en discipline autosuffisante, centrée autour d'un noyau isolable et analysable sans reste ? N'est-elle pas elle-même à son tour subvertie par les ricochets de son propre sabotage des disciplines contiguës ?

1. Voir à ce sujet l'article de Pierre Kuentz, « Le " rhétorique " ou la mise à l'écart », in Communications, 16, 1970.

2. Gérard Genette, « La rhétorique restreinte », in Communications, 16, p. 165.

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Comment la rhétorique peut-elle se constituer en foyer du savoir, quand ce qui devrait s'y converger , c'est la divergence même ? Si nous croyons en effet que l'étude rhétorique d'un texte littéraire est aujourd'hui indispensable pour que devienne possible une appréhension proprement textuelle du fonctionne- ment de l'écriture, si l'espace de la rhétorique nous paraît aujourd'hui incon- tournable si l'on veut éviter de tomber dans le psychologisme humanisant ou dans le thématisme facile, il n'empêche que cet espace est en réalité un non-lieu dont le propre est, précisément, de nous transporter ailleurs. Le paradoxe de la rhétorique contemporaine - étrange mélange de classicisme et de modernité - c'est qu'elle voudrait, par un retour à une hiérarchie taxi- nomique, discipliner 1' indisciplinable, dire ce qui subvertit tout dire, délimiter ce qui fait éclater l'idée même de limites. Ce n'est donc pas sans raison que nous en appelons ici à un autre « étrange classique des choses qui ne sont pas classiques 3 », théoricien lui aussi de la modernité : Baudelaire, pour nous introduire dans le lieu paradoxal à partir duquel la rhétorique nous pose ses inquiétantes questions. La plupart des études rhétoriques récentes étant basées soit sur des textes poétiques, soit sur des textes théoriques, il nous a paru utile d'examiner un texte qui est à la fois théorique et poétique, un texte qui, d'emblée, efface donc rhétoriquement les frontières de la distinction entre théorie et fiction, et qui parle de la figure, figurativement. Il s'agit du poème en prose de Baudelaire intitulé « Le galant tireur ». Si nous entreprenons ici une étude de la figure dans ce texte, ce ne peut être, nous le verrons, que pour suivre le chemin par où la figure nous esquisse son impossibilité de se délimiter ; le chemin par où la rhétorique, par son propre fonctionnement textuel, se remet elle-même en question, et fait éclater ses propres frontières, en rencontrant inéluctablement les interrogations actuelles de la psychanalyse, de la philosophie, et de la logique moderne.

LE GALANT TIREUR Comme la voiture traversait le bois , il la fit arrêter dans le voisinage d'un tir, disant qu'il lui serait agréable de tirer quelques balles pour tuer le Temps. Tuer ce monstre-là , n'est-ce pas l'occupation la plus ordinaire et la plus légitime de chacun ? Et il offrit galamment la main à sa chère, délicieuse et exécrable femme, à cette mystérieuse femme à laquelle il doit tant de plaisirs, tant de douleurs, et peut-être aussi une grande partie de son génie. Plusieurs balles frappèrent loin du but proposé ; l'une d'elles s'enfonça même dans le

plafond; et comme la - charmante créature riait follement, se moquant de la maladresse de son époux, celui-ci se tourna brusquement vers elle, et lui dit : « Observez cette poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l'air et qui a la mine si hautaine. Eh bien ! cher ange, je me figure que c'est vous. » Et il ferma les yeux, et il lâcha la détente. La poupée fut nettement décapitée.

Alors s'inclinant vers sa chère, sa délicieuse, son exécrable femme , son inévitable et impitoyable Muse, et lui baisant respectueusement la main, il ajouta : « Ah ! mon cher ange, combien je vous remercie de mon adresse ! » 4

Pour iuer le temps

Dès la première phrase, la question de la figure - ou la figure de la question - est posée typographiquement. En écrivant « tuer le Temps » au lieu de « tuer le temps », Baudelaire rend à une simple figure d'usage la

3. C'est ainsi que l'éditeur Hetzel, dans une lettre à A. Houssaye au sujet des Petits poèmes en prose , caractérisait Baudelaire. Cité par H. Lemaître dans son édition des Petits poèmes en prose, Garnier, p. 197.

4. Baudelaire, Petits poèmes en prose, p. 197-198.

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force de frappe que l'habitude linguistique lui avait ôtée. L'italique redonne au verbe « tuer » toute sa littéralité, accentuée par son association avec l'activité de tirer. Ainsi, paradoxalement, c'est par le verbe « tuer » que la figure « morte » est ressuscitée. Mais c'est également grâce à la lettre majus- cule qui, coiffant le mot « Temps », renforce la personnification, que la figurativité est restaurée. Littéralisation d'une part, figuration de l'autre. Cer- tains diraient : renforcement de l'écart entre « la lettre » et la figure. Mais où est, en fait, la figure dans cette phrase ? L'espacement figurai s'opère-t-il entre un sens littéral et un sens figuré, ou entre une figure morte et une figure ressuscitée ?

Dans le premier cas, l'effet de la figure résulterait de ce que J. Cohen a appelé « l'impertinence predicative5 » : le verbe « tuer », qui ne peut s'appliquer qu'à un être animé, est ici associé à un être abstrait, le Temps, dont le sens est, par cette association, modifié. Il faut cependant se rendre ici à l'évidence d'un paradoxe : la figure ne confère au temps le statut d'un être vivant que pour le lui ôter aussitôt, en le tuant ; le temps n'est person- nifié que pour être abattu. Ce paradoxe est encore plus subtil qu'il ne paraît. Car, en faisant alterner le Temps entre la vie et la mort, la figure « oublie » que le temps, c'est justement le nom de cette alternance même. La logique figurale du texte peut donc se lire de la façon suivante :

/ 1. La figure essaie de tuer le temps. sens figuré du ' 2. Pour tuer le temps, la figure le doue de vie, le person- « Temps » ) nifie ; mais le temps n'est rendu vivant que pour être

( tué.

opération d'inscription de la ( 3. La figure fonctionne donc sur une alternance entre la figure ' vie et la mort.

sens littéral du « temps * » 5 4" ,Le,nom de cette alternance entre vie et mort> c'est * l le temps. / 5. Alors si la figure éliminait le temps, elle éliminerait

paradoxe no„jnvil de * la i r- _ ' cette alternance qui seule la rend capable d'éliminer paradoxe no„jnvil de * i la figure r- _ le temps . h figure éliminerait la loi même qui ,a fait V fonctionner.

/ 6. La figure doit donc « oublier » le sens littéral du i mot « temps » (alternance entre vie et mort) pour

ooération de rature de la J entreprendre de le tuer (d'en faire une Personne). Et fisrure 8 du mème. coup> c'est Ve^rt même entre latéral fisrure 8 i et sens figuré qui est éliminé par cette forclusion du

r sens littéral. Pour fonctionner, la figure rature le sens ' littéral dont elle est censée être un écart.

L'écart entre le sens littéral et le sens figuré du mot « temps » n'est dès lors que le masque d'une opération figurale d'oubli, de rature de l'écart, opération qui parvient à ses fins par la forclusion de l'existence même du sens littéral. L'espace figurai ne se produit pas entre un sens et un autre, mais à l'intérieur de la possibilité même d'un sens.

Revenons maintenant à la deuxième lecture, selon laquelle la figure ne se situerait plus entre un sens littéral et un sens figuré, mais entre une figure morte et une figure ressuscitée : entre « tuer le temps » et « tuer le Temps ». Si la figure c tuer le temps » est bel et bien, comme on dit, morte, qu'est-ce qui a pu la tuer ? La réponse n'est rien d'autre que : le temps . La figure ressuscitée, effaçant l'activité du temps sur la figure, tue effectivement le temps qui avait usé, tué la figure : l'opération figurale de résurrection est

5. J. Cohen, « Théorie de la figure », in Communications , 16, p. 8.

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donc l'image même du sens de la figure « tuer le temps ». Mais l'annulation de l'action du temps sur la figure ne peut être accomplie qu'au moyen d'une personnification augmentée du mot « Temps » dans la figure. Autrement dit, le temps qui agit sur la figure ne peut être tué que si le temps dans la figure est vivant. On ne tue le temps qu'en le ressuscitant ; le sens de la figure, son énoncé , ne se réalise que par une énonciation qui le contredit.

Mais cette figure ressuscitée, est-elle la même que celle qui était morte ? N'en est-elle pas plutôt la parodie ? Parodie créée non seulement par une mise en scène hyperbolique (qui, au tueur du temps, prête littéralement des armes), mais par le fait que, pour fonctionner, la figure ressuscitée doit se jouer sur sa propre mort, et se jouer de son propre cadavre.

Nous avons examiné ainsi deux lectures possibles de l'opération figurale mise en jeu par l'expression baudelairienne : « tuer le Temps ». Ces deux lec- tures partaient de deux hypothèses théoriques différentes quant à l'espace spécifique de l'opération figurale. La première lecture situait au départ l'espace figurai dans un écart entre le sens littéral et le sens figuré du mot « temps ». La deuxième lecture situait l'espace figurai dans le décalage entre une figure morte et une figure ressuscitée. Cependant, poussées à leurs conséquences logiques, ces deux lectures diffèrent-elles essentiellement l'une de l'autre ? Le fonctionnement figurai qu'elles dévoilent n'est-il pas essentiellement le même ? Dans la première lecture, nous avons vu que l'écart entre sens littéral et sens figuré ne pouvait s'établir que sur sa propre rature. Dans la deuxième lecture nous avons vu que la figure ressuscitée ne pouvait vivre que de son propre cadavre. Les deux lectures ne fonctionnaient donc que par la décons- truction de leurs hypothèses théoriques préalables, pour aboutir à la même conclusion paradoxale : la figure ne vit que de sa propre mort. Dans les deux cas, l'efficacité de la figure repose en effet sur une mort, sur un oubli, sur une rature. La figure porte sa mort en elle-même, - non pas parce qu'elle contient le germe de sa destruction, mais parce que c'est par la destruction de ce qui la fonde qu'elle se constitue.

La décapitation

Et ma tête surgie Solitaire vigie Dans les vols triomphaux

De cette faux Comme rupture franche Plutôt refoule ou tranche Les anciens désaccords

Avec le corps

Mallarmé, Cantique de saint Jean

Revenons donc maintenant au texte de Baudelaire. Si le « but proposé » par le tireur est, en premier lieu, le Temps, ce n'est cependant pas le Temps que finit par frapper la balle, mais une poupée. Une poupée dont le texte souligne la figurativité - littéralement. « Observez cette poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l'air et qui a la mine si hautaine. Eh bien ! cher ange, je me figure que c'est vous. » La poupée devient donc la femme au moyen d'un trope, d'un tour de substitution qui est lui aussi mis en scène, litté- ralisé par le texte (« celui-ci se tourna brusquement vers elle »). Le texte semble donc illustrer la conception traditionnelle de la, métaphore comme

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substitution d'un terme à un autre au moyen d'une ressemblance (la poupée, comme sans doute la femme, « porte le nez en l'air » et « a la mine si hautaine »).

Mais la ressemblance entre la poupée et la femme, si pittoresquement évoquée, n'est en fait que poudre aux yeux, puisque c'est d'un changement de places qu'il s'agit. En réalité, la poupée devient la femme non pas parce qu'elle ressemble à celle-ci, mais parce qu'elle prend sa place - la place de sa décapitation. Le sens de la figure, son signifié, n'est donc pas « la femme », mais « la décapitation de la femme ». Pourtant, ce signifié, la figure en vérité ne le rejoint pas, puisque, de la femme, elle ne décapite qu'une effigie 6. C'est donc la figure elle-même qui est décapitée, coupée de son sens ; la figure ne peut se lancer que vers une décapitation qui jamais n'aura lieu, puisque c'est de la sienne qu'il s'agit. Et puisque la figure ne parvient à être (« je me figure que c 'est vous »), qu'à être décapitée («la poupée fut nettement déca- pitée »), elle ne subsiste qu'en tant qu'elle décapite sa propre possibilité de signifier. C'est le verbe « être » lui-même qui, du même coup, se trouve décapité, coupé de son « être », de sa présence à soi, suspendu entre présence et absence par les « vols triomphaux » d'une figure qui ne lui vole son sens que pour qu'il s'envole... dans tous les sens. Si la balle va dans le bon sens, elle ne peut que faire éclater le sens de la figure.

Examinons maintenant le rapport entre les deux figures que nous venons d'étudier : la figure « tuer le Temps » et la figure de la décapitation de la femme-poupée. Ce rapport est d'abord un rapport ď analogie. Comme le Temps dans la première figure, la poupée, un objet inanimé, acquiert le statut d'un être animé, pour représenter la femme. Mais la poupée, elle aussi, comme le Temps, n'est douée de vie que pour être abattue, décapitée. Dans les deux cas, la figure passe de l'axe animé/ inanimé à l'axe vivant/ mort. Et dans les deux cas, la figure ne fonctionne que par sa propre contradiction : le Temps, pour être tué, doit rester vivant ; la femme, en restant absente du lieu de sa décapitation, décapite la figure de son sens.

Les deux figures sont donc métaphoriques l'une de l'autre. Mais le rap- port qui les lie n'est pas simplement d'analogie : il est aussi un rapport de contiguïté , puisque les deux figures finissent par se rencontrer toutes deux dans un même lieu métonymique : celui de la poupée décapitée. Si le « but proposé » par le tireur est d'abord le Temps et ensuite la femme, il ne tire que 'sur une poupée : « abattre la poupée » signifie donc à la fois « tuer le temps » et « décapiter la femme ».

Cette apparente symétrie entre les deux figures recouvre, toutefois, une dissymétrie fondamentale. Car si la poupée est en effet le lieu d'une substitu- tion de figures , la deuxième figure ne surgit que parce que le but de la pre- mière a été manqué. « Plusieurs balles frappèrent loin du but proposé ; l'une d'elles s'enfonça même dans le plafond. » Visiblement, en voulant tuer le temps, le tireur avait visé trop haut. Mais c'est précisément parce que la

6. L'aspect vaudou de cette opération figurale jette une lumière inattendue sur la célèbre conception baudelairienne « de la langue et de l'écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire » (« Fusées », in Œuvres complètes, la Pléiade, p. 1256). En effet, c'est la même scène que décrit Freud en parlant de la magie primitive : « Un des procédés magiques dont on se sert le plus communément pour nuire à un ennemi consiste à fabriquer son effigie [...]. Tout ce qu'on inflige à cette effigie frappe égale- ment le modèle haï » ( Totem et Tabou , Petite bibliothèque Payot, p. 94). Or, c'est préci- sément en termes rhétoriques (substitution par ressemblance, par contiguïté, etc.) que Freud décrit les opérations magiques. La « magie de l'art » dont on a tant fait l'éloge n'est peut-être pas un simple tour de prestidigitation rhétorique qui produirait, en l'air, l'absente de tous bouquets. Sous son bouquet de fleurs de rhétorique, la « sorcellerie évocatoire » ne cacherait-elle pas plutôt le surgissement, quelque part, d'une tête coupée ?

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femme se moque de cette maladresse qu'elle devient Y adresse , la destination, de la deuxième figure. Autrement dit, la femme n'est en butte dans la deuxième figure que parce qu'elle est figure de l'échec de la première figure . La réussite de la figure de la décapitation s'inscrit donc sur l'échec de la figure « tuer le temps ».

Mais si la poupée signifie à la fois le Temps et la femme, sa décapitation n'est-elle pas le signe que cette première figure, elle aussi, finit par atteindre son but ? A cette question, la réponse textuelle demeure suspendue, puisque la réussite de la figure « tuer le Temps » ne peut s'accomplir qu'au moyen de la figure de son échec.

Mais en se fondant, de la sorte, sur la contradiction entre ses deux figures, en se suspendant entre l'échec d'une figure et la réussite de la figure de cet échec, le texte ouvre du même coup, entre ses deux figures (et entre ses deux premiers paragraphes), l'espace paradoxal d'une troisième figure, d'une figure - au deuxième degré - de l'opération figurale elle-même, ici encore, constituée par sa propre contradiction. Cette figure de la figure, le troisième paragraphe la désigne en lui discernant sa majuscule allégorique : il s'agit de « l'inévitable et impitoyable Muse ».

Or, qu'est-ce qu'une muse ? Selon les termes mêmes du poème, elle est ce à quoi le tireur doit à la fois son « adresse » et « une grande partie de son génie ». Et le génie, n'est-ce pas précisément le pouvoir de figurer, ou, comme le dit Aristote, le don ď « exceller dans les métaphores 7 »? Le surgissement de la Muse avec son M majuscule dans le paragraphe final, c'est donc le signe que le coup a porté 8, signe de l'efficacité de la figure et de Yadresse du tireur. Mais c'est justement parce que le tireur avait commencé par manquer d'adresse que la femme était devenue Yadresse de la figure. Autrement dit, la femme ne devient Muse, figure de la réussite de la figure, que parce qu'elle est d'abord, en « se moquant de la maladresse » du tireur, figure de Y échec de la figur#. Si donc le sens de la figure est la décapitation de celle qui devient la Muse, le sens de la Muse est la décapitation du sens de la figure. Figure à la fois d'adresse et de maladresse, figure éclatée et source de figures, figure du but et but de la figure, la Muse, en survivant à la déca- pitation, tue le sens, mais ce n'est qu'en signifiant sa propre mort qu'elle peut vivre. Une muse efficace est une muse qui se tue, non pas une fois pour toutes, mais de façon infiniment répétée ; son pouvoir, c'est d'être à la fois puissante et impuissante, présente et absente, tête coupée et tête à couper. Sa lettre majuscule, signe de sa coupure allégorique d'avec elle-même, est aussi le signe que cette coupure est encore à faire. Et pourtant cette tête, toujours déjà coupée, toujours encore à couper, surgit de la figure pour ne plus pouvoir revenir à un état d'avant la coupure, même si la coupure, en fin de compte, ne la rencontrera jamais.

« Baiser respectueusement la main de la Muse », c'est donc, littéralement, la respecter - tueusement. Et pourtant, signe de la puissance paradoxale de la figure, la Muse ne subsiste que parce que la figure est impuissante à la tuer. Elle transforme sa puissance en un puits-sens , à la fois puits de sens et puits dans le sens, trou creusé par la balle qui n'arrive à sa destination qu'en la manquant. Et cette balle par laquelle la figure est mise en mouvement, cette balle qui en elle-même n'a aucun sens et qui pourtant fait trou dans un

7. Aristote, Poétique 1459 a. Cité par J. Derrida, « La mythologie blanche », in Poétique 5, 1971, p. 30.

8. Cette image de l'efficacite poetique comme un coup qui porte est utilisee encore par Baudelaire dans un texte de nature différente, Conseils aux jeunes littérateurs 0 Œuvres complètes, la Pléiade, p. 481) : « Aujourd'hui il faut produire beaucoup ; - il faut donc aller vite ; - il faut donc se hâter lentement ; il faut donc que tous les coups portent , et que pas une touche ne soit inutile » (je souligne).

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semblant de sens, n'est-elle pas elle-même une figure de la lettre, au sens lacanien, lettre qui ne fonctionne qu'en tant qu'elle « fait trou * »? c Le bord du trou dans le savoir, voilà-t-il pas ce qu'elle dessine 10 ? » Le pouvoir de la lettre, pouvoir qui confère à la langue la possibilité de « signifier tout autre chose que ce qu'elle dit11 », c'est donc ce qui, du fond de la substitution qui constitue la figure, fait surgir l'équation :

substituer = subsister + tuer

La contradiction en échec

J'insiste à corriger mon tir d'un savoir en échec : comme on dit figure en abyme, ce n'est pas échec du savoir.

Jacques Lacan, Lituraterre

La figure serait-elle donc toujours fondée sur sa propre contradiction ? Dans sa Théorie de la figure 12, J. Cohen en effet affirme que, « le principe de contradiction » étant < le principe fondamental de la logique, la norme qui régit aussi bien la langue que la métalangue », « l'ensemble des figures sémantiques de la rhétorique constituent autant de violations » de ce « prin- cipe fondamental 13 ». Cette théorie établit, toutefois, que la figure, tout en étant fondée sur une violation de la loi de la non-contradiction, ne devient lisible 14 qu'à travers un processus de décodage dont le but est de corriger cette violation :

Toute figure, en fait comporte un processus de décodage en deux temps, dont le premier est la perception de l'anomalie, et le second sa correction, par exploration du champ paradigmatique où se nouent les rapports de ressemblance, de contiguité, etc., grâce auxquels sera découvert un signifié susceptible de fournir à l'énoncé une interprétation sémantique acceptable [...].

La figure présente donc en définitive une organisation bi-axiale, articulée selon deux axes perpendiculaires, Taxe syntagmatique où s'établit l'écart, et l'axe paradigmatique où il s'annule par changement de sens15.

La figure que choisit Cohen pour illustrer ce processus de décodage est pré- cisément une variante de notre figure « tuer le Temps ». Il s'agit du vers ď Athalie : « pour réparer des ans l'irréparable outrage ». Le « mécanisme en deux temps » de sa lecture fonctionne de la manière suivante :

1) Contradiction entre « réparer » et « irréparable ». 2) Substitution de /réparer en apparence/ à /réparer/, qui lève la contradic- tion w.

9. J. Lacan, « Lituraterre », in Littérature n° 3, octobre 1971, p. 4. 10. Ibid., p. 5. 11. J. Lacan, « L'instance de la lettre dans l'inconscient ou la raison depuis Freud », in Ecrits, Le Seuil, 1966, p. 505. 12. J. Cohen, « Théorie de la figure », in Communications, 16. 13. Ibid., p. 4-5. 14. Sur les notions de norme et de lisibilité, voir aussi l'excellente mise au point de Philippe Hamon, « Note sur les notions de norme et de lisibilité en stylistique » in

Littérature n° 14, mai 1974. 15. J. Cohen, art. cit., p. 22 (je souligne). 16. Ibid., p. 21.

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On peut objecter que la substitution de /réparer en apparence/ à /réparer/ n'est pas logiquement la seule possible. Pourquoi pas /irréparable en appa- rence/ à la place de /irréparable/ ou bien /apparent outrage/ à la place de /outrage/ ? Mais l'essentiel n'est pas là. Car ne peut-on pas dire que dans ce jeu de substitutions c'est la contradiction elle-même qui a été « réparée en apparence » ? Comment peut-on soutenir que la lecture correcte, ou plutôt corrigée, de cette figure est : « Pour réparer en apparence l'irréparable outrage des ans »? Et si le critère de cette substitution est son « accepta- bilité », pourquoi /réparer en apparence/ serait-il plus « acceptable » que /réparer/, quand la figure nous dit que c'est précisément Y irréparable qui est inacceptable ? Ce qui est jugé « faux » selon les lois de la logique, n'est-il pas vrai selon les lois du désir, pour lequel c'est précisément le principe de la non-contradiction lui-même qui est inacceptable ?

Si la figure est une violation de la logique de la contradiction, ce n'est point pour appeler une lecture « corrigeante » qui la ramènerait à cette logique, mais plutôt pour nous introduire dans l'espace d'une autre logique. La logique de la figure est en effet telle qu'elle fait disfonctionner la logique de la contradiction. Elle suspend le système d'oppositions sur lequel est fondée la contradiction (oppositions entre énonciation et énoncé, animé et inanimé, vie et mort, réparable et irréparable), sans toutefois réduire ces oppositions à l'identité du même. L'écart entre les polarités reste aussi irréductible qu'indé- cidable , car si chaque pôle passe dans l'autre, il ne s'efface pas pour autant. Le temps reste à la fois vivant et mort, réparable et irréparable ; la tête reste à la fois coupée et à couper ; la femme reste à la fois ici et ailleurs, présente et absente. On ne peut arrêter la figure sur aucun de ses mouvements.

De même que dans le jeu de l'enfant évoqué par Freud dans Au-delà du principe du plaisir, l'enfant entre dans l'espace symbolique de la signifiance par un jeu qui consiste à rejeter loin de lui et à ramener vers lui une bobine, tout en articulant alternativement les syllabes « fort/ da » - « loin/ ici » - de même la figure, en passant elle aussi par le médium d'un objet-poupée, ne peut plus que « faire le jeu du saut 17 » autour de la contradiction qui la constitue. C'est par le détour de la poupée que la figure fait disfonctionner le système d'oppositions qui la sous-tend. « C'est avec son objet que l'enfant saute les frontières de son domaine transformé en puits 18 . »

Mais, pour revenir à la figure « tuer le Temps », où se trouvent, préci- sément, « les frontières de son domaine »? Le disfonctionnement des pola- rités qui constituent la figure, n'aboutit-il pas à un éclatement des contours mêmes du domaine de la figure, de la polarité intérieur/ extérieur qui seule permettrait ď isoler le phénomène figurai ? Le mot c temps », dont le sens littéral équivaut au nom de la loi qui fait fonctionner la figure, est-il intérieur ou extérieur à la figure qu'il gouverne ? La résurrection typographique de la figure (« tuer le Temps ») qui dédouble le sens de la figure tout en le contredisant, s'accomplit-elle sur la figure ou dans la figure ? A quelle logique la figure obéit-elle, pour se constituer ainsi sur le principe même de l'incer- titude de ses propres frontières ?

Le problème, on le voit, est celui de pouvoir isoler un ensemble d'élé- ments constitutifs de la figure qui, formant un système fermé, pourrait être analysé sans reste. Or, la logique moderne de la théorie des ensembles nous apprend précisément qu'un tel objet ne peut pas exister : un reste, nécessaire- ment, se produit. C'est ce principe de base qu'illustre, entre autres, le théo-

17. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (Seuil, 1973), p. 60.

18. Ibidem.

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rème fondamental : « la collection de tous les ensembles d'un univers n'est pas un ensemble ».

On ne peut pas mettre tous les signifiants d'une même « famille » dans le même sac, et [...] quand on tente de les rassembler - de les mettre ensem- ble - il y a une faille, un mouvement d'exclusion, dont l'effet est de trans- porter ailleurs un des signifiants, devenu autre, de façon que les autres puissent fonctionner comme tels19. L'intérêt de ce qui s'exclut et se détache ainsi c'est de « retenir » l'ensemble dont il s'exclut [...] et, ce faisant, de lui donner un nom ; en tout cas d'occu- per un lieu d'où puisse fonctionner la loi du nom20.

Dans l'ensemble des éléments constitutifs de la figure « tuer le temps », c'est en effet le nom « temps » lui-même qui est - comme nous avons vu - exclu, raturé, « oublié », pour faire fonctionner là figure. Le mot « temps » est donc à la fois dedans et dehors : dedans, en tant qu'objet de la figure (« but proposé » : « tuer le temps »), et dehors, en tant que nom de l'alter- nance (vie/ mort) qui fait fonctionner la figure en tant que telle. Dans la deuxième figure du texte, c'est la femme qui est à la fois dedans et dehors : dedans en tant que but de la décapitation, et dehors en tant que Muse (« adresse » poétique) qui gouverne l'opération paradoxale de la figure. Dans les deux cas, un des éléments de l'ensemble figurai est à la fois à l'extérieur, pour faire fonctionner l'opération figurale d'éclatement, et à l'intérieur, pour servir d'objet à cet éclatement. Et ce faisant, c'est précisément l'opposition elle-même entre intérieur et extérieur qu'il fait éclater.

Se rompre pour que surgisse ce qui la retient ensemble, voilà donc la loi de la figure. Mais si les frontières de chaque figure particulière sont ainsi débordées par la loi qui les instaure, les limites de X ensemble des figures résistent-elles à l'avancée de ce débordement ? Le « langage figuré » peut-il se constituer en objet d'analyse, sans reste ? Si le terme « figure », dans sa « première acception », signifie, comme l'établit Fontanier, « les contours, les traits, la forme extérieure d'un homme, d'un animal, ou d'un objet palpable quelconque21 » ; si c'est figurativement que ce terme est venu à signifier un espace rhétorique : « une surface » - selon la définition de Genette - e celle que délimitent les deux lignes du signifiant présent et du signifiant absent22 » ; si donc le terme « figure » constitue lui-même une figure, est-il intérieur ou extérieur au phénomène qu'il désigne ? Et si l'ensemble des figures ne peut être nommé que par une figure, où se trouve la limite qui sépare le langage figuré de son autre ? Ce surgissement de la figure « figure » de l'ensemble des figures, qui lui permet d'occuper le lieu du nom de l'ensem- ble pour que les autres éléments puissent fonctionner comme tels, c'est pré- cisément ce qui empêche cet ensemble de se constituer en objet fini, défini, localisable. Se transportant à l'extérieur, le mot « figure » fait éclater les frontières du domaine figurai. Si la loi de la figure est ce qui fait disfonc- tionner les polarités constitutives de la contradiction, nous voyons maintenant que cette loi finit par se raturer elle-même, puisqu'elle suspend jusqu'à la différence entre littéral et figuré sur laquelle son énonciation était fondée.

19. « L'infini et la castration », in Scilicet 4, 1973, p. 81. 20. Ibid., p. 120. 21. P. Fontanier, Les figures du discours. Flammarion, p. 63. 22. G. Genette, Figures /, Le Seuil, 1966, p. 120.

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L'Adresse de l'Autre

... un lieu de l'Autre d'où chaque élément de l'ensemble peut entendre lui revenir la parole désirante qu'il adresse aux autres.

Scilicet 4

La figure a donc toujours déjà commencé : au moment où nous cherchons à l'isoler, elle est déjà la figure d'une figure. En construisant sa figure de la figure : la Muse, sur une figure en abyme : « tuer le Temps », le texte baude- lairien a creusé un abîme figurai qu'on n'aura jamais fini de sonder. Mais en un sens, toute figure est peut-être figure de l'échec de la figure « tuer le Temps ». Et le mot « temps » lui-même n'est-il pas déjà une figure, figure de notre propre mort ? La mort, qui n'a elle-même, dans le discours, « pas d'autre réalité que métaphorique, [...] déplace la vie en elle-même à distance d'elle-même ; elle est la métaphore par excellence 23 ».

Or, si la figure a toujours déjà commence, comment pourrions-nous être l'origine de nos figures, le propriétaire de notre adresse ? C'est précisément cette question que pose le texte, au moment où le tireur dit à sa Muse : « Ah ! mon cher ange, combien je vous remercie de mon adresse ! » C'est de l'Autre que lui vient son « génie », d'un Autre qui désigne non pas une personne mais un lieu : le lieu de la décapitation. Car la femme ne devient Muse, figure de Yadresse du poète, qu'au moment où elle est l 'adresse, la destina- tion de la balle du poète. Elle n'est figure que par sa propre défiguration : elle n'acquiert sa lettre capitale que par sa propre décapitation. En même temps, la femme ne peut devenir Muse que si elle est absente du lieu de sa défiguration : l'adresse du tireur consiste précisément à manquer son adresse.

Au moment précis où le coup porte, au moment où la balle arrive à sa destination, le tireur, en effet, n'y est pour rien. « La poupée fut nettement décapitée » est une phrase sans agent, un effet sans cause, une action sans acteur. Car, qu'a fait le tireur pour atteindre son but ? « Il ferma les yeux , et il lâcha la détente. » Paradoxalement, c'est l'aveuglement du tireur qui cautionne son succès : pour envoyer la balle, le tireur a les yeux fermés. Au moment de la décapitation, c'est donc également sa tête à lui qui est mise, pour ainsi dire, hors-jeu : loin d'être l'origine de son « adresse », c'est bien plutôt à son adresse qu'est envoyée la balle. Au centre du texte et de la figure, la poupée décapitée est donc littéralement un point aveugle, non seulement parce qu'elle constitue la case vide où s'échangent et se permutent les figures du temps et de la femme, mais parce qu'elle désigne le lieu même des substitutions rhétoriques en tant que point d'ombre, foyer de cécité : le coup ne « porte » que parce que l'on reste aveugle à la loi de son adresse. C'est donc au moment où le tireur paraît maîtriser la figure qu'il est maîtrisé par elle. C'est toujours l'Autre - le Temps ou la Muse - qui détient la Majuscule.

Et nous-mêmes, dans notre recherche d'un langage capable de com- prendre, de maîtriser la figure, sommes-nous à l'abri de cette loi de l'Autre

23. M. Deguy, Figurations, Gallimard, 1969, p. 121.

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qui renverse la maîtrise pour en déplacer le sens ? En parlant de figures mortes et de figures ressuscitées, de décapitations de sens et de significations éclatées, n'est-ce pas toujours de la figure que nous est venu notre langage ? Là où nous avons cru comprendre la figure, ne voyons-nous pas que c'est bien plutôt la figure qui nous comprendi Nous nous trouvons ainsi à peu près dans la situation de cet apprenti fumeur de haschisch que Baudelaire apos* trophe de la façon suivante :

Par une équivoque singulière, [...] vous vous sentirez vous évaporant, et vous attribuerez à votre pipe (dans laquelle vous vous sentez accroupi et ramassé comme le tabac) l'étrange faculté de vous fumer14.

Mais n'est-ce pas précisément la loi de la figure que d'effacer jusqu'à la* différence entre sujet et objet, entre le Même et l'Autre, et de conférer à tout texte cet étrange faculté de nous figurer ?

24. « Le poème du haschisch », in Œuvres complètes, p. 365.

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