Cap I - Logique et Rhétorique

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LOGIQUE ET RHÉTORIQUE ( 1 ) Les réflexions que nous présentons ne sont, nous l'espérons, que la préface d'un travail qui nous paraît suffisam- ment important pour mériter tous nos efforts. Elles ne se développent pas dans le cadre d'une discipline existante, nettement caractérisée, ayant ses problèmes et ses méthodes traditionnellement définis. Elles n'ont à cet égard rien de scolaire. Situons-les en disant qu'elles sont aux confins de la logique et de la psychologie. Leur objet serait l'élude des moyens d'argumentation, autres que ceux relevant de la logique formelle, qui permettent d'obtenir ou d'accroître l'adhésion d'autrui aux thèses qu'on propose à son assentiment. Obtenir et accroître l'adhésion, disons-nous. En effet, l'adhésion est susceptible d'intensité plus ou moins grande l'assentiment a ses degrés, et une thèse une fois admise peut ne pas prévaloir contre d'autres thèses qui viendraient à entrer en conflit avec elle, si l'intensité de l'adhésion est insuffisante. A toute modification de cette intensité correspondra, dans la conscience de l'individu, une nouvelle

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LOGIQUE ET RHÉTORIQUE (1)

Les réflexions que nous présentons ne sont, nous l'espérons, que la préface d'un travail qui nous paraît suffisamment important pour mériter tous nos efforts. Elles ne se développent pas dans le cadre d'une discipline existante, nettement caractérisée, ayant ses problèmes et ses méthodes traditionnellement définis. Elles n'ont à cet égard rien de scolaire. Situons-les en disant qu'elles sont aux confins de la logique et de la psychologie. Leur objet serait l'élude des moyens d'argumentation, autres que ceux relevant de la logique formelle, qui permettent d'obtenir ou d'accroître l'adhésion d'autrui aux thèses qu'on propose à son assentiment. Obtenir et accroître l'adhésion, disons-nous. En effet, l'adhésion est susceptible d'intensité plus ou moins grande l'assentiment a ses degrés, et une thèse une fois admise peut ne pas prévaloir contre d'autres thèses qui viendraient à entrer en conflit avec elle, si l'intensité de l'adhésion est insuffisante. A toute modification de cette intensité corres-pondra, dans la conscience de l'individu, une nouvelle hiérarchisation des jugements.

On voit immédiatement que notre étude peut englober, comme cas particulier, celui du sujet qui délibère avec lui-même. Ce cas pourrait même être considéré comme primordial. Il paraît toutefois présenter, sous

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l'angle où nous envisageons notre travail, des difficultés encore beau

(I) Article parti dans la Revue philosophique de la France et de l'étranger, Paris, janvier-mars 1950.

CH. PERELMAN ET L. OLBRECHTS-TYTECA

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coup plus grandes que n'en présente le cas de l'argumentation avec autrui. Il semble donc devoir bénéficier plus des analyses portant sur cette dernière qu'il ne pourrait à son tour les éclairer.

L'objet de notre investigation ne nous apparut pas, dès l'abord, avec la netteté - toute relative d'ailleurs - que nous tenterons ici de lui donner. Nous avions la conviction qu'il existait un domaine très vaste, mal exploré, qui méritait une étude systématique et patiente. Nous nous sommes préoccupés, à la fois, de le circonscrire, de le définir et d'y commencer nos investigations. Il nous paraît que cette triple démarche, menée de front, correspond le mieux à notre propos.

Notre souci moteur avait été celui du logicien aux prises avec le réel social. Aussi notre recherche était, et reste, centrée sur l'adhésion que l'on obtient à l'aide de moyens d'argumentation. C'est pourquoi nous en exclurons délibérément tout un ensemble de procédés qui permettent d'obtenir l'adhésion, mais sans utiliser l'argumentation proprement dite.

Nous exclurons, en premier lieu, l'appel à l'expérience - externe ou interne. Rien de plus efficace, sans doute, que de, dire à autrui : « Regarde et tu verras » ou « observe-toi et tu ressentiras. » Nous ne considérerons point cela comme de l'argumentation. Mais l'expérience brute sera, bien des fois, jugée insuffisante comme moyen de preuve ; l'un des interlocuteurs le récusera, et dès lors, la question se posera de savoir si la perception en question doit être admise ou non comme un fait. L'argumentation au sujet des inter-prétations de l'expérience entrera en jeu, et

les procédés utilisés pour convaincre l'adversaire feront évidemment partie de notre champ d'étude. Ce sera le cas dès que le mar-chand prétend défendre la blancheur d'un brillant où l'acheteur voit des reflets jaunâtres, dès que le psychiatre s'oppose aux hallucinations de son malade, dès que le philosophe expose ses raisons pour refuser l'objectivité à l'apparence.

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Le critère de ce qui constitue le fait ne sera donc pasétabli une fois pour toutes. Nous n'adopterons pas de sépa-ration fixe, à la manière de Kant, entre ce qui est donnéà l'entendement et ce qui provient de celui-ci. L'apportdu sujet sera conçu comme variable, comme pouvant faire l'objet d'un approfondissement incessant à mesure que s'affine la critique philosophique ou que les résultats de la recherche scientifique nécessitent une révision dans un domaine particulier ou dans l'ensemble de la connaissance. La distinction entre le fait et l'interprétation résultera donc pour nous de l'observation : son critère sera l'insuffisance d'accord entre les 'interlocuteurs et la discussion qui s'ensuivra.

Il est d'autres procédés pour obtenir l'adhésion qui seront également exclus de notre étude ; ce seront ceux que nous appellerons d'action directe, la caresse ou la gifle, par exemple. Mais, dès que l'on raisonne sur la gifle ou la caresse, dès qu'on la promet ou la rappelle, nous serons en présence de procédés d'argumentation relevant de nos investigations.

L'ensemble que nous voudrions étudier pourrait sans doute faire l'objet d'une recherche psychologique, vu que le résultat auquel tendent ces argumentations est un état de conscience particulier, une certaine intensité d'adhésion. Mais notre préoccupation est de saisir l'aspect logique, au sens très large du mot, des moyens mis en oeuvre, à titre de preuve, pour obtenir cet état de conscience. Par là notre but se

différencie de celui qu'une psychologie qui s'attacherait aux mêmes phénomènes se proposerait d'atteindre.

Une distinction classique oppose les moyens de convaincre aux moyens de persuader, les premiers étant conçus comme rationnels, les seconds comme irrationnels, les uns s'adressant à l'entendement, les autres à la volonté.

Pour qui se préoccupe surtout du résultat, persuader est plus que convaincre : la persuasion ajouterait à la

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conviction la force nécessaire qui seule conduira à l'action. Ouvrons l'encyclopédie espagnole. On nous dira que convaincre n'est qu'un premier stade -- l'essentiel est de persuader, c'est-à-dire d'ébranler l'âme pour que l'auditeur agisse conformément à la conviction qu'on lui a commu-niquée (1). Voyons surtout les auteurs américains qui se sont efforcés de donner des conseils, souvent judicieux, sur l'art d'influencer le public ou de se concilier les acheteurs. Dill Scott nous dira qu'il ne faut pas forcer l'adhésion à l'aide d'un syllogisme qui agit comme la menace d'un revolver. « Any man will sign a note for a thousand dollars if a revolver is held against his head and lie is threatened with death unless lie signs. The law, however, will not hold him for the payment of the note, on the ground that it was signed under duress. A man convinced by the sheer force of logic is likely to avoid the very action which would seem to be the only natural result of the conviction thus securred (2). » Pour ces auteurs, la psychologie contemporaine aurait montré, contrairement à la vue traditionnelle, que l'homme n'est pas un être logique, mais un être de suggestion (3).

Par contre, pour qui est élevé dans une tradition qui préfère le rationnel à l'irrationnel, l'appel à la raison à l'appel à la volonté, la distinction entre convaincre et persuader sera tout aussi essentielle, mais ce seront les moyens, non les résultats qui seront appréciés, et le primat sera accordé à la conviction.

(1) Enciclopedia universal, V. Oratoria.(2) Walter Dil l SCOTT, Influencing men in business. The psychology of

argument and suggestivn, Second Edition, New York, Ronald Press Cy, 1916, p. 31.

« Tout homme signera une promesse de 1.000 dollars si un revolver est tenu contre sa tête et s'il est, faute de signer, menacé de mort. La loi toutefois ne le tiendra pas pour obligé au payement de la promesse pour le motif qu'elle fut signée sous contrainte. Un homme convaincu par la seule force de la logique évitera probablement l'action qui paraîtrait la conséquence naturelle de la conviction ainsi obtenue.

(3) Walter Dill SCOTT, ibid., pp. 45-46.

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Écoutons Pascal : « Personne n'ignore qu'il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l'âme, qui sont ses deux principales puissances, l'entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l'entendement, car on ne devrait jamais consentir qu'aux vérités démontrées ; mais la plus ordinaire quoique contre la nature est celle de la volonté ; ... cette voie est basse, indigne et étrangère aussi tout le monde la désavoue. Chacun fait profession de ne croire et même de n'aimer que s'il sait le mériter (1). »

Écoutons aussi Kant :La croyance (das Füwahrhalten) est un fait de notre enten-

dement susceptible de reposer sur des principes objectifs, mais qui exige aussi des causes subjectives dans l'esprit de celui quijuge. Quand elle est valable pour chacun, en tant du moins qu'il a de la raison, son principe est objectivement suffisant et lacroyance se nomme conviction. Si elle n'a son fondement que dans la nature particulière du sujet, elle se nomme persuasion.

La persuasion est une simple apparence, parce que le principe du jugement qui est uniquement dans le sujet est tenu pourobjectif. Aussi un jugement de ce genre n'a-t-il qu'une valeur individuelle et la croyance ne peut-elle pas se communiquer (2).

... Je ne puis affirmer, c'est-à-dire, exprimer comme un jugement nécessairement valable pour chacun, que ce quiproduit la conviction. Je pense garder pour moi la persuasion, si je m'en trouve bien, mais je ne puis, ni ne dois la faire valoirhors de moi (3).

Kant oppose d'une part conviction, objectivité, science, raison, réalité, de l'autre persuasion, subjectivité, opinion, suggestion, apparence. Pour lui, sans conteste, la conviction est supérieure à la persuasion ; elle est seule communicable. Toutefois, si l'on considère l'individu isolé, la persuasion ajoute quelque chose à la conviction, en ce sens qu'elle s'empare plus totalement de l'être.

Pour les rationalistes, il y a donc supériorité de la

(1) PASCAL, Œuvres, éd. La Pléiade, « De l'art de persuader », p. 375.(2) KANT, Critique de la raison pure, trad. TREMESAYGUES et PACAUD,

Paris, Alcan, 1927,-p. 634. (3) Ibid., p. 635.

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conviction et, à ce point de vue, Pascal peut être considéré comme un rationaliste. Mais, chez Pascal, comme d'ailleurs chez Kant, une difficulté avait surgi : c'est la place à donner à la connaissance religieuse, qui ne pouvait relever, pour eux, du domaine de l 'entendement. Pascal est obligé de corriger, en quelque manière, son mépris de la persuasion

Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n'aurais gardede faire tomber sous l'art de persuader, car elles sont infiniment au-dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre dans l'âme, etpar la manière qu'il lui plaît. Je sais qu'il a voulu qu'elles entrent du coeur dans l'esprit, et non pas de l'esprit dans le coeur, pourhumilier cette superbe puissance du raisonnement (1).

Nous disons que Pascal atténue son mépris de la persuasion.On pourrait soutenir qu'il n'en est rien et que, bien au

contraire, il l 'accentue en excluant explicitement de celle-ci les vérités divines. L'intervention de la grâce n'en est pas moins une grave brèche à la hiérarchie conviction persuasion. Elle se retrouve d'ailleurs chez Kant, et pour le même motif.

A cette difficulté à laquelle se heurte le rationaliste croyant correspond une difficulté analogue pour le ratio -naliste incroyant : elle se situe dans le domaine de l'éduca -tion, celui des jugements de valeur et des normes. Il appa raît comme impossible de n'y faire appel qu'aux moyens de preuve purement rationnels ; d'autres que ceux-ci doivent donc être admis.

Il n'en reste pas moins que, pour tous les rationalistes, certains procédés d'action sont indignes d'un homme qui respecte ses semblables et ne devraient pas être utilisés, quoiqu'ils le soient fréquemment et que l'action sur « l'auto -mate » qui entraîne l 'esprit sans qu'il y pense, comme dit Pascal (2), soit la plus efficace.

(1) PASCAL, OEuvres, éd. La Pléiade, « De l'art de persuader », p. 375.(2) PASCAL, OEuvres, éd. La Pléiade, Pensées 470 (195), p. 961 (éd. BRUN-

SCHVICG, 252).

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Le sens commun, comme la tradition philosophique, nous imposent donc en quelque sorte une distinction entre convaincre et persuader qui équivaut à la différence entre raisonnement et suggestion. Mais cette distinction peut -elle nous satisfaire ? Préciser l'opposition entre conviction et persuasion exigerait la détermination des moyens de preuve que l'on considère comme convaincants, les autres étant qualifiés de moyens de persuasion, quel que soit l 'appareil logique dont ils se parent.

Dès lors, si nous sommes très exigeants quant à la' nature de la preuve, nous allons accroître le champ de la suggestion dans des proportions insoupçonnées. C'est ce qui arrive à l'auteur hollandais Stokvis qui, dans une étude récente et largement documentée, consacrée à la psychologie de la suggestion et de l'autosuggestion (1) est amené à rattacher à la suggestion toute argumentation non scientifique. C'est ce qui arrive aussi dans beaucoup de travaux sur la propagande où le côté émotif, suggestif, du phénomène est considéré comme essentiel et est seul pris en considération.

A la limite, toute délibération dans une assemblée, tout plaidoyer, tout discours politique ou religieux, la plupart des exposés philosophiques, n'agiraient que par suggestion, et le domaine de celle-ci s'étendrait à tout ce qui ne peut être basé soit sur l'expérience, soit sur le raisonnement formel.

Au contraire, si nous ne sommes pas très exigeants quant à la nature de la preuve, nous serons amenés à quali fier de « logiques » une série d'argumentations qui ne répondent pas du tout aux conditions que les logiciens considèrent aujourd'hui comme régissant leur science. C'est ce que font souvent les tenants d'autres disciplines. Le juriste américain Cardozo (2), par exemple - peu sus

(1) Berthold STOKVIS, Psychologie der suggestie en autosuggestie, Lochem, 1947.(2) Benjamin N. CARDOZO, The paradoxes of le gal Science, Columbia Uni-

versity Press, 1928, p. 8, p. 67.

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pect de ne point apercevoir le côté mouvant du droit et le rôle que joue l'ambiguïté de ses concepts - dira que la « logique déductive » s'applique à certains groupes de rai-sonnements juridiques : il semblerait que, dans son esprit, les innovations juridiques seules entraînent des argumentations extra logiques, tandis que seraient logiques les rai-sonnements basés sur l'interprétation traditionnelle. Beaucoup de juristes utilisent ainsi le terme « logique » dans une acception large et imprécise. Or cette extension du domaine de la logique n'est plus compatible avec les conceptions de la logique moderne. C'est donc, au lieu de faire la part trop grande à la suggestion, faire à la logique une part que les logiciens actuels ne sont plus disposés à accepter.

Cet examen nous incite à conclure que l'opposition conviction-persuasion ne peut suffire quand on sort des cadres d'un rationalisme étroit et que l'on examine les divers moyens d'obtenir l'adhésion des esprits: On constate alors que celle-ci est obtenue par une diversité de procédés de preuve qui ne peuvent se réduire ni aux moyens utilisés en logique formelle ni à la simple suggestion.

En fait, le développement de la logique moderne date du moment où, pour étudier les procédés de raisonnement, les logiciens se sont mis à analyser la façon de raisonner des mathématiciens ; c'est d'une analyse des raisonnements utilisés dans les sciences formelles, les sciences mathématiques, que résulte la conception actuelle de la logique ; ce qui implique que toute argumentation

qui n'est pas utilisée en sciences mathématiques n'apparaît pas non plus en logique formelle.

Si cette analyse des sciences formelles a été si féconde, ne pourrait-on entreprendre une analyse semblable dans le domaine de la philosophie, du droit, de la politique et de toutes les sciences humaines ? Cela n'aurait-il pas pour résultat de soustraire l'argumentation utilisée dans ces sciences à une assimilation à des phénomènes de sugges-

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tion - ce qui implique généralement quelque méfiance, ou à une assimilation à la logique qui, dans sa structure actuelle, doit nécessairement répudier ce genre de raison-nements ?

Ne pourrait-on prendre dans les disciplines des sciences humaines des textes considérés comme étant traditionnellement des modèles d'argumentation, et en dégager expérimentalement les procédés de raisonnement que nous considérons comme convaincants ? Il est vrai que les conclusions auxquelles aboutissent ces exposés n'ont pas la même force contraignante que les conclusions des mathématiciens, mais faut-il, pour cela, dire qu'elles n'en ont aucune, et qu'il n'y a pas moyen de distinguer la valeur des arguments d'un bon ou d'un mauvais discours, d'un traité de philosophie de premier ordre ou d'une dissertation de débutant ? Et ne pourrait-on systématiser les observations ainsi faites ?

Ayant donc entrepris cette analyse de l'argumentation dans un certain nombre d'ouvrages, spécialement philosophiques, et dans certains discours de nos contemporains, nous nous sommes rendu compte, en cours de travail, que les procédés que nous retrouvions étaient, en grande partie, ceux de la Rhétorique d'Aristote ; en tout cas, les préoc-cupations de ce dernier s'y rapprochaient étrangement des nôtres.

Ce fut pour nous à la fois une surprise et une révélation. En effet, le mot « rhétorique » a complètement disparu du vocabulaire philosophique. On ne le trouve pas dans le Vocabulaire phitosophique de Lalande (1), alors que tant de termes connexes à la philosophie ou quasi hors d'usage y sont dûment présentés.

Dans tous les domaines, le terme « rhétorique » évoque la suspicion et s'allie généralement à quelque mépris. Pio Baroja, voulant décrire l'Humorisme qu'il apprécie, ne trouve d'autre antithèse plus adéquate

(1) 5, édit., Paris, 1947.

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que de l 'opposer, tout au long d'essais pleins de verve, à la Rhétorique, ornementale et figée (1).

Pendant les cent dernières années, les traités de Rhéto -rique n'ont pas manqué. Mais les auteurs croient devoir s'excuser dans leur préface de consacrer leurs efforts à un sujet tellement indigne. On ne cèle pas toujours qu'il n 'es t d 'autre ra ison à donner , s i ce n 'es t que la mat ière fait objet d'enseignement. C'est sous la protection officielle des règlements que la Rhétorique paraît survivre (2). D'ailleurs, la plupart du temps, les auteurs ne savent pas très bien en quoi consiste l'objet de leur ouvrage ; beaucoup mêlent, sans rime ni raison, l 'étude du syllogisme à celle des figures de style. Ce n'est pas à dire qu'ils manquent tous de goût, de culture ou d'intelligence ; mais l 'objet de leurs efforts semble se dérober à leur prise.

L'un des derniers auteurs qui ait apporté quelque chose de constructif en rhétorique, l'archevêque anglais Whately, écrivant en 1828, se sent également obligé de présenter des excuses au public. Mais les termes en sont à méditer. On verra qu'ils peuvent nous encourager à persévérer dans notre entreprise. Voici comment s'exprime Whately dans l 'Introduction à ses Elemenls of Rhetoric

The title of « Rhetoric » I have thought it best on the whole to retain, as being that by which the article in the Encyclopaedia (3) is designed ; though it is in some respects open to objection. Besides that it is rather the more commonly employed in reference to public speaking alone, it is also apt to suggest to many minds an associated idea of empty declamation, or of dishonest artifice.

The subject indeed stands perhaps but a few degrees above

(1) Pio BAROJA, La caverna del Humorismo, Madrid, Rafael Caro Raggio, 1920, pp. 50, 87, 89, 111, 137, 201, t80.

(2) Eugène MAGNE, La rhétorique au XIXe siècle, Paris, 1838, Préface, p. 5 « Dans le Journal de t'instruction publique on disait, en 1836, que la rhétorique, sans la protection officielle des règlements universitaires, serait aujourd'hui morte en France. n

(3) il s'agit d'un article sur le même sujet publié par WHATELY dansl'Encyclopaedia metropolitana.

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logic in popular estimation ; the one being generally regarded by the vulgar as the art of bewildering the learned by frivoloussubtleties ; the other, that of deluding the multitude by spurious falsehood (1).

Or nous savons comment la logique s'est développée . pendant les cent dernières années, en cessant d'être une répétition de vieilles formules, et comment elle est devenue une des branches les plus vivantes de la pensée philosophique.

N'avons-nous pas le droit d'espérer que, en utilisant pour l 'étude de la rhétorique la même méthode que celle qui a réussi en logique, la méthode expérimentale, nous parviendrons également à reconstruire la rhétorique et à la rendre intéressante ? Nous dirons plus loin pourquoi nous sommes fondés à croire que l'état actuel des recherches philosophiques et les notions nouvelles qu'elles ont permis d'élaborer sont particulièrement propices à ce travail.

Revenons, pour un instant, à Aristote, dont la Rhétorique, avons-nous dit, se rapproche fort de nos problèmes.Alors que, dans les Anatytiques, Aristote se préoccupedes raisonnements concernant le vrai, et surtout le nécessaire, « la fonction de la Rhétorique », nous dit-il, « est detraiter des sujets dont nous devons délibérer et sur lesquelsnous ne possédons point de techniques, devant des auditeurs qui n 'ont pas la faculté d ' inférer par de nombreux

(1) Richard D. D. WHATELY, Elements of Rhetoric, Oxford, 1828, Préface, p. i:« Après tout, j'ai pensé préférable de conserver le titre de « Rhétorique »

comme étant celui par lequel est désigné l'article dans l'Encyclopédie ; bien que, à certains égards, il soit sujet à objection. Outre qu'il est utilisé le plus généralement comme se référant uniquement au discours public, il est susceptible aussi de suggérer à beaucoup d'esprits une idée associée de déclamation vide ou d'artifice malhonnête.

« En effet, le sujet est peut-être quelques degrés seulement au-dessus de la logique dans l'estime populaire; l'une étant généralement considérée par le vulgaire comme l'art de troubler les savants par de frivoles subtilités ; l'autre, celui de tromper la multitude par des mensonges spécieux. »

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degrés et de suivre un raisonnement depuis un point éloigné (1). »

La rhétorique aurait donc, selon Aristote, une raison d'être, soit à cause de notre ignorance de la manière technique de traiter un sujet, soit à cause de l'incapacité des auditeurs à suivre un raisonnement compliqué. En fait, son objet est de nous permettre de soutenir nos opinions et de les faire admettre par autrui. La rhétorique n'a donc pas pour objet le vrai, mais l'opinable, qu'Aristote confond d'ailleurs avec le vraisemblable (2).

Remarquons tout de suite que cette conception qui fonde la rhétorique sur l'ignorance et sur le probable, à défaut du vrai et du certain -- et qui ne fait aucune place au jugement de valeur - la met, de prime abord, dans un état d'infériorité qui expliquera son déclin ultérieur. Au lieu de s'occuper de la rhétorique et des opinions trom-peuses, ne vaut-il pas mieux, à l'aide de la philosophie, chercher à connaître le vrai ? La lutte entre la logique et la rhétorique est la transposition, sur un autre plan, de l'opposition entre l'alétheia et la doxa, entre la vérité et l'opinion, caractéristique du Ve siècle avant J.-C.

L'introduction de la notion de jugement de valeur change l'aspect du problème, et c'est l'une des raisons pour lesquelles, aujourd'hui, l'étude de la rhétorique pourrait être reprise sur nouveaux frais. Nous inclinons, par ailleurs, à croire que cette étude pourrait éclairer la notion même de jugement de valeur dont le droit de cité en philosophie paraît définitivement acquis, mais dont il est bien difficile de fournir des caractéristiques

précises, susceptibles d'un accord suffisant.En tout état de cause, cette notion a modifié

les données du rapport « logique-rhétorique », et ne permet plus la

(1) ARISTOTE, Rhétorique, liv. I, 1357 a, trad. Médéric DUFOUR, Collection des Universités de France, Paris, 1932.

(2) Cf. ARISTOTE, Rhétorique, liv. le t ; Topiques, liv. let, liv. VIII ; Premiers analytiques, II.

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subordination de la seconde à la première. Nous verrons d'ailleurs que d'autres conséquences résultent de l'introduction de la notion de jugement de valeur dans le débat. C'est elle, tout d'abord, qui nous permettra d'éclairer et de justifier les difficultés éprouvées par les anciens dans la compréhension des genres oratoires.

En effet, pour les anciens, il y avait trois genres oratoires le délibératif, le judiciaire, et l'épidictique; Le délibératif porte sur l'utile et concerne les moyens d'obtenir l'adhésion des assemblées politiques ; le judiciaire porte sur le juste et concerne l'argumentation devant les juges ; l'épidictique, tel qu'il est représenté par le panégyrique des Grecs, et la laudatio funebris des Latins, porte sur l'éloge ou le blâme, le beau et le laid, mais à quoi vise-t-il ? C'est ici que les anciens se trouvèrent dans un grand embarras (1). On en retrouve l'écho chez Quintilien. S'opposant à Aristote, il croit que le genre épidictique n'est pas borné au seul plaisir des auditeurs, mais les arguments qu'il donne sont faibles et embarrassés ; Quintilien voit surtout que l'existence du genre « montre bien l'erreur de ceux qui croient que l'orateur ne parle jamais que sur des matières dou-teuses (2) ».

En effet, pour l'Antiquité - si l'on excepte la

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tradition des grands sophistes - rien n'était plus sûr que l'appréciation morale. Alors que les genres délibératifs et judiciaires supposaient un adversaire, donc un combat, qu'ils visaient à obtenir une décision sur une question controversée, et que l'usage de la rhétorique s'y justifiait par l'incertitude et l'ignorance, comment comprendre le genre épidictique, portant sur des choses certaines, incontestables, et qu'aucun adversaire ne conteste ? Les anciens ne pouvaient voir que ce genre portait, non sur le vrai, mais sur des jugements de valeur auxquels on adhère avec

(1) CICÉRON, De Oratore, liv. I, 31 ; liv. II, 10, I1, 12.(2) QUINTILIEN, Institution oratoire, trad. Henri BORNECQUE, Paris, Garnier, t. I,

liv. III, chap. VII, § 3, p. 373.

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une intensité variable. Il est donc toujours important de confirmer cette adhésion, de recréer une communion sur la valeur admise. Cette communion, si elle ne détermine pas un choix immédiat, détermine toutefois des choix virtuels. Le combat que livre l 'orateur épidictique est un combat contre des objections futures ; c'est un effort pour maintenir la place de certains jugements de valeur dans la hiérarchie ou éventuellement leur conférer un statut supé rieur. A cet égard, le panégyrique est de même nature que l 'exhortation éducative des plus modestes parents. Aussi le genre épidictique est-il central dans la rhétorique.

Ne voyant pas nettement de but au discours épidict ique, les anciens étaient donc enclins à le considérer uni quement comme une sorte de spectacle, visant au plaisir des spectateurs et à la gloire de l 'orateur, par la mise en valeur des subtilités de sa technique. Celle-ci devient donc un but en soi. Aristote lui-même ne semble saisir que l'aspect agrément, apparat, du discours épidictique. Il ne perçoit pas que les prémisses sur lesquelles s'appuient les discours délibératifs et judiciaires, dont l'objet lui paraît s i important , sont des jugements de valeur. Or ces pré misses, il faut que le discours épidictique les soutienne, les confirme. C'est le rôle aussi bien du panégyrique que des discours plus familiers ayant pour objet l'éducation des enfants. Leur objet est identique à tous les degrés.

On retrouve cet embarras en face de l'épidictique chez 'Whately. Et ce n'est guère étonnant. Il reproche à Aristote d'avoir attribué trop d'importance à ce genre qui n'a d'autre but que d'exciter l 'admiration pour l 'orateur (1). Notre auteur n'a garde évidemment de rapprocher l'éloge de l'exhortation sacrée.

Il n'est pas douteux que le discours épidictique puisse avoir pour effet de mettre en valeur celui qui le prononce.

(1) Richard D. D. WHATELY, Elements of Rhetoric, Oxford. 1828, Part. 111, chap. 1, § 6, p. 198.

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C'en est une conséquence fréquente. Mais à vouloir en faire le but même du discours, on risque de prêter le flanc au ridicule. C'est ce que La Bruyère dit incisivement

Celui qui écoute s'établit juge de celui qui prêche, pour

condamner ou pour applaudir, et n'est pas plus converti par le discours qu'il favorise que par celui auquel il est contraire (1)- ils sont touchés au point de résoudre dans leur cœur, sur le sermon de Théodore, qu'il est encore plus beau que le dernier qu'il a prêché (2).

Sans doute, l 'orateur est le point de mire et une certaine gloire peut lui être impartie. Mais à y regarder de près, nous verrons que, pour prononcer le discours épidictique qui peut lui donner cette gloire, l 'orateur devra déjà avoir un prestige préalable, prestige dû à sa personne ou à sa fonction. Qui le veut ne peut sans ridicule ou honte pro noncer un panégyrique. On ne demandera pas à quelqu'un justification de ce qu'il essaye de défendre un innocent ou de se défendre lui-même, mais on demandera à celui qui veut prononcer un éloge funèbre, quelle est sa qualité - encore qu'il suffise évidemment qu'elle existe aux yeux des auditeurs, quelque minime qu'elle puisse objectivement nous paraître. De même l 'enfant qui voudrait faire de la morale à ses frères aînés serait couvert de quolibets.

Si, donc, le discours épidictique peut avoir et a souvent pour conséquence la gloire de l'orateur, ce n'est que parce qu'il a une autre fin : de même que l'héroïsme ne peut avoir pour conséquence la réputation que parce qu'il existe une autre fin à l'héroïsme. Nous touchons ici au problème géné ral de la distinction entre la fin et la conséquence, essentiel dans le domaine de l'argumentation rhétorique, et sur lequel nous aurons à revenir.

C'est cette incompréhension du rôle et de la nature du discours épidictique - qui, ne l'oublions pas, existait bel

(1) LA BRUYÈRE, Œuvres, éd. La Pléiade, Caractères, De la chaire, 2, p. 456. (2) Ibid., 11, p. 460.

14 RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE

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et bien, et s'imposait donc à l'attention - qui a encouragé le développement des considérations littéraires en rhétorique et a favorisé, entre autres causes, l'écartèlement de celle-ci entre deux tendances, l'une philosophique, visant à intégrer dans la logique les discussions sur les matières controversées, parce que incertaines, et où chacun des adversaires cherche à montrer que son opinion a pour elle la vérité ou la vraisemblance, l'autre, littéraire, visant à développer l'aspect artistique du discours et préoccupée surtout des problèmes de l'expression.

La première tendance passerait par Protagoras et par Aristote, disant que « le vrai et ce qui lui ressemble relèvent de la même faculté » (1) pour aboutir à l'archevêque Whately. La seconde passerait par Isocrate et nos maîtres de style pour aboutir à Jean Paulhan (2) et à I. A. Richards (3).

Dans cet écartèlement de la rhétorique nous retrouvons, en quelque manière, un aspect des empiétements de la logique et de la suggestion sur le domaine d'argumentation qui nous intéresse.

Ayant donc marqué le lien entre nos préoccupations et la rhétorique telle qu'Aristote l'avait, pensons-nous, souhaitée - encore qu'il l'ait inclinée vers une logique du vraisemblable - nous nous servirons désormais du terme « rhétorique » pour désigner ce que l'on aurait pu appeler aussi la logique du préférable. Nous préciserons, comme nous l'avons dit plus haut, que nous ne croyons pas

utile, actuellement, de nous intéresser à tous les facteurs qui influencent l'assentiment et que notre but sera, à certains

(1) ARISTOTE, Rhétorique, liv. I, 1355 a, trad. Médéric DUFOUR, Col lect ion des Universités de France, Paris, 1932.

(2) Cf. Jean PAULHAN, Les fleurs de Tarbes ou la terreur dans les lettres, Gallimard, 1941.

(3) Cf. I. A. RICHARDS, Mencius on the mind, London, Kegan Paul, Trench, Trubner and Co., 1932 ; The Philosophy o f Rhetoric, Oxford University Press, 1-936.

LOGIQUE ET RHÉTORIQUE 17

égards, plus limité que celui de la Rhétorique d'Aristote. N'oublions pas que certains chapitres de sa Rhétorique appartiendraient nettement, aujourd'hui, au domaine de la psychologie. Nous voudrions, répétons-le, étudier les argumentations par lesquelles on nous convie à adhérer à une opinion plutôt qu'à une autre. Il suffit de lire les travaux contemporains pour voir que tous ceux qui s'occupent d'argumentation dans le domaine éthique ou esthétique ne peuvent limiter celle-ci aux preuves admises dans les sciences déductives ou expérimentales. Ils sont obligés d'étendre le mot « preuves » pour englober ce que nous appellerions les preuves rhétoriques. Nous ne citerons que deux ouvrages caractéristiques à cet égard, que nous choisissons parce qu'ils touchent de très près à notre problème. Celui de Mme Ossowska, qui analyse finement la question des preuves en matière de normes morales, mais qui, ne pouvant se résoudre définitivement à' ne pas fonder ces normes dans l'absolu est heurtée par ce qu'elle considère comme de «fausses preuves», des « pseudo-preuves »(I), et celui de Stevenson, qui voit la nécessité d'admettre des « substituts de preuve » (2) et dont les schémas de discussion en matière éthique

CH. PERELMAN ET L. OLBRECHTS-TYTECA 2

16 RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE

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présentent un intérêt- direct pour nos recherches.

Forcé, donc, à étendre le sens du mot « preuve », dès que l'on s'occupe de sciences humaines, on est amené à y englober tout ce qui n'est pas suggestion pure et simple, que l'argumentation utilisée relève soit de la logique, soit de la rhétorique.

C'est, cependant, en les opposant à la logique que l'on parviendra le mieux à caractériser les moyens de preuve particuliers que nous appellerons rhétoriques. Tâchons donc d'indiquer quelques-unes de ces oppositions.

(1) M. OSSOWSKA, Podstawy Nauki o Moralnosci (Les fondements d'une science de la morale), Varsovie, Czytelnik, 1947, pp. 132-133.

(2) Charles L. STEVENSON, Ethics and Language, New Haven, Yale Univer-sity Press, 1945, p. 27.

CH. PERELMAN ET L. OLBRECHTS-TYTECA 2

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18 RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE

La rhétorique, dans notre sens du mot, diffère de la logique par le fait qu'elle s'occupe non de vérité abstraite, catégorique ou hypothétique, mais d'adhésion. Son but est de produire ou d'accroître l'adhésion d'un auditoire déterminé à certaines thèses et son point de départ sera l'adhésion de cet auditoire à d'autres thèses. (Notons une fois pour toutes, que si notre terminologie utilise les termes d' « orateur » et d' « auditoire » c'est simple commodité d'exposition, et qu'il faut englober sous ces vocables tous les modes d'expression verbale, tant parole qu'écriture.)

Pour que l'argumentation rhétorique puisse se développer, il faut que l'orateur attache du prix à l'adhésion d'autrui et que celui qui parle ait l'oreille de ceux auxquels il s'adresse : il faut que celui qui développe sa thèse et celui qu'il veut gagner forment déjà une communauté, et cela par le fait même de l'engagement des esprits à s'intéresser à un même problème. La propagande, par exemple, implique que l'on attache du prix à convaincre, mais cet intérêt peut être unilatéral ; celui qui est visé par la propagande n'a pas nécessairement le désir d'écouter. Aussi, au premier stade, avant que l'argumentation ne s'engage véritablement, aura-t-on recours aux moyens nécessaires pour forcer l'attention :

nous serons au seuil de la rhétorique.Le fait même d'intéresser autrui à une

certaine question peut déjà requérir de grands efforts d'argumentation songeons par exemple au célèbre fragment des Pensées

dans lequel Pascal cherche à convaincre le lecteur de l'importance du problème de l'immortalité de l'âme (1).

Vaut-il ou non que l'on soit écouté ? Discussion qui pourrait requérir elle-même une argumentation pour justifier sa mise en train ; et ainsi, de condition préalable en condition préalable, le débat semblerait devoir remonter

(1) PASCAL, OEuvres, éd. La Pléiade, Pensées, 334 (C 217), p. 910 (éd. BRUNSCHVICG, 195) et 335 (C 217), p. 911 (éd. BRUNSCHVICG, 194).

indéfiniment. C'est la raison pour laquelle toute sociétébien organisée possède une série de procédures ayant pourbut de permettre à la discussion de commencer : les insti-tutions politiques, judiciaires, d'enseignement, pourvoientà ces conditions objectives préalables. Elles ont pour avan-tage d'ailleurs d'engager au minimum les participants : lesinstitutions diplomatiques, par exemple, permettent deséchanges de vues qui compromettraient beaucoup pluslourdement des personnes qui n'y seraient pas appeléespar leur fonction.

Puisque l'argumentation rhétorique vise à l'adhésion,

elle dépend essentiellement de l'auditoire

JLOGIQUE ET RHÉTORIQUE 19

(1) Cf. plus haut, trime OSSOWSKA.

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auquel elles'adresse, car ce qui sera admis par un

auditoire ne le serapas par un autre ; et ceci concerne non

seulement lesprémisses du raisonnement mais encore chaque

chaînonde celui-ci, et enfin le jugement même qui

sera porté surl'argumentation dans son ensemble. Nous touchons ici à certaines questions essentielles. Souvent, ce que certains auteurs qualifient de « pseudo-argument » (1) sont des arguments qui produisent de l'effet et n'en devraient pas produire selon la conviction de celui qui les étudie, parce que celui-ci ne fait pas partie de l'auditoire auquel ils sont destinés.

Il se peut même que l'orateur lui-même ne fasse pas partie de cet auditoire. Il est possible, en effet, que l'on cherche à obtenir l'adhésion en se basant sur des prémisses dont on n'admet pas soi-même la validité. Cela n'implique point hypocrisie, car on peut avoir été convaincu par d'autres arguments que ceux qui pourront convaincre les personnes auxquelles on s'adresse. Quintilien, juriste de profession, ne pouvait l'ignorer, mais, pédagogue soucieux de faire de son institution oratoire école de vertu, il croit devoir s'ingénier à concilier ces trois exigences qu'il craint malgré tout contradictoires : vertu de l'orateur, sincé-

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RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIErité, adaptation aux caractères des divers auditoires (1).

En réalité, un libre penseur pourra parfaitement bien exalter la dignité de la personne humaine devant des auditeurs catholiques à l'aide d'arguments qui s'appuieront sur la tradition spirituelle de l'Église, alors que ce ne sont pas ceux-ci qui l'ont impressionné lui-même. On peut d'ailleurs aussi avoir été convaincu par l'évidence. Or si la rhétorique n'a pas à s'exercer quand le fait paraît s'imposer à tous, elle doit intervenir quand l'un des interlocuteurs seul admet cette évidence et a fondé sur elle sa conviction. Ici, non plus, il n'y a pas d'hypocrisie.

Un important chapitre de la rhétorique, basé entièrement sur la notion d'accord, combinée avec celle d'auditoires particuliers, sera celui des preuves admises explicitement par l'adversaire avant que la discussion ne s'engage. Par le fait même qu'il les exige, l'interlocuteur marque son accord quant à leur caractère probant et leur donne une valeur éminente. L'orateur peut s'en prévaloir. C'est ce que fait cet industriel américain avisé qui, avant d'entamer une discussion importante, fait mettre par ses adversaires leurs objections au tableau noir (2). Réclamer des arguments déterminés équivaut à donner les conditions de son adhésion. Nous sommes ici dans un domaine caractéristique de l'argumentation rhétorique.

Deux auditoires méritent une attention spéciale en raison de leur intérêt philosophique.

C'est celui constitué par une seule personne et celui constitué par l'humanité tout entière.

Quand il s'agit d'obtenir l'assentiment d'une seule personne, on ne peut, par la force même des choses, utiliser la même technique d'argumentation que devant un grand

(1) Cf. QUINTILIEN, Institution oratoire, liv. III, chap. VII, VIII ; liv. V,chap. XII ; liv. XII.

(2) Cité par Dale CARNEGIE dans Public Speaking and Influencing men

in Business ; p. 344 de la traduction française de Maurice BEERBLOCK

et Marie DELCOURT, Liége, Desoer, 1950.

LOGIQUE ET RHÉTORIQUE 21

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auditoire. Il faut s'assurer à chaque pas de l'accord de l'interlocuteur en lui posant des questions, en répondant à ses objections ; le discours se transforme en dialogue. C'est la technique socratique opposée à celle de Protagoras, c'est aussi celle que nous utilisons quand nous délibérons seuls et envisageons le pour et le contre de solutions possibles dans une situation délicate.

L'illusion que produit cette méthode consiste en ce que, du fait que l'interlocuteur admet chaque chaînon de l'argumentation, on croit ne plus être dans le domaine de l'opinion mais dans celui de la vérité, et l'on est convaincu que les propositions que l'on avance sont bien plus solidement fondées que dans l'argumentation rhétorique où l'épreuve de chaque argument ne peut se faire. L'art de Platon a favorisé la propagation de cette illusion et l'identification, dans les siècles postérieurs, de la dialectique avec la logique, c'est-à-dire d'une technique qui s'occupe du vrai et non de l'apparent, comme le fait la rhétorique (1).

L'auditoire universel a cette caractéristique qu'il n'est jamais réel, actuellement existant, qu'il n'est donc pas soumis aux conditions sociales ou psychologiques du milieu environnant, qu'il est plutôt idéal, un produit de l'imagination de l'auteur et que, pour obtenir l'adhésion de pareil auditoire, on ne peut se servir que de prémisses admises par tout le monde ou du moins par cette assemblée hypercritique, indépendante des contingences de temps et de lieu, à laquelle on est supposé s'adresser. L'auteur doit d'ailleurs être inclus lui-même dans cet auditoire qui ne sera convaincu que par une argumentation qui

se prétend objective, qui se base sur des « faits », sur ce qui est considéré comme vrai, sur des valeurs universellement admises. Argumentation qui donnera à son exposé un cachet scientifique ou philosophique que ne possèdent pas les argu-

(1) Pour l'histoire de la dialectique, cf. Karl DURR, Die Entwicklung der Dialektik, Dialectica, vol. I, n° 1, pp. 45-62.

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22 RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE

mentations s'adressant à des auditoires plus

particuliers.Mais, de même qu'il arrive très souvent qu'on ait, simultanément, plusieurs interlocuteurs, qu'en discutant avec un adversaire on cherche aussi à convaincre les personnes qui assistent à la. discussion, de même il arrive nécessairement que l'auditoire universel auquel on est censé s'adresser coïncide, en fait, avec un auditoire particulier que l'on connaît et qui transcende les quelques oppositions dont on a actuellement conscience. En fait, nous nous fabriquons un modèle de l'homme - incarnation de la raison, de la science particulière qui nous préoccupe ou de la philosophie - que nous cherchons à convaincre, et qui varie avec notre connaissance des autres hommes, des autres civilisations, des autres systèmes de pensée, avec ce que nous admettons être des faits indiscutables ou des vérités objectives. C'est la raison, d'ailleurs, pour laquelle chaque époque, chaque culture, chaque science, et même chaque individu,' a son auditoire universel.

Quand on est censé s'adresser à un pareil auditoire, on peut toujours en exclure certains êtres qui n'admettraient pas notre argumentation en les qualifiant d'anormaux ou de monstres qu'il faut renoncer à convaincre. Nous jugeons les hommes d'après les jugements de valeur qu'ils émettent ; nous nous réservons aussi de les juger d'après la valeur qu'ils attribuent à notre argumentation. En poussant nos exigences, nous passerons, en .réalité, de l'auditoire universel à

l'auditoire d'élite. C'est ainsi que Pascal admet que seuls les bons peuvent comprendre comme il le faut les prophéties : « ... les méchants, prenant les biens promis pour matériels, s'égarent, malgré le temps prédit clairement, et les bons ne s'égarent pas. Car l'intelligence des biens promis dépend du coeur, qui appelle « bien » ce qu'il aime ; mais l'intelligence du temps promis ne dépend point du coeur » (1).

(1) PASCAL, OEuvres, éd. La Pléiade, Pensées, 589 (17), p. 1019 (éd. BRUN-

SCHVICG, 758).

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LOGIQUE ET RHÉTORIQUE 23

Si le caractère de l'auditoire est primordial dans l'argumentation rhétorique, l'opinion que cet auditoire a de l'orateur joue un rôle tout aussi important, alors qu'en logique elle n'intervient pas. Il est impossible à l'argumen-tation rhétorique d'échapper à l'interaction entre l'opinion que l'auditoire a de la personne de l'orateur et celle qu'il a des jugements et arguments de ce dernier. Qu'on l'appelle compétence, autorité, prestige, cette qualité de l'orateur ne jouera jamais comme une grandeur constante ; toujours, et à chaque instant du temps, elle sera influencée par les assertions mêmes qu'elle doit étayer. En logique, comme en science, nous pouvons croire que nos idées sont la reproduction du réel, ou expriment le vrai, et que notre personne n'intervient pas dans nos assertions ; la proposition n'est pas conçue comme un acte de la personne. Mais ce qui distingue précisément la rhétorique, c'est que la personne a contribué à la valeur de la proposition par son adhésion même. Une proposition honteuse jette l'opprobre sur celui qui l'énonce et l'honorabilité de celui qui l'énonce donne du poids à une proposition. Accuser à notre tour, quiconque nous accuse, dit Aristote, « car ce serait l'absurdité même que l'accusateur fût jugé indigne de confiance et que ses paroles méritassent confiance (1) ». Cette interaction n'est pas limitée aux jugements moraux ou esthétiques. Elle s'étend à l'ensemble de l'argumentation : de même que la personnalité de l'orateur garantit le sérieux de l'argu-mentation, inversement une argumentation faible ou maladroite diminue l'autorité de l'orateur. Le prestige de l'orateur n'agit que dans la mesure où celui-ci consent à

l'engager. Un accroissement de prestige peut résulter du discours, mais, à chaque énoncé, une partie de ce prestige est exposée au risque.

Il existe, toutefois, des cas extrêmes où cette interac-

(1) ARISTOTE, Rhétorique trad. VOILQUIN et CATELLE, Paris, Garnier, liv. III,chap. XV, 7.

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tion entre l 'affirmation et la personne qui l 'émet ne joue pas; c 'est, d'une part, lorsque l 'énoncé concerne un fait objectif ; d'autre part, quand la personne qui affirme est considérée comme parfaite. « Une erreur de fait jette un homme sage dans le ridicule », nous dit La Bruyère (1) ; « un fait est plus respectable qu'un lord-maire » nous dit le proverbe. Le fait - à condition d'être reconnu unanimement comme tel, soulignons-le - s'impose donc sans subir de choc en retour. Il constitue une des limites où l'interac tion entre personne et jugement ne joue plus. C'est aussi le point où nous sortons de la rhétorique, car l 'argumen tation cède le pas à l'expérience. Mais l'autre limite à l'interaction existe aussi : tout ce que Dieu di t ou fai t ne peut être que le meilleur possible ; l 'acte ou le jugement ne réagissent donc plus sur la personne. A cette limite également nous sommes en dehors du champ de la rhétorique.

Mais qu'advient-il lorsque ce qui est qualifié de fait s 'oppose à ce qui est qualifié de divin ? Leibniz nous en propose l 'hypothèse. Voulant prouver que la mémoire ne doit pas nécessairement survivre à l'homme, il imagine que « on pourrait former une fiction, peu convenable à la vérité, mais possible au moins, qui seroit qu'un homme au jour du jugement crût avoir esté méchant, et que le même parût vray à tous les autres esprits crees, qui fussent à portée pour en juger, sans que la vérité y fût : osera-t-on dire que le supreme et juste juge, qui sauroit seul le contraire, pourroit damner cette personne et juger contre ce qu'il sait ? Cependant il semble que cela suivroit de la notion que vous donniés de la personalité morale. On dira peutestre, que si Dieu juge contre les apparences, il ne sera pas assez glorifié et fera de la peine aux autres mais on pourra repondre qu'il est luy-même son unique et supreme

(1) LA BRUYÈRE, OEuvres, éd. La Pléiade, Les caractères, Des jugements, 47, p . 379.

LOGIQUE ET RHÉTORIQUE 25

loy et que les autres doivent juger en ce cas qu'ils se sont trompés (1) ».

On voit donc que, pour Leibniz, si Dieu s'oppose à ce que l'on considère comme fait, celui-ci sera qualifié d' « ap -parences », c'est-à-dire que nous sommes ici en pleine argu-mentation rhétorique. Au lieu d'adopter la solution de Leibniz, on pourrait argumenter de manière inverse et soutenir que -ce Dieu n 'est pas Dieu et qu' i l s 'agi t d 'une attribution trompeuse de la qualité d'Être parfait.

Notons ici l 'intérêt que présentent pour notre étude tous les raisonnements mettant en cause l 'Être parfait. Ce sont toujours des raisonnements à la limite qui permet tent de discerner la direction de raisonnements plus usuels.

L'interaction entre l 'orateur et ses jugements explique à suffisance l'effort que fait l'orateur pour gagner, en faveur de sa personne, les sympathies de l'auditoire. On comprend ainsi l'importance de l'exorde en rhétorique, spécialement lorsqu'il s'agit d'argumentation devant un auditoire non universel, alors que - en logique - l 'exorde est inutile.

Cette interact ion entre celui qui parle et ce qu' i l di t n'est qu'un cas particulier de l 'interaction générale entre l'acte et la personne qui non seulement affecte tous les participants au débat mais qui constitue le fondement de la plupart des arguments utilisés ; ceux-ci ne sont, euxmêmes, qu'un cas particulier d'une argumentation plus générale encore portant sur l'interaction de l'acte et de l'essence. On retrouve ici toute la philosophie traditionnelle concernant ces rapports fondamentaux.

Les techniques utilisées pour dissocier l'acte et la per -sonne - dissociation toujours limitée et toujours précaire - et visant donc à freiner l 'interaction, seront d'intéressants objets d'étude. Nous avons vu qu'il existe deux limites où l'interaction ne joue plus, le fait et la personne divine.

(1) LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l'entendement, OEuvres, éd. Gerhardt, 5• vol., Berlin, 1882, p. 226.

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26 RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE

Mais entre ces deux extrêmes se placent des cas où l 'inten -sité de l 'interaction est diminuée grâce à une série de tech -niques sociales. Nous pourrions ranger, parmi ces dernières, le préjugé. Dans une large mesure, les actes seront inter prétés suivant un préjugé favorable ou défavorable, et ne réagiront donc pas, comme ils devraient le faire, sur l'estime que l'on accorde à la personne qui les accomplit. Il en découle la nécessité de recourir à une contre-technique celui qui veut, par exemple, blâmer un acte devra montrer que son jugement n'est pas déterminé par un préjugé défavorable. Rien de plus efficace à cet effet que de prodiguer à celui que l'on veut critiquer un certain nombre d'éloges. Nous voyons immédiatement que ceux-ci ne sont pas, en rhétorique, pure condescendance ou amabilité, comme ils le seraient s'ils étaient insérés dans le cadre d'une argumentation purement formelle.

Ce qui distingue, en outre, la logique de la rhétorique, c'est que, alors que dans la première on raisonne toujours à l'intérieur d'un système donné, supposé admis, dans une argumentation rhétorique tout peut toujours être remis en question; on peut toujours retirer son adhésion ce que l 'on accorde est un fait , non un droit .

Tandis que, en logique, l 'argumentation est contrai gnante, il n'y a pas de contrainte en rhétorique. On ne peut être obligé d'adhérer à une proposition ou obligé d'y renoncer à cause d'une contradiction à laquelle on serait acculé. L'argumentation rhétorique n'est pas contraignante parce qu'elle ne se déroule pas à l ' intérieur d'un système dont les prémisses et les règles de déduction sont uni voques et fixées de manière invariable.

A cause de ces caractères du débat rhétorique, la notion de contradiction doit y être remplacée par celle d'incompa -tibilité. Cette distinction entre contradiction et incompa- tibilité rappelle, en quelque manière, la distinction leib -nizienne entre la nécessité logique, dont l 'opposé implique contradiction, et la nécessité morale. Les vérités nécessaires

LOGIQUE ET RHÉTORIQUE 27

de Leibniz sont celles que personne, même Dieu, ne peut modifier; c'est un système donné une fois pour toutes. I l n 'en est pas de même de la nécessi té morale où on ne rencontre que des incompatibles et où un élément peut toujours être modifié.

Cette nécessité n'est point opposée à la contingence ; ce n'est pas celle qu'on appelle logique, géométrique; ou métaphysique, dont l'opposé implique contradiction. M. Nicole s'est servi quelque part d'une comparaison qui n'est point mauvaise. L'on compte pour impossible qu'un magistrat sage et grave, qui n'a pas perdu le sens, fasse publiquement une grande extravagance, comme serait, par exemple, de courir les rues tout nu, pour faire rire (1).

Il va de soi que l'impossibilité dont parle M. Nicole est une impossibilité purement morale, une incompatibilité.

Ces incompatibilités, caractéristiques de l'argumenta tion rhétorique, sont manifestement dépendantes de ce que l'on considère comme une volonté. On les pose et on les écarte. Lorsqu'un premier, ministre affirme que si tel projet de loi n'est pas admis, le cabinet sera démissionnaire, il établit une incompatibilité entre le rejet du projet et son maintien au pouvoir. Cette incompatibilité est le résultat de sa décision et il n'est pas inconcevable qu'on puisse la lever, alors que, devant une contradiction, il eût fallu s'incliner. Cette distinction n'existerait évidemment pas pour une philosophie où il n'y aurait que des jugements de valeur comme fut, peut-être, celle de Protagoras, à telle enseigne que ce qui caractériserait les sophistes serait, non d'avoir fait place à la rhétorique, mais d'avoir voulu réduire la logique à la rhétorique.

De même que nous avons vu qu'il existe une série de techniques pour lever le lien entre l 'acte et la personne, on découvrirait une série de techniques pour lever les incompatibilités et pour refuser celles que l'on tente de nous

(1) LEIBNIZ, Essais de Théodicée OEuvres, éd. Gerhardt, 6e vol., Leipzig,

1932, p. 284,

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28 RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE

imposer ou de nous présenter comme nécessaires. Ces, techniques sont celles qui, chez l ' individu, doivent aider à la solution des conflits psychologiques (1). Le dilemme classique du général obligé de perdre ses bagages ou de capituler, longuement commenté par les anciens (2), s e ramène à une incompatibilité posée et présentée comme nécessaire. Pour présenter l'incompatibilité comme nécessaire, on affirme généralement qu'elle est posée par quelqu'un d'autre, c'est-à-dire qu'on lui attribue le statut d'un fait auquel la volonté ne peut s 'opposer.

Si donc l 'incompatibilité peut toujours être levée, si on peut toujours espérer modifier les conditions du problème, on n 'es t jamais en rhétor ique acculé à l 'absurde. I l y a , toutefois, une notion qui, en rhétorique, joue le même rôle que l'absurde en logique : c'est le ridicule. Dans l'exemple de M. Nicole, cité par Leibniz, il n'est pas absurde que le magistrat sage et grave parcoure les rues de la ville tout nu pour faire rire, mais cette hypothèse est ridicule. Si donc l 'adversaire parvient, par son argumentation, à nous convaincre de ridicule, il aura presque gagné la partie. Celui qui affirme que, pour rien au monde, il ne tuerait un être vivant, et à qui on montre que sa règle l 'empêchera d'absorber un antiseptique de peur de tuer des microbes, devra, pour ne pas se laisser acculer au ridicule, limiter la portée de son affirmation. Et il le fera d'une manière que l 'on ne peut préciser d'avance. C'est ainsi que, dans une discussion, deux adversaires cherchant à se convaincre l 'un l 'autre peuvent voir leurs opinions à tous deux modi fiées à la suite de l 'argumentation de leur partenaire. Ils aboutissent à un compromis qui sera aussi différent de la thèse de l 'un que de celle de l 'autre, ce qui ne peut arriver

(1) Cf. un intéressant chapitre dans Florian ZNANIECKI, de l'Université de Poznan, The laves of social psychology, University of Chicago Press, Printed in Poland, 1925. "

(2) Cf. Rhétorique à C. Herennius, liv. I, Chap. XV ; CICÉRON, De Inventione, liv. II, chap. XXIV.

LOGIQUE ET RHÉTORIQUE 29

si l 'on raisonne à l'intérieur d'un système déductif univo -quement fixé.

Cette délicate notion de compromis, qui n'est pas un contrat mais une modification réciproque des jugements de valeur admis par les interlocuteurs, on ne saurait mieux l 'exprimer que ne l 'a fait le poète Robert Browning à la fin de Bishop Blougram's Apology. Dans un long monologue, qui est en réalité un dialogue, chef-d'oeuvre d'argumentation, l'évêque sans la foi a tenté de se justifier devant son interlocuteur qui le méprise. L'un et l 'autre sortent modifiés de cette confrontation, bien que l 'un et l 'autre puissent paraître triompher.

L'évêque conclut, suivant le poète

On the whole, he thought, I justify myselfOn every point where cavillers like this Oppugn my life : he tries one kind of fence -I close - he's worsted, that's enough for him ;He's on the ground ! if the ground should break awayI take my stand on, there's a firmer yet Beneath it, both of us may sink and reach (1).

Puisque, en logique, l'argumentation est contraignante, une proposition une fois prouvée, toutes les autres preuves sont superflues. Par contre, en rhétorique, l 'argumentation n'étant pas contraignante, un grave problème se pose à chaque interlocuteur : celui de l'ampleur de l'argumentation. En principe, il n'y a pas de limite à l 'accumulation uti le des arguments et on ne peut dire d 'avance quelles preuves seront suffisantes pour déterminer l'adhésion. On sera ainsi justifié à faire usage d'arguments, qui seraient

(1) Robert BROWNING, Poems, Oxford Univ. Press, 1919 Bishop Blougram's Apology, p. 152.

Dans l'ensemble, pensa-t-il, je me justifieSur chaque point où des chicaneurs comme celui-ci Critiquent ma vie : il lente une sorte d'escrime - Je pare - it est défait, en voilà assez pour lui; Il est à terre. Si le sol cédait

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Sur lequel je m'appuie, il en existe un plus ferme encore Par-dessous, que, tous deux, pourrions atteindre en descendant.

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30 RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE

non seulement inutiles si l 'un d'eux était admis, mais qui s'excluent en quelque sorte. C'est ce que fait, par exemple, M. Churchill, jugeant la politique du gouvernement de Baldwin, lorsqu'il nous dit

Les partis ou les hommes politiques doivent accepter d'êtrerenversés plutôt que de mettre la vie de la nation en péril. Par surcroît, il n'existe pas d'exemple dans notre histoire qu'ungouvernement se soit vu refuser par le Parlement et l'opinion les mesures de défense nécessaires (1).

Il existe toutefois, en rhétorique, un danger plus grand qu'en logique dans l 'util isation de mauvais arguments. En effet, en logique, la fausseté d'une prémisse ne modifie nullement la vérité d'une conséquence, si celle-ci est prouvée par d'autres voies. La vérité de cette dernière proposition reste indépendante de ces fausses prémisses.

En rhétorique, par contre, l 'utilisation d'un mauvais argument peut avoir un résultat néfaste. Dire, par igno -rance ou maladresse, à un auditoire qui est partisan d'une révolution, que telle mesure, à laquelle l 'auditoire serait enclin par ailleurs à adhérer, diminue la probabilité d'une révolution, peut avoir un effet exactement contraire à ce que l 'on avait espéré. D'autre part, avancer un argument que l 'auditoire estime douteux peut nuire, nous l 'avons vu, à la personne de l 'orateur et, par là même, compromettre toute son argumentation.

Si l 'argumentation rhétorique n'est pas contraignante, c'est parce que ses conditions sont beaucoup moins pré cises que celles de l'argumentation logique. Dans la mesure même où elle n'est pas formelle, toute l'argumentation rhétorique implique l'ambiguïté et la confusion des termes sur lesquels elle porte. Cette ambiguïté peut être réduite à mesure que l 'on se rapproche du raisonnement formel. Mais, à défaut d'aboutir à un langage artificiel, tel qu'il peut

(1) Winston CHURCHILL, Mémoires sur la deuxième guerre mondiale, Paris, Plon, 1948, t. 1, p. 112.

LOGIQUE ET RHÉTORIQUE 31

résulter de l'accord d'un groupe de savants spécialisés dans une science déterminée, l'ambiguïté subsistera toujours. La condition même de l 'argumentation contraignante est l'univocité, alors que l'argumentation sociale, juridique, politique, philosophique, ne peut éliminer toute ambiguïté.

Pendant longtemps on a cru que la confusion des notions et que la polysémie des termes, étaient des tares. Un sociologue aussi préoccupé du confus que Pareto (1), et quoiqu'il se défende à chaque page de toute appréciation péjorative, ne peut se résoudre à étudier les notions confuses sans ridiculiser leur usage. D'où la faible puis sance "constructive de ses analyses opposée à leur valeur critique indéniable.

A l'heure actuelle, dans différents domaines, on consi dère que l'indétermination des concepts est indispensable à leur utilisation. Le problème de l'interprétation, en droit, est aujourd'hui étudié en connexion étroite avec les pro blèmes du langage (2).

En raison de sa portée philosophique, l'analyse que M. E. Dupréel (3) a faite de la notion confuse sera parti -culièrement féconde pour notre objet. Elle sera, avec l'ana -lyse du jugement de valeur, un des indispensables instru -ments d'étude de la rhétorique. Mais nous pensons que, réciproquement, l 'analyse de l 'argumentation pourrait apporter quelque clarté sur la genèse et sur la, dissociation de certaines notions confuses. En effet, nous n'aimerions

(1) Vilfredo PARETO, Traité de sociologie générale, trad. Pierre BOVEN, 2 vol., Payot, 1917-1919.

(2) Cf. R. L. DRILSMA, De woorden der wet of de wil van de wetgever, Proeve eener bijdrage tot de leer der rechtsuitlegging uitgaande van Raymond Saleilles en François Gény, Amsterdam, N. V. Noordhollandsche uitgevers-Maatschappij, 1948.

L'auteur prend appui sur les travaux des linguistes et notamment de Anton REICHLING S.. J . , Het woord, Numegen, 1935; Het handelingskarakter van het woord, De Nieuwe Taalgids, XXXIe, 1937, pp. 308 à 332.

(3) E. DUPRÉEL, La logique et les sociologues, Rev. de l'Institut de Sociologie, Bruxelles, 1924, extrait de 72 pages ; La pensée confuse, Annales de l'École des Hautes études de Gand, t. I11, Gand, 1939, pp. 17 à 27. Reproduit dans Essais pluralistes, Paris, Presses Universitaires de France, 1949.

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32 RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE

pas que l'affirmation que le confus est indispensable, ou irréductible, puisse être considérée comme un encouragement à le soustraire à toute investigation. Au contraire, notre effort vise à comprendre comment la notion confuse est maniée, quel est son rôle et sa portée. Cet effort aura surtout pour résultat, pensons-nous, de montrer que des notions que l'on considère généralement comme absolument claires ne le sont que par l'élimination de certaines équivoques déterminées. Loin donc de se complaire dans la confusion, il s'agit de pousser l'analyse des notions aussi loin que possible, mais avec la conviction que cet effort ne peut aboutir à une réduction de toute la pensée à des éléments parfaitement clairs.

Non seulement déterminer le sens des notions, mais aussi l'intention de celui qui parle, la signification et la portée de ce qu'il dit - autant de problèmes fondamentaux de la rhétorique dont la logique formelle, basée sur l'univocité, n'a pas à se préoccuper.

Prenons un exemple bien simple et suffisamment clair. Il s'agit d'un passage de La Bruyère

Si certains morts revenaient au monde, et s'ils voyaient leursgrands noms portés, et leurs terres les mieux situées, avec leurs châteaux et leurs maisons antiques, possédées par des gens dontles pères étaient peut-être leurs métayers, quelle opinion pourraient-ils avoir de notre siècle ? (1).

M. Benda, dans sa préface à l'édition de La Pléiade, interprète ce passage comme une déclaration nette en faveur de l'immobilité des classes. Peut-être. Mais, comme dans toute affirmation de ce genre, c'est-à-dire qui porte sur une appréciation posée par autrui, nous pouvons y voir, soit un jugement défavorable sur le siècle où triomphent les nouveaux riches, soit un jugement défavorable sur les morts qui jugeraient défavorablement ce siècle ; pour le

(1) LA BRUYÈRE, Œuvres, éd. La Pléiade, Paris, Les Caractères, Des biens de fortune, 23, p. 202, et note de J. BENDA, p . 709.

lecteur de M. Benda une instance de plus s'introduit : il peut juger M. Benda pair le jugement catégorique que porte celui-ci sur La Bruyère qui juge les hommes qui jugent leur siècle, et ainsi de suite, en raison de l'interaction entre la personne et ses jugements.

Les considérations qui précèdent nous paraissent suffi-santes pour pouvoir affirmer que le domaine de l'argumen-tation rhétorique ne peut être réduit par un effort, quelquepoussé soit-il, pour ramener celle-ci, soit à l'argumentation

logique, soit à la suggestion pure et simple.La première tentative consisterait évidemment à faire de

l'argumentation rhétorique une logique du probable. Mais quels que soient les progrès que peut encore faire le calcul des probabilités, l'application en est limitée à un domaine dont les conditions ont été déterminées avec une précision suffisante. Or, nous l'avons vu, en rhétorique, il faut exclure cette détermination.

La seconde tentative consisterait à étudier les effets suggestifs produits par certains moyens verbaux d'expression, et à ramener à ces effets toute l'efficacité des procédés non logiques d'argumentation. Tentative qui peut être féconde, mais qui laisserait échapper l'aspect d'argumentation que nous voulons précisément mettre en évidence.

Ce qui est exact, c'est que parmi les procédés d'argumen-tation que nous rencontrons, un certain nombre sont proches des procédés d'une logique de la probabilité : ce sont notamment la preuve par l'exemple, les arguments basés sur le normal, sur la compétence.

A l'autre extrémité, nous trouvons une série de procédés destinés surtout à augmenter l'intensité de l'adhésion par ce que nous appellerions l'impression de présence ou de réalité. C'est dans ce groupe que nous placerions l'analogie sous ses différentes formes, et notamment la métaphore. Leur rôle en rhétorique est primordial. Nous y trouvons aussi la plupart des procédés que, sous le nom de « figures »,

CH. PERELMAN ET L. OLBRECHTS-TYTECA

LOGIQUE ET RHÉTORIQUE 33

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on classe et reclasse depuis des siècles. Leur efficacité littéraire n'a jamais été méconnue. Mais leur signification comme élément d'argumentation est loin d'avoir été suffisamment analysée.

Ce groupe d'arguments, que nous appellerons « arguments de présence », est celui qui est le plus négligé par tous ceux qui minimisent le rôle de l'irrationnel. Le rôle de la présence ne peut être réduit à des raisonnements sur le probable. La différence entre ces deux domaines pourrait être rapprochée de la différence que fait Bentham entre « propinquity » et « certainty ». M. Lewis la considère comme étrange et craint que Bentham ne veuille dire que nous devrions être raisonnablement moins préoccupés du futur à raison de son degré d'éloignement, indépendamment du doute plus grand qui s'attache en général à ce qui est plus éloigné. Négligeant le facteur présence, M. Lewis s'étonne, et qualifie ceci de « anomalous conception (1) ».

C'est entre ces groupes extrêmes que se rangeraient les procédés que nous considérons comme essentiellement rhétoriques et qui caractérisent la rhétorique en tant que logique des jugements de valeur. Il existe, en effet, une série de procédés de qualification et de disqualification qui, constituent véritablement l'arsenal de la rhétorique.

Nous rencontrerons dans ce groupe toute l'argumentation philosophique basée sur le réel et l'apparent, sur les fins et moyens, sur l'acte et l'essence, sur la quantité et la

qualité, et autres couples d'oppositions considérées comme fondamentales. Ces procédés n'ont pu, jusqu'à présent, faire l'objet d'analyse en tant que moyens d'argumentation parce que les conceptions prévalentes de la rhétorique né pouvaient leur donner place. C'est l'étude de ces procédés qui constituera probablement l'apport le plus nouveau d'une rhétorique telle que nous la concevons.

Non seulement il existe des procédés qui peuvent être

(1) Clarence Irving LEWIS, An analysis of Knowledge and Va luat ion , LaSalle, Illinois, 1946, p. 493.

utilisés en vue d'obtenir un effet désiré, mais ils fonctionnent parfois indépendamment de l'intention de l'auteur.

C'est ainsi que l'on disqualifie ou, qualifie en affirmant que là où l'on voyait une différence de nature il n'y a qu'une différence de degré ou vice versa. Lorsque le général Marshall luttait récemment contre la réduction de 25 des crédits à l'Europe que voulait imposer le Congrès américain, il affirmait qu'il ne s'agirait plus dès lors de « reconstruction » mais d' « assistance », c'est-à-dire que le geste de l'Amérique changerait non pas de degré, mais-de nature: Dans ce cas, la disqualification était voulue par le général Marshall. Inversement, une analyse de la tolérance qui tend à montrer que celle-ci est une question de degré, et que dans toute société il existe des normes au sujet des-quelles le conformisme est exigé et d'autres laissées à l'appréciation de chacun, tend à diminuer la différenciation entre deux

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régimes considérés l'un comme tolérant, l'autre comme intolérant. Cette atténuation de la différence peut se produire même dans le cas où l'auteur de l'analyse estime personnellement que cette différence est consi-dérable. Car le mécanisme peut être mis en action soit volontairement, soit indépendamment de la volonté de celui qui analyse la notion.

Un procédé usuel de disqualification consiste à relativiser une valeur en disant que ce que l'on considérait jusque-là comme valeur en soi n'est qu'un moyen. Ici aussi le mécanisme peut jouer indépendamment de la volonté de l'auteur. C'est la mésaventure arrivée à Lévy-Bruhl qui, malgré ses dénégations les plus sincères, fut accusé de dévaloriser la morale lorsque dans La morale et ta science des moeurs, il montrait que la morale n'était qu'un moyen ayant pour fin le bien-être social.

La dépréciation résultant de ce que quelque chose est considéré comme procédé est une des formes majeures de disqualification. C'est d'elle que la rhétorique eut le plus à souffrir elle-même.

34 RHÉTORIOUE ET PHILOSOPHIE LOGIQUE ET RHÉTORIQUE 35

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36 RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE

En matière sociale, la conscience du fait que quelque chose est un procédé suffit souvent pour enlever à celui-ci toute efficacité. L'homme vertueux est respecté ; mais si l 'on se rend compte que son comportement est déterminé uniquement par le désir d'être respectable, on qualifiera celui-ci non de vertueux mais d'ostentatoire. Proust nous dit à la fois ce qu'il faut faire et l 'inutilité de le faire si la chose est perçue comme procédé : « De même si un homme regrettait de ne pas être assez recherché par le monde, je ne lui conseillerais pas de faire plus de visites, d'avoir encore un plus bel équipage, je lui dirais de ne se rendre à aucune invitation, de vivre enfermé dans sa chambre, de n'y laisser entrer personne et qu'alors on ferait queue devant sa porte. Ou plutôt je ne le lui dirais pas. Car c'est une façon assurée d'être recherché qui ne réussit que comme celle d'être aimé, c'est-à-dire si on ne l'a nullement adoptée pour cela, si, par exemple, on garde toujours la chambre parce qu'on est gravement malade, ou qu'on croit l 'être, ou qu'on y tient une maîtresse enfermée et qu'on préfère au monde (1). »

Tout l'art est guetté par cette disqualification. Néces sité du procédé, danger du procédé, justification et rejet du cliché, terrorisme et critique du terrorisme, nul mieux que M. Paulhan n 'en a senti le va-et-vient subti l (2). Il semble que les renoncements en art soient nécessités, en grande partie, par cette inefficacité qui frappe le procédé dès qu'il est perçu comme tel - encore que d'autres raisons profondes y concourent également (3).

Toutefois, si la perception du procédé diminue son efficacité, ce n'est point là règle absolue : la formule rituelle,

(1) PROUST, A la recherche du temps perdu, N. R. F., Paris, 1923, t. VI, 2 La prisonnière, p. 228.

(2) Cf. J. PAULHAN, Les fleurs de Tarbes, Paris, N. R. F., Gallimard, 1941 ; Braque le Patron, Genève-Paris, Éditions des trois collines, 1946.

(3) Cf. E. DUPRÉEL, Le renoncement, Archives de la Société belge de Philosophie, fasc. n° 2, 2e année, Bruxelles, 1929-30. Reproduit dans Essais pluralistes, Paris, Presses Universitaires de France, 1949.

qui pourrait être considérée comme une sorte de cliché, t ire son prestige et sa dignité de sa répéti t ion même, et de ce qu'elle est perçue comme procédé.

De même le sujet peut , dans un trai tement psychia -trique, souhaiter la suggestion qui lui sera faite. Et le soldat qui part au combat peut volontairement se soumettre au discours patriotique très peu original qui lui est adressé, de même que le promeneur fatigué se laissera entraîner par une marche chantée.

On observerait, peut-être, que le cas où l'argumentation rhétorique perd le moins de son efficacité, lorsqu'elle est perçue comme procédé, est celui du discours épidictique ou de ce qui s'en rapproche, c'est-à-dire le cas où il existe déjà une certaine adhésion aux conclusions et où celle-ci doit seulement être renforcée. Il y aurait, pensons-nous, lieu de rechercher quand, et selon quelles conditions, l'argumentation rhétorique perçue comme procédé peut garder son efficacité.

Notons, à cet égard, qu'un acte est perçu comme pro cédé lorsqu'on ne lui trouve pas d'autre interprétation ou que celles-ci sont moins plausibles : il faudra donc se servir de la rhétorique pour combattre l 'idée que c'est de la rhéto rique. Un premier procédé - bien connu et bien usé, mais très efficace - est d'insinuer dès l 'exorde que l 'on n'est pas un orateur (1). Encore que, ici aussi, il faille quelque prudence, et que ce n'est pas sans raison que Dale Carnegie critique ses jeunes élèves qui débutent maladroitement en annonçant qu'ils ne savent pas s'exprimer (2). Notre classement des procédés d'argumentation - échelonnés de la logique à la suggestion - permettrait peut-être de justifier ces divergences d'opinion : plus les procédés se rapprochent

(1) Cf. QUINTILIEN, Institution oratoire, trad. Henri BORNECQUE, Paris, Garnier, liv. IV, chap. I, 8.

(2) Dale CARNEGIE, Public Speaking and Influencing men in Business, P. 207 de la traduction française de Maurice BEERBLOCK et Marie DELCOURT, Liége, Desoer, 1950.

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de la logique, moins leur perception comme procédé serait néfaste ; plus ils se rapprocheraient de la suggestion, plus elle serait nuisible.

La perte d'efficacité des procédés d'argumentation est particulièrement sensible dans l'activité littéraire. L'alternance des procédés n'est point contradiction ou paradoxe ; parmi ceux-ci nous comptons évidemment la soi-disant absence de procédé, la spontanéité qui succède à l'attendu lorsque celui-ci a perdu sa force persuasive. Car la spontanéité, elle-même, perd son efficacité dès qu'elle est perçue comme procédé, et doit être remplacée par autre_ chose.

Toute rhétorique qui s'attache aux formes particulières de pensée ou de style, et qui ne tente pas de généraliser autant que possible ses conclusions et d'embrasser l'ensemble de l'argumentation sur les valeurs, risque donc de devenir rapidement périmée.

Nous dirons que ce que la correction est pour la grammaire, la validité pour la logique, l'efficacité l'est pour la rhétorique.

Que l'on ne croie toutefois pas que notre but serait d'indiquer des moyens de tromper l'adversaire, de déjouer son attention, de le priver de son contrôle par des tours de passe-passe plus ou moins ingénieux.

Mais si l'efficacité seule entre en ligne de compte, aurons-nous un critère qui nous permette de distinguer la réussite du charlatan et celle du philosophe éminent ?

Ce critère ne pourrait évidemment fournir de norme absolue étant donné que l'argumentation

rhétorique, nous l'avons dit, n'est jamais indiscutable.

Quelle sera donc la garantie de nos raisonnements ? Ce sera le discernement des auditeurs auxquels s'adresse l'argumentation. Dès lors, on voit l'intérêt que présente, pour la valeur des arguments, le souci de les adresser à un auditoire universel. C'est cet auditoire que l'on vise dans les raisonnements les plus élevés de la philosophie. Nous avons vu que cet auditoire universel n'est, lui-même,

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qu'une fiction de l'auteur et emprunte ses caractères aux notions de celui-ci. Toutefois, s'adresser à cet auditoire, constitue, dans le fait d'un esprit honnête, l'effort maximum d'argumentation qui puisse lui être réclamé. Les arguments que nous analyserons seront donc ceux que les esprits les plus droits, et, dirons-nous, souvent les plus rationalistes, ne peuvent pas ne pas utiliser quand il s'agit de certaines matières, telle que la philosophie et les sciences humaines.

Contrairement à Platon, et même à Aristote et à Quin-tilien, qui s'efforcent de retrouver dans la rhétorique des raisonnements à l'instar de ceux de la logique, nous ne croyons pas que la rhétorique ne soit qu'un expédient moins sûr, qui s'adresse aux naïfs et aux ignorants. Il y a des domaines, celui de l'argumentation religieuse, celui de l'éducation morale ou artistique, celui de la philosophie, celui du droit, où l'argumentation ne peut être que rhétorique. Les raisonnements valables en logique formelle ne peuvent s'appliquer dans le cas où il ne s'agit ni de jugements purement formels ni de propositions ayant un contenu tel que l'expérience suffise à les étayer (1).

La vie quotidienne, familiale ou politique, nous fournira à foison des exemples d'argumentation rhétorique. L'intérêt de ces exemples journaliers sera dans les rapprochements qu'ils permettent avec les exemples pris dans l'argumentation la plus élevée des philosophes et des juristes.

Ayant ainsi tenté de délimiter le champ de l'argumentation rhétorique, de voir son but et les caractères qui la différencient de l'argumentation logique, nous compren-

(1) L'induction étant, à notre avis, un raisonnement complexe, combinant des procédés rhétoriques avec des inférences logiques et un appel à l'expérience, nous n'en avons pas tenu compte dans nos analyses préliminaires, estimant que son examen ne peut être fructueux qu'après un exposé détaillé des moyens de preuve rhétoriques.

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drons mieux, semble-t-il, les causes du déclin de la

rhétorique.Du moment où l'on croit que la raison,

l'expérience ou la révélation, peuvent trancher tous les problèmes - au moins en droit, sinon en fait - la rhétorique ne peut être qu'un ensemble de procédés pour tromper les ignorants.

Si la rhétorique a pu être, pendant toute l'Antiquité classique, la base de l'éducation de la jeunesse, c'est parce que les Grecs y voyaient autre chose qu'une exploitation de l'apparence.

La rhétorique avait subi de la part de Platon un terrible assaut, mais elle avait résisté. Ce n'est point, comme le croyait Cicéron (1) parce que Socrate et Platon étaient adversaires de l'élégance du langage, mais au nom de la vérité, que la lutte s'était engagée. Le triomphe du dogmatisme, d'abord platonicien, puis stoïcien, puis enfin celui du dogmatisme religieux, porta un coup nouveau à la rhétorique, la réduisant de plus en plus à n'être qu'un moyen d'exposition. En effet, dans la mesure où triomphe un monisme des valeurs, la rhétorique ne peut se déve-lopper. Ce monisme transforme les problèmes de valeurs en problèmes de vérité. Sans aucun doute, on trouvera autant d'argumentation rhétorique dans les écrits de théologiens dogmatiques que dans ceux de n'importe quelle autre époque, mais cette argumentation ne peut être envisagée que sous l'angle de la vérité.

L'humanisme de la Renaissance eût pu préparer un renouveau de la rhétorique au sens large du mot. Mais le critère de l'évidence, que ce

fût l'évidence personnelle du protestantisme, l'évidence rationnelle du cartésianisme ou l'évidence sensible des empiristes, ne pouvait que disqualifier la rhétorique.

Leibniz croit que « l'art de conférer et disputer auroit besoin d'estre tout refondu (2) ». Mais il voit dans la rhéto-

(1) CICÉRON, De Oratore, liv. 111, 16.

(2) LEIBNIZ, Œuvres, éd. Gerhardt, 5e vol., Berlin, 1882 , Nouveaux essais sur l'entendement, p. 399.

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LOGIQUE ET RHÉTORIQUE 41

rique un pis aller pour intelligences finies (1). Il ne néglige pas le vraisemblable d'Aristote, mais reproche à celui-ci de l'avoir restreint à l'opinable, alors qu'il existe un probable qui dérive de la nature des choses (2) ; ce que Leibniz désire, c'est une sorte de calcul des probabilités, analogue à l'appréciation des présomptions en droit (3). Ce n'est point une logique des valeurs.

Le rationalisme a donc réduit la rhétorique à l'étude des figures de style. Le sursaut de Whately ne peut rien pour elle. Lui-même, lié par son dogmatisme, était trop loin de la tendance relativiste pour donner vraiment sa place à la rhétorique. Il accole à la rhétorique, conçue comme expression, une étude des arguments qui se ramène à une étude logique. Malgré Whately donc, la rhétorique se limite, de plus en plus, à l'étude des procédés littéraires. Et, comme telle, le romantisme achève de la disqualifier.

Schopenhauer s'intéresse vivement, à un moment donné, aux méthodes de discussion. Encore qu'il y voie surtout des artifices qu'il considère comme de mauvais aloi, il entame une étude qu'il estime originale. Mais il y renonce et l'abandonne sans même la publier (4), traitant cette matière avec mépris. En réalité, elle s'intègre mal dans ses conceptions philosophiques.

Aujourd'hui que nous avons perdu les illusions du rationalisme et du positivisme, et que nous nous rendons compte de l'existence des notions confuses et de l'importance des jugements de

valeur, la rhétorique doit redevenir une étude vivante, une technique de l'argumentation dans les affaires humaines et une logique des jugements de valeur.

(1) LEIBNIZ, ibid., p. 308.(2) LEIBNIZ, ibid., p. 353.(3) LEIBNIZ, ibid., pp. 445 à 4 4 8 .

(4) Cette étude figure sous le titre de Eristische Dialektik dans Arthur SCHOPENHAUER, Sämtliche Werke herausgegeben von Dr. Paul Deussen, 69 Band, herausgegeben von Franz MOCKRAUER, Mûnchen, Piper Verlag, 1 9 2 3 . Cf. aussi allusions de Schopenhauer à ce travail dans Parerga und Paralipomena et chapitre sur la Rhétorique dans Die Welt als Wille und Vorstellung.

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Cette logique doit nous permettre, notamment, de préciser la notion même de jugement de valeur. Nous croyons, en effet, de plus en plus, que le problème des valeurs ne se conçoit qu'en fonction de l 'argumentation à l 'égard d'autrui .

La rhétorique est immorale, a-t-on dit, parce qu'elle permet de soutenir le pour et le contre - et combien ce reproche embarrasse Quintilien (1).

Mais ce n'est pas parce qu'i l y a des arguments pour et des arguments contre, que ces arguments ont même valeur. Un auteur aussi classique que J. Stuart Mill insiste sur la nécessité de peser les arguments.

Les opinions les plus opposées peuvent faire montre d'une évidence plausible quand chacune s'expose et s'explique elle-même ; ce n'est qu'en écoutant et comparant ce que chacunepeut dire contre l'autre et ce que celle-ci peut dire pour sa défense qu'il est possible de décider quelle est celle qui a raison (2).

Le juge éclairé est celui qui décide après avoir entendu le pour et le contre. Nous pourrions dire que la rhétorique, plutôt que de former le plaideur, doit former le juge. Ce qu'il y a de déplaisant dans l ' idée de plaidoyer, c'est que celui-ci est unilatéral, fermé aux arguments de l'adversaire, si ce n'est pour les réfuter. Pour le plaideur, les conclusions sont connues et il ne s'agit que de trouver les arguments qui les appuyent. Mais ce plaidoyer ne peut être séparé de son contexte, du plaidoyer de la partie adverse. Dans une ambiance relativiste, i l n'y a plus de pour et de contre indépendants : il y a une formation incessante de systèmes nouveaux intégrant ce pour et ce contre. C'est là le sens de la responsabilité et de la liberté dans les affaires humaines. Là où il n'y a ni possibilité de choix ni alternative, nous n'exerçons pas notre liberté. C'est la délibération qui distingue l'homme de l'automate. Cette délibération porte'

(1) QUINTILIEN, Institution oratoire, liv. II, chap. XVII, 30 et suiv.(2) J. Stuart MILL, Système de logique, tract. sur la 6, éd. anglaise

par Louis PEISSE, 2 vol., Paris, 1866, t. 1, Préface, p. xxii.

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sur ce qui est essentiellement l'oeuvre de l'homme, sur les valeurs et les normes qu'il a créées, et que la discussion permet de promouvoir. L'étude des procédés de cette discussion peut développer dans l'homme la conscience des techniques intellectuelles dont se servent tous ceux qui élaborent sa culture.

C'est parce qu'elle est une oeuvre vraiment humaine que la rhétorique, croyons-nous, a connu son maximum d'éclat aux époques d'humanisme, aussi bien dans la Grèce antique que dans les siècles de la Renaissance.

Si notre siècle doit se dégager définitivement du posi -tivisme, il a besoin d'instruments qui lui permettent de comprendre ce qui constitue le réel humain. Quelque éloignée qu'elle en paraisse, notre préoccupation rejoint, peut-être, par son mobile, les dernières tentatives de M. Bachelard ou les recherches des existentialistes contemporains. On y trouverait un pareil souci de l 'homme et de ce qui échappe à la juridiction d'une logique purement formelle et de l 'expérience. Nous croyons qu'une théorie de la connaissance, qui corresponde à ce climat de la phi losophie contemporaine, a besoin d'intégrer dans sa struc ture les procédés d'argumentation utilisés dans tous les domaines de la culture humaine et que, pour cette raison, un renouveau de la rhétorique serait conforme à l 'aspect humaniste des aspirations de notre époque.

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