Francois Dagognet Considerations Sur Lidee de Nature

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Fondateur André ROBINET Directeur Gilbert HO'ttOIS Entre modernité et post-modernité, cette collection d'essais a pour vocation première d'encourager des réflexions originales sur l'avenir d'une civilisation caractérisée par l'affrontement entre traditions et technoscience.

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Fondateur

André ROBINET

Directeur

Gilbert HO'ttOIS

Entre modernité et post-modernité, cette collection d'essais apour vocation première d'encourager des réflexions originales surl'avenir d'une civilisation caractérisée par l'affrontement entretraditions et technoscience.

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L'IDEE DE NATURE

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DU MÊME AUTEURÀ LA MÊME LIBRAIRIE

Écriture et iconographie

Éloge de l'objet. Pour une philosophie de la marchandise

Faces, surfaces, interfaces

Le nombre et l~ lieu

Mémoire pour l'avenir. Vers une méthodologie de l'informatique

Philosophie de l'image

Pour une théorie générale des formes

Rematérialiser. Matières et matérialisme

Une épistëmologie de l'espace concret. Néo-géographie

Anatomie d'un épistémologue : F. Dagognet, suivi de Épilogue,

Objections et Réponses par F. Dagognet

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Pour Demain

CONSIDÉRATIONS,SUR L'IDEE DE

NATURE

par

François DAGOGNET

Deuxième édition revue et augmentée

deLa question de l'écologie

parGeorges Canguilhem

PARISLIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN

6, Place de la Sorbonne, Ve

2000

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La loi du Il mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 del'article 41, d'une part, que les «copies ou reproductions strictementréservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisationcollective» et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dansun but d'exemple et d'illustration, «toute représentation ou .reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement del'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite» (Alinéa 1erde l'article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que cesoit constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425et suivants du Code pénal.

© Librairie Philosophique J. VRIN, 1,990, ~OOOImprimé en FranceISSN 0180-4847ISBN 2-7116-1035-7

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PRÉFAC~ À tA DEUXIÈME ÉDITION

L'idée de nature soulève des problèmes difficiles à régler; nousrevenons brièvement sur eux, tels qu'ils ont été exposés dans un texte paruen 1990 (Nature), persuadé que la tempête continué à souffler et qli' ellepourrait inquiéter nos propres réponses. Cette idée a d'ailleurs retenu laplupart des philosophes, depuis Platon, Aristote jusqu'à Hegel et Bergson:elle prènd'üne place d'importance dans l'interrogation philosophique.

Comment d'abord ne pas reconnaître la richesse de cette idée de nature?Elle s'applique à ce qui naît (natus), à ce qui est engendré; par là même, elles'oppose à cè qui estseulement fabriqué ou arrangé par l'homme. Celui-cise borne alors à manipuler ou à disposer des matériaux qu' il reçoit et qu'iln'a pas élaborés lui-même. L'artificiel-le produit de l'art- se trouve, enconséquence, ontologiquement déprécié.

Le vivant illustre et concrétise, defaçon exemplaire, la nature: il frappepar son auto-mouvement. En effet, il ne se développe que peu àpeu, il croîtpuis déclinera. Nous ne confondons pas cette profonde modificationinterne avec la locomotion ou le déplacement: celui qui passe d'un endroità un autre et change donc de lieu demeure toujours le même. Le mouvementne le concerne pas en son fond, alors qu'au contraire, il touche le vivant; cedernier, bien qu'immobile, accueille en lui la transformation. Mais, s'ilnaît, il meurt aussi; toutefois, nous sommes retenu ici par la remarque tantd'Aristote que d'Antiphon, remarque que nous avons ailleurs commentée:tous deux ont enfoui en terre 'un lit; or, à la limite, il pourrait en sortir nonpas un lit mais un arbre, du fait du bois, résidu de l'arbre qui peut prétendre àla reviviscence, tandis que la décomposition attend l'objet fabriqué. C'estdire que, si le végétal meurt, il est aussi appelé à revenir. Le naturel 1'em­porte, non seulement en raison de sa vigueur mais aussi par sa possiblepérennité.

Qu'est-ce qui constitue le vivant, comble du naturel, par opposition auseulement fabriqué, sinon l'entrée dans 1'·« en soi», -le commencement del'intériorité? Il ne relève pas d'une simple addition d'éléments, mais le toutparvient à intégrer les parties et donc à les nier (alors qu'elles niaient elles­mêmes le tout et se refusaient à la subordination). Or, nier ce qui niait

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8 PRÉFACE

revient à lier et à consolider l' indi vidualité. Celle-ci échappera aux déter­minants séquentiels et relèvera davantage d'enchaînements cycliques (laboucle). Dans sa Philosophie de la nature, Hegel le souligne: la circularitéconvient au vivant; ainsi le cœur lance le sang dans les artères mais lui­même en reçoit le bénéfice; grâce à l'irrigation, il peut assurer son fonction­nement. Le retour sur soi rend compte à la fois de la cause et de l'effet, de lasolidarité des éléments, ainsi renforcés les uns par les autres.

La nature ne se limite pas au vivant. Le monde en son entier en relève;avec lui, il s'agit d'un méga-système et tel que ses constituants réagissentles uns sur les autres; solidarisés, ils forment une vaste unité substantielleet, ipso facto, subsistante.

Le paysage appartient au même groupe: nous décelons en lui ou dumoins nous éprouvons la sourde conspiration entre ses divers composants.Le temps l'a d'ailleurs sculpté et s' est inscrit en lui. Parfois, il est vrai, nousassistons à une sorte de cassure: un rocher se lève et nous heurte; mais, en lacirconstance, nous devenons sensibles à un autre aspect de la nature: nousentrevoyons une puissance telle qu'elle explique telle ou telle surrection,comme ailleurs l'effacement du relief par une érosion qui a emporté le plusfragile. La nature nous révèle ici sa force morphogénétique: jamaisl' homme et son industrie ne pourront rivaliser avec la terre, ses volcans, sesmontagnes et ses fleuves.

Nous nous demandons cependant si cette idée de nature ne nous abusepas et si, avec elle, nous ne cédons pas à une sorte de mythe philosophique.En effet, à nous en inspirer, IJ.OUS débouchons sur une théorie de la cor­poréité partiellement fallacieuse. La physiologie (le mot de physiologiedérive de phusis et y renvoie) nous montre l'organisme divisé et surtoutcapable de se nuire à lui-même. Ce n'est pas I'harmonie ou la solidarité deses parties qu'il faut retenir. Nous ne nous accordons pas avec la visionhippocratique, -la natura sola medicatrix - parce qu'il convient moins derendre au corps malade ses capacités ou son énergie que de l'entraver etmême de le combattre. Nous nous opposons alors à l'auto-agression. Etquant au paysage que nous avons mis en avant, il naît de la technosphère quil'a peu àpeu constitué. La nature, par elle seule.rnène au fouillis, sinon auchaos. Ce sont les .hommcs qui ont régularisé les fleuves, protégé et amé­nagé leurs terres et, même par leùrs plantations, régularisé jusqu'au climat.Buffon devait insister sur ce dernier point.

D'ailleurs, ce terme de nature n'éclaire pas: il pose seulement uneétiquette sur un processus ou sur une réalité. Il autonomise celle-ci, il lasubstantialise; il se contente-de la valoriser. De plus, il nous oblige à enappeler à un créateur, à moins que nous ne nous contentions d'évoquer la«natura naturans », sans que nous soyons par là mieux informés.

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PRÉFACE 9

Les sciences de la nature n'ont pa,s cessé de nous délivrer de cette idée,proche de l'illusion, en ce sens qu'elles ont montré comment étaientcomposés et surtout comment fonctionnaient les êtres' qu'elles se char­geaient de rassembler el' d'examiner. Elles devaient nous apprendre lessecrets de la prétendue nature, à tel point d'ailleurs que le laboratoire etl'industrie rivaliseront avec ce qui semblait une puissance mystérieuse,sinon abyssale.

Cette notion de nature peut aussi charrier avec elle des implicationsdangereuses: elle suggère, par exemple, que l' homme vient au monde avecdes qualités et des compétences qui'1~ individualisent (chassez le naturel, ilrevient au galop !). Notre destin en résulterait: nous ne pourrions devenirque ce que nous sommes. Mais, à supposer que les hommes naissentporteurs de certaines inclinations, nous ne devons pas en oublier pourautant la « plasticité anthropologique» : en effet, àpartir des mêmes carac­tères constitutionnels, nous pouvons assister à des évolutions différentes,parce que les influences subies, les événements personnels, l'histoirecomptent davantage que les prédispositions.

En présence de cette antinomie qui traverse les siècles et divise lesphilosophies, nous nous rabattons sur une conception selon laquelle lanature devrait jouer un rôle régulateur: elle se charge de limiter la frénésieprométhéenne.

Alors que nous nous délivrons de l'asservissement ou de toute sujetionaux forces qui nous entourent, cette notion de nature nous aidera àmodérerles excès transformationnels. Si nous parvenons à devenir «maîtres etpossesseurs de la nature», nous ne devons pas pour autant gaspiller sesressources; nous devons aussi combattre les nuisances de toute espèce.

La nature, bien que notion douteuse, ne vaudrait que par ses effetsindirects: elle nous oblige à prendre en compte l'ensemble des facteurs,sensibilisant aux équilibres. Et d'ailleurs, à suivre Voltaire, nous nedevrions plus opposer trop l'art et l'artifice, la nature et l'industrie.

On m'a donné un nom qui ne me convient pas; on m'appelle nature et jesuis tout art. Ne sais-tu pas qu'il y a un art infini dans les mers, dans lesmontagnes que tu trouves si brutes? Ne sais-tu pas que toutes ces eauxgravitent vers le centre de la terre et ne s'élèvent que par des lois immua­bles, que ces montagnes sont les immenses réservoirs des neigeséternelles qui produisent sans cesse ces fontaines, ces lacs, ces fleuves,sans lesquels mon genre animal et mon genre végétal périraient?

(Dictionnaire philosophique, article Nature).

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'10 PRÉFACE

Écoutons aussi Georges Canguilhem:

Ce qui est contestable, c'est d ' imaginer, comme la mode s'en répand, quela correction du désordre consiste à retrouver un ordre antérieur malheu­reusement aboli, qu'on croit «plus naturel» ou «plus humain », de larelation de l'homme à la nature. Toute solution, de simple retour ou depaisible régression relève non pas de l'utopie, en la matière indispen­sable, mais du mythe, en la matière, fallacieux.

(Georges Canguilhem, dans La question de l'Écologie, la technique oula vie, Dialogue, Cahier, N° 22, Mars 1974).

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AVANT-PROPOS

Nous nous engageons dans une entreprise notionnelle indispensableautant que périlleuse, - définir la nature, - d'abord parce que le termerecouvre de nombreuses significations assez peu -compatibles entre elles,voire contraires les unes aux autres (quel amalgame l), ensuite parce quechaque siècle en ajoute encore, en même temps qu'il ouvre des débats deplus en plus embrouillés.

Qui n'est entré dans la tourmente? Les théologiens, les philosophes, lessavants, les technologues, les moralistes, les juristes, les médecins, lesurbanistes, tous y ont pris part.

Si nous éprouvons dela difficulté à cerner cette notion - carrefour, enrevanche nous croyons savoir à quoi elle tend à s'opposer; on peut au moinsdresser la carte de quelques-uns de ses antonymes.

A) L'artifice définit l'un de ces contraires, encore qu'il soit dans lanature de l' homme d' y recourir.

Où se situe alors le natif, le premier, le spontané? L'habitude a étéregardée comme une seconde nature, qui sans doute recouvre et efface lapremière. Et nous ne cesserons de .rappeler que la nature, ou ce que noustenons pour tel, résulte de nos arrangements; par là, tombe la distinction«nature-artifice)? qui aurait pu nous éclairer.

Qui, à ce proI?os, ignore que « le sentiment de la nature» est né récem­ment? Il est le plus suggéré de tous. Il nous vient de « la littérature », Surtoutil n'arrive que tardivement.

Il commence moins par un regard sur les champs, les prairies et lesforêts que par un attachement aux jardins. Ce morceau de terre carré,proche de la maison d'habitation, sert d'abord à la nourriture (le potager) etpermet d'écarter le bétail. Mais.il devait surtout nous dérober l'univers desplaines et des terres. Paradoxalement, afin de cacher la misérable «cam­pagne»" on interpose.entre elle et nous, un mur, un espace qu'on urbanise.Nous reprenons ici l'analyse d'Horace Walpole, dans son Essai sur lesjardins modernes (1774). La fonction décorative envahit cet enclos: desallées, des chaimilles, des parterres, des quinconces, des «salons

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12 AVANT-PROPOS

rustiques». On comprend que Jean-Marie Morel, qui exécuta le parcd'Ermenonville (pour M. de Girardin), dans sa Théorie des Jardins ou l'artdes Jardins de la Nature (1774), se plaigne de cet excès de l'architecture:on a trop multiplié les rampes et les escaliers favorables aux descentescomme aux soudaines apparitions de cortèges. On a introduit du chinois(pagodes, kiosques, cascades, rochers artificiels, etc.), ensuite, de l'égyp­tien (pyramides, portiques, colonnades, temples, tombeaux). Il ne faudrarien moins qu'une révolution pour qu'on brise ces murailles et accède à cedont elles nous privaient (les perspectives, le paysage). Mais quelle guerre!

Si Chambers blâme les complications, les palissades et autres balustres,il se résout mal à nous laisser face àface, avec une nature regardée commerebelle, désordonnée, exécrable. «Nous ne mangeons P(\S .de la chair crue,elle (la nature) ne nous a point donné d'autres instruments que les dents etles mains" et cependant nous avons des scies, des marteaux, des haches etmille autres instruments. On citerait àpeine une seule chose à.laquelle l'artn'ait point touché» 1.

L'un de ceux qui.condamnèrent le plus nettement ces enclos pour nousouvrir extatiquement, émotivement, aux prairies et aux forêts, fut Jean­Jacques Rousseau, ainsi que le note judicieusement Bergson dans Les DeuxSources de la Morale et de la Religion. Nous ne devons qu'à Jean-Jacques.cette sorte de dévotion, ce fameux « amour de la nature». Preuve supplé­mentaire de son origine culturelle: «La note fondamentale ainsi introduiteaurait pu être autre, comme il est arrivé en Orient, plus particulièrement auJapon, autre eOtalors été le timbre» 2.

Rien de moins spontané (donc de si peu naturel) que l'attachement auxpaysages! Plus, on est même passé de la révulsion (on les fuit, on les cache)à la passion!

B) Opposition assez voisine, la notion de nature contredirait celle deconvention ou de règle, le règne du sujet, de l'histoire et de ses décisions. Lanature signifierait l'irréductible, le constant, l'immuable, alors que «lepacte» ou « le contrat» vient de l'homme et donc sent l'arbitraire; il changed'ailleurs avec les temps et les lieux.

Peut-on maintenir sérieusement une telle dualité? Mieux vaut l'atté­nuer. La théorie d'un «droit naturel» (nécessaire, rationnei, universel) seréfère à un ensemble de principes tirés soit de l'univers en sa proprèorganisation, soit de l'individu et de ses tendances.

On connaît des « lois» - telle l'interdiction de l'inceste - qui appartien­nent à toutes les cultures et qui correspondent à une véritable nécessité,celle de l'existence même de la société; sans cette obligation, les hommes

1. Chambers, Dissertationsur lejardinage de1'prient (1772), p, 17.2.LesDeuxSources, 14eéd., 1933, p. 38.

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AVANT:PROPOS 13

renonceraient aux échanges et, vivraient en complète autarcie, dansl'indépendance. La soumission à l'exogamie les force à chercher femmedans un clan différent du leur et à contracter ainsi des alliances, d'où lesparentés et la formation du tissu social. Et quant à la nature, pourquoin'obéirait-elle pas à des lois?

C) 'L'opposition la plus nette sur laquelle nous reviendrons tient àce quela philosophie accepte sans peine l' outil, qui prolonge notre corps, mais quela culture se dresse souvent contre la machine, -opérateur de barbarie et dedévastation.

Alors, contre elle, on en appelle à la nature afin de contrecarrer l'usineet d'en limiter la fureur.

La nature nous abreuve en effet de « choses» rares et lentement élabo­rées. Elle use de peu de moyens et nous offre le plus complexe, - des miné­raux et des sels qu'on apprendra à décomposer parce qu'ils assemblent unepluralité d'éléments, des fleurs et des fruits incomparables, chacun portantavec lui une odeur, une saveur, voire une couleur. La fabrique, la rivale, nerépand que de'l'insipide, du forcé et du fragile.

On loue la terre (l'argile), la plante (ce qui croît) et on dévalorise le lit, levêtement, le navire; surtout on met en garde contre le flot des marchandisesactuelles, grises et inconsistantes (ce 'qu'on fabrique, différent du simple« faire »), Ferme hiérarchie: on infériorise donc la production qu'ondistingue de la création comme de la génération (la phusis). Et parmi ce quiest réalisé par l'homme, on place au plùs bas ce que la machine a façonné,tandis qu'on tolère ce que le geste avisé et la main habile ont peu à peutravaillé.

On table donc ici sur l'antagonisme entre .la machine et la nature oul'outil. Si nous reconnaissons l'écart entre eux, nous souhaitons à nouveaule diminuer.

N'oublions pas gue déjà «la machine-outil» assure une relativetransition entre ce que l'on supporte (l'outil) et ce que l'on refuse (lamachine). De plus ce mixte ,seborne à accélérer ce que noùs entreprenonslaborieusement, mal et lentement. Ainsi, .pour donner un exemple proche,~e tracteur, avec son soc multiple, retourne la terre plus vite et mieux que lacharrue qui elle-même avait déclassé la bêche. N'agrandissons pas ladifférence.

Et quant à la machine à vapeur ou à la centrale thermo- nucléaire, quisèment l'effroi, elles exploitent toutes deux la _possibilitédes transforma­tions d'énergie. Mais notre corps, auquel' on se réfère, travaille de la mêmefaçon: il est un convertisseur sophistiqué; le métabolisme assure l'un deces passages, de la chimie à la mécanique ou au thermique.

Bref, l'engin maudit intensifie seulement une opération ou un mou­vement. N'élargissons pas à l'excès la séparation, à moins que par principe

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14 AVANT-PROPOS

on .donne dans l'anti-technologie ou qu'on souhaite rétrograder dansl'artisanal.

On conçoit déjà que la nature vaille comme arme de guerre contre lemonde moderne. Heidegger l'emploiera àcet effet. Et quelle bataille ! Dansson commentaire de la physique aristotélicienne, il signale d'abord lafluence de cette notion de nature, difficile àdélimiter. Ainsi,« Cette natureabandonnée à elle-même conduit par le jeu des passions à la ruine del' homme; c'est pourquoi « la nature» doit être rabrouée continuellement;en un certain sens elle est ce qui ne doit pas être. Dans une autre inter­prétation, c'est au contraire laisser libre cours aux pulsions et aux.passionsqui passe pour:le naturel de l' homme; l' homo naturae, selon Nietzsche, estl'homme qui prend «le corps» (Leib) pour fil conducteur de soninterprétation du monde» 1.

Toutefois la phusis (la nature) renvoie, selon Heidegger, à l'origine, à1'« archè », à ce qui pousse en soi, à l'auto-mouvement: non pas qu'ondoive d'ailleurs situer un moteur en elle, parce qu'ainsi on retournerait aumodèle techniciste -l'ajout, l'extériorité; en effet, dans tout ce qui est fait,«le départ du faire est hors de ce qui est fait» 2.

A l'inverse, la nature enferme en elle le vrai et profond changement,celui qui est généralement lié à l'immobilité (pas de déplacement pour laplante qui croît, qui vit et même dépérit). Le mouvement a été trop lié autransfert d'un lieu àun autre, alors que la nature, à l'opposé, révèle l'une deses potentialités quasi- substantielles.

Sont éloignées l'une de l'autre, plus que jamais, la phusis (la nature) etl' œuvre d'art (la technè).

Heidegger, dans lë sillage d'Aristote, donne de cette nature des analysessaisissantes; ainsi reprend-HIe cas du médecin qui se soigne et guérit. Mais« c'est la saine nature elle-même capable de résistance qui est le point dedépart véritable de la guérison et ce qui la commande; sans cette archè,toute médecine devient inutile» 3. Toutefois, Heidegger complique ingé­nieusement l'argument aristotélicien, de style hippocratique. Il imagine, eneffet, deux médecins, l'un ancien, l'autre moderne. Le premier, sans lesremèdes dont le second bénéficie, meurt; le second échappe à la maladie etguérit.

N' est-ce pas ici la revanche ou la preuve du « progrès», l'effacement oula défaite d~ la nature (la «sola medicatrix », la restauratrice)? «Soit, écritHeidegger, mais il faudrait toutefois méditer ceci : d'abord, le fait de ne pas

1. Ce qu'est et comment se détermine la phusis, in Heidegger, Questions II, N.R.F., 1968,trad;F.Fédier,p.179.

2. Id., p. 203.3. Id., p. 205.

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AVANT-PROPOS 15

mourir aù sens d'un allongement de la vie, n'est pas encore nécessairementune guérison; qu'aujourd'hui les hommes vivent-plus longtemps n'est pasune preuve de leur meilleure santé; on pourrait même tirer la conclusioninverse. Mais admettons que le médecin d'aujourd'hui n'ait pas seulementéchappé à la mort, il recouvre la santé. Mais Jà aussi le savoir médical n'afait que soutenir et guider mieux la phusis. La technè ne peut qu'aller à larencontre de la phusis, hâter plus ou moins la guérison» 1. Et Heidegger encondamne la médecine des interventions, qui est entrée dans une sorte dedélire techniciste,

_La réplique heideggerienne ne manque pas de perspicacité mais elle-neparvient pas, à nos yeux, à annuler l'évidence: par des moyens artificiels,l'actuelle pharmacodynamie du laboratoire réussit à vaincre une 'patho­logie. Elle ne vole pas au secours de notre défense qui parfois participe ànotre défaite et nous prend comme cible ennemie, - elle ne nous secondepas, mais impose sa stratégie victorieuse. C'estun fait.

Voici un exemplejugé sans doute barbare mais salvateur, quimarque letriomphe de la mécanique dans le corporel: le remplacement d'une artèredéfaillante par un tuyau en matière plastique, sans qu'on se préoccupe desdirections ou des sinuosités des conduits naturels. Le «pontage» assurel'irrigation et ce seul but lui suffit. Il ne s'aligne donc pas sur. le réseausanguin. Il l'ignore et va droit au but (la circulation).

«La-physique d' Aristote », - que Heidegger commente, -« est le livrede fond dela métaphysique occidentale». Rien ne semble en effet plus vrai;mais qu'il soit situé à sa racine ou à sa base ne prouve pas pour autant qu'ilsoit par là justifié. Il est des héritages encombrants. L'argumentationheideggerienne nous permet surtout de comprendre l'enjeu que cache lanotion de.nature.

Comme I}OUS le montrerons, nous ne sommes pas entièrement hostile àcette notion, aussi lui emprunterons nous beaucoup (chap. v); mais" nous nela couperons pas de la notion de technique qu'elle peut animer (chap. IV).

Cette nature, dont nous tenterons d'analyser l'histoire (chap. l, II, III)

demeure d'ailleurs une référence àlaquelle on s'accroche, aujourd'hui plusqu'hier.

Pourquoi? a) Au xx e siècle, la.biologie a élucidé l'essentiel des énigmesqui caractérisent la vie, - la vie, où-la nature culmine et se lit le mieux. Lesavant non seulement connaît les lois de sa reproduction (la générationmise à plat) mais surtout .il a analysé les substrats matériels moléculairesdans lesquels elle se loge ou s'inscrit (le code génétique). Il peut, enconsé­quence, enmodifier le texte (la manipulation). La nature a été dévoilée.

1.Id., p. 205.

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16 AVANT-PROPOS

Raison de plus pour la défendre, semble-t-il! En effet, 'lorsqu' elle étaitenfermée dans son imprenable forteresse, on ne redoutait rien. Ellerésistait. A partir du moment où on l'a envahie, n'est-on pas légitimementsaisi par la crainte? Demain, un aventurier pourra répandre «des micro­organismes» tellement transformés qu'on n'en viendrait pas à bout (uneinvasion bactériologique). Nous nous demandons même si ne s'est pas déjàréalisé ce qu'on regarde comme une fiction.

Il.n' est pas vain d'ajouter que l'homme risque d'être emporté par l' ava­lanche; il serait alors, lui aussi, soumis aux pires trafics; de fin, il devien­drait moyen. Approche l'apocalypse.

Dans ces conditions, la nature joue -un .rôle défensif: on l'appellecomme une digue protectrice, destinée à retarder ou à empêcher le débor­dement techniciste. On comprend donc le regain pour l'idée de nature: aumoment où la science se rend maîtresse de la vie, se dressent légitimementceux qui entendent la soustraire aux déviations. Nous pensons toutefoisque, pour éviter un mal, on ne doit pas se priver d'unbien.

b) Autre étonnement: alors que les hommes du xxe siècle ont aban­donné «la campagne» - la mort des villages qui ne revivent que par letourisme, le plus souvent - pour habiter les villes (dans le béton), jamais ilsn'ont autant senti le besoin d'air, le goût des plantes vertes et des arbres,quand ce n'est pas la compagnie des bêtes, les joies bucoliques, le sens deslieux et des paysages. Cette passion les conduit parfois aux préférencesnaturistes: des légumes dits biologiques, une médecine par les simples,l'apprentissage d'un corps enfin libéré, le recours aux énergies douces,c'est-à-dire venues du soleil, du vent ou de la marée.

On s'explique cette attirance: on s'attache sans doute à ce qu'on vientde perdre. La nature vaut alors comme mémoire et aussi comme moyen. delimiter à nouveau des changements trop accélérés. Il s'agit cependant d'unparadoxe: lorsque le citadin s'empresse de.renoncer aux «lieux agrestes»il se met à leur vouer un culte.

Il est vrai qu'on l'y pousse. Les mouvements anti-sociaux sont favo­risés: on amplifie les malheurs des temps. On respirerait un air empoi­sonné, l'élévation de la chaleur va entraîner la fonte des glaces et doncl'engloutissement des littoraux, nos villes sont empestées et nos vies endanger. Nous nous nourrissons d'aliments souvent falsifiés ou frelatés.

Nous habitons aussi de sinistres banlieues. On y construit des immeu­bles monotones.Hier, nous assure l'architecte, on prélevait les matériauxsurplace, donc, on ne rompait pas avec « l'environnement». On se gardaitde tout gigantisme: on se contentait d'un empilement de briques, ou d'unassemblage de poutres (1aterre et le bois). On s'implantait en fonction desdonnées topographiques, dans le respect du soleil et des eaux. La maison

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AVANT-PROPOS 17

d'hier (l'habiter) frappe par son harmonie, sa simplicité, sa mesure, alorsque nous serions entrés dans l'ère du vertigineux et du déséquilibré.

Pour nous, on fausse le bilan. On .néglige le fait .qu'hier les sociétés;qu'on croit paisibles et soucieuses de «leur milieu », le mutilaient plus quenous. Avec moins de moyens assurément mais plus d'opiniâtreté! Entémoignent les destructions des monuments publics et des villes, amorcéesdès la Révolution, contre lesquelles s'élevèrent tant Victor Hugo queMérimée. On défigurait, on abattait inconsidérément.

Et quant aux catastrophes, - naturelles ou non - elles ne frappaient pasmoins, probablement davantage: ainsi, le glissement de terraindu plateaud'Assy (71 morts en 1970) n'équivaut pas vraiment à l'éboulement deRossberg en Suisse{1806, Plus de 1000 morts). Au passage, notons qu'onne sait pas distinguer les catastrophes naturelles de celles que l' hommenégligent ou avide provoque, comme le montre Jean-Jacques Rousseau, ausujet du tremblement de terre qui rasa la ville de Lisbonne en 1755: «Lanature, écrit-il àVoltaire, n'avait point rassemblé là vingt mille maisons desix à sept étages, etsi les habitants de cette grande ville eussent été dispersésplus également et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindreet peut-être nul» 1. Si nous ne suivons pas Rousseau quant à ses conclu­sions, nous nous rallions à l'impossibilité de séparer l'accident dit naturelde celui qui ne le serait pas. Toujours l'homme y participe ou bien l'apermis. C'est la raison pour laquelle, aujourd'hui, on est davantage sensibi­lisé aux « désastres» toujours inadmissibles; on ne les pardonne pas à ceuxqui les ont rendus possibles.

Mais, si nous n'acquiescons pas à ces noires analyses -le monde mo­derne perdu et corrompu - elles nous réjouissent et nous les ferons nôtres,malgré tout.

Pourquoi? Qui finalement profite de ce réquisitoire chargé? Ultimesurprise, c'est l'industrie qu'on croyait « culpabiliser» ou mettre au pilori :elle y gagne la première. L'écologie l'oblige à une heureuse révision. Le«discours sur la nature» se retourne contre celle-ci et favorise sa rivale.D'une part, il avantage une activité en pleine expansion, particulièrementlucrative, celle qui collecte les rebuts et résidus afin de les recycler. Ainsi,des villes s'équipent de tours d'incinération où elles brûlent leurs déchets etpeuvent chauffer des quartiers entiers, en retour.

D'autre part, il apprend aux fabricants à lutter contre la gaspillage,grâce à quoi ils amélioreront leurs profits.

Enfin et surtout nous ne cesserons pas de rappeler l'essor «d'uneindustrie de l'industrie », celle qui, greffée sur elle, la corrige et l'oblige àprendre en compte «la sécurité» (l'absence de tout dérapage), d'où

1.Lettre à Voltaire du 18 août 1756.

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18 AVANT-PROPOS

parallèlement l'importance des mécanismes de jauge, de contrôle et derétroaction. On complexifie et modernise 1.'appareil de production. Partout,on récupère les rejets et on apprend àen tirer avantage.

Qui pourrait sérieusement douter que la technique sache détecter tousles «composants» d'un milieu ou d'un ensemble (solide, fluide ougazeux)? Elle les isole sans peine, les trie, et sait au besoin autant les retenirque les transformer (les dégrader pour leur enlever leur nuisance, à moinsqu'on ne les décompose). Qu'est-ce qui peut résister àce traitement?

Le thème de la nature a donc du bon, - non pas qu'il nous apporte lafraîcheur ou nous rappelle «I'hier » -, mais parce qu'ilpermet d'améliorerce qui nous éloigne d'elle et nous en dispense. La création industrielle nesaurait actuellement se concevoir sans ce négatif qui l'aiguillonne. A soninsu, l'écologiste travaille, s'active en faveur de.son adversaire.

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ÇHA~ITRE PREMIER

LES ORIGINES

Etymologiquement, le mot de nature, que nous ne nous lasserons pas decommenter- et nous reviendrons sur cette analyse, - viendrait de natus, lui­même - d'un côté, nascor, d'où natus, et de l'autre côté, gigno (genui,genitum) se côtoieraient. Si celui-ci implique la descendance, celui-làsoulignerait davantage la naissance. Chacun d'eux a proliféré et onretrouve dans notre langue des traces de leur présence respective, ainsiagnatus, l' agnat, le parent du côté paternel.

Tous cependant orientent vers la même notion, celle de vie, les pro­priétés et les potentialités d'un être qui vient au monde (son «pour lui­mêrne »). Le mot exprime principalement l'inné, les caractères, la puis­sance par opposition à ce qu'on peut acquérir, alors moins inviscéré dansl'être, plus circonstanciel. Il reprend le grec «phusis » qui lui aussi traduit laréalité de base, la richesse et la capacité génésique.

Le - ura de natura - ajouté à «natus» - mentionne par là le résultat,l'effectivité de l'activité, de même, pour scriptura, le fait d'être écrit ouagricultura, tout ce qui concerne la culture des.terres. Il est vrai que dans cedeuxième cas apparaît une variation: au lieu de noter simplement «lerésultat d'une opération », on désigne un rassemblement, un collectifobte­nu sans doute par la même procédure.

A cet égard, natura ou nature ne doit pas être séparé de «nation», quiveut dire, au sens premier, d'abord la naissance des petits d'un animal, saportée, puis « tous les individus nés en même temps et dans le même lieu».

Il nous semble utile de distinguer des Vocables assez proches: ceuxd'univers, de monde, de matière, de choses, voire de-cosmos. Le mot denature, bien que semblable, s'en différencie, encore que lui-même n'aitcessé de s'élargir pour finalement désigner, après l'originel, le spontané, lamanière d'être, l'essence, la substance, la loi universelle, l'ordre du monde,la réalité tout entière, tout cela à l'opposé du fortuit, de l'accidentel, duconventionnel et éventuellement du social, de l'artifice et de 1'humain. Les

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20 CHAPITRE PREMIER

Stoïciens le rappelleront avec leur fameux: «Vivre conformément à lanature ».

L'expression connue «la nature des choses» semble alors pléo­nastique. Ne discutons pas de la question, assez mince et rhétorique, desavoir si le «de rerum natura» et le «de natura rerum» s'équivalent.exactement. Et pourquoi l'une au lieu de l'autre, ici ou là? Mieux vautretenir que le rerum adjoint à natura n'offre pas vraiment un sens simple­ment explétif: il oblige à considérer les principes cosmiques, dans touteleur étendue, à prendre en compte l'ensemble. Et le rerum placé devant lenatura met un peu d'ampleur et d'emphase dans cette désignation.

C'est le mot «monde» «mundus» le véritable concurrent, ainsi quel'indique André Pellicier qui nous renseigne et dont nous nous inspironsd'un bout à l'autre 1. Toutefois, dès qu'on entre dans les textes, des diffé­rences se lèvent: «L'examen d'un grand nombre d'exemples, à suivrenotre philologue, permet d'établir une première différence dans l'emploides termes: c'est mundus et non pas natura qui apparaît de préférence,lorsqu'interviennent des considérations spatiales et d'une manière généra­lement concrète, - forme, limites de l'univers ... Mundus est l'universconcret, alors que natura, tout en désignant la même réalité, est toujours unabstrait» 2.

Quant au rnot « matière », suivi de son corollaire, la nécessité, il pourraitparfois donner le change; il indique aussi « le réel », mais il lui en manque laspontanéité, ainsi que le principe de vie qu'on discerne au fond du mot de« nature».

Ce substantif, à distinguer donc de «monde» et de «matière» réussitdéjà, à nos yeux, une belle synthèse: il est ce qui naît, -l'engendré, le créé,- mais, en même temps, il contient «ce qui ne changera plùs », ce dont ilfaut tenir compte, l'inéluctable.

Quant au substantif « cosmos» si proche - on, le retrouveau moins dans« cosmologie» - il accentue l'aspect esthétique de la nature: au départ, engrec, il signifie l'ornement, la parure (celle des femmes) et finit par indi­quer la beauté, .la régularité, l'ordre, enfin le ciel; bref, il semble détacherl'un des côtés de la nature, laissant à l'écart son effervescence, le dyna­misme, la productivité génésique.

Autre synthèse en et par elle: elle frappe justement par son inlassablerenouvellement - (natus) - ainsi les végétaux qui rejaillissent des soucheslaisséesen terre - mais aussi par sa constance, sa permanence, et, à traverselle, son immensité.

1. André Pellicier, Natura, Étude sémantique et historique du mot latin, P.U.G. 1966.2./d. p. 251-2.

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LES ORIGINES 21

De plus, ce qui naît, par définition, meurt, mais la nature, bien que liée àla génération, n'en' reste pas moins toujours là, d'ailleurs indispensable,sans oublier d'autres caractéristiques -T'infime où elle parvient à se loger(la graine) autant que l'illimité (elle occupe toutl'univers), Elle déborde lemétrique. Et puisqu'elle revient toujours telle qu'elle était, bien qu'elleadmette aussi le changement et lesvariations, elle contient sû.rement en elleun principe d'ordre (de là, son retour).

Toutefois, le mot comporte tellement d'emplois et de quasi-synonymesqu'on le tient alors pour obscur, du moins indéterminé. Il appartient augroupe des notions molles. Il vaut autant pour un individu que pout tous,pour un genre aussi, voire pouf l'univers. Il peut même se contenter d'.indi­quer « quelque chose »:ou « les choses» ou le donné. Il va jusqu'à engloberles propriétés, la manière d'être, le principe interne.

Cette extension résulte toutefois de sa richesse: on l'a en quelque sortetrop étirée. Ramenée dans ses strictes limites, elle semble vouloir dire « unen soi », qui est déjà «par soi », à la fois une chose et ce qui la produit (ensomme les prémices de la natura naturans), bref, elle.est déjà auréolée parla notion de vie.

Un élément, un objet, une quelconque réalité s'offre à nous avec desqualités, des « propriétés », un statut, presque une nature.

De son côté, l'homme se distingue par son individualité, ses dons(1'ingenium des Latins), sa liberté.

Entre les .deux, intercalons «la nature », ce qui n'est pas encore «unpour soi» (la conscience, le sujet, l'esprit même), mais qui n'est plus unsimple «en soi» et qui accède au «pat soi» (une sorte d'esprit qui som­meille, comme nous le montrerons ulterieurement).

Delà, du fait de sa position médiane, des potentialités, une organisation,une force, une énergie, sans compter son implantation, sa présence obligée.

Les Grecs devaient surtout se soucier de cette région moyenne, ni maté­rielle ni humaine. Nous allons nous inspirer d' eux et les suivre dansl'élaboration de ce grand concept.

Préalablement nous avançons une hypothèse abominable : comme lesGrecs ne disposaient pas de nos moyens transformationnels, ils nepouvaient que préconiser un pacte d'alliance avec la nature (vivante), s'enaccommoder, se fondre en elle, l'accepter, faute de pouvoir ou la corribattreou même la modifier. Avaient-ils d'autres choix que de défendre cette«cosmothérapie », qui traversera les âges? On gagne si souvent à changerses désirs plutôt que le monde qu'on doit apprendre à saisir; et, quand on aappréhendé son ordre, on ne peut qu' y adhérer.

Il est vrai que les Grecs auraient pu emprunter un autre chemin: eneffet, si on en croit les historiens, ils auraient pu développer « l'esprit de

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22 CHAPITRE PREMIER

domination» et exploiter leurs premières machines, plier le monde à leursvolontés, mais ils préférèrent, en raison de.leur attachement aux équilibreset surtout dans la crainte des débordements, «le moteur humain» auxénergies artificielles, c'est-à-dire l'esclavage à des techniques qu'on nemaîtrise pas toujours et qui pourraient s'autonomiser, Sorte de cerclevicieux, leur naturalisme même les enfermait et les emprisonnait.

On a soutenu que l'abondance de «la main d'œuvre» expliquait aussice renoncement; nous y voyons plutôt l'effet de leur préférence pour unesociété sans violence, sans trouble, ni entrée en elle de « l'incontrôlable»,donc la peurdu démesuré.

Leur attitude générale, favorable à la direction des penseurs capables decomprendre les régulations tant du ciel que de la vie, leur vient de ce quecette nature, dès qu'on l'observe, semble bien un tout d'une belle harmoniequ'on gagne àne pas déranger et qui nous assure enfin la tranquillité. Et quela Cité veille à s'en inspirer et à la reproduire! Sinon-il faudra tabler sur desconventions ou.des accords qu'on remettra en question et qu'on ne pourrapas légitimer. La stabilité et la bonne marche d'un univers, agencé par lesdieux, doit servir de modèle insurpassable.

Mais si cet esprit de la solution grecque est bien mort, reste toujours laquestion qui a été posée: ne faut-il pas fixer des .limites à Prométhée?Qu'est-ce qu'il faut.interdire aux. sociétés modernes industrialisées, afinqu'elles ne connaissent pas le sort de « l'arroseur arrosé» ? Quelles bornes àla démiurgie ou plutôt quels liens .entre l'homme et le monde? Ne faut-ilqu'encourager.les relations d'emprise et de pillage ou admettre « un respectde la nature» ?

L'un des textes qui illustrent le mieux et fondent « le naturalisme» a étéécrit par Platon, le Timée. Choisissons-le comme l'une des référencesfondamentales.

Longtemps, le philosophe a su montrer et même démontrer que, pourpenser le réel, il fa1lait s'élever à l'idée (dialectique ascendante) : celle-ci nesort pas de ce sensible, bien que, seule, elle permette de le comprendre. Ilfallait commencer par là, mais comment éviter la suite, le retour au réel?Comment ne pas esquisser au moins le mouvement inverse - une cosmo­logie, une anthropogenèse - c'est à dire le passage des formes idéales aumonde visible? .

Il s'ensuit bien que la nature est organisée (1 ' « âme du monde» assureson unité et sa cohérence). Elle résulte elle- même d'une sourde logique(l'esprit caché). Du même coup, l'univers se mue en «un vivant en soi ». Ledémiurge a travaillé àpartir d'un modèle éternel (le Bien, en fin de compteet c'est grâce à lui qu'il arrange harmonieusement toute composition; ilassortit, mêle équitablement et unifie).

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LES ORIGINES 23

«Exempt de toute envie, il (le démiurge) a voulu que toutes chosesfussent, autant que possible, semblables à lui-même... Le Dieu, voulantque tout fût bon et que rien ne fût mauvais, prit toute la masse des chosesvisibles qui n'était pas en repos mais se mouvait sans règle et sans ordre, etla fit passer du désordre à l'ordre, estimant que l'ordre était préférable àtous égards »'. Bref, il mit l'intellect dans l' âme.puis l'âme dans le corps etainsi il façonna le monde, l' œuvre la plus belle et sûrement la meilleure.

Pour la nature, ainsi engendrée dans le récit platonicien, .il s' ensuitplusieurs conséquences qui la définissent.

D'abord elle ne peut être qu'unique: «Afin donc que notre monde fûtsemblable en unité à l'animal parfait, l'auteur n'en a fait ni deux ni unnombre infini; il n'est né que ce ciel unique et il n'en naîtra plus d'autre» 2.

Platon prouvera· également .sa sphéricité parce que le cercle ou lacirconférence réalise, à ses yeux, la figure sans commencement ni fin, donccelle qui échappe à la finitude et aussi parce que les distances du centre àl'extrémité sont toutes égales, ce qui écarte encore la moindre trace dedissimilitude QU de dissymétrie,

On doit encore noter pour cet étrange «animal» (la nature) l'absenced'organes àson pourtour: il n'est tourné enquelque sorte que sur lui-même.Il se signale par cette autonomie, Rien ne peut entreren lui, ni par consé­quent en sortir; avec et par sa rotondité; il affirme sa plénitude et sacomplète indépendance. Le Dieu l'a ainsi homogénéisé, afin qu'il soit biensoustrait à toute influence qui ne pourrait que l'altérer. «Il arrondit et polittoute sa surface extérieure pour plusieurs.raisons, Il n'avait en effet besoinni d'yeux puisqu'Il ne restait rien.de visible en dehors de lui, ni d'oreilles,puisqu'il n'y avait non plus rien à entendre... Quant aux mains, qui neluiserviraient ni pour saisir ni pour repousser quoi que ce soit, il jugea qu'ilétait inutile de lui en ajouter, pas plus que des pieds ou tout autre organe delocomotion» 3.

-Un lecteur moderne peut trouver étrange la présentation de ce méta­animal, sans organes sensoriels, ni pieds-ni jambes, ni mains, enfermé danssa seule sphéricité ; mais.Platon aime user d'un langage imagé. La paraboleveut seulement révéler 1'« essencede cette nature », à la fois son intérioritéet son extériorité. Mais la première commande à la seconde: elle se définitcomme ce qui contient tout. Rien ne se trouve en dehors d'elle, de là, sonaspect autonome et la lisséité de sa surface qui ne la met en relation avec rien,puisque, au-delà d'elle-même, on ne trouve quoi que ce soit. Il reste sûrqu'op éprouve de la difficulté à saisir cette construction intelligible (le Dieu

1.Timée, trad. Chambry, éd. Carnier, p. 461 (~9 e et 30 a).2./d., p. 463 (31 b).3./d., p. 465 (33 d),

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24 CHAPITRE PREMIER

visible). Alors le Timéele reconnaît : il faut se contenter d'un langage méta­phorique« Quant àl'auteur.et père de cet univers, il est difficile de le trouver,et, après l'avoir trouvé, de le faire connaître à tout le monde». (28 c)

Est-ce à dire déjà que l'idée de nature implique aussi un créateur, uneprovidence, ou, du moins, le démiurge? Répondons à l'objection, bienqu'avec des arguments tout-à-fait anachroniques: l'esprit daiwinien, qui,plus tard, soufflera, permet d'écarter l'objection destructrice. En effet, leplus équilibré OU" le plus harmonieux pourrait l'emporter et s'imposer du{ait de son adaptabilité même et de sa propre organisation. Si l'on tient àexclure le modélisateur, on ne chasse pas pour autant l'idée d'un mondeproportionné et cohérent (la nature).

Mais Platon n'a pas choisi ce chemin; il accorde toute son importance àla cause qui a façonné le cosmos; il entre dans le détail de son activité etnous montre comment il a conçu à lafois 1'« âme» et le corps de l'univers.Ilaprincipalement ajusté « lemêrne » et l '«-autre», les deux extrêmes, ouencore l'indivisible et le divisible - pour obtenir un «mixte» qu'il va ànouveau pétrir, partager, rernélanger et:finalement couper en deux, afin decroiser les deux bandes et réaliser un véritable cercle. Ainsi la nature naîtbien d'un « accord»; et la mesure aussi préside àcette savante élaboration.Chaque portion de ce monde relève de la même opération, des mêmesprincipes: vérifions-le rapidement àtrois niveaux distincts.

1)D'abord, envisageons l'ensemble des mouvements célestes, la char­pente de cet univers, celle qui en forme sûrement la partie-la plus éminente.

Platon suppose la terre immobile et située au centre de ce systèmeplanétaire. Elle-même, par définition, revêt la forme sphérique, à l'égal dumonde en son entier (le tout). On sait encore que le démiurge a formé deuximmenses bandes qui S~ coupent: l'une d'entre elles', placée au dehors,enserre l'autre, de là, deux cercles emboîtés l'un dans l'autre.

Mais la bande interne aurait été divisée en anneaux, qui correspondentaux orbites des planètes, alors que l'externe ne connaît pas cette décom­position (la sphère des fixes). Finalement, le· Ciel sera constitué de huitsphères semblables aux notes de l'octave: leurs distances respectivescorrespondent aux intervalles musicaux (1,2, 3,4, 9,8, 27). Pourquoi aussi,au passage, le neuf avant le huit? c'est qu'on-a dû mêler une progressiond'ordre ou de raison 2 (1,2,4,8) à celle de raison 3 (1,3, 9~27) tant et si biend'ailleurs que le second terme est bien-le double du premier, le quatrièmecelui du second, le sixième celui du quatrième, etc., bref, la déduction duréel ne craint pas de s'adosser à une arithmologie de fantaisie et d'inter­relations.

Ces sphères en mouvement forment donc l'armature de la nature. LesGrecs ne manqueront pas de les «diviniser », elles et leur belle régularité:afin d'y soumettre tant leur conduite que leurs diverses entreprises: la vie

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LES ORIGINES 25

politique, la juridique, mais non moins leur industrie, - la navigation,l'agriculture, la médecine. Qui ne voit les liens possibles et la concordancemême entre l'astronomie, les saisons et les vivants, c'est-à-dire les végéta­tions qui renaissent, les lentes maturations ou les crises qui ponctuent nosmaladies?

Une théorie de, la nature se plaît à solidariser le ciel et la terre: lesrythmes de celui-là expliqueraient ceux de celle-ci. De plus, si l'hommepeut modifier ce qui se trouve à sa portée, en revanche, la vue des astres,leurs révolutions fournissent un immense spectacle qu'on ne peut qu' admi­rer et dont.on doit évidemment s'inspirer.

2) L' homme, - âme et corps - sera sculpté selon les mêmes principes.: laphilosophie dela nature le veut, parce qu'elle repose sûr les larges simili­tudes et les parentés profondes, ce qui n'exclut pas les dénivellations ou lespaliers. Ainsi l'homme contient moins que «ce dans quoi il est contenu ».«Reprenant le cratère où il avait d'abord mélangé et fondu l'âme del'univers, il y versa ce qui restait des mêmes éléments et les mêla àpeu prèsde la même manière, mais ils n'étaient plus aussi purs: ils l'étaient mêmedeux ou trois iois moins. Quand il eut composé le tout, il le,partagea enautant d'âmes qu'il ya d'astres ... » (41 d).

Il convient -toutefois d'assurer ..la complétude: on descendra sansdiscontinuité du plus au moins, .mais, à ce second degré, on conservel'essence de, ce qui se situe tout en haut (le microcosme calqué sur lemacrocosme).

Il s'ensuit également une structure comparable pour le corps même etd'abord l'importance de la tête, nécessairement sphérique et protégée: ellecommande au reste; elle détient le principe de la gestualité (le mouvement),Il faut même en admettre le visàge : «Jugeant que la partie antérieure estplus noble et plus propre à.commander que la partie postérieure, les dieuxnous ont donné la faculté de marcher en avant plutôt qu'en arrière. Il fallaitdonc que le devant du corps fût distinct et dissemblable de la partie posté­rieure» (45 a). Les organes .sensoriels y seront tous rassemblés (sorte detableau de bord, qui facilite les décisions).

Quant au thorax, second' réceptacle, il enferme l'âme mortelle, lespassions, mais, comme celles-ci pouvaient troubler « le principe divin ennous», on a pris soin de les isoler; l'isthme du cou assure bien la communi­cation mais aussi la restreint. Pour le reste, il a été emprisonné au .plusbas,enclos « dans une mangeoite » et séparé du corps parJe diaphragme (70 e).

Ainsi. le corps de l' homme, son anatomie même s'inspire du premiermodèle, l'univers, même s' ill'atténue.

3) Les éléments matériels se tirent de la même logique déductive. Illefaut: la nature se sépare du «matériel stricto sensu» ainsi que de l'univers,par cet intelligible qui la constitue, ainsi que parJes correspondances entre

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26 CHAPITRE PREMIER

toutes ~es parties, en dépit de leur apparente séparation. Elle forme alors un«tout», un vivant.

Le feu, la terre, I'air, l'eau sortent tous, en conséquence, de trianglesd'une infime petitesse, soit scalènes, soit isocèles: ceux-là, par leurscombinaisons, engendrent des solides (la pyramide, l'octaèdre, '1' isocaè­dre), alors que ceux-ci (les isocèles) donnent des cubés. Puis, de Cescorpsgéométriques réguliers, dériveront, à leur tour, des ensembles, telle lapyramide, à la base du feu, l'octaèdre pour l'air, l'isocaèdre constitutif del'eau, tandis que le cercle générerait la terre. On conçoit que celle-ci nepuisse pas se transformer en autre chose qu'elle-même, tandis que les troisautres se convertissent entre eux.

De fil eh aiguille encore, on sortira, de ces géométries, la variété dessubstances comme l'or, le cuivre, l'huile, les sels, etc. Il ne s'agit toujoursque de bien allier la nécessité à l'ordre (celui du meilleur) et de mettre en.évidence « l'idée »au cœur d'un monde proportionné et réglé.

Un exemple illustrera la transition anamorphosante de l'autre vers lemême, leur mélange mais aussi le passage de l'un à l'autre, c'est-à-dire letriomphe du nombre et de l'organisation. Si l'on part d'un rectanglequelconque de côté a et b, on sait construire sans peine un carré de longueurm, telle que m soit égal à a/m - mIb (moyenne géométrique de a et de b). Enla circonstance, le carré équivaut, quant à .sa surface, au rectangle ­(l'identité) - bien qu'ilen diffère par ses côtés (m). La dualité au niveau deslignes s'efface au plan des surfaces, cela grâce à la médiété géométrique, ouencore, on atteint un invariant (la surface) en dépit de grandeurs différentesde départ (l'altérité). Le changement apparentiel s'accorde avec unerigou­reuse et sous-jacente immuabilité (l'unité).

Le Timée brille ainsi par ses constructions architecturales, par les simi­litudes entre les diverses régions ou réalisations dues au démiurge et à sesdélégués; de là, ces correspondances et les rappels possibles entre quatrenombres fondamentaux (1,2, 3,4), quatre genres deconnaissance (le nous,l'épistémé, la doxa, l'esthésis), quatre dimensions (le point, la ligne, lasurface, le volume), quatre sortes d'être (depuis l'élément jusqu'à l'idée, enpassant par la médiation des quantités et des figures).

L'important reste l'union de l'indivisible et du divisible; Platonparvient ainsi à' résoudre l'épineux problème suivant: l'âme n'est 'pasprimitivement divisible (tout entière en chacune de ses parties), elle doitcependant adhérer au corps de l'univers, lui-même divisible, afin de l'ani­mer. Il faut coupler les deux exigences, le tensionnel de l'une et lamatérialité de l'autre, susceptible de dislocation en l'absence de l'âme quigarantit sa cohérence. Ainsi serait assurée la symbiose ou la fusion.

Ces échafaudages, ces combinaisons, peuvent assurément connaîtrel'usure ou simplement un léger déséquilibre. On n'exclut pas_, ici ou là, une

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LES ORIGINES 27

pathologie. La valeur ne se sépare jamais, comme chacun sait, de la fragi ~

lité, de la précarité, de là, les altérations dans des zones souvent secondai­res, ce qui entraîne la corruption (liquéfaction de la chair, d'où un abcès.ouencore la sudation, voire le trouble et la détérioration des humeurs, celle delabile, de la pituite, etc.).

On devine en quoi consiste la réparation: la sola natura medicatrix. Ilconvient de restaurer les mesures, d'empêcher la.désunion ou-encore detravailler à une plus forte intégration de l'âme au corps, Le mal, donc. lamaladie, vient des débordements ou des dissymétries trop flagrantes :«ainsi, si un corps a des jambes trop longues ou quelque- autre membredisproportionné, non seulement il est disgracieux; mais encore si cemembre prend part avec d'autres àquelque travail, il éprouve beaucoup defatigues, beaucoup de mouvements convulsifs, il va de travers, il tombe etse cause àlui-même mille souffrances » (87 e).

Une suprématie exagérée de l'âme sur le corps ne vaut pas mieux: toutedomination déséquilibre; c'est bien pourquoi, à nouveau dans le Timée,Platon.célèbre autantla gymnastique (correctrice)·que.la musique, suscep­tibles l'une et l'autre d'imposer des rythmes stabilisateurs. Dans le sillagehippocratique, Platon met en garde contre les drogues -(telle celle de lapurgation), qui provoquent de la violence et leur préfère, en vue de laguérison, les régimes (médecine naturiste) : « Si on la (la constitution de lamaladie) dérange par des drogues ... il en résulte d'ordinaire que de légèresmaladies deviennent graves et que leur nombre s'accroît. C'est pourquoi, ilfaut.diriger toutes les maladies 'par un régime, autant qu'on en a.le loisir etne pas irriter par.des médecines UI! mal réfractaire» (89 d). Rien toutefoisn'équivaut à l'exercice du corps, lui-même par lui-même, qui, par là, s'ins­pire-de celuide l'univers, de son propre balancement.

Ainsi le Timée, pour n'envisager que lui, expose l'idée de nature en sesaspects majeurs.: une vision-ensembliste, la régulation du sensible grâce àun intelligible, I'évidente finalité qui en résulte et l'échec d'un mécanismequi -vise à des explications par-des antécédents ou des éléments (la causeseulement matérielle). Aussi devra-t-on se guider sur elle, paradigme sanségal.: la Cité entière, la politique, l'administration et la justice, l'éducationet l'art. Il n'est rien qui ne doive reprendre le référentiel cosmo-gonique, lemonde.organisé ou la nature même.

*Mais la philosophie d'Aristote devait généraliser et creuser cette idée de

la nature: elle lui donnera ses titres de gloire.A .la limite, elle l'a naturalisée (non pas, non plus «avoir une nature»

mais «être une nature»). Jusqu'alors, - nous simplifions -s l'idée descen­dait dans le substrat, afin de l'unifier et de l'animer, de là, une réalité

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28 CHAPITRE PREMIER

vivante, vouée au mouvement. Désormais, l'union semble plus basale,l 'hylémorphisme en ressort, ainsi qu'une spontanéité essentielle. On nepourra plus séparer la matière et la forme (oula fin).

De plus, un tel univers (le tout) ne suppose plus un démiurge: avec lui,on s'engageait dans des difficultés inextricables. Le «tout» aristotélicien atoujours été et.sera toujours. La cyclophorie éternelle et parfaite se suffit àelle-même: le mouvement circulaire, comme nous le savons déjà; n'a rien àacquérir; 'on ne peut pas plus lui trouver un commencement qu'une fin.S'éclipse corrélativement la notion d'« âme du monde ». Et ce tout. diffèreprofondément de la simple collection ou réunion de toutes les choses du faitde l'unité et de l'harmonie qui le caractérise. Depuis les êtres périssablesjusqu'à·ceux qui roulent éternellement dans le Ciel, il frappe par sa hiérar­chie de même que par les relationsentre tous'ceux qui sont contenus en lui.

Le Livre II de la Physique est consacré justement à la définition del'idée de nature: nous le privilégierons.

D'abord, Aristote devait opposer ce qui est naturel à ce qui est fabriqué,telle lit ou le manteau: «un lit, un manteau et tout autre objet dece genre entant que chacun a droit à ce nom, c'est-à-dire dans la mesure où ilest unproduit de l'art, ne possèdent aucune tendance naturelle au changement...La nature est un principe et une cause de mouvement et de.repos pour lachose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non paraccident» (Physique II, La nature, 192 b).

La preuve? Si on enfouit un lit en terre, selon la remarque d' Antiphon, àla limite, par bourgeonnement, jaillirait non pasun lit mais un arbre (dufaitdu bois susceptible de repousser). La figure du lit n'était donc pas profon­dément inscrite en lui, mais seulement apposée, plaquée..Elle se désarticuleaisément. AI' opposé, la véritable substance va de pair avec la subsistanceou la constance.

En outre, l'œuvré, le manufacturé ne se meut pas par lui-même. Onséparera en conséquence les 'êtres naturels des inanimés, capables non pasde'motricité mais seulement de mobilité parce que, souvent, le mouvementvient de ce qu'on supprime l'obstacle qui les immobilisait, - par exemple,si on enlève la pierre qui reposait sur un corps plongé dans l'eau il cède 'alorsà la poussée d'Archimède.

Rien ne se lit facilement: entre J'auto-changement d'un vivant qui sedéplace lui-même pour lui-même (la locomotion) et l'inertie d'un corps quine saurait se mouvoir, on doit intercaler celui qui s'élève ou descend, maisparce qu'on l'a libéré de ce qui l'entravait. On ne le créditerapas d'auto­spontanéité, encore qu'il faille lui reconnaître un certain dynamisme.

Aristote y insiste: le léger monte bien vers le haut; il y tend. «Sousl'action de quoi? (ausujet des légers et des graves) ... Dire queces choses semeuvent elles-mêmes par leur propre action est impossible, car c'est le

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propre de l'animal et des êtres animés» (Physique, VIII,.255 a). De plus, lefeu par exemple, ne peut pas s'arrêter de lui-même, preuve supplémentaireque le déplacement ne lui appartientpas vraiment et qu'Hie subit. C'estpourquoi, il ne peut pas le suspendre. «L'acte du léger, c' estle fait d'être enun certain lieu, à savoir en haut, et il est empêché quand il est dans un lieucontraire... Disons cependant que si elles (ces choses qui ne se meuvent paselles-mêmes) ont en elles un principe de mouvement, c'est un principe nonde motricité ni d'action, mais de passivité» (Id, 255b).

Nous devons hiérarchiser: au sommet, il convient donc de placèr lessubstances vivantes naturelles parce que le changement leur arrive alors,non du dehors mais du dedans, alors qu'oh vient d'évoquer et de situer endessous celles qui ne se déplacent que lorsqu'on change leur environ­nement; on empêche ce qui les empêchait.

L'être naturel est définissable non seulement par sa tendance au mou­vement interne, mais aussi par le fait qu'il enferme en lui toutes les variétésde la transformation (la locomotion, la croissance, l'altération, lanaissance, elle-même' inséparable de la corruption ou du vieillissement).Aristote avait énuméré quatre types de modification: chacune correspond àl'une des activités ou caractéristiques naturelles.

Cette motricité fondamentale conduit l'être vers sa.propre réalisation,d'où le passage de la puissance qu'il recèle à l'acte d'achèvement. Lanature va du naturant au naturé (naturation etmaturation), à l'exemple dublé qui croît vers l'épi et qui ne retourne pas en arrière, en amont, aubénéfice de 'la terre etde l'eau: «La nature comme naturante est le passageà la nature proprement dite.ou naturée... le naturé, en tant qu'il est en traind'être naturé va d'un terme à un autre. Vers-lequel? Ce n'est pas vers lepoint de départ; c'est vers ce à quoi il tend, c'est-à-dire la forme»(Physique, II, 193 b).

Nous croyons pouvoir noter dans l'aristotélisme des analyses quicorrigent celle que nous venons d'évoquer, en ce sens que la naturecomprendrait, selon le livre II de la Physique, outre le Ciel, sans doute «lesplantes et-les animaux, ainsi que la terré, l'eau, l'ait et le feu».

Nous reviendrons sur les plantes et les animaux, mais arrêtons-nous auxéléments et à leurs diverses compositions. Pourquoi les situer au mêmerang que les vivants? Que nous apprennent-ils sur la nature qui lescomprend? Ils ne relèvent pas d'abord des opérations de l'art': nous ne lesavons pas créés. Et il semble qu'Aristote accorde aux diverses combi­naisons, dans lesquelles ils entrent nécessairement, le commencement,l' éqùivalent minimum de l'unité.

Des penseurs avaient nié la possibilité de leurs conversions les uns dansles autres, opérations qui les caractérisent, mais à l'aide d'argumentssophistiqués: ou bien les deux constituants subsistent inchangés, donc, la

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30 CHAPITRE PREMIER

mixtion né les a pas vraiment mêlés - ou bien ils sont détruits, alors ils nepeuvent plus entrer en association puisqu'ils ont cessé d'exister. Si un seuldes deux s' est dissous, on n'accède toujours pas à la synthèse. « La solutionde la difficulté, note un commentateur, W. Ross, consiste à reconnaître queles constituants ne persistent 'pas absolument dans-leur état primitif ni nesont complètement détruits; dans la combinaison, ils restent potentiel­lement ce qu'ils étaient et ils peuvent le redevenir par analyse» 1.

Cette sorte d'inter-fusion nous achemine ainsi vers des réalités média­nes. Ce qui facilite cette union vient sans doute de ce que les constituantspossèdent des propriétés communes (une materia prima), d'où lesconversions entre l'eau, la terre, l'air et le feu.

Au passage, Aristote en profite pour mettre en évidence l'illogisme duTimée qui avait complètement isolé la terre. « Il est surprenant que tous leséléments ne puissent pas s'engendrer les uns les autres. Cela., ces philo­sophes-sont bien obligés de le reconnaître et ils le reconnaissent en fait. Or,il fi'est ni rationnel qu'un unique élément soit seul à ne pas participer à cettetransformation, ni conforme aux données de l' expérience·sensible qui nousfait voir tous les éléments se transformant pareillement lesuns dans lesautres» (Traité du Ciel) 2.

On sait, en effet, combien certains mélanges s'avèrent empiriquementindispensables, ainsi la terre contient-elle.toujours un peu d'eau, sinon elles'agglomère mal elle-même à elle-même; de plus, chacun des .élérnentstend vers celui qui lui est-en quelque sorte superposé,jusqu' au feu situé toutau dessus. Mais, en dépit de cette sorte d'ascension des lins vers les autres ­de l'eau à l'air et au feu, - nous ne saurions cependant rejoindre le 'principeigné, parce que la chaleur, si elle associe bien le même, dissocie l'hétéro­gène, à l'inverse du froid qui conglomère. Or, il faut tempérer cette procé­dure d'éclatement et de dispersion. Le froid, en conséquence, modère lachaleur comme le fluide le sec. En outre, - météorologie oblige, -le soleils'approche et s'éloigne successivement, de là, les saisons, l'alternance degénérations et de destructions, la réalité et l'importance des retours.

En principe, on compte six additions possibles, mais, comme il fautexclure celle des contraires~ le chaud et le froid, ainsi que le sec et l'humide- il en reste quatre: le feu (le chaud et le sec), l'air (le chaud et l'humide)l'eau "(le froid et l'humide), enfin, la terre (le froid et le sec). Or, touspeuvent se transformer les uns dans les autres, d'où un cycle. Le plusfréquent consiste alors à n'opérer que sur une qualité de base, mais on peutespérer davantage, la fusion de deux principes entiers, d'où I'équation rlefeu, joint à l'eau, donne selon les proportions' soit la terre, soit l'air.

1. W. Ross, Aristote, Payot, 1930, p. 148.2. Traité du ctet, III, 7,306 a, trad. Tricot, Vrin, p. 149.

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LES ORIGINES 31

Pourquoi avoir insisté sur cette physique qualitative et naïve? Outrel'intérêt que renferme cette théorie des alliances matérielles et de leursvariétés, quatre des attributs de la nature émergent. nettement ici: l'inen­gendré par l'homme, l'auto-mouvement, les générations cycliques ininter­rompues, la correction interne de ses propres excès.

La nature signifie donc, - outre qu'elle est déjà apparue comme puis­sance et même poussée -la spontanéité et la tempérance. Ou encore elle sedonne à.travers l'animé, le constant et le transformationnel. Les éléments,qui glissent les uns dans les autres, en illustrent l'un des aspects les plusnotoires, à la fois le changement et la permanence.

*Les végétaux et les animaux, qui se logent au cœur de la nature, aideront

à la mieux comprendre encore: Aristote se devait, plus qu'aucun autre, deles prendre en compte et grâce à eux, d'entrer dans la forteresse desorganisations.

Les vivants unissent plus profondément le substrat et l'idée structu­rante. La matière ne peut d'ailleurs pas être tenue pour un non-être, car, dunéant rien ne peut provenir; elle-même, déjà substance à sa manière, aspirede son côté àla forme qui l'achève.

Or, l'examen comparatif et général de l'animalité nous permettra desaisir le plande la nature, sa logique profonde, ses principes constructifs.Première règle, la nature ne fait jamais rien en vain. Elle dispose, enconséquence, les .pièces ou les organes, en vue d'une fin. Ainsi, la loi dedualité (l'obligation d'une droite et d'une gauche) concerne aussi bien lesmembres que les viscères (les reins, les poumons) et les appareils sensoriels(les oreilles, les yeux).·On enpourrait parfois douter, ainsi, au sujet du goût.Cependant Aristote répond àl'objection: « Il est évident qu'il est double luiaussi car la langue est manifestement partagée en deux ... Les narines lesont aussi. Si ces dernières étaient placées autrement et si elles étaientséparées, comme le sont les oreilles, elles ne rempliraient pas leur office,non plus que l'organe .dont elles font partie. C'est en effet par l'inter­médiaire de la respiration que se produit cette sensation » ~.

Grâce àcette symétrie, le vivant gagne en équilibre et en harmonie, Nila multiplicité ou même la pluralité, ni l'unité ne suffisent: on préfère laconspiration, le rappel, le contrepoids éventuel. N'est-ce pas là une manièrede mettre « de l'esprit dans l' organologie » ?

La même loi rend compte d'une disposition assez comparable, bienqu'apparemment opposée, -l'excès d'un développement d'un-côté entraî­ne une diminution de son « vis-à-vis ». Cette seconde règle se superpose à la

1.Les parties des animaux, II, 656 b.

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32 CHAPITRE PREMIER

première (la dualité) et la module. Il en résulte que lanature travaillerait iciavec économie: elle ne crée jamais n'importe quoi ni n'importe comment.Si elle concède ici une dépense, elle la paie par une restriction égale (lerenforcement des pattes et du bec de certains oiseaux se lie à.la minceur deleurs ailes, ou encore les mêmes bêtes ne peuvent pas à la fois porter desserres recourbées et des ergots. La nature évite les superfluités et legaspillage).

Aristote descend dans les moindres .détails; il pense appréhender laraison d'être de tel emplacement ou de tel développement, - par exemple, latête de l'homme se couvre de cheveux; il s'agirait alors de protéger larégion du froid et de l' humide, de défendre, par là, une fonction délicate:«En effet, ce qui est le plus humide peut tout à la fois s'échauffer et serefroidir le plus, tandis que ce qui est dans I'état.contraire est moins exposéà ces accidents» 1. Et Aristote TI 'hésite pas à expliquer la place et le rôle despoils, des cils, des sourcils, des toisons, des crinières, etc .. Rien n'échappe àla justification déductive.

L'idée l'emporte: « Dans l'étude de la nature, on devrait parler plutôt del'âme que de la matière, d'autant plus que c'est grâce à 1;âme que la matièreest nature et non l'inverse ».2.

On conçoit parallèlement que, d'une part, la Nature aitréalisétous lesdegrés de la construction et que, d'autre part, elle ait agi non pas en quelquesorte d'un seul ~oup mais lentement. à travers les intermédiaires qui relientl'inerte. à l'animal le mieux pourvu. La nature ne .se devait-elle pas demarcher de manière graduée? N'est-ce pas.là le signe de la sagesse, de larégularité et de la méthode? Au nom de quoi on sera amené à différencierles vivants et à les classer de façon ascendante. Aristote n'a pas manquéd'accorder toute son importance à la scala naturae (l'échelle des êtres).

Les animaux qui ne vivent.pas avec le sang comme médiateur (les non­sanguins) mais seulement avec un liquide.froid qui en tient lieu, forment leniveau le plus bas, -l'équivalent de nos invertébrés. Et, parmiles sanguins,on distinguera les o.vipares des vivipares; on ne s'arrêtera pas aux ovovivi­pares, des ovipares qui mettent au monde leurs petits mais après Ieurrapideéclosion à l'intérieur de la mère. L'homme, assurément, se situe au sommetde cette pyramide.

Aristote a proposé plusieurs critères de regroupement: tantôt il s'ap­puie sur les modalités de la reproduction, tantôt, sur la présence oul'absence du sang, tantôt sur la locomotion, tantôt sur la complicationcroissante .des appareils, toutefois, en dépit de la variété du procédé sépa­rateur; les divisions ou les partitions finissent par se recouper.

1.Les parties des animaux, II, 656 b.2. Id., 641a.

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:LESORIGINES 33

D'autre part, Aristote table toujours, en fin de compte, s~r la « chaleur»comme agent essentiel et critère du développement; et il en déduit le reste.On peut donc partir d'un effet direct de celle-ci, on en revient toujours à elleet aux mêmes résultats qui prouvent une nature savamment ordonnée,sérielle.

Ici encore nuançons vite, parce qu 'Aristote n' a pas caché l'existence denombreux intermédiaires qui démolissent ses cadres. Mais est-ce que,d'abord, les douteux ne se' multiplient pas surtout au bas de l'édifice,lorsque la vie émerge encore lentement? De.plus, Aristote se plaît à insistersur «les êtres ambigus» comme les phoques, les chauve-souris et lesautruches (celles-ci à la fois oiseaux et non-volantes): toutefois, quand onexamine d'un peu plus près l'ensemble des organes ou plus simplementquand on applique les règles de leur organisation et de la.composition, onlève le doute. On sait ranger. La nature ne «bafouille» pas] Et ces vivantséquivoques prouvent seulement la richesse de la vie, l'absence de vides;quelques situations de quasi-superposition et des différences seulementinfimes qui parfois séparent les espèces les unes des autres.Tout plaide enfaveur de l' ininterruption et de la plénitude.

Les incertains témoignent contre notre vocabulaire assez lâche: qu'est­ce qu'un,« aquatique» par exemple? Certains animaux absorbent l'eau ets'en nourrissent, d'autres se contentent de tempérer par l'océan leurchaleur interne et recherchent une action réfrigérante, enfin on en connaîtqui nagent bien dans 1'eau mais n'en respirent pas moins et viennent aussichercher leur nourriture sur le sol ferme. Ne les confondons pas! En outre,n'assimilons pas ceux qui vivent dans la mer, ou une rivière ou un étang ouun marécage!

On ne niera pas cependant que quelques exceptions viennent troublerles lois et déranger les clivages. Il suffit.desi peu pour qu'on assiste à unchangement de statut; on ne.s'en prévaudra pas pour contesterl'existencede la hiérarchie, mais plutôt pour en tirer un argument supplémentaire enfaveur du foisonnement naturel et de la fragilité des constitutions bio­logiques: «En effet, note Aristote, une modification intervenant dans depetits organes.fait apparaître chez l'animal.une modification considérabledans l'ensemble de sa nature corporelle. Cette loi sevérifie dans le cas desanimaux châtrés, où la mutilation d'un organe de.faible dimension aboutit àtransformer l'animal en femelle. On comprend alors qu'au moment de laconstitution originelle de l'embryon, un simple changement .de grandeursur quelque organe minuscule... » 1.

1.Histoire des animaux, VIII, 2,590a, trad. Tricot, Vrin, p,499.

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34 CHAPITRE PREMIER

Ne nous acheminons-nous pas alors vers l'idée de «ratés» possiblespour cette architecture complexe, sensible à des différences imperceptiblesqui la déstabilisent ou l'inversent?

Mais, chez Aristote, les échecs de la vie, loin de la mettre en question, nela révèlent que davantage.

D'abord Aristote les impute, pour l'essentiel, à la résistance de lamatière rebelle. Et plus la nature vise le difficile, plus elle court de risques.Ainsi les anomalies morphologiques frapperaient plus l'homme que lafemme, parce que, selon Aristote, le mâle est toujours plus élevé dans lahiérarchie des êtres.

Aristote va jusqu'à rendre compte des «monstruosités» soit par dessoustractions soit par des additions (des soudures). Le matériau se plie malà l'inspiration, mais «ce qui est contre nature est, d'une certaine façon,conforme à la nature, lorsque la nature formelle ne réussit pas à dominer lanature matérielle» 1. Ainsi les erreurs confirment et éclairent: quand bienmême la,nature se tromperait, elle n'en montre que mieux sa route et safaçon de travailler.

*Ne craignons pas de schématiser! Dans ces conditions, nous noterons;

d'Aristote aux Stoïciens, un saut comparable à ce qui nous a conduit dePlaton àAristote. Et il en résulte un complet renouveau de l'idée de nature,qui devait dominer la pensée des philosophes grecs, voire la penséeoccidentale. Les Stoïciens ont moins repris les thèmes antérieurs qu'ils neles ont radicalisés. Car, ce qui s'oppose le plus à l'idée de nature vient dudualisme et de ses reliquats, à quoi ils ont mis fin.

Dans l'optique précédente, celle de Platon et d'Aristote, l'idée pénètredans le sensible, le vivifie et l'arrache à la matérialité, mais commentconcevoir et admettre cette sorte de «métissage»? Ne conserve-t-on pastoujours, bien qu'on l'atténue, l'écart? Or, la véritable nature exige enquelque sorte l'entière identité, à.lafaçon dont une goutte de vin se répan­drait dans l'océan et s'étendrait aussi loin que lui. Plus que jamais, leMonde sera défini par son unité, par la solidarité tonique entre les partiesinséparables, par la vie qui circule entre elles.

Les .Stoïciens ont rendu toute leur force aux «compositions maté­rielles» qu'Aristote avait déjà mentionnées et étudiées, mais en demeurantà mi-chemin. Pire, il glissait vers une sorte de compromis. La possibilité dela combinaison avait été niée par quelques penseurs sous le prétexte que lesdeux constituants subsistaient tels quels, en dépit de l'union, ou bien que, sil'un d'eux était absorbé par l'autre, on ne pouvait plus affirmer qu'ils

1. Génération des animaux, IV, 770 b.

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LES ORIGINES 35

s'associaient vraiment, tandis que si tous deux étaient supprimés, ilscessaient alors d'exister. Mais Aristote devait trouver une solution inter­médiaire habile: les constituants ne persistent pas dans leur état primitifmais ne sont pas pour autant détruits. Ils restent potentiellement ce qu'ilsétaient auparavant: aussi peut-on, par l'analyse, décomposer ce qui s'estapparemment fondu. On retrouve ainsi les éléments provisoirement mêlés.

Nous y insistons: au delà des « mélanges» de style aristotélicien, - lesalliages, les breuvages, voire les transformations --altérations, comme celledu feu et de l'eau qui donnent naissance à l'air -des Stoïciens iront plus loinet distingueront nettement: a) la juxtaposition: telle celle, au plus basdegré, des grains de blé qui forment un tas - b) les mixtes: plusieurs corpss'unissent, mais chacun d'eux garde ses propriétés, ainsi l'encens dans l'airou le feu dans le fer qu'il rougit - c) des alliances plus étroites, comme celledu miel qui sucre le liquide dans lequel on l'a versé; on est certain ici quel'un est entièrement répandu dans l'autre; r: d) enfin, les corps peuventperdre définitivement leursqualités et donner un tout différent de chacund'eux.

Dans ce, dernier cas, - l'interpénétration complète, - les Stoïciensvoient. la .préfiguration de l'union la plus intime, telle celle du pneuma(I'âmejet du corps. Le premier- un souffle chaud et enflammé, - active lesecond; il lui confère autant l'énergie que l'unité. Tous deux, bien quecorporels, définissent la vie. Cette conspiration suppose aussi que le plusléger, le plus expansible puisse se loger dans les moindres recoins del'autre, qu'iLhabite (la coïncidence assurée), delà, une continuité telle queles fragrnentsne sont plus distincts, bien que la liaison soit assurée de façonmatérielle (le pneumatisme). A partir de là, les Stoïciens accèdent à uneidée de la nature: celle-ci se définit par « l'ensemble» et l' harmonie quiintègre les ·parties; en conséquence, le moindre mouvement en un lieu serépercute à l'infini.

On généralise à..'univers entier, -le seul être d'ailleurs, - ce qui vient decaractériser le vivant. Alors le feu - le Dieu concret ~ servira de liant: ilassure sa coordination autant que sa formation.

Les Stoïciens' devaient réserver à ce 'feu une place tout à fait à .part.D'abord, «il. y a deux sortes de feu: Je premier est un .feu sans art quiconsume. -ce qui l' alimente, Je second est un feu artiste qui assure lacroissance et la conservation, tel qu'il est dans les plantes et chez lesanimaux; c'est aussi la nature de l'âme» 1.

1.Stobée, Eclogarum, l, 25.!.... Nous reprenons cette citation aussi bien à André Bridoux,Le Stoïcisme et son influence, Vrin, 1966, p.49 qu'à Jean Brun, Le Stoïcisme, P.U.F., 1958,p.53.

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36 CHAPITRE PREMIER

Ne voyons pas' dans cette distinction un retour possible aux séparationset au monde des idées: si le feu peut détruire et anéantir, - telle la foudre quiexprime le pouvoir divin, - il peut, lorsqu'Il agit de façon plus modérée(avec art), donner la sensibilité et expliquer la croissance. Notre âme elle­même l'allie à l'air, ce qui rend compte du souffle.

Ce feu donne naissance, - séminalement - à l'air qui, à son tour, tour­nera en eau et finira par se déposer en terre: n'est-ce pas le cycle de ladéliaison? Mais .n'excluons pas l'inverse: en effet, le plus bas et le pluslourd contient encore des restes de feu, tels que, si on le frotte, l'étincellejaillit. «Cette espèce de feu s'étend à travers le monde entier. Toutes lesparties du monde ont.leur soutien dans la chaleur. C'est ce qu'on peut voird'abord dans la terre: nous voyons que, par le choc et le frottement, 'du feusort des pierres, que d'une terre récemment remuée vient une fuméechaude, qu'on tire des puits intarissables de l'eau chaude» 1. Quant à l'eau,ajoutera Cicéron, le même feu unitaire l'habite aussi: «la mer agitée par levent se réchauffe de telle manière qu'on peut en déduire facilement que dela chaleur est contenue dans de si grandes masses d'eau, car il ne faut.pastenir ce réchauffement pourvenu du dehors et acquis; c'est l'agitation quile fait sortir de l'intérieur de la mer. C'est ce qui arrive aussi bien à notrecorps lorsque nous le réchauffons par le mouvement ou .1' exercice »2. Laconclusion tombe: toutes les parties du monde sont entretenues par lachaleur.

C'est pour la même raison que la mort va de pair avec le dessèchementet le froid; inversement, la santé - le contraire du relâchement et de ladissociation - s'accompagne de souplesse, d'élasticité comme de fermesolidarité. La tonicité -1' anti-centrifuge et le regroupement -;; prouve bienque le glissement dansl' extériorité est immédiatement corrigé. Le corpspeut bien dépasser sa position mais il revient aussitôt à son point de départ(le retour réflexifet tensif).

Les astres, constitués par le seul feu, exhibent encore plus nettementl'ordre et la régularité: celle-ci résulte du triomphe de l'ensemble sur lesparties et offre par là même un modèle à la contemplation.

Jaillais la nature' n'a été autant célébrée pour elle-même, dans sapuissance matérialisée; elle dépasse le spatio-temporelde l'étalement ..elleéquivaut à un immense vivant. C'est-d'ailleurs pourquoi le monde, s'il estné, connaîtra le vieillissement, la résorption, mais cette disparition finale,conforme à son statut de vivant, entraîne moins sa fin prochaine que sapurification et son rajeunissement 0'éternel retour).

1.Cicéron, De la nature. des dieux, in Les Stoïciens, trad. Emile Bréhier, La Pléiade,1962,p.417-8.

2. Les Stoïciens,ouvrage cité, trad. Bréhier, p. 419.

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LES ORIGINES 37

De ce naturalisme, il s'ensuit aussi qu' aucunmanque ne saurait seglisser-dans ce tout dense et complet, dont le feu artiste assure l'unité et lamarche. Le mal en est absent, ou alors il vient.de ce qu'on isole encore unfragment de l'ensemble. Détaché, ce dernier appelle un jugement négatif,ainsi, 'on s'indigne de la fragilité et de l'extrême minceur des os du crâne,toutefois, leur légèreté s'impose. Comment admettre l'un sans l'autre (lepositif ne peut pas ne pas s'accompagner de son envers) ? Et quant au « malmoral », différent duphysique, les Stoïciens l'ont particulièrement loué:«Il n'y a d'arbre solide et vigoureux que celui qui est battu fréquemmentpar le vent. Cet ébranlement même le resserre et enfonce plus solidementses racines. Les plantes qui poussent dans des vallées bien exposées sontfragiles. Il est donc de l'intérêt des hommes de bien, pour pouvoir vivresans peur, de se trouver souvent dans des circonstances terrifiantes» 1.

Tout nous éloigne du mécanisme, l'antithèse de la nature (les partiesexpliquées par les parties); tout nous oriente vers une théodicée. Et quipourrait s'opposer à la reconnaissance de la beauté tant de l'univers que denotre corps, où le monde se concentre et se 'comprend? Les Stoïciensentonnent un hymne incessant à la gloire de cet univers comme à celle desmoindres espèces végétales .ou animales, ainsi qu'à celle de notre bio­constitution. La nature prévoyante et industrieuse l'a édifiée: en elle, sevérifie tant la puissance que la convenance de ses agencements.

Ainsi-. manifestation d'une Providence naturelle soigneuse et adroite­«on peut ajouter bien des détails qui font comprendre l'abondance etl'excellence des dons que les dieux ont faits aux hommes ....Les sens, inter­prètes et messagers des choses, ont. été merveilleusement créés et placésdans la tête, comme dans une citadelle pour des fonctions indispensables;les yeux, comme des guetteurs, occupent l'endroit le plus élevé d'où ilss'acquittent de leur service.... Les oreilles, destinées à percevoir le son, quise meut naturellement vers le haut, sont placées comme il le faut en haut ducorps. Le nez aussi doit être en haut, puisque l'odeur va toujours enmontant, et puisque il a surtout à juger de la nourriture et de la boisson, il aété placé non sans raison dansle voisinage de la bouche» 2.

Du logos, de la sagesse, on tire la justesse des moindres structures etl'harmonie des dispositions. Ajoutons que «la nature a encore revêtu lesyeux des tres minces membranes qu'elle a faites transparentes pour qu'onpût voir à travers et solides pour qu'ils fussent bien contenus. Elle a fait lesyeux glissants et mobiles de façon à se détourner de ce qui pourrait leurnuire et à tourner aisément le regard du côté où l'on voulait 3• Comment ne

1.Id., p. 768.2. Id., p.459 (§ de la nature des dieux).3. Id., p.459.

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38 CHAPITRE PREMIER

pas s'extasier devant une déduction aussi sûre et aussi minutieuse? Il im­porte de confondre Dieu, le feu, la vie, le monde. La nature ainsi diviniséejustifie dans les moindres détails ce qui' se trouve.aussi bien en nous qu'endehors de nous.

Surtout nous avons directement accès à ce logos-universel; en consé­quence.bien plus que chez Platon et Aristote, le cosmos se mue en .modèleet nous convie à la vie heureuse (le «vivre conformément à la nature,coïncider avec elle»). Seule la passion brise cet accord: nous substituons àla marche de la nature la tyrannie de nos propres désirs insensés.

Si donc, au {(VII e siècle, ainsi qu'au X.VIII e,.la nature prend.des couleursmétaphysiques et théologiques, au XIXe des esthétiques (le Romantisme etses derniers épigones comme Ruskin), au xx e siècle des juridiques (laguerre aux destructeurs et aux pilleurs des «biens communs»), chez lesGrecs, elle revêt plus spécialement des teintes religieuses et surtout morales(vivre, par elle, dans la sérénité). La physique ouvre le chemin au bonheuret àla sagesse.

«Toutes les choses sont soumises à la nature et.elles ont en elle le plusbeau des gouvernements» 1.

D'abord, puisqu'elle est en nous et que nous sommes en elle (pan­théisme), on s'alignera en quelque sorte sur ce qu'elle enferme de régulieret de juste; on s'emploiera à vivre dans le présent, le seul temps qui soit etoù brille le nécessaire: le malheureux ou bien plonge dans le passé ou bienanticipe vainement l'avenir. On se déprendra de ce qui he dépend pas denous; on ne visera donc que l'acquiescement au tout.

Lorsque seul le monde supralunaire obéissait à l'intelligible, alors quele sensible restait livré au hasard ou à la contingence, l'homme était invité àquitter« l'ici bas »': avec le Stoïcisme, on a appris que la Providence (le feu)gouverne les moindres événements; il importe donc de s'identifier.à eux, deles comprendre et par là même de les vouloir, afin de vivre dans la-tran­quillité de l'âme.

Le «vivre conformément à la nature ou la suivre» ne veut pas direqu'on s'abandonne à ·tous nos mouvements; la nature humaine, qui estraison, doit ressaisir l'ordre et y participer.

« La qualité propre de l'homme, c'est surtout la recherche soigneuse dela vérité ... C'est pour l'homme une importante propriété due à la nature et àla raison d'être seul à avoir conscience de ce qu'est l'ordre» 2•

Nemarche-t-on pas, dumême coup, à l'indifférence et au quiétisme? Ilarrivera ce qu'il arrive, que ce soit la santé ou la maladie; rien n'affecte lesage.

l.ld., p. 437-8.2. Les Stoïciens, ouvrage cité, p. 500.

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Un historien répond àcette question et la désamorce: « 1.1 ne s'ensuit pasdu tout que, même pour l'homme parfait, l'un (la santé) n'aitpas plus devaleur que l'autre (la maladie) ... Ce qui distingue l'homme parfait, c'estqu'il n'a pas d'attachement plus grand à l'un qu'à l' autre et surtout qu'il n'apas d'attachement inconditionnel'... Il choisirait la maladie s'il savaitqu'elle est voulue par le destin, mais, toutes choses égales d'ailleurs, ilchoisiraplutôt la santé... Il considère comme préférables' les objets confor­mes à la nature» (la santé, les richesses, etc.) 1.

Finalement ce célèbre «vivre conformément à la nature» impliquedeux orientations concordantes: d'un côté, adhérer à l'ordre, au cosmos,dont nous constituons une «parcelle», d'un autre côté, s'adonner à nosinclinations primitives, fondamentales.

Ainsi, «la nature, grâce à la raison, attache l'homme à l'homme en lesassociant par le langage et par la communauté de vie; surtout elle fait naîtreen eux un amour particulier pour ceux qu'ils ont procréés; elle les pousse àvouloir qu'il y ait des réunions, de grandes assemblées et à lesfréquenter» 2•

De fil en aiguille, on définit entièrement la conduite.du sage; il mènera,grâce à elle, dans la conformité avec le monde, une vie exempte demécompte, de tristesse, d'artifice et de regret. Il entrera vraiment dans lebonheur.

*'Platon, Aristote, les Stoïciens, tous trois examinés de haut, ont permis

de concevoir «la nature» et surtout, à partir d'elle, ont pu en tirer uneauthentique vie tant socio-politique que morale. Le droit dit naturels'enracine dans leur cosmologie.

Epicure et son disciple Lucrèce ..marchent, il est vrai, en un sensapparemment opposé: le plus troublant vient de ce que « l' idée de nature»­au centre de notre examen - semble autoriser chez eux une philosophiecontraire à celle des Stoïciens, bien que bâtie sur le même fondement (lanature). Avec eux, l'univers est désacralisé, d'où l'absence de finalité, lescataclysmes, les malheurs sans nombre, l'éloignement et le désintérêt desdieux, etc. La nature autoriserait-elle tout ou n'importe quoi? Nous ne lepensons évidemment pas.

D'abord l'épicurisme, comme nous souhaitons le montrer, conduit àune conception moins profondément divergente par rapport à celle desStoïciens que sensiblement différente; mais on vise toujours l'impassi­bilité, le calme, l'ataraxie, une vie débarrassée de la·crainte.

1.E. Bréhier, Histoire de la Philosophie, Antiquité et Moyen-Age, 1. I, 1981, p. 290.2. Les Stoïciens, ouvrage cité, p. 499.

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40 CHAPITRE PREMIER

Sans entrer dans des discussions qui relèvent de l' histoire de la philo­sophie àpropremenrparler, nous tenons à "mentionner qu'une théorie phy­sique (1a compréhension de la phusis) renouvelée se doitd'entraîner unemorale d'un autre style, ce qui confirme l'essentiel, à savoir que la philo­sophie grecque dans son ensemble calque l'une sur l'autre.

D'autre part, le texte de Lucrèce, que nolis retenons de manière privilé­giée, nous permet, au passage, de repréciser cette «idée de la nature». Letitre de son poème, le de Natura rerum (de la nature des choses) pourraitlaisser croire qu'on y traitera du monde etdes corps (des atomes-particuliè­rement). Le mot de nature paraît, ici, pris dans son acception la plusgénérale et la plus indéterminée: l'être des choses (ce qu'il est dans leurnature d'être). Nous savons, de surcroît, que les dieux n'ont pas créé cetunivers: où d'ailleurs, selon Lucrèce, en auraient-ils trouvé le modèle? Deplus, il contient en lui défauts et désordres.

«J'oserais encore, après l'examen des phénomènes célestes et biend'autres d'ailleurs, affirmer que la nature n'a pas été faite pour nous etqu'elle n'est pas l'œuvre des dieux, tant l'ouvrage laisse à désirer... Deuxtiers à peu près du-globe sont ravis aux mortels par des chaleurs torrides etpar des glaces sans fin. Le reste du sol, la nature, par sa force propre leremplirait de broussailles, siIa force humaine ne luttaitpour vivre . .t. C'estparce que nous retournons avec le soc la glèbe féconde, c'est parce que nousdomptons le sol et appelons ses germes à la naissance que tout peut de soi­même éclore» 1.

Abandonné 'à lui, l'univers donne le spectacle de la désolation, de l' ab­surdité et même de la lente destruction. Lucrèce n'a pas de peine àexposertoutce qui entretient la déception et la désillusion.

En conséquence, selon nos propres définitions, Lucrèce ne .nousrela­tera que l'essence du réel, l'univers, dans sa nudité et ses tourbillons,nullement la «nature» parce que ce mot implique une vie harmonieuse,large et intégrée', ainsi que Iacroissance (phusis, ce qui pousse).

Mais, si, effectivement, dans le poème De Natura, on lit des passagesphysiques désespérants, on trouve aussi des considérations qui justifientprécisément le mot de naturetel que nous venons de le préciser.

Nous en donnons seulement quelques preuves:a) D'abord, Lucrèce nous invite à remarquer lafréquence d'assembla­

ges d'atomes inévitables et constants. En dépit des changements et desusures, la fixité et la régularité l' emportent,

«Un ordre fixe a désigné le lieu où doit naître et demeurer chaque-être.De même l'esprit ne saurait avoir de naissance isolée hors d'un corps, nivivre séparé des nerfs et du sang ... Puisque dans notre corps même un ordre

1.Lucrèce, De la Nature, Garnier-Flammarion, 1964;trad. Clouard, p. 162.

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LES ORIGINES 41

naturel a fixé le lieu spécial de résidence et de croissance pour l'âme etl'esprit, on n'en est que plus fondé ànier qu'ils puissent subsister hors d'uncorps» 1.

b) La formation des êtres les plus complexes' .résulte sans doute .de lacombinaison d'atomes accordés entre eux; par là, Lucrèce se hâte de cau­tionner en quelque sorte et d'enrichir la thèse de lagénération spontanée.

Il en profite surtout pour se moquer des fables qui nous relatent lanaissance d'hybrides qui assembleraient les organes les plus dissem­blables, tels les Centaures, les Scylles au corps demi-marin, les dragons, leschevaux ailés et autres chimères. «La terre contenait un grand nombre degermes différents à l'époque où elle produisit les premiers êtres animés,mais ce n'est pas une raison pour qu'elle ait pu créer des espèces hybrides,des corps aux membres disparates. Tant de productions maintenant encorejaillies du sol, - herbes multiples, céréales, arbres vigoureux - n'ont paspossibilité de naître pêle- mêle, chacun a son développement» 2.

c) Autre thème lucrécien : rien ne naît de rien et, corrélativement, rienne s'anéantit jamais. Par là, nous rejoignons bien l'idée de nature, dans lamesure au moins où il faut, dans le bilan, prendre en compte «le tout»immuable.

Nous ne croyons que trop à la légende de créations ex nihilo; nousraisonnons trop àpartir de ce que nous voyons, ce qui nous induit en erreur.Les éléments corporels peuvent, en effet, rentrer dans l'invisible, du fait deleur petitesse, mais ils ne cessent ni d'être ni d'agir (d'ailleurs, la semenced'un vivant d'importance prouve bien la possibilité de réduction et d'ap­parente disparition). Parallèlement, les êtres diminuent, mais tout ce qu'ilsperdent, ne serait-ce que par l'usure, se retrouve ailleurs. A s'en tenir à laperception, 0:0pense àune éclipse; il ne s'agissait que d'un déplacement. Ilfaut donc prendre en compte l'ensemble (pertes et gains).

Ainsi se lève, en dehors du seul mouvement aléatoire des atomes et deleur déviation, une conception de la nature séminale, fixe et organisée.Cette théorie vise à éliminer les dieux: avec eux tout serait possible; aucontraire, une nature auto-suffisante les chasse et nous délivre des faussescroyances; il en découle aussi une morale saine et simple, - la paix, leplaisir, la vie.

C'est pourquoi, à nos yeux, le de Natura rerum n'a pas éloigné entiè­rement ce qui constitue le fond de la naturalité. Nous ne l'avons toutefoisévoqué qu'afin de noter mieux et plus: le naturalisme -la philosophie d'unmonde organisé - conduit aussi bien à la piété la plus ardente (le dieu en

l.ld., p. 160.2. Id., p. 180. La citation continue ainsi: «toutes conservent leurs différences que la

nature a décrétées».

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42 CHAPITRE PREMIER

nous des Stoïciens) qu'il renforce une sorte d'athéisme virulent (les dieuxexistent, mais se désintéressent de notre univers qui trouve en lui seul sesrègles de fonctionnement et qui donc ne leur doit rien, comme le veut le deNatura). La notion de nature sert les deux courants antithétiques; on s'enétonnera moins encore par la suite, parce que l'idée fluentede. nature asouvent favorisé des thèmes contraires 1.

1.On n'oubliera pas que dans le de Natura, Lucrèce a personnifié la Nature et lui a donnéla parole (Prosopopée). Ainsi, elle s'adresse à nous: «Qu'est-ce donc qui te tient à cœur, ômortel, pour que tu t'abandonnes à tant de douleur et de plainte?» (III, 930).

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CHAPITREU

L'APOGÉE

L'idée de nature "n'a pas cessé d'entretenir l'ambiguïté. Ainsi, ellesignifie aussi bien la spontanéité, une puissance de renouvellement (laphusis) qu'elle indique l'accomplissement, l'essence même de l'être verslequel le mouvement conduisait: elle exprime à la fois le processus et sonrésultat,

Corrélativement, si elle vaut comme puissance cachée, force et dyna­misme interne, elle ne renvoie pas moins à l'ensemble des vivants, à tout cequ'on ne peut pas modifier, ce sur quoi il convient de s'aligner (la naturedes choses). Elle inspire autant l'aristotélisme ou le stoïcisme (l'âme .dumonde) que l'atomisme épicurien, orchestré par Lucrèce; elle pousseautant à une morale de la contemplation et de la soumission qu'à celle del'ataraxie (l'absence de passions).

Mais acceptons de sauter les siècles. Nous voudrions alors montrerpourquoi revient toujours en force - notamment au XVII e siècle, d'abord,­une idée qu'on croyait périmée. De plus, philosophes et savants nous enproposent une vision assez nouvelle: à vrai dire, ce qui ajoute au « ma­laise », à moins que ce ne soit à « la richesse» de cette idée, chaque siècle lareprend, la transforme et la charge de ses propres couleurs.

*Reconnaissons d'abord qu'on a cru devoir liquider l'ancienne

conception, ou du moins qu'on s'en est séparé.Copernic n'a-t-il pas mis la terre (qui cesse de se trouver au centre du

Monde) en mouvement et ne l'a-t-il pas ainsi transformée en un astredéstabilisé sinon errant? Kepler n' a-t-il pas transformé les orbes circulairesdes astres en ellipses? N'a-t-il pas détruit le paradigme grec? Les tachessolaires qu'on commence à apercevoir n'enlèvent-elles pas au Ciel soninaltérabilité et sa prétendue éternité? La lunette de Galilée ne découvre-t­elle pas un pullulement d'étoiles, la Voie lactée? Ne voit-on pas tomberpetit àpetit la coupure entre le supra-terrestre et le sublunaire qu'on réunit?

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44 CHAPITRE II

On s'oriente vers un Univers illimité et surtout dé-hiérarchisé: or,l'ancienne philosophie de la nature se caractérise par l'importance donnéeaux « intermédiaires», un savant étagement entre Dieu et la matière.

A sa manière, Fontenelle (ainsi que Cyrano de Bergerac) amplifie lebranle-bas, dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) : en effet,il va jusqu'à nous convaincre de l'existence d'habitants sur la Lune.Pourquoi ne ressemblerait-elle pas à notre Terre et ne serait-elle paspeuplée d'êtres semblables? On marche vers une unité sans pareille.

On connaît les célèbres comparaisons, largement défendues et com­mentées par Fontenelle, -la preinière selon laquelle « la nature est un grandspectacle qui ressemble à celui de l'Opéra. Du lieu là où vous êtes à l'Opéra,vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est: on a disposé desdécorations et les machines pour faire de loin un effet agréable et on cache àvotre vue ces roues et ces contrepoids qui font tous les mouvements» (ilfaut pénétrer dans la coulisse) -la seconde qui assimile l' univers à une im­mense horloge, le paradigme cartésien par excellence. «L'univers n'est engrand que ce qu'une montre est en petit, tout s'y conduit par desmouvements réglés qui dépendent de l'arrangement des parties ... L'ordrede la nature, tout admirable qu'il est, ne roule que sur des choses sisimples» 1•

Surtout Fontenelle veut nous persuader de l' existence d'habitants surles diverses planètes, particulièrement sur la Lune que nous ne tarderonspas à rejoindre. Il s'aide alors d'une analogie: les Américains ont étéconfondus par l'arrivée des Européens. Eux aussi, s'estimaient seuls sur laterre, protégés, en plus, par l'immensité d'un Océan qui les entourait.

«Cependant, voilà, un beau jour, le spectacle du monde le plus étrangeet le moins attendu qui se présente à eux. De grands corps énormes quiparaissent avoir des ailes blanches, qui volent sur la mer, qui vomissent dufeu de toutes parts et qui viennent jeter sur fe rivage des gens inconnus, toutécaillés de fer, disposant comme ils veulent des monstres qui courent souseux, et tenant en leur main des foudres dont ils terrassent tout ce qui leurrésiste» (Second Soir des Entretiens).

Or, nous commençons à voler: «plusieurs personnes différentes onttrouvé le secret de s'ajuster des ailes qui les soutinssent en l'air, de leurdonner du mouvement et de passer par dessus les rivières». Le doute n'estdonc plus possible: nous traverserons bientôt l'espace aérien qui noussépare des autres mondes, de même que nous avons franchi les océans.Nous visiterons la Lune et attendons-nous à y rencontrer nos semblables:« Nous sommes.portés eux et nous, sur un même vaisseau dont ils occupentla proue et nous la poupe ».

1. Entretiens, Premier soir.

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L'APOGÉE 45

Mais laissons-là ces fumées: elles n'en participent. pas moins à ladestruction du Cosmos antique, gradué, unique et à la naissance d'unUnivers illimité, décentré et uniforme.

Mentionnons que le nominalisme, de son côté, avait œuvré en ce sens etdéjà démoli toute l'architecture grecque: il pousse à la méfiance critique.Ainsi: au XVIIe siècle, Mersenne prétendra que nous ne ·pouvons pasaccéder au fond. des choses et qu'on doit se contenter des seuls phéno­mènes. «Natura intus agit » (elle 'nous cachera toujours le secret de sesopérations). Bornons-nous à quelques relations: «Nous voyons seulementl'écorce et la .surface de la nature, note Mersenne, sans pouvoir entrerdedans. Nous n'aurons jamais autre science que celle de ses effets exté,rieurs, sans en pouvoir pénétrer les raisons et sans savoir la manière dontelle agit» 1. Pascal, de son.côté, entend nous cantonner dans l'expérienceseule et la vérification indispensable; il prend acte de notre finitude.

Mais Descartes ne.s'embarrassera pas de cette prudence. Selon la belleformule de Galilée -..la nature est écrite en langage mathématique - ilrendra compte de l'univers par les seules lois du mouvement, qui se déploiedans une étendue homogène.

Les intentions du créateur demeurent, en partie, inconnues, maiscomment douter qu'il n'agisse avec intelligence, sagesse et simplicité? Ilnous suffit donc de penser, pour que nous soyons sûrs de ressaisir lesprincipes premiers qui commandent au réel. En conséquence, il renonce àce terme de nature qu'il remplace par celui de monde (En effet, «par lanature considérée en général, je n'entends maintenant que Dieu même oubien l'ordre et la disposition que Dieu.a établis dans des choses créées» VIe

Méditation) :. il ..ne conserve le mot de nature que comme façon de parler(« les .lois de la nature») pour signifier les seules lois du mouvement quipeuventjustementengendrer la totalité des phénomènes.

La nature renvoie aussi à la région.de l'union de I'ârne et du corps, auvécu ou à la manière dont nous nous comportons mais, en aucun cas, elle nevaut comme principe explicatif.

Elle-même suppose trop des «entités» obscures et occultes, les formessubstantielles, le dynamisme propre; or, Descartes chassera cet ensembleinintelligible et même dangereux, au bénéfice de la figure, de la grandeur etde l'arrangement des parties, ainsi que de leur possible déplacement; c' est­à-dire des opérateurs particulièrement clairs et explicites. Descartes rejetteen même temps les qualités> chaleur, froid, humidité, sécheresse: «Ellessemblent avoir elles-mêmes besoin d'explications».

1.Mersenne, Questions Théologiques, Question II, Corollaire, cité par R. Lenoble,Mersenne ou la naissance du mécanisme, Vrin, 1953,p.353.

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46 CHAPITREU

L'un des premiers principes nous assure qu'un corps mis en mou­vement le garde, si rien ne vient le modifier du dehors (Principes, II e partie,art. 37). Un autre veut qu'un corps ne gagne ou ne perde du mouvement quesi le choc d'un autre lui en donne ou lui en retire, autant d'ailleurs que cecorps en perd où 'en gagne lui-même. (II, art. 40). Ces-deux énoncés consti­tuent le «principe d'inertie ». conforme à une sorte-de logique identitaire.Un troisième principe garantit la constance de.la quantité de mouvement(II, art. 36). On ne peut pas rompre aussi nettement qu'ici avec l'aristo­télisme, son finalisme et ses conceptions substantielles.

Ces lois, aprioriques ou du moins rationnelles, dont on déduira leseffets, suffisent à rendre compte du réel le plus complexe et le plus em­brouillé. N'allons pas chercher ailleurs!

Parfois, il est vrai, faute de descendre directement des. causes à leursconséquences, on sera obligé d'en passer par le mouvement inverse, onremontera alors de l'expérience aux principes explicatifs.

Jamais la nature ne fut aussi nettement dénoncée. et supprimée.: ellehypostasie l'ignorance et elle forme l'écran.le plus épais comme le plusstérile entre le monde et nous. Elle croit fournir un système intégrateur etéclairant, alors, qu'elle substitue aux choses des mots· creux, - des entitésqui redoublent seulement ce qu'elles pensent justifier, à la manière dont ona cru rendre compte de la sonnerie d'une horloge par une faculté sonori­fique, au lieu d'en appeler aux rouages et aux ressorts. Les lois dumouvement, la cinématique, remplacent dorénavant les appels àla nature età ses capacités imaginaires. Une vision théologique s'accorde avec cettenouvelle physique: ne vaut-il pas mieux, avec quelques lois simples, réa­liser un monde varié, plutôt 'que de se tourner vers une .semi-déité (lanature), une fausse providence qui remplace ainsi le créateur et le voile?Empêchons l'idolâtrie païenne.

Nous ne parlerons plus que du monde et de l'univers, mais 'peut-onl'engendrer avec la seule mécanique? Descartes pense parvenir à cetterigoureuse cosmogenèse.

Nous voudrions mettre en évidence son triomphe là même"où on le croiten échec.

A) D'abord, on ne peut pas nier l'existence de fait de la pesanteur, c'est­à-dire celle de 1.'attirance vers le bas.

Cette force apparente rend inévitable l'idée de nature, parce que celle-ciinsiste justement sur les liaisons (la sympathie universelle) entre des seg­ments éloignés, qui se correspondent et s'attirent. Les corps 'ne rejoignent­ils pas tous le centre de la Terre? (une tendance constante).

Mais Descartes, avant Huygens, dans les Principes de la philosophie,expliquera la gravité par la seule impulsion ou le recours aux inévitablestourbillons. Les corps, même les plus légers, ne peuvent pas ne pas être pris

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L'APOGÉE 47

et comme-embrochéspar d'immenses rotations: en conséquence, tous lessolides: seront bien emportés parees vastes courants qui les projetteront surle sol. Ne peuvent tout au plus s'élever que les corpuscules les plus-infimes,qui échappent, par définition, à ces masses tournant autour de la terre. Ainsi« tout corps est mû du côté vers lequel il est le plus pressé et à.proportionqu'il l'est davantage». Les tourbillons eux-mêmes résultent du plein ou del'absence de vide, ils relèvent de la .même mécanique de l' impulsion; de lapropagation terme à terme (le choc, le contact). Pourquoi des déplacementsnon-linéaires, ici, sinon parce qu'aucun élément ne peut être délogé sansqu'un autre prenne aussitôt sa place et ainsi desuite, d'où les réciprocités etles boucles nécessaires?

Descartes rejette à-l'avance la future « attraction » et surtout .l'idée queles corps puissent tendre (le rapprochement, la tension) vers un lieu préfé­rentiel. Il a déjà mis fin au ·privilège du «repos» sur le mouvement. Ilimporte donc, comme Huygens le demandera 1, de bien distinguer le fait deJa pesanteur (incontestable) de l'hypothèse de l'attraction qui, selon lesCartésiens, suppose une force chimérique. On explique la chute des gravessans avoir besoin de cet' imaginaire (par les courants de particules- quitournent autour de la terre).

Huygens, dans le Mémoire du 28 août 1669, cautionne la conceptioncartésienne: «Pour chercher une cause intelligible de la pesanteur, il fautvoir comment. il se peut faire', en ne supposant dans la nature que des corpsfaits d'une même matière, danslesquels on ne considère nulle qualité, niinclination à s'approcher les uns des autres, mais seulement des différentesgrandeurs, figures et mouvements, comment il se peut faire que plusieurspourtant de ces corps tendent directement vers un même centre... »

B) Entrons dans une domaine voisin, bien que plus- touffu, source dedéviation, - l' électro-magnétique - qui, à nouveau, oriente vers une -phy­sique étrange et qualitative, celle qui «déspatialise» et oblige à croire àdesliens entre des corps éloignés l'un de l'autre, mais qui s'attireraient(l'ancienne nature vit de ces interrelations, qui mettent en échec le simple«partes extra partes»; laspatialité seule ne peut pas-comprendre ni expli­quer ce qui, par définition, la déborde et met en présence des termesdistants).

Alors l'aimantation ne condamne-t-elle pas la mécanique des chocs?Ne faut-il pas reconnaître des affinités?

La IVe partie des Principes- trop peu analysée par les commentateurs­se chargera de répondre à cette objection. Descartes se-propose, dans lemême ensemble, de traiter des métaux et de leurs multiples propriétés, dusel marin et du verre, de l' argile et des terres, de la foudre, du feu et du

1.Mémoire sur la pesanteur.

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48 CHAPITRE II

charbon, mais surtout de l'aimant (de l'article 133 au 187 inclusj.L'article145 ne dénombre pas moins de 34 qualités spécifiques du fer magnétique,mais Descartes, comme il l'affirme, sait les justifier.

Comment? Il suffit de postuler, dans ce fer, des canaux torsadés et, dansl'univers, un pullulement de corpuscules cannelés. Il va trop de soi queseuls ceux-ci pourront s'introduire à travers les micro-pores du métalaimanté et en parcourir les infimes tuyauteries (dans le sens de la polarité,c'est-à-dire de leurs spires). On voit la raison pour laquelle les deux aimantss'approchent I'ünde l'autre; n'en appelons pas à une tendance interne à-la«fusion réciproque»: «Il faut remarquer, selon l'article 153, que lesparties cannelées passent beaucoup plus vite par les conduits de l'aimantque par l ' air, dans lequel leur course est arrêtée par le second et le troisièmeélément qu'elles rencontrent, au lieu qu'en ces conduits elles ne se mêlentqu'avec la plus subtile matière du premier élément, laquelle augmente leurvitesse. C'est pourquoi elles continuent quelque peu en ligne droite, aprèsêtre sorties de l'aimant, avant que la résistance de -l'air les puisse détour­ner». Or, du fait de ce brusque passage, un vide se creuse tout d'un coupentre les deux fers qui, ipso facto, s'y précipitent et ainsi entrent en contact,mais, à la condition expresse que le pôle Nord de l'un corresponde au pôleSud de l'autre, ou inversement. Sinon, faute de cette orientation, lesparticules se heurtent à un dispositif inverse du leur (leur propre torsion);on assiste 'même à un recul des deux aimants parce que ne cessent alors des'accumuler entre eux les particules qui ne peuvent plus s'écouler'; ellestraversent nécessairement l'un qui les rassemble, mais non-pas le second. Eton comprend pourquoi les deux pièces finissent par se repousser l'unel'autre; la plénitude de l'univers rend compte aussi bien du rapprochementque de l' éloignement,

A partir de cette spatio-supposition, Descartes parvient à .résoudretoutes les difficultés qu'il a recensées, autant qu'à consolider son schémahypothétique: par exemple, si on chauffe lefer aimanté, il cesse d'attirer etde façon définitive. En effet, les éléments du feu...:.. des particules pointues ­qu'on envoie sur le métal en brisent sans aucun doute la fine architecture, cequi empêchera à jamais les passages possibles. On conçoit aussi que si-oncasse l'aimant, les morceaux en conservent tous la bipolarité: «Bien qu'iln'y ait que deux pôles en chaque aimant, l'un boréal et I'autre.austral, il nelaisse pas d' y en avoir deux en chacune de ses parties lorsqu'elle"est-seule etainsi que la vertu de chaque partie est semblable à celle qui est dans le tout»(article 145, huitième propriété). Par là, l'aimant évoque le verre qui neréfléchit pas moins à .travers un fragment (pars totalisï que .lorsquildemeure entier.

Descartes semble bien triompher. Les philosophies de la nature ontdéjà pris appui tant sur cet éléctro-magnétisme que sur les opérations

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L'APOGÉE 49

chimiques: ajoutons justement que Descartes (ainsi que les Cartésiens,particulièrementNicolas Lémery, dont le Cours de Chimie paraît en 1675)a' réglé aussi bien le .problème de cette dernière énergétique (la fameuseexistence des mixtes). La seule configuration des corpuscules explique les'combinaisons et lesapparentes métamorphoses.

Les partisans du merveilleux s' attachaientà ce qui semblait receler des«élections » et des inclinations secrètes. Ainsi le mécanisme rend l'universtransparent et met fin au romanesque (l'éviction du « naturalisme »),

Descartes y est d'autant plus porté que les agencements (les automates)se complexifient et parviennent à des prouesses. Les,artisans composent, àl'aide de quelques pièces, des machines qui réalisent des actions variées".Pourquoi ne pas penser la nature de la même façon? Ne suffit-il pas dupneumatisme ou de l'hydraulique pour fabriquer des exploits?

« Vous pouvez avoir vu, dans les grottes et les fontaines qui sont auxjardins de nos Rois que la seule force ·dont l'eau se meut en sortant de sasource est suffisante pour y mouvoir diverses machines et même pour les yfaire jouer de quelques instruments ou prononcer quelques paroles, selon ladiverse disposition des tuyaux qui la conduisent» 1.

L' horloge hantera la pensée cartésienne; elle 'Iui servira de constanteréférence technologique. Ne s'agit-il pas, avec elle, -d'une compositionbien 'ajustée' et synchronisée (des ressorts, des rouages, un balancier, unrégulateur) de telle manière que l'instrument nous 'donne l'heure .et mêmela sonne (un résultatmécanique, mais, de surcroît, informationnel.pour quisait lire, donc un appareil au second-degré et qui mesure le temps).

La nature disparaît donc en tant que telle (une .. force) et équivaut à unesomme de dispositifs'physiques ou à d'ingénieux montages: «Je ne recon­nais aucune différence entre les machines que font les artisans et les diverscorps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines nedépendent que de l'agencement de certains tuyaux ou ressorts ou autresinstruments qui devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux quilesfont.sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuventvoir, au lieu que les tuyaux' ou ressorts qui causent les effets des corpsnaturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens '»

(Principes, article 203).Incontestablement, l'obstacle le plus irréductible au mécanisme et le

plus tenace vient du vivant. Descartes s'en tient à uQ-e conceptionépigéné­tique, à l'opposé des potentialités formatrices, mais peut-il vraiment venir àbout d'une réalité aussi complexe et harmonique, à l'aide des seulslois dumouvement? Est-ce que le foetus ne déroule pas un programme préalable etinné?

1.Œuvres de Descartes, A.T., t. XI, p. 130.

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50 CHAPITRE II

Sans même entrer dans la question de cette« génération », Descartes seheurte à de nombreuses difficultés: comment, par exemple, rendre comptede la contraction régulière {involontaire) du muscle cardiaque, de lacirculation non moins organisée, sans devoir admettre, dans le cœur, «uneforce pulsifique »? Est-ce que les tuyaux, les ressorts, les cribles, lesvannes, les orifices, l'attirail du «fabricateur d'engins» parviendront ànous dispenser du recours à la vitalité? Descartes - qui ne veut reconnaîtreaucune différence « entre les machines et les corps que la nature compose»- pense pouvoir aligner le vivant sur un simple dispositif spatio-technique.

Pourquoi et comment le cœur bat-il alors si régulièrement (lapulsation)? Le Discours de la méthode entend nous détromper: il voit, eneffet, dans ce rythme la conséquence de la vaporisation du sang qui tombé,goutte à goutte, dans une cavité chaude, une sorte de marmite bouillante etdont le couvercle se soulèverait ainsi à intervalles égaux. «Elles (lesgouttes) poussent et ouvrent les six autres petites portes qui sont aux entréesdes deux autres vaisseaux par où elles sortent, faisant enfler par ce moyentoutes les branches de la veine artérieuse et de la grande artère, quasi aumême instant que le cœur, lequel.Jncontinent, se désenfle comme fontlesartères» (Cinquième partie, fin).

L'interprétation cartésienne, - qui se sépare nettement de la physiologiede Harvey ~ devait soulever une tempête d'oppositions et d'objections.Nousretranscrivons celle de Plempius 1, un médecin hollandais, dont.on nese lasse pas, dans.la mesure où il nous prouve que, dès le XVII e siècle, onsavait engager des observations micrographiques ingénieuses et sug­gestives. Ainsi «le cœur qu'on tire d'un corps d'un animal bat encorequelque temps; et même si on l~ découpe en petits morceaux, chacun batencore un moment.et là, il n'y a-plusde sang pour y couler ou en découler»(Janvier 1638). De même celui qu'on extrait de la poitrine d'unhommequ'on vient de décapiter continue àse.mouvoir, alors que, là encore, le sangn'y circule plus. Comment espérer maintènir l'idée cartésienne de la mar­mite et de sa vapeur qui en soulève le.sommet? Mais Descartes s' acharneàrépondre: «J'ai vu que des restes de sang avaient glissé des partiessupérieures dans celles où se faisait le battement. .. » (Février 1638).

Autre critique: en ce qui concerne les animaux à sang froid, le cœurn'en bat pas moins, n'est-ce pas la preuve la.plüs décisive de l'échec.. de labio-mécanique? Mais Descartes ne l' admetpas : « Si on ne la sent pas (lachaleur) bien forte chez les poissons, elle y est cependant et plus dans lecœur que dans aucun de.leurs autres membres» (15.février 1638).

L'idée de nature, qu'on croyait indispensable, ne vaut plus que commeune hypothèse inutile, archaïque et vide (les entités, les puissances).

1.Nous en avons déjà traité dans Le Vivant (Bordas) 1988.

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L'APOGÉE 51

Pourquoi et comment tolérer de «l'âme» dans les choses elles-mêmes.?Pourquoi aussi fragmenter l'intelligible et le disperser dans les mou­vements particuliers innombrables? Pourquoi ne pas se contenter d'unrationnel valable pour tous les corps, simple et générateur? Comment nepas exclure la confusion. entre l'esprit et l'étendue, ce qui du même coupévince le concept tant d'une «activité interne» que de la finalité?

Toutefois, cette philosophie.d'une totale mécanique explicative allaitdevoir accepter des réaménagements tels qu'on en revient à ce qu'elle.tenait pour « mort» ; .elle va soulever tant de résistances qu'elle entraîneraun.retour précipité à ce qu'elle avait éliminé. L'idée de nature connaîtra unessor sans précédent.

D'où venait l'essentiel dela réticence, sinon de ce que ce cinétismeconduisait au «spinozisme », c'est-à-dire à la doctrine jugée la plus impie,parce que, sous son apparent .panthéisme, elle cachait l'athéisme le plusvirulent. Le Deus sive natura supposait l'identification de Dieu à la nature,donc finalement «la mort de Dieu» comme si le monde émanait néces­sairement de celui qui ne se séparait plus désormais de lui.

Non seulement le cartésianisme niait finalement les miracles ou lesurnaturel, non seulement sa cosmogenèse rompait avec le récit de la Bible,mais Voltaire, bien plus tard, il est vrai, dénonçait l'immanentisme:Iatentdu système et donc son matérialisme souterrain. «Donnez-moi du mou­vement et de la matière et je vaisfaire un monde, alors, HIe faut avouer, cesidées semblent exclure, par des conséquences trop justes, l'idée d'un êtreseul infini, seul auteur du mouvement, seul.auteur de l'organisation dessubstances» 1.

Un Dieu enchaîné à la nécessité et qui recourt à des lois quasi-Iogiques­le principe d'inertie en fournit le meilleur échantillon - ne mérite-t-ilpas dedisparaître? Du moment qu'il .ne peut pas agir autrement, il cesse, à lalimite, d'exister. On a cru se débarrasser des intermédiaires (la nature),mais, à laisser seuls.face à face, Dieu et la matière, on finit tôt ou tard paraccorder 1.'essentiel à celle-ci, jusqu'à diminuer et à perdre le prétendumoteur, qui ne l'aurait actionnée qu'au début (la chiquenaude) et ensuitel'abandonnerait à ses propres déterminations, Si Dieu continue encore àtenir un rôle, il est de plus en plus réduit, jusqu'au quasi-évanouissement;on glisse vers 1' « extensionnisme ».

Il faut, à tout prix.empêcher ce dérapage; on aperçoit deux façons del'entraver: ou bien réactualiser «la philosophie de la nature» qui auto­nomise l'univers et en sépare Dieu - ou bien rééquilibrer le systèmecartésien, en ce sens qu'on s'emploiera àlimiter le plus possible la présenceou le poids de la matière (la nature) afin de restituer le plus important à

1.Métaphysique de Newton, in O.C. de Voltaire,éd. Garnier, 1879,t. 22, p.404.

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52 CHAPITRE II

Dieu, bref, ou le rejet, le plus radical qui" soit, de la 'nature, ou bien sonretour.

Malebranche a choisi la première voie: nul n'iraaussiloinque.lui dansl'éviction des reliquats de l'aristotélisme. D'abord, comme Descartes, illivre une guerre sans·merci aux facultés scolastiques (de même, il convientde supprimer en l'homme les foyers de réalisation). Inutile par exemple.deconférer au feu la puissance échauffante ou brûlante, d'autant qu'il durcit laboue autant qu'il amollit la cire! Combien de formes ou qualités nefaudrait-il pas alors insérer en lui si on voulait, par là, rendre compte de tousses résultats? Il suffit, plus clairement et plus simplement, pour compren­dre ses effets, de savoir que « les parties de la cire sont branchues et à peuprès de même grosseur» 1 alors. que la .terre (la boue) contient des partiesliquides que celles du feu peuvent remuer et donc chasser, dès qu'elles lesheurtent. En revanche, on conçoit bien.qu' elles ne peuvent pas déplacer lesvolumineuses qu' elles se borneront à secouer ou à déranger (la cire molle).

Mais.Malebranche se doit d'aller plus loin: il refuse aux corps jusqu'àla possibilité de transmettre le mouvement qu'ils reçoivent (pas d'actiondirecte de l'un à l'autre).

Il commence par nier qu'un corps quelconque puisse lui-même et parlui-même se propulser: on s'oriente déjà par là vers.la thèse selon.laquelle,puisqu'il ne peut même pas se mouvoir, il ne saurait sans doute en mouvoird'autres. Paralogisme? Mais Malebranche procède méthodiquement: ilenvisage le cas le plus simple prioritairement, l'impensable mouvement dusoi par soi. «Dans l'idée que tu as de la matière, y découvres-tu quelquepuissance? Tu ne me réponds point. Mais supposé que ce corps ait vérita­blement le pouvoir de se remuer, de quel côté ira-t-il? Selon quel degré devitesse se remuera-t-il? Tu te tais encore »}.

Passons à l'analyse suivante, compliquée d'un.degré (un émetteur et unrécepteur). Comment alors un corps qui en choque un autre pourrait-ilvraiinent le pousser? «Supposé qu'un corps se trouve environné d'uneinfinité d'autres, que deviendra-t-il lorsqu'il en rencontre quelqu'un dont ilne connaît ni la solidité ni la grosseur? li lui donnera une partie de sa.forcemouvante? Mais qui te l'a appris? Qui t'a dit que l'autre la recevra? Quelle

'partie de cette force lui donnera-t-il et comment pourra-t-il la communi.quer?» 3. D'ailleurs, au moment où le corps choquant vient buter sur celuiqu'il ébranle, n'est-il pas lui-même immobile, comme le notait Cordemoy,donc, il ne saurait lui transmettre ce qu'il ne possède déjà plus.

1.Recherche de la vérité, VI, II, O.C., Vrin, 1. II, p. 307.2. Méditations Chrétiennes, V, §. 4, O.C., Vrin, 1.X, p. 47.3./d.,MéditationsV,p.48.

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L'APOGÉE 53

Malebranche reprend la critique de l'action transitive, élaborée déjà par lesémules de Descartes; ill' amplifie seulement.

Finalement, seul le supérieur peut intervenir sur l'inférieur, raison deplus pour refuser àune chose la capacité d'en modifier une-autre, semblableà elle.

Il importe de s'en tenir à ce que nous saisissons. et comprenons, de nepas le dépasser. Or, un corps en mouvement en frappe .un autre, et ledéplacement du second suit le premier. Nous ne pouvons ni ne devons allerau delà, vers l'expérience d'une production, alors que nous-n'avons assistéqu'à une succession: Nous n'appréhendons pas le passage; et l'erreurconsiste bien à transformer la séquence en quasi-conséquence, ou à accor­der à l'un un pouvoir mystérieux.

Il est vrai que le langage ordinaire nous trompe, si on le prend au pied dela lettre. On soutient-que «l'air sèche la terre du chemin». «Il ne faut pasrecourir à Dieu ou,à la cause universelle lorsqu'on demande la raison deseffets particuliers, note Malebranche, .parce qu'on se rendrait ridicule, sil'on disait par exemple que c'est Dieu qui sèche les chemins et qui glacel'eau des rivières. Il faut donc dire que l'air sèche la terre parce qu'il agite etqu'il enlève avec lui l'eau qui la trempe» 1.

Toutefois, dès qu'on réfléchit ou qu'on philosophe, on est obligé d'enréférer à la seule cause et d'écarter les chimères. La force réellement mou­vante n'est autre que la volonté de Dieu.

Eliininons les derniers reliquats de la « nature», source de paganisme etd'idolâtrie. Dieu seul engendre, conserve et communique.le mouvement.L'étendue (la matière) qui le-reçoit se caractérise par sa complète passivitéet son inertie. Évitons de lui reconnaître la moindre possibilité, d'autantplus qu'elle devrait entrer en «compétition», tôt ou tard, avec le Dieusouverain: «On admet quelque chose de.divin dans tous les corps qui nousenvironnent lorsqu'on admet des formes, des qualités, des vertus, des êtresréels, capables de-produire certains effets par la force de leur nature» 2. Apartir du moment où il faudrait partager « l'efficace », dans quelles dif­ficultés ne tomberions-nous pas?

Il convient de prolonger jusqu'à son terme la démonstration. Onn'admettra pas plus l'action de l'âme sur elle-même que son action sur lecorps. On efface les moindres traces d' autoproduction (c' est-à-dire cevieux fond de la nature quise définit par l'auto-réalisation et un dynamismelatent). On vide l'univers de son contenu; il n'est que simple réceptacle.

Ainsi, en ce qui concerne mêmeles idées, Dieu seul nous les donne àl'occasion de notre attention, c'est-à-dire de notre demande. Quant au rôle

1.Eclaircissements, XV, a.c., 1. III, p. 213.2. Recherche de la Vérité, VI, II, 3, p. 309.

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54 CHAPITRE II

de la volonté, il nous semble encore plus obscur et plus impensable: nes'agit-t-il pas ici de deux réalités entièrement différentes (l'incommensu­rabilité des deux substances, la pensée et I'étendue) ? Comment envisagerle pouvoir de l'une sur!' autre ou un passage de l'une.à l'autre? Aussi on nesaurait accepter que nous puissions l'exercer et agir directement sur notrecorps. On connaît d'ailleurs les raisons invoquées par Malebranche: nousne devrions pas ignorer l'existence, la place ou .la fonction des relaismusculaires, sinous pouvions être tenus pour les auteurs de nos gestes.

«Un paysan ou un joueur de gobelets, qui ne sait point s'il a desmuscles, des esprits animaux ni ce qu'il faut faire pour .remuer les bras nelaisse pas de les remuer aussi savamment que le plus habile anatomiste.Peut-on faire, peut-on même vouloir ce qu'on ne sait point faire? Peut-onvouloir que les esprits animaux se répandent dans certains muscles, sanssavoir si on a des esprits.et des muscles? » 1. C'est seulement à l'occasion denotre intention (l'occasionnalisme) que Dieu.selon.les principes générauxqu'il a posés et auxquels d'ailleurs il pourrait déroger (le miracle rendupossible), imprime à notre corps le déplacement qui était souhaité. lover..sement aussi, Dieu donnera à l'âme la pensée qui correspond à notre étatcorporel, lorsqu'il est affecté par des « impressions». Ne comptons surtoutpas sur nous et nos opérations! Renonçonsà la prétendue « union de l'âmeet du corps'», vieux vestige de l'aristotélisme et donc du naturalisme, etdans laquelle Descartes s'était lui-même enlisé.

Bien que la puissance exécutoire ne vienne que de Dieu, de lui seul,n'allons pas en conclure qu'il soit rivé au monde et obligé d'intervenir dansune multitude de situations, y compris celle de devoir remuer nos doigts oulever notre bras! La théorie des causes occasionnelles se lie, en effet, àl'universalité des règles, celles que révèle la physique rationnelle, autre­ment dit, Dieu n'agit lui-même que selon des lois immuables et surtoutsimples. Pas de vouloir divin particulier et même pas de vouloir autonome!Dieu n'agit que parce qu'il a décidé, une fois pour toutes, qu'il ne man­querait pas de suivre la requête de ses créatùres (chaque foisqu 'un homme,fût-ce un assassin, souhaite lever le bras, HIe lèvera en effet). Et si, en unsens, nous dépendons ainsi 'entièrement du Créateur, en un autre sens, c'estnous qui l'obligeons à 'intervenir; par là, Malebranche pense éviter lespinozisme.

Toutefois, la nature demeure une notion périlleuse, sinon ambiguë: onn'en a jamais fini avec elle. On a tenu à l'éliminer, mais elle va.revenir enforce. On tenait àsauver la Providence, mais le peut-on sans lui adjoindre lanature? A vouloir les.séparer, on les perd toutes les deux.

1.Méditations Chrétiennes, VI, § Xl, p. 62.

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L'APOGÉE 55

Parce que Malebranche I'a -cependant supprimée, pour mieux fonderl'immense puissance de Dieu, d'abord', il n'échappera pas pour autant aureproche de spinozisme. Et n'est-il pas allé trop loin dans le théocentrisme?

PuisqueDieu seul agit - et il fait tout ce qui se fait - n' allons-nous pasbientôt confondre Dieu et le monde? De plus, Dieu n' est-il pas, malgré tout,soumis à ses créatures? N'est-il pas dépendant de l'ordre (le choix lemeilleur et l'immuabilité des lois qu'il suit}?

Autre source de critiques, Malebanche n'a-t-il pas construit le systèmele plus invraisemblable et le plus complexe (donc.Ie.moins simple, contrai­rement à ce qu'il affirmait)? Afin de le condamner, on .a usé de lamétaphore de 1'horloge : en effet, on peut fabriquer une montre telle qu'ellemarquera les heures, une fois .remontée (elle fonctionne par elle seule; enquelque sorte) ou bien, on en fabrique une qui oblige son réalisateur à lessonner à tout moment (l'.assistance continuelle). Or, seule la premièretémoigne de. l'adresse de.l'ouvrier, qui a su confier au.mécanisme le soind'assurer et de répandre l'information (l'automatisme). Mais le Dieù deMalebranche ressemble à.I'ingénieur déficient>- la seconde solution - ettenu de suppléer à son travail.

La constance des lois, la répétition des' mêmes enchaînements ne nousramène-t-elle pas, d'ailleurs, à la causalité naturelle qu'on entendait fuir,­elle ou du moins son équivalent? Quand.Ie froid survient, l'eau gèle néces­sairernent.Dieu ne peut pas s'y opposer. Tandis que Descartes.finalement,laissait à Dieu sa liberté et non moins sa transcendance, celui .qui voulaitsans doute écarter le spinozisme nous ramène, peu ou prou, au Deus sivenatura, ou à l"ordre qui nous vaut autant nos malheurs que nos avantages;sans compter que Malebranche. introduit encore 1.' étendue (intelligible) enDieu; en d'autres termes, il nous pousse vers un Créateur. si proche dumonde qu'il pourrait se confondre avec lui.

Dieu aurait pu vouloir, il est vrai, que la communication des mou­vements s'opère de façon différente, autant dire que, dans cette autreperspective, la.raison de Ia.Ioi se situe en.Dieu et non plus dans la force descorps. On ne l'explique plus. Dieu l'a voulu ainsi. Nous n'en savons pasdavantage..Lorsque Malebranche nouséloigne du nécessitarisme latent, neverse-t-ilpas alors dans un contingentisme non moins dangereux? Déjà, onne pourra plus séparer les phénomènes naturels ou ordinaires.du miracle:autant remarquer qu'il faut abandonner nos références. Ne fallait-il pas enrester à la rationalité et la soustraire à cette extension de l'arbitraire? Dequelque côté qu'on se tourne, on se heurte à de nombreuses difficultés. Onvoit ainsi ce qù' il en coûte d'avoir renoncé à ce point à l'économie de l'idéede nature.

Leibniz en tirera laleçon: il emprunte un chemin moins risqué. Il annulejustement la critique d'Aristote et n'hésite pas à réactualiser les forces

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56 CHAP.ITREII

substantielles, à l'opposé de la physique purement cinétique du carté­sianisme, que Malebranche avait moins corrigée qu'aggravée.

Déjà' l'organisme vivant ne se réduit plus au mécanisme.: machineencore, mais celle-ci ne ressemble plus à celles qu'on fabrique ou.connaît,«Il n'y a que notre système qui fasse connaître la véritable et immensedistance qu'il y a entre les moindres productions et mécanismes de lasagesse divine et les plus grands chefs d' œuvre de l'art d'un esprit borné,­cette différence .ne consistant pas seulement dans le degré mais dans legenre même. Il faut savoir que .les machines de la nature ont un nombred'organes véritablementinfini et sont si bien munies et à l'épreuve de tousles accidents qu'il n'est pas possible de les détruire. Une machine naturelledemeure encore machine dans ses moindres.parties et, qui plùs est, elledemeure toujours cette même machine qu'elle a été ... » 1.

Pour Leibniz, Malebranche,Je destructeur de cette nature,.a introduit.le«miracle perpétuel». Il remplacera donc.l'occasionnalisme et l'assistancede Dieu par les« monades» sans portes ni fenêtres, unités individuelles quidéveloppent ce qui, depuis toujours, est contenu en elles (d'où l'auto­suffisance et l'auto-dynamisme qui rend aux créatures leur autonomie ouleurforce, sinon, à éliminer cette dernière, on risque d'identifier Dieu à lanature et de. le tenir pour la seule substance). N'enlevons donc. pas leurénergie aux-êtres individuels. «Ou alors il n'y aurait point de substancehormis la sienne (celle de Dieu), ce qui nous ramènerait toutes.les absur­dités du Dieu de Spinoza »2,

Mais n'entrons pas plus dans les systèmes 3; remarquons toutefoisqu'on gagne à ne pas laisser face à face Dieu et la. matière (d'où le seulmécanisme) et à insérer entre eux un.vaste intermédiaire'(des centres ou desdynamismes).

*Si l'univers est régi entièrement par des lois, on glisse encore moins

versle spinozisme que vers l'athéisme même parce que.quelques principessuffisent alors pour engendrer et entretenir} 'univers.

On s'en avise. De façon imprévue; la.nature va.devenir « un·cheval debataille » autant pour les néo-matérialistes (les énergétistes, qui souvent sedisent ou sceptiques ou déistes) que pour les théologiens les plus fervents.

1.Système nouveau de la nature et de la communication des substances, Phil. Schriften,éd. Gerhardt, t. IV, p. 482.

2./d., P568.3. On pourra se référer à deux beaux livres, très documentés : Jean Ehrard, L'idée de

nature en France dans la première moitiédu XVIIIe siècle: SEVPEN, 1963. Èt Bernard Tocane,L'idée de nature en France dansla seconde moitié duxvtr siècle, Klincksieck, 1978.

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L'APOGÉE 57

Ceux-ci accroissent les foyers de singularité parce qu'il importe desoustraire le monde au déterminisme et de révéler en conséquence lesmerveilles qu'il enferme, dont Dieu seul peut répondre. Les premiersinsistent aussi sur la puissance, la profusion et l'immensité de la création.

Étrange et subite alliance, les deux clans ennemis se fondent, ceux quiécartent la physique mécanique et ceux qui veulent l'élargir (d'autantquo' elle était liée au théocentrisme).

Le double danger assez voisin, tant de spinozisme que de mécanisme, ­.tous deux fruits-d' une rationalité stricte, - donne des ailes à l'idée de nature,idée assez indéterminée que louent à la fois les défenseurs de la Providenceet les adeptes d'un cosmos lucrécien (leslibertins). En naissent les scienceset les observations les plus déroutantes 1.

Jamais « la nature» ne devait susciter, de part et d'autre, une telle fièvre.Tous s'engouffrent en elle. Le-malentendu la sert.

Nous donnons une preuve lexicale de cette ardeur à l'explorer, par lenombre des ouvrages qui lui sont consacrés. Ne retenons que.. quelquestitres.

Pour les théologiens:- L'Abbé de Vallemont, Les curiosités de la nature et de l'art sur la

végétation (1703)-Nieuwentyt, L'existence de Dieu démontrée par les merveilles de la

nature (1718, trad. 1725)-L'Abbé Pluche, Spectacle de la nature, en 9 vol., 1745~Bullet, l'Existence de Dieu démontréepar les merveilles de.la nature,

1768-Christian Sturm, Méditations sur les œuvres de-Dieu dans le règne.de

la nature et de la Providence, (l772) traduites par la Reine ElisabethChristine de Prusse (1777)

Et.ne comptons pas les Revues, les abrégés, les dictionnaires mêmes,etc.

Du côté opposé, citons-seulement les livres plus connus:7 Maupertuis, Système de la nature (1751)-Diderot, De l'Interprétation de la"nature(1753)- Charles Bonnet, Contemplation de la-nature (1764)- d' Holbach, Système de la nature (1770)- Buffon, Des Époques de la nature (1778).

1.L'ambiguïté du statut de la nature se retouve, par définition, dans la science qui l'achoisie comme objet d'examen: d'un côté, elle a semblé:cautionner l'empirisme descriptif,un positivisme qui entend s'en tenir à ce qu'il constate; le naturaliste se glorifie parfois de nepas céder aux théories hypothétiques '-- D'un autre côté, cette discipline ne peut pas ignorerson origine « sacerdotale» comme on l'a dit, théologisante. Il s'agit d'admirerles subtilités,l'ingéniosité et l'originalité d'une nature inépuisable (la création).

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58 CHAPITRE II

La liste est loin d'être complète.Mais comment définir cette machine de guerre philosophique? Que

contient-elle qui la rende si agissante et surtout acceptable pour les deuxextrêmes?

Nous tenons d'abord à rapporter trois analyses historiques, destinées àl'éclairer ou qui permettent du moins d'en approcher.

Les «Mémoires pour servir à l'histoire d'un genre de polypes d'eaudouce à bras, en forme de cornes» d'A. Trembley (Leyde, 1744) visentjustement à nous révéler l'un des caractères fondamentaux des êtres peuconnus, leurs potentialités resurrectionnistes.. Ils mettent en échec sous nosyeux une épistémologie unitaire et déductive.

Cette désignation de polype ~ un nom parfois remplacé par celuid'hydre - signifie que ces- « zoophytes» sont munis de plusieurs Jpieds,mais, pour cet organisme, on commet là une erreur, car ces filaments­membres devraient plutôt s'appeler des bras, parce que ces flexiblesappendices leur servent àsaisir leur proie.

Trembley ne s'y trompe d'ailleurs pas: il sait entrer dans l'analyse tantde leur morphologie que de leur physiologie. n les observe de près dans unvivier d'une maison de campagne aux environs de-La Haye; mais, ce qui lepréoccupe vient de leur situation entre l'animal et le végétal: bête, en effet,par leur automotricité, leur irritabilité, leur voracité, mais plante aussi, àcause de leur couleur verte et de leur aspect de tige, terminée par une gerbede filets, sans négligerJeurs longues périodes d'immobilité ou de fixité ..

Que sont-ils? «Les polypes, notera Charles Bonnet, nous ont étonnéparce qu'à leur apparition ils n'ont trouvé dans notre cerveau aucune idéeanalogue- et que nous avions pris grand soin d'en écarter jusqu'à lapossibilité de leur existence.» 1. Mais où les situer?

« Les expériences .... consistent à couper les petits animaux transversa­lement. .. en deux ou plusieurs- parties. Le résultat de ces expériences estque toutes les parties de ces animaux deviennent chacune des animauxparfaits, au moyen d'une reproduction très sensible de ce qui manquait pourfaire un polype complet» 2•

Comment est venue à Trembley l'idée d'une telle cruauté? «Oh m'ademandé, note-t-il, comment je m'étais avisé de couper des polypes etcomment j'étais parvenu à voir cette reproduction... »3. PrécisémentTrembley les regardait comme des plantes parasites [« ce n'était pas qu'ilsne pussent se mouvoir mais je n'en savais rien alors»). Il les tient surtout

1.Contemplation de la Nature; Œuvres, 1781, t. VIII, chap. XVI, Considérations sur lespolypes, p. 181.

2. Mémoires pour servir à l'histoire d'un genre. de polypes d'eau douce à bras enformede corne, 1744, Leyde, p. 4.

3./d., p. 7.

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L'APOGÉE 59

pour des brins d'herbe. Quant au mouvement de leurs fils déliés -leurs bras- il les rapportait aux effets de l'agitation de l'eau qui les secoue assezrégulièrement. Et dès que Trembley remue d'ailleurs le bocal ou le verre oùil les a placés, il 'les voit en effet «se contracter». Afin de trancher laquestion de leur identité et donc de leur emplacement, il décide de «lescouper en deux ». «Je jugeai, note l'auteur, que si les deux parties d'unmême polype vivaient après avoir, été séparées et devenaient chacune unpolype parfait, il serait évident que ces corps organisés étaient des plantes.Comme, cependant, j'étais beaucoup plus porté à croire que c'étaient desanimaux, je ne comptais pas beaucoup sur cette expérience; je fi' attendaisàvoir mourir ces polypes coupés» 1.

Le 25 novembre 1740, Trembley procède à la.section. Or; la divisiontransversale ne compromet pas l'existence ni la vitalité de celui qu'on apartagé; on est conduit à le définir comme.un végétal. Toutefois, Trembleyqui l'examine avec plus d'attention encore, à, travers ces graves modi­fications, note qu'ils avalent et digèrent des vers plus longs qu'eux; ils secomportent en véritables « carnivores ».

L'énigme s'épaissit. Trembley ne nous épargne rien de ses doutes ni deses nouvelles« interventions ». Ainsi« Après avoir coupé transversalementun grand nombre de polypes,j'ai entrepris d'en couper longitudinalement,c'est-à-dire de faire la coupe parallèle à la longueur de leur corps. C'est cequi est un peu plus difficile que de les couper transversalement »·2. Les deuxmoitiés s'enroulent aussitôt l'une et l'autre; elles forment vite «unrouleau» étroit. Chacun, une fois de plus, restitue l'animal entier. Aucunecicatrice ne subsiste. Une heure après.la section, chacun ressemble à un«polype parfait ».

«J'en viens à présent à une expérience... qui consiste à retourner despolypes. Il. s'agit de retourner ce boyau que forme le corps d'un polypecomme on retourne un sac, un bas ou le doigt d'un gant, de faire en sorte quela superficie intérieure de sa peau devienne la superficie extérieure et quel'extérieure devienne l'intérieure» 3..Et pourquoi cette inversion? L'idée,une fois .encore, vient de ce qu 'on tient à le « déterminer» et à savoir si cevivant se range dans le monde .des plantes ou dans celui des bêtes. Or, lecomte de Malpighi, dans son Histoire de la Mer, soutient que les végétauxd'eau absorbent .leur nourriture par leurs membranes externes et quasi­vésiculaires. Est-ce que le polype en question s'alimente par le dehors? Sion le retourne, on.devraitl'empêcher de manger et de croître (à moins qu'ilne se «déretourne»: en effet, on apprendra que le polype annule le plus

1.Id., p. 13.2. Id., p. 239.3. Id., p. 253.

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60 CHAPITRE II

souvent l'opération et que, pour l'en empêcher, Trembley «les embrocheavec une soie de sanglier »),

Cette importante modification ne compromet pas davantage sonassimilation. Il faut seulement compter environ deux jours, avant qu'il nereprenne ses fonctions. Quelle étonnante vitalité! Il continue à subsisteraussi bien tronçonné qu'inversé.

Naturellement Trembley n'a pas oublié de couper« transversalement»ces nouveaux polypes dénaturés: ils subissent.la double «violence», maisla tolèrent. L'animal mis sens dessus dessous peut également revenir .à saposition initiale, d'où la suite des expériences de «déretoumement.» et denouveau retournement ~ ils les subitplusieurs fois, sans dommage.

A travers eux, la-nature révèle sa puissance: elle s'adapte au pire -lefractionnement et la désintériorisation. Elle réussira encore plus, - desdivisions suivies d'additions: «Le hasard m'a appris à réunir des portionsde polypes. J'avais mis dansun petit verre deux morceaux de polypes ...Les ayant examinés le lendemain, je remarquaiqu'ils étaient attachés l'un àl'autre... Je les coupai de nouveau et je les rapprochai exprès. Ils se-réunis­saient encore. Il 'n'en fallait pas davantage pour me porter à faire cetteexpérience avec attention '» 1 (les coalescences, les fusions après lesdivisions).

Incontestablement Trembley non seulement nous expose la sériecomplète de ses tentatives (inversions, sections, additions) mais il ré­effectue chacune d'entre elles sur les autres, ainsi, le retournement sur cequ'il vient de diviser.

Il s'ensuit que le polype définit un être difficile à ranger, parce qu'àl'intersection du végétal et de l'animal. Ce statut médian prouve déjàl'impossibilité d'un« cadrage» trop rudimentaire des vivants, à.la manièrelinnéenne. Il faut accepter les interpénétrations, l'existence d'individus;presque insituables.

Ceux-ci ont permis à Trembley, qui tente d'abord -de leur trouver un«emplacement », de mettre en. lumière leurs capacités d'inlassablereconstitution. Ils suppriment ce qu'on leur inflige. On croit pouvoir lesmodifier, alors que s'impose leur inépuisable fond. «Chassez le naturel, ilrevient au galop» -dit le proverbe qui ne s'applique pas. seulement audomaine psychologique et humain. Les êtres, plus tenaces encore, levérifieraient. Ils renaissent entiers des pires mutilations.

A la limite la nature s'annonce même capable de tous les-jeux: elleajoute, divise, s'inverse. Ou bien coupée, ou -bien «auto-additionnée»ou bien retournée, sa plasticité s'amuse de ces opérations. Elle nes'en prolonge que mieux, en quoi elle se sépare de la pure et simple

1./d., p. 290.

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L'APOGÉE 6l

«matérialité» qui ne va pas au delà d'elle-même-et n'est donc que. cequ'elle est. Si on la fractionne, elle .reste telle quelle, eh l' état. Elle subitMais la nature renvoie-àune force qui, en quelque sorte, renaît d'elle-mêmeet s'oppose àce qui l'empêchait.

On ne saurait donc ignorer cette puissance; elle l'emporte toujourspuisque, comme l'hydre auxcent têtes de la fable (il s'agissait d'un serpentdont les têtes se renouvelaient au fur et à mesure qu'on les sectionnait; opne pouvait donc venir à bout de ce monstre) ou mêmele polype d'eau doucede Trembley, ils ne peuvent pas facilement être détruits.

Cette nature révèle vite un autre aspect d'elle-même encoreplus trou­blant. Nous avons vu qu'elle multiplie les superpositions: l' animal-plante­bourgeonnant, à la fois un et multiple, vient de le montrer, mais elle dépassece brouillage d' elle-même par elle-même,

Elle se définit alors par sa plénitude, sa richesse, l'hyper-saturation,mais davantage encore, elle encouragera les exceptions et l' inimaginable,Dans un premier temps, on parvient- à. s'y reconnaître, mais la déroutesuivra bientôt!

Soit A, par exemple, un cas en soi. On s'attend justement à rencontrerson inverse, puis, le mélange des deux, - mélange inégal d'ailleurs, - puis,la seule addition - multiplication de Apar lui-même, puis des ensembles deplus en plus variés et hétéroclites (du type A+A+N2) puis, A amputé d'unfragment ou augmenté d'une partie de son contraire, sans oublierau pas­sage un A qui, comme le polype, a pu être renversé. On descend dansl'abîme d'un réel qui 'perd les uns après les autres ses points' habituelsd'ancrage, une sorte de fouillis, d'où la surabondance et le difficile travaildu « naturaliste » qui cherche à « ordonner» cette masse caractérisée par lebrassage de tout avec tout.

Il faut encore aller 'plus loin. Évoquons non plus une situation ima­ginaire, mais une réelle: elle dépasse en effet les schémas que nousdressons, afin de pouvoir l'assumer.

Comment d'abord ne pas privilégier l'étude de la reproduction, lafonction sans doute la plus symptomatique, c'est-à-dire la génération quisuppose d'ailleurs deux géniteurs .chez les vivants les plus évolués, ouencore l'accouplement d'un père et de la mère? En conséquence de quoi, lacellule responsable (les gamètes), ne devra comporter que la moitié du« logiciel », subir -la «réduction chromatique»; eJl~ ne comprendra doncque n, au lieu des 2n unités co.nstitutives (propres aux cellules somatiques).La logique. élémentaire l'exige, car on ne peutpas ajouter indéfiniment un«autre» à soi-même (2, plus 2n), sinon, la 'cellule en question dépasseraiten volume l'ensemble de notre univers.

Les gamètes se joindront pour donner une nouvelle génération: onconçoit, pour user de termes actuels, que la vie n'a pu que gagner à ce

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62 CHAPITRE Il

renouvellement d'elle-même, à ce brassage patrimonial. Et l'héréditéreprésente l'effet de cet apport-addition.

Mais la parthénogenèse (de parthenos, vierge) se met au travers de larègle: elle s'exerce assez couramment chez les végétaux l et aussi lesinvertébrés -l~s'abeilles, les pucerons, les rotifères.etc.

On n'a pas manqué d'essayer de la provoquer, par exemple, sur lesgrenouilles, d'oü « des enfants sans père» (des larves, et par une méthodefacile qui 'a consisté en une piqûre de l'ovule au moyen d'un stylet de verrestérile; la cellule germinatrice avait été préalablement débarrassée de sesenveloppes muqueuses (protectrices) par un bain prolongé dans unesolution appropriée). Il est vrai qu'on ne suscite alors que les premiersstades ou moments de l'embryogenèse qui s'arrête. L'œuf parthéno­génétique ne va pas jusqu'au bout de son premierdevenir: Pour dépasser cestade, il convient alors de- déposer, à l'intérieur de l'œuf, un élémentcellulaire, qui suppléera sans doute l'absence du spermatozoïde. Maislaissons-là ce que donne le laboratoire, c'est-à-dire la fameuse parthéno­genèse expérimentale, encore qu'on puisse lui prédire «un avenir» - lasimplification du processus ontogénétique et l'affaiblisseinent dubiparentalisme.

.Eneffet, la vie suit plusieurs chemins: ne la bornons pas! Elle risque, ilest vrai, avec une naissance unisexuée et sans fécondation, la monotonie oula fâcheuse réitération d'elle-même, mais ne doit-on pas penser que les« polymutations » pourraient largement effacer ce négatif?

Les -insectes ne connaissent pas l'échec qui frappe les plus évolués ·(laparthénogenèse expérimentale); les femelles se dispensent. des mâles.Réaumur, Bonnet, Trembley, Bazin .entrent dans la révélation de, cettephysiologie difficile àdémêler.

Nousretranscrivons l'essentiel de leurs débats ou de leurs analyses, afinde mettre en évidence les complexités,. sinon «les ruses» de la naturepolymorphe, qui désoriente son observateur. «Tout est souvent danstout» :elle se plaît àentortiller.

Plus encore que le principe de continuité qui lui commande, selonlequel tous les intermédiaires possibles s'intercalent entre deux repères etpar la même les relativisent, il faut en arriver à la règle de l' enfermementdes situations les plus extrêmes les unes dans les .autres, ce qui les cache. Ondépasse le fait de la saturation ou de la plénitude: on va vers l'hyperdensitéet le poly-enroulement,

La nature se caractérise donc par sa richesse, elle va jusqu'à inclure enelle elle-même et éventuellement son contraire; elle frôle la contradiction.

1.cf. Alexander Braun, Ueber Parthénogenèse be; Pflanzen, 1856.

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L'APOGÉE 63

Que de patience et de zèle afin de la désimpliquer et de dérouler sonétonnant contenu!

Réaumur le premier pressent l'importance d'une «génération sanspère» dans ses Mémoires P9ur servir à l'histoire des insectes (1737), maiscomment et pourquoi? Il y parvient non pas de façon directe et assurée,mais par un biais, incidemment.

Il notait que tantôt naissaient des pucerons ailés, tantôt des aptères,d'une mère pourvue d'ailes. On conçoit qu'il s'en soit avisé, tant. cecaractère est.perceptible. Il s'en inquiète et même une discussion s'engageparmi les naturalistes (les non-ailés qui produisent des ailes), de .là, l'idéed'enfermer les uns avec les autres ou les uns sans les autres, pour déter­miner les descendances variables.

De fil en aiguille, il s'ensuivra une autre évidence, le possible non­accouplement et l'absence de.mâles, « En quelque temps que j'aie observéles pucerons soit ailés soit non-ailés, je n'ai jamais aperçu aucunaccouplement» J•

Il revenait à Charles Bonnet (Traité d'insectologie ou Observations surles Pucerons) de mettre fin à toutes les incertitudes: «Ce fut le 20 mai 1740,sur les cinq heures du soir, que mon puceron fut mis, dès sa naissance, dansla solitude que,je viens de décrire. J'eus dès lors soin de tenir un journalexact de sa vie. J'y notai jusqu'à ses moindres mouvements, aucune de sesdémarches ne me parut indifférente »~.

La pucerone se reproduit et donnera naissance-à 95 petits bien vivants(jusqu'au 20 du mois de juin). Réaumur, ainsi que Lyonnet et Bazin (àStrasbourg) confirmeront ces chiffres.

«L'Académie, - écrit Réaumur, "7 ne put s'empêcher de désirer que lamême expérience fût répétée par M. Bonnet autant de fois et sur le plus depucerons de différentes espèces qu' il lui serait possible; je fus chargé del'en prier de sa .part et je le fis. J'ose dire même qu'un fait si étrangedemandait à être vu et attesté par différents .observateurs; j'espérai queceux avec qui j'ai le plaisir d'être en relation feraient tout ce qui serait eneux pour s'assurer de sa réalité» 3.

Mais nos naturalistes, - comme toujours en.pareil cas.- commencèrentpar « réduire» ou même nier cette donnée de fait, trop malaisée à admettre,si peu conforme à la thèse classique.

a) Trembley objecte qu'un accouplement aurait pu avoir lieu plusieursgénérations auparavant et que donc l'absence (apparente) de l'autre sexe nepeut pas être soutenue.

1.Mémoires pour servirà l'histoire des insectes, t. III, p. 327.2. Charles Bonnet, Œuvres d'histoire naturelle et de philosophie, 1779, t. 1,p. 20.3. Réaumur,Mémoires, 1737,t. VI, p.537.

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64 CHAPITRE II

Charles Bonnet rejette cette idée: il expérimente sur plusieurs géné­rations successives. Impossible que la pucerone 1 ait été fécondée par untrisaïeul! «Il s'agissait de tenir dans une parfaite solitude un pucerondepuis le moment de sa naissance jusqu'à ce qu'ileût accouché d'un petitqui serait condamné, comme sa mère l'avait été, à vivre solitaire... »2,.

b) On a soutenu que l'insecte pouvait contenir en lui des organes mâleset des femelles, donc que son androgynie (l'hermaphroditisme) expli­querait la fécondation à l'intérieur de lui-même, mais rien n'a pu confirmercette hypothèse. Autant s'aligner sur Goedaert « qui prétend qu' ils.naissentd'une semence humide que les fourmis vont déposer sur les plantes. Depareilles opinions se réfutent d' elles- mêmes» 3•

c) On a vu dans ce quasi-exploit la preuve d'une probable survivancevégétale: la plante donne dans la reproduction" asexuée! toutefois, en lacirconstance, tout part d'un ovule (l'uniparental).

On a bâti d'autres romans pour annuler ce qu'il faudra bien reconnaître;-l'autogénération sexuée. Nous y insistons, parce que nos évocations nousorientent vers la thèse de l ' « emmêlement » et celle-ci.à son tour, consacrecelle de l'intériorité (la« naturaintus agit», qui dérobe alors le secret de sesopérations). Du fait de l'implication des procédures dissemblables etparfois opposées - l'autre dans le même - et des hyper-mélânges, enlesquels elle parvientà se loger, on ne peut.pas facilement la découvrir ni ladéfinir. Ni le remplissage ni la profusion ne suffisent à la caractériser: ondoit y ajouter le principe de « l'enroulement» qui la complexifie.

Avec elle, il faut s'attendre à tout On a cru définir des «objets»inconsistants et même absurdes, telle couteau «sans manche», auquel ilmanquerait la lame, mais la nature en réalise "à foison des « analogues»,plus abracadabrants encore, comme ces végétaux sans feuilles, sans fleurs,sans tiges, sans racines ': ils possèdent tout du végétal, saufses éléments.

On y verra encore des exceptions et, comme celles-ci, selon l'adage',« confmnent la règle», on se rassurera à bon compte: une loi plus g-énéraleabsorbera les anomalies et élargira la première, tenue pour insuffisante.Mais, avec la nature, on ne peut pas user de ce moyen, tant.elle.multiplie lesirrégularités àl' intérieur d~ cercle de l'inégalité ou de la dissymétrie où elles'est implantée.

Ne substituons pas une doctrine (la reproduction- unisexuée), à uneautre! Trois «mises à jour», trois nouvelles explorations l'interdisentd'ailleurs.

1. Le mot de puceron, selon Bonnet, ne convient guère: il vient de puce, afin d'indiquerl'agilité et la promptitude; «or, la démarche des pucerons est lente et pesante» (C. Bonnet,Ouvrage cité, p. 45).

2. Œuvres d'histoire naturelle et de philosophie, t. premier, p. 50.3. Id., p. 18.

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L'APOGÉE 65

a) L'abeille nous donne un bel échantillon de ces mélanges qui trou­blent. En effet, la reine s'accouple une seule fois, lors du vol nuptial; ellemet en réserve, dans un réceptacle, la provision de liqueur fécondante quiparticipe en conséquence à.la fonction génératrice de l'insecte. Celle-ci .luiservira pour les quatre ou cinq années de son existence.

Revient-elle alors au simple-principe du <.< brassage biparental » ? Mais,lorsque les ovules circulent et passent devant «la spermathèque », les unsne sont pas fécondés et d'autres le sont, d'où' une parthénogenèse faculta­tive. Plus, les premiers (les non-fécondés) ne donnent que des mâles, ­parthénogenèse dite arrhénotoque-calorsque les seconds (les fécondés) nenous vaudront que des femelles.

On connaît des thélytoques. (1a naissance des seules femelles par lamère), ainsi que-des amphotérotoques (les deux sexes possibles), voire desdeutérotoques (l'espèce comprend des femelles à parthénogenèse exclusi­vement thélytoque, pendant que d'autres, du mêmegroupe, n'engendrentque des mâles ou la parthénogenèse arrhénotoque).

Nous n'avons pas achevé .par là l'énumération de tous les cas,puisqu'on a observé des alternances chez la même mère, ainsi que desrythmes irrégulièrement réguliers, donc, des assemblages à 'la limite duclairement repérable. Nous acceptons" idée de quelques-uns selon laquellela reine procède ainsi, de façon à «réguler» le nombre des mâles et desfemelles dans son groupe (la ruche). On ne doit donc pas regarder, - autremanière de l'amoindrir - comme purement aléatoire la naissance des unsou des autres, qui dépend elle-même de la procédure parthénogénétique.

Retenons du moins que l'abeille mélange, à l'intérieur d'elle-même, lesexué et l'asexué. Charles Bonnet avait d'ailleurs noté, pour les pucerons,ce même double jeu. L'observation VII de son Traité d'Insectologies'intitule: « Observations qui démontrent qu'il y a une espèce-de Puceronsen qui la distinction en mâles et femelles alieu et quis' accouplent. .. » 1.

b) la bigarrure va parfois plus loin. Chez les rotifères, à la fin de l'été,surgissent des femelles (parthénogenèse) dont les œufs, plus petits,donnent naissance à des mâles. On a pensé que cette transformation étaitliée à l'abaissementde température ou même à une nutritioninsuffisante.

Les jeunes mâles s'accouplent nécessairement avec leur mère (ou alorsavec leur sœur, lorsqu'il naît parallèlement à eux des femelles, mais onentre alors dans une autre série qu'ont adoptée certaines espèces): del'union (« contre-nature») sortent des œufs dits durables parce qu'unecoque résistante les enveloppe. Ils peuvent traverser l'hiver sans encombre.Ils éclosent au printemps', mais-ne reviennent alors que des femelles parthé­nogénétiques (thélytoques, qui ne donneront que des femelles). Il s'agit là

1.Ouvrage cité, p. 90.

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66 CHAPITRE II

d'une parthénogenèse cyclique, une suite réglée de parthénogenèses et dereproductions sexuées, -l'autre greffé sur le même!

Elle peut recommencer ainsi plusieurs fois dans la même année, ­parthénogenèse dite polycyclique. Décidément la nature sait hyper-varierses allures!

c) On en rapprochera encore, pour. tout compliquer, 1~ gynogenèse,voire l'androgenèse.

D'un mot, l'ovule a bien été activé: le spermatozoïde participe à cedéclenchement, mais, comme il dégénère aussitôt et ne fusionne donc pasavec le noyau maternel, il se forme, au bout du compte, un œuf gynogéné­tique. Assurément l'ovocyte ne se développe pas sans l'impulsion sperma­tique, mais, puisque cette dernière cesse avec cet effet - absence réelle decopulation, en dépit de la fécondation v- on se trouve dans une situationfaussée et médiane.

En conséquence, l'œuf ne subira pas la réduction chromosomialeclassique, d'où son auto-régulation par suppression de la meiose. Il n'ensortira que des femelles (cette gynogenèse se rencontre chez certains néma­todes). Qui pourrait donc nier que la nature a su multiplier les procéduresgénératives où elle excelle? Mâles et femelles (non toujours distincts) sedispensent de leurs associés, ou bien interchangent leurs rôles ou ne deman­dent à leur partenaire que le commencement et non pas l'achèvement deleur fonction.

On ne saurait imaginer à quel point tout s'entrecroise et fusionne.S'ajouteront encore à ce brouillage des hybridations ou des substitutions.

La nature tient-elle alors du fouillis? Sûrement pas, surtout si l'on enappelle à la cytologie moderne, qui justifie pleinement l' apparente masca­rade. Ces générations unisexuées - inconstantes et alternantes, - servent leplus souvent àéchapper à la tétra ~ ou à la triploïdie (4n ou 3n au lieu desdeux). Parce que la cellule reproductrice n'a pas accompli, à temps, saréduction chromosomique obligée, elle ne peut pas entrer dans la voie de lafécondation (c'est-à-dire de l'addition). Elle invente donc un autre cheminpour se perpétuer, un quasi-végétatif. Si elle a réussi son haploïde (le n) ellepeut encore, il est vrai, s'unir avec elle, par le second globule polaire; ellerétablit son «logiciel» ou son programme entier et elle trouvera d'autresmoyens pour se renouveler, un peu comme si l'accouplement s'étaitdissocié du phénomène de la reproduction. En effet, des rapprochementsavec d'autres pourront avoir lieu, mais en. dehors de la question de lamultiplication. Bref, voyons en ces multiples prouesses des moyens ou biend'enjamber des obstacles, ou bien de ne pas s'enfermer dans urrseul type dedéveloppement.

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L'APOGÉE 67

La nature équivaut à la richesse et àla pluralité 1. Nous donnons untroisième exemple destiné à mettre en évidence ce que découvrent lesnaturalistes, - les potentialités latentes .d'une nature qui, avec la vie, aatteintson sommet: en effet, elle renaît, non pas de ses cendres, comme lephénix, mais de la destruction. Par là, la nature se sépare ·du «réel» qui nepossède pas ce pouvoir de perdurer. Le principe d'inertie - ce qui se trouveen repos y subsiste - ne se:compare pas à celui de l'inlassable reconsti­tution, à ce point' que.la nature toujours revient -l'éternel retour ~ et doncs'impose (le soi). On ne la chasse pas. Ce qui se recommence sans trêveaffirme par là son être: la nature doit se définir et donc se comprendrecomme ce qui est et ne cesse pas d'être. Quand elle semble disparaître, ellelaisse seulement la place àdes-descendants plus jeunes qui la continuent. Ala limite, elle ne connaît pas la diminution ni l'extinction, mais la seuleperpétuation.

Réaumur s'en est avisé, dans son «Mémoire sur les diversesreproductions qui se font dans les écrevisses, les homards, les crabes, etc.et, entre autres sur les pattes d' écrevisses qui repoussent». Charles Bonnet,avec d'autres, allait amplifier cette révélation: d'une part, il «travaille» surdes animaux plus élevés dans son échelle des êtres, qui subissent desmutilations. D'autre part et surtout, l'expérimentation ne s'en tient pas auxmembres ou articles divers, mais brise en quelque sorte les régions les plusnobles, - la tête, les mâchoires, etc. D'ailleurs «ce n'est pas chose bienfacile, note Bonnet, que de décapiter un limaçon. A peine a-t-il sentil'instrument qu'il se retire prestement dans sa coquille et l'on comprendqu'il peut arriver qu'on croie l'avoir décapité. lorsqu'on n'a fait que luienlever une portion plus ou moins considérable des téguments» 2•

On devait d'ailleurs vite contester le principe de cette restauration tantde la tête que des appareils les.plus complexes, - Adanson notamment,

l. Gardons-nous d'entrer dans une analyse de la physiologie moderne de la sexualité!Les manuels l'ont tellement simplifiée et déformée! On y soutient, par exemple, que lamasculinité. dépendrait du-couple d'hétérochromosome XY et la féminité du XX, ce.qui estfaux. On connaît des espèces où cette prétendue règle est inversée!

Pour donner une illustration des capacités de la vie à vivre et à survivre, nousemprunterons plus simplement à Charles Nicolle: <.... La femelle, fécondée au moment du volnuptial (il s'agit d'un épisode de la vie des fourmis communes) tombe sur le sol. Elle y perdses ailes, puis s'enfoncedans la terre. Incapable d'y puiser ses aliments nécessaires à sa vie età.l'avenir de la fourmilière, la future reine, une fois les réserves de ses muscles résorbées,semble condamnée à périr. Elle périrait si la nature était logique. Or, une circonstance lasauve, que nulle raison n'autoriserait. La fourmi pond deux œufs. Elle en dévore un. La petitequantité d'aliments qu'elle tire de ce repas lui permet de pondre deux nouveaux œufs, puisd'autres dont elle mange, chaque fois, une part. Ainsi de pontes en ovophagies et d'ovopha­gies en pontes, elle gagne le temps nécessaire à l'éclosion des premiers œufs épargnés. De cesœufs naissent des larves ... » (La Nature, 1934, Alean, p. 21).

2. Expériences sur la régénération de la tête du Limaçon terrestre, O.C., t. XI, p. 4.

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68 CHAPITRE II

«lorsqu'il arrive qu'on leur coupe réellement la tête, elle ne se reproduitpas »1. La section à opérer prête à discussion : si on ne retranche pas assez,on ne prouve rien, mais, à trop arracher ou à extirper largement, - notejudicieusement Charles Bonnet - on détruit «par ce moyen.les sources deréparation de ces différentes parties »2. Du .même coup; que d'essaisinfructueux!

En cas deréussite, on se rabat sur l'argument selon lequel ils'agissait làd?animaux gélatineux et astructurés, mais on devra toutefois s'y résoudre.Il faudra. admettre les palingénésies, les mues, les régénérations, lesmétamorphoses, tout ce qu'on observe et qui renforce l'idée d'un vivantéchappant.au statisme; il se travestit. au besoin.et change facilement d'état(la chenille, avant de devenir papillon) ; il supprime surtoutce qui le niait outentait de le fracturer ou de le blesser, d'où avec .lui, la négation de cettenégation, partant l'affirmation du soi. Non seulement se reconstitue la patteou la queue, mais aussi la tête.

Nous n'avons évoqué que trois situations mais toutes destinées àmontrer l'inépuisable d'une nature chez les polypes, les pucerons et leslimaçons; le mot de.nature prend alors tout son sens, - naître et toujoursrenaître.

*Cette nature ne cesse d'« émerveiller» ceux qui J'examinent: elle

recèle une telle étendue de variété et de puissance qu'on ne réussit pas à laconnaître.

Ainsi, avec des arguments qui frappent, Nieuwentyt nous prouve déjàque notre corps en comprend plusieurs: arrêtons-nous au.moins aux deuxextrêmes, le visible et celui qu'il nomme «le corps propre».

Pourquoi au moins deux? L~ premier va de soi, savamment et « artisti­quement » composé, mais il évolue constamment (de petit, il devient grand,tantôt il augmente, tantôt, surtout dans la maladie, il diminue et s'exténue),mais on nous reconnaît malgré ou dans le changement. Donc, un secondassure notre constance; celui-ci ne bouge pas, bien que toutfluctue en nous,ce qui expliquerait déjà la future «résurrection» qui nous aurait été pro­mise. On peut même transvaser (le sang) des parties 'matérielles d'un sujet àun autre, sans entamer en quoi que ce soit leur identité. On ne s'en é~9P-.Q~

pas, puisque celle-ci ne relève pas d'éléments physiques.L'argument ne date pas du XVIII e siècle; on le trouve déjà chez Platon:

«Même dans le temps que chaque animal passe pour être vivant et iden­tique à lui-même, dans le temps, par exemple, qu'Il passe de l'enfance à la

1.u..p. 32.2. Id., p.40.

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vieillesse, bien qu'on dise qu'il est le même, il n'ajamais en lui les mêmeschoses, mais sans cesse il rajeunit et se dépouille dans ses cheveux, dans sachair, dans ses os, dans son sang, dans tout son corps ... aucune de seschoses ne reste la même en chacun de nous » (Le Banquet, 207e). Toutefois,Nieuwentyt n'a pas manqué de renouveler la thèse.

Cette « constance somatique», ce second corps ne se définit pluscomme le visible: d'une part; ce dernier contient de nombreux fluides quile quittent et.d' autre part, les lois qui le 'concement ne jouent plus sur « lecorps propre». « Il est certain, écrit ce médecin, que les"lois ne regardentpoint essentiellement le corps propre. Elles changent souvent dans le mêmehomme, quoiqu'elles subsistent dans la même personne. En effet, I'expé­rience nous apprend que les personnes malades et celles qui sont en santé,les jeunes et les vieux ne sont pas sujets aux mêmes lois, ce,qui se trouvevrai dans les 'hommes. et les femmes» 1. On pouvait d'ailleurs s'en douter:ce qui échappe à la perception -ne se comprend pas comme ce qui 'nous estoffert. D'où le profond décalage.

Mais pourquoi éventuellement un -troisième corps, plus extrême,emboîté dans les deux autres, plus caché- encore? Il faut le postuler. Eneffet, si nousnaissons altérés dans notre constitution (une anomalie), nousla conservons; elle est donc inscrite dans le-corps propre substantiel; nousla reconstituons, .mais nous ressusciterons dans l'intégrité ou l'intégralitéde nous-mêmes. L'enfant, qui" meurtjeune, l'embryon aussi, dont on nousexpose les phases de développement, reviendront semblablement avec leurforme achevée. Les textes sacrés l'exigent, ainsi que la science du vivantfondée sur une doctrine des-inclusions : le germe ne le prouve-t-il pas déjà?Le chêne.le plùs volumineux loge bien dans un «point », où il se trouve enentier. Il en va de même pour l'homme, ce qui rend compte de sa survivanceet de son immortalité, malgré les changements complets de forme et deproportions. Et ce dernier corps ne contient presque plus rien.de matériel­lement repérable, encore qu'il se situe de façon sous-jacente sous « le corpspropre », le constant, qui .lui-même s'est engagé sur le chemin de ladématérialisation.

Il faudrait donc distinguer la chair, perpétuellement changeante, puisl'invariant (le squelette aété privilégié parce qu'il semble le stable, I'Im­muable), enfin la semence, l'ultra-microscopique, qui échappe au percepti­ble comme aux mensurations.

Cette théorie prometteuse montre bien les différentes strates quecompte la nature.ainsi que son indestructibilité: elle anticipe, à sa manière,

1.B. Nieuwentyt, L'existence de Dieu démontrée.par les merveilles de la nature, Paris,1725, p.644.

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70 CHAPITREII

sur ce-quela biologie moderne saura préciser, la distinction entre le soma­tique proprement dit et le germinal.

Sans rejoindre Weissman, Nieuwentyt tient donc à analyser et àreconnaître notre subtile organisation, qui abrite ce à quoi aucune machi­nerie ne saurait prétendre: celle-ci n'est et ne peut être que ce qu'elle est,dans sa.planéité, alors que, sous le même volume, on sait et doit discernerun pluri-substantiel, un large fond d'implicite, qui nous assure la mainte­nance et nous affranchit de I'empirique.

En conséquence, les naturalistes iront en sens inverse de ce que nousvenons de mentionner, c'est-à-dire qu'ils viseront à déplier ce qui s'estfermé sur soi. Comment le dérouler sans le trahir ou .mêrne.le détruire?Réaumur s'est employé àce travail.d'explicitation sur une fonction physio­logique sans doute la plus facile à atteindre, la digestive..

Les Cartésiens regardaient l'estomac comme un sac musculeux, quireçoit en premier les aliments et les triture: ils mécanisaient l'opération.(l'iatrochimie).

Or.certains carnivores.comme-les buses, qui mangent par exemple dessouris rejettent eux-mêmes des os entièrement débarrassés de leurs attachesde fibres ou de tendons. La dissociation est réussie si finement et si minu­tieusement qu'on ne l'explique que si on-y voit l'effet d'une interventioncorrosive, seule capable d'un tel nettoiement-décapage. Les poils sontégalement détachés de la peau de l'animal et roulés en boules, Donc, unesecrétion acide, une intervention chimique, a dû être à l'œuvre; on peutmême se demander comment l'estomac, sait à ce point «ronger» lesviandes sans se.léser ou se consommerlui-même; en-toute hypothèse, n'enappelons- plus à des mouvements de 'brassage ou de démolition paragitation!

Mais' Réaumur, qui découvre dans l'organisme des puissancesnouvelles ~ la première biochimie .expérimentale - va plus loin: afin devérifier son hypothèse, ilopère « un prélèvement». Il amène ses oiseaux deproie àavaler de petits tubesmétalliques percés mais remplis d'une épongesusceptible d'aspirer la liqueur dissolvante. Réaumur transfère par là la viefermentative du dedans au dehors; il en vérifie autant la réalité que l' éner­gie (une digestion in vitro). Il se félicite d'ailleurs de «ces véritablesdigestions d'aliments opérées dansun lieu si différent de celui où elles sesont faites jusqu'à ce jour» 1. Il sait les rendre actives, les varier (parexemple, Réaumur envisagera aussi le cas tant des herbivores que desomnivores), les compliquer: n'entrons pas dans cet examen,

1.Sur la digestion des Oiseaux, Second Mémoire, De la manière dont elle se fait dans1t estomac des oiseauxdeproie, 1752, p. 484.

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L'APOqÉE 71

Nous tenons ce travail de quasi-visibilité de la transformation bio­physique 'pour l'un des premiers, l'un des.plus notables et des plus assurés.Réaumur le physiologiste désimplique «les corps », leur dérobe leurssecrets; par là, nous savons mieux tout ce qu'ils recèlent.

Mais cette nature, - à la fois enroulée puis déroulée - résout moins deproblèmes qu telle nten crée dtinsurmontables.

Voici au moins trois querelles ou discussions qu'entretient le XVIIIe

siècle àson sujet:a) Son ambiguïté favorise d'abord d'immédiates et invraisemblables

alliances, celle des théologiens et des agnostiques. Jésuites et matérialistess'entendent avec et 'par elle. N'est-ce pas la preuve de son indéfinissabilitéou de son absence de contours?

On sait déjà que les premiers, les croyants, craignent le cartésianisme,dans la mesure où il conduit .au spinozisme et celui-ci au matérialisme.L'historien de la philosophie verra, dans ce prétendu glissement, le témoi­gnage de la pire incompréhension et de I'altération des systèmes, mais lefaux semble l'avoir emporté sur le vrai. En conséquence, les espritsentendent bien séparer l'univers desphysiciens et une nature livrée auxénigmes ou aux singularités: par là, celle-ci échapperait au déterminisme(le nécessitarisme meurtrier d'elle, ainsi que de Dieu). Le savant est seu­lement appelé à découvrir et à contempler ses merveilleux agencements.Finie la déduction à partir de quelques principes simples mais réducteurs!Si le monde découlait de la rationalité, on cesserait vite de croire en laProvidence.

Les matérialistes célèbrent, eux aussi, la nature, moins encore à la façond'Epicure et de 'Lucrèce que comme 'le déploiement d'une méta-énergie,qui dépasse notre entendement limité. Avec cette nature, on frôle le chaos;elle ne vient plus d'une intelligence qui l'aurait conçue, mais impliquedavantage une sorte d'infini objectif. Elle dispense du créateur, dont elleprend la place.

Peut-on concilier les deux tendances? Buffon, le philosophe parexcellence de la nature s'y emploie en vain.

Son ouvrage fondamental, Des Époques de la Nature (1778), a élargi leproblème: Buffon y passe en quelque sorte des vivants au Monde.dans sonentier. Comment lui-même est-il né? Quelle évolution a-t-il connue? Etcommentse sont différenciées les espèces qui l'habitent?

Préalablement, avant d'en arriver dans son Histoire naturelle auxanimaux qu'il décrit, il-s'était déjà élevé àl'ensemble et entendait pénétrerau cœur de la Nature. « C'est en même temps la cause et l'effet, le mode et lasubstance, le dessein et l'ouvrage: bien différente de l'art humain, dont lesproductions ne sont que des ouvrages morts, la Nature est elle-même unouvrage perpétuellement vivant, un ouvrier sans cesse actif, qui sait tout

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72 CHAPITRE II

employer, qui, travaillant d.'après .soi-même.toujours sur le même fonds,bien loin de l'épuiser, le rend inépuisable i.le temps, l'espace et.la matièresont. ses moyens, l'univers .son objet, le mouvement" et la vie son but»(Première Vue de la Nature) 1.

«Des Époques de la Nature» d'un côté décrit l'origine de la terre, quis'est détachée du soleil en fusion et qui devait Ientemënt.sè refroidir; d'unautre côté, Buffon souhaite s'accorder avec le récit dela Genèse:

«Plus j'ai pénétré dans le.sein de la Nature, plus j'ai admiré et profon­dénient respecté son auteur, mais un respect aveugle serait superstition: lavraie religion suppose au contraire un respect éclairé »2.

Toutefois, comme il ne peut.pas concilier les deux versions, Buffon. estobligé de louvoyer ou soutient la thèse plus périlleuse selon laquelle le textesacré parle <~ un langage imaginaire». «Tout, dans le récit de Moïse, estrnisà la portée de l'intelligence du peuple, tout y est présenté relativement àl'homme vulgaire auquel il ne s'agit pas de.démontrer le vrai système duMonde, mais qu'il suffisait d'instruire de ce qu'il devait-au Créateur... Lesvérités dela Nature ne.devaient paraître qu'avec le temps et le souverainÊtre se les réservait comme le plus sûr.moyen de rappeler l'homme à lui,lorsque sa foi déclinant. serait devenue chancelante» 3. On ne peut pasverser autant ni aussi habilement dans l'impiété, Buffon n'hésitant pas àcontester « la lettre de.la Bible» et à nous proposer sa propre cosmogenèse(l'origine du Monde et de la vie).

Il est vrai que parallèlement il affirme après tout : «Mon système sur lesépoques de la Nature étant purement hypothétique, il ne peut nuire auxvérités révélées, qui sont autant d'axiomes immuables, indépendants detoutehypothèseet auxquelsj 'ai soumis et je soumets mes pensées»:'.

Il tient un double langage'et la Nature-incite àcejeu: il loue le Créateuret consolide la religion, en même temps qu'il expose le récit le «plusnaturaliste», la naissance de l'univers à partir de ses principes dynamiqueset physiques autonomes (parmi eux, le thème d'un lent refroidissement).

b) En dehors de cette querelle, une autre, voisine, se lève: en effet, cettenature, telle qu'elle sort des mains de la Providence, semble à Buffonhideuse'et insupportable; mais c'est l' homme,~ vassal du Ciel, il est vrai, etcréé par.Dieu, - qui a su heureusement l'embellir, l'harmoniser et la diver­sifier. Le textede Buffon entretient le doute: il.témoigne moins en faveurdes minéraux et des êtres.qu'en faveur d'un homme industrieux qui a sudéfricher, modifier les plantes, domestiquer les animaux, .réchauffer unglobe qui tend vers la glaciation. Dans ces.conditions, on vénérera moins

1-. Œuvres Complèles de Buffon, Paris, 1818, t. 7, p. 89-90..2. Id., 1.2, p. 424.3. Buffon, O.C. éd. Lacépède, J8 J7, 1. Il, p. 429.s.t«.p.429-30.

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L'APOGÉE 73

l'œuvre du Créateur que l'acte par lequel l'homme prométhéen a exercé sapuissance. Sans lui, on n'apercevrait que des contrées tristes et en voie dedésertification. Mais justement n'est-ce pas là, de biais, une conclusionpaïenne, même si Buffon l'entoure de réflexions théocentriques? Lemonde et même le vivant dépendent de notre habileté; la nature seulemarche à sa perte, à une lente dégradation (l'entropie). Comme on s'éloi­gne et de la contemplation (Charles Bonnet) et de l'extase (Jean-JacquesRousseau le botaniste, plus tard, dans un autre contexte, parce que alors lanature lui permettra d'échapper aux hommes et àleurs vilenies) !

Nous ne sortons pas d'un cercle: lorsque la nature prend trop d'impor­tance ou d'indépendance, Dieu en est éclipsé, à moins que l'homme neprenne sa place. Mais si Dieu retrouve le centre d'un triangle (Dieu, nous, lanature) qu'on n'équilibre pas facilement, la nature alors nous échappe;nous finissons par ne plus la concevoir, ou, si nous y parvenons, nous lamécanisons; alors le Créateur en est aussi abaissé.

e) Autre querelle, sur laquelle nous reviendrons et à laquelle Buffondevait largement participer, on ne sait pas si cette nature doit être unifiée oupluralisée, donnée dans son buissonnement ou sa continuité. A nouveau, laProvidence est concernée: en effet, la pluralité des espèces et des genresqu'accompagne la systématique (la taxinomie) évoque la création enplusieurs temps distincts et savamment hiérarchisés (l'échelle et surtoutl' ordre), tandis que les partisans d'une nature souveraine (la nouvelle déité)en soulignent le fond unique, génésique et anamorphosant.

Nous ne mentionnons ces débats, parmi d'autres, que pour pouvoirsouligner les discordes et les malentendus, suscités par une idée tropaccommodante, moins riche encore que malléable.

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CtiAPITRE III

COMBATS D'AlUUÈRE-GARDEET ESTHETIQÜÈ VÉGËTALISANTE

On ne discutera pas toujours «des merveilles de la création». On saurachanger de registre: on recourt à la nature à la fin du XIX e siècle pour uneautre raison, plus pressante, tenter de mettre un frein à un courant envahis­sant, sinon triomphant, l'industrialisation galopante. Nous serions inondésde produits laids, parfois mensongers, strictement utilitaires; s'instaure ununivers pauvre, mécanique.

La nature, - croisade, paradigme, idéalité - peut seule nous sauver: ilfaut la rappeler. L'un des premiers à se déchaîner contre la machine et sesartifices, J. Ruskin, ouvre la voie au « floralisme ».

Hier, on opposait souvent la convention - par définition, changeante,incertaine, purement contractualiste - à la loi solide, universelle qui repo­sait sur la nécessité (ou bien l' harmonie cosmique, ou bien notre constitu­tion). On séparait l'arbitraire du juste. Aujourd'hui, même antithèse, ondresse J'un contre l'autre, Je construit, donc l'artificiel et ce qui nous estoffert depuis toujours, qui répond à notre attente, le donné dans sesréalisations les plus complexes et les plus élaborées, les végétaux, lesanimaux (les insectes légers, particulièrement).

Parmi les matériaux, lesquels peuvent se comparer à la pierre et aubois? Le naturalisme trouve en eux, comme nous le verrons, des moyensséculaires, riches, individualisés et solides, en vue de nos architectures et denos bâtiments (l'habiter). On se méfie de ceux que nous inventons, standar­disés, moins diversifiés, plus pauvres et souvent plus fragiles. Bref, partoutla nature cesse de tenir son rôle ancien, celui d'un champ d'êtres variés, lacréation même; elle sert surtout de cheval de bataille contre les innovationsusinières. Anti-monde moderne, elle renvoie à un univers perdu, antérieur àl'homme qui n'a su que le gaspiller, ie profaner, en tout cas, l'oublier.Pourquoi ne pas revenir aux valeurs et aux formes qu'elle prodigue?Pourquoi ne pas s'inspirer d'elle (l'art, nos ornements, nos marchandises

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76 CHAPITRE III

même)? Pourquoi ne pas «générer» à partir d'elle et nous régénérer enmême temps?

*Cette demande, cette protestation ne date d'ailleurs pas du XIXe siècle.

Assurément, elle naît, comme il se doit, en Angleterre, le pays de la révolu­tion industrielle; elle connaît son apogée au XIXe siècle, toutefois lemouvement s'esquisse aussi dès le XVIIIe à l'encontre des premières manu­factures et des fabriques, avec la célèbre physiocratie (que gouvernent alorsceux qui ont saisi l'ordre de .la nature et qUI nous éviteront lescatastrophes!). ·

L'idée centrale et salvatrice consiste à déprécier l'industrie« qui ne créerien, ne multiplie rien; elle consomme par elle-même et provoque laconsommation des autres ... 'Il ne faut pas la dénaturer, regarder l'Indüstriecomme productive, tandis qu'elle n'est que 'consommatrice et que laconsommation est"l'unique objet de ses travaux» pour citer un adepte del'École, Mercier de la Rivière 1. L'agriculture seule enrichit. On notera ceparadoxe étonnant: l'atelier ne produit pas.

Définition moins abrupte, au lieu de réduire ·Ia manufacture, on secontente de la subordonner: «La première distinction économique, selonl'Abbé Baudeau, semblerait donc être celle de la nature, qui produitles objets propres à notre conservation ou à notre bien-être, dé l' àrt quiles assemble, qui les divise, qui les polit en mille et mille manièresdifférentes» 2•

Jamais la nature n'aura été autant-invoquée, afin de fonder une réorien­tation politico-économique. On table sur l'une de ses propriétés, à savoirqu'elle seule engendre (nature, nasci, naître). La vie, qui toujoursrecommence et essaime, l'emporte sur Ïa matière inerte et réduite à elle­même.

Il ne suffit d'ailleurs pas de restreindre la montée des ateliers, il fautaller plus loin, mettre sur pied une société agrarienne. On prend ou reprendl'offensive, contre la ville et ses fabriques, source de crise, de dilapidationet de ruine.

1) L' agriculture seule peut « augmenter» et multiplier vraiment, tel estle principe de base. 'Selon Quesnay et ses disciples, l'ouvrier ne peut quemodifier la forme de ce qu'il traite, et dont il a fallu préalablement lepourvoir. Ille soumet à notre usage. En quoi consisté son travail? Ou biendiviser (par exemple casser un bloc de pierre ou d'ardoise) ou bien ajouter,comme dans le textile où les fils sont assemblés. Celui qui plante, s'il a su

1. Physiocrates, Éd.EugèneDaire,IIe partie, 1876,p.604.2./d., p. 657.

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COMBAT D'ARRIÈRE-GARDE ET ESTHÉTIQUE VÉGÉT ALISANTE 77

cultiver et préparer son 'champ, récolte bien plus qu'il n'a semé, d'où lasupériorité d'une agriculture tenue ouvertement pour ontologique qui,effectivement, donne plus en résultat qu'elle n'a reçu (les .quelquesgraines).

Le gouvernement. devra s'inspirer de cette évidence et en tirer lesconséquences: le végéto-animal doit aider à modifier la socio-économiemoderne. En sens inverse, soulignons que «la valeur de l' ouvrage del'industrie résulte seulement d'un changement de forme et non d'uneaddition de substance », premier déficit à la. fois qualitatif et quantitatif Laseconde infériorité vient de ce que le fabricant doit être nourri (lesfrais ditsen nature). Il consomme justement ce que l'agriculture a préparé et.foumi,raison de plus pour devoir reconnaître sa place. fondatrice prioritaire,D'ailleurs Quesnay ne cessera pas d'opposer «la production» et «lareproduction».

Le Trosne le note avec insistance et le commente :- «.11 y a en tout ceci unpoint fixe auquel il faut toujours revenir, la reproduction, qui est la sourceunique des-dépenses, laquelle ne-peurs' accroître par des travaux purementstériles, mais seulement par le moyen de la culture. Iln'y a point àsortir dece cercle circonscrit parla nature » 1.

Le prix d'une marchandise exprime, à sa-manière, cette dépendance: onle calcule en fonction de ce que coûte l'entretien de celui 'qui la façonne. Oncompte aussi «les .foumitures », elles-mêmeségalement tirées du.sol.(lesmétaux, les fibres, le cuir, la cellulose, etc.). La terre fournit encorel'essentiel de. la dépense, preuve que tout, dans l'économie fabricatrice,relève bien d'elle. L'atelier gagne, mais sans produire vraiment.

Pas de «plus-value» avec l'artisan, soutiendra Le Trosne! Il faut plutôtenvisager une possible"perte ; «Si.je bâtis en campagne, je ne trouveraiqu'un faible loyer et en revendant ma terre avec le.bâtiment, je ne retrou­verai pas le quart de ma mise.en sus du prix de ma terre. Si je bâtis en ville eten bon quartier, j'acquiers un revenu proportionné-à ma dépense et à moncapital. Cette différence ne vient certainement pas du travail des ouvriers, ila été le même de part et d'autre, elle procède de la concurrence. » 2 Lemarché risque donc de fausser les prix.

De même, à propos du labeur du copiste (avant l'invention del'imprimerie), s'il a été chargé de. retranscrire un ouvrage qu'on jugeramédiocre, avec lui on n'acquiert rien. Le travail n'ajoute doncpas néces.sairement. «La cause de la valeur est donc étrangère à l'ouvrier: elle ne

1. Physiocrates, Éd.'Daire, 1846,Le Trosne, De l'intérêt social, p. 943.2. Id., p. 951.

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78 CHAPITREIII

résulte pas de son travail. En fait de livres, une nouvelle édition fait tomberla première, ajoute Le Trosne » 1.

Au .passage, signalons que les notions -de production, de valeur et deplus-value, de travail et de prix sont analysées avec le même langage quepopularisera Marx, au mot près.rnais, assurément, en sens.rigoureusementinverse.

2) La physiocratie ou le gouvernement à partir de la seule nature,s'oppose à l'histoire (l'anti-nature) et au changement: dès que l'on s'éloi­gne des lois fondamentales. de la production, on court àsa perte.

L'école de Quesnay condamne avec plus de mordant encore ceux quiaccordent de J'importance à la masse monétaire et à l'enrichissement (lesfaux biens). 'On a déjà su remplacer d'ailleurs la monnaie par le simplecrédit, la promesse oule papier.mais le.Tableau ÉconomiqueJe souligne, 'ilne convient pas d'échanger, il faut surtout augmenter ce qu'on com­mercialise. Ne confondons pas la cause et l'effet!

Bref, l'argent ne joue qu'un rôle minime et secondaire: «Convertir-desproductions en argent pour soustraire cetargent aux dépenses profitables àl'agriculture, ce serait diminuer d'autant la reproduction annuelle desrichesses. La masse d'argent ne peut s'accroître dans une nation qu'autantque cette reproduction elle-même s' y accroît» 2.

Quesnay n'entend pas lâcher la proie pour l'ombre, ni confondre lessignés avec le réel. L'économiste doit donc déconsidérer cette prétenduerichesse.

Jean-Jacques Rousseau en accord avec les physiocrates sur bien despoints saura reprendre et pathétiser cette condamnation: il entend bannir lemot même de finance. La prospérité ne se confond surtout pas avec l'or:«L'argent est.tout au plus le supplément des hommes et le supplément nevaudra jamais la chose. Polonais, laissez-moi cet argent aux autres ... Ilvaut mieux vivre dans l'abondance que dans l'opulence; soyez mieux quepécunieux, soyez riches: cultivez bien vos champs, sans vous soucier dureste »3. On n'oubliera pas la réplique à une objection facile: «Si l'on medit que, je veux faire de la Pologne lIn peuple de capucins, je répondsd'abord que ce n'est là qu'un argument à la française et que plaisanter n'estpas raisonner... Mon dessein n'est pas de supprimer la circulation desespèces, mais seulement de la ralentir et de prouver surtout combien ilimporte qu'un bon système économique ne soit pas un système de financeet d'argent »4.

l. Id., p. 952.2. Quesnay .Analyse du Tableau Économique, Paris, Guillaumin, p. 26.3. Considération surie gouvernementde Pologne, in O.C., 1829, t. V, p. 235.4. J-JRousseau, Id., p. 239.

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COMBAT D'ARRIÈRE-GARDE ET ESTHÉTIQUE VÉGÉTALISANTE 79

3) D'autres classes ou d'autres occupations seront également dimi­nuées ou contestées' dans leurs prérogatives: outre les « fabricants» (l'arti­fice) et les manufacturiers (les colbertistes), les voituriers. On admet'qu' ilssoient nécessaires et qu'ils doivent couvrir leur frais: ils élargissent lesmarchés et luttent à leur manière contre la dégradation, sinon l'avarie et lepourrissement des produits; ils les transportent là où ils manquent etpeuvent être consommés. Soit.

Chacun voit cependant qu'ils n'y ajoutent rien. Avec eux, le commercene tarde pas à se compliquer, sinon à se pervertir: il se transforme souventen trafic; en l'occurrence, au lieu d'une simple circulation-échange, il fautprévoir plusieurs agents ou commissionnaires, ce qui élève encore les prix.Rapidement, on entre dans la spéculation: «le négociant, remarque LeTrosne, .établitune opération sur la différence du prix qui se-trouveentre unpays où une denrée est abondante et celui où elle manque ... Il en est demême du commerce de spéculation d'un temps à un autre, entrepris dansl'attente d'une variation dans les prix ... En effet, le marchand a acheté auprix.courant, dans un temps ou un lieu où les productions étaient à moindreprix, il sert ensuite les consommateurs en remettant en circulation cesmêmes productions .dans un temps ou dans un lieu où elles sont pluschères» 1.

Enfin, Je voiturier "ne s'en tient que rarement au- seul transport; il« conserve» mais aussi « réunit divers assortiments de marchandises, soitbrutes, soit façonnées, pour les débiter ». Par tous les moyens il amplifie(indûment) ses gains.

La conséquence de ces habiletés? On élève et fausse les-prix.Et ce coupporté àl'économie entraîne avec lui le désordre, l'injustice et l'anarchie.

On ne doit pas s'écarter des lois physiques, sinon on le paie cher. Oninterdira le plus possible l'essor de..ces activités nocives (le commerce),nécessaires certes, mais à la condition de les enfermer dans leur fonctionstricte (le seul échange ou le transport).

4) Les physiocrates tirent à boulets rouges sur un ensemble de-salariés,tous ceux qui usent de. leur savoir, de leur talent ou de leur adresse, plusstériles encore- que les négociants, les financiers ou les façonneurs. Ilsprennent en charge la santé, les loisirs, notre-bien-être (les médecins, lesartistes). On les rapprochera des valets, des tambours et des amuseurs. Laphysiocratie blâme l'ensemble de -cesecteur, voué au luxe dans la mesureoù-ilcompromet, plus que les autres, « la reproduction réelle »,

Pourquoi ces foudres sur eux? A cause de l'attrait pour l'aisance, lesagréments, le frivole, Leur effet direct? « C'est de dégrader la production,de diminuer progressivement les récoltes par l'altération des cultures ou

1.L'intérêt social, p.959.

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80 CHAPITRE III

des autres exploitations productives, par la détérioration des propriétésfoncières, par la 'ruine, le trouble et la confusion des grandes propriétéscommunes et de toutes les-institutions sociales» 1.

Le propriétaire risque en effet de céder au gaspillage et au faste, au lieude songer à restaurer et.à améliorerl'instrument.de la vraie richesse. Il fautdonc empêcher un pareil glissement.

5) On distingue sans peine «les productifs'» et les «stériles» dans laclassification sociale.de Quesnay.

Entre les deux, s'intercale le groupe de ces «propriétaires fonciers»plus difficiles à situer.

D'un côté, s'ils ne se soucient pas de leurs terres, des avances-qu'ellesexigent, de l'entretien qui doit suivre, afin qu'elles puissent «rendre », ilsrejoignent l'ensemble des « emplois» ruineux, qui.nous mènent à la crise età l'appauvrissement.

D'un autre côté, s'ils s'en préoccupent, ils éclipsent, par leur impor­tance, tous les autres: le renouveau socio-économique passe bien par eux.

6) Cette nouvelle agriculture, pilier du système, ne ressemble pas à cellequ'on croit, stagnante et archaïque, par où d'ailleurs la physiocratie sesépare des recommandations ou analysesde Jean-Jacques Rousseau.

Elle implique« des regroupements de fonds» (les grandes fermes), dumatériel et la diminution des «bras» ou des manœuvres. Bref, elle semécanisè.

L'Abbé Baudeau l'a mentionné vivement: «Des bras, des bras, c'est cequ'il faut à la terre, c'est ce qui manque aux nôtres: voilà le cri universel dela politique du jour dans toute l'Europe ... Des bras, des bras, c'est préci­sément ce qu'il ne faut point à vos exploitations actuelles, hélas, vous n'enavez que trop de malheureux asservis à de longs et péniblestravaux. tropinfructueux! Des avances, des avances, voilà ce qu'il faut» 2.

Pourquoi le noter? Non seulement l'industrie doit reculer parce qu'ellenous engage dans un processus malsain, désastreux, mais ce qui s'oppose àelle -le blé, la prairie, - relève d'un système et de la puissance.

Le.retour à la nature ne signifie ni-lafête des vendanges.à la Rousseau nil'éloge dela rusticité, ni la défense de l'artisanat, ni la gloire sereine. dubucolique, la paix.des champs ou le lyrisme des terroirs. Il ne s'agit que deproduire et surtout de reproduire.

Le Souverain n'exercera son éminente fonction - cellede gouvemer-,que s'il sert cette révolution: ne comptons pas sur les hommes pour trans­former la société, mais sur un changement de la comptabilité, en sommeune « nouvelle administration des choses».

1. Introduction à la Philosophie Économique, in Physiocrates, Daire, t. II p. 704-5.2. Introduction à la Philosophie Économique, p. 704-5.

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COMBAT D' ARRIÈRE-GARDE ET ESTHÉTIQUE VÉGÉTALISANTE 81

On doit d'abord et avant tout remanier la fiscalité: elle épargnera lesinvestissements fonciers, le point de départ.de tout l~ reste. Il faut, en effet,préalablement a) d'abord défricher, drainer, assainir, améliorer - b) acheterdes machines - ainsi que des semences prolifiques - c) construire desbâtiments - d) prévoir les accidents comme la grêle ou l'inondation, donc,prélever une part sur les "gains (en tant qu'assurance et moyen de se pré­munir). On ne, touchera, en conséquence, que «le produit net», lesbénéfices, sur lesquels on aura cependant soustrait les remboursements etles amortissements que nousvenons d'énumérer.

Ainsi la nature, c'est-à-dire la puissance régénératrice, la vie végéto­animale, ce qui, malgré «le moins », donne le plus, doit être protégée,facilitée, mise entre parenthèses: la société, la politique en résulte.

Rappelons la formule: ou bien la famine (d'où les révoltes et lesémeutes), ou bien la farine.

L'histoire, l'anti-nature, n'ajamais été pliée à ce point à son contraire,l'ordre .des champs et les calculs productivistes, Le mot de physiocratiemérite d'être retenu: la nature se dresse contre sa rivale, l'industrie; elle estprivilégiée à cepoint qu'elle commande à l'homme et à sa gestion. Elledécide de son avenir.

La nature ou l'ordre naturel connaîtici une importance sans précédent.Est-ce tout à fait nouveau et a-t-on entièrement-quitté le XVIJe siècle desphilosophes? Pas vraiment. La physiocratie se nourrit encore de leurssystèmes, celui de Malebranche notamment. «Dieu seul est producteur»selon Dupont de Nemours 1. L~ glorification de la nature, - même sur '"leplan économique, - implique le théocentrisme.

La physiocratie se disloquera vite aux premiers coups de la critique.:comment soutenir par exemple que le blé soit une richesse, mais non le painqu'on en fabrique, ou la laine, non le drap, ou encore le minerai de fer, nonl'outil qui en sort, fût-ce le soc de la charrue? Boulanger, tisserand ouforgeron peuvent- ils être sérieusement rangés dans l'ensemble desactivités dites stériles? Le travail de l'homme se réduit-il à seulementdiviser ou rapprocher desfragments, donc, sans rien ajouter?

Quesnay s'oppose au Colbertisme qui allait en sens contraire: pour cedernier, le fil ou le minerai de fer ne valentque transformés l'un en dentelle,l'autre en instrument qui coupe ou tranche. Sur le plan économique, ondevra donc renoncer à cette politique agricole, d'autant que des crisesd'approvisionnement suivirent assez paradoxalement les débuts d'ap­plication. Si la physiocratie a bien permis une analyse de la situationproductive, il faudra cependant l'inverser, c'est-à-dire favoriser au plusvite ce qu'elle condamnait (l'usine).

1.Lettreà Jean-BaptisteSay,22 avril 1815,in Éd.Guillaumin,p. 399.

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82 CHAPITRE III

Les ennemis de l'industrie se replient alors sur une conception plussûre, une science comparative des matériaux, ainsi que la valorisation desseuls «traditionnels », ceux que la terre nous a toujours donnés, ~.1e marbre,le bois ~; elle nous livre aussi des métaux, mais. la plupart d'.entre euxsupposent tant d'affinements et de si nombreuses opérations modificatricesqu'on les exclut parfois des « naturels» seuls acceptés.

Dans les Sept Lampes de l'architecture, le. champion du «natura­lisme», J.Ruskin, s'empare de ce thème et incrimine comme signe etpreuve de notre décadence le recours aux « armatures métalliques».

Il est vrai que le Crystal Palace (1851) fut imaginé par un jardinier,habitué 3;UX serres: en conséquence, il proposa-une construction de verre etde fer, qu'on érigea même en six mois, qu'on démolit aussi vite et qu'onréinstalla à Sydenham. Mais .le comparera-t-on à nos Palais et à nosTemples? Ne s' oriente-t-on pas vers des habitations fonctionnelles, mo­biles, mais insignifiantes et laides? Ne sacrifie-t-on pas nos villes auxcommodités? Ruskin part en guerre contre l'arrivée de ces «matériaux»qu'iljuge pauvres. Leurs ornements se dégradent. Ce théoricien tient à nousdonner une leçon d'urbanisme et.de rénovation architecturale: .sauvons­nous de ce par quoi nous serons asphyxiés! Il tolère et fête cependantl'argile, la brique, mais à la condition qu'on l'ait moulée là où manquent lescarrières de pierre (dans les Flandres ou le Midi), sinon on glisserait dans ledangereux factice.

«Dans les pays plats, onpeut légitimement et très heureusement seservir de la.brique pour l'ornementation, pour une ornementation travail­lée, voire même délicate» 1. Ruskin justifie éncorece jugementfavorable,au point.de préférer même l'argile cuite au marbre: « Ce n'est pas, en effet,la matière, c'est l'absence de travail.humain qui ôte à la chose toute valeur.Un morceau de terre cuite ou de plâtre de Paris travaillé par Ja main del'homme vaut tousles blocs de Carrare.taillés à la machine»?..En somme,Ruskin, qui: semble changer de critère de valorisation, veut surtout lavariété maximalisée: la terre déjà la lui offre, mais le geste humain laredouble. En effet, l'artisan ajoute sa marque individualisante à l'élémentlui-même variable. Ruskin ..rejette avec force «la standardisation» oul'uniforme que le moulage.industriel entraîne.

C'est la nature.qui le guide.: elle se caractérise par deux attributs, l'ini­mitabilité, due d'ailleurs à sa richesse structurale, et~ .par voie de.. consé­quence, la particularisation, sans négliger l' harmonie avec ce qui l'entoure;la terre du pays y conduit, en la circonstance.

I.Ouvragecité,p.165.2. Ouvrage cité, p. 165.

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Comment oublier aussi que la pierre coûte cher et qu'avec elle on seheurte à de nombreuses difficultés: il faut la sortir de la cairière, ladécouper, l' élever? Avec la brique, cessent les questions de transport, detaille ou de manipulation.

Toutefois, on glisse vite, avec et par elle, dans ce que Ruskin nomme«le mensonge », l'oubli ou la violation de la nature:

a) parce qu'on la tient pour peu noble, on se croit obligé de l'enduire.Rien de plus insupportable et de plus méprisable!

b) Technique voisine, également dénoncée, le placage: on.dispose unepellicule de marbre sur un fond qu'on tient pour simplement récepteur.Lorsqu'un mur doit être épais, on le bourre, en son milieu, de cailloux, desable et de briques; on le pare au dehors; on économise autant qu'ontrompe. «C'est un.fait bien connu que/ce que.l' on entend par une église demarbre, c'est dans presque chaque circonstance tout simplement. unplacage de marbre sur les murs de brique grossière, construits, pour cetteraison, avec certains ressauts» '1.

c) Pire encore, l' incompréhensible «briquetage». On trace alors sur duplâtre des lignes destinées à figurer des briques. Au lieu de dissimulercelles-ci, on les contrefait. La Place des Vosges àParis a été ainsi peinte enfaux, afin qu'on puisse obtenir un parement régulier. Le mortier a incorporéde l'ocre rouge et 'même un peu de .poussière de brique; on a.su dessiner defauxjoints, afin d'imiter par là un empilement.

Le mépris ruskinien, qui entoure ces techniques de construction, vientde ce que la brique, en général, a semblé « une pierre ersatz» ; aussi se prête­t-elle àces jeux dangereux et antinomiques .tantôt on la cache, tantôt aillacopie.

Dans les deux cas, selon Ruskin, on « triche»: il faut doncimpérativement lui restituer sa valeur. Un sophiste a toutefois tenté dejustifier le crépi: dans la nature, à laquelle lui aussi se référait, ne sépare-t­on pas le visible et ce qu'il abrite? Apercevons-nous le squelette desanimaux? Non. Pourquoi ne pas dissimuler, donc recouvrir de ciment, lefond de lamaçonnerie?

Ruskin ne tombe pas dans le piège: l' architecture osseuse ne se devine­t-elle pas sous la peau'? Disons qu'elle a été moins «cachée» que«protégée». Ici, se jouent non pas seulement des questions de mur, ·deconstruction.etd'architecture, mais de plus générales, liées à la culture, à lavérité, à la beauté, àla ville.

Est-ce que «le matériau» ne nous donne pas accès à la texture, donc aufond de la nature, à ce dont elle est constituée? Il ne faut pas toujours laconsidérer dans toute son extension, mais prendre en compte sa seule

1.Ouvragecité, p. 160.

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84 CHAPITRE III

maille, son grain. Justement, les constituants «modernes» se définissentpar leur homogénéité et.leur similitude (on ne les distingue pas les uns desautres; on s'oriente vers le neutre: la machine a supprimé la diversitéfoisonnante). La brique échappe justement à cette réprobation; ainsi ellenoircit, quand elle a été cuite davantage; on la posera donc en alternanceavecla rouge; par ce double chromatisme, sans excès de bigarrures, on saitmultiplier les figures, les losanges ou les chevrons. On anime et égaye.Vitruve nous informe aussi des possibilités de .mettre en œuvre descontrastes avec celles de même couleur: «En faisant toutes sortes debriques, écrit-il, on fait aussi des demi-briques. Par ce moyen, lorsquel' onbâtit un mur, on met alternativement d'un côté un rang de briques et del'autre un rang de demi-briques, de manière qu'étant mises en -ligne àchaque parement celles d'une assise s'entrelacent avec celles d'uneautre ... » 1. Et qui nierait la splendeur des monuments célèbres d'Albi ou deToulouse (avec cette pâte d'argile, mélangée de sable lisse, séchée aussi ausoleil- et cuite lentement au feu de bois)? Ruskin entend défendre cematériau, auquel on s'est accoutumé et, plus encore, le protégercontre cequi le.menace plus.directement avec les leurres, les badigeons et les simula­tions qui l'ornent inutilement.

Mais il fulmine surtout contre l'envahissement du fer: celui-ci repré­sente, à ses yeux du moins, la modernité.et le prométhéisme, ou encore, enses débuts, l'insoutenable privilège accordé à -la verticalité (les colonnes,les tiges, les piliers, voire les panneaux). La Tour Eiffel ne tardera pas àmarquer la victoire, l'insolent triomphe du métal: elle ad' ailleurs été pré­cédée par de nombreux bâtiments industriels ou commerciaux, des gares,des galeries, le poteau de fonte éliminant partout celui de bois.

En ce déferlement, Ruskin voit.1erecul de la nature et, corrélativement,l'avance de la barbarie.

Mais à quoi rèconnaître ce danger, cetteJaideur qui s'étend et corromptnos villes? La philosophie «végétalisante » de Ruskin lui permet derépondre sans hésiter: «Toutes -lesbelles formes sont dans la nature ». LesSept Lampes de l'Architecture ajoutent même que «les plus fréquentes etles. plus familières l'emportent; dès l'instant qu'une chose est fréquente,nous pouvons la prétendre belle et considérer comme la plus belle la plusfréquente» 2. Ne comptons passur ce qui nous est naturellement caché, soitdans les entrailles de la terre, soit.enseveli dans les.replis anatomiques descorps. Ne considérons que ce qui nous est proposé, à l'égalde la rivière, dunuage, de l'herbe, de l'arbre, de l'oiseau, de.l'homme même. Le beau nesait que se manifester. Ruskin va d' ailleurs un peu plus loin, ce qui rend

1. Les dix livres d'architecture, chapitre premier, livre III, des briques.2. Ouvrage cité, p. 226.

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discutable l'adjectif de- végétalisant» que nous.lui avons appliqué: l'imi­tation des fleurs serait-plus noble que-celle des pierres, mais.moins promet­teuse et moins riche que celle des animaux, et, ici, celle de la forme humainedépasse les. autres. Mais la fleur ou la plante n'en demeure pas moins, endépit de cette hiérarchie affichée, la plus prisée.

Ruskin en profite pour égratigner au-passagele simple jeu des lignes, cequi ne renvoie à rien d'autre qu'à soi-même, tel «l'ornement grec, leguillochis» qui justement ne 'correspond à .rien, même si des cristaux debismuth formés par refroidissement régulierdu métal lui ressemblent. « Cemétal ne se.trouvejamais à l'état naturel» écrit-il, ce quijustifie sa condam­nation en tant que référence possible. En revanche, l'ove lui semble ladécoration la plus réussie (à cause de l'œuf, du nid de l' oiseau.ou même dusimple caillou roulant). De plus, il naît avec la courbe, appelée à refouler ladroite, même s'il faut parfois s'accommoder de celle-ci.

« Un autre ornement, dont je voudrais instrumenter le procès, c'est celuiqui date des Tudors, la herse. La disposition réticulaire est assez communedans les formes naturelles et fort belle. ""Elle se compose soit d'un tissu-desplus délicats comme celui de la gaze, soit des mailles de dimensionsvariées ... Il n'y a aucune parenté entre la herse et la toile d'araignée.oulesailes du scarabée» 1. Inspirons-nous dela seule coquille ou de la fleur ou de1.' insecte, mais guerre sans merci aux décorations insolites!

Sans remonter aussi haut, à l'évocation des thèmes, il faut surtout réglerla question fondamentale et préalable des «ingrédients». Or,Tien de plusfâcheux et désolant que le métal. Avouons toutefois qu'on connaît encorepire"que lui, avec le stuc et .surtout la fonte: «Il n'est rien d' aussi froid,d'aussi gauche, d'aussi vulgaire et d'aussi essentiellement incapable d'unebelle ligne, ou d'une ombre, que les ornements en fonte »2. Et la remarqueréprobative revient sans cesse: «Des œuvres comme la flèche centrale enfonte de la Cathédrale de Rouen ou les toitures et piliers. de fer de nos garesetde quelques-unes de nos églises ne sont pas de l'architecture du tout» 3.

C'est que la fonte concrétise le mal deux fois: non seulement par sa consti­tution même, puisqu'elle modifie «Ie fer», mais aussi par sa genèseindustrielle, c' est-à-dire le moulage et l'absence du travail humain quil'aurait marquée ou martelée ou même polie; elle est et n'est que coulée. Lefer, au moins, a été travaillé, frappé, découpé.

On ne tolérera cependant le métal que pour les clous, les boulons etquelques soudures: «Nous ne pouvons pas dénier àJ,'architecture gothiquele droit de soutenir statues, pinacles ou ornements à 1'·aide de barres de

1.Ouvragecité, p. 229.2./d., p. 166.3./d., p. 148.

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86 CHAPITRE III

fer» 1.• On admettra donc les attaches, les étais, les tiges: «Si nous nevoulons pas tomber dans le vieux sophisme des grains et du tas de blé, ilnous .faut.trouver une règle nous permettant de nous arrêter quelque part.Or, la règle, c'est que.les.métaux se peuvent employer comme ciment, noncomme soutien »2. Dans la crainte d'un débordement, on fixe un seuil. Onlimite.sévèrement, faute de pouvoir exclure, Comment nepas préférer lesfûts ou colonnes de bois, voire de pierre, s'il faut supporter davantage?

Le matériau naturel, l'incréé par l'homme, apporterait donc sa note àL'édifice et le sauverait de la médiocrité. Il implique lui-même.une longue etlente élaboration qui l' originalise. Il suppose les forces cosmiques, leséléments comme le soleil.J'eauet la.terre. C'est.pourquoi, nos naturalistescomptent sur lui pour endiguer l'assaut technicien et lesconstructionsmodernes.

N'insistons-nous pas trop sur l'emploi de la brique, du bois, de la pierre,du fer? Nous ne le pensons pas. Nous avons seulement changé d'échelle, auprofit d'un «micro-examen»..La nature n'est plus ·envisagée ici dans' sonimmensité, mais au niveau infime. Est-ce qu'on ne la découvre pas mieux?

A ce stade, il nous semble que nous atteignons « la fibre des choses» etque rien.ne peut.égaler ce dont la terre généreuse nous pourvoit :- ses.blocsde marbre, les arbres, son argile. De.plus, l'homo faber sait qu'il dépendtoujours, même lorsqu'il use de matériaux usinés, d'éléments antérieurs àlui, favorables à ses synthèses toutes relatives. D'ailleurs, ceux qui l'amé­nagent et qui remplaceront «les bruts» continuent à les singer, comme lacolonne de fer ou de fonte qui s'épanouit à son sommet, évoquant ainsil'arbre ancien. Comment ignorer alors notre subordination, au.moment oùnous croyons nous être émancipés?

Toutefois les Ruskiniens vont perdre cette bataille, dans le temps.qu'ilsla livrent: elle a été mal engagée et sur des bases excessives.

La discorde naît dansles rangs mêmes des organiciens. ViolIet-le-Duc,par .exemple, lui aussi, défend le gothique dont il .s' inspire. Lui aussi,s'emporte contre les mensonges et les enrobements: « Revêtir des colonnesde fonte de cylindres de brique ou d'enduits de stuc-ou englober des sup­ports de fer dans de la maçonnerie, ce n'est pas le résultat d'un effet decalcul, ni d'imagination, mais seulement l'emploi dissimulé d'un moyen.Or, tout emploi dissimulé d'un moyen ne saurait conduire à des forcesneuves »3.

Bien, qu'il reprenne les principes de l'esthétique végétalisante, ilappelle de tous ses vœux l'usage généralisé .du fer, ~ qu'il soit étiré. ou

i.u..p. 148.2. Id., p. 149.3. Entretiens sur l'Architecture, 1872 t. II, p. 67.

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laminé ou forgé ou même coulé. Après tout, il vient bien de la terre; ilpermet tout autant que les autres «les ornementations florales»; avec lui,on peut se prévaloir de constructions aussi légères que solides (le nouveaugothique); « il doit.foumir des points d'appui grêles et très résistants, maisil doit encore permettre, soit des dispositions de voûtes .nouvelles élasti­ques, soit des hardiesses interdites aux maçons, tels que bascules, encorbel­lements, porte-à-faux, etc.» 1. Il ne nous soumet même pas à la seuleverticalité (cf. fig. 1) puisqu'au contraire il favorise l'oblique et même lesarabesques:

Fig. 1- Extrait d'une Planche des Entretiens de Viol let-le-Duc; il emploie le fer forgé qu' ildispose en crosses végétales (ailleurs des feuilles, des vrilles, des ondulations, etc.).

«Substituer à des résistances verticales des obliques, c'est un principequi peut prendre une importance majeure et amener des combinaisonsneuves. Or, l'introduction du fer dans les bâtisses nous permet de tenter desentreprises que les époques antérieures n'ont fait que pressentir» 2•

Ainsi, alors qu'ils partent des memes principes, -le modèle organique­les deux théoriciens s'opposent. Ruskin se cramponne même à une thèselimitée, aussitôt rétrograde qu'énoncée.

Dans son ouvrage, Les peintres modernes, Le Paysage, il reprend lemême combat et multiplie les analyses impitoyables. Il nous montretoujours comment les artistes modernes se fourvoient et, par là, nousperdent.

Il suffit, selon Ruskin, de comparer les façons dont les Anciens ontreprésenté l'arbre, par exemple, notamment dans les enluminures despsautiers, avec ce que nous voyons sur les tableaux des contemporains.

1. Id., p. 61.2. Les Entretiens sur l'Architecture, 1.II, p.64.

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88 CHAPITRElII

Au début, le manque d'observations, le formalisme, la convention-aussilimitent.encore la saisie des dynamismes, celui des ramifications et bran­chages, voire du feuillage. Plus tard, le pittoresque l'emportera à l'excès.Enfin, on en arrive vite àl'actuelle décadence, époque où «I' on ne peut plusreconnaître lanature..de l'arbre: l'ignorance là plus complète préside. à sonexécution. Ainsi de l'extrême clarté, de l'extrême luminosité du XIIIe

siècle, nous passons à l'extrême incertitude, à l'extrême obscurité dumilieu du XIXe siècle» 1.

Ruskin. appuie sa critique d'un défilé iconographique qui montre lalente dégradation et nous conduit aux arbres nuageux, inintelligibles etpurement conventionnels. L'art a perdu le contact avec les forces vives(l'arborescence lui échappe). Si on sait encore, çà et là, rendre le mou­vement des branches, leur élancement, on a perdu la palpitation et Iatransparence du feuillage: « L'exécution se trouve limitée sérieusementpar suite de ce faux préjugé qui consiste à dire que rien ne doit être dessinédélicatement »2.

La figure 2 (cf. page 88 et 89) donne un exemple de ce prétendu échec.>­la perte de l'organisation, ce qui appelle la confusion et l'orientation versune sorte de tachisme. Et un tel abandon esthético-moral - on quitte lanature - entraîne nombre de conséquences et surtout la décadence.

Fig 2 - Trois illustrations de la thèse de Ruskin:

a) une représentation du XVI e siècle

1.J. Ruskin, Les peintres modernes, p. 230.2. Les peintres modernes, p. 229.

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b) celle qui se rapproche de Turner

oc) le procédé moderne qu'il désavoue

Ruskin voudrait obliger l'artiste à s'inquiéter des énergies visibles, dela poussée des ramifications et de l' exubérancefeuillue. Mais il écarte aussibienle simple «décalque » qQ~ la fuite dans une vague amorphie. La naturepour lui vaut comme·. un réservoir dynamologique : elle dépasse nos sché­mas trop rudimentaires. Plus tard, Gallé s'en souviendra puisqu'il placera_,à rentrée de son atelier de Nancy, cette inscription «Nos. racines SOl).I aufond des bois, aux bords des sources, sur les mousses».

La nature devient ainsi,« le fond » qui renouvelle et autorise les images,comme.les styles. Elle inspire, en même temps qu'elle valide nos assembla­ges. Mais, pour commencer, il faut lui demander ses propres constituants,ceux qui seuls peuvent permettre la « reprise» naturalisante, -les courbes,les tensions, les modulations. Écartons l'ingrédient revêche, peu ductile,donc rigide. De là, cet éloge incessant de l'argile tendre, de la pierre qu'onpeut tailler et surtout du bois.

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90 CHAPITREIII

Ruskin l'a particulièrement vanté: il veut des charpentes, des meubles.etdes soutiens de bois. Corrélativement, il défend l'inachèvement; c'est-à­dire le rustique, d'où d'ailleurs l'art gothique qui ignore la règle et l'ordre.La colonne aurait été alors libérée de son association avec la base et se seraitélancée vers le ciel (l'arboréité). Il en reprend la condamnation de la lignedroite,

Pourquoi le bois mérite-t-il une place àpart, plus que le fil (le tissage) oula pierre ou la terre?

D'abord le vocabulaire ne s'y trompe pas, qui identifie justement «lebois» à la matière et à la mère: les termes de «materia, materies,materiarius» de la langue rustique, qualifient «le tronc de l'arbre» en tantque producteur de rejetons, par extension la partie dure de l'arbre, opposéeà l'écorce, mais surtout le bois de construction (les silvae materiariae etp.onpas les caduçae), et non le lignum (le bois qu'on brûle, d'où d'ailleursles bûches, les ligna); en somme, il ne faut pas confondre la futaie(ressource pour les maisons et les navires) et le taillis.

A materia latin répond en grec UÂ.l1, le bois sur pied, l'arbre, puis,l'origine, la cause, la base, la matière, la substance.

Ainsi le bois (materia, materiarius) a donné naissance àune famille demots essentiels - un buissonnement philosophique. Il signifie ce quieffectivement se reproduit ou se régénère :'plus on le coupe, plus il revient.La pierre ne saurait lui équivaloir, sans compter que le matériau ligneuxallie à la fois la dureté et la possibilité d'être taillé ou évidé, la solidité et unerelative flexibilité.

Ses veines, ses nœuds, ses gerçures auraient pu le déclasser, mais lemenuisier sait enjouer: par là, on est aussi assuré qu'aucun fragment neressemble à aucun autre; il inclut donc le changement et l' individua­lisation, et encore n'envisageons-nous pas ici les différentes espècesd'arbre.

Le fer ne devrait-il pas l'emporter par sa robustesse, son inentamable etsa résistance aux tractions? Ruskin réfute l'objection. Il s'inspire, ànouveau, du squelette animal: s'il avait été en diamant Cà 'partir du car­bone), au lieu de phosphate etde carbonate de chaux, apparemment moinsdurs et donc susceptibles de fracturation, les bêtes comme l'éléphant ou lerhinocéros rivaliseraient de légèreté avec la sauterelle: «nous aurionsdonné au reptile une mâchoire d'acier et au myodon un fronteau de fonte,oublieux du grand 'principe dont témoigne toute la création que l'ordre 'et lesystème sont choses plus nobles que la force» '.

1.1.Ruskin, Les Sept Lampes de l'Architecture, p. 152.

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Rappelons, à ce sujet, que. la perfectionde la circonférence implique sadéficience: elle s'approche trop du.repos et.ne contient pas le mouvement,alors que l'ogive -le gothique irrégulier- vivifie et anime la forme.

Le mieux n'est-il pasl'ennemi du bien? Évitons aussi-à nos Temples etÉglises l'afflux de moyens; préférons la simplicité, la rusticité; on gagne àne recourir qu'aux ingrédients d'une terre prolifique et variée.

*Ce qu'on cherchait à exclure -la fonte, l'acier, les métaux (comme le

cui vre), le.stuc.etc. n'en revient qu'avec plus de force; en conséquence, lesfloralistes, qui ont perdu la-bataille, se replient, une fois de plus, sur la seuleobligation d'une «ornementation» qui s'inspirerait des plantes et lesrappellerait aux citadins asphyxiés par.l' artifice.

Faute d'évincer le métallique bon marché, plus robuste, particuliè­rement malléable, donc conforme à une esthétique de la sinuosité, que lesadversaires de la mécanique prônaient. eux-mêmes, soumettons-le aumoins aux modèles vivants! Chassons en même temps l'utile trop rudimen­taire, c'est-à-dire la laideur (liée à la raideur) ! Et que la ville accueille ce quilui manque « non plus le gris, le gris cendre, le gris tombeau, le gris impuis­sant, le gris .décoratif, en un mot» 1 mais la couleur vive et souvent verte,ainsi que les courbes, les grappes et l'ondoiement.

Il nous faut ici noter deux évidences quasiment chiffrables.: selon lapremière, le courant en question submergera aussi bien l'Allemagne que laFrance, aussi bien la Grande-Bretagne que l'Espagne.rant l'Europe entièreque l'Outre-Atlantique. Jamais campagne artistique aussi agressive n'aréussi une «.telle universalité de. fait ». Le monde en sortira subitementtransformé.

La seconde remarque renforce la première, en ce sens que rien n' échap­pera àl'invasion (les tapis, les tentures.Ies affiches, les vitraux, les édifices,les reliures, les lettres 'de l'alphabet, les entrées de métro, .les timbres, lesluminaires, les bijoux, les bibelots, la quincaillerie, les cheminées, lesréverbères, etc. et nous en-oublions).

Partout, sur tout et même tout! Le moindre ustensile en sera estampilléou modifié. La référence à la.nature n'a-t-telle pas pris ainsi sa plus bellerevanchejusqu'à noyer sous son flot la production usinière?

Corrélativement, de nouveaux matériaux en surgiront, ceux qui seprêtent le mieux au « végétalisme» illimité (les céramiques, les.émaux,.lespâtes de verre, les alliages, etc.).

Ce qu'on.a appelé diversement, le Jugendstil ou Liberty ou modernstyle (mais ce terme d'origine anglaise indique. ici une malveillance et

1.EugèneGrasset,La Planteet sesapplicationsornementales,Paris, 1896,p. 3-4.

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92 CHAPITREIII

entend stigmatiser l'étranger ou l'étrangeté) ouWellenstil (le style ondulé)n'a surtout pas consisté à. reprendre les motifs floraux académiques etstylisés depuis longtemps, mais à renouvelercomplètement le pittoresquechampêtre et à introduire les végétaux les plus ordinaires (le chardon, lehoux, le-lierre, le pissenlit, etc.). Non plus l'acanthe, le chêne ou les guir­landes de roses, mais le commun et l'apparemment hostile, le sauvage (lespiquants, les crochets, les épines, les nœuds).

COl)U11.ent ne pas accorder de l'importance à cette revanche et à cedéferlement?

Notre monde actuel est encore partiellement dominé par cette influence(recouvert par une végétation stylisée, par l'obsession d'une nature qui .doittoujours, selon ses adeptes, nous entourer et donc éloigner les lignes tropdures, les verticales et. les horizontales, ou trop utilitaires, au profit descourbes et serpentines).

On a encore appelé ce mouvement celui diJ « style métro» par dérision,parce qu'un de ses représentants, Hector Guimard, n'a pas hésité à préco­niser, pour les entrées du métropolitain comme d'ailleurs pour ses garessouterraines, les.ressources de la végétalitéqui ainsi s'implanterait dans leplus. moderne et le plus- titanesque: ne faut-il pas impérativementcompenser l'un par l'autre? Il peint tout en vert, y compris les fleurs enfonte et donne même aux caractères des lettres, indicatrices des stations etdes entrées, des allures empruntées aux lianes et aux tiges (au lieu desnoms, on croit.discerner des rangées d'iris, avec leurs feuilles en forme delances). Quant aux ampoules-lampes qui doivent éclairer, elles se situent aucentre d.'un immense calice recourbé, lui-même à l'extrémité 'd'une tigelégèrement infléchie au sommet, bref, nous pensons nous trouver dans uneforêt d'arbres ou de plantes géantes. Partout se répandent le foisonnement,les bouquets et les grappes.

A partir de .1920, il est vrai, l'artiste tempérera cette exubérance salva­triee (l'art dit déco) mais il ne.renonce pas à ce qui précède; il se borne à lerefroidir par le moyen delignes plus géométriques et plus austères. Nousavons assisté cependant, nous l'admettons, àune inflexion stylistique parceque, à cette même époque, on viseà communiquer aux constructions, auxappareils- et aux. produits, un peu d' aérodynamisme et les attributs de lavitesse simplifiante. Il s'agit là d'un glissement (le streamlining ou leyatching-style, ainsi que le dénomment les Goncourt, parce qu'on s'ima­gine, en effet, sur un paquebot, avec ses hublots mais surtout son sens duglissement et du déplacement ondulant). Loin ·de combattre la modernité,ses engins et ses premiers bolides, on tend ici à la mimer et donc à luiemprunter sa violence propre.

Oublions ce gauchissement, qui en annonce d'autres. L'art nouveaun'en démord pas: il entend vaincre au contraire «la fabrication» et ne pas

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s'éloigner de ce quel'immense monde nous donne, un monde qui toujoursse recommence et se caractérise par son énergie, sa prolifération.

Il nous offre une vision assez nouvelle et têtue de la nature. Qu'est-cequi la définirait, selon lui, sinon d'abord Je déploiement et l'orgie de sesinnombrables réalisations ? Comme l'ont montré « les botanistesde l'art oul'art.par lamédiation des fleurs », la plante frapperait par la pluralité d'or­ganes profondément différents; ne doit-on pas compter la racine, la tige, lafeuille et ses nervures, la fleur, le bourgeon, le fruit, les épines, les étamines,les petales, l'Inflorescence au sens large, l'art des attaches? Bien.que toussoient probablement sortis «de' la même pièce », chacun peut cependantafficher sa spécificité' et son originalité. De plus, tout végétal, en tous sesfragments, aurait .concentré en lui les pires contrastes et intégré lesdissemblances; non pas .qu'on lui prête l'intelligence constructive, car nulne saurait douter.que la sélection la plus aveugle et la plus impitoyable l'aitsculpté, mais le résultat n'en est pas moins là, saisissant ila maximalité, laplénitude et donc le débordement morphique.

Plus ou pire, «le même », bien qu'il s'engendre inlassablement et.seperpétue comme telIonsait qu'on ne vient jamais à bout des orties ou deschardons qui repoussent); peut donner de l'apparemment «autre» et ainsistupéfier: quelle profusion! On n'ignore pas le piège dans lequel Linnéfaillit tomber : .un de ses élèves lui apporta une linaire ou du moins uneparente-à elle par la couleur,.les feuilles, la tige; mais les fleurs s'y dispo­saient en entonnoir alors que la plante-mère les porte en gueule. Lesavant ad'abord cru qu '.onavait posé sur cette tige une pièce étrangère (une sorte depremièrechimèrejmaisil s'agissait en fait d'une linaire qui avait poussédans une île lointaine, sur du sable et du gravier (un accommodat):Commeil dut par la suite admettre d'autres changements pour elle (du fait-de sonimplantation en des lieux différents), illui.donna même le nom de pélore(du grec.neàœp qui signifie prodige). En outre, il reconnutaussi.l'existencedé végétaux fécondés par des semblables, des hybrides qui ajoutaient àl'effervescence naturelle.

Tout, dans ·la plante, déroute et confond: elle concrétise la nature iné­puisable, toujours la même, mais aussi inattendue, capable des renouvel­lements et des métamorphoses.

Ainsi, selon .lesbotanistes spéculatifs, à cause de la relative tendreté deses tissus spongieux, ce qui n'exclut pas pour eux une-certaine rigiditécellulosique, on devrait-s'attendre à la primauté de l'arrondi - des boules ­et, en effet, la plante n'y manque pas, mais, alors qu'elles devraient..sesitueren bas, tant à cause de la simple pesanteur que de ce volume quiimpliqueune charge, on les découvre cependant en haut, à l'extrémité de tiges lé­gères et minces, au bout desquelles elles se balancent, de là, la surprise decette configuration porteuse. Tant mieux: l'art nouveau participera par là à

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94 CHAPITREIII

la frénésie panique. Il s'en inspirera avec ses pissenlits, ses ronces et seschardons.

Le végétal n'y est jamais restitué comme tel, nous le montrerons, maisressaisi avec et pour sa fougue, son exubérance. On se tourne plus rareinentvers l'animal, sauf pour manifester alors la légèreté et la mobilité(la libel­lule, le papillon, l'abeille, l'insecte volant, ou alors l'oiseau, plus rarementle reptile). L'art nouveau marque une nette préférence pour l'ornementvégétalisé.

La plante, dans et malgré sa constance, inclut les opposés, cequi.ajouteàsa richesse. Elle dirait mieux la nature. Rappelons cette loi organologique,selon.laquelle on trouve toujours en elle un dispositif et son contraire, ceque Bernardin de Saint-Pierre a su commenter: « Laplus belle forme estlaforme sphérique et le contraste le plûs agréable qu'elle puisse former estlorsqu'elle se trouve opposée à la forme rayonnante. Vous trouverez cetteforme et son contraste dans l'agrégation des fleurs appelées radiaires,comme la marguerite. Quand les parties rayonnantes de la fleur sont endehors, les parties sphériques sont en dedans» 1.

Tirons-en l'idée d'un végétal moins « unitaire» que l'animal: cedernier varierait moins et.assurerait à ses éléments' plus de cohérence fédé­rative. Mais le végétal s'étale, se-délie et délivre par là des'« architectures»insolites ou audacieuses, - raison de plus pour lui emprunter et, grâce àIui,varier lesmotifs. Le monde des fleurs nous donnerait accès àune heureuseet harmonieuse frénésie. Ne nous écartons pas de cette source ,!

Depuis longtemps, il est vrai, les artistes n'ont pas manqué, dans leurssculptures, leurs tableaux et leurs architectures mêmes, de rendre la mer, lesfeuillages, les arbres et les fleurs; ilsuffit de citer les tournesols et les cyprèsde Van Gogh, le Vallon' de Corot, les nymphéas de Monet, mais, désormais,il s'agit de tout autre chose; on dépasse ce cadre ou cette inspiration.

D'abord le mouvement hyper-naturaliste a pris un tour «politico­social»; il importe de lutter contre la machine et la ville géométrisée. Audépart, les disciples de Ruskin et de Morris veulent non seulement valoriserl'artisanat, mais surtout rivaliser avec la production en série, à cet effet,tenter une double opération: a) accorder de.I' importance à la décoration quiévite la standardisation, b) en même temps, à travers elle, évoquer ce qu'onoublie et délaisse, la campagne et ses champs. Ils s'emploient à orner lesustensiles les plus communsd'une stylisation rurale et même symbolique­le gui porte-bonheur ou les pampres de la vigne - qui véhiculent. ledionysiaque.

1.Études de la Nature, Paris, Aimé André', 1824,1. II, p.365 (Harmonies végétales desPlantes). "

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COMBAT D'ARRIÈRE-GARDE ET ESTHÉTIQUE VÉGÉTALISANTE 95

Cette dernière exigence, celle de l'imaginaire, ne contredit pas lapremière, l'extension à tous, l'application généralisée, parce que, d'abord,nous l'avons déjà signalé, l'art nouveau triomphant choisit les référencesles plus populaires et les plus ordinaires, le liseron des champs (appelé levolubilis) l'aubépine ou l'épine de la haie, le simple coquelicot, la pivoine.Il cherche même moins à imposer et répandre le végétal qu'à communiquerpar 1ui l'énergie, la vitalité, '1' anti -conformisme, ce qu'on tend ànégliger. Ilprivilégie les plantes les plus répandues, mais surtout les plus mouve­mentées, les plus 'fameuses, moins encore la fleur ou la feuille que la tige (leroseau, le jonc) ou la vrille qui s' accroche avec.ténacité (le lierre) ou alors lafleur, mais qui réunit le plus de pétales, la plus mousseuse et laplus touffue,ou la plus opiniâtre (le chardonjustement, l'ortie même, la ronce, etc.).

Contrairement à la légende, le linéarisme n'a pas été exclu, mais ildevait, pour être accepté, manifester le jaillissement, la tension.

Les' fleurs de l'art nouveau l'ont- emporté en force et en éclat sur cellesde la nature: elles devaient inférioriser les produits manufacturés. Ellesdevaient aussi essaimer partout (cf. fig 3). Les artistes, pour assurer leurvictoire, ont encore appliqué le principe.ruskinien d'une couleur qu'il fautsoustraire 'à son substrat et coefficienter: en effet, Ruskin avait cruremarquer que la nature donnait une franche leçon en faveur de cette«indépendance» : « Jamais elle (la couleur) ne suit la forme mais elle estordonnée d'après un système totalement différent...

Fig. 3 - L'art nouveauet sathématiqueflorale. Pourcette vignette,on majoreles lignesmouvementées, ou le dynamisme du végétal.

Les raies du zèbre ne suivent pas les lignes de son corps ou de sesmembres, les taches du léopard moins encore. Dans le plumage desoiseaux, chaque plume renferme une.part du motif arbitrairementrépandusur.le corps; tout en ayant certaines harmonies gracieuses avec la forme,elle s'amoindrit ou s'agrandit dans des directions qui parfois suivent cellesde ses lignes musculaires, mais souvent aussi leur sont opposées» 1.

1.Les Sept Lampes de l'Architecture, La Lampede Beauté, p. 265.

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96 CHAPITRE III

Avec le végétal, on observe encore plus de décrochagerprofitons-en etque le chromatisme libéré ajoute à la fête morphique !

Ainsi la nature, au centre de notre examen, a t-elle aidé à une bellerevanche (l'industrie directement combattue).

Mais est-il possible d'envisager celle-ci, sans devoir rappelerl'enga­gement d'un des plus actifs belligérants et sans examiner de près la stratégiede son succès? Pourquoi l'a-t-il emporté? Comment la nature s'est-elleimposée à lui? Qu'a-t-il entrepris qui lui a permis de relancer lemouvementqui allait déferler, celui que Ruskin avait suscité.anais qu'ildevait amplifier? La nature, en effet, par elle seule, ne peut rien: ellen'existe que par celui qui la découvre et l'exalte..Bergson l'a souligné dansles Deux sources: c' est Jean-Jacques Rousseau qui a inventé le sentimentde la nature et .notamment la passion pour. la montagne. Avant lui, ellen'inspirait que rejet où même peur.

N'est-ce pas Emile Gallé et son Ecole de Nancy qui ont entraîné lacohorte des thuriféraires de l'art nouveau, les Daum, les Lalique, lesTiffany, les Majorelle? D'abord, comme Gallé ra lui-même reconnu, ilreçut un coup au cœur à la vue de l'art extrême-oriental (japonais) quedécouvrait l'Europe : non seulement l'Angleterre s'en inspirait déjà, maisGallé fut personnellement initié à cette esthétique par un botaniste (lui­même-dessinateur), étudiant à l'Ecole forestière de Nancy, avec lequel il selia d'amitié. La stylisation végétale d'inspiration bouddhiste apprend àdélaisser la forme extérieure au profit de..l' organisation, qui concentrel'Univers avec lequel on pourra entrer en communion. Il importe decoïncider avec les forces cosmiques, de ne pas rester accroché auxmensonges de l'apparaître surchargé, parfois embrouillé, d'où déjàl'emblématisme galléen, .

La seule branche de prunier (cf. fig.4), bien que rudimentaire etsimplement photographiée, a été bien choisie: non seulement il ne s'agitque d'une branche, mais elle obéit à la structure triadique de base. En effet,le rameau le plus élevé correspond, comme il se doit, au Ciel, le plus bas àlaterre, celui du milieu àl'homme. Leurs extrémités (cf. fig. 5 et 6) délimitentsurtout un triangle qui marque l'effacement de l'homme, son inclusiondans l'édifice cosmique que représente à sa manière cette modeste tigepluri-directionnelle. Elle communique une sagesse. A travers ce fragmentprivilégié, on accède au tout: il convient de nier en quelque sorte laparticularité et de rendre la puissance.de l'ensemble, sonraffinement, sonéventuelle sinuosité, mais surtout .sa capacité harmonique. Ainsi la naturesemble deux fois avantagée ou reconnue : on saisit sa richesse et on enprofite pour absorber l'homme en elle, pour l'y replonger.

Corrélativement, l'espace vide qui entoure la branche, les feuilles ou lesfleurs, compte autant que la composition ou les éléments: il ne faut pas

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chercher l'abondance ou le fouillis, mais, avec cette sorte de simplificationet de dépouillement, qui donne au néant ..son pouvoir, on peut espéreratteindre alors.le fond de la nature, son équilibre (dans la bifurcation). Laseule opposition du noir et.du blanc, leur.conjugaison peuvent suffire,

Fig4-1) le ciel, 2) l'homme, 3) la terre

Fig 5 - L'ensemble triadique. Dans le premier cas, la terre se situe à droite,dans le second, àgauche

Fig 6,.... Branche de prunier (prunus). La place de l' homme y est nettement accusée

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98 CHAPITRE III

On conçoit que cette pratique dépouillée, suprêmement focalisée etconcentrée, ait permis àGallé de quitter la phénoménalité et par là même aitconféré à sa technique végétale les fondements de son expressivité. Danscette optique de primitivité et d' archaïsme, ~ le retour résolu au-vif et aubasal, -l'inoubliable maître verrier, après avoir travaillé le bois - devaits'employer à réactualiser des procédés alchimiques, tombés en désuétude,(les pâtes de verre) dont on venait parallèlement de redécouvrir les secretsde fabrication. On connaissait le verre incrusté, le taillé, le gravé, le satiné,le martelé, l'émaillé, le doré, etc. mais l'art du feu va bien plus loin ici: ontransforme même le « léger» et « le translucide» en une substance épaissequ'on saura ensuite sculpter.. Ne confondons pas la pâte de' verre avec le verre soufflé ou moulé: il

s'agit, en effet, d'un matériau de matériau. On concasse donc des fragmentset de la quasi-poussière de verre qu'on pile et écrase; on amalgame le toutaussi bien avec des oxydes métalliques qu'avec des liants; on cuit l' ensem­ble (la céramique). Le verrier va surtout exploiter alors des procéduresintercalaires et transformatrices: a) il injecte, par exemple, dans cettemasse, des gaz ou des vapeurs qui imiteront alors des bulles, des larmes, desnuages, à la limite, des courants. b) autre disposition: il encapsule à chaudde minces feuilles qui, à haute température, couleront ensuite en lignesfluides et vaporeuses. On ne cesse de s'éloigner ainsi du cristal anonyme etfroid On réalise par là des pièces individualisées, auxquelles on peutimposer les teintes les plus féeriques (l'inclusion).

Gallé n'a pas manqué de jouer de la franche marqueterie : ne l'avait-ilpas réussie avec le bois? Il découpe donc des pièces (des émaux, c'est-à­dire du vitreux qui a été coloré), les chauffe suffisamment et surtout lesapplique sur sa pâte incandescente. Il sait aussi, àvolonté, doubler ou triplerlés couches, de là, des arrière-plans, de la profondeur, et des multi-enchas­sements possibles. On est subjugué par Gallé et ses inventions - surtout lespremières, du fait de couleurs amorties, adoucies par la réfraction dans lapâte (le crépusculaire, le laiteux, le dégradé) et de l'économie de l' orne­ment qui nous donne des fleurs robustes, élancées, chatoyantes. NiHuysmans ni Proust n'ont résisté à cette féerie.

Ne perdons pas de vue qu'à l'origine Gallé entendait concurrencer leprécieux et le rare, donc simuler les matières ou les pierres les plus coû­teuses. Mais est-ce qu'alors il pastiche et trompe? Il ne le croyait pas. Laterre elle-même travaille comme le verrier; elle fond les oxydes métal­liques les plus divers. Elle ne se refuse aucune teinte. On se borne donc à luivoler sa propre démiurgie.

Pour comprendre cette fête sans précédent de la nature, il faut bienrecouper l'inspiration japonaise (la fusion cosmique, la simplicité), ledessein alchimique et même le projet socio-universaliste par lequel on

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COMBAT D'ARRIÈRE-GARDE ET ESTHÉTIQUE VÉGÉT ALISANTE ·99

entend prolonger l'œuvre de la terre et pouvoir ainsi en livrer à tous desfragments enflammés.

*On n'a pas cessé de combattre l'industrie, au nom de Ja nature, l'arme

de guerre par: excellence. On a essayé de se substituer à elle (la physio­cratie), puis, de la réduire..(la dépréciation des néo-matériaux ou des .quasi­synthétiques), enfin.fauted'y parvenir, dese glisser en elle, pour pouvoir ladiminuer, -lacorriger grâce àune biomorphie.

Ces .trois stratégies,. qui elles-mêmes marquent.un progressif recul parrapport-au projet, se sont soldées par trois échecs. L'agriculture s'Industria­lisera, les ingrédients de l'usine (la fonte par exemplejl'ernporteront et ledécor, à son tour, devra s'éclipser (le moins exclut ce plus): il paraîtralourd, surajouté, donc factice.

Ainsi la victoire galléenne n'aura duré qu'un temps: le verrier ad'ailleurs contribué à sa propre défaite. Pourquoi? La folle demande de sesvases, de ses lampes, de ses coupes, de ses luminaires, de ses lustres, de sespotiches et de ses appliques, ce déferlement d'extravagance l'obligera àmécaniser ses ateliers. Il s'éloignera immanquablement et parallèlement deson primitivisme floral, au profit d'une esthétique entortillée et alambiquée,d'où la furie de ses volutes, de ses zig-zag, les excès de brouillards et depaillettes. Il nous a semblé aussi que le houx, le chardon ou l'épine cédaientla place aux jasmins et aux camélias, de même les paons et les cygnes se sub­stituaient aux insectes communs, les papillons, les libellules et les guêpes.

'Comment, en fin de compte, ne pas se lasser d'un phonographe envolubilis, d'un bénitier en coquille ou même d'un bec de gaz en feuilled'acanthe? Comment ne pas être excédé par les guirlandes, les tensions, lestorsions et les contorsions? Comment ne pas aspirer, même pour la vitro­céramique, à un rigorisme? L'art déco qui suivra retardera le rejet, mais nel'évitera pas: bien qu'il l'amortisse, il continue le même courant. Il styliseassurément, simplifie, mais recourt àdes bois exotiques ou rares (le bois deviolette) le palissandre, le citronnier), avantage la marqueterie (l'ivoire, lanacre, 1'écaille) et l'incrustation, n'évince pas les motifs floraux (bien querendus par des lignes plus sèches). Au milieu des losanges et des trapèzes,on sent la présence de la main de l'artisan qui a su ciseler, mouler etmarteler. Bref, la sophistication a seulement pris un tour géométrique.

On ne peut que souhaiter échapper à cette domination-obsession qui afatigué, d' autant plus qu'elle a perdu de vue ses buts d'origine: livrer des ob­jets susceptibles de sauver l'ouvrier de la laideur industrielle environnanteet les lui fournir à bon marché. On aboutit justement au contraire ,: le luxepour une élite, l'exorbitant, le cher. Pire, quand cet art se popularise, iltourne à l'escroquerie, à en croire l'un de ses adversaires les plus véhéments.

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100 CHAPITRE III

Le Corbusier le soutient : « Le décor camoufle. Les manufactures ontavantage à payer un décorateur pour camoufler les défauts des produitsfa­briqués, dissimuler la pauvreté des matières et pour distraire l' œil de cestares en lui offrant des ragoûts épicés, des orfèvreries rutilantes et dessymphonies hurlantes. La camelote est toujoursdécorée et surabondam­ment. ... Un poêle de fonte débordant de décor coûte moins qu'un uni; dansles rinceaux serrés et mouvementés les pailles de lafonte ne se voient pas» 1.

Les broderies et les exubérances de la nature serviraient donc de voileou d'écran. On s'oriente peu àpeu vers le mensonge; on use des couleurs etdes fioritures. afin de.cacher mais aussi pour séduire. 'Le naturalisme qui sevoulait une protection ouvre ainsi les voies à l'inondation des produitsfrelatés et maquillés. Il favorise l'inverse de ce qu'il souhaitait (unedéfense, un rappel, un salut). Il faut l'admettre: on en arrive, non sanspeine, à un art décoratif sans décor (des surfaces lisses, une couleur franche,le seul constructivisme). Adieu à Pan et à sa luxuriance!

1. Le Corbusier, l'Art décoratifd'aujourd'hui, Les éditions G. Crès, Paris, p. 89-90.

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CHAPITRE LV

LE POUR ET LE CONTRE

Il nous faut distinguer «le réel», «le monde», «l'univers», «lamatière» et enfin «la nature », des termes proches mais seulement parents.L'univers semble évoquer aussi bien notre planète que toutes les autres .cemot signifie «le système astronomique tout entier », tandis que «lemonde» renverrait davantage à notre seule terre. Ce second mot est donc unélément du précédent, de là, son caractère plus restreint (la partie d'un tout).Quant à la « matière », ~Jle indique le constituant de base, inséparable deslois physiques qui le concernent, - le principe d'inertie particulièrement.Mais le substantif « nature», - objet de notre questionnement - nomme unecouche ou un canton privilégié du réel: non pas le composant (la matière ypourvoit) mais la composition, dans son aspect le plus 'complexe et le plussystématique; il inclut surtout les vivants.

On ne peut qu'être frappé par son immensité, sa puissance de diversité,ainsi que les régularités harmonieuses de son fonctionnement (une pluralitéd'éléments en état de dépendance réciproque). Cette nature relève alorsautant de la biophysique que de l'art, sinon même de la sociopolitique parcequ'elle leur inspire un modèle d'équilibre: psychologie et droit n'ont-ilspas tenu à se guider sur le stable et l'organisé, (le droit naturel)? Faute depouvoir s'aligner sur le Cosmos dont la mécanique détruisait en partiel'apparente organisation (celle-ci est plus effet que cause) on s'appuie, afind'y conformer les lois, sur la constitution de l'homme et ce qu'il recèle enlui d'invariant.

Le «réel», quant à lui, comprend tout ce que nous avons énuméré(l'univers, le monde, la matière, la nature); toutefois, ce dernier mot -lanature - caractérise l' ensemble au plus riche contenu. Il implique la plé­nitude, le renouvellement, l'inépuisable, .l'inimitable. Assurément, les loisphysiques se trouvent à sa racine et en décident, mais elle les dépassecomme si l'effet pouvait transcender sa cause. Faut-il d'ailleurs réduire lesconséquences à leurs principes? N'est-ce pas là une opération annulatriceou, du moins, réductrice? C'est pourquoi, les philosophes ont-beaucoup

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102 CHAPITRE IV

accordé à la nature, le sommet d'un cône dont la matérialité constitueseulement la pointe.

*Après des siècles de soumission, la société s'engagera dans un ambi­

tieux projet de remise en cause de son attitude. Nous commençons à entrerdans la tempête: peut-on aujourd'hui encore aller dans le sens du «natura­lisme» ou ne faut-il pas effacer cette notion comme archaïque? Ne doit-ellepas jouer seulement le rôle de garde-fou ou de frein? Nous n'échapperonspas à la difficulté, - ou bien la liquidation- ou, l'inverse, son ré-emploi. Onne peut pas cacher qu'au XIX e puis au xx e siècle, on ne cesse pas dediminuer et de contester l'importance du bucolico-géorgique. Et, au lieu devénérer la nature, on s'emploie peu' à _peu à la transformer. Finies lesrobinsonnades où l'individu perdu au milieu des bois, capable d'assurer sasubsistance (1'économie de la cueillette) !

On en vient à se demander si jamais le monde exista dans son innocenceet sa généreuse profusion. Pourquoi? Parce que toujours et dès le début ilfut lui-même aménagé et « fabriqué» par l'homme (la technosphère). Jean­Jacques Rousseau l'admettait: aussi s'enfonçait-il dans les sous-bois à larecherche de plantes non encore dénaturées et originelles, sauvages. Il necache pas que nos jardins et nos potagers ont tout perverti: «L'homme adénaturé beaucoup de choses pour les mieux convertir à son usage ... Il les adéfigurées, et, quand, dans les œuvres de ses mains, il croit étudier vraimentla nature, il se trompe. Cette erreur a lieu surtout da"ns la société civile, elle alieu de même dans les jardins. Ces fleurs doubles, qu'01} admire dans lesparterres, sont des monstres dépourvus de la faculté de produire leursemblable, dont la nature a doué tous les êtres organisés. Les arbres fruitierssont à peu près dans le même cas par la greffe. Vous aurez beauplanter despépins de poires et de pommes des meilleures espèces, il n'en naîtra que dessauvageons» 1.

L 'homme est intervenu, il a détraqué les genres et les a disséminés: « Lapoire et la pomme, continue Jean-Jacques, ne sont que deux espèces dumême genre. Leur unique différence bien caractéristique est que le pédi­cule de la pomme entre dans un enfoncement du fruit et celui de "lapoiretient à un prolongement du fruit un peu allongé »2. Horticulture, sylvi­culture ont tout ré-arrangé et asservi aux besoins de '1 'homme. Jean-Jacquess'abuse ct' ailleurs encore, quand il croit pouvoir rechercher et trouver « lapureté du non-historique », tel q:u 'il sort dû premierjour de la création.

1.Huit Leitres élémentaires sur la botanique à Madâme Delessert, Lettre septième(1773), surles Arbres fruitiers.

2. Id. même lettre.

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LE POUR ET LE CONTRE 103

Un géographe-poète nous en persuade: dans son Histoire de la campa­gne française, Gaston Roupnel découvre, dans les arbres, les preuves de nosaffrontements et de notre 'industrie. D'abord la futaie s'est transformée entaillis, autrement dit, le chêne-et-le-hêtre,voire même le tremble et le bou­leau ont cédé aux genêts, aux espèces les plus chétives et les plus hâtives.En effet, on devait tellement puiser dans les massifs, envue de la construc­tion et du chauffage, que ne se reconstituaient 'que les plus envahissants.«L'habitude d'y·laisserpaître le bétail dans les coupes jusqu'à la troisièmepousse "ne laisse rien prospérer. Les souches n' y repoussent qu'en rejetsrabougris. Le taillis devient la règle et l'arbre l'exception» 1. Au milieuseulement-la réserve affranchie des droits d'usage - se maintenaient tantbien que malles feuillus les plus vigoureux. On assiste donc à un dégradéqui va du centre à.la "périphérie, des- plus hauts aux moins élancés (undôme). "De plus, l'agriculture, - celle des communautés, des seigneuries etdes'abbayes - exige la restriction forestière et le défrichement, parce que levillage augmente en population et donc en demandes diverses. La conquêtede la terre entraîne le recul des frondaisons. Le zêle monastique réussit ceprodige d'équilibre ou de balancement. En conséquence, du fait de lalimitation de l'étendue boisée, on peut rendre à la vallée sa prospérité (pourle blé et le pré). Il aurait aussi lutté contre l'eau et les marécages qu'onassèche (les digues; les 'étangs, les ponts, etc.). «Ces défrichements quirelèvent d'un ordre méthodique. furent le fait des églises. Il fallait leurscapitaux, il fallait surtout leur esprit de suite, leurs patientes prévisions,leurs calculs désintéressés et à longue échéance, pour provoquer cesœuvres coûteuses »2.

Émerge donc une configuration domaniale quasi-logique: une fermeisolée parmi des champs, eux-mêmes· cernés par là lisière de la forêt; encelle-ci, on voit la série-que nous avons justifiée, l' embuissonnement, puisle taillis, enfin les arbres séculaires tout en haut. La forêt subsiste aussi surles pentes, les talus, les coteaux, dans les couloirs encaissés, voire même surla terre trop ingrate, alors que le culturel ne se répand bien que sur le solalluvial, donc au fond de.la vallée, loin des escarpements. Il s'ensuit que lepaysage -là où la nature se déploie - traduit à sa manière l'ingéniosité .descommunautés actives: il la photographie. Cette nature livrée à elle-mêmene nous vaudrait que broussailles et fouillis, non pas les alternances desbois et-des champs, ni la géométrie équilibrée des parcelles et des sillons nile.parallélisme des terres soigneusement labourées, ni même les dégradéssylvestres. Et ce que le promeneur ou le contemplateur aime dans cet

1.Histoire de la campagnefrançaise, p.97.2./d., p. 108.

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104 CHAPITRE IV

ensemble vient surtout de l'homme, de son travail et de son.art, non pas del'étalement ou de la vigueur des végétations.

Du même coup et paradoxalement, plantes et arbres dépendentmoinsde l'histoire qu'ils n'aident à la rappeler et à la constituer. Alphonse deCandolle, dans son beau livre - Origine des plantes cultivées: (1~83) ­s'appuie effectivement sur la géographie des prairies et des forêts afin denous informer sur les influences des civilisations et leurs échanges. Nosvégétaux ne sont pas nés où ils croissent: ils sont m\1i~~ «nature> que«naturalisation ». Comment savoir d'où ils viennent? Des méthodessavantes d'identification permettent de résoudre ce problème épineux: (a)l'examen paléographique (des fragments oudes graines dans des dépôts oudes couches profondes-permettent de s'assurer de la source ou du-point dedépart); (b) l'analyse botanique scrupuleuse qui montre dans l'arbre ou laplante des éléments divers, une marqueterie, donc, des pièces visiblementrapportées; ou moins en accord avec d'autres, tenues pour plus primitives.Plus simplement, l'ancienneté va de pair avec la petitesse, le-nanisme ou laneutralité, mais la-culture ultérieure réussit, -: par le greffage, la sélection etle bouturage. - à modifier ou à augmenter la partie utile qui s'agrandit.Alphonse de Candolle parvient à repérer les indices de la distorsion ou lesreliquats de la primitivité; (c) l'enquête linguistique apporte plus encore,parce que le nom évoque souvent le lieu de ·provenance. Même lorsquel'appellation a été modifiée ou altérée, il subsiste toujours des« racines» oudes traces de l'idiome. On erre, il est vrai, assez souvent: ainsi les Grecs etles Romains ont nommé «la pêche» la pomme de Perse. parce qu'ils 1~ ontdécouverte dans ce pays, mais elle sortait cependant de Chine. On assiste àbien d'autres malentendus, comme'ceux de traduction ou de transmission:«L'arbre de Judée des Français iCercis Siliquastrumï est devenu en anglaisJudas tree, arbre de Judas! Le fruit appelé Ahuaca par les Mexicains estdevenu l'avocat des colons français» 1.

Selon A. de Candolle, on ne compte quetrois véritables centres origi­naires, la Chine, l'Egypte et l'Amérique intertropicale. Nos blés, nos maïset autres froments, de même que nos hêtres et bouleaux, en apporteraientl'irrécusable preuve. La plante ou l'arbre sont transformés en « document­vestige» : sur eux; on litles voyages, les migrations et les 'acclimatations.

Quel ébranlement et quel renversement! Nous assistons à une véritable« révolution copernicienne» : par cette expression.Kant entendait montrerque l'esprit cessait de devoir s'affairer autour des choses; celles-ci, aucontraire, tournaient autour de lui.et en dépendaient.Il sauvait par là lapensée de sa subordination.

1.Méthodes pour découvrir l'origine des espèces, p. 16.

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LE POUR ET LE CONTRE 105

Il faut aller plus loin: l'objet ne. circule pas seulement autour del'homme, mais en relève entièrement lui-même.. Il n'est pas seulementnotre représentation, mais notre création. Partout pénètre.la « production» :en conséquence, la notion de nature s'effiloche, elle. ne demeure quecomme .limite à nos interventions et à la frénésie industrielle qu'il fautapprendre à modérer, afin d'éviter la revanche de ce qu'on a trop modifié.Songeons à l'apprenti sorcier!

*Nous anticipons sur nos propres .développements, mais -nous décou­

vrons un rôle nouveau à la notion de nature en voie d'élimination, et que latechnosphère éclipse. Mais elle pourrait assurer une fonction frénatriceindispensable. Ainsi nous ne plaidons que pour une substitution.Ie passaged'un statut quasi-ontologique à celui, plus modeste, de puissance régula­trice. Nous ne souhaitons pas l'entrée ou le retour dans un jardin d'Arcadieni « une croissance dite zéro », mais appelons à l'obligation d'analyser et decorriger les effets, souvent nocifs, des décisions usinières. Que de fois.pouren revenir à l'arbre.Ia société française a expérimenté ce qu'il en coûtait dedéboiser inconsidérément! Que de fois les peuples ont vécu des drames liésà des abattages immodérés! On prétend déjà que.l'Espagne a perdu sonprestige pour avoir multiplié les troupeaux de mérinos (la laine; la pro­duction, le mercantilisme) .qui décimaient, déracinaient les jeunes pousseset dénudaient les pentes.

Avant la Révolution, les sylviculteurs avaient mis en garde contre lescoupes excessives. Le Droit réglementait sévèrement la gestion du patri­moine forestier; surgit la tempête sociale de 1789.; on met un terme auxdéfenses protectrices et aux barrières, ce qu'on nomme les tracasseriesadministratives, qui restreignent la liberté individuelle. On exploite èt onvend. On partage les biens-des émigrés et des ecclésiastiques. Le commercene connaît pas de limites. Michelet le note: « À la Révolution toute barrièretombe ... Les arbres furent sacrifiés aux.moindres usages. On abattit mêmedeux pins pour faire une paire de sabots. En même temps le bétail s'établitdans la forêt blessant les arbres, les arbrisseaux, les jeunes pousses ».Onrecommence.la même erreur. Le négatif ne tardera pas: on manque vite debois d'œuvre et on aurait observé déjà l'amorce des catastrophes quidevaient suivre, les inondations de 1840 et 1843. Les racines retiennent lesol, protègent les pentes et évitent les éboulements, ralentissent les cours del'eau, régularisent les échanges et pourraient même influencer le climat.Les agronomes .sonnent l'alarme; un conflit se lève qui oppose déjà ettoujours opposera les champions de I'industrialisation (I'artificialisation)et les.forestiers qui s'adossent.à la nature comme àune digue et.la tiennentpour une richesse à ménager. Les mesures ne.tarderont d'ailleurs pas. On

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106 CHAPITRE IV

doit reprendre les anciennes .réglementations. On promulgue des ordon­nances, accompagnées d'un « Code forestier » (en 1827) comme si le retourde la royauté entraînait la prise en compte des forces naturelles (une sorte depolitique conservatrice). On décide d'une administration chargée de lasurveillance·des eaux et des forêts. On fixe les'conditions d'adjudication etd'exploitation des coupes. On institue (1824) l'importante Ecole .royaleforestière de Nancy. On dispose partout, dans une société qui consommeson bois et par là court à sa perte, des textes dissuasifs et restrictifs.Protégeons.

Au passage, indiquons la recommandation d'un agronome-ministre:planter au plus vite des peupliers et des platanes, dans les espaces morts etinoccupés, - ce qui ne gênera ni ne limitera l'étendue des terres cultivées ­sur les places publiques et surtout.le long des routes. Les chemins y gagne­ront de l'ombre et la nation des richesses. Cette modeste solution ne résoutrien. Avant que le charbon de terre ne remplace enfin celui de bois, oncontinue à brûler les réserves. Ne faut-il pas alimenter les feux, - ceux desforges, des verreries, des tanneries, des briqueteries, etc. - et assurer lechauffage des habitants? Et Iorsqu'on parviendra à modifier cette folleconsommation énergétique et alors que le coke ou .la houille serviront decombustible, on ne pourra toujours pas sepriver des ressources du ligneux:on l'utilise (les premiers chemins de fer) pour les traverses, ailleurs, à causede son écorce ou dans les mines pour les étais, sans compter tous. lespoteaux et les planches. On en use partout et en conséquence on le dilapide.Mais le forestier proteste et résiste parce qu'on ne respecte pas-assez ce quifinira par manquer et aussi parce que les plus noirs fléaux succèdent auxdéboisements. À ignorer le « végétal» (la nature et.son traitement), à ne pasle ménager, on s'égare et marche en aveugle.

Comment éviter la contradiction et sortir de l'impasse? Commentexploiter les productions offertes et lentement renaissantes (les souches)sans se priver de leurs bienfaits mais sans les épuiser non plus? Peut-onconcilier l' agro-business et « le naturalisme »?

Nous croyons.discerner.plusieurs réponses.La plus ancienne consiste àrestreindre l'usage. Le Code Napoléon avait jeté les bases de cette réplique.Il suffit de-le consulter. Ltarticle 592 le spécifie: «L'usufruitier ne peuttoucher aux arbres de haute futaie: il peut seulement employer, pour faireles'réparations dont il est tenu, les arbres arrachés ou brisés par accident; ilpeut même, pour cet objet, en faire abattre s'il est nécessaire mais à lacharge d'en faire constater la nécessité avec le propriétaire », Le 593 pré­cise dans la même direction conservatrice: «Il peut prendre, dans les bois,des échalas pour les vignes, il-peutaussi prendre, sur les arbres, des produitsannuels ou périodiques, le tout suivant I'usage du pays». La législationforestière se perd d'ailleurs en cas llarticuliers et compliqués.. On se

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souvient encore de la question « du bois mort» que le paysan ne devait pasmême ramasser; il n'appartenait qu'au propriétaire de l'arbre. Laissons làce problème, métis, en règle générale, le Code civil ne préconise que laprudence ou le compromis. Il donne raison ou tort aux deux camps enprésence (user mais ne pas abuser! ).

Émergera une meilleure solution, liée aux progrès de l'exploitation:grâce à elle, on pourrait éviter les calamités, la dénudation du sol et le débutde la désertification sans avoir àralentir la consommation foresto-usinière.Ne gâchons jamais les arbres; on se souviendra du mot de Chateaubriand:«Les forêts précèdent les peuples, les déserts les suivent ». Dans un premiertemps, on avantage «le taillis sous futaie », - plus une synthèse qu'lincompromis. On coupe régulièrement ce qui repousse, c'est-à-dire lesfeuillus les plus prospères, au développement le plus rapide, tandis qu'opconserve soigneusement.les fûts. On tient aux deux. Second temps, unepolitique plus audacieuse met surtout en place un plan de reboisement et dereconquête avec l' enrésinement (dès le milieu du XIXe siècle).

Étudions mieux les arbres: si.le chêne demande 150 à 200 années pouratteindre son sommet, substituons-lui les conifères (le Douglas tout par­ticulièrement, aujourd'hui, à croissance vive, qui peut s'élever jusqu'à 20mètres en une douzaine d'années, dans lameilleure des hypothèses, il estvrai. Il s'enracine sur des terres acides et pauvres.Ilpeut donner aussi desbilles indemnes de nœuds. Ajoutons encore .que ses aiguilles peuvent sedécomposer et qu'il résiste aux froids. Que d'avantages! ). Mais pourquoile signaler? Parce que les lamentations montent de toutes parts. On protestecontre la monotonie qu'il introduit et répand. Les défenseurs du paysage,avec sa variété et ses ondulations, mènent une véritable campagne contreson extension. On ne quitte pas la guerre entre les utilisateurs (l'industrie dela papeterie, notamment) et les protecteurs de l'environnement (la naturecomme enjeu).

La discussion nous semble moins technique que philosophique. Onpoursuit sur d'autres bases, avec d'autres-arguments, une querelle qui n'enfinit pas: ou bien le gaspillage d'un homme dévastateur, qui brûle sesréserves, -oubien le respect de la nature avec sa richesse. Mais les dés sontpipés: la nature, au lieu de jouer son rôle.de frein, lient ici celui d'interdit.On moralise. On brandit « la forêt» comme épouvantail, afin de.mettre encause les « fabriques», d'où à cause des feux et des dépenses énergétiques,l' appauvrissement de l'écosystème, la fragilité consécutive de la plantationmoderne, à l'équilibre instable; rien ne peut équivaloir à ce .qui s'est lente­ment constitué et régularisé: jadis, d'ailleurs, les,essences se mêlaient ets'opposaient à l'incendie comme aux parasites, alors que les actuelles nerésistent-pas. On aurait substitué à un ensemble bien "assorti un semishomogène et fragile. On veut trop des bénéfices immédiats; on ne respecte

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ni les rythmes ni les nécessités associatives. On oublie d'abord que Iechênefut lui-même introduit et imposé, dès le Moyen-âge. Il chasse le sapin. Ilexprime moins « le premier ou le commencement» qu'une conséquence del'art Cette essence fournit des glands qui permettent de nourrir les porcs.On continue à penser que le résineux signifie la mainmise sur les arbres, letriomphe de l'homogénéité (même hauteur, même distance entre les unités,même couleur, même alignement), ,lemercantilisme profanateur qui pénè­tre jusqu'aux derniers-massifs, les lieux séculaires de la non-histoire. Mais,en Suisse et.en Allemagne, on ne voit pratiquement que des sapins. Nul nes'en plaint. Ne sommes-nous pas trop habitués aux seuls feuillus? Neconfondons-nous pas « le naturel» et l'usuel?

On.ignore que la sylviculture ne vise qu'à fonder de justes équilibres;dès 1974, le Fonds Forestier National s'opposa réglementairement à lagénéralisation de plantations uniformes; il exigea par exemple un quart defeuillus pour trois quarts -deconifères. Il ne cherchait d'ailleurs qu'à effacerun déficit commercial assez surprenant: la France exporte des grumes dechêne et de hêtre, mais importe des résineux dont elle manque. Ne faut-ilpas régulariser les échanges? Alors, que cessent des protestations sansjustification suffisante! La prétendue sauvegarde des «balancementsnaturels» ne sert que de prétexte pour condamner une utilisation, tenuepour une profanation!

On ne perdra pas de vue que l'arbre relève moins qu'on ne l'imagine desintérêts particuliers ou des entreprises: il appartient encore, pour une part, àl'État qui entend conserver ses prérogatives en ce secteur privilégié (lesforêts domaniales). On en- a préconisé la vente: pourquoi maintenir « cettenationalisation»? Est-ce qu'on ne se prive pas tant de ressources qued'impôts? Il est vrai, ne le dissimulons pas, que la fraction du domainepublic a diminué: elle n'atteint plus que quatre.millions d'hectares sur lesquatorze du total (ceux-ci dans un territoire de cinquante cinq millionsd'étendue en France). L'une des raisons du rattachement étatique vient dece que cette production se situe dans un ensemble qui, par principe, tran­scende les individus et même les sociétés privées. "En effet, celui qui-sème(le pépiniériste) ne récoltera jamais. L'arbre saute les générations. C'estd'ailleurs pourquoi les révolutionnaires ont tenu àplanter des « arbres de laliberté », afin depouvoir communiquer aù futur un message et l'imposer àdes descendants lointains. On ne pourra pas oublier l'événement dansl'avenir. Or, non seulement une telle séparation-distance entre l'origine etles effets implique une gestion audacieuse, de longue durée, desinvestissements coûteux mais surtout il va de soi que ceux-ci ne peuventêtre engagés que par une autorité assurée de subsister, comme de pouvoiren gérer l'importance, ce qui souvent exclut I'individu et désigne «lacommunauté »,

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*

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Comment nier que nous nous trouvions àun tournant? Cesse le possiblerecours à la notion séculaire de nature. Il faut la congédier. Son temps estfini. Adieu àPan!

Elle joue toutefois le rôle de régulateur, comme nous l'avons rapi­dement mis en évidence (modérer une exploitation industrielle croissante).Nous y reviendrons. On a soutenu que, dans une voiture ou pour unemachine, le frein assure une fonction décisive, celle qui conditionne lavitesse. Ne le prenons pas pour un accessoire! Mais cette notion ne secontente pas de cet usage: elle ouvre aussi le chemin àla rationalité; elle luisert de tremplin. Nous voudrions évoquer et expliciter cet office, revenirjustement à «l'arbre », un mixte de sensible et d'intelligible. Sans lui,pourrions-nous seulement nous organiser et penser? Nous allons jusque-là.Bien que nous renoncions à la notion de nature en tant que telle, nouscherchons visiblement moins sa complète liquidation qu'un relatif ré­emploi. Qu'on nous accorde d'ailleurs une hypothèse insensée! Qu'ontolère la fiction suivante: demain, les airs seraient traités par de puissantes« machines mécaniques» situées à intervalles réguliers » (elles aspireraientle gaz carbonique et le convertiraient en substances complexes, en mêmetemps qu'elles réoxygéneraient l'atmosphère). Qu'on admette parallè­lement d'immenses constructions ou' des procédés qui puissent tenir lesterres, sauver les reliefs et régulariser aussi les cours d' eau !Qu'on accepteaussi le remplacement de la cellulose par les plastiques avec d'autant plusde facilité que,les uns sortent d'ailleurs de l'autre! La question devient: untel univers, minéralisé, chauve, homogénéisé pourrait-il être vécu? Quedevenons-nous sans les végétations, non pas seulement les herbes, maissurtout les forêts? Qu'est-ce qui nous manquerait ou nous marquerait?

D'abord, l'arbre réalise, sous nos yeux, une sorte de calcul distribu­tionnel heureux, en ce sens qu' ilréussit un déploiement spatio-occupation­nel maximalisé. Et chaque espèce, confrontée à ce même problème, secaractérise par sa mahière de se diviser (la bifurcation) et de se ramifier. Onconçoit que son être ait inspiré le logicien ou le classificateur méthodique,­les techniques d'arborescence, celles des enchaînements-dispositions. Onvoit sans peine, à ne considérer que la simple connexion de base, celle quirelie la branche au tronc (la fourche) que toutes les occurrences ont étéexploitées : ou bien se forme un angle très aigu, ou aigu ou droit ou obtus; ils'ensuit des sorties ou bien montantes ou bien horizontales ou bien descen­dantes, depuis le peuplier d'Italiejusqu'à l'épicéa (cf. fig. 7).

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110 CHAPITRE IV

Fig. 7. Disposition des branches; exploitation de toutes les occurrences,

A. 8'

Fig 8. Un même arbre : a) isolé. b) el) peuplement.

L'arbre satisfait ainsi au jeu de tous les emplacements; il évite autant laconfusion que la superposition. Cependant il modifie son allure en fonctiondu milieu, selon aussi qu'il se développe isolé ou en groupe (cf. fig 8).Francis Ponge a insisté sur cette possible modulation: «Il est différentselon qu'il est situé dans l'intérieur ou à la lisière du bois dont il fait partie.Et j'aime assez ces pins de l'orée, tenus àcertains sacrifices dans leur partie

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tournée vers le bois.maislibres de leur développement dans leur partie faceaux champs, auvide, au monde non boisé ... Il leur est permisde conserverla .mémoire de-leurs anciens développements» 1. Notons-le bien: cet arbred'exception (c'est un l, une tige et-le reste importe peu, selon le poète) sedémultiplie en trois, selon qu 'il vit « en groupe» ou isolé ou entre les deux(à la périphérie du massif). Nous savons qu'il se plie: à,bien d'autresinflüences, sans y céder: il vaut comme résultante ou empreinte de l' envi­ronnement. Comment être aussi bien « soi» et «un autre»? Comment semaintenir (la forme toujours reconnaissable) mais intégrer un milieu quitend à l'influencer ou àle dominer?

-Une sourde nécessité a .sculpté -l'architecture végétale, tenace du faitmême, particulièrement visible chez ces plantes géantes: à la différence del'animal. plus unifié et davantage clos sur lui-même (donc une logiquemoins perceptible), elle-livre une diversité apparente, étalée même, maisqui ne dissimule ni n'empêche une unité intégrative. Il est assez facile de lavérifier: chaque fragment ou- segment d'elle-même peut reconstituerl'ensemble (1aparstotalisï. Le morceau, quel qu'il soit, enferme donc tousles autres. Seconde possibilité: on doit juger par comparaison les essences;on ne les conçoit que par relation. Or, bien qu'elles obéissent toutes auxmêmes lois, chacune n'en a,pas moins réussi à imposer « une spécificité»qu'elle exploite (elle privilégie un aspect quëles autres ont délaissé). Il estsûr que «la sélection» a composé peu à peu ce damier ou ces multi­intercalations de telle façon qu'aucune ne compromet quiconque et quetous y trouvent leur compte. Mais la cause importe moins' que l'effet sisaisissant.

Nul n' échappe ~ la franche verticalité - une solidité d'enfoncement - enmême temps qu'à un développement qui permet l'envahissement ou ledéroulement (les branches, les feuilles.Jes fleurs). Les deux mouvementsse soutiennent: l'enracinement conditionne l'exubérance. Un tel agence­ment (naturel) - le double statut du vigoureusement implanté et de l' am­plement déployé - ne peut que servir la pensée et lui offrir un soutien quidépasse la seule-métaphore. Descartes s'en empare et assimile d'ailleurs lesavoir philosophique à un arbre avec ses racines métaphysiques commebase.Ia physique comme fût, les sciences particulières comme branches etles applications comme.fruits. En-effet, il faut d'une part fonder et d'autrepart permettre un développement, assurer les deux extrémités antithétiquesde la solidité et de la richesse. La stérilité ne vaut pas mieux que la fragilité.Le schème de l'arbre se garde de ce double écueil et garantit la légitimitéempirique du projet. Un philosophe de renom, qui consacre J'un de ses

1. Francis Ponge, La rage de, l'expression, Mermod, 1952, Le.carnet du bois de pins,p.113.

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ouvrages à contester le renvoi à l'arbre, en reconnaît-d'abord-la primautéréférentielle: «L'arbre est déjà l'image du monde ou bien la racine estl'image de l'arbre-monde... L'arbre ou laracine ne cesse de développer laloi de.l'un qui devient deux, puis deux qui deviennent quatre... La logiquebinaire est la réalité spirituelle de l'arbre-racine. Même une discipline aussi«avancée» que la linguistique garde pour image de base cet arbre-racinequi la rattache à la réflexion classique (« ainsi Chomsky et l'arbre synta­gmatique commençant à un point Spour procéder par dichotomie» 1).

Chaque fois qu'on structure une multiplicité (la généalogie),qu'onl'organise et la soumet à un ordre, on recourt à ce moyen efficace et uni­versel : une base, dès connexions et des emplacements échelonnés. Ainsiles 'livres et leurs tables des matières, les bibliothèques deviennent les forêtsmodernes, à la manière de l'architecture gothique dont nous entretenaitChateaubriand. Est-ce que cette paléo-logique, à travers le fondement et ledichotomique, finit par nous emprisonner? .Faut-ill'élargir ou la dépasser?Mieux, la révoquer?

*Nous, hostile à la nature, en tant que telle, nous défendons cependant ses

derniers bastions et entendons lui confier un ultime usage, celui de tuteur,de «réservoir» pour notre culture, pour sa typologie. On ne peut pas s'endispenser entièrement. Au moment où on croit la quitter, on s'en inspire.On ne doit pas oublier justement que la végétalité, schème d'un baroqueorganisé, n'exclut elle-même ni les mutations ni les renversements, ni lesanamorphoses.

La plante, l'arbre plus particulièrement, forme d'abord un être dédou­blé: une partie terrestre et une aérienne. Ces deux territoires se correspon­dent tellement que, le plus souvent, ils se calquent l'un sur l'autre. Le cachéréitère l'ensemble visible, ainsi que le remarquaient déjà les biologistes dupassé, la tradition aristotélicienne: «Tout végétal, note Bacon, se dévèlop­pe,- étend ses parties en tous sens, les pousse en haut, tout aussi bien qu'enbas et nous ne voyons d'autre différence entre les racines et les branches sice n'est que les unes sont enfermées dans la terre et les autres étalées à l'airet au soleil. 'Prenez une branche tendre et bien vivace, courbez-la etintro­duisez-Ia dans une couche de terre, non adhérente au sol; vous verrez sedévelopper non pas une branche mais une racine... »2. Le haut et le bas,bien que différents, se répètent donc: tous deux conjuguent la séparation etl'identité. Ils nous proposent ainsi une situation exemplaire: l'équivalencedans la différence.

1. G. Deleuze, Rhizome, Les Éditions de minuit, 1976, p. 12-13.2. Novum Organum, trad. P. Lorquet, Paris, Hachette, 1857, p. 124.

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On ne doit pas s'étonner en conséquence que l'on puisse assister à deséchanges ponctuels entre ces deux moitiés: en effet, des racines (aériennes)donneront alors des' «crampons» qui "permettront l'agrippement à desparois (tel le lierre). Ces appareils fixateurs reprennent leur fonction deracines réelles, dès qu'ils sont replacés dans un sol convenable, ainsi qu'onl'observe avec le lierre cultivé (il sertaux.bordures).

En sens inverse, - non plus le bas en haut mais le haut en bas, - que detiges souterraines - les rhizomes, les bulbes et les tubercules! Le rhizomene brise pas la logique de l'arbre: ill'accomplit et la surdétermine. Il rampeoubien horizontalement ou obliquement ou 'même verticalement. Il émetlatéralement des bourgeons qui. sortent hors de la terre et s'épanouissenttous les ans, dans le cas le plus classique, entendons le plus fréquent (lesprimevères, les iris et les fraisiers). Ne l'opposons pas au fasciculé ou autérébrant (le pivot), puisqu'il relève de la tige et de ses feuilles. Il nesurprend que si on le compare à la racine. On en rapprochera le bulbe,souche ou tige non plus allongée, mais ramassée et arrondie. Desécailles­tuniques, serrées les unes contre les autres, ainsi que des feuilles rudimen­taires ou séminales, reposent alors sur une sorte de «plateau» qui faciliteleur réunion et leur focalisation. Avec l'un (le rhizome) et l'autre (le bulbe),l'arbuste s'est donc retourné et enfoui. Est-ce là .un dispositif nouveau?Sont-ce des lignes hostiles aux axes, aux dichotomies et à la fixation?Assurément non: les tiges et les racines, en dépit de leur dissymétrie, ontseulement échangé leurs places respectives et leurs rôles, L'arbre estcapable de cette mutation. «Un- rhizome comme lige souterraine sedistingue absolument des racines et radicelles. Les bulbes et tubercules sontdes rhizomes» 1. On ne peut que souscrire à cette définition tout-à-faittopique; toutefois, ces derniers concentrent les réserves et les abritent (àl' encontre du froid); ils n'invitent guère au triomphe d'une proliférationqui échapperait à l'unité. Nous CO!1~OrmOnS entièrement avec ces bellesformules : «C'est curieux comme l'arbre a dominé la réalité occidentale ettoute la pensée occidentale, de la botanique à la biologie, l'anatomie maisaussi la gnoséologie, la théologie, l'ontologie, toute la philosophie... lefondement-racine, Grund, roots et fundations. L'Occident a un rapportprivilégié avec la forêt et avec le déboisement »2. Toutefois, le philosophen'évoque ici cette profonde relation qu'en vue de la dénoncer, alors quenous croyons et pensons devoir la conserver.

Selon nous, si le rhizome, au lieu d'entraver la logique néfaste del'équilibre et de la connexion, celle de l' « organisation» et de la hiérarchie- la plante dite étatique -, la changeait, il en imposerait .alorsune plus

1. Rhizome, p. 17.2./d., p. 53.

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redoutable et plus primitive, celle de l'alignement, l'addition terme à terme(chaque année, la tige ajoute un anneau de développement à la suite de ceuxqui le précédaient). « Un rhizome n'est justifiable d'aucun modèlestructural et génératif» 1. Mais comment nier qu' il lance régulièrement unrameau associatif qui complète les autres et assure par là une sériation? Ilprotège surtout la plante, qu'il enterre, comme nous l'avons mentionné. Ilmanifeste le comble de la thésaurisation et de la défense. Dans la crainte dugel, il irradie en dedans, dans le sol. Remarque arbitraire? L.~évolution etl'étude des métamorphoses faciles du végétal mettent en évidence qü' ilpeut, s'il le faut, disposer au dehors c'est-à-dire, àl'airlibre et en hauteur cequ'il entasse et cache; il se retourne aussi facilement que le polype d'eaudouce de Trembley. Saura-t-on jamais assez que leur .semblable, la«pomme de terre» (un tubercule) doit être définie comme une tige et aussiune feuille? Parce qu'elle pousse en terre, on la confond d'abord avec uneracine, l'une.de ses excroissances. On l'assimile même à un fruit à cause desa..rondeur et de sa chair. Elle se contente de mettre, elle aussi, la plante àl'envers; elle est et 'n'est qu'une tige souterraine qui se «tubérise» ous'enfle. Elle porte d'ailleurs des «yeux» c'est-à-dire un.bourgeonnementet un feuillage germinatif. Eux-mêmes ne se placent pas n'importecomment ou n'importe où mais de façon régulièrement hélicoïdale, selon laloi phyllotaxique connue.

La plantation de ce tubercule fournit une belle illustration des res­sources de la végétalité: il s'agit alors d'une reproduction végétative (unclonage). En somme, le fragment (la tige) donne la plante entière et ainsi desuite, à travers les années ou les générations. On n'en appelle à la fleur etàsa pollinisation que lorsqu'on souhaite changer d'espèce ou innover; sinonon bénéficie de I'invariance d'un «être » perpétuellement auto-restitué.

L'arbre même nous réserve donc des surprises: malléable, peu intégré,il s'accommode des changements; il. ne s'oppose pas plus aux modifi­cations qu'aux.pires translations. Il sait mettre en bas ce qui se trouve enhaut et vice versa. Il se dispose à l'envers, sans renoncer à ce qu'il est. Lephilosophe voudrait qu'il nous enseigne alors .un autre système que letraditionnel.(1e rhizome y conduisant) mais il n'a pas abandonné celui quil'anime; il le continue dans sa disposition nouvelle.. Racines en l'air etfeuilles en terre, acceptons la double dislocation. Elle confirme.notre thèsed'un être fluctuant, à la fois invariable et.insolite, On conçoit qu'rlait servide cadre, de pôle et de guide. On pense avec ouà travers lui. L'art même..nemanquera pas de s'y adosser.

Aussi nous opposons-nous à notre hypothèse-fiction du début: si laterre devait perdre ses immenses végétations, nous devrions disparaître

1. Id., p. 35.

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avec elles. Il faut les juger indispensables, sans compter que nous en .avonsbesoin pour purifier les· airs, capter l'énergie solaire, tenir les terres etrégulariser les eaux (eau, feu, terre, air): Il importe de.pouvoir concentrer etrecroiser les éléments.

*Si nous avons tenu à « sauver la nature» - par quelques minces côtés ou

d'indispensables fonctions - nous ne l'éloignons pas moins. On luicommande de plus en plus. Elle disparaît et la désobéissance est devenue unprincipe. Le biologiste a pu lui voler récemmentses clés: il est entré en elle.Il ne cesse plus, en conséquence, d'intervenir et de la transformer. Il laremplace.

Cette nature culmine dans le vivant, le végéto-animal, l'être le pluscomplexe et le plus déroutant. Or, nous venons de traverser la révolution-laplus décisive, la déprogrammation de ce vivant, de là, des fleurs et des bêtesde plus en plus artificialisées. Jusqu'ici, les unes et les autres n'étaient quefaiblement ré-arrangées: désormais, elles sont dénaturées.

Il nous paraît alors indispensable d'évoquer à larges traits quelquesexploits du laboratoire; jusqu '.OÙva-t-il ? Cornmentdébiologise-t-il la bio­logie, afin de la biotechnologiser?

Au passage et préalablement, retenons la leçon de la médecine modernequi a pris le chemin prométhéen. Hier encore, on nous entretenait de là«sagesse du corps». On discernait en lui des équilibres: si d'un côté onsortait de l'ombre ici ou là une physiologie incitatrice (le stimulus, le tonus)on lui..opposait et on découvrait un contre-pouvoir, c'est-à-dire un appareilcapable de la modérer ou de la ralentir. L'un et l'autre se compensaient:ainsi, le neuro-végétatif assurait la stabilité; lui-même d'ailleurs comprendun ortho ~ et un parasympathique, aux propriétés opposées, destinées ipsofacto à travailler à l'heureuse, indispensable neutralisation. Qui pourraitcontester l'importance dela sensibilité et d'un corpscapable d' lin fonction­nement avisé?

La nature introduit directement à cette idée d' une égale répartition etd'un possible balancement. Déjà le macrocosme et le microcosme sem­blent eux-mêmes se correspondre-et s'harmoniser: quand le soir tombe,l'homme n'entre-t-il-pas dans le sommeil? Sa vie n'est-elle pas constituéede l'inévitable alternance d'activité et de repos, à l'égal du jour et de lanuit? On.ne saurait aller à l'encontre de cette concordance ou de ce paral­lélisme: les rythmes concernent autant l'homme que le monde.

Un chirurgien-philosophe, René Leriche, - subtil théoricien des 'régu­lations - révélait.réceminent «J'essence de la maladie », ainsi que la meil­leure façon de la soigner. Il convenait de restaurer une irrigation compro­mise par des constrictions et des spasmes (le neuro-végétatif). Enlevons

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surtout à nos artères le rétrécissement nerveux qui explique la trop faiblecirculation; elle conduit à l'isolement, à la douleur et à la nécrose (ou lamort tissulaire). Pourquoi une région souffre-t-elle, sinon du fait de lafaiblesse de l'écoulement sanguin? Il traite donc ce qui commande au reste,situé en amont, le dispositif nerveux et l'échange liquidien; la vie seraitdéfinie par l'accord des parties entre elles et à l'ensemble qui lesharmonise.

Or, la chirurgie moderne a mis partiellement fin à ce qui prend l'allured'un roman; elle .sernble ignorer cette fine physiologie des sympathies etdes correspondances. Le praticien travaille comme «un plombier»: parexemple, il substitue à nos artères défaillantes des tuyaux en matière plasti­que, grâce auxquels il relie des territoires éloignés. Lorsque nos conduitss'avèrentinaptes, inutile d'en chercher de« vivants» qui assureraient cettesuppléance (le ré-emploi de veines stérilisées) ! Il en va de même pour lesarticulations, les os et autres tissus. Le chimiste le ravitaille en prothèseslégères, solides et immuables. Dans les cas extrêmes, il pratique la greffe(l'échange, le bouturage). Il mécanise. Le corps semble être mué en unsystème de pièces et de raccords. Nous caricaturons outrageusement, maisnous donnons le point de vue tendanciel; en outre, nous ne tenons qu'àmentionner l'éloignement des conceptions tempérées, conformes aux pré­tendues injonctions physiologiques (une sorte de sola natura medicatrixï.Le chirurgien ne se soucie plus des réseaux complexes; il invente ses trajetset tourne résolument le dos aux sages préceptes hippocratiques. Est-ce que,par là, nous bénissons le fait et. chantons un progrès plein de risques oud'excès? Mais la médecine guérit. Nous prenons seulement acte d'une ré­interprétation obligée d'un fonctionnement. L'organisme, ;;.;..le paradigmenaturel- ne doit plüs être compris à travers des-images modératrices maisdavantage rapproché d'une complexe.machinerie. On.ne saurait en rester àune théorie de l'harmonie, sauf à vouloir s'accrocher à une physiologieinefficace. Pourquoi ne pas abandonner le dogme de l'équilibre? Pourquois'opposer à cette victoire de l' artificialité ?

La physique de son côté avait ouvert le chemin et ruiné depuislongtemps l'idée fondamentale du Cosmos. Le principe d'inertie ycontribua de façon élective: « tout corps persévère dans son état de repos oude mouvement rectiligne et uniforme aussi longtemps que l'applicationd'une force ne le contraint pas à en changer». Cesse donc de valoir labellenotion du «lieu naturel» vers lequel tendait chaque objet: le milieu phy­sique devient inévitablement homogène et non-qualifié. Qui n'y souscriraitou s'en plaindrait?

Plus généralement encore, nous croyons que la biologie, - la sciencenaturelle par excellence - n'avance qu'à travers trois étapes qui supposentune lente désacralisation: d'abord, une recherche empirique aide à la

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reconnaissance d'une fonction ou d'un- régime donné (le digestif, lerespiratoire, le moteur). Allons plus loin, nous pourrions montrer que cesdécouvertes s'orientaient, comme il se doit, du plus offert au plus caché ..Lesavant ne peut aussi qu' « admirer» alors la richesse d'un corps capable deses opérations adaptées et bénéfiques. Nous l'avons signalé, la secondeétape suivra, la plus importante, peut-être la plus blessante: tirer au dehorsce qui s'est intériorisé (l'enfermement protecteur). Les êtres les moinsévolués pourront souvent favoriser cette analyse, puisque, chez eux, sub­siste encore l'extériorité (ainsi .les ovipares). On imagine sans peine lasuite, le troisième moment: quand on a découvert, décomposé et maîtrisé lafonction, on peut intervenir, la suspendre, la dévier, la moduler, la rem­placer même ou en intervertir les phases. La meilleure jllustrati()"n en esttant 1~ insémination dite artificielle (avec une semence étrangère) que lafécondation in vitro.

La connaissance ·des procédures et des stratégies de la vie suffit à luienlever ce qu'on lui accordait indûment, - l'invariabilité, l' inséparabilitéde ses diverses phases, .l'intouchabilité subséquente. À cet égard, le darwi­nisme devait ouvrir les yeux: il eh résulte, avec sa théorie, une nouvelleversion de la nature; elle ne se caractérise plus par J'immuabilité, - ce quirésiste et revient -' mais par ce quine cesse de changer,

Il a réussi à chasser la thèse «fixiste» (le vivant comme immobile, laconstance). La nature, dans son ensemble, varie elle-même (les climats, lesérosions, les déplacements, les surrections ... ) et son représentant le plusnotable, le vivant, de son côté, lui aussi bouge. On croyait-en l'existenced'un héréditaire tenace ou du définitivement stable, alors qu'on assiste à deperpétuelles et profondes modifications. Darwin, que nous n'examineronspas pour lui-même (l'évolutionnisme) a.mis en relief l'importance de cecontinuel ondoiement (la variation).

Maisle biologiste de son époque s'est employé à le ..minimiser ou à lenier, sans d'ailleurs y parvenir. Ainsi il a soutenu, entre autres arguments,que la domestication qui altère et parfois bouleverse les caractères les plusséculaires, - ce qu'on ne saurait.contester - ne.les transforme pas vraiment.On a été trompé, Dès que les vivants reviennent à leur état premier, ilsreprendraient la « forme» qu'ils n'avaient pas abandonnée. Il s'agit doncd'une ingénieusemascarade, non pas d'une authentique conversion. MaisDarwin ne .l'admet pas: «Je dois signaler, écrit-il, une assertion souventrépétée par .Iesnaturalistes, à savoir que nos variétés domestiques, renduesà la liberté, font graduellement mais invariablement retour aux caractèresde leurs souches primitives» 1. C'est faux. Pas de rétrogradation qui nousrestituerait la prétendue primitivité ! Les races domestiques, selon Darwin,

1. L'origine des espèces, trad. Moulinié, 1873, p. 15.

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ont été tellement poussées à leur extrême, vers le quasi-monstrueux,qu' elles ne peuvent. plus, en fait, revenir à un stade antérieur. Évoquer ce« retour» relève moins du réel que de la pure.assertion (on croit que ... ) oudu préjugé: « Cette manière de voir ne trouve pas une preuve en safaveur» 1. Les chevaux de trait ou de course, le bétail à longues et courtescornes, les volailles de diverses races, les légumes ont été tellementreconstitués ou modifiés qu'ils en sont fragilisés et obligés corrélativementde « conserver» leur état, sans même pouvoir le troquer contre un autre, fût­ce le leur, celui qu'on imagine (le sauvage).

Autre sophisme: on prétend alors que l'homme a retenu, afin de lesasservir et pour pouvoir les soumettre à ses plans modificateurs, les végé­taux ou les animaux les plus dociles, lesplus malléables, de là, cette théorietranssubstantialiste. Et en effet, à force d'accumuler des différences, onfinit par obtenir du nouveau, mais on aurait opéré sur un «matériau pro­pice». On n'a pas le droit, "à partir de là, de généraliser. Mais, pour Darwin,la culture modifie profondément la nature - état perdu et devenu imagi­naire. En outre, remarque Darwin, «Comment un sauvage apprivoisant unanimal aurait-il pu savoir d'avance qu'il varierait dans les générations àvenir et qu'il supporterait d'autres climats? Est-ce'que la faible variation del'âne et de l'oie, la susceptibilité du renne pour la chaleur ou du chameaupour le froid ont empêché leur domestication? » 2. On prétend encore que lavariation et la sélectionqui l'escorte ne remontent pas au delà-de quelquessiècles -la période de l'agriculture et de l'élevage - un temps qui n'est passuffisant pour qu'on s'éloigne de la souche et qu'on accède à desdissemblances solides. Autre argument spécieux: des appareils tenus pourles plus importants et qui précisément ne connaissent pas la moindredéviation 'par rapport à leur état. Preuve de .la légèreté de l'innovation!Mais, note malicieusement Darwin: « Ainsi que quelques naturalistes l'ontloyalement teconnu, ils placent pratiquement au rang d'organes importantsceux qui ne varient pas et, par conséquent, à ce point de vue, on nepourrajamais trouver un cas de variation d'un organe important. .. » 3.

Comme il est tout de même difficile de soutenir l'impossible, contrevents et marées, la science naturelle a changé habilement de cap: elleinverse ses positions. Hostile aux-variations qui donnent des variétés, et delà l'éclipse' ou l'annulation de l'espèce (l'immuable, le fixe), on amplifieles écarts entre les êtres. On néglige les .intermédiaires entre eux et on nemanque pas d'invalider les cas douteux. On accorde alors tellement auchangement qu'en fin de compte il disparaît.en tant qu'opérateur. On se

1.Id., p. 15.2. Id., p.17.3. Id., p. 47.

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trouve mis en présence de milliers d'espèces incomparables. On revient,par là, aux « essences». « Un certain nombre de naturalistes, écrit Darwin,soutiennent que les animaux, ne présentent jamais de variétés et parconséquent attribuent aux moindres différences une. valeur .spécifique...Un grand nombre de formes, que des juges compétents regardent commedes variétés, ressemblent, il est vrai, par leurs caractères, tellement à desespèces, que d'autres, non moins compétents, les ont comptées commetelles ... Dans le chêne commun, qui a été beaucoup .étudié, un .auteurallemand a érigé en espèces plus d'une ,douzaine de formes presqueuniversellement considérées comme des variétés» 1.

ILs'agit là d'une réplique habile.: isoler et statufier les différences, parlà, récuser les passages des êtres les tins dans les autres. Notons d'ailleursque cette transformation implique encore deux. causes opposées: d'unepart, une population dense, parce qu'elle intensifie la concurrence etentraîne l'obligation de se spécialiser; d'autre part, l'isolement consécutif,afin que l'état nouveau ne soit pas noyé dans l'ensemble (d'où l' iniportanced'une barrière, d'un obstacle aux échanges ou de l'île séparée descontinents). Et c'est d'ailleurs pourquoi avec l'animal nomade ou la planteaùx graines volantes, on ne parvient pas à préserver les possibles .«conversions». Ainsi, -«le chat, note. Darwin, - attaché aux données lesplus offertes, sinon Jes plus ordinaires, - qu'en raison de ses mœursnocturnes etvagabondes, on ne peut.pas apparier facilement, quoique-trèsrecherché par les femmes et les enfants, ne nous présente jamais de racesdistinctes; celles que nous voyons quelquefois étant presque toujoursimport4ées de quelque autre pays» 2• Pourquoi les ânes, de leur côté,changent-ils si peu? «Parce qu'ils ne se trouvent qu'entre les mains desgens pauvres qui n'apportent aucun soin à sa reproduction» 3. Le cheval, àl'inverse, a connu les plus amples mutations.

Finalement, végétaux et animaux, - la nature - dépendent donc deI'homme, de ses mœurs, ainsi que des moyens de les séquestrer (empêchantles fusions annulatrices de la nouveauté). Les plus avisés des naturalistes necontestent pas .la variation, mais se replient et s'emploient seulement à enmodérer la portée, à lui fixer des seuils qu'elle ne peut pas excéder. Ilsl'emprisonnent. Resteraient donc des plages d'immobilité! «Une limitesera facilement atteinte... Il Ya, par exemple, une limite à la vitesse d'unanimal terrestre qui est déterminée par le frottement à vaincre, le poids du

l.Id., p. 53.2. Id., p.40.3. u..p.41.

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corps à porter, la puissance de contraction des fibres musculaires·» 1. Maisl'expérience dément ce principe restrictif, ainsi que le prouve le- simpleexamen des pruniers, des.melons et autres fruits. Horticulture, sylvicultureou élevage des bêtes ont travaillé à l'augmentation, des écarts et audépassement des bornes qu'on tenait pour infranchissables.

On veut que le vivant ne puisse pas être remanié au delà de certainesfrontières mais il ne s'agit là que d'une inféodation à l'habitude et d'unargument assez hypocrite, destiné, par principe, àcontester la puissance duchangement, « Un chat est un chat» répète le fixiste qui ne songe qu'àretrouver ses repères, alors que pourtant les espèces (les essences)disparaissent sous les variétés et que celles-ci, à leur tour, sortent desvariations, à .tel point que disparaît «le fonds commun». Le chat cessed'être toujours le même chat!

*Paradoxalement, la théorie qui tablait sur le changement et le révélait

devait moins entraîner de bouleversements structuraux que celle quiétudiait la constance, ainsi que la transmission des caractères patrimoniaux.Le vivant va connaître une révolution sans précédent, celle qui lui retire sasubstantialité. Et que reste-t-il de la nature quand on lui enlève àce point sastabilité, son équilibre ainsi que ses accompagnements, telle l'harmoniecompensatrice qui assure son maintien et sa renaissance (nasci, naître, lanature perdurante)? Est-ce que, d'ailleurs, la science ne se modifie pas defond en comble: au lieu de chercher à examiner ce.qui.est, elle apprend à leconstruire (la phénoménotechnie bachelardienne)? L'être n'est-il pasentièrement immergé dans le devenir, comme, .sil avait perdu son«essence» même? La transnaturalité, qui a déjà frappé les sciencesmatérielles (la productivité: il importe de susciter ce qui n'existe pas) netouche-telle pas, irrévocablement, le dernier sanctuaire, celui des êtres?

À quels types d'opération assistons-nous? .Nous nous proposons d'enévoquer: trois, toutes classiques et connues, toutes semblables et toutesrévolutionnaires, celles dela déprogrammation du vivant, qui le déréalisentet l'intègrent à la.technosphère.La biologie n'a pas pu l'éviter: elle a suiviun chemin prévisible. Le mendélisme l'ouvre: il isole d'abord tel ou tel« caractère» et l'examine à travers les générations. Il découvre alors cequ'il nommera les «récessifs », ceux qui subsistent à.l'état latent dans lescombinaisons. Ils s'éclipsent d'abord complètement (loi d'uniformité de lapremière génération) mais on note leur retour et non moins leur non­modifiabilité (loi dite de la pureté des gamètes). Si on croise des petits poisà graines lisses (L) à une variété à graines ridées (r), selon le cas bien connu,

1.Id., p. 41.

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tous les plants seront à graines lisses; puis, Mendel laisse ces végétationss'auto-polliniser (la seconde génération): 25% du lot exhiberont lecaractère qui avait été masqué ou qui avait disparu. Ne faut-il pas admettredéjà que cette qualité individualisante est liée à une particule (le facteur etdéjàle chromosome) ?

Ce matériel qu'on présume est repéré dans les cellules des glandes sali­vaires de la mouche du vinaigre (les chromosomes géants); on vajusqu'àdiscerner le ruban aisément colorable, responsable de l'hérédité ou de lamaintenance (de là, le mot de chromosome ou le corps qui se colore). Onimagine la suite: on descend cette pente qui conduit de l'ensemble auxparties, - des chromosomes aux gènes, de ceux-ci à leur substance basale,l' A.D.N. ou l'acide désoxyribo- nucléique, enfin de celui-ci à sa configura­tion même - les deux 1 chaînes hélicoïdales, tel un escalier en spirale,parallèles et correspondantes. Bref, on atteint les éléments constitutifs etinformationnels dont le « séquençage» définit intégralement le vivant: onsaura .passer de ce dispositif nucléique aux protéines détentrices del' individuali té et de son fonctionnement.

Or, les trois prouesses artificialisantes que nous souhaitons évoquer - àpartir du moment où la machinerie cellulaire de la transmission de la vie aété élucidée, - reviennent à la dénaturer et ~ la soumettre à nos besoins.

Première manipulation, la transgénose ou la substitution à la « bobine»nucléaire de celle qu'on entend désormais lui imposer. On met l'une à laplace de l'autre; on change carrément le film (la biotechnologie). À ceteffet, l'opérateur use d'une facilité: il travaille, en effet, aussi bien sur unchampignon primitif (neurospora crassa) que sur Escherichia coli, unautre procaryote. Ce dernier (le colibacille) doit son appellation àEscherich qui l'a découvert, logé dans le colon, comme un hôte spontané del'homme. Pourquoi ceux-ci se sont-ils imposés? On n'oubliera pas que lanature a toujours réalisé toutes les combinaisons entre ses unités ou élé­ments. On va retourner contre elle cette richesse : elle fournit les moyens detravailler sur et contre elle. Le ruban qu'il convient de changer se trouve, eneffet, chez Escherichia coli non plus enfermé dans un noyau difficile àrompre (la forteresse), mais segmenté en plusieurs morceaux isolés (lesplasmides). Ceux-ci s'offrent donc àla division ou à la manipulation. Lebiologiste intervient ici: il les coupe et insère en eux des micro-fragmentsd'A.D.N. venus d'un autre vivant .(la mouche, cf. fig. 9, page 122). Lebacille, au taux de division extraordinairement rapide, pourra alors, grâce àce greffage approprié, synthétiser les molécules qu'on souhaite. Ou bien ondévie une production qui Je spécifiait, ou bien on force l'unicellulaire àtransformer UI1 substrat sur lequel il n'agissait pas. On peut prévoir toutesles bioconversions sur lesquelles butait l'industrie conventionnelle.

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122 CHAPITRE IV

Fig 9. Schéma transgénosique. L'unicellulaire incorpore un fragment de l'appareilhéréditaire de la mouche.

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Figl O.Ce cas d'auto-régulation qui illustre notre analyseest un peu plus complexe.

Il s'agit ici d'une bactérie (Corynebacterium Glutamicum). La muta­tion sur l'enzyme N°2 (le.passage C~D) empêche la transformation de laly~

sine en thréonine et méthionine. Du coup, la lysine est libérée d' autantplusqu'elle parvient, à elle seule, à bloquer la rétroinhibition; ainsi l'enzymeN°l continue à« actionner» la chaîne métabolique.

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Stratégie plus audacieuse, au second degré: on apprend à transférer surdes métazoaires évolués et complexes (la souris par exemple) les ruses quiont-d'abord concerné les souches 'microbiennes, c'est-à-dire que des virusmodifiés sont introduits à l'intérieur du noyau central de l' hôte qu'ils enva­hissent. Ils détraqueront son système productif..La démarche comprendbien.deux temps: on dévoie le parasite-vecteur.ensuite, on le dirige contrecelui qu'on ciblera. Faute de pouvoir attaquer sa physiologiemétabolique,on pratique la tactique du «cheval de Troie }~ : on.lui injecte l'ennemi qu'ilreçoit au dedans et qui le dérèglera.

Second exploit, la simple mutation. Ici, on privilégiera Neurosporacrassa, champignon primitifdont il a été question.

En général, un bouleversement ponctuel du génome ne donne rien,parce que la modification, située nécessairement sur un seul chromosome(elle doit être locale, sinon 01J. assisterait àun délabrement), est neutraliséepar son vis-à-vis non-concerné (les 2 n). Le changement qu'on a opérérentre toujours dans le récessif(il ne se traduit donc pas). Le vivant parvientà annuler ainsi ce qui le déstabilise. Il éloigne la menace. Mais Neurosporabénéficie d'un statut inversé par rapport aux métazoaires, en ce sens que ceProcaryote ne compte que n chromosomes (la méiose ne s'y trouve qu'enposition post-zygotique). Une fois de plus, l'expérimentateur table sur unenature qui a exploité toutes les occurrences (chaque possibilité et aussi soncontraire). Lorsque Neurospora s'unit à son semblable, pour former un œuf(2n) cette phase ne dure qu'un instant, le temps de libérer les «haploïdes»(les 11 chromosmes), De ce fait, le changement provoqué s'inscrit dans cetêtre; il le manifeste.

Une faible irradiation de l'ensemble du génome pourra donner les septmutants qu' on est en droit d'attendre (puisqu'on compte sept chromosmesdistincts, d'où sept altérations basales) et qu'on sépare assez facilement. Leschéma que nous donnons (cf. fig. 10, page 122) éclaire sur l'avantagequ'on récolte: le bacille inchangé (la nature y oblige) adapte sa machinerieenzymatique et productive aux effets (rétroaction). Dès qu'une substanceintermédiaire- s'accumule dans le milieu de culture, elle ralentit à moinsqu'elle ne suspende la dégradation. Les lois de l'équilibre et de l' ajuste­ment l'expliquent. Mais, puisqu'on est parvenu à altérer l'opérateur, onbrise ce couplage, ce qui amène le mutant à ne plus jamais interrompre oudiminuer son activité fabricatrice. On a créé «une machine vivante»infatigable, subtile et précise. L'industrie trouve là son meilleurinstrument.

Cette conversion - la désubstantialisation- nous sauve de la prisonrestrictive, où nous étions, depuis toujours, enfermés: le microbe ne nousdonnait pas ce que nous souhaitions et il ne le livrait qu' en faibles quantités,quand il réalisait un produit. On vient d'ouvrir ce cercle qui reliait le

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principe actifà ses conséquences. On infinitiseune production; de plus, cetunicellulaire s'avère capable de nous approvisionner en substances chi­miques les pluscomplexes et les plusrares, Les chaînes sautent, en quelquesorte, de tous côtés.

Après la transgénose et la mutation, l' hybridome nous semble unetroisième biotechnologie audacieuse: nous la silhouettons, afin de mettreen évidence les procédures grâce auxquelles on tourne et dénature la nature.Il s'agit d'une combinaison qui consiste à fondre deux cellules éloignéestant par leurs propriétés que par leur statut: préalablement, leurs mem­branes isolantes ont été amollies, ou détériorées, voire rompues. Ainsi, leslymphocytes ne se multiplient pas' en culture (ils meurent vite). On lesassocie' à des cellules jeunes (disons même immortelles, cancéreuses). Àcet effet, on recourt à des fragments de myélome (tumeur de la moelleosseuse de la souris particulièrement active) qu'on parvient à unir à descellules immunocompétentes contre l'antigène, prélevées elles-mêmes surla rate des souris immunisées.Les deux cellules n'en font plus qu'une, quisecrète des anticorps.Orrles «clone» : on retient alors celles qui produisentle plus abondamment le spécifique contre telle ou telle invasion et, par cequasi-bouturage, aucune ne dévie par rapport à la souche. Donc ces AMe(anticorps mono-clonaux) de synthèse demeurent immuables dans leurfonctionnement. On en tire de nombreux effets tant pour le diagnostic quepour le traitement.

De cette étonnante transformation, on doit retenir le bouleversementcytologique opéré (une cellule inconnue dans la nature), un couplageinsolite (le lymphocyte qui incorpore la fertilité cancéreuse) et surtoutl'invariance dans ses potentialités. La vie, livrée àelle seule, frappe par soninstabilité: ici, on 'l'a figée. OQ. se donne donc de mieux en mieux lescaractères de son matériel, qu'orrparvient, à la limite, à « construire ».

Les trois biotechnologies que nous avons évoquées (la transgénose, lamutation et l 'hybridome) nous éloignent donc de ce qui a toujours existé etqu'on croyait «indécomposable ». La nature signifie ce qui revient :- laforce de l'immuable et du retour. Or, elle a été remaniée et fondamen­talement modifiée en son contraire.

*L'homme moderne ne se contente pas de recréer le vivant (la biotechno­

logie, prolongement de la phénoménotechnie), il n'en invente pas moinslamatérialité (les matériaux composites, entre autres) et nous procure des« substances» qui n'existaient pas avant lui.

L'homme s'auto-constitue aussi, tant morphologiquement (sa bipédie,sa boîte crânienne.son pouce agile, opposé à ses autres doigts) que socia­lement (le langage, l'outil, laloi). L'hominisation inscrit l'homme dans le

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LE POUR ET LE CONTRE 125

devenir, dans son devenir. li devient moinsce qu'il est, qu'il n'est ce qu'ildevient. Se modifient de fond en comble ses conduites, ses besoins, sesperformances. On s'y refuse souvent; on craint que.ne se répande par là uneforme de 1'« héraclitéisme ». On ne veut pas perdre ses repères. Onsouhaite donc définir« unétat antérieur stable» surlequel l'acquis pourraseulement se poser. Faute de pouvoir arrêter ou immobiliser le monde, onse rabat sur l' homme.qui ne varierait pas!

Curieusement et même contradictoirement, Bergson, le philosophe dutemps, ena limité les prérogatives, puisqu'il a tenu à prendre conscience età analyser «le primitif», immuable en l'homme même, sousjacent à tousles ajouts superficiels. «La nature est indestructible, écrit-il. On a eu tort dedire «Chassez le naturel, il revient au galop» car le naturel ne se laisse paschassér, Il est toujours là. Nous savons ce qu'il faut penser de la transmis­sibilité des caractères acquis. Il" est peu probable qu'une habitude setransmette jamais» 1. Évitons l'optimisme facile! Minimisons, demande lephilosophe, la couche de la sédimentation. Et que découvre-t-on toujourscomme roc, dans le sous-sol psychique?

« Puisque les dispositions de l'espèce subsistent, immuables, au fond dechacun de nous, il est impossible que le moraliste et le sociologue n'aientpas à en tenir compte »2. pt Bergson, en effet, dans les Deux Sources,consacre des pages à exhumer ce qui se loge dans les profondeurs archéo­logiques de la conscience. Il y discerne d'abord des structures de comman­dement et de pouvoir, qui peuvent aboutir non seulement à l'esclavage pourcertains, mais également à des massacres et des anéantissements cruels.«La nature, massacreuse d'individus, en même temps que génératrice desespèces, a dû vouloir le chef impitoyable, si elle a prévu des chefs.L'histoire tout entière en témoigne. Des hécatombes inouïes, précédées despires supplices, ont été ordonnées avec un parfait sang-froid» 3. Parallè­lement à cette disposition, on aperçoit aussi un invincible «esprit deguerre». «La guerre est naturelle. L'instinct guerrier est si fort qu'il est lepremier àapparaître quand on gratte la civilisation pour retrouver la nature.On sait combien les petits garçons aiment à se battre. Ils recevront descoups. Mais ils auront la satisfaction d'en donner »4. Ne nous étonnons plusni de la xénophobie des hordes ni de l'implantation de la violence.

On pourrait légitimement adresser à Bergson le reproche que Rousseauopposait à Hobbes: ne projette-t-il pas dans le passé le présent (la fameuseillusion rétrospective), afin d'en supprimer l'étrangeté, sinon même

1.Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, éd. 1932,p. 289.2. Id., p. 291.3.ld.,p.297.4. Id., p. 303.

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126 CHAPITREIV

l'horreur? L'Europe, au moment où il écrit, 'connaît des menacesd'affrontements et de conflits. Alors, au lieu de mettre «la nature humainedans l'histoire », ·il préfère 'l'inverse, soumettre J'histoire à cette naturenoire et incoercible. Par c.ertains côtés, une telle lecture .à l'envers,qu'ailleurs il condamne, expliquerait tout. Mais nous pensons que -lebénéfice de cette analyse se- trouve cependant ailleurs : par ce moyen,Bergson suggère une morale et des recommandations sociales autrementsans justification.

Il en tire en effet d'immédiatesconclusions qu'il pense indiscutables: ilfaut tout mettre en œuvre pour tenter de corriger ces forces instinctivesmalsaines, ainsi, empêcher les excès de population, prendre des mesuresanti-natalistes, encore que le philosophe reconnaisse «Ia difficulté d'assi­gner administrativement une limite à la population» bref, contrôler Vénuspour pouvoir retarder Mars. Il faudra surtout apprendre à se dispenser duconfort, du luxe etdu bien-être, facteurs d'une industrialisation galopante.:« nous voulons nous amuser » 1 ou encore « notre civilisation est' aphrodi­siaque» 2. Bergson préconise l'ascèse, le dénuement, l'austérité. C'estsurtout la machine qui nous ruine et, à l'en croire, elle pousse même à labarbarie, ainsi qu'au gaspillage. Elle exaspère nos besoins, rend insatiablesles appétits, intensifie la compétition. Il convient, en conséquence, commenous l'avons déjà mentionné, de diminuer la fièvre usinière mais dedévelopper l'agriculture: on aurait trop favorisé les villes au détriment deia campagne. Bergson admet l' outilqui prolonge le bras, c'est-à-dire notrecorps. «La nature (c'est toujours à elle qu'Il sè réfère et d'elle qu'ils' inspire), en nous dotant d'une intelligence essentiellement fabricatrice,avait ainsi préparé, pour nous, un certain agrandissement. Mais desmachines qui marchent au pétrole, au charbon, à la hoùille blanche et quiconvertissent en mouvement des énergies potentielles accumulées pendantdes millions d'années, sont venues donner ànotre organisme une extensionsi vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée... »3.

Suit la célèbre requête: ce «corps agrandi» attend un supplémentd' âme ! La mécanique demanderait une mystique! Ainsi, à soutenir que « lanature ne change pas», on en induit un étrange programme socio-politique,ainsi qu'une charge contre les engins devenus des dévoreurs d'énergie.Remarque de la même inspiration, les hommes auraient trop avantagé lessciences de la matière et de la nature, ce qui aurait retardé et même étouffécelles de l'esprit. Le philosophe blâme' cette préférence, ainsi que cette

1.Id., p.310.2. Id., p. 310.s.u.. p.330.

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LE POUR ET LECONTRE 127

antériorité til n'en cache pas les funestes conséquences. On'reste confondupar de telles analyses.

Si on peut juger, une hypothèse ouune cause par les conclusions qui s'endégagent, on refusera l'idée d'une prétendue« nature humaine », Déjà chezHobbes, elle servait à cautionner la dictature; elle nous entraîne aussi biendans l'utopie, dans de fades bergeries (consommer le moins possible; lafrugalité.le régime végétarien ouvertement vanté par Bergson), le retour enArcadie, bref, vers des remarques ou des souhaits typiquement régressifs.Le «naturalisme» sert principalement à nier tout changement.

Méfions-nous de la valorisation de 1.' invariable, qui ne vaut pas pluspour l'homme qùepour l'univers lui-même. Nous croyons pouvoir énon­cer, en conséquence, une loi des trois états, qui recoupe mais surtout élargitcelle que nous développions à propos de l 'étude physiologique. La natureentrerait danSllne dialectique qui ne manquerait pas de la « maturer» en cesens qu'elle se transformerait et s'agrandirait sans cesse. Dans un premiertemps, philosophie et science confondues commencent par reconnàître lestatut privilégié de ce qui est: on se garde surtout de le confondre avec lefactice (le lit, la maison, le manteau). L'être se nomme l'eau, le feu, laplante. On se rappelle l'argumentationaristotélicienne: «Un homme naîtd'un homme, mais non un lit d'un lit. C'est pourquoi on dit que la figure dulit n'est pas dans'la nature mais dans le bois, car, par bourgeonnement, il seproduira du bois, non un .lit » 1. Nous savons que.,la tendance interne aumouvement (l'accroissement, l'altération, la.génération et le transport aubesoin), cette spontanéité, caractérise.I'être même. Celui-ci résulte' del'union d'une forme indissociable d'une matière, d'où justement l'opposi­tion à la technique et à ce qu'elle façonne, qui dispose, de manièreextérieure et par accident, l'idée dans un substrat. Le lit en devient uneréalisation temporaire, à l'inverse du bois, réel plus sûr et mieux organisé,dont la trame ne cesse pas d'étonner.

.La philosophie se devait de privilégier ce.qui revêt des propriétés dyna­miques, ainsi qu'un commencement d'intériorité et d'inséparabilité. Lefabriqué ou bien imite cette fusion ou alors ne réussit pas vraiment lasymbiose, ne pouvant pas cacher l'écart entre le fonctionnement et ce qui lesupporte, Le naturel l' emporte. Toutefois, l'architecte ou le constructeurpeut aider à entrer dans le dessein de la chose: « Si une maison était choseengendrée par nature, elle serait produite de la façon dont l'art l'a produite,au contraire, si les choses naturelles n'étaient pas produites par la natureseulement mais aussi par"!'art, elles seraient produites par l'art de la mêmemanière qu'elles le sont par la nature »2.

1.Physique, Il, (1)-la Nature- 193 b, trad. Stevens.Paris, Vrin.2. Id., Il, (8), 199a.

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128 CHAPITRE IV

L' étape qui- suivra consistera à désagréger l'ontologisme, de là,corrélativement, la fin du Cosmos et de ses éléments; on.effacera la dualitéentre ce qui est donné tel quel et ce qui est élaboré par 1'homme, d'oùl'entrée dans l'extériorisation (le mécanisme), d'autant mieux que se lèvel'automate qui,.à sa manière, efface et nargue la coupure. Kepler s'inspireouvertement du faire humain, de l'artifice et de ses résultats: « Le but que jeme propose est d'affirmer que la machine de l'univers n'est pas semblable àun être divin animé mais est semblable à une' horloge (celui qui croitl' horloge animée attribue à l' œuvre l' honneur qui revient à l' ouvrier) et quetous les mouvements variés y dépendent d'une simple force matérielleagissante, de même que ·tous les m.ouvements de I'horloge sont dus aupendule simple» 1. L'impulsion, le choc éclipsent alors les autresmouvements (ceux de la reproduction ou du déclin, ceux de la qualité etmême ceux .de la dimension)..Et surtout comment nier l'importance, lenombre et la variété des multiconstructions, donc, les prouesses du faire,qui illustrent les principes physiques et nous valent les fontaines, les mou­lins, les pompes, les engins de guerre, les lunettes et autres instrumentsd'optique, les horloges? Bref, l'univers-monde se mécanise et le méca­nisme s'universalise en même temps qu'il se réalise.

Les philosophes du XVIIIe - Buffon, Maupertuis, Diderot, - assurentune sorte de transition: ils célèbrent la richesse d'un monde qui les déroute,parce qu'ils y discernent des phénomènes insolites, l'électricité, l' acous­tique, le magnétisme, les alliages et les mixtes. Ils croient pouvoir revenir àune nature inexhaustible. Ils n' empêcheront pas la troisième étape qui nedébute, il est vrai, qu'au commencement du XIXe siècle. Gaston Bachelardl'a lumineusement définie: « La chimie de l'avenir, écri t-il, nous livrera, aulieu et place des substances naturelles, tout un ensemble d'aliments, deremèdes, de parfums, de stucs, de ciments, de fibres qui bouleverserontl'industrie, le commerce, la vie entière ... Tôt ou tard, les substancesfactices doivent primer en importance pédagogique les substances natu­relles, pour la raison bien simple que la synthèse qui produit les substancesfactices est plus éducative que,toute analyse »2.

Désormais, on instaure et suscite la nature. Le physicien ontogéniste, àpartir d'une donnée empirique fort limitée, pauvre, à pèine ébauchée, réus­sit à mettre sur pied les méga machines génératrices ou condensatrices quidépassent de loin les phénomènes qualitatifs observés.

On va donc d'unereconnaissance des faits à une teéhnique d'immenseseffets.

1. Kepler, Opera, éd. 1858, t. 1, p. 176, - citation reprise au texte de S. Moscovici, Essaisur l 'histoire humaine de la nature, p. 323.

2. Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne, Vrin, 2e éd., p. 69-70.

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LEPOUR ETLECONTRE 129

Le faire se substitue à l'être. La nature-devient plus ce qu'on invente,que ce que l'on explore. Le savant matérialise les lois: il s'ensuit des corps etdes industries qui, sans lui, n'auraient jamais existé. Si le biologiste repro­gramme les vivants, le physicien n'en modifie pas moins les éléments lesplus complexes et les plus stables. Le laboratoire crée, il ne contemple plus.

En voici d'ailleurs deux illustrations contemporaines et retentissantes:1) Rappelons qu'en 1869 le chimiste-physicien Dimitri Mendeleieff

avait rangé les éléments matériels connus dans son célèbre Tableau.forméde colonnes et de séries': ceux qui appartenaient à une même colonnejouissaient de propriétés analogues. On alla bientôt jusqu'à devoir compter92 éléments, le dernier, l'uranium, occupant, par définition, la dernièrecase, la 92 e. Viendront justement les transuraniens comme le plutonium. Lesavant ne se borne plus à placer lessubstances les unes par rapport auxautres ou à les étudier, mais il complète le groupe, d'où ce qu'on devranommer la radio-activité artificielle..On écrit généralement le symbole del'atome par une lettre majuscule, flanquée à gauche en bas du nombre deses protons (e+), le nombre dit «Z», égal d'ailleurs à celui des électronspériphériques. On dispose en haut et toujours à gauche, le nombre de sesnucléons, c'est-à-dire celui des protons ajouté à celui des .neutrons (lenombre de masse du noyau). Avec cette écriture, l'uranium se symbolisepar un :

235 '

92U et238U'92

JI s'agit. là de deux isotopes célèbres (même case, mêmes propriétéschimiques, mais différences physiques).

Toutefois, la découverte majeure vient de ce qu'on fabriquera sanslimites des « éléments» Jusqu'alors inconnus, le plus souvent instables, quivarient alors par le nombre de leurs nucléons. Il suffit de bombarder telle outelle substance par des radiations neutroniques, entre autres. On a doncmultiplié.les isotopes radioactifs (la radioactivité artificielle). On a élargi lespectre des corps. Le physicien ne manque pas de traduire sa création àl'aide d'équations nucléaires: l'un des premiers corps à être réalisé, lephosphore radioactif, a été préparé par l'action des neutrons sur le soufreordinaire:

32

16 SI

+ 0 n-32

15

1

1 HLa réaction pourra être dite (0, p) n désignant le projectile incident et p

l'expulsé (un proton). Par là, on remanie la carte du Monde; on insère

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1130 CHAPITRE IV

même en elle des trajets inattendus qui relient des unités .oudes continentséloignés, puisque, par exemple, l'aluminium, qui intègre des particules, setransmue en expulsant des neutrons et en donnant un phosphore radioactifqui finit par se désintégrer en silicium.

Au passage, signalons l'utilisation de ces piles atomiques par lesquelleson fabrique ce qui permet de traiter des tissus cancéreux; le produit sedémolit à l'intérieur de la tumeur, sans rien brûler d'autre qu'elle,puisqu'elle seule a pu capter cet élément.

L'idée essentielle de ce prométhéisme veut que le physicien, loind'étudier les substances, travaille surtout à les augmenter età les produire.

2) Les «plastiques», qui ne cessent d'envahir notre univers, illustrentce même thème: la technologie édifie des néo-substances complexes àpartir de structures simples et communes. La plupart des matériaux ~ -leverre, la terre, les pâtes, les métaux fondus - possèdent l'importante pro­priété de la fluence, mais ils ne la conservent pas. Il faut donc, après leurrapide solidification, les «usiner» à l'égal de la ·pierre et du bois. Àl'opposé, les macromolécules plastiques gardent cette qualité: à la ..finseulement, on les rend, par déshydratation oupar la cuisson, indéformables(la stabilisation). La vulcanisation du caoutchouc avait déjà.ouvert la voie àce prodige, celui d'un corps -le latex ou la gomme - qu'on pouvait, grâce àl'addition d'une faible quantité de soufre, rendre à la fois dur et élastique(d'où le retour à sa position initiale malgré la violence de l'élongation).

Les synthétiques allient de leur côté les contraires: la rigidité (ils évitentpar là l'usure, la rayure et frapperont donc par leur nappé indestructible),donc la solidité, et la souplesse qui leur permet d'enregistrer les chocs, sansse briser ni même se fendiller. Or, ils dérivent de la polymérisation d'uneunité première, de la répétition de ce motif le long d'une chaîne (un fil) ou àtravers un volume, voire dans un développement surfacial (une fèuille) -lepolyéthylène, le polystyrène, le polyvinyle. Leurs quaiités varient même enfonction de leur composant, de la quantité qui s' additionne elle-même àelle-même et des catalyseurs qui autorisent tel ou tel type d'accrochage. Onles obtient donc à volonté à la fois légers et tenaces, colorés ou non, bref,l' industrie bâtit son réel.

On pensera qu'il s'agit, avec eux, de la matière et non plus de la nature,mais c'est oublier que ces néo-substances avoisinent les vivantes, lesorganiques. On en doutera d'autant moins que les premières d'entre elles,les fils de nos tissus, miment la structure cellulosique, celle des végétaux.Elles les copient pour mieux les évincer. Ainsi s'efface la coupure entre lesrègnes -le minéral et le vivant - qu'affectionnaient les philosophies de lanature, elles-mêmes attachées àun monde scalaire avec des provinces, desdegrés et des marches. Si le physicien, le chimiste et le biologiste créentdes «êtres » (des chimères) qui, après s'être inspirés des «naturels», les

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LE POUR ET LE CONTRE 131

dépassent, l'artifice finit par s'imposer. Il faut alors en prendre acte: nousentrons dans un monde médian, où chancellent les anciennes divisions, oùle factuel et le factice échangent leurs rôles et se mêlent.

Du fait de cette dénaturation et d'une naturation généralisée, la notionde nature, en tant que telle, perd de son sens et de son attrait: on triture,rature, suture. Nous avons toutefois réservé à cette notion de nature, - àréaménager et à réorienter - des usages nouveaux. Nous n'en avonsd'ailleurs pas fini avec elle. En somme, elle est entrée dans l'histoire et nepeut pas ne pas évoluer avec elle.

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CHAPITRE V

L'ÉCOLOGIE ET L'ÉCOLOGISME

Nul ne peut vraiment douter qu'un développement industriel inconsi­déré n'entraîne avec lui des effets si nocifs qu'ils annulent I'essentiel desavantages de la production. On ad'ailleurs vite dressé la liste de cesméfaits:

a) les pollutions qui s'accroissent, d'autant plus que les sous-produits etles déchets sont rejetés sous forme non biodégradable (et on ne peut pas lesrecycler).

b) l'épuisement des réserves, soit minérales soit énergétiques, quiappartiennent àu non-renouvelable.

c) le gaspillage : l'abondance provisoire conduit au jetable sous tous sesaspects.

d) la dégradation consécutive des milieux, du fait des moyens et desinstruments violents. Et rien ne résiste (ni l' eàu, ni la terre, ni l'air, les bienspremiers).

On en appelle, en conséquence, à une politique de la sauvegarde desrichesses dites naturelles, .qui limiterait tant cette détérioration que cegâchis, On se préoccupe des « écosystèmes»: ce terme vient de « oikos», lamaison, l'habiter, parce qu'il convient de préserver ceux qui se logent dansun lieu qu'ils enrichissent (il faut autant se soucier de la «niche» que deceux qui l'occupent) - et de système, ce dernier mot soulignant alorsl'existence de rapports de dépendance entre les organismes qui peuplentl'environnement (le biotope) et ce dernier, de telle façon que s'installe entreeux un état auto-régulé et équilibré. Ainsi revient en force une « image de lanature» qu'il faudrait moins modifier que sauver de la démesure, del'activisme productif.

René Dubos nous donne un bel exemple d'auto-détérioration du faitd'une réussite qui ne se contrôle plus ni ne sait se limiter. Il concerne, il estvrai, l'univers de la construction. Des architectes entendent édifier descathédrales de plus en plus élancées, avec des ogives flamboyantes. Lavoûte de Notre-Dame de Paris (1163) s'élèverait à 37 mètres de hauteur.

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134 CHAPITRE V

Chartres (1194) bat ce record (38 mètres), puis, Reims en 1212 avec 42mètres et Amiens 47 (en 1221). La compétition s'emballe. LorsqueBeauvais commence sa basilique, elle entend l'emporter. Elle dépassera de4 mètres la plus élevée de toutes, mais le toit devait s'effondrer. LesBeauvaisiens reconstruiront le chœur; il tombera de nouveau. «En 1552,une flèche fut dressée au dessus des transepts à une hauteur de 165 mètres.En 1573, cette flèche s'effondra... Et ce fut la fin de la grande époque del'architecture gothique » 1. Ne faut-il pas modérer les excès? Jusqu'alors,nous avons plus insisté sur les exploits qui valorisaient les transformationsde la nature, mais ne convient-il pas d'apprendre d'abord à la conserver?Est-ce compatible et peut-on unir à la fois l'innovation, la croissance etcette «garde» qui, dans ses recommandations extrêmes, nous vaudrait leretour à la bougie et au bateau à voile? Nous entrons dans l'inévitableexamen de la question de l'écologie.

*Le problème a pris tellement d'importance qu'une administration en est

née, coiffée elle-même d'un Ministère. Il a également Imposé son vocabu­laire. Ainsi, le mot d' environnement, un néologisme, s'est vite répandu: ilindique ce qui nous entoure et serait issu d'un substantif anglais (environ­ment). Il dépasse la notion classique de « milieu » parce qu'il inclut les sites,les paysages, alitant que les équilibres ou ressources végéto-animales, voireles minéraux dans la .mesure où ils s'épuisent. Le mot d'écologie, plusrestreint, ne prenait en compte que les' vivants -les plantes et les ~êtes ­dans leurs relations (les biocénoses) ou leur milieu (biotope) tandis quel'environnement englobe davantage et comprend aussi bien l'homme quece qu'il est amené à voir et ~ édifier (les sites, les constructions, 'l'occupa­tion du sol). Assurément les deux notions parviennent à se fondre, mais, sij'écologiste défend l'environnement, le savant tend à s'en séparer; il sequalifie d' écologue afin de soulignerla différence. Plus tard, il"nous semblequ'on assistera encore à une amplification: on élargira au «cadre ou à laqualité de 'la vie». Si la référence à la «nature» a disparu, le vocablecomparable de vie l'a remplacé. Du même coup, on se rapproche dessociologues, des urbanistes, des géographes; on tend à s'éloigner dubiologiste, delà, l'intérêt porté aux équipements, aux loisirs" au tourisme.On débouche à la limite sur la ville entière (les transports, l'architecture, lesespaces verts). Les appellations du ministère chargé de ces questionsfluctuent avec ce même vocabulaire: il a été axé tour à tour sur leséconomies d'énergie, les ressources, puis l'environnement enfin «la

1. R. Dubos, Les dieux de l'écologie, Fayard, 1973, p. 206.

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L'ÉCOLOGIE ET L'ÉCOLOGISME 135

qualité de la vie»; il tend d'ailleurs à revenir à la terminologie oudésignation traditionnelle (l'environnement).

Or, si nul ne peut nier, en effet, les immenses dégâts liés à uneindustrialisation sans retenue nigarde-fous, deux solutions n'en. surgissentpas moins; l'essentiel de la question se trouve ici. Que vouloir? Ou bien onvise à supprimer la 'cause de cette apocalypse (l' écologisme glisse de cecôté et prône un arrêtde la croissance, ou, ce qui revient au même, un autretype de développement: ainsi, pour éviter le retour d'un Tchernobyl, onpourrait alors accorder de l'importance à l'exploitation des énergies ditesdouces, la solaire, la thermique, l ' éolienne) - ou bien on s'emploie seu­lement àréduire les incontestables dommages dus à l'essor technique. Et semettrait en place une éco-industrie - une industrie de l'industrie - chargéed'en réparer ou d'en empêcher les effets destructeurs (filtres, épurations,décantations, extractions, incinérations, recyclages, collectes, égouts, etc.),De deux choses l'une, il faut choisir: ou la guerre livrée à l'affairisme, ou ladéfense de l'éco-usine qui intègre de puissants correcteurs. Nous défen­dons assurément cette seconde solution et nous nous méfions, en bonnelogique, de la première qui préconise, dans le cas extrême, un « retour aupassé» ainsi qu'un développement moins brutal, encore que cette dernièreréponse exerce le plus d'attrait.

Le problème relève d'ailleurs de la philosophie, plus encore que del'organisation économique ou des choix politico-sociaux. La représen­tation ou la question de la nature se situe-au cœur tant du problème que de sasolution. Pour en apporter la preuve, il suffit d'examiner les sloganspublicitaires: en vertu de la nette préférence des consommateurs pour cettepremière solution -T'attachement à la nature et non pas la simple correctiondes productions à la chaîne -la réclame propose une marchandise qu'ellequalifie, afin de la vendre ~ de naturelle (« frauduleusement »), Elle offre enconséquence des fruits réels et venus directement du verger, ou encore telgroupe agro-alimentaire livre des «préparations» qui semblent sortir deschamps (la·terre) ou de la ferme, - un blé dur, des œufs frais. On vante, eneffet, le «brut», le «tel quel », On aurait exclu les additifs, les stabilisants(chimiques) et les colorants (« l'artificiel»). On se garde d'ajouter que laplaine céréalière implique des engrais et un froment génétiquementdénaturé, de même que les poules ..en cage n'ont pondu que grâce àl'exposition à, la lumière électrique (le réflexe photo-sexuel) et après avoirabsorbé des substances incitatives. ·Le client tombe dans le piège. Demême, mutatis mutandis, « le ski de fond est considéré comme le signe d'unretour à la nature. Certes, à la différence du ski de piste, il n'exige pas deremontées mécaniques. Mais sa pratique est facilitée par des engins dedamage tout aussi mécaniques. La chimie est sollicitée pour les lattes en

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fibre de verre, leur semelle en polypropylène, les chaussures en caoutchoucsynthétique. Grâce à l' électrochimie, les fixations sonten alliage léger. » 1.

Pourquoi cette préférence ou cette séduction? P'abord, onse refuse à cequi imite seulement. Or, le 'produit usiné a souvent substitué aux fruits ouaux légumes des purées colorées qui les simulent. Qui ne'préférerait le réelà sa doublure' ou encore à. ce qui s'ajoute à lui pour J'intensifier ou pourl'adoucir? Ou bien la copie le déforme, -entendons qu'elle n'équivaut pastout à fait à ce qu'elle croit remplacer - ou bien elle le décalque mais n'enparaît alors que plus dangereuse et plus fausse. Le simili ne peut quedécevoir. C'est la raison pour laquelle le fruste l'emporte. On oublie seu­Iement que rien n'échappe aux transformations (tel, cet œuf prétendumentfrais dé l'élevage avicole 'intensif). Nos jardins s'ornent aussi de la floreocéanienne et asiatique, nos plantes sont venues également d'autresmondes; elles expriment des négoces et.des implantations forcées. Aucùnargument n'ébranlera l'attachement à la .primordialité et au directementoffert (le naturalisme).

Kant lui-même devait céder àson prestige et tenter d'en rendre compte.Ilanalyse la déception que suscite « la fleur artificielle» ou le siffleur qui;caché dansle buisson, réussit à feindre « le chant du rossignol» : « Quelquehôte joyeux s'est plu à mystifier les gens venus chez lui pour jouir de l'airdes champs, en cachant dans 'un buisson. un garçon malicieux sachantparfaitement d'après nature imiter ce chant (un roseau ou un jonc. à labouche). Mais aussitôt qu'on s'aperçoit de la supercherie, personne nesupportera longtemps d'écouter ce chant tenu tantôt pour si, attrayant. ..Seule la nature ou ce que nous prenons pour telle peut nous inspirer unintérêt immédiat pour le beau » 2. La morale- se glisse dans notre apprécia­tion esthético-sensorielle : elle en condamne le leurre, le. mensongeincompatible avec l'art véritable. Nous souhaitons l'accord profond, mêmes'il ne relève que de notre jugement, entre le réel et la liberté. Or, on vientd' arracher à-la «belle nature» ou à «la nature artiste» son attrait qu'onreproduit. On commet une double faute: d'une part, on la mécanise àtravers cette imitation (son secret est éventé, puisqu'on s'en amuse et qu'onsait enjouer à volonté); d'autre part, on la scinde aussi en deux, en ce sensqu'on lui dérobe l'une de ses manifestations sans pouvoir la restituer el1e­même (le chant, mais sans l'oiseau). On comprend donc le désenchan­tement de Kant, àla fois ontologique et-moral (du fait de la trahison).

Mais la rhétoriquepublicitaire et efficace s'aide aussi d'un vocabulairemythique sous-jacent : elle exhibe la pureté, la simplicité, la clarté.Ia véritéde l'originel, la pérennité, etc. L'acheteur abusé protège moins par là sa

1. O. Vallet, Paix à la nature, Berger-Levrault, 1976, p. II.2. Critique de lafacuIté dejuger, trad. de Philonenko, Vrin, 1941, p. 123-4.

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L'ÉCOLOGIE ET L'ÉCOLOGISME 137

santé ou satisfait moins àdes principes moraux vagues qu'il n'obéit alors àune religiosité naïve, celle qui, finalement préfère aux combinaisonshumaines douteuses l'incréé, le premier et le sauvage (ce terme vient desilvaticus, de son doublet tardif salvaticus, lui-même de silva, la forêt, cequi pousse sans .avoir été cultivé, le non-domestiqué, ce qui jaillitseulement du sol). Or, ce qui naît ainsi de.la terre, sans préparation.dans sarudesse, nous est offert par le ciel. À l'inverse, .on n ~ apprécie pas unefabrique qui malaxe et sans doute brise les complexes.qui nous avaient..étédonnés dans.leur complétude, leur originalité et leur unité, sans oublier leurnon-souillure. On reproche aussi à l'usine de devoir travailler vite, doncmal...Nefaut-il pas, en ce domaine, respecter le temps favorable aux impré­gnations, aux affinements et aux macérations? Peut-on vraiment-à la foismimer et assortir .les saveurs, les odeurs, les succulences, les mélanges?Peut-on rivaliser avec une terre qui ne manque ni de moyens ni justementdes siècles?

À l'opposé de ces croyances durables, rappelons qu'il ne faut. pasdonner dans cette illusion de l'inimitable et de la profondeur - ce qui frapped'insuffisance 1'« artificiel »iÉloignons par exemple la notion d'une eaupure, incréée.jaillissante, qui coule de la source ou de.la fontaine, et dontonremplit précautionneusement sa gourde: Jean-Jacques Rousseau pensaitque lacommunauté se recentrait et se vivifiait autour d'elle, àpartir de cesgestes bucoliques et attendrissants. Cette eau n'enferme-t-elle pas les.piresdangers? Ne doit-elle pas, aujourd'hui, être analysée, traitée et dépolluée(débarrassée- au .moins de ses germes pathogènes)? Les habitants descampagnes n'ont-ils pas été autrefois contaminés par leurs puits? Contient­elle aussi assez d'iode? La plus pure, celle.de la montagne, ne doit-elle pasêtre .complétée ? Quant à celle qu'on a cherchée au fond de la terre (laminéralisée), elle suppose des engins puissants qui l'aspirent, mais on lagazéifie, avantl 'embouteillage, Elle implique industrie et conunerce. On ladit «naturelle », mais tout se trouve dans la nature; on joue sur les mots. Onlui a ajouté ce gaz carbonique qui la rend 'pétillante. Le sol ne veut pasmoins d'opérations (de défrichage d'abord), sinon, livré à lui, il se tasse,s'appauvrit et s'acidifie.

Partout, il faut intervenir, façonner, transformer de fond en comble.Écartons la tenace illusion d'un« âge d'or» !

*L'un des problèmes brûlants consiste à se .demander s'il faut alors

changer de cap, en conséquence.renoncer à ce quantitativisme accéléré ouseulement corriger le développement économico-productif à vaste échelle.Comme nous l'avons indiqué, nous défendons cette seconde solution quiimplique une certaine méfiance à l'égard de la notion de nature, mais nous

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devons envisager les raisons qui pourraient justifier la première (l' écolo­gisme). Elle ne manque pas d'arguments: nous examinerons les troisprincipaux d'entre eux.

Selon le premier, nous marchons droit à l'échec. Déjà les sanctionstombent. sur les profanateurs de la nature qu'ils ont trop sacrifiée à unexpansionnisme sans frein. Du mêmecoup, cette conception écologisantesacralise la terre etpréconise le renoncement à ce qui la meurtrit. La techni­que, propulsée par un certain droit favorable à l'individualisme' comme àune' -propriété absolue a .favorisé, dans le passé, la conquête illimitée,bientôt transformée en désastre..Nous aVOI)S déjà indiqué ce qu' ill en avaitcoûté, à propos des arbres ·et de la forêt. La Révolution de 1789 ayantlargement permis ce qui avait été soigneusement réglementé, il a fallu viterevenir .en arrière et interdire la folie destructrice. Pourquoi? Desinondations, entre autres, devaient suivre,. à l'époque, le saccage. Maisactuellement nous recommençons le même drame: ainsi, les violentsremembrements ouvrent la voie à I'acharnementdes.rendements, d'autantplus absurdes que les sociétés. industrialisées croulent sous leur abondanceet songent à indemniser ceux qui accepteraient de mettre leur terrain enfriches. Pourquoi la.concentration sinon afin de permettre l'entrée en forcedu machinisme agricole (productivité accrue sur de vastes étendues; lestravaux d'envergure seront aussi facilités, tel le simple drainage ou àl'inverse, l'irrigation)? Cette réunificationrend 'possible «le .rendement »mais néglige, au moins en partie, la spécificité d'une terre qu'elle regroupeautoritairement. On vient de mettre le doigt dans l'engrenage de laviolence.

Nos ancêtres n'ignoraient rien du vent, de l'eau et d'un sol qu'ilsamendaient. Ils le préparaient; ils modéraient aussi les éléments les uns parles autres. On les néglige désormais, on croit les maîtriser; on n'a retenu dupassé que la destruction (défricher, défoncer, tailler, remuer, désinfecter,etc.), mais elle comportait un envers indispensable, la restauration. On atout bouleversé et la campagne en devient méconnaissable: or, elle concré­tisait la nature, c'est-à-dire l'équilibre, l'auto-correction, I'associationdesfacteurs. La tradition enseignait le respect de ses ententes comme la sagessede -lacontinuation: «nous n'avons pas hérité la terre de nos ancêtres, nousl'avons empruntée à nos enfants» pour rappeler un proverbe indien, ouencore, selon une formule africaine: «ce n'est pas l' homme qui est maîtrede la terre, mais la terre qui est le maître de 1'homme »1. Il va s'ensuivre unesérie de noires conséquences: à cause de cette brusque extension dessurfaces semées ou plantées, du fait de cette uniformisation obligée, on doit

1.Citations données par Martine Rémond-Gouillond, Du droit de détruire, Essai sur ledroit de l'environnement, P.U.F., 1989,p. 16.

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assécher les marécages ou les bourbiers, arracher les haies, niveler autantque possible, supprimer les rigoles, mais bientôt s'envoleront des nuagesde poussière qui emporteront au loin les particules d'une terre (l'humus,donc) qu'on a trop dénudée, abrasée.même,

Comment.lutter contre cette perte? On·risque alors d'en appeler auxengrais chimiques, pour .pallier ce manque ou cet échec - on entre un peuplus dans le cercle vicieux - alors que cetteutilisation.massive achève deruiner les fonds. La véritable agronomie devrait moins songer à injecterdans un sol fragile des substances fertilisantes qu'à le rétablir (les engraisverts). On ne doit .pas oublier l'importante méthode des «entrées et dessorties », en somme, l'éco-développement. Or, à force de puiser dans lesréserves de la terre, on les perd. Hier, le cultivateur songeait moins àl'exploiter qu'à l'entretenir (les fumures, la restitution de la paille qu'ilavait tirée de son champ). A nouveau, on condamne la chimisation à ou­trance, qui regarde la terre comme un support indifférent jusqu'à imaginer,dans la logique de ce système, «une culture sans sol». On oublie donc lerôle et la valeur d'un sol plein d'une vie (un écosystème) dont se nourrira laplante. La suppression des talus boisés ou des arbustes entraîne aussi uneévaporation plus intense: non seulement les arbres coupent le vent, endiminuent les effets d'éraflure constante, non seulement leurs puissantesracines conspirent au ralentissement de l'eau, empêchent le ruissellement,mais ils abritent une faune, de nombreux oiseaux. Ceux-ci partis, lesrongeurs et les insectes prolifèrent, d'où la quasi-nécessité de recourir àcespesticides ajoutés eux-mêmes à de nombreuses substances phytosanitaires.Un malheur n'arrive jamais seul: il n'est pas possible que les biocides selimitent à une stricte sélectivité. Ils étendent leur pouvoir nocif auxproches, sans compter leur déversement éventuel dans les eaux qu'ilspolluent. Ils s'attaquent par exemple aux vers de terre qui aèrent le sol et enbrassent les constituants, aux bacilles de la rhizosphère (les nodosités deslégumineuses), ou àd'autres cultures microbiennes indispensables.

Comment défendre un tel désordre, ainsi que la subordination dupaysage complexe à la brutalité de l'usine? L'agronomie court donc aprèsson ombre, l'accélération des rendements, dans un premier temps, mais auprix d'un échec final. On abîme les eaux, les airs, les sols et on en tire desvivants détériorés. On en a réduit les variétés, - la planification le veut.Ainsi, appauvrissement supplémentaire tant des genres que des espèces, onne cultive plus que le blé, la pomme de terre et la betterave, le maïs, le soja etle riz au milieu d'hormones de croissance, sans oublier les manipulationsgénétiques que les uns et les autres subissent. On s'orienterait vers une sortede cauchemar. Le monde des herbes et des plantes yperd son âme (la vraienature): d'immenses silos remplacent les clochers des églises, commerepères géographiques, les hangars métalliques se multiplient; ils sont

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recouverts de tôle ondulée, tandis que tombent en ruines les vieilles grangeset leurs tuiles. L' écologisme prend acte de ce bilan sinistre et prône «unretour au passé» -la polyculture, la fumure organique, le désherbage sansappel à des produits toxiques, la complémentarité «animal-végétal ». desunités de production moins étendues, etc. Peu à peu, ilpasse de ladéfensedes' valeurs d'échange, propres à la société marchande, à celle des valeursd'usage, bref, il souhaite un recul de l'agro-business.

Il suffit de descendre encore d'un degré: on obtiendrait, à la limite, desfruits et des légumes sans intervention, - des dons du soleil et de l'eau, unvaste jardinage radieux. Brisons avec la logique infernale des seulsrendements!

Mais on ne peut pas tenir jusqu'au bout cette position: on a bien dûaccepter le sulfate de cuivre, en viticulture: on ne peut guère se dispenser dephosphate calciné - il est vrai qu'on prétend encore le tirer seulement descarrières (la terre) et qu'on s'est contenté d'en broyer le minerai. Necontinuons pas à «fétichiser» le ,vivant ! Nous le.tenons pour une machinecomplexe à transformer les éléments; il les reçoit et les bioconvertit. Oùréside alors le.scandale qui consiste à le mieux approvisionner (les engraischimiques)? Boussingault, Liebig - après de Saussure - ont ouvert cechemin prometteur.

Ne perdons pas de vue que la campagne n'a vécu que de séismes. Laplus décisive des révolutions a d'ailleurs eu lieu au XVIIIe siècle; elle aconduit à semer de l'herbe et non plus du blé, à instaurer la prairie appeléejustement «artificielle» et à l'enfermer à l'encontre de ceux qui latraversaient et la piétinaient par là même (le droit dit de parcours). Lescommunaux - et avec eux, la communauté indivise - en prirent fin.L'individualisme surgit avec les prés séparés et protégés. À cette époque,certains protestèrent, alors qu'aujourd'hui, par un paradoxal retournement,on tient ces haies et ces enclos pour les preuves d'un terroir stabilisé etsagement découpé. On a commis dans le passé les pires violences, - tell'écobuage qui brûlait la terre et risquait de la stériliser: on comptait sur cesfeux pour pouvoir obtenir, à partir des cendres, la potasse fécondante, Bref,on ne ménagea pas les éléments. Pourquoi vouloir désormais «I'intou­chabilité » et l'immobilité?

Pourquoi grandir le passé et condamner le présent? S'il est juste demettre en garde contre une intensification des rendements à tout prix, neversons surtout pas dans le contraire, - l'activité strictement bucolique,d' où seraient exclus le machinisme et ce qu'il implique (partant, le remem­brement). L'enlaidissement? Un artiste a répondu avec verve: « Une stupé­fiante et ridicule société s'intitule pompeusement.La Société de protectiondes paysages.

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Connaît-on rien de plus comique que cet aréopage de braves genschargés de décréter solennellement que telle chose.fait bien dans le paysageet telle autre non? À ce compte-là, il serait préférable de supprimer tout desune les poteaux télégraphiques, les maisons et ne laisser que des arbres, dedouces harmonies d'arbres! Les gens dits de bon goût, les gens cultivésn'ont jamais pu digérer le contraste, il n'y a rien de plus terrible quel'habitude, et ces mêmes gens qui protestent- avec conviction devant lepanneau-réclame, vous les trouverez au Salon des Indépendants se tordantde rire devant les tableaux .modernes ... Et pourtant cette affiche jaune ourouge, hurlant dans ce timide paysage, 'est la plus belle des raisons pictu­rales nouvelles qui soient; elle flanque par terre tout le concept sentimentalet littéraire et elle annonce l'avènement du contraste plastique» 1. Il est vraique Fernand Léger, que nous venons de citer, tenait à accueillir la machineet l'abondance productiviste (L'esthétique 'de la machine). Mais le théo­ricien songe moins-à défendre la campagne ou les champs qu'à s'opposer àl'industrialisation -labête noire.ll s'adosse alors à des valeurs à résonancemythique -la religion de la terre, le souci-des airs et des eaux, l'incréé. Lanature, - dont il convient de s'inspirer et qu'il faut "prendreen compte - netient ici qu'un rôle idéologique et crépusculaire.

Nous présenterons un bilan moins suspect: 11 faut, en effet, ne pasméconnaître les équilibres, mais sans écarter pour autant lestransformations.

Second argument écologisant, la société usinière moderne ne peut pasempêcher les risques des activités qu'elle a récemment introduites (l'éner­gie nucléaire). Elle ne maîtrise pas actuellement son développement. Neconvient-il pas alors de le suspendre? En outre, le gigantisme - l'atomecivil des électro-technocrates - d'une complication sans précédent, entraî­ne encore avec lui d'autres. dangers, non plus physiques mais sociaux, desstructures d'autorité et une bureaucratie, un ensemble institutionnel quiéchappe aux citoyens et donc les aliène. Plus généralement, non seulementle nucléaire, mais les immenses transports, les complexes chimiques, les·centres de biotechnologie installent partout une «technosphère » quidépasse les possibilités de contrôle: puisqu'on court trop de risques, nefaut-il pas en limiter l'expansion? On s'est émancipé d'un donné quicontenait enlui autant la stabilité et la mesure que l'auto-correction.

Dorénavant, nous manquons de procédures modératrices ou suffisam­ment suspensives: on serait entré dans «la société vulnérable». Au départrien ne rassure autant que l'ensemble nucléaire qui copie un modèle connu:une réaction productrice d' intense chaleur, le transfert de cette dernière à

1.Fernand Léger, Fonctionsde lapeinture, Denoël, 1937, p. 21.

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une turbine àvapeur; puis on passe de celle-ci àdes générateurs électriquesbranchés ainsi sur l'installation thermique. Ces trois groupes, -le thermo­mécanico-électrique - amplifient donc un système de.conversion énergé­tique ancien. Le réacteur, comme la chaudière d'hier, use d'ailleurs d'uncombustible, ~ disons l'uranium 235. C'est lui qui pose 'un redoutableproblème. Assurément, il est joint à un modérateur (le graphite c'est-à-direle carbone qui ralentit le bombardement neutronique) et non moins à unsystème de contrôle - des barres de cadmium qu'on enfonce dans la masse,afin d'en réguler le fonctionnement, parce que ce matériau ditneutrophagecapte les particules qui alimentent la désintégration. Le dispositif hyper­prométhéen- on ne .doit .pas le dissimuler, - possède un double moyen decorrection. La difficulté vient d'abord de ce que I'uranium fissile enquestion doit être renouvelé; mais, après « usure », il contient toujours descorps à longue période radioactive (les déchets). On a beau les retraiter, afind'ailleurs de reprendre ce qui peut être recyclé, subsistent encore desrésidus qu'on réduit en volume et qu'on enrobe; mais ne pourront-ils pas,tôt ou tard, échapper à leur récipient? Où déposer les cendres de la matièrefissile toujours toxique et mortifère?

Plus inquiétant encore, se trouve être le réacteur lui-même, parce que,au bout de vingt à trente années, il a achevé son temps de fonctionnement. Ila cependant absorbé dans ses parois des produits. èomment alors l' isoler, lemurer? Pourra-t-on vraiment emprisonner les restes d'un incendie qu'onne peut pas éteindre? Hier, la destruction n'excédait pas nos moyens del'endiguer. O~ éloignait d'ailleurs, hors des cités, les ateliers trop nocifs ouseulement bruyants. On divisait, bon gré mal gré, la ville en un centreprotégé et des faubourgs livrés à la saleté, aux incommodités. Maisl'industrialisation a pris de telles proportions qu'on doit renoncer à cepaisible partage. Ce qu'on croit « en dehors» ou.dans le lointain revient surl'agglomération (lesémanations, les effluents, les vapeurs, les fumées, lesparticules..) et la menace d'anéantissement. On songe à Sodome etGomorrhe!

Mais l'écologiste, comme 'on sait, tire argument de la rationalité écolo­gique, dont nous traiterons ultérieurement, afin de préconiser des 'réponsesqui ne s'imposent pas; au passage, il sème la peur.Il écarte les solutions quenous cherchons à défendre. En conséquence, il vante les énergies inoffen­sives,dites douces, par opposition aux prométhéennes, celles que l'indus..trie a créées de toutes pièces (les installations nucléaires notamment).Puisque nous ne les canalisons pas vraiment, ne convient-il pas d'yrenoncer et de se contenter du soleil (la pile voltaïque), des marées, du vent,voire des fossiles que la terre recèle et ne nous refuse pas? Une fois de plus,dans cette analyse faussée, on tend à oublier que la quête de ces diverses

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ressources s'est toujours accompagnée des pires catastrophes, les plusmeurtrières(les coups de grisou de la mine, les mille morts de Courrières en1906, les marées noires·de ce pétrole qu'il faut bienvéhiculer, les effondre­ments. de barrages; on. en compterait un par' année; en 1970, l'Inde a dûenregistrer plus de 15.000 décès à la suite de la rupture de celui de.Malku­Morvi, etc.).

Qui douterait de l'efficacité des.moyens de sécuritémis en œuvre dansla centrale nucléairè (les blindages de béton et de plomb, les rempartsinfranchissables, les barrières interposées, les enceintes de confinement, letravail àdistance par télécommande exclusivement, etc.). Revient toujoursl'effroyable et terrifiant Tchernobyl, - l'enfer - qui prouve bien que ledémon peut sortir de sa cage et qu'en cas de guerre le moindre sabotagenous vaudra l'apocalypse. Si la remarque est indéniable, nous en concluonsd'abord qu'il faut renforcer les surveillances ainsi que les procédures deconfinement. Ce que la technologie a fait, elle doit pouvoir et savoir ledéfaire, par définition (mettre alors en état de non-fonctionnement). Il nefaut qu'en appeler davantage au' développement de «l'industrie. de l' in­dustrie» celle qui, engrenée sur elle, la' corrige. Pour .nous, Tchernobylcondamne une société bureaucratique qui n'a pas su gérer ses infra­structures de production, plus que les exploits mêmes de l'atome civil. Lenucléaire exige d'autant plus des mesures de défense que, à l'opposé desautres dangers, celui qu'il comporte ne peut être facilement cerné: ni dansl'espace (les retombées ionisantes concernent, à la limite, la planète) nidans le temps (les mutations d' abord récessives surgiront au fur et àmesuredes générations: elles porteront avec elles le pire pathologique héréditaire)ni même dans sa nature (les rayons invisibles et difficiles à détecter, à ladifférence des autres périls bien circonscrits et perceptibles). On ne peutpas nier pour. autant que l'industrie ait mis tout en œuvre afin de résorber« les déchets radioactifs»: d'abord ceux-ci sont enveloppés dans du verreen fusion (la vitrification)? puis coulés dans des fûts àparoi d'acier inoxy­dable, ensuite, entreposés dans des fosses souterraines où ils subissent unnotable refroidissement, enfin rassemblés dans des mines de sel désaf­fectées ou placés au milieu de couches d'argile à deux-cents mètres deprofondeur, dans l'attente de la mise au point de techniques possibles dedécontamination ou d'annulation des restes de radioactivité. On ne peut pasmieux s'assurer de la résorption et de l'élimination des cendres de lamatière fissile. On rappellera encore, s'il le faut, que cette radioactivité(bien qu'abominée) appartient « au règne de la nature», où Becquerel etMarie Curie l'y appréhendèrent (la radioactivité dite naturelle, dont l' artifi­cielle n'est jamais que la conséquence ou la duplication).

Jamais la société technicienne n'a autant réussi ni aussi bien su créer ununivers cohérent, organisé, par où elle s'autonomise: l'uranium se trouve

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en abondance dans le monde; l'eau des océans en fournirait. On saitencoreretraiter celui dont on a usé: on en.retire les déchets, on récupère ce qui enreste, donc joue pleinement l'économie des-moyens. En somme, c'est lànature qui gaspille et non pas 1'industriel. Le soleil et les étoiles, ~ eux aussi,ne. l'oublions pas, immenses incendies radioactifs auto-entretenus ~ necalculent pas, tandis que le prométhéen qui leur a volé leur feu l' exploite, ygagne et le soumet à ses possibilités comptables. Mieux ou plus, l'usineatomique a' développé et installé ce qu'on nomme «des surgénérateurs» :indiquons brièvement au moins ce que le mot signifie. Pourquoi ici dessuper Phénix, qui dépassent, ou du moins concurrencent celui de lalégende?

Lorsqu'une réaction en,chaîne a lieu, un des neutrons issus de la fissionen produit de nouveaux (l'entraînement). Imaginons simplement unréacteur. classique; la désintégration libère 250 neutrons: de ces 250, onsupposera que 100 susciteront la réaction, que 90 s'échapperont (mais ilsseront alors captés par les neutrophages dont il a été question),.alors que les60 restants seront absorbés par des matières dites fertiles (on appelle ainsicelles où entreront justement les neutrons qu'elles .libéreront ensuite, dansle bombardement contrôlé).

Avec le surgénérateur, imaginons qu'une centaine de neutrons - sur untotal de 300 - participent à la réaction et que quelques dizaines s' échap­pent; ils seront retenus par les écrans (90), les 110' restants entreront dansles matières fertiles et donneront, pour la suite, les 110 noyaux fissiles. Ensomme, on suscite un auto-entretien; on aurait consommé !OO noyauxfissiles mais on en aurait reconstitué 1.1 0, tandis que précédemment on enavait brûlé 100 pour n'en produire que 60 (i 00 - 60 - 40, ce qui montre bienqu'on en reconstitue moins qu'on n'en perd). Le réacteur toutefois nerégénère pas la matière à partir de ses cendres, comme le Phénix, mais àpartir d'tine matière fertile préalable. Par cette simple explication du mot­celui de surgénérateur;;...nous ne voulons que mettre en évidence le souci del' épargne et de l' organisation qui anime l'industrie (le bilan neutroniquepositif). La technique, par opposition à une nature profuse ét aveugle?rationalise et économise,

Mais rien n'y fera; les critiques continueront à tomber de tous côtés

contre r électro-nucléaire, Reviendra I'éloge des énergies dites douces, levent.Ie soleil, l'eau, la terre même (la géothermie),

On ne peut pas réfuter toutes les objections tant en raison de leurnombre que de leur diversité. L'une des dernières consiste à blâmer lanégligence habituelle des autorités responsables de ces installations. On ypénètre comme dans un moulin, donc nul ne s'inquiète de la possibilité dedestruction. On en arrive à affirmer que n'importe qui peut entrer dans la

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centrale et y placer des charges explosives..Notre société repose alors surun volcan. On se garde de signaler que l'usine nucléaire se divise en plu­sieurs zones, selon les risques de contamination: a) l'inactive comprendl' administration, les bureaux de la centrale, les services. Elle est fran­chement séparée du reste et peut être visitée impunément. C'est là.qu'onentre et sort sans problème. b) dans la région du travail se situent lestableaux de commande: elle est interdite; on n'y pénètre d'ailleurs querecouvert, de la tête aux pieds.vd'une ténue protectrice (une sorte' descaphandre). c) Comptons enfin le lieu qui contient les enceintes de. trai­tement, percées de rares hublots (en verre de plomb) ou équipées decaméras qui avertissent de ce qui se passe au cœur du réacteur.On effraie àbon compte :.puisqu'on se rend aisément dans une centrale, on pourrait enatteindre le cœur et le détruire. Les hommes auraient forgé l'instrument deleurmalheur, Mais l'argument ne résiste guère à l'examen: il suffit, eneffet, qu'on en surveille davantage l'accès. N'est redoutable que l'atomemilitaire mais justement les États songent à le limiter, avant qu'ils n'yrenoncent.

Dans son troisième réquisitoire, l'écologiste montre, dans la quotidien­neté, la détérioration funeste (d'un milieu) qui, par notre faute, s'accélère.Désormais on ne brandit plus les menaces d'un avenir sombre, on décritseulement le présent d'un empoisonnement: les plastiques (non bio­dégradables) emplissent les lacs, le gaz carbonique empeste l'air ou l'altère(sans oublier l'effet de serre); dans nos eaux, se déversent les déchets tantIndustriels qu'agricoles. Nous sommes déjà encerclés: pour en donner uneillustration, 1'« épidémie de la baie de Minamata » (1959) 1.'arévélé (dansla région usinière du Japon). Des rejets mercuriels, bien qu'infimes maisconstants, livrés à la mer, ont été assimilés par les coquillages et les

~ poissons, concentrés par eux. Or, les habitants s'en nourrissent, Le métalingéré envahit leur foie et leur cerveau, d'où la catastrophe et des milliersde morts. Le désastre vient à nouveau de ce qu'on ne peut pas arrêterfacilement «les nuisances» : la rivière coule; les fumées se répandent auloin, de même que les odeurs, les bruits et les poussières. Parallèlements'aggravent, du fait de l'entassement, les troubles de voisinage. La notiond'environnement implique non seulement l'interdiction de ce qui lecorrompt (l'insalubrité) mais aussi de tout ce qui Iui enlève sa diversité etses agréments (d'où la qualité de la vie).

Ce terme d'environnement déborde déjà celui de nature: «Défini parrapport à l'homme (ce qui environne les êtres humains), il (l'environ­nement) englobe des éléments qui n'ont rien de naturel, en particulierl'espace urbain. À l'inverse, la nature pose des problèmes qui n'intéressentpas l'environnement stricto sensu, notamment celui de la conservation des

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espèces. Certaines d'entre elles, du fait de leurs effectifs très faibles, ontune influence presque nulle, sur le milieu» 1. Et, comme nous l'avons déjàindiqué.Ia notion de« cadre de vie », à son tour, dépasse celle de l'environ­nement, en dépit de leur proximité de sens. Cette dernière appellation -'lecadre de vie - tient compte à la fois du milieu physique mais surtout dusocial (l'espace journalier des citadins). La vieille notion de naturechampêtre tend tellement .à disparaître qu'elle est relayée parce quidemeure de vivant dans la cité (les jardins, les arbres, les oiseaux et lesanimaux, les massifs floraux). Nous nous demandons si on ne passed'ailleurs pas, avec « le cadre de vie », du biologique à l'esthétique: le mot«cadre» renvoie au tableau d'un possible paysage urbain qui limite le seulbéton et va parfois jusqu'à interdire l'excès de la mécanisation (cesse lacirculation automobile). Cette dernière formule, à nouveau, a été dépasséepar celle.de « qualité de la vie» : en la circonstance, on se préoccupe moinsde la nature qui s'amenuise de plus en plus, que de l' homme, de ses rapportssociaux, de ses loisirs, du tourisme et des activités qu'on entend favoriser.Ainsi on évince le mot d'environnement, assez froid, extérieur et technique(effectivement, en 1974, fut créé en, France un Ministère chargé de laqualité de la vie, afin de manifester l'élargissement du concept). Les termesde cette nébuleuse (milieu, environnement, cadre de vie, qualité de la vie)ne s'équivalent pas. Ils ne varient pas non plus par hasard, mais exprimentdes orientations assez différentes, des politiques plus ou moinsdynamiques. .

Un substantif se lève, plus prestigieux encore, celui de patrimoine: ilsignifie ce que nous avons reçu et que nous devons restituer sans l'altérer. Ilconvient de garantir, de préserver cette richesse (source de revenus). Paral­lèlement émerge l'idée de biens qui, s'ils appartiennent à des particuliers,relèvent plus encore de la conununauté (d'où la socialisation de l'héritagearchitectural, des sites, des lieux de souvenir, des monuments historiques).L' administration l'emporte alors sur l'intérêt privé: en cas d'opposition dupropriétaire, le classement est décrété par le Conseil d'État. En vertu decette décision, l'immeuble ne peut être ni détruit ni même modifié sansl'accord du ministère chargé d'en contrôler la sauvegarde. Nous nousfélicitons de ce <Ju' un « bien», même s'il a été vendu et acheté, n' appartien­ne pas vraiment ni entièrement à celui qui l' a ac~uis. La gestion lui en estretirée.

Tous ces mots, que nous venons de définir, correspondent aussi à uneurgence (reconnaître le droit pour tous à 1;ensoleillement, au silence, auxespaces verts, plus encore à la non-contamination) : et en effet, si nous n' y

I.J. Untermaier, cité. par Francis Caballero, Essai sur la notion juridique de nuisance,1981~ p.4.

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veillons pas, nous serons obligés de 'vivre dans un univers d'agression,d'incommodité, de toxicité et franchement déshumanisant. Ne faut-il passe soucier des reliquats de cette nature, sans lesquels est compromise la viedes sociétés-et des individus?

Nous revenons toutefois à notre constante querelle: ou bien on recom­mande une sorte de retour au passé;plus paisible et moins détérioré, ou bienon incite à mieux gérer notre milieu. Les divergences se situent ici:l'écologiste grossit le péril, parce qu'il souhaite une solution. extrême, ­changer la société entière et ses finalités, attaquer le productivisme, notam­ment en finir avec le nucléaire. Un examen que nous croyons inspiré parl'écologie se garde de cette radicalisation. Nous plaidons en faveur de.cettedernière thèse; méfions-nous, en effet, du thème de la nature: où' a-t-ellejamais existé? EUe a toujours été le fruit de savantes et constantes élabo­rations. Évitons surtout les critiques systématiques à l'égard de l'industrie:si elle doit être contrôlée et soumise à des règles de fonctionnement qui enlimitent ouen empêchent Ies éventuels ravages, on ne saurait en contesterl'importance, ni la rationalité ni l'éminence. Non pas homo faber maishomo industrialis !

La mauvaise foi philosophique a souvent consisté à tirer avantage de laproduction intensive, mais à se livrer, sur le devant de la scène, à des remar­ques rhétoriques contraires, afin de dissimuler par là, puisque le penseur lacritiquait, qu'il en recevait tous les bénéfices. Mais, pour soutenir notrechoix, notons d'abord qu'on ne peut pas éviter tous les inconvénients liés àl'urbanisation, à l'entrée des machines et au développement de la. viemoderne. Alors ne faussons pas le bilan: certaines des pollutions sontinévitables; à empêcher les unes, on favorise les autres. «Lorsqu'il futquestion, voici quelques années, d'arrêter pour cause de pollution, telleusine de pâte à papier qui répandait sur quelque cinquante kilomètres uneodeur méphitique portée par une eau nauséabonde, la population de la villeet ses élus se sont mobilisés: c'était leur unique usine et elle faisait vivreplus de cent familles» 1. Àsa manière, le chômage ne définit-il pas l'une desplus sombres calamités?

La notion de nuisance elle-même souffre d'une extrême relativité: lachute des feuilles sur le toit d'une maison qu'elle endommage n'est-elle pascompensée par les avantages de vastes platanes qui ornent la place publi.que? Alors que choisir? Et faudrait-il aussi les abattre, sous prétexte qu'ilsgênent (le sol glissant du fait de ce tapis de feuilles qui se décomposent oules toitures envahies aux moindres coups de vent)? Pas de' montagnes sansvallées! Ailleurs, tel ou tel a voulu se loger .enplein village: ne devrait-il

1.Essai sur la notionjuridique de nuisance, Préface de Jean Rivero, p. IX.

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pas supporter les chants du coq et les inévitables bruits ou les odeursqu'entraîne la vie rurale? « Absurde le propriétaire qui intenta un procès audétenteur d'une cinquantaine d'oies pour. bruit continuel et fort désa­gréable, tant de nuit que de jour, ainsi que le dégagement d'odeurs insup­portables». Impossible encore de conserver en l'état telle ou tellechaumière folklorique puisqu'on exige plus de lumière"à l'intérieur et qu'ilfaut donc percer des ouvertures! Le tracteur et les engrais chimiques dégra­dent sans douteles terres ou les airs, mais onne saurait entraver le travail del'exploitant.

On livre la guerre à}' enlaidissement mais qui errjugera? Les-experts quiévaluent ou ceux qui en souffrent? «Sur la tôle ondulée, qui remplace audessus de l'étable le vieux toit de tuiles accordé au paysage, tous leshommes ne portent pas le même regard: nuisance pour l'un, sujet de fiertépour r autre, et la population du bourg, mis à part quelques esthètes envacances, verrait volontiers un parking bien équipé remplacer l'encom­brante, l'inutile, la splendide. halle que le xv- siècle a dressée sur la grandeplace» 1. Tantôt les maisons clairsemées l'emportent parce qu'elles neblessent pas le paysage et se coulent en lui, tantôt on préfère leur rassem­blement afin d'éviter un éparpillement qui altère et mine l'ensemble.

Il paraît donc difficile de recenser exactement lés dommages subis etd'autant plus que chacun d'eux est souvent accompagné d'avantages donton ne voudrait pas se priver. Mais l'écologiste feint de l'oublier. Il ne retientque les revers; il tend àopposer un passé inoffensif àun présent ténébreux.Par là, il fausse le bilan, afin d' imposer sa solution, ·

Cependant, l'histoire nous montre qu'hier (au XIX e siècle notamment)se déploya, sur une vaste échelle, une rage invincible de détruire, ce que nossociétés modernes, en raison de leur sensibilité et du fait de leurs dispositifsadministratifs, ne toléreraient pas. En effet, on a démoli sans vergogne leschâteaux, les églises, les bâtiments: le vandalisme a même pris commeprétexte des projets urbanistiques. Ainsi, à Cluny, l'abbaye, l'un des plusvastes édifices de la chrétienté, fut abattue pour laisser place à une ruecentrale, tandis que les pierres devaient être réemployées à la constructionde maisons bourgeoises. Il a d'ailleurs fallu constituer en toute hâte, en1830 (Guizot) un service des monuments "historiques, chargé de l'inven­taire d'abord, avant que ne soient promulguées de nombreuses mesures desauvegarde. Quant aux villes, elles souffraient d'une réelle insalubrité. Nevantons pas l'artisanat ou la manufacture, corruptrices de l'environnement.Chaque boucher, par exemple, tuait lui-même ses bêtes..Napoléon devaits'y opposer. C'est sous son .règne qu'allaient se multiplier les abattoirs

1.Essaisur la notionjuridique de nuisance,Préface de Jean Rivero, p. VIII.

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situés d'ailleurs en dehors des villes et où s'exerceraient des contrôlesstricts. Le ruisseau, au milieu de la me principale, avec ses immondices, sapuanteur, ses déchets, ouvrait la 'porte-à toutes les épidémies. Ne songeonspas à revenir en arrière, alors que les chemins n'étaient pas nettoyés, que leségouts fonctionnaient mal, que l'eau et -1' air véhiculaient les empoison­nements! Notre époque ne connaît pas un tel pourrissement. Les citésmodernes brillent aucontraire par leurs équipements" leurs services d'hy­giène, les "nombreux décrets qui assurent à chacun la protection de sa sante,voire l'agrément de son « milieu» (la nature naturée et maîtrisée).

En présence d'un univers menacé, l'écologiste a cru trouver une ultimesolution que nous n'approuvons pas: couper le monde en deux, d'un côté,accepter la violence de l'industrie, mais, de l'autre, mettre entre paren­thèses d'immenses espaces qui préservent de toute atteinte les richesses dela nature (la sanctuarisation). Puisqu'il faut «sauver» la nature, sanstoutefois empêcher les équipements lourds des fabriques, .on pratique laséparation (la part du feu). Nous jugeons le remède pire que le mal etcontraire aux principes de l'écologie: l'un de ceux-ci exclut, en effet, lapossibilité de découpages et met en évidence la réalité des infiltrations.Ainsi, aux États-unis, dès la fin du XIXe siècle, on a préconisé l'existence devastes «réserves» (800.000 hectares, en 1872, pour la première d'entreelles, celle de Yellowstone); mais ces territoires momifiés reçoivent desmillions de visiteurs; on en devine les dégâts (les routes, les signalisations,les infrastructures d'accueil, les boutiques de souvenirs, etc.) tant et si bienque l'air se trouve chargé de gaz d'échappement comme dans.Ies villes. Levisiteur apporte, ne serait-ce que par' la semelle de ses chaussures, desgraines d'espèces exogènes, qui modifient la flore. D'autre part, pourconstituer cette sorte d'immense vitrine, on a dû éliminer les animauxdangereux (comme le loup). On n'accepte que le domestiqué. Le parc endevient une illusion lénifiante, un mythe, un arrangement On devait, il estvrai, changer de système de gestion. Une fois de plus, on a cru pouvoirdiviser en deux le territoire, le fameux« périmètre sensible»: au centre, lecœur du parc, soit régional soit national. L'homme n'y pénètre pas (la zoneest donc consacrée à la seule nature). On n'y tolère tout au plus qu'unerandonnée pédestre, bordée d'interdits: on évite le moindre bruit, on n'yramasse aucune pierre, on ne cueille aucune plante. Mais à la périphérie serépand le pré-parc: là est permise l'animation culturelle et touristique.

Cette conception moins laxiste que la précédente n'en relève pas moinsde l'impossible: ainsi les avions continuent à sillonner le ciel et à effarou­cher les animaux. Mais surtout ne faut-il pas entretenir ces éco-systèmesqu' onprétend abandonner à eux-mêmes? L'homme. aménageurne doit-ilpas être intégré à ces ensembles? On ne conserve pas un lieu si l'oncommence par en chasser les habitants. Et comment le maintenir, si on

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exclut celui qui l'a lentement élaboré.? On se méprend sur l'idée de naturequ'on tient pour originelle.sacrée, première, alors que.l'homme a toujoursparticipé à son émergence et n'a cessé de 'la transformer. Finalement lagestion ou l'organisation de ce territoire semble moins favoriser la.natureque privilégier le citadin.: il lui offre un lieu différent du sien (le tourisme).

Renonçons aux solutions bancales; en présence des déchets de toutesorte (ordures ménagères, détritus,·eaux usées, reliquats, gaz délétères),.îln'est qu'une réplique: le développement des entreprises chargées de.ladépollution. Il faut d'abord veillerà la.sécurité (lutter contre les accidents,les prévenir, .suspendre l' incendie, la fuite, l'explosion, etc.) .mais, ensuite,collecter, en faveur de la florissante déchetterie, tout ce qui doit alors êtretrié, extrait, incinéré, filtré, décanté, épuré par des micro-organismes, etc. Iln'est.rien qu'on ne puisse séparer, reprendre, isoler. En principe, de telstraitements ne rapportent rien; c'est pourquoi l'État seul peut. les rendreindispensables ou alors frapper lourdement l' usine qui ne.les aurait pas misen œuvre (la responsabilité de toutes les conséquences d'une catastrophe).De plus en plus.les entreprises de la sécurité et de la propreté parviennent àtirer des bénéfices de leurs activités: le recyclage, la revalorisation (onreprend les vieux papiers, les métaux ou les pneus, on.fond les uns et lesautres, en vue de produire des néo-matériaux particulièrement "robustes),d'où l'importance de la récupération et de l'assainissement.

*

Ce que nous nommons; après d'autres, l'écologisme, c'est-à-dire l'am­plification et le détournement de' la rationalité écologique, en a appelésuccessivement:

a) aux échecs d'un productivisme sans frein (l' agro-business);b) aux risques incalculables qu'il engendre et ne peut pas toujours

maîtriser, notamment dans le domaine de l' électro-nucléaire ;c) à la dévastation actuelle de notre monde, à défendre contre la

violence qui le salit et l'exploite; on va jusqu'à préconiser des oasis ou des« sanctuaires».

Mais unspécialiste de la nature, plus habile encore, vient en renforcer lecrédit; il travaille à lacondamnation d'une industrialisation inconséquenteet immorale, comme à celle de la logique infernale du marché. Il montre,preuves en main, que si la loi ne sauve pas le principe de la nature, l'hommemême en sera perdu. Tout d'un coup, le débat s'intensifie. L'humanité joueson avenir.

Au départ, la question roule seulement sur les «brevets» ou la pro­priété : en droit, 1"appropriation, àdes fins de fabrication et de vente, ne peutconcerner que «les inventions» et non pas les «découvertes». Ce quiappartient à tous - entendons par là, les théories, les lois, les principes, les

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L'ÉCOLOGIE ET L'ÉCOLOGISME 151

corps en tant que tels -, ne saurait être confisqué par certains et.interdit auxautres. De même, ce qui se situe.dansl'univers depuis toujours ne peut enaucun cas être accaparé par celui qui s'en empare le premier. Le «déjà là»exclut la capture. En revanche, on protégera ce que l'homme a véritable­ment institué et élaboré, -l'application, la-concrétisation, la réalisation (etnon pas le réel). Le juriste a tracé là une ligne nette de séparation entre le«naturel» et ce que l'homme (l'inventeur) ajoute ou instaure. Mais on seheurte vite à des situations apparemment difficiles à trancher: le tribunal,ici oulà, n'en reste pas moins attaché à ses principes.

Ainsi « s'agissant de la poudre D.D.T., le Tribunal de la Seine déclaraitqu'en reconnaissant la propriété d'un corps chimique appartenant à unefamille de composés qui déjà tous possèdent la même propriété, l'auteur nefait pas une invention nouvelle valablement brevetable» 1. Pareillementune plante inconnue, trouvée dans une île lointaine, ne peut être attribuée entant que monopole à celui qui l'a découverte et en userait à des fins com­merciales. Le vivant, par définition, est exclu de cet ensemble d'accapa­rement.possible. Tous appartiennent à tous: les «biens communs» échap­pent donc au jeu des intérêts,

Se superpose ainsi à la première division « déc ouverte-invention» cellequi oppose «I'inerte et le vivant», Celle-ci amplifie et illustre la première.Rappelons, à ce sujet, le jugement en faveur de cette distinction : un horti­culteur des Alpes-Maritimes avait obtenu, après croisement et sélection,une nouvelle variété de fleur (un œillet) qui plut et dont il tira des bénéfices.Il aurait pris la précaution de s'en réserver l'exclusivité dans la mesùre où .ilne la vendait jamais sans l'avoir dépouillée de toute possibilité de bou­turage. Or, elle lui a été dérobée. II porte plainte. Est-ce que la fleurnouvelle ne sort pas de son labeur et de son talent? N'est-il pas la victimed'une concurrence.déloyale et même d'un vol? Il fut cependant débouté desa demande par le tribunal de commerce (1921) qui appliqua les principesque ~9uS avons exposés.

Le bricolage, des formes ne rend pas possible que l'homme l'emportesur ce qui est donné et qui donc appartient à tous. Le découvreur avaitsimplement appliqué les lois de la modification, afin d'obtenir la variétéavantageuse; d'autre part? il n'avait jamais qu'aménagé un «déjà là»,offert à tous: nul ne saurait, moyennant quelques adjonctions et nuances,s'en saisir pour en priver d' autres et en nourrir un commerce.

Nous évoquons là des querelles anciennes et classiques, mais, à traverselles, se joue le problème de la nature même. ..

On n'arrête ni. ne retarde les évolutions. Actuellement, les manipu­lations génétiques (la transgénose) les hybridomes (les anticorps

1. B. Edelman et M. A. Hennitte, L'homme, la nature et le droit, 1988, p.29.

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monoclonaux), les muIti-mutations - dont il a été question préalablement­augmentent le poids de l'art dans le strictement vivant. De plus, on introduitdans le monde ce qui ne s'y trouvait pas (une réalisation qui déborde leréel), tant et si bien que le microbe ou la cellule passent du domaine del'organique àcelui de l'usiné et du fabriqué (un produit). La-Cour suprêmedes États-Unis a pris acte de l'importance de la biotechnologie: Je micro­organisme qui accomplit un travail spécifique -la dégradation d'une nappede pétrole - vaut comme un instrument ou une machine moderne. Onaccepte qu'il soit breveté et.que son «inventeur» puisse seul en exploiterles capacités (ou alors, il faut lui acheter le droit de l'utiliser).

Les juges américains, à la majorité de 5 voix contie 4, ont donc voté(décision Diamond du 16 juin 1980) un étrange monopole, contraire auxprincipes reconnus, selon quelques commentateurs particulièrementacerbes: a) D'abord, on n'avait aucune raison de renoncer aux fondementsde la doctrine: «on ne crée pas ex nihilo un.organisme vivant; en combi­nant différents éléments éxistants, on fait advenir une combinaisonoriginale, ce qui n'est pas la même chose. Parler de création de l'homme,sans autre précision, pour un organisme vivant, revient donc à passer soussilence la part de la nature dans le phénomène» 1. b) Plus ou pire, onpervertit l'univers qui se précipitera dans l'eugénisme auquel on vientd'ouvrir la voie, puisque la vie est mise entre les mains des manipulateurs :« Dans Ieurs rêves biologiques, les sociétés occidentales ont déjà connu lefascisme et l'eugénisme. Elles connaissent aujourd'hui la dénaturation dela nature, la pollution des eaux, Iadégradation du vivant, Nous sommesentrés dans l'ère de l'artifice; nous fabriquons tout : des plantes, desanimaux, «des mémoires », des «intelligences»; nous inventons tout,jusqu'à des porcs qui possèdent quelques côtelettes de plus. Et la dernièreactualité nous apprend que des savants travaillent à la substitution desgènes de 1;être humain lui-même» 2.

La nature - la vivante - tenait le rôle d'un rempart qu'on ne pouvaitfranchir et que le droit consolidait: il vient de tomber; il faut doncs'attendre à une marée d'effets des plus nocifs. On descend une pente: en1988, une souris - ce qui dépasse le végétal ou le bacille - a été reconnuemoins «naturelle» qu'« artificielle»; le biologiste a inséré sur I'un de seschromosomes unfragment du génome humain, cehii qui favorise .1' appa­rition d'un cancer du sein. Le laboratoire dispose donc d'animaux porteursde cette pathologie: on se livre sur eux aux expérimentations, comme auxessais de traitement les plus divers. Sans la reconnaissance juridique deI'mnovation, quelle entreprise tenterait dè pareils investissements? Mais

1.B. Edelmanet M. A. Hennitte, L'homme, la nature et le droit, C. Bourgois, 1988,p. 39.2. Id., p.37.

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L'ÉCOLOGIE ET L'ÉCOLOGlSME 153

on aurait mis le doigt dans l'engrenage. On voit, en effet, en cette premièredécision juridico-commerciale, la négation de la spécificité du vivant, lamainmise sur les richesses communes, la .biurgie, la victoire de.la sociétémarchande, bientôt une menace pour l'homme qui sera entraîné dans letourbillon, assimilé, tôt ail tard, à un agencement susceptible de remo­delage et de trafic. De fin, il devient alors moyen.

Peu àpeu, les dernières barrières se mettentà tomber. A peine la loi a-t­elle posé des limites qu'on doit les abandonner: l'industrie arrive à seglisser dans les mailles des définitions et à les brouiller. On n'hésite guère à« breveter» des produits vivants non-modifiés par l'homme, partant, l'in­verse de ce que la doctrine défendait depuis deux siècles (1 'innovation).L'affaire Moore (1980) le montre bien: il s'agit d'un malade hospitalisépour une forme rare de leucémie. On doit pratiquer sur lui l'ablation de larate. Mais on y met en évidence des cellules à propriétés étonnantes, notam­ment celle de secréter l'interféron et.des facteurs stimulant la prolifération,cellules baptisées Mo (par référence au nom de ce patient). Renonçons auxdétails. Le malade apprendra par la presse qu'on s'est servi de son corps(inaliénable). Il assigne l'hôpital devant les tribunaux afin d'obtenir lepartage des bénéfices réalisés par la vente des produits dérivés desMO. Pour la première fois, la Justice lui reconnaît en effet des «droitsd'auteur» pour un-fragment de lui-même, alors que le brevet ne devrait quesoutenir ou récompenser le travail intellectuel, l'invention (un ajout). En lacirconstance, il ne dédommage qu'une fourniture cellulaire, sans lamoindre participation du porteur.

On conçoit qu'on puisse protéger un bacille qui a subi de nombreusestransformations ainsi qu'une plante ou un animal, tous deux fruits dulaboratoire plus que du jardin ou du pré. Ils ne relèvent plus, ou de moins enmoins, dela nature. Mais M. Moore n'a été rétribué que pour des cellules àl'état .brut..La solution étonne; cependant, il. fallait choisir entre deuxdécisions aussi peu satisfaisantes l'une que l'autre. On à retenu la moinschoquante.bienqu'on ait par là invalidé le fondement dela législation.

En effet, ou bien on indemnise le malade, ou bien on accepte que dessociétés pharmaceutiques tirent d'énormes bénéfices, alors que celui quiles a rendues possibles ne recevrait rien, ce qui heurte. On a donc préférésoutenir que le patient, bon gré mal gré, s'intégrait à l'ensemble de latechno-science qui aboutit à des substances industrialisées: s'il n'a pasparticipé directement au travail (le seul qui mérite récompense), il ne s'eninscrit pas moins dans la chaîne productive. On majore l'importance de « cecas limite»; on y voit la preuve qu'est venu le temps de .la commercia­lisation des corps, afin de jeter le discrédit sur la biotechnologie. Immorale,sinon perverse, elle brise ou profane les valeurs séculaires. On en tire laconclusion selon laquelle le respect de la nature (la phusis) formait bien le

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meilleur rempart en faveur d'un homme' désormais menacé par ledéferlement techniciste.

Les excès de la maîtrise conduisent vite aux pires dérives: l'industriedes semences mais aussi les banques de sperme, les locations d'utérus, lesmanipulations génétiques, bientôt l'eugénisme lui-même. Une fois de plus,on recourt à l'outrance, on noircit le tableau. L'évocation de la nature sensurtout d'arme «anti-science». Partout, nous apercevons des contrôles; dessimulations destinées à examiner à l'avance les effets des décisions, deslimites posées aux expérimentateurs, la vigilance, le souci de ne riencompromettre. Et le cas de M. Moore, celui qui aurait négocié ses proprescellules, n'appelle pas les conclusions alarmistes de nos censeurs; chacunsait bien que nul ne peut être indenurisé « pour une prise de sang» ou «ledon d'un organe». La vie n'est pas à vendre. Partout on a sévèrementfrappé ceux qui tentaient de pareils trafics.

À force de crier au loup, on finit d'ailleurs par ne.plus effrayer (certainsjuristes, parmi les modérés, voient cependant en ces prouesses biomé­dicales « une manifestation post-nazie» ou encore.le retour de la barbarie).On.écrase les nuances, mélange les genres, .simplifie les énoncés, exagèreles «exceptions». Ainsi l'interruption volontaire de la grossesse, bienqu'admise par la loi dans la plupart des pays, est retenue et interprétéecomme le signe de la désacralisation de l'homme, transformé en simplemoyen: l'embryon n'est-il pas alors défmi comme «une chose» dontonpeut disposer et qu'on peut détruire? L~. vie n'est-elle pas entièrementsoumise aux impératifs du désir et de la manipulation? N'est-ce .pas lasuprême négation de la loi morale (« tu ne tueras pas »)? « À partir dumoment où la vie est soumise à une autre finalité qu'elle-même, c'est-à­dire à partir du moment où elle est considérée comme ·un moyen, rienn'empêche qu'elle soit susceptible d'être gérée, à l'instar d'un fonds decommerce... Si la technique est une fin, nous devenons la fin de la techni­que et, partant, notre essence sera technique 2>'. Sans ouvrir le débat sur cethème, ni sur celui de l'avortement, nous nous plaisons à rappeler qu'unthéologien, parmi plusieurs, affichait moins de dogmatisme quant à laréponse à donner; il en référait aux théories du moyen-âge selon lesquelles« le produit de la conception n'était considéré comme humain àpart entièrequ'au bout d'un certain.temps de son évolution »2,. L'embryon se forme peuà peu: il s'élève de l'âme végétale et animale à la spirituelle; cette dernièrene lui serait infusée qu'au moment de la séparation d'avec la mère, c'est-à­dire à la naissance pour les uns, tandis que d'autres, il est vrai, situent cemoment à la sixième semaine du développement, À quand fixer le début de

1. L'homme, la nature et le droit, 1988, C. Bourgois, p. 116.2. ÉgliseetAvortement, Marc Oraison, Le Monde dû'9 février 1979.

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LtÉCOLOGIE ET LtÉCOLOGISME

l'autonomie et donc de la naissance à l'humanité, qui implique alors laprotection par la loi? Il convient de régler cette question préjudicielle. «Ilfaut bien reconnaître que, sur ce point précis, - note le théologien - nous nesommes pas plus avancés qu'au treizième siècle». Est-ce que l'embryo­logie ne nous montre pas qu'il faut une longue période au cerveau afind'achever sa mise en place? Bref, la nature va de pair avec la maturation oul'accomplissement. Dans ces conditions, .pourquoi, en effet, ne pasdistinguer l'embryon (dela conception à la fin de la dixième semaine) dufœtus (à partir de cette dixième semaine)? Il est facile de se moquer de cettefragmentation et d'affirmer que l'humanité a été découpée en tranches.Que signifie alors un embryon, simple candidat à1'humanité et éaractérisépar une potentialité? Comment ne pas voir en ce jugement l'effet d'unescolastique sans nom? «Nous sommes, ou nous ne sommes pas », Nul nesaurait se trouver entre ces deux états. Moquons-nous d'un telcompartimentage!

Le doctrinaire préfère le raisonnement, fondé sur le principe «du toutou rien». Mais on s'interroge alors sur cette idolâtrie de la nature; pourquois'y subordonner? On en cache les aspects les plus meurtriers et les plusdésordonnés, tant du côté physique (les volcans, les séismes, les tempêtes).que du côté biologique (les monstres, les pathologies, les compétitions etles violences). La nature n'est pas la puissance ou la déesse que les Anciensadoraient, celle qui nous vaudrait des saisons égales, des rythmes régulierset des fruits mûrs. Est-ce bien défendre l'honune que de l'y plier? Ne doit-ilpas la régulariser et même la conjurer? Et pourquoi «le naturel biolo­gique» constituerait-HIe normatif? Si nos juristes dénoncent les exploitsde l'idéologie gestionnaire inhumaine, commandée par le seul profit et Jerendement, ne versent-ils pas eux-mêmes dans d'étranges condamnations?AInsI' ils n'hésitent pas à interdire les expérimentations sur l'animal:«L'animal est le maillon sensible et décisifqui ajointe l'homme à la nature.On ne devrait pas se contenter de le «respecter» comme les espèces végé­tales. La biurgie, qui se déchaîne dans les manipulations génétiques, lavivisection et les pratiques de l'industrie agro-alimentaire, apparaissent, eneffet, à la lecture de quelques juristes antiques, de certains mystiques, debeaucoup d' écrivains et de tous les poètes, comme des crimes» 1. Quand onentend suivre «la nature »;' il faut bien aller à ces extrémités, ce qui prouvela fragilité du point de départ. On prônera également les régimes végéta­riens, sans d'ailleurs saVOIT où ils commencent et où ils finissent.

1.L'homme, la natureet ledroit, p. 383.

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156 CHAPITREV

*Si nous refusons d'accompagner le penseur dans sa contestation de

l'expansionnisme et du technicisme - avec son cortège de gaspillage, desouillure, d'insécurité et de dégradation - en revanche, l'écologie, inter­discipline, ne peut pas ne pas guider le projet industriel, I'mfléchir, et àiderà une néo-rationalité bioéconomique. Cette salutaire écologie montre lesrelations entre les éléments d'un système, relations mutuelles: si A agit surB, le plus souvent, B réagit sur A. Il n'est pas exclu que A et B donnent unrésultat que ne laissaient pas supposer A et B pris isolément. Les élémentseux-mêmes ~e comportent, à leur tour, comme des ensembles. À vrai dire,ces éléments existent-ils? Détachés de ce en quoi ils s'insèrent, ils cessentde compter. De ces implications des uns dans les autres résulteront desconséquences souvent déroutantes: à n'en pas tenir compte l'actioncomme la pensée se fourvoient. C'est pourquoi la nature ne cessera de nousréserver des surprises. Mais, comme nous devons songer à la contenir et àl'exploiter au mieux, il conviendra de se glisser dans ses méandres etsurtout de lui dérober sa propre logique. Il faudra apprendre à évoluer dansle surchargé et même le confus,

Nous.savons déjà que la vie, le summum de la nature, se définit par sastratégie de la complétude: d'abord il n'est pas de direction qu'elle n'aitempruntée; ensuite, en cas de succès, l'inverse sera ou a été égalementtenté, suivi bientôt du mélange des deux aventures, de telle façon que levivant vulnérable se prémunit par là contre l'échec et occupe ainsi toütes lespossibilités. Ajoutons à cette définition d'un réel qui coïncide avecl'ensemble des possibles, ce qui le rend proche de l'indéracinable - celled'un ensemble, où fonctionnent les solidarités et les multi-implications; delà, à nouveau, on conçoit qu'avec le vivant soient bien assurés le maintien etla résistance de ce qu'on ne peut pas facilement détruire (1arenaissance, lenasci de nature qui toujours revient). En règle générale, tout élément,biotique ou non, ne peut pas se développer hors du milieu dont ce dernier, àson tour, dépend: À la limite, ni l'un ni l'autre ne peuvent s'autonomiser:c'est même pourquoi, le physique et le biologique ne peuvent pas existerséparément. Ainsi l'eau, la terre, Vair, - des réalités qu'on croit indépen­dantes - incluent des organismes qu'ils.hébergent et qui les modifient, s'ilsne les constituent. Que serait notre sol, sans les vers de terre, commeDarwin l'a mis en évidence? Ils le "labourent et l' aèrent, en cé sens que lèscouches superficielles retournent au fond, tandis que ce dernier remonte.On assiste à un brassage permanent et bonificateur. De plus, les végétauxperdent généralement leurs feuilles ou leurs aiguilles; ils couvrent la terred' « acides humiques» qui s'agrègent aux argiles et forment des complexescolloïdaux, qui commandent à la fertilité; la litière végétale fournit même

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L' ÉCOLOG-IE ETL:ÉCOLOGiSME J57

parfois tant d'acidité .qu'elle décomposera la roche-mère et libérera desions, - le potassium, l'aluminium, le fer, etc. - et ainsi s'enrichira cetteterre; elle s' originalisera tellement d'ailleurs qu'aucune motte neressemble vraiment àune autre.

En sens contraire, les vivants, - herbes et bêtes - dépendent de ce sol;comme de l'eau, du soleil et de l'air. De cette interrelation, il s'ensuit quel'être exprime, en même temps qu'il la nie, l'extériorité où il s'enracine etpuise ses aliments. D'une part.Ja plante s'adapte-au milieu et le réfléchit;elle sert même d'indicateur. Mais si son rôle se bornait à traduire ce dontelle dépend, on serait déçu par ce simple redoublement. En même tempsqu'elle le manifeste, elle l'annule - telle végétal qui pousse sur un fond saléou dans des eaux saumâtres, qui résiste à l'entrée du sel en lui (celui-cipourrait l'empoisonner) mais cependant l'aspire. Il enkyste souvent le toxi­que en lui; HIe neutralise; l'eau en sort épurée et il peut y croître. Il a réussiune nette séparation; sorte de parasitisme à l'envers. Les liens entre l'hôte etson occupant obéissent àdes raisons ou des tactiques inattendues. Celle quenous venons de suggérer le montre: aspirer et isoler, afin de supprimer etpouvoir se.développer, sans le facteur mortifère, bien qu'on l'ait inclus ensoi. On ne s'étonnera pas de devoir admettre ici trois types de réactionprévisibles: la franche incapacité à supporter cette salinité, la tolérance àson entrée et enfin, pour certains, un quasi besoin de ce poison. Il en va demême vis à vis de la sécheresse: le végétal s'accommode de ce manqued'eau, en même temps qu'il s'en dispense. Il envoie de longues racines dansles profondeurs; il retient mieux ce qu'il y puise; les feuilles, réduites à defines aiguilles, sont de plus recouvertes d'une carapace de cire qui empêchel'évaporation. Les fleurs ne durent que peu de temps, enfin, la -tige assezcourte enferme des réserves (des micro-citernes) qui facilitent l'attente despluies. Bref, tout est mis en œuvre afin de vaincre une telle disette. On nepeut pas lire assurément l'environnement dans l'organisme, mais on sait l' Yretrouver. Bref, nous ne connaissons pas de'photographie aussi sensible dupaysage: celui-ci se retrouve, plus ou moins implicite, à la fois présent etabsent, dans cet étalement de la végétation.

Noùs en tirons la conclusion qu'il convient de réviser nos définitions,puisque rien 'n'existe en dehors de ce en quoi il se loge et que ce dernierconditionne; mieux, il s'agit de genèse réciproque. Et notre air non seule­ment contient de nombreuses colonies, mais surtout les feuilles répandenten lui l'oxygène que nous respirons. Et quant àl'eau, comment la distinguerdes micro-organismes qui l'épurent et la changent? Si tout habite dans tout;on se gardera en conséquence de compréhension ou d'action trop ponctua­tisées. Du même coup, on y apprendra l'art de la guerre ou des interventionsmédianes. On ne lutte pas frontalement contre un réseau de facteursimbriqués les uns dans les autres. En voici une illustration. On sait qu'en

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158 CHAPITRE V

Europe l'orme tend à disparaître, envahi· 'par un champignon microsco­pique (le ceratocystis) dont les filaments pénètrent dans les vaisseauxconducteurs de la sève et y diffusent aussi une toxine 'qui se répand danstoute la plante affaiblie. Par réaction, les cellules attaquées secrètent une«gomme» qui obstrue les canaux déjà infiltrés, d'où la mort lente etinexorable d'un arbre (par suite de l'anémie due au manque d'eau etd'aliments: le premier symptôme de l' asphyxie apparaît avec la flétrissuredes feuilles). On notera au passage que la nature, décidément aveugle,participe à cette pathologie de la thrombose: à s'opposer au parasite, ellebouche un peu plus-les voies de la circulation. Mais l'envahisseur cryptoga­mique, qui se reproduit par spores, reste enfermé dans le bois de l'arbrequ'il tue. Il court à sa perte et l'accélère. Cependant un insecte lithophagecreuse cette prison, parce qu'il se nourrit de cellulose: par lui, le ré­ensemencement est assuré. Il rechercheles arbres en bonne santé, afin d'enconsommer la tendre substance, et dépose les spores du champignonresponsable. de la maladie (la graphiose). Ce vecteur «affectionne» lesonnes et les contamine du fait même. De là, cet enchaînement: Farbre, lechampignon qui s'y développe, l'insecte qui s'en nourrit et propage lapathologie, l'arbre nouveau, à son tour, infecté et le cycle ne connaît pas defailles.

On imagine les premiers moyens de lutte contre cette invasion:a) brûler les arbres malades; mais subsistent ceux qui paraissent sains':toutefois, le champignon s'est déjà implanté en eux. Avant d'être générale,l'attaque demeure locale; et le dépistage en pathologie végétale réussitmoins bien que dans ou pour la vie animale, .parce que l'animal plus unifiéet plus. sensible réagit immédiatement et qu'on sait alors déceler lesstigmates de cette opposition; b) recourir à de puissants fongicides, maisfaut-il traiter tous les onnes? En outre.Je produit chimique risque de ne pasfrapper le parasite puisque les voies de la circulation ont été obstruées.Comment l'atteindre? c) On tend aussi à promouvoir et à sélectionner desormes qui pourraient ne pascontracter cette maladie, réplique inspirée del'ancienne lutte contre le phylloxéra. Mais y parviendra-t-on?

Il ne faut qu'opposer la nature à la nature. Il convient de lui « dérober»son ingéniosité et la retourner contre êlle. Effectivement, la sylvicultureécologisante a trouvé un remède oblique, non agressif, bien qu'efficace, lerecours- à des substances dont l'odeur attire les insectes et les éloigne desonnes qu'ils contaminaient. On détraque moins qu'on ne 'dévie un méca­nisme entomologique. On tend un piège aux vecteurs durnal. La ruse l' em­porte sur la violence. Comment ne pas privilégier les traitements biolo­giques aux dépens des chimiques? On a parfois visé àstériliser les mâles, cequi supprime l'avenir et l'efficacité du complice, où bien on a envoyécontre eux .des virus susceptibles de les anéantir et eux seuls, - le

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L'ÉCOLOGIE ET L'ÉCOLOGI5ME 159

parasitisme. de tous les parasites. On sait assez les inconvénients et leséchecs des pesticides, fongicides, insecticides - à base soit de chlore soit dephosphore - capables de nuire à l'homme ainsi qu'à toute la faune. Pourune fois, la réticence à l'égard de l'usine se justifie: 'on ne lutte vraimentcontrel' organique qu'avec des armes de même nature.

Cette rationalité écologique sort directement des analysesdarwiniennes. L'origine des espèces fournit de nombreux exemples de cesmuIti-emboîtements propres aux divers acteurs de la biosphère. Ainsi, lescélibataires - il ne faut pas exclure l'homme lui-même des écosystèmes quiincluent la proie et le prédateur - élèvent des chats qui rôdent autour desbourgs et des villages. Ils y poursuivent souris et rats. Or, ces derniersrecherchent avidement les nids de « bourdons» dont ils sont friands. Maisceux-ci participent à la fécondation de la pensée (Viola tricolor) et du trèflerouge. (Les' abeilles ne peuvent pas en atteindre le nectar). Ces plantesforment, à leur. tour, la partie la plus drue et la plus nourrissante de laprairie; elles favorisent directement l'élevage en Grande-Bretagne. «Si legenre bourdon venait à disparaître ou devenait très rare en Angleterre, lapensée et.le trèfle. rouge deviendraient aussi très rares ou disparaîtraientcomplètement» 1 note Darwin. Finalement, l'édifice de la richesse agro­alimentaire anglaise (grasses .prairies et bêtes de boucherie) dépend indi­rectement du nombre. des chats, qui détruisent les destructeurs des insectesindispensables, mais la présence des félins suppose, à.son tour, quantité devieilles filles qui s'en entourent. Qu'un décret quelconque ou même unemodeste taxe compromettent cet attachement, le sort d'un pays en estchangé. Qui eût .songé à ce fondement (les célibataires et leurs chats) del' opulence ?

L t écologie apprend surtout la réalité et l'importance des opérateurs lesplus minimes, les plus éloignés, les moins soupçonnés et les plus inter­stitiels. La causalité traditionnelle privilégie le proche (la cause et les effetssont liés, directement solidaires), le proportionnel, le visible et l'immédiat:autant dire qu'elle est colorée d' anthropomorphisme. On n'accorde de l' in­fluence qu'au volumineux (les dimensions de l 'homme) et au voisinage (l'àcôté de soi). On ne tient pas assez compte de I'imperceptible et du lointain.Se lève par là une autre idée de la nature, celle qui nous oblige à considérerles réseaux et les conditionnements. Il convient donc de se soucier desrnulti-connexions entre les éléments physiques (un climat très légèrementmodifié, une barrière qui s'interpose entre des échanges, une faible éléva­tion de température, etc.), les végétaux et les animaux, en somme, les troisrègnes de l' univers. Il suffit alors, selon Darwin, de la moindre introduction

1.Darwin,L'originedeses~èces, trad, Barbier, 1876,p. 79.

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160 CHAP.ITREV

- poser une clôture dans un jardin - pour en réaliser le bouleversement. Les'révolutions viennent de loin et pour desTaisons-i~perceptibles;toujours, leplus léger pourra déchaîner les plus noires catastrophes. Celui qui l'ignoreen grandit.les forces extérieures, capables de brusques. soulèvements, maisl'écologie attentive empêche ce. roman; elle met en évidence lesintermédiaires entre le point de départ et les suites considérables; ellerétablit le tissu. Bref, il s'agit d' une autre lecture des enchaînements et desinfluences.

Second principe écologique.et méthodologique, assez semblable: si lepremier élargit la notion de causalité, celui que nous allons exposer tend ànous mettre en garde contre «un spatio-temporel » trop étroit. En effet,l'emporte, en ce domaine, le diffus, ce qui déborde toute.appréhension.cequ'on ne peut pas facilement «délimiter» ou.même définir. Nous l'avonsdéjà remarqué à propos des nuisances - de ces fumées qu'on ne sait pasemprisonner; les odeurs et les bruits rentrent dans ce même groupe ainsique, à leur manière, .les déchets (des res nullius) sans oublier les eaux de lamer, les airs, les paysages (des biens communs). L'homme moderne n'aforgé qu'un droit lié à la propriété et aux bornes, or, la vraie nature glisse;elle échappe aux emprises. On ne songe d'ailleurs qu'à essayer de l'en­fermer (ainsi on cherche àconfisquer àson profit la plage ou une vue, maison empêche cette impossible capture). S'il est des.biens qui sont répanduset qui appartiennent à tous - dont on abuse du fait même - commentpeuvent-ils se soustraire au temps, sinon dans la mesure où la naturevalorise le circulaire, le retentissement de l'effet sur sa cause antérieure,partant, la rétro-action? Le tardif revient sur ce qui le précède, soit qu'ill'entrave soit qu' il l' accélère. On dépasse bien le strict linéaire qui impliquela séparation entre « l' avant» et « l'après», au profit de la continuité. On nesait d'ailleurs plus qui entraîne quoi et qui commande. On entre dans lerègne de l'interdépendance. Il faut apprendre àpenser avec des catégoriesneuves, celles qui excluent la territorialité ou une chronologie qui croitpouvoir détacher le présent de son passé, alors qu'Ils se répercutent l'undans l'autre.

Troisième principe général: if convient tout autant d'écarter lesévaluations ou les mesures trop assurées.

Ce n'est pas que nous voulions défendre «le relativisme». Mais voiciune illustration assez saisissante de cette nouvelle règle: des doses moin­dres d'une substance nocive provoquent des malformations tumorales chezla souris, alors qu'une quantité plus élevée du même poison (donc uneabsorption massive) n'y parvient pas. Comment le moins peut-il susciter ceque le plus ne donnera pas? Et ne faut-il pas d'ailleurs revenir sur la notionmême de nuisance? On a avancé plusieurs hypothèses en vue d'expliquer

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l'énigme: ne retenons que la plus simple. La cellule qu'on endommagerane peut retenir que des fractions minimes de cetoxique (elle dépend elle­même d'une membrane.semi-perméable, - un filtre, une sorte de barrière) ;elle refuse le reste. Donc, première remarque, une dose.importante ne peutpas plus qu'une faible.

Seconde remarque, on n'exclut pas qu'une entrée excessive favorisealors 'l'élimination, tandis qu'une moins agressive et plus insidieuse nedéclenche pas le mécanisme de rejet, de là, cette force paradoxale du faibleet cette faiblesse du fort. On peut contester cette explication, mais nul doutequ'.il ne faille se méfier d'une approche trop quantitativiste. L'axiomeselon lequel « la dose fait le poison» peut revêtir deux sens: ou bien, selonle point de vue de Paracelse, il signifie que la quantité constitue par elleseule la toxicité, mais la' formule peut aussi sous-entendre qu'un chan­gement dans la dose (quel qu'il soit) modifie la prise et ses effets.

Pourquoi le pouvoir de ce minimal? L'écologie répond à la question:entre la substance et ses résultats se situe un organisme actif. Il ne ressemblepas à un contenant qu'on remplirait et qui seulement subirait. Le plus peutdonc donnerle moins, et, à.l'inverse, le plus léger susciter un maximum. line faut pas juger selon la règle des proportionnalités, ~ autre manière debrouiller une causalité trop rudimentaire et d'imposer la prise en comptedes interactions.

*

Nos"trois principes - les chaînes alimentaires, l'importance du non­localisable, la .mise en cause du seul quantitatif - montrent la valeur ainsique le sens d'une intelligence écologique des pensées et des actions. Maisnous n'en tirons pas la condamnation de la croissance économique: il nes'agit pour nous que de rendre compatible ce qui a été disjoint. L' éco­logisme se soucie d'ailleurs moins de la faune et de la flore ou du pays qu'ilne vante le retour aux temps anciens (l'artisanat, les énergies douces, la findu gigantisme et du béton, etc.): sur ce programme, il greffe un projet poli­tique, celui d'une démocratie plus directe et surtout moins bureaucratique.

Mais supprimer l'un des termes (le développement actuel, à cause deses dégâts) afin de résoudre la contradiction entre eux ne nous semble pasune juste solution. Nous refusons la marche bucolique. Deux raisons nous yconduisent:

a) D'abord, l'industrie elle-même y gagnera, parce que, sans correction,les pollutions et les nuisances qu'elle déverse finiront par revenir sur elle etsur ceux qui travaillent; elles les étoufferont et les abîmeront tôt ou tard.

b) L'État, le gardien de l'intérêt général, doit alors condamner lesprofiteurs ou les associations inspirées par la seule rentabilité. Tous leshommes doivent pouvoir bénéficier des richesses communes, -1 'air, l'eau,

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162 CHAPITRE V

la terre et l'ensoleillement; il faut bien qu'un système en protège lemaintien,l'usage, la répartition.

L'usine tend àse scléroser: elle préfère àla lutte biologique la chimique(le recours aux pesticides) et aux moyens organiques d'enrichir la terre (lesbacilles qui peuvent capter l'azote) les engrais qu'elle vend. Elle répugne àce qui l'évince: qui nous délivrera de ces monopoles? Il "appartientdonc àl'État de défendre, de surveiller, d'imposer une gestion appropriée desrichesses: non pas de décréter « des parcs» ou « des zones sensibles», dontnous avons dit les limites, mais de promouvoir une politique de laconservation (notamment les biothèques), là où seraient archivées -toutesles espèces et variétés, les rescapés de la vie, parce que, comme nousl'avons mentionné, la monoculture ne va pas sans risques (les plantes et lesanimaux sélectionnés et fragilisés) .On ne manquerait pas alors de puiseravantageusement dans le fonds commurrdes espèces sauvages et sauvées.

L'écologie ne protège pas seulement le patrimoine artistique et histo­rique, mais aussi le naturel, qui ne se sépare d'ailleurs pas du culturel; ilconvient de se soucier des paysages et de ceux qui les animent ou leshabitent. L'entretien de cette- maison» (oikos, éco, «écologie») et de sesoccupants, comme du milieu où-ils vivent, constitue l'un des axes majeursde cette discipline, la conservation. L'arboretum, le jardin botanique desespèces, la sauvegarde des animaux, donc, leur réserve, prennent place àcôté du musée et de la bibliothèque, les temples de la mémoire. La nature,ce mot doit être rapproché de l'anglais nurture (nourriture, éducation,entretien, d'où la nurse), ce qui demande des soins. Ce qui naît meurt aussi;à nous d'empêcher sa trop facile ou trop rapide destruction et de faciliterson maintien.

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CONCLUSION

Le mot de nature, à consulter, une fois encore, son étymologie, ne laissepas de doute et nous éclaire: en grec d'abord, la «phusis» sortirait d'uneracine indo-européenne, - Rheu ou Bhu - qui signifierait l'être en devenir,inséparable de sa naissance et de son développement. La plante en fournitun indiscutable exemple.

Mais, avant tout, pourquoi et comment le latin appelle-t-il « natura » ceque le grec désigne par «phusis » ? Il nous semble que «phusis » s'appliqueaux êtres en général, -lès minéraux, les végétaux, les animaux et tout ce quiest lié au mouvement et à une lente formation - tandis qu'on a dû réserveraux êtres humains privilégiés un« gignomai» qui lui-même oriente vers un«gn » et toute sa nébuleuse latine, le participe parfait ancien gnatus, la gens,le genus, voire lageneratio, donc toujours l'engendrement. Onpassa insen­siblement dè gnatus à natus, d'où «natura» et la nature, toujours poursouligner la naissance et la vitalité. Nous allons jusqu'à des généralisationssûrement discutables et selon lesquelles le « gn » évoquerait la création, lagenèse ':- non seulement le gnatus et le natus mais aussi, par extension,l'émergence de l'idée, la gnose, 'la connaissance (de cognosco ou degnosco). Cratylien, nous ne répugnons pas à discerner-dans cette racine (legn) le signe dû surgissement: connaître et naître appartiendraient à unemême famille (le génératif, le gn). Nous croyons comprendre la raisond'être comme la proximité de ces deux mots, en dépit de leur sonorité et deleur divergence, -laphusis et la natura. Les deux termes TI' en désignent pasmoins non seulement le générable, ce qui sans cesse revient, mais aussi lesimple et seul résultat de la Croissance (la progéniture, ses caractèrespropres, sa spécificité). On conçoit cette amplification.

Allons plus loin encore, dans les rapprochements philologiques: laphusis, donc, la venue au monde, l'engendrement général, devrait ou auraitdû pénétrer 1' « être» et le contaminer. En effet, aucun être, si l'on exclut latranscendance à laquelle oil réserve la «causa sui », n'est de soi-même,depuis toujours et àjamais. L'être advient; il naît ou est né. On n'est pas, ondevient ou bien on est devenu.

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164 CONCLUSION

Mais ce que nous souhaitons s'est réalisé: la phusis entre dans l'être,dans son statut, étymologiquement parlant, avec le «fuisse» (avoir été) et le«futurus » (ce qui sera) deux formes grammaticales qui enferment le phu dephusis, c'est-à-dire qu'ils expriment la modalité temporalisée de l'être, sanaturalité, en quelque sorte. L'être n'est pas de soi-même: il a été ou il sera.Il risque de cesser d'être, aussi le «phu» du devenir devait logiquements'insérer dans ce qui le nomme. Il reste indiscutable que nous disposons dedeux termes, la phusis et la natura qui, en dépit de leur divergence, n'enpointent pas moins vers le même sens, l'un, il est vrai, plus général (l'auto­mouvement, la génération et son devenir) et l'autre, plus spécifié, ce quinaît, le gn, le gnatus, de là, natus, d'où aussi natura.

On devrait aussi-retenir que l'idée de nature déjà se divise puisqu'ellerenvoie aussi bien au processus dynamique (ce qui naît et se développe)qu'à sa-conclusion, consistante et achevée, en somme, le résultat. Le sub­stantif de nature n'a d'ailleurs pas cessé de s'élargir: il vaut pour te mondeentier et englobe tout le créé (le théologien opposant alors la naturanaturans, c'est-à-dire Dieu, àla natura naturata, les créatures). En vertu desa capacité à l'extension ou de son élasticité sémantique, on ,pa.s,se vite del'être en devenir à ce qui le caractérise enson fond, à son activité même: lanature du soufre est d'être inflammable, pour citer le dictionnaire, QU

encore l'eau est de nature froide et humide, comme il est dans le naturel dulion d'être cruel. Au lieu de se borner àindiquer la chose, le mot va plus loinet en exprime la qualité première, celle que nul ne pourrait modifier (il estde sa nature de ...). On tend à-oublier la naissance', l'auto-mouvement, afinde saluer I'être en sa propriété individualisante. Admettons une fois pourtoutes l'apparition de telle ou telle substance: on se met à signaler saspécificité ou sa singularité (sa nature), N'est-ce pas inévitable? Il s'ensuitque le mot natureinclut à la fois le-changement (ce qui naît et renaît, ce quivit, ce qui ne .souffre pas ·de rigidité: on oppose parfois la mécanique aunaturel, auquel .on prête la flexibilité) et la stabilité. Amphibologie, lenaturel évoque donc autant le fragile (à respecter) que le tenace, autantl'adaptable que le constant, autant même le répéti tif (1anature aveugle) quela puissance de renouvellement (1anature ingénieuse).

De fil en aiguille, on entre dans I'jntériorité : alors que l'artiste -oul'artisan agissent du dehors sur le matériau qu1jls travaillent, .la natureexerce-sa vertu en dedans; on revient par là à l'un de ses sens premiers, -ledynamisme propre, ...;... à ce qui pousse et évolue (Phusis), à ce qui .peutrenaître tnatusï de sa, souche, pour notre émerveillement. On débordemême sur le socio-rnoral : l'homme, à l'état de nature, ne frappe-t-il pas parson innocence, on ajouterait.presque S(\ naïveté, mais ce demier mot donneun tour trop pléonastique à l'expression, puisque ce terme (naïf) équivaut àla naturalité; il vient, en effet, de nativus, le naturel, la nuance de crédulité

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CONCLUSION 165

n' arrivant qu'assez tardivement.La connaissance qui nous informe du bienou du mal quinous nuit doit être née avec nous et mérite d'être tenue pourhyper-naturelle (incréée.par nous); cette idée n'a pas pu être fabriquée oudécrétée telle: si elle l'avait été ou si elle l'était, elle.ne pourrait plus être cequ'elle revendique d'être; elle perdrait son évidence, sa rationalité et sonuniversalité.elle ne vaudrait alors que comme une convention (un effet del'art) momentanée, contingente et sans.force, Il en va de même pour la « loinaturelle »; la justice, distincte d'un arrangement douteux. À refuser cesvérités (essentielles et naturelles) on glisse dans le relativisme, ses- suc­cédanés, -le scepticisme, le cynisme,.1e machiavélisme. L'instinct, qu'onréserve aux animaux, s'en trouve l'équivalent, mutatis mutandis: la natureles préserve d'erreurs ou de conduites aberrantes. Ils ne gagnent qu'à suivrece qu'elle leur commande. Ils ne subsistent d'ailleurs queparce.qu'ils nepeuvent pas substituer leurs décisions à ce qui leur est heureusementimposé et qui les rend, si souvent, avisés et industrieux.

Ainsi élargi, le naturel arrive à côtoyer le normal, le premier ou l'ori­ginel, l' inné, le sincère, le spontané, le vrai même, l'incontournable, lejuste, le bienfaisant.

À la base, étymologiquement, l'idée de nature reste toutefois insépa­rable de la vie et de la force, de.ce qui.produit plus que de ce qui est produit,à l'opposé des artifices ou des pures conventions. Elle indique même ce quise fait sans l'homme et probablement mieux que ce qu'il peut faire (lefactice), ce qui devrait.lui succéder après l'avoir devancé, - autre façon detraduire l'invariant et l'indéracinable. On l'oppose donc à la coutume,diverse, moins justifiable, tandis que la nature s'impose par sa solidité, sonimmuabilité et sa puissance même.

*Il est déjà visible que cette notion si riche, si floue et si multiple souffrira

de sa laxité: elle inclut finalement, en effet, à tous les niveaux, à la fois elle­même et son contraire. En conséquence, on la trouve au cœur de toutes lesquerelles qu'elle entretient. Voyons-la comme une référence molle, autantque dangereuse. Nous voudrions expliciter son.équivocité et son incapacitéà vraiment résoudre les problèmes.

Premièrement, puisqu'elle renvoie àce qui a été créé.par Dieu, à ce quisort en quelque sorte de ses mains, elle favorise la pensée religieuse quis'émerveille des beautés, des accords et des harmonies dont le monderegorge. On demande à l'artiste de l'imiter ou de s'en inspirer. Lorsqu'iloublie cette recommandation, il verse dans l'affectation, l'arbitraire; ilcesse de nous émouvoir. .

Assurément, on admet que l'homme a pu la pervertir et, par le péché, laperdre ou se perdre, mais la grâce le sauvera (gratia naturam perficiïï et lui

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166 CONCLUSION

rendra cette innocence souhaitée. Cette glorification dé Dieu par la création(la nature) se lit autant au.XVII e siècle qu'au XIX e, aussi.bien chez Descarteset Malebranche que chez Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand. Nousosons, sous cét angle, rapprocher les- classiques et les romantiques,Descartes et Chateaubriand. Le premier insiste sur. la simplicité, laconstance, la régularité et surtout le petit nombre de lois. qui gouvernentnotre univers: n'est-ce pas l'une des meilleures preuves de l'interventionde l'architecte divin, mais aussi celle d'un monde bien organisé?« De celaseul que Dieu n'est point sujet à changer et qu'il soit toujours de mêmesorte, nous pouvons parvenir .à.la connaissance de certaines règles que jenomme 1es lois de la nature ... La première est que chaque chose en par­ticulier continue d'être en même état autant qu'il se peut et que jamais ellene change-que par la rencontre. des autres» (Article 37 de la seconde partiedes Principes). Mais Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand verrontdans cette même nature.son buissonnement et ses splendeùrs : ils.prennentmoins en compte «les procédures créatrices» (les lois) que les résultats,c'est-à-dire l'univers immense, ainsi que sa moindre parcelle remplie aussid'infini et inexhaustible: «Il (Newton) leur eût fait voir, avec le miëro­scope, des forêts dans des mousses, des montagnes dans des grains de sable,des milliers d'animaux dans des gouttes d'eau et toutes les merveilles de lanature » .1 •

Mais la nature sert non moins de machine de guerre contre la trans­cendance ou la Providence, dans la mesure où elle équivaut alors à unepuissance génésique: on voile Ianotion d'ordre, on l'abandonne, afin depouvoir amplifier celle d'exubérance et dè prolifération. La philosophie secolore de spinozisme; le Deus sive natura veut surtout dire que la naturetient lieu de la divinité; elle la dépasse même; elle en dispense. Diderot vajusque là.

«Qui sommes-nous pour expliquer les fins- de la nature? Ne nousapercevons-nous pas que c'est presque toujours aux dépens de sa puissanceque nous préconisons sa sagesse et que nous ôtons à ses ressources, plus quenous ne pouvons jamais accorder à ses vues? Cette manière de l'interpréterest mauvaise, même en théologie. naturelle... L'homme fait un mérite àl'Éternel de ses petites vues et l'Éternel qui l'entend du haut de son trône etqui connaît son intention, accepte sa louange imbécile et sourit de savanité» 2. Le monde stupéfie par son illimité, son hétérogénéité et ses inces­sants changements: « Ce que nous prenons pour l' histoire de la nature n'estque l'histoire très incomplète d'un instant » '. Et Diderot accumule les

1. BemardindeSaint-Pierre, Études de la Nature, éd. 1825, Aimé André, T. I~ p. 114-5.2. Diderot, De l'interprétation de la nature, éd. Garnier 1956, p. 235-8, § LVI.3. Diderot, ouvrage cité, p.241.

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CONCLUSION 167

preuves et les échantillons en faveur de ce qu'on pourrait prendre, aupremier abord, pour un immense chaos. La nature brise tous les systèmes etrévèle «un fond» (la vitalité) inépuisableet qui déroute: seule l'imagi­nation délirante parvient às'y retrouver.

S'opposent donc deux conceptions, la rationnelle qui appréhende unmonde voué à la simplicité et à l'unité, l'autre qui, à l'inverse, majore lesindivisions, les métamorphoses et même les monstruosités. D'ailleurs«tout animal est plus ou moins homme, tout minéral est plus ou moinsplante, toute plante est plus ou moins animal. Il n'y a rien de précis ennature ... » l. La nature permet qu'on glorifie le créateur (la théologienaturelle à la manière de Nieuwentyt, « l'existence de Dieu démontrée parles merveilles de la nature ») aussi bien que la création (le dynamisme d'unematière en mouvement et susceptible par elle-même de toutes lesprouesses). Autant la Providence que le Tout auto-suffisant!

La nature ouvre la voie àune seconde aporie: elle désigne un monde quinous devance (comme il nous survivra sans doute), qui nous en.impose tantpar sa seule présence que par cette antériorité. Elle nous limite et il nous fautnous en accommoder. On doit s'incliner devant elle: on ne lui commanded'ailleurs qu'en lui obéissant, selon la formule connue. La sagesse prônecette soumission qui réussit à l'annuler partiellement. Puisque nous nouscoulons en elle, nous la désarmons en partie. Elle pèse moins. Nous échap­pons à sa violence que nous faisons nôtre (le philosophe ne lutte pas contrela mort qui arrive nécessairement; il l' accepte ou du moins il le feint). Maisd'un autre côté, qu'est-elle elle-même ou que serait-elle sans l'homme? Lascience des écosystèmes l'atteste: il faut nous inclure en elle, soit que nousla dégradions, soit que nous l'instaurions. Elle n'existe donc pas sans nous.La preuve? Imaginons que le feu brûle une forêt, qui comprenait desépicéas', des hêtres, des sapins. Le sol en devient nu. Peu àpeu, l'équilibreantérieur se rétablit, telle est, en effet, la nature, ce qui par soi parvient à serenouveler (renaître). Toutefois, rien n'exclut qu'un faux (climax) puissealors prendre la place de celui qu'on connaissait, si le sylviculteurn'intervient pas. L'histoire en donne un exemple bien connu, celui d'unmassifcélèbre qui, laissé à lui seul, s'est perdu. Nous avons déjà mentionnéle cas de la forêt de Fontainebleau: les peintres qui séjournaient sur salisière (à Barbizon) - Théodore Rousseau, Millet, Decamps, Diaz - avaientobtenu de l 'Empereur, dès 1861, qu'elle soit épargnée (une zone protégée).On a dû ensuite en· détacher une partie (la série biologique), avant derenoncer à cette immobilisation ou cette supra-réserve, parce que les arbrespérissants ne se régénèrent pas; pire, les massifs se fragilisent et sedégradent. Il faut veiller aux plantations, couper les arbres, sinon ils

1. Diderot, Le rêve de d'Alembert, même éd., p. 311.

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168 CONCLUSION

glissent vers leur propre suppression ou la dégénérescence, - non pas mêmeici un faux climax mais son étiolementet son effacement, d'où la lande, unevégétation rabougrie, (un «pro-climax ») celle quinepeut pas atteindre sonéquilibre, bref, une biocénose de misère. Eh somme, ces arbres abandonnésfinissent par tomber et laisser.la place àune steppe.

Dans le vivant même, la nature culmine, comme 'son sait, ainsi queHegel le souligne': «Le plus haut degré auquel la nature s'élève est lavie » 1.; or, qu'est-il, sans l'éleveurqui le sélectionne, le protège, le nourriretfinalement le détermine ? Plantes et bêtes, àl'égal du paysage, laissés àeux~

mêmes, à l'état brut, annulent leurs caractères et s' étiolent.Inversement,lorsqu'on les trie, les isole, les oriente, on parvient aux plus notablesdifférences. La nature est bien notreinvention, Nousne créons évidemmentpas les principes ou lois de la.physique, mais que serait l'électricité .sansIatechnosphère qui la produit et la répand ?Nous entrons ici dans un mixte de«non-humain» et d'humain, un ensemble de résultat et de production.

Il-est vain d' opposer-Ia nature à l'histoire ou à la culture (l'agriculture).Si, d'un côté, le monde nous devance et semble pouvoir se dresser sansnous, voire contre nous, d'un autre côté, il courtrapidement à sa perte, sinous ne l'entretenons pas. Buffon l'a assez montré dans les Époques de laNature; les continents se fragmentent, les eaux aplanissent les reliefs, quine «durent» pas, le gel brise les roches les plus compactes; partout onassiste à des affaissements, des dilutions et des effilochements. Cessons defétichiser le« non-humain»! «Le premier trait de l'honune... est l'empire.qu'Il sait prendre sur les animaux et cepremier trait de son intelligencedevient ensuite le plus grand caractère de sa puissance sur la nature... Il achangé laface de la terre, converti les déserts en guérets et les bruyères enépis »2. C'est pourquoi la notion de nature toujours déroute': elle renvoieaussi bien à ce qui nous précède et qui semble exister en dehors .de nous,qu'à ce qui implique nos choix et nos soins (nature, nurture). On retrouvecette même ambiguïté dans son statut: la solidité, le 'retour qui assure lamaintenance, mais non moins la fragilité et la vulnérabilité.

Une troisième controverse, proche des deux précédentes, il est vrai,jaillit de la notion de nature; elle ne cesse de l'alimenter. En effet, en sonessence même,.qu'est-elle? Elle semble avoir appelé une discipline ori­ginale, celle des rangements, des intégrations oudes regroupements: aulieu de contempler tous les êtres, après les avoir recueillis, le naturalisteapprend surtout àles situer lesuns par apport aux autreset à les ordonner (la

1. Philosophie de la nature, trad. A. Véra, t. l, p. 190.2. Les Époques de la nature, D.C., 1817, 1. II; p.577 (§ Septième et dernière Époque, ­

Lorsque la puissance de l' homme a secondé celle de la Nature).

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CONCLUSION 169

systématique -ou la découverte d'une méthode qui évite l'arbitraire desdistributions irrationnelles).

Cettetaxinomie a d'ailleurs progressé: au lieu de « l'échelle des êtres»d'abord préconisée - celle des paliers, des gradations - elle. a préférérecourir à l'image de la «chaîne ». On enlève les barrières; on sait alorsrepérer les nombreux intermédiaires entre les positions les plus éloignées;on sauve les nuances et comble les prétendus écarts entre les genres (lanature ne fait pas de sauts). L'emporte la continuité.

Il en va ainsi dans toutes les disciplines expérimentales, dans celles quisont confrontées au problème du nombre, d'une multitude de spécimens oud'éléments, en chimie, minéralogie, zoologie, pathologie.

Mais d'un autre côté, le naturaliste n'a t-il pas fini par désavouer cettetentative qui limite et emprisonne? N'a-t-il pas reconnu alors des êtres«non situables» ou atypiques? La chaîne elle-même favorise d'ailleursautantla.discipline de la reconnaissance qu'elle efface les repères et donnedans des propositions.fusionnelles (unionistes).

Les théoriciens et connaisseurs de la nature en général - les Buffon,Diderot, Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre - se sontmoqués et éloignés des « méthodistes », c'est-à-dire du projet taxinomique(la nature enfermée, sériée, découpée, étiquetée). L'un des plus virulents,hostile à Linné, Buffon, devait condamner ce réductionnisme: «Lagrandeur, la figure, le port extérieur, les feuilles, toutes les parties apparen­tesne servent à rien; il.n'y a que les étamines et.si l'on nepeut pas voir lesétamines, on ne sait rien, on n'a rien yu. Ce grand arbre que vous apercevezn'est peut-être qu'une pimprenelle; il faut compter ses étamines poursavoir ce que c'est; et.comme ses étamines sont souvent si petites qu'elleséchappent à l' œil simple ou à la loupe, il faut un microscope. Maismalheureusement encore pour le système, il y a des plantes qui n'ont pointd'étamines, il y a des plantes dont le nombre des étamines varie et voilà laméthode en.défaut comme les autres, malgré la loupe et le microscope » 1.

Tous ses contemporains lui ont emboîté le pas: ils devaient brocarder « laméthode dite.sexuelle».

Si l'on. s'en tient à la seule et simple nature de l'homme -l'anthro­pologie -, on se heurte à la même difficulté: pour les uns, l'individu sedéfinit par un certain. nombre d'aptitudes·, tandis que pour d'autres, il n'estpas possible de les détecter. N'est-ce pas en forgeant qu'on devientforgeron? En effet, le sujet n'est alors que ce qu'il devient.

Au total, la nature, à nouveau, coule entre nos mains et se dérobe, elleautorise une double lectùre : pour les uns, on recense ses propriétés ainsi

1. Buffon, O.C., 1817 (éd. par le Cte de Lacépède) Histoire Naturelle, Premier Discours,De la manière d'étudier et de traiter l'histoire naturelle, p. 36.

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'170 CONCLUSION

que les unités; mais, pour leurs adversaires, ce travail tabulaire etrécapitulatif ne relève que de l'arbitraire, de la facilité ou. de lamnémotechnie.

La nature enferme une sorte de contradiction: elle indique à la fois lestable (<<on ne chasse pas la nature ») et l' évolutif (ce qui naît mais aussi cequi change). Finalement, cette notion de nature que nous avons examinéedans ses rapports avec. la religion, l'anthropologie et l'univers (Dieu, lemoi, le monde, ainsi sommes-nous assuré, à travers cette trilogie, den'avoir rien omis) n'a pas cessé, d'url.boutà l'autre, de soutenir le pour et lecontre; elle autorise tous les flottements. Elle permet de glorifier le créateur(Dieu) aussi bien qu'elle vise à. en dispenser. Elle évoque un possibleunivers sans l'homme, bien que celui-ci soit indispensable tant à sa consti­tution qu'à .son maintien; enfin, elle signifie le dynamisme, le foisonnant,l'irréductible, alors que la science', de plusieurs manières, 'en cherchel'unité, la systématicité; elle tente même de lui dérober ses modalités defonctionnement, ou du moins croit pouvoir l'appréhender sous une formesynoptique (le tableau).

*Dépassons cet examen comparatif et aporétique: s'il fallait. in fine

définirla nature de façon positive, nous la regarderions comme « un espritqui dort» ou « un esprit qui s' est extériorisé» qui, parJà.ne parvient plus·~se ressaisir et qui, à la limite, s'est perdu. De là, à nouveau, son ambiguïté:elle se donne dans la dissémination, I'étalement, l'apparence. d'une puremultiplicité ou d' une homogénéité indifférenciante, Toutefois, philoso­phes et physiciens - à 1~ opposé des mécaniciens, ~ devaient découvrir enelle les prémisses d'une unité qui se cherche.

Donnons-en au moins deux illustrations à.l' aide des philosophies de lanature (Hegel) :

A) Le son mérite d'être privilégié. Il suppose que le corps aété heurté,sinon même choqué; aussitôt il nie cette négation qui le brisait; il se réaf­firme et.revient à son état premier (une alternance rapide de compression,puis de dilatation et de retourà soi, assez proche, mutatis mutandis, d'autrespolarités, dont la nature regorge, telle celle de répulsion et d'attraction,pour rappeler la plus fondamentale). Chaque corps rend un son spécifique,selon son propre degré de cohésion etd'organisation: par là même il révèlesa structure. L'idée, en ces drames, commence donc à poindre dans lessubstances les plus simples, en ce sens qu'on y observe d'abord une soli­darité entre les éléments, la visée ou l'affirmation d'une inséparabilité,d'où un commencement d'individualité; elle s'oppose à la simpleagrégation d'unités faciles à disjoindre comme à dissoudre. De plus, le sonse répand et échappe en quelque sorte à la matérialité (la pesanteur, la

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CONCLUSION 171

limitation, etc.). On le sent, cette vibration délivre 1'« âme» d'un corps. Lebruit (le fracas) intolérable pourrait, en sens inverse, correspondre à uneviolence destructrice: ne jaillit-il pas chaque fois qu'on casse et que l'unitéest.. atteinte? La mécanique découvre assurément des' relations dans lesonore et en tire même des théorèmes (l'acoustique) de même qu'ellepermettra la constrüction d'instruments producteurs de rythmes nouveaux;mais, la donnée de base, que nous venons de silhouetter, impliquedavantage, - rien moins qu'une dialectique, puisque le son équivaut à uneréflexion sur soi, la négation d'une négation, un va-et-vient décisif. «Lanégation de la subsistance extérieure des parties matérielles est à son tourniée par le rétablissement de leur cohésion et de cet état d'extériorité. C'estune idéalité où .s'opère l'échange des déterminations qui s'annulentréciproquement; c'est un frémissement interne du corps, le son» 1.

Le technologue saura reconnaître la qualité et la nature de ce qui estfrappé à travers la réplique qui en résulte. Un fragment fêlé ou incomplettend « une vibration» qui correspond à cette mutilation.

On ne peut pas nier les limites d'une mécanique qu'il convient d'op­poser à la physique ou philosophie de la nature. Le positivisme, d'ailleurs,en son aspect le plus décevant, en témoigne: il nous demande de renonceraux causes et même aux choses, pour 'ne nous inquiéter que des liens(extérieurs) entre elles. Tenter de les comprendre ou même de les .saisirsupposerait le retour à une métaphysique obscure et errante. Qui pourrait,selon lui, traiter sérieusement de la chaleur, ou de l'électricité, ou de lalumière et des couleurs, sinon même du mouvement? Et il devait multiplierles interdits, qui renforçaient ceux que nous rappelons ..

Mais' la philosophie de la nature, la métaphysique de la physiqueentend, au contraire, aller au fond des substances et entrer dans leursdrames, dans rintériorité de leur extériorité.

Cependant denombreux corps, - mous,.fluides ou simplement fumées,vapeurs '-, privés d'un substrat élastique et surtout cohérent, bien quefrappés, tolèrent la déformation et n'y réagissent donc pas. Cette absencede frémissement, liée àcelle d'une «forme» résistante ou d'une continuitébasale, invalide ou-limite la méthode de la percussion. L'objection semble àla fois juste et contestable: en effet, il est encore .possible de reconnaître (etde connaître) ces milieux amorphes et muets par la façon dont le son lestraverse et se répercute en eux. L'esprit se défmit par son.ubiquité et sonaffranchissement de la sphère matérielle, de ses attributs, comme lapesanteur: le son, «cri de l'idéal» n'est, en effet, arrêté ni par les mon­tagnes ni par l'eau ni par la terre. Qu'il soit ralenti ou étouffé par eux,

1. Philosophie de la Nature, trad. A. Véra, 1863, 1.r,p.493.

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172 CONCLUSION

permet justement de déterminer leur présence à travers cette action modi­ficatrice.

« Si l'on frappe par exemple dans un aqueduc l'extrémité du tube métal­lique ou de terre, le son parcourt plusieurs milles et on l'entend à l'autreextrémité du tube. De plus, on ''1 distingue deux sons, celui qui est conduitpar l'air et celui qui est conduit par le tube eton entend-ce dernier plus tôtque lé-premier» 1.

Hegel devait multiplier 1~ évocation des expériences les plus simples etles plus nettes, - empruntées à Biot, Chladni, Tartini - en faveur d'iulephysique spéculative, qui dépasse la mécanique au sens strict. Ne nousbornons ni au mouvement ni aux relations légales entre les phénomènes: ilimporte de les englober et de les transcender pour aller aux «chosesmêmes». Ainsi entre-t-on dans la philosophie de la nature, celle qui.effacela coupure entre la matière et.l' esprit, tournant le dos à une méthodologieanalytique et abstraite, celle d'un empirisme retenu par les seules donnéesfactuelles. «La philosophie de la nature n'est au fond que la science quidémontre que les déterminations de la pensée sont les .principes de lanature »2.

Nous devons, en conséquence, distinguer «la nature» de la seulematérialité ou de l'extériorité réduite à elle: elle point déjà dans les corpsles moins élaborés, comme dans les qualités les plus offertes (la lumière, lacouleur, la chaleur, la saveur, le son) . Nous Q, avons commenté que le cas'du«sonore» mais Hegel, philosophe de 'la- nature, assumera la totalité desdéterminations comme toutes les occurrences (les substances les plusdiverses ainsi que les processus qui les affectent). Partout, il discerneral'obligation dé ne pas s'en tenir à la seule étendue et d'appréhender ledynamisme au cœur des' changements. Entendons cette belle formule': « Lanature ne doit pas être considérée comme une existence extérieure, .rela­tivement à l'idée, ni même relativement à son existence subjective, c'est-à­dire à l'esprit »3. Il faut comprendre, en d'autres termes, réunifier ce quitend à s'étaler ou à se.défaire (rejoindre la totalité, plus que les parties quimarchent à la disjonction), afin que le réel ne nous échappe pas, c'est-à-direson intelligibilité (l'idée). Qu'est-ce que la nature, sinon l'intériorité oul'unité qui se perd, du fait d'une dangereuse visibilité?

Sa meilleure apparition· se trouve dans tout ce qui relève de la polaritémanifeste. «La physique s'est beaucoup occupée de la polarité. Cettenotion est un grand progrès de la métaphysique de laphysique, car lapolarité n'est probablement rien autre chose qu'un rapport nécessaire entre

1.Ouvrage cité, 1.l, p.504.2. Ouvrage cité, t. l, p.500.3./d., p.188.

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CONCLUSION 173

deux termes différents, lesquels n'en font qu'un, en ce que la position del'un entraîne celle de 1.'autre »-1. En effet, cette opposition dans l' homogènefavorise la dialectique, dans la mesure où il faut joindre à la fois l'unité et ladifférence.

B) Mais.arrêtons-nous au cas le plus rebelle à cette conception, la seulefigure du corps, sa surface. Dans sa Philosophie de la Nature, Hegel ne larejette pas du côté de la simple spatialité ou de l'insignifiance: il l' intègreau contraire à une vue plus profondeet.la tient pour une manifestation del'individualisation. L'être se donne à travers elle et peut y être saisi. Outreque toute surface implique une détermination révélatrice de ce qu'ellecontient et dont on.ne la détachera pas, elle suppose aussi, contrairement àce qu'on pourrait croire, une revanche sur la masse qu'elle spécifie; elleintroduit et impose une connexion entre les parties qu'elle rassemble etdélivre par là de leur éloignement.

Les cristaux .en donnent la meilleure illustration: ils réunissent lesmolécules; mais la géométrie externe se retrouve dans toutes les couches dela substance: «Le spath d'Islande, lorsqu'on le frappe, de manière à cequ'il puisse se briser suivant sa disposition interne, montre dans les pluspetites parties la figure interne qui était auparavant invisible... Lorsqu'oncasse même le spath d'Islande qui est un rhomboïde, on a des morceauxparfaitement réguliers et si la cassure suit la position interne des couches,toutes les surfaces sont des miroirs. Qu'on continue à briser ces morceauxet l'on aura toujours le même résultat» 2. Lorsque la figure du cristal souffred'irrégularité, on discerne encore en celle-ci une loi: loin que cetteincomplétude entrave «l'idée », elle y ajoute un complément et ne nousdonne que plus de lumière sur la constitution du corps tronqué. Bien dessubstances, à nouveau, semblent échapper à cette géométrie muette etsecrète -les fluides, les airs - mais qui ~e sait qu'on peut tous les solidifieroules congeler? L'eau cristallise; la neige tombe sous forme d'étoiles àcinq rayons.

À nouveau, partout, Hegel nous aide à retrouver les signes de l'idéalité:« L'âme est présente dans le tout, par elle le tout est façonné» 3. La sciencede Haüy lui apprend alors à passer de cette forme extérieure.à l'intérieure,inversement aussi. Çà et là, notamment avec les métaux et d'autres corpsterreux, on n'observe que des rudiments configurationnels (les seulesmoires métalliques), un état assez proche.d'une indifférenciation possible,un glissement vers l' amorphie ; cependant tous ces corps s' originalisent pard'autres propriétés (chimiques, colorimétriques, magnétiques), qui rendent

l./d., p. 193.2. Philosophie de la nature, p. 615.3./d., p.616.

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174 CONCLUSION

compte de leur spécificité et surtout obligent à envisager «l' ensemble» deleur trame. Elles valorisent également l'apparence qui dénote l'être etl'exprime. Une fois de plus, évitons la séparation: la figure ne se distinguepas du fond qu'elle recouvre. De plus, cette forme, tant par sa cohésion.quepar son insistance à se reconstituer, bien.que matérielle, nie la matière de samatérialité en elle. Par là même, nous atteignons hi nature puisque «l'en­deçà» imprègne la surface, y participe et exige l' inséparabilité (le tout, nonplus les parties ou les divisions, telle celle de l'extérieur et de l'intérieurindissociables).

Il va de soi que lorsqu'on prend en compte les vivants même les plusélémentaires, il faut davantage encore renoncer à l'approche analytique: laplante âmène l'entrée du subjectif (le dedans) dans l'objectif, le retour sursoi; les parties ici se suppriment en quelque sorte, afin d'engendrer lesprémisses d'un «sujet» ou d'une substance. Hegel, que nous suivons;montre bien comment le Végétal n' atteintpas la vraie vie, l'indépendanceou la .sensibilité _(à l'inverse de l'animal qui. déjà annule le lieu par sonmouvement) ; il reste soumis au dehors. Le végétal n'en marque pas moinsune nette victoire sur la dispersion, déjà esquissée par les corps physiques.Nous nous bornerons à commenter trois attributs essentiels de la physio­logie végétale, qui tous' trois nous obligent à une «.philosophie; de lanature», puisqu'on ne peut comprendre « leur vie» que par référence à undynamisme de l'ensemble original :

a) Le bouturage ou le marcottage. Chaque « morceau »peut recomposer.la plante entière. li suffit donc d'en isoler un fragment, ne serait-ce qu'unefeuille et il en sortira l'arbre. Hegel ne manque évidemment pas de seréférer ici àGoethe qui, en sens contraire,..a engendré tous les organes de laplante, la plante elle-même, à partir de l'ùn de ses moments (1a feuillejustement), susceptible de toutes les transformations métamorphosantes.Comment ne pas en tirer la preuve que l'unité habite bien les moindres« parties» ? Il est vrai que cette genèse de l'autre avec le même montre aussil'imperfection de cet être qui se redouble, un défaut d'intégration, l'affir­mation d'une pluralité réitérative, Chez l'animal, à l'inverse, les unitésdevenues indépendantes ou isolées cessent immédiatement d'exister; ellesne peuvent subsister que reliées les unes aux autres. Cette fermeture, qui enrésulte, caractérise l'animal qui a atteint un degré plus élevé d'autonomie.

b) Autre attribut, le port. En effet, nous prenons au sérieux la 'morpho­logie, authentique miroir-de l'être. Dans· le végétal, comment ne pas noterune alliance du rectiligne (la marque du cristal ou du minéral, avec seslignes, ses plans, ses arêtes, ce qui relève d'une logique simple ou del'entendement) avec le sphérique ou la rondeur, perceptible dans la feuille,la fleur et le fruit. Cette dernière disposition, le plus ou moins ovale,désigne, selon Hegel, l'animal: elle traduit la clôture ou « le retour sur soi »,

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CONCLUSION 175

Pareillement, le nombre décide du végétal (le trois, le cinq, le six): si telleou telle plante compte,par exemple, cinq filaments ou cinq pétales, il fauts'attendre à cinq anthères ou cinq carpelles, - cinq ou un multiple de cinq.Toutefois, de nombreuses variantes corrigent cette arithmétique, tant et sibien que les appareils assurent le mélange des deux, le chiffre et soncontraire. De là aussi l'attrait des fleurs parce que disposées, avec une régu­lière irrégularité, en entreiacs, en spirales, en volutes, puisqu'elles jouent à~a fois du nombre et de sa négation. Dialectique oblige.

c) Troisième attribut, la sexualité. Elle polarise en quelque sorte lafleur: «la fleur est le point culminant de la subjectivité de la plante ».

entendons par là qu'elle s'y affirme ou concentre le mieux. Le philosophesouligne l'importance de la fructification ou de la reproduction, ainsi que lerôle de-la semence dans les dioïques, celles où les sexes sont distribués surdes plantes différentes (chez les monoïques, les mâles et les femelles setrouvent sur ia même tige, ce qui implique un relatif échec, une moindreaffirmation, le début d'une dépolarisation). En règle générale, le végétaln'en reste pas moins le plus parlant et le plus symptomatique, parce quel'idée, qui le constitue, s'y enlise (de là, en lui, des plages d'indif­férenciation).

D'ailleurs, chez lui, la sexualité ne quitte ni le transitoire ni le partiel.«Ce principe ne les a pas entièrement pénétrés (lès individus) et il n'est pasdevenu un moment général de l'individu entier, mais seulement une partieet c'est d'après cette partie que les deux individus se mettent en rapportentre eux» 1. Avec l' animal, on ne risque pas ce divorce: la partie et le toutse fondent. La sexualité, en conséquence, le concerne en entier et y devient«désir» : «Ce n'est que lorsque les forces génératrices internes ont atteint àleur état de compénétration et de saturation parfaites que le désir de l'indi­vidu s'éveille, que se produit le rapport des sexes» 2.

Mais laissons l'animal. Il nous suffit d'observer que le vivant le plusdépourvu et le plus minimal, dans les trois attributs que nous avons retenus(la reproduction par fragment, le port et le sexualité) ne se conçoit queconceptuellement - spéculativement -; il nolis introduit à une compré­hension unitaire, la lutte intégratrice des parties, le dépassement de celles­ci en vue de leur solidarité. Ainsi la nature non seulement naît et renaît(nasei), mais elle ne se saisit aussi que transphénoménalement (1'espritvisible),

1.Philosophie de la nature, 1.III, p. 168.2. Id., p. 168.

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176 CONCLUSION

*Finalement, nous définirions volontiers la nature comme «un esprit »,

mais qui sommeille, un esprit qui éprouve les pires difficultés "à se consti­tuer comme tel et qui d'ailleurs y échoue, cé qui ajoute à l'ambiguïté d'unstatut assez douteux.

Il en résulte plusieurs conséquences: d'abord, si la nature équivaut à unesprit, nous pouvons l'appréhender. On ne comprend que l'intelligible; or,elle y tend. En face d'elle, il ne convient ni de s'extasier, ni même del'observer seulement, ni de la « contempler», ni de l'interpréter.

Il faut en saisir ~e mouvement par lequel elle dépasse une matérialité quirépugne à entrer dans une organisation: la nature la nie et par là l'intègre.Mais un esprit, qui dort, tombe vite dans '1'engourdissement et court desrisques d'exténuation: n'en restons pas à lui. Il faut apprendre à sauver et àréveiller la nature. Intensifions-la. La technosphère, - ce n'est là qu'unparadoxe apparent - y travaille relle vient de là, s'inspire des procéduresque le monde lui propose, les tire de l'ombre, parfois les simplifie et .par­vient vite à les extrapoler. L'outil ne consiste-t-il pas à prolonger notre brasou le geste approprié? L'instrument le plus anodin exécute ce que nousréussissons mal; par exemple, il découpe ou abrase là où nous ne pouvonsni diviser nilimer. On oppose trop la nature à l'esprit 'productif, alors qu'ilconvient de les fondre, d'autant plus que «tout ce qui est» est changé parnous et que le culturel a entièrement envahi le naturel,

Le plus difficile arrive avec la machine, la réalisation la plus troublante,parce qu'elle n'obéit plus aux modèles que nous connaissons, parce qu' t11!~fonctionne à une autre échelle (le gigantisme) et parce qu'elle consommeou détruit dans des proportions immodérées. On accepte la barque ou lemoulin à eau sur la rivière; ils en exploitent le mouvement, mais on refusela centrale nucléaire qui table sur sonfroid et son courant. La machine a toutbousculé; elle a surtout évincé l'homme, de même qu'elle éloigne lesressources traditionnelles (l'eau, le bois, le minerai, bref les produits de laterre). Élle s'automatise et s' autonomise de plus en plus: à partir du« presque rien» ou du banal, elle construit les objets les plus complexes, Dufait de ce fonctionnement qui se mécanise, elle soulève légitimement lacolère de ceux qu'elle élimine, mais aussi la peur de l'homme dépossédé.L'imprimerie, dans le passé, avait déjà commencé (mais commencéseulement et faiblement) le processus d'éviction: plus nous allons, plus lesengins aveugles et puissants nous écartent. Alors, on en majore les effetsdésastreux: la laideur partout répandue, la cité noire, les cadences infer­nales imposées à un travailleur assujetti aux nonnes les plus étrangères à'ses possibilités, l'empire de la quantité et de la marchandise. À l'opposé, onloue le geste séculaire, la procédure singularisée, l'équilibre social

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CONCLUSION 177

respecté, l'artisan compétent. Mais -qui ne voit, en ces remarqueslaudatives, le fruit d'une nostalgie toujours mauvaise conseillère? Oninsiste encore sur le pire, -la dégradation qui s'étend, les pollutions,l'accumulation des déchets, les risques inouïs.

Ce procès, aux bases fragiles, joue d'ailleurs un .rôle indispensable,celui-d'obliger à précipiter la bio-production, c'est-à-dire une productionqui prend conscience d' elle-même et tend àcorriger ses éventuels méfaits.Lejuriste, secoué par le politique, a fabriqué d'ingénieux montages, afin derendre rentable ce qui n'apportait aucun bénéfice. Pourquoi investir dansl'éco-développement? Pourquoi s'inquiéter actuellement de l'atmosphèreou de l'eau de la rivière dans laquelle on déversait ses résidus? Pourquoi cerespect des «biens communs» qui-appartiennent à tous et donc à personne?Pourquoi tant de 'ménagement? C'est que l'État frappe tous ceux quidétruisent et polluent: il en coûte moins d'éviter la catastrophe, que dedevoir indemniser les victimes ou réparer les dégâts. Mieux, l'étiquette« nature » procure des avantages commerciaux aux vendeurs: d'abord, elleleur permet de «moraliser» leur entreprise et de se donner bonneconscience (nous, nous ne participons pas à la destruction ni auxendommagements que vous subissez: nous ne transgressons pas les règles,nous savons ne pas abîmer ce qui est indispensable à tous, l'air et l'eauprincipalement). Les acheteurs, de leur côté, préfèrent ceux quiles assurentde la «fraîcheur» et de la salubrité de .leurs produits. Onparvient aussi àmieux évincer sesconcurrents, moins circonspects, moins respectueux des«biens communs », Les législations nationales en profitent même - lasurenchère - pour édicter des règles draconiennes, relatives auxconstitutions, comme aux modes de fabrication des marchandises, maisessentiellement destinées à-décourager ou à disqualifier leurs adversaireséconomiques.

On assisteà une déviation: la paisible« nature» sert désormais d'armede guerre impitoyable entre les divers partenaires d'un marché. Surtout,elle donne des avantages aux plus habiles comme-aux plus audacieux. Nousavons à plusieurs reprises insisté sur l'idée moderne d'une «industrie del'industrie» parce qu'un seuil aussi avait été atteint et qu'Il fallait régu­lariser ce qui s'emballait. La principale victime de.ce «prométhéisme»sans frein nous semble moins encore «le milieu» 'que celui qui est insérédirectement dans sa marche, l'ouvrier; aussi faut-il saluer comme uneheureuse et indispensable innovation les débuts de l 'hygièneindustrielle, lalégislation sécuritaire et la médecine du travail. Nous-en savons les limites,mais nous nous félicitons d'abord de leur développement.

Mais nous n'en crions pas moins dans le désert. Rien n'y fera. Onpréférera toujours «le naturel». Le mythe l'emporte contre vents etmarées. D'où vient ce succès et cette persistance? D'abord, subsistent les

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préjugés pseudo-théologiques: ce que l'homme fabrique manque deprofondeur; il n'est que ce qu'il est. Le résultat ne relève que de nosingrédients et des moyens mis en œuvre. Pas d'arrière-objet pour l'objetainsi constitué et élaboré! Il est encore frappé d'homogénéité. Maisce quinous est offert - la nature - a été lentement préparé. Il nous vient directe­ment du Créateur. Il continuerait même à vivre à l'opposé de nos produitsmorts et incontestablement inertes. En effet, le bois et le cuir résultent decadres cellulaires immobilisés, - moins un squelette qu'une architecturefibreuse;à la fois résistante et flexible. On en rapprochera leurs équivalents,les fils et la texture dela terre (dans les briques). On se souvient que Ruskin,le champion du «naturalisme », n'acceptaitd'ailleursqu'eux, Longtempsles fabrications de l' artne pourront pas rivaliser avec eux, parce que ceux­ci sont incomparables. Le bois notamment se définit autant par sa duretéque par sa densité, du moins celui de certaines espèces comme le gaiac venudu Mexique. L'un des meilleurs connaisseurs des systèmes techniques lesouligne: « On produisait du mauvais fer et même souvent du très mauvaisfer, irrégulier, cassant, difficile-àsouder... Le travaildu métal exécuté avecdes outils àmain était en outre plus;long et beaucoup plus coûteux que celuidu bois ... ·Le fer est encore peu apprécié (à la fin du XVIII e siècle) parrapport au bois» 1.

Partout la nature triomphe. On ne peut pas s'en dispenser. Elle sembleappliquer le principe des indiscernables, en ce sens qu'aucune feuille niaucune branche ne ressemble vraiment à une autre, en dépit d'une profondesimilitude des unes comme des autres, 'Qui pourrait réussir ce qui nousconfond, - tant de différences liées àune ressemblance aussi forte? Mais lapièce que nous moulons ne se distingue pas des autres.

De plus, en vertu de notre liberté, nous 'versons ou bien dans l'extra­vagance ou bien dans le strict fonctionnel. La nature échappe à ce dilemme,comme àdes canons trop contraignants: ainsi elle ne répugne pas à certainsdépassements, àde la luxuriance, voire tin peu de gaspillage (ilsuffit, pours'en convaincre, de lire les analyses de Georges Bataille) mais elle ne versepas pour autant dans la surcharge. Nul ne mène aussi bien qu'elle ce jeuartiste, qui allie la rigueur (une logique réitérative et économe) avec desdegrés de variance et d'innovation.

En principe, le fabricant, maladroit et limité, est invité à copier ce qui ledevance et à s'en tenir à lui. Quant à la nature, elle s'antécède elle-même:elle renaît d'ailleurs semblable à elle (sa pérennité) et surtout elle sort d'un«au delà» quit au cours des siècles, n'a pu que s'affiner et s'adapter.L'industrie ne peut que susciter l'Indifférence, l'infériorité ou le mépris:

1.Bertrand Gille, Histoire des techniques, Encyclopédie de la Pléiade, p.693 et 715 ­citations reprises d'un article de l' Encyclopaedia Universalis, Les Matériaux.

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avec elle, cessent les lentes. maturations, les efflorescences, les poussées etlés germinations.

Toutefois, le.vent va tourner. On s'avisera vite des défauts rédhibitoiresde ce qu'on tenait pour insurpassable: le bois ne résiste pas 'aux hautestempératures.ni aux pressions ni même-à l'usure. Il ne peut pas entrer dansla constitution. des puissantes. machines. Triomphera son ennemi, l' acierqui conditionne 'le changement, c'est-à-dire l'industrialisation -rivale. Ondépréciera le matériau qu'on tenait pour précieux et indispensable: sesmérites deviennent. des .éléments de défaveur. Il manque de régularité. Ilsouffre de son poids (la lourdeur) comme de son volume (l'encombre­ment). Il pèche par sa tendreté et sa soumission 'excessive tant à lasécheresse qu'à l'humidité, de là, en lui, des craquelures et des fentes. Ilbrûle aisément. Parce que vivant encore au ralenti, il est attaqué par lesparasites qui le dévorent. On se méfie de lui. Sans .même évoquer ce qui sesubstituera à lui, il en résulte que la technologie, pour le maintenir partiel­lement, le corrigera vite et le dénaturera. Si la forêt, que nous aménageons,donne bien le ligneux, on se hâtera d'en broyer les fibres comme lesbranches les plus inutilisables; on en collera les grains ou les particules,sous haute pression et àtempérature.élevée, afin d'obtenir une simple pâte àlaquelle on donne les formes souhaitées (notamment des feuilles d'une rareminceur, parfaitement .Iisses, homogènes, soustraites à tous les inconvé­nients des' produits bruts). On ne cesse d'en changer les propriétés, commesi le naturel reculait jusqu'à l'extinction..Ainsi, on extrude les panneauxpour les alléger et favoriser l'insonorisation. On les imprègne de substancesignifuges. On les recouvre d'un film qui les isole et les soustrait à leurenvironnement. On les cuirasse et on les « mixte », Ils perdent leur poids;leur inégalité, leur vulnérabilité, leur volume même; ils échappent auxrisques de·craquement. Que reste-t-il de la planche sortie de la scierie? Ons'imagine encore toucher l'arbre, né de la terre et du soleil; on rêve toujoursd'une substance épaisse, familière, lisse et poétique, mais l'industrie l'aentièrement.malaxée et recomposée. Elle vient moins de.la forêt (l'imagi­naire} que de la presse et de ses ajouts (une bouillie, de la colle pour cesagglomérés).

Nous.nous gardons ici d'examiner en détail tous les néo-substrats quiaujourd'hui nous entourent et dont nous dépendons, la prolifération dusynthétique et de l'artificiel, qui modifie les questions de l' approvision­nement, de la texture, de la confection et de l'usinage (les céramiques, lessupra- conducteurs, les mono-cristaux, les verres non-silicatés, les alliageset les eutectiques). Les composites méritent une remarque: avec eux, onfusionne deux éléments qui donnent un résultat dépassant les deuxconstituants. Il s'agit moins d'une addition que d'une multiplication. Onréalise des prodiges qualitatifs, l'union du très résistant et de l'infusible

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i80 CONCLUSION

avec le-plus léger et le plus mince. L'anature, -le « ce qui est» et qui revient- est partout dépassée et donc abandonnée. Le «produire» déborde le« recueillir». Il est.. vrai qu'on s' y accoutume difficilement. On renâcle.Ainsi Roland Barthes poursuit de sa hargne rhétorique les nouveau-venusqui I'assiègent : «Un objet luxueux tient toujours à la terre, rappelletoujours d'une façon précieuse son origine minérale ou animale, le thèmenaturel dont il n'est qu'une actualité ... La hiérarchie des substances estabolie, une seule les remplace toutes, le monde entier peut être plastifié et lavie elle-même, puisque, paraît-il, on commence à fabriquer des aortes enplastique» 1:. Nous ne convaincrons pas. Resurgit l'idée simple selonlaquelle nous ne pouvons pas tout «fabriquer»: l'indispensable, le plusoffert comme l'inépuisable, - entendons par là la terre, l'air et l'eau - nerelèvent pas de nous. Nous les utilisons et souvent nous les dégradons. Maisne constituent-ils pas le profond-réservoir de lanature? Quant au reste (lesminéraux, les nappes de pétrole, etc.), il s'épuise; et nous dépendonstoujours de ses ressources à ménager.

Sans les éléments premiers, rien ne serait, et particulièrement la vie.Valéry, dans ses Louanges de l'Eau, le reconnaît: «Divine lucidité, rochetransparente, merveilleux agent de la vie, eau universelle, je t'offriraisvolontiers l'hommage de litanies infinies ... Comment ne pas vénérer cetélément.essentiel de toute.vie? Combien peu cependant conçoivent que lavie n'est guère que l'eau organisée? Considérez une plante, admirez ungrand arbre et voyez en esprit que ce n'est qu'un fleuve dressé qui s'épan­che dans l'air du ciel. L'eau s'avance par l'arbre à la rencontre de lalumière» 2. Notons au passage cette belle et forte concentration - celle de laterre, de l'eau, de l'air et du feu solaire, la coalition des substancesfondamentales que l'arbre parvient à réunir. Mais nous ne reviendrons passur cette objection ni sur le procès qu'elle traduit, à savoir que la naturedevance l' homme, l'englobe même et qu'il doit s' y soumettre.

Sans en appeler aux poètes, redisons que l'eau qui sort de la sourcesouvent empoisonnait. Il a fallu d'ailleurs la rassembler, l'enfermer et latraiter. La station d'épuration joue un rôle décisif: on doit y laver l'eau elle­même. On la retourne contre elle. On la filtre, on en absorbe toutes .lesimpuretés. On-déchaîne contre elle l'armée des micro-organismes appro­priés qui détruisent les moindres traces d' organicité qu'elle charrie. Enconséquence, on'la coniIilercialise.

De plus, l'eau n'existe pas en soi. L'homme a creusé les puits, prévu leslacs, construit les fontaines, édifié les canaux, favorisé les rivières ou lesruisseaux. On sait l '.importance des travaux de retenue et de drainage. S' HIe

1.Mythologies, Éditions du Seuil, 1957, p. 194.2. Valéry, Œuvres, N.R.F., t. l, 1957, p. 202-3.

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CONCLUSION 181

fallait cependant, nous puiserions dans l'Eau et les Rêves de GastonBachelard de quoi soutenir notre thèse: en effet, cette eau, qu'on croitnaturelle, offerte, tombée du ciel, suscite des expériences culturelles donton.ne peut pas la.séparer. Elle.appartient moins au monde qu'à.la légende.Ne la confinons pas dans le seul spectacle! La fluidité, calme ou violente,met l'esprit en action, suggère des attitudes, véhicule des passions, descroyances, des idées. «Dès qu'on rend à la psychologie. dynamique -sonjuste rôle, dès qu'on commence à distinguer, comme nous avons essayé dele faire dans nos considérations sur la composition de l'eau et de la terre,toutes les matières suivant. le travail humain qu'elles provoquent ouqu'elles exigent, on ne tarde pas à comprendre que la réalité ne peut êtrevraiment constituée aux yeux de l'homme que lorsque l'activité humaineest suffisamment offensive» 1. Et Gaston Bachelard devait «analyser»l'eau, montrer en elle les projections et les drames qu'elle transporte.

Mais, en fin de compte, ne nous plaignons pas de ce que la natures'enracine à ce point qu'on ne puisse ni la déloger ni l'émietter. 'On voudraitqu'elle existât avant nous, donc sans nous, plus que nous - de telle sorted'ailleurs que la civilisation soit frappée de relativisme: cette dernièreserait venue contrarier un monde florissant et plantureux, qu'elle risqued'abîmer et de souiller. Cette notion tenace, polémique et sans fondementrend toutefois d'importants services. Profitons-en! Elle devient une valeurdes anti-valeurs, une valeur destinée à contrecarrer un système productiftrop peu conscient de son fonctionnement et de son dérèglement, une sorted'état dans l'état, la seule puissance de l'intérêt privé (d'où les excès, laviolence, et il s'ensuit les retombées nocives, les dégradations, les empoi­sonnements, l'exploitation immodérée, les déchets, l'épuisement). Lanature permet de redresser ou d'empêcher un développement économiquesauvage: la collectivité a été sensibilisée aux thèmes écologiques à ce pointque l'industriel ne peut plus échapper à leur tenaille. L'État lui-même estobligé d'intervenir et de se préoccuper de la défense des sujets menacés.

On ne saurait voler aux hommes «leurs biens communs », - l'air, ledroit à l'ensoleillement, l'eau, voire une nourriture saine et des paysagespréservés. Aussi soutenons-nous «la nature », cette notion molle etélastique: elle devient une arme efficace contre leproductivismesommaire,

La nature? Usons-en moins comme argument anti-technologique ouretour à l'âge d'or que comme manière de moderniser l'industrie et de lareplacer dans un ensemble qu'elle risque d'oublier. Nous la tenons pour« une idée fausse» sans vrai contenu, mais habile et heureuse: elle sauved'ailleurs moins l'environnement qu'elle ne protège l'homme, en même

1.L'eau et les Rêves, Librairie Corti, 1942,p. 213.

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182 CONCLUSION

temps qu'elle pourrait instaurer un peu plus de démocratie dans la Cité.Parallèlement, il convient de dérober à cette nature.ses modes defonctionnement, afin de les exploiter au mieux (la bionique)"etde l'écarter.Le fait que la .nature soit ainsi insérée dans un contexte techno-socio­politique en prouve encore la malléabilité: ruse suprême, elle devrait aiderà mieux constituer (ainsi une machine moins bruyante, plus économe etplus avisée) ce qui l' élimine,

Au bout du compte, la nature - ombre elle-même - entretient un jeud'ombres: à travers elle, se joue sourdement le destin de la Cité. Elle sertprincipalement à .Iimiter la violence inter-humaine: le «pour soi» estobligé de passer par « 1.'en soi..» afm de modérer une domination, celle desdécideurs, des industriels, des promoteùrs,

Lefaire et l'être alors se heurtent ..le second (ce qui est) entend corrigerle premier, mais il ne faut surtout.pas que le frein finisse par empêcher lemoteur de tourner (d'où l'erreur d'un écologisme philosophique). Lesaffrontements semblent s'épuiser: la nature permet alors que soit pris unrelais; grâce àelle, on luttera contre les développements inconsidérés ou lesexcès destructeurs. L'anti- industrie doit pousser l'industrie à se soucier dela sécurité; elle se branche enfin sur.elle pour l'obliger à «réfléchir» et àrevenir sur ses effets.

On ne peut qu ~ approuver, mais à la condition de saisir ce qui se passe etde ne pas prendre pour réel un combat essentiellement déguisé, latéral etsymbolique.

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LA QUESTION DE L'ÉCOLOGIELA TECHNIQUE OU LA VIE·

Il ne sera pas directement question de pollution, de déchets, de pesti­cides devenus pestifères et de tout l'arsenal de termes dont le journalismes'est emparé pour répondre à l'intérêt d'un public, orienté précisément parle journalisme lui-même.

Remarquons tout de suite que pollution, déchets et le reste désignentdes phénomènes de dégradation qualitative, effets d'opérations et deprocessus techniques sur lesquels reposent la prospérité des sociétésindustrielles contemporaines, quel qu'en soit le régime politique. L'abou­tissement de la dégradation qualitative généralisée c'est, bien sûr, l'état4'inertie, d'indifférence irréversible qu'évoque, immédiatement et-décisi­vement, le mot même de Mort.

C'est, en somme, de la Mort et donc de la Vie qu'il doit être questionsous le nom d'écologie, une fois enlevés les vêtements - trop souvent ori­peaux·- idéologiques dont on recouvre un ensemble de faits, d'hypothèses,de conclusions et de prévisions réunis avec plus ou moins de cohérence etde rigueur.

Le, terme d' œcologie a été inventé, en 1866, par Ernest Haeckel pourdésigner l'étude scientifique des rapports que les espèces animalessoutiennent avec leur milieu physique et biologique (autres espècesanimales et végétales). Au début du XIXe siècle, Carl"Schrëter et EmilKirchner ont distingué l'autoécologie, étude des rapports entre individu etmilieu, et la synécologie, étude des rapports entre communautés ouassociations d'organismes. On peut dire-en bref qu'aujourd'hui écologiedésigne l'étude quantitative et qualitative des populations de vivants, deleur équilibre et de leurs variations dans des conditions naturelles de vie.

Il faut, en-premier lieu, se demander comment une recherche scienti­fique interdisciplinaire, à la convergence de la biologie, de la géographie et

*Cet article paru dans la revue Dialoguede mars' 1974 (p. 37-44) reprend une conférenceprononcée à Strasbourg en 1973. Le thème des Journées, au cours desquelles fut donné cetexposé, était « L'avenir de l'homme »,

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de la climatologie, est devenue une certaine sorte de discours idéologiquesur la Nature. discours ambigu et équivoque favorable à son exploitation enplusieurs directions divergentes: 1) la revendication anti-technocratiquede droite (apologie de la «petite» entreprise agricole ou commerciale) oude gauche (apologie du comportement «sauvage »); 2) la revendicationanti-technologique, allant de 1.'apologie naïve, naturiste, des produitsagricoles ou horticoles dits «biologiques», à la publicité pour le tourismedans les régions de France économiquement sous-développées.

En fait, la science des milieux de vie s'est constituée au XIX e siècle, àl'époque où l'avènement des sociétés industrielles changeait radicalementle rapport des hommes à leur milieu..Alors qu'on continuait, depuis FrancisBacon, àdéfinir l' art.ou la technique comme « l'homme ajouté àla nature »,

ce qu'on prenait pour une addition de deux termes était réellement unealtération de leur nature. Mais on aurait tort de croire qu'il ait fallu attendrela seconde moitié du xx e siècle polir en prendre conscience. Dans leurintroduction à un ouvragerécent (1972), Nous n'avons qu 'uneTerre .RenéDubos et Barbara Ward écrivent qu'en identifiant progrès et conquête gDmonde les hommes d'aujourd'hui en sont venus à.se regarder «de. plus enplus non commeles.habitants de la terre mais comme ses'propriétaire ». Or,en 1872, un philosophe français aussi pénétrant que mal connu, Cournot,avait écrit: «De roi de laCréation qu'Il était ou croyait être, l'homme estmonté ou descendu (comme il plaira de l'entendre) au rôle de CQ!1~C~S­

sionnaire d'une planète ».1. Et par une sorte de prescience réellementgéniale, il attribuait I~ changement foncier «du put etdes destinées. d'uneindustrie perfectionnée » au progrès de la géologie, plus encore qu'à ceuxde la mécanique et de lachimie, Cela à une époque où la (prospection etl'exploitation des poches de pétrole n'avaient pas encore trouvé dansl'utilisation énergétique des hydrocarbures l'impulsion dont la plupart dessociétés -industrielles sont aujourd'hui les victimes après en avoir été lesbénéficiaires. _Et Cournot ajoutait: « Il :(l'homme) avait à faire valoir undomaine, il a une mine à exploiter» 2•.En empruntant aux uns et àl'autre lestermes -de notre problème nous pouvons I'énoncer ainsi qu'il 'suit:comment-les propriétaires dela terre ont-ils pu oublier qu'ilsen étaient leshabitants au point de laisser le -«faire- valoir» dégénérer en «exploi­tation'»? Ce-problème a-déjà été énoncé S01)S d'autres formes dont-on nefeindra pas d'ignorer qu'elles commandaient d'elles-mêmes la solution,dont la plus répandue tient en quelques mots: abolition du capitalisme. Iln'est pas contestable que le système d'économie dont les impératifs ont,

1.Considérations sur la marche des idées et .des évènements dans les temps modernes,livre V, chap. 6 : de la révolution économique du dix-neuvième siècle.

2. Ibid.

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sinon déterminé, du moins favorisé la naissance et le développement desprocédés industriels de production des biens consommables estresponsable de l'actuelle finalité et de l'actuelle ampleur des techniquesd'exploitation des ressources naturelles. Mais ce qui est contestable c'estd'imaginer, comme la mode s'en répand, que la correction du désordreconsiste à re-trouver un ordre antérieur malheureusement aboli, qu'on croitplus «naturel» ou plus «humain », de la relation de l'honune à la nature.Toute solution de simple retour ou-de paisible régression relève non pas del'utopie, en la matière indispensable, mais du mythe, en la matièrefallacieux.

Lapremière des composantes de ce mythe c'est l'idée même du naturelcomme qualité d'un rapport possible ou réel de l'homme à la nature. Lephilosophe anglais Hume a soutenu, dans son Traité de la nature humaine,que l'homme est une espèce inventive, dont la nature consiste en pratiquesartificielles, ce qui ne veut pas dire arbitraires. Après lui, Franklin a définil'homme comme un fabricant d'outils. Si, à la même époque, qui est cellede la première révolution agronomique, la Nature est invoquée commeantidote des poisons de la civilisation, il faut voir dans ces nouvellesBucoliques et Géorgiques, dans cette défense et illustration des villages;des champs et des prés, le regret entêté de modes archaïques de culture, faceaux innovations tentées et testées en Angleterre. Quand les cultures deplantes fourragères détrônent l' herbe, quand l'assolement est substitué à lajachère, et permet l'extension des emblavures, quand.l' industrie stimule laculture (garance, pastel, chanvrej.et l'élevage (laine et-cuir) les pratiquesmoins rentables semblent plus' naturelles. D'un autre côté, pas plusaujourd'hui qu'au XVIIIe siècle, déjà intéressé par le modèle agricole desChinois, il n' y a, en vérité, dans le domaine de l'agronomie, une oppositionOrient-Occident recouvrant l'opposition du sophistiqué et du naturel. Oùqu'ils soient, les paysans ne cultivent pas la terre mais des champs, objetsaussi artificiels que les maisons, les canaux et les routes. Aujourd'hui, nonplus qu'au XVIIIe siècle, il n'y a de mode naturelde culture.opposable à tousles agronomes éconooùstes inventeurs de.systèmes de cultures 1. En dépitdes assimilations contemporaines entre conduites humaines et comporte­mentsanimaux, l'homme n'est pas installé sur ses terres comme un animalsur sort «territoire». Sur les lignes d'un paysage, il faut savoir lire l'effetdes techniques de l' homme autant que la spontanéité de la nature.

Le choix de l'exemple et de l'époque- n'est pas arbitraire. C'est lemoment où s'explicite et se formule.ià.travers les polémiques concernantles bienfaits et les méfaits de la déforestation et de l'extension des sols

1.Sur toutes ces questions, voir F.Dagognet, Des révoLutions vertes, Paris Hermann?1973.

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arables, une conception des rapports d'équilibre entre climat, régime despluies.fertilité des sols et végétation qui annonce les théories actuelles surla composition et la valeur des écosystèmes. C'est le moment où s'esquisse,avant d'entraîner l'invention du terme, le concept de biocénose, c'est àditele complexe d'espèces animales et végétales vivant ensemble sur une airedélimitée dans lin milieu physique donné,

Ce concept d'écosystème n'a rien de mystérieux ni même d'aride. Unsystème, en général, est une multiplicité finie d'éléments en relation dedépendance réciproque. Dans un écosystème les éléments sont des espècesbiologiques que leurs relations de dépendance (nourriture, protection desjeunes contre les adultes prédateurs) mettent en situation de prospérer, decompenser par la reproduction les effets de la mortalité, et de donner nais­sance éventuellement, à partir de variations héréditaires, à· de nouvellesvariétés plus .résistantes aux changements possibles des conditions de vie,brefcapables.d'adaptation.

Mais peut-on conserver au concept d'écosystème la signification qui luia été donnée en écologie au sens strict - c'est-à-dire en écologie animale ­lorqu'.un des éléments du système est l'homme? Suffit-il pour obtenir-pargénéralisation, des lois de type écoloqique valables également pourl'homme, de substituer au terme de milieu celui d'environnement, termeplus vague, concept plus-élastique, capable de comprendre dans son exten­sion les produits toujours plus artificiels de l'activité technique, comme 1((sont les complexes industriels, les moyens de transport et de communica­tion, les agglomérations urbaines? Si c'étaitpossible, la conduite humainese trouverait éclairée et guidée conformément à l'aphorisme d'AugusteComte: «Science d'où prévoyance, prévoyance d'où action». Mais il fautbien voir qu'une action ainsi docile aux conclusions d'une prévoyance bieninformée tient davantage de la résignation à l'ordre du monde que de làremise en question de cet ordre. Aussi.n'est-il pas étonnant que ce soientaujourd'hui des chercheurs ayant la formation initiale de biologistes quiconçoivent volontiers lerapport homme-environnement sur le modèle durapport organisme-milieu, les hommes faisant partie de la nature au mêmetitre que les grenouilles.et les bœufs, les chênes et les roseaux.

Mais il n'estpas davantage étonnant que l'identification entre-l'envi­ronnement .humain et le milieu biologique soit contèstéepar tous ceux quipensent que la relation homme-milieu n'est pas une relation immédiated'orgànismé ou de système énergétique ouvert, à ses conditions·externesd'entretien. La relation homme-milieu est une relation médiate à plusieursdegrés: d'abord médiation par outils et techniques d'utilisation, maisensuite et aussi, dans la mesure où l'homme lui-même peut être pris commeoutil par l'homme, médiation par les rapports des hommes entre eux dans laproduction de ce qui est ajouté au milieu pour former l'environnement

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proprement humain. En telle sorte que l'identification de l'environnement,concept sociologique et historique, et du milieu, concept bio-physique, doitêtre tenue pour une erreur, et même pour une mystification intéressée,dissimulant sous les apparences d'une rupture d'équilibre biologique lacrise d'un système de rapports économiques de production.

La renaissance, en ces premiers jours de novembre 1973, despolémiques' concernant le fameux Rapport, publié par le Club de Romesous le titre: Halte àla croissance? fait apparaître à nouveau une intrica­tion et tine confusion de points de vue telles que le terme d'écologie désigneactuellement un amalgame .idéologique. Cela va du mea-culpa libéral àl 'anti-capitalisme marxo-maoïste, du natùrisme archaïsant à la contesta­tion hippie, du romantisme au régionalisme. On y mêle les retombéesd'atomes aux plantes médicinales, les boues rouges de Montedison auxvertus du cyclotourisme, la détestation des engrais chimiques à la péda­gogie non-directive. Le concept unificateur de ce mélange est sans doutecelui du sauvage, paré désormais des prestiges de l'anti-normalité et de lacontre-culture dans des manifestes ou des analyses qui ne feront pas oublierLe Supplément auVoyage de Bougainville par Diderot ou l'Avant et Aprèsde Gauguin.

C'est pourquoi il semble indispensable de bien distinguer d'abord entrecertitudes de nature et de portées différentes, de distinguer ensuite entrecertitudes et présomptions, 'de distinguer enfin entre propositions decaractère scientifique d'objectivité contrôlée et thèses de caractère idéolo­gique àfinalité politique.

1) Il est certain que l'homme, en tant que vivant, n'entretient sa vie quedans la biosphère, c'est-à-dire le système des cycles de transformation deséléments chimiques dont la. composition constitue la matière vivante. Sil' on accepte d'appeler technosphère l'.ensemble des productions de latechnique qui constituent, pour l'homme des sociétés industrielles, sonenvironnement le plus proche et le plus présent, .il est certain 'que latechnosphère est inscrite, au.sensgéométrique du terme, dans la biosphère.L'exception apparente confirme le fait. Pour étendre -la technosphèrejusqu'à la Lune, l'homme doit reconstituer artificiellement, hormis lapesanteur, ses conditions de vie dans la biosphère terrestre.

2) Il est certain que la consttuction de la technosphère a eu cet effet,aujourd'hui manifeste et alarmant, de perturber la stabilité de notreambiance de vie et l'ambiance de vie d'autres espèces animales et végétalesde dérègler les rythmes de restitution des éléments selon les cycles bio­logiques, de contrarier par le rejet et l'abandon de produits de synthèseindestructiblesles processus naturels d'élimination et de récupération.

3) 11 est certain quela croissance exponentielle des besoins énergétiquesdans les sociétés industrielles (énergie alimentaire, énergie motrice) est, à

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terme, incompatible avec la limitation des ressources organiques et miné­rales -offertes à l'espèce humaine par son support terrestre. Le mondebiologique est fini circulairement. Le monde minéral est fini linéairement.Les écologistes 'ont dénoncé les effets désastreux dela pollution des eaux etde l'extension des pêcheries industrielles sur la vie animale et végétale dansles mets et dans les océans: Auparavant- .Michelet avait célébré la .mercomme source de subsistance pour l'homme et condamné la démesure deson exploitation 1~ Autre exemple, plus présent à tous - et dont l'effet dedécisions d'ordre politique fournit ces temps-ci un modèle d'anticipationspectaculaire ~ l'épuisement prévu, à échéance calculable, des nappes depétrole; ainsi que l'épuisement de ces.minéraux qui ont donné leur nom auxâges de l 'histoire humaine, depuis l' âge de fer jusqu'à l'âge de l'uranium.

C'est ici que de certitude il est aisé de glisser en présomption dansl'assignation calculée du terme. Est-il court, moyen ou long? Est-ce l'an2000 ou l'an 2500? La présomption est encore plus grande de la part deceux qui contestent la fatalité de l'échéance en invoquant la possibilité detrouver, par traitement de roches jusqu'ici sans intérêt industriel, les équi­valents et les substituts des ressources énergétiques ou plastiques en voied'épuisement.

Ce sont cesprésomptions-ci plutôt que ces certitudes-là qui fournissentles arguments contradictoires avancés dans les analyses et les discours oùs'expriment les différentes politiques ou idéologies de la croissance écono­mique et de la défense de la Naturé, Il faut dire que sur ces questions il ne peuty avoir d'attitude neutre ou cl'objectivité et que la manipulation intéressée, àdes fins économiques et politiques, des conclusions les moins fragiles desécologistes est un fait incontestable. Sans aller jusqu'àparler d'un « grandcomplot éco-fasciste » 2, on peutadmettre l'existence d'études de plahi­fication et de prospective à un niveau élevé d'entente (et donc de rivalité)entre grandes unités économiques, en vue d'une relance de, la consom­mation en direction du moindre coût des reconversions commerciales etindustrielles inévitables. Protéger l'environnement c'est la conditionobligée pour pouvoir vendre l'eau, l'air, le soleil, les paysages, les voyageset leurs moyens accessoires. Si l'Environnement et.la Nature sont devenussubrepticement des concepts éco-capitalistes, il ne faut pas s'étonner del'élaboration symétrique inverse de.concepts d'écologie marxiste 3.

Mais l'écologie mérite mieux que l'engouement idéologique. Cetengouement n'est d'ailleurs que l'effet de surface d'une sensibilité

1. « La mer qui commença la vie sur ce globe en serait encore la bienfaisante nourrice sil'homme savait seulement respecter l'ordre qui y règne et s'abstenait de le troubler» (ln Afer,livre III, chap. 6, le droit de la I1;lçr).

2. Cf. l' hebdomadaire Le Sauvage, numéro de juilIet-août 1973.'3. Cf. Guy Biolat, Marxisme et Environnement, Paris, Éd. Sociales, 1973.

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collective à une question dont le lieu authentique de formulation est lapensée philosophique. Un argument à J'appui pourrait être trouvé dansl'Introduction que M. René Scherer a donné à'unchoix de textes de MartinHeidegger l, et dans laquelle il se demande si le 'philosophe allemand,lorsqu'il estime que l'homme n'a pas encore appris à «habiter l'Être »,

n'est pas le premier par qui la crise de civilisation que nous qualifionsd'écologique a été pensée comme telle. Sans doute, «habiter» au sensheideggerien du terme, est-il loin du sens que lui donnent écologistes etgéographes, mais ce lointain n'est nullement un opposé. Quant à nous, nousproposons un énoncé moins ambitieux de la question:

Quand les discours idéologiques, reprenant le thème éculé del'apprenti-sorcier n'ont d'attention que pour l'économie en dangerd'extinction du fait même de sa croissance, quand les discours critiques àl'égard du système d'économie capitaliste et libérale annoncent la bonnenouvelle de la normalisation des rapports entre l'homme et la naturecomme conséquence de la révolution socialiste dans les rapports del'homme à l'homme, la vraie question- demeure quoiqu'elle ait disparu.Cette question est celle du rapport originaire de la technique, et de la vie. Lediscours libéral et le contre-discours anti-capitaliste ne mettent pas enquestion une conception de la technique, héritée du Siècle des Lumières,selon laquelle la technique est l'application directe ou indirecte desacquisitions théoriques de la science. Dans cette optique, on doit prêter à latechnique la possibilité de progrès indéfini qu'on accorde à la science.Quand cet optimisme est-contredit par la dégradation qualitative des effetsdu progrès technique, le désarroi brouille le regard qu'on se sent tenudésormais de tourner vers l'origine.

Le technologue, le technocrate, comme le scientifique libéral, necomprennent pas pourquoi et par quoi le scandale arrive, avant de croireavoir compris que plus de technique permettrait de pallier les effets délétè­res d'une technique moindre. Quant au critique anti-libéral, ce qu'il met enquestion ce n'est pas la technique, toujours assimilée à une conséquenceinéluctable du savoir, c'est l'usage et la destinationque lui imposela.classesociale détentrice du pouvoir économique. Il semble enfin que les partisansd'une halte de la croissance seraient plus crédibles s'ils mettaient expres­sément en doute Ie credo qui tient la technique pour une fonction humaineconnexe de la fonction scientifique et suscitée par elle, c'est-à-dire s'ilscessaient d'inscrire leurs prévisions et leurs prescriptions dans un contextede .philosophie économique libérale, si leur déception les entraînait à uneconversion de principes plutôt qu'à un changement d'objectifs.

1. Scherer et Kelkel, Heidegger ou l'expérience de la pensée, Paris, Seghers, 1973.Cf. p. 29-30.

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On doit considérer la technique non seulement comme un effet de 'lascience - ce qu'elle est aussi, incontestablement, dans l' histoire des sociétésdites développées - mais d'abord comme un fait de la vie, lorsque, dans sonévolution, la vie est parvenue àproduire un animal dont l 'action sur le milieus'exerce par la main, l'outil et le langage 1. On s'étonne moins alors deslimites que la « tactique de la vie» -l'expression est de o. Spengler - doitrencontrer du fait même qu t elle opère dans le monde fini des êtres vivants.

.La caractéristique propre des systèmes organiques, à l'encontre desstructures minérales, c'est leur capacité de régulation interne. C'est le degréde précision et de complexité des fonctions de régulation qui est la mesure dela perfection organique, pourautant que l'indépendance relative à l'égarddes contraintes du milieu extérieur, qu'une certaine liberté de choix desconditions de vie peuvent être tenues pour une marque de perfection. 'Sousce rapport la fabrication d'outils, l'activité technique originaire, est leprolongement direct externe des organes internes de la régulation deconstantes organiques. Le vêtement, le logement, la production de chaleurpar divers procédés de chauffage ne peuvent avoir été inventés que par unanimal homéotherme, pour qui la constance thermique du milieu intérieurest un besoin. La notion de besoin est inséparable de la notion de régulation.

La difficulté est de comprendre. pourquoi la technique, complémentoriginaire de la régulation de la vie en fonction des besoins, est devenuehistoriquement.l'instrument de dérégulationdont l'alarme des écologistesexprime la prise de conscience.

L~explication .semblepouvoir être cherchée dans la substitution de lamachine à l'outil. L'outil est lui-même artificiel mais son effet sur l'objetauquel il est appliqué n'en détruit pas la nature. Au contraire, il tend à enexalter la.propriété spécifique. La machine est faite pour tourner la naturedes choses, pour la détourner d'abord, pour l'altérer ensuite, C'est par lamachine d'abord que s'est instituée la technique de dénaturation deschoses. Au règne technique de la machine a répondu un idéal collectifqu'on peut dire de machination. C'est pourquoi Hegel a dit de la raisonqu'elle est aussi puissante que rusée, dans la mesure où elle obtient ses finsindirectement par le biais de l'action des choses les tines sur les autres. Lepéril actuel dénoncé par les écologistes .est l'effet de cet idéal général demachination illimitée peut-être plus encore que des impératifs del'économie de profit capitaliste.

Telle est la raison pour laquelle la question de l'écologie a été proposéesous la forme: la technique ou la vie. La réponse pourrait être: la techniqueet la vie, s'il est vrai que la technique est originairement la forme humainede l'organisation de la matière par la vie. Autrement dit, la réponse pourrait

1.Cf. A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, 2 volumes, Paris, A. Michel, 1964-1965.

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être l'organisation de la technique en prenant ici organisation au sens derégulation. Auguste Comte disait qu'en société on ne règle que des pouvoirspréexistants. Comment régler ce pouvoir de dérégulation des cyclesbiologiques que la techniquqe est devenue depuis longtemps, du fait de lamachine et du machinisme ? Une solution se propose immédiatement, celledu retour à..., dont on a cru pouvoir dire au début que c'est une solution denostalgie sous l'empire d'un mythe. Elle prend d'ailleurs plusieurs formes,

1) C'est la solution de la non-violence individuelle ou communautaire,dont je crois qu'il faut convenir, lucidement, qu'elle encourt le risqued'égoïsme et d'injustice. Égoïsme, dans la mesure où elle n'est en faitréalisable que sous la forme d'îlots de pureté anti-technologique dans unmonde abandonné à ses égarements. Injustice, par méconnaissance du faitqu'une grande partie de l'humanité n'est pas encore parvenue au niveau devie, procuré par la technique, à partir duquel les effets de la techniquepeuvent être vécus comme des méfaits. Il y a trop de naturistes, amis desproduits dits biologiques, qui semblent ignorer que des millions d'êtrehumains se trouveraient heureux d'être sauvés de la misère et de la mort parles techniques de l'agriculture industrielle.

2) C'est au contraire la solution brutale et radicale qui consisterait àcasser le ressort actuel du développement technique dans l'économie capi­taliste. Ce ressort est ce que l'économiste américain Galbraith a nommé lafilière inversée, c'est à dire la subordination de la consommation à la pro­duction, la production incessante de besoins par la multiplication facticedes objets de leur satisfaction provoquée.

Il est évidemment légitime d'imaginer l'inversion de la filière inversée.Encore faudrait-il s'interroger autrement qu'en rêve sur les conditionsréelles, pratiques, d'un retour à la norme du rapport production-consom­mation par inversion de l'inversion, puisqu'en fait il s'agit d'une sub­version? Quel serait le succès de la subversion? Quel en serait le coût?

L'écologie en tant que telle, ne peut donner une réponse, valable pourl'homme de demain, à la question qu'elle pose à l'homme d'aujourd'hui.Tout en nous sensibilisant aux effets biologiquement négatifs des techni­ques et de l'économie des sociétés dites développées, elle ne nous dit rien ­et n'a rien ànous dire - des choix implicites ou explicites qui orientent lespouvoirs de décision. Les idéologies politiques qui se réclament de l' éco­logie ne peuvent que la desservir en laissant croire qu'elle les supporte.L'idéologie a ses droits, certes. Mais la science a ses devoirs. Et les choix,s'ils ne sont pas arbitraires, ont leurs exigences. Les écologistes nousenseignent pourquoi et comment l'avenir de l' homme est en jeu. Mais c'està 1'homme et non à l'écologiste qu'il appartient de décider de son avenir.

Georges Canguilhem

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TABLE DES MATIÈRES

Préface à la deuxième édition ~.................................... 7

Avant-propos................................................................................................... Il

ÇHAPmçrR?M1ER: Les Origines ~.......................................... 19

CHAPITRE II : I'Apogée....................................................... 43

CHAPITRE Ill: Combat d'Arrière-garde et Esthétique végétalisante 75

CHAPITRE IV : Le Pour et le Contre.... 101

CHAPITRE V : L'Écologie et l'Écologisrne 133

Conclusion 163

Laquestion de l'écologie. La technique ou la vie• par Georges Canguilhem....................................................... 183

Table des matières 192

iImprimerie de Ia Manutention à Mayenne - Juin 2000 - N° 244-00Dépôt légal ; 2e trimestre 2000

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