François Bourglan, La grandeur des humbles

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Transcript of François Bourglan, La grandeur des humbles

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A Davy qui voulait ressusciter Pépé

A ma Clara adorée, puisque le sort en a décidé ainsi

« Mais qu’est ce enfin que l’Homme ? » Citation de Roland Bourglan, petit homme de Gauche, en écho à Jean d’Ormesson, grand homme de Droite, pour qui j’ai grande

affection.

2ème édition

Imprimeur : Bruno

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Livre 1

Pupille de la Nation

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Carte de Bretagne

Quimperlé Rédéné

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Sommaire

1- Rédéné ........................................................................... 6

2- Quimperlé .................................................................... 10

3- Sous les drapeaux ......................................................... 22

4- Une drôle de guerre ...................................................... 27

5- Stalag 8 ......................................................................... 32

6- La folle aventure ........................................................... 54

7- Le retour au pays .......................................................... 59

8- Epilogue ....................................................................... 63

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1- Rédéné

La vipère

C’était la guerre. Les hommes étaient au front. Et pourtant il

fallait faire l’Août. Au mois d’Août dans cette Bretagne profonde

comme dans de nombreuses régions de France, on battait les blés.

Travail d’hommes. Mais depuis quatre ans déjà, les femmes et les

anciens avaient dû prendre le relais et assumer le maniement du

fléau qui frappait à coups réguliers les gerbes étalées, faisant éclater

les grains.

Ils étaient tous là ceux du Vaquer et ceux des fermes voisines réunis

pour ces dures journées qui vous laissaient épuisé à la tombée du

jour. On bavardait quand même, on s’arrêtait aussi pour le verre de

cidre que le patron, le maître, servait allègrement, coutumier lui-

même des débordements qui lui valaient parfois le bâton de la mère.

Sous son arbre, le petit François, fort de ses trois ans, riait, riait

follement dans ses jeux d’enfant, loin, bien loin de l’activité

ambiante. On fit la pose. C’est le Yannick qui le premier s’interrogea

sur ce qui pouvait déclencher une telle hilarité sous le pommier.

« S’amuse bien le gamin. Qu’est ce qu’il a trouvé ? ». Personne

n’attacha plus d’importance à la réponse. Le battage allait reprendre

quand le vieux Le Bras alla déposer sa chemise trempée de sueur

sous le pommier. Ce qu’il vit alors le terrifia. L’enfant tenait dans ses

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mains un long reptile en partie enroulé autour de son bras. « Une

vipère ! Une vipère ! Il joue avec une vipère ! Vite ! » Mais Le Bras

restait pétrifié. On se précipita. Qui attrapa la vipère ? Qui la jeta

contre des pierres avant de l’écraser du talon ? L’histoire ne le dit

pas, mais ce jour là, une couleuvre, probablement, paya de sa vie

quelques minutes de jeux innocents avec un petit garçon qui l’avait

amicalement adoptée. Toujours est-il que cette histoire, jamais le

héro malgré lui ne devait l’oublier, conservant dans son souvenir

cette journée d’août 1918 telle que les paysans de Rédéné l’avaient

toujours racontée, journée où la vipère avait failli tuer le petit

François qui s’en était bien amusé.

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Orphelin à trois ans

Mais la guerre était là, ou plutôt elle était là bas, au loin, très

loin, avec ses dents cruelles. François, fils de François ne devait

jamais revoir son père. Elle était pourtant finie cette guerre, depuis

plusieurs mois, quand la nouvelle tomba. C’était une lettre venue du

ministère de la guerre que le facteur ce matin là était venu apporter à

Jacquette Bourglan à la ferme du Vaquer. Il n’aimait pas ça, Le Carn,

apporter à des femmes, du bourg ou des fermes voisines, la lettre du

ministère ! Car pour une bonne nouvelle qui lui valait le verre de

cidre, combien de larmes et de douleurs, combien de vies brisées, de

familles dans le deuil et la misère. Quatre fois blessé pendant la

guerre, François Bourglan, le père, était mort à 31 ans en captivité en

Allemagne. Pour Jacquette effondrée, la vie s’arrêtait. Au Vaquer ce

fut la consternation. Encore un ! Encore un ! Dans la famille c’était le

quatrième ! Et François Bourglan, ouvrier agricole, ne laissait pas un

sou à sa famille. Bien sûr on n’allait pas laisser tomber Jacquette. Et

le petit ! Trois ans et déjà orphelin.

Le maître, mais peut être la décision était elle de la mère, le maître

décida que Jacquette pourrait rester à la ferme moyennant entretien

de la maison et aide au travail des champs. Elle aurait le vivre et le

manger au moins. Et on entretiendrait aussi le petit Fanch. C’est ce

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qui fut fait. Jacquette conservait probablement le maigre pécule

qu’elle toucha comme veuve de guerre mère d’un pupille de la

Nation. Fanch en tout cas ne s’est jamais plaint de la vie qu’il vécut

jusqu’à ses 12 ans au Vaquer et alentours.

Quelques souvenirs traversaient les quelques récits qu’il en fit plus

tard. Comme ces retours de Quimperlé du Père Hostiou, le maître, les

jours de marché. On savait boire en Basse Bretagne à cette époque et

souvent la charrette revenait à la ferme sous la seule conduite de la

jument, Rosette, capable de retrouver la bonne direction dans le

maquis des chemins creux bretons, trainant l’attelage et son cocher

ronflant, bloqué entre deux tonneaux installés par des mains

secourables au départ de la foire de la Haute ville.

Très vite il aida à la garde des vaches et à leur retour, le soir après

l’école. La ferme bretonne de l’époque, c’était la gadoue, les vaches

lourdement crottées, et une vie proche de la misère dont d’ailleurs il

ne semble pas que l’on se plaignît. C’était la vie, et on était sorti de

cette période de famine pas si lointaine dont parle Pierre Jakez Hélias

dans le cheval d’orgueil.

Et puis, ce fut la fin du primaire. Fini l’école. 11 ans, 12 ans, on garde

les vaches, on apprend à les traire, on s’en occupe, on est aux travaux

des champs toute la journée. Jacquette n’attendait plus grand-chose

de la vie, elle n’avait aucun moyen d’exiger quoi que ce soit. C’est le

chanoine Pelliet qui intervint car « il avait » François au catéchisme.

« C’est dommage, c’est un garçon intelligent. Il peut faire quelque

chose ! Il faut le mettre en apprentissage. »

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2- Quimperlé

Le petit cordonnier

Ce fut décidé, le père Hostiou accepta, ce qui était quand même

généreux de sa part car l’accueil à sa ferme, de ce garçon que, bien

sûr, il aimait bien, avait quand même un coût, avant d’être un

investissement bien aléatoire. Et ce serait l’apprentissage. Mais quel

apprentissage ? C’est sans doute le chanoine qui eut l’idée car il

connaissait le père Le Floch le cordonnier de la rue Ellée à Quimperlé

qui travaillait à cent mètres de l’Eglise Sainte Croix en Basse ville. On

convainquit François que cordonnier c’était un beau métier. Bien sûr

il faudrait aller à la ville et ça, c’était un peu angoissant, mais il

retrouverait la ferme et les vaches le dimanche. Et puis la ville, c’était

l’avenir.

Après un premier contact du chanoine rendez vous fut pris et

Madame Bourglan, veuve de guerre, accompagna son garçon chez le

cordonnier. Dans la charrette qui les menait, on parla beaucoup, les

cœurs un peu serrés malgré les assurances du bon chanoine. Il fallut

deux heures pour parcourir les 10 kilomètres qui reliaient le Vaquer à

Quimperlé. Bien sûr ça descendait, mais les 2 kilomètres de chemins

creux qui conduisaient à la « grand route » étaient trop souvent

bourbeux d’ornières ou hérissés de grosses pierres émergentes.

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Après avoir traversé le centre ville, entre la mairie et le pont de l’Isole

où se réunissent l’Ellée et l’Isole pour former la Laïta, contourné

l’Eglise Sainte Croix, que Fanch avait déjà vue à deux reprises sans

savoir que sa forme étrange venait d’une restauration inspirée du

Saint Sépulcre de Jérusalem, on s’engagea dans la petite rue Ellée qui

conduisait vers la rivière.

L’atelier du père Le Floch était une petite boutique en contrebas de la

rue Ellée. Une rangée de fenêtre l’éclairait à même la rue. On devait

descendre trois marches pour y entrer. Le père Le Floch exerçait là,

parfois seul, parfois aidé d’un apprenti. Ca sentait le cuir et un peu la

poussière. Les établis emplissaient une bonne partie des quinze

mètres carrés. Aux murs, quelques outils, des rayonnages couverts de

chaussures, de boites de petites pointes de tailles diverses. Partout

des morceaux de cuir coupés, un présentoir d’acier offrant ses

courtes branches terminées par des demi boules de pétanque

creuses emplies de pointes, des tranchets, des marteaux, des

tenailles, un compas d’acier, les gros tire pied sur lesquels on posait

sabots et souliers, les boites de cirage, des limes, des gommes, de la

cire, des pots de colle, un aimant étrange, dans un coin la Singer. Il

fallait faire attention de ne pas se salir dans l’exiguïté de la pièce.

Fanch portait ses habits du dimanche, unique tenue des jours de fête.

Sa maman, timide, avait salué le petit homme avenant qui s’était levé

à l’arrivée de cette dame en coiffe qu’il ne connaissait pas encore

mais qu’il attendait.

On était à la ville. Pas question de parler breton d’ailleurs le

cordonnier ne parlait peut être pas breton.

« C’est pour le petit.

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-Oui je sais Madame, le chanoine Pelliet m’a prévenu. Il m’a expliqué

pour votre mari. Eh bien mon garçon que dis-tu de ça ? D’un geste

large il montrait fièrement son espace de vie.

Fanch ne savait que dire et souriait timidement, étonné de ce qu’il

découvrait sous ses yeux.

« Bon il a l’air bien ce petit gars. Alors c’est d’accord. Je le prends en

apprentissage mais il faudra bien travailler. Ici et au centre

d’apprentissage. Le matin on commence à 8 heures. On finit le soir à

7 heures mais comme vous êtes loin, il pourra partir à 6 heures. Les

jours d’école il finira à 5 heures. Au fait il viendra comment ?

-A vélo »

C’était le moins cher. Le vélo avait été trouvé chez Madame Le Berre

où il ne servait plus. Joseph Le Berre était tombé à Verdun et

Marianne, veuve sans enfants l’avait gardé pendant près de 10 ans

dans une remise sans que personne n’en use. A la ferme on avait

trouvé une pompe, on avait gonflé les pneus avec succès, on avait

dépoussiéré le tout. Bien sûr avec son guidon plat et son unique

vitesse, l’engin n’avait pas l’allure d’une bête de course, mais comme

Le Berre n’était pas grand, une fois la selle descendue au maximum,

Fanch pouvait correctement l’enfourcher. Et ça, c’était l’essentiel.

Le père Le Floch présenta le tabouret posé à côté de celui qu’il venait

de quitter. « Ce sera ta place et le tablier qui est dessus sera ton

tablier. Et les outils qui sont devant sur l’établi seront tes outils. »

Invité par le geste de l’artisan, Fanch s’était installé sur le tabouret

après avoir saisi la pièce de tissus fraichement lavée et repassée,

renforcée d’une mince couche de cuir cousue à la Singer, et toute

striée de coupes de tranchets. Pendant qu’il soupesait son futur

marteau, le marché se concluait. Il toucherait sept sous de l’heure,

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partagerait le repas de midi du cordonnier que préparait Nonore la

voisine.

Les choses devaient se passer comme prévu. Tous les matins

l’apprenti cordonnier arrivait à 8h, qu’il plût ou qu’il ventât, parfois

trempé « comme une soupe ». Mais à 12 ans, à cette époque, surtout

dans nos campagnes, on savait résister aux intempéries. Le nez

coulait parfois. Ca n’empêchait pas de tenir le tranchet. Les jours, les

semaines passaient, confirmant la profonde humanité du Père Le

Floch. Il avait accompagné François au centre d’apprentissage de la

rue Maurice, il avait fourni la blouse que Jacquette aurait pu

difficilement payer, il avait « discuté le coup » avec Francis le

formateur principal, un ancien apprenti de Bozec un cordonnier de la

Haute Ville. Bon gars, le Francis, toujours prêt à aider comme à

soutenir ses jeunes. Très vite Jean Le Floch avait constaté les fortes

dispositions de François. Sérieux, très adroit de ses mains, une

grande précision dans le geste, gentil, jamais fatigué. C’étaient ses

mots quand il évoquait son nouvel apprenti au bar des sports « le

meilleur que j’ai jamais eu ».

Pourtant un matin de décembre de cette même année 1927, il dut

constater, 10 h sonnant à Sainte Croix que le « mousse » n’était pas

là. Malade ? Ca tombait mal. Avec tout le boulot sur le comptoir !

C’est à 10h30 que François apparut au haut des marches.

« Qu’est ce qui t’est arrivé ?

-J’ai crevé. Et je n’avais rien pour réparer ».

Eh oui, c’était ainsi. On trouvait un vélo, mais, signe d’une époque,

personne n’avait songé qu’une roue ça peut crever et que donc il faut

prévoir les rustines et la colle de réparation. Il fallait quinze sous pour

le kit de réparation. Le père Le Floch en fut de quinze sous.

Ce devait être le seul retard de l’apprenti.

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Deux ans se passèrent, l’examen du CAP réunit une vingtaine

d’apprentis cordonniers au centre départemental. C’était l’angoisse

au Vaquer car un échec signifiait une nouvelle année d’apprentissage

sans salaire et il fallait quand même que maintenant qu’il grandissait,

François participe un peu plus aux coûts de son entretien et pour

Jacqette, un salaire d’ouvrier à la maison était l’assurance d’un peu

plus de confort et de reconnaissance sociale. Le chanoine Pelliet, au

contact du père Le Floch, était sûr de son poulain. François, déjà en

grande partie autonome devant les sabots et souliers des clients,

souvent félicité, ne craignait pas trop les épreuves pratiques. Mais il y

avait le reste, les mathématiques, l’histoire, et surtout le français.

François avait appris le Français à l’école communale de Rédéné.

Correctement d’ailleurs, même si à lui aussi, des hussards de la

République, convaincus d’agir pour la bonne cause en éradiquant la

culture locale, lui avaient tapé avec la règle sur les doigts quand un

mot de breton lui échappait : « on ne parle pas la langue des

ploucs ». Mais à Rédéné, la langue d’usage restait le breton. A la

ferme on gardait la culture ancestrale comme tous ceux des

campagnes voisines. La maîtrise du français restait approximative.

Aussi quand le directeur du centre vint vers 17h30 annoncer les

résultats, l’angoisse planait dans la cour de l’école. Sous le préau,

chacun se pressait pour éviter la pluie battante et pour mieux

entendre. François sentit son cœur se serrer.

Deuxième, il était reçu deuxième ! Avant même d’avoir compris ce

qui se passait, il courait dans la rue du Gorréquer, se précipitait dans

la rue Ellée, ouvrait la porte de l’atelier faisant sursauter Jean Le

Floch.

« Je suis reçu ;

- gast »

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Jean Le Floch avait laissé échapper l’un des rares mots de breton qu’il

connaissait et que tout le monde comprenait aux pays de Cornouaille

et de Léon. Dans sa bouche, ce mot évoquait une décision immédiate

à venir et pas du tout une péripatéticienne.

« Ca s’arrose ».

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le bar des sports fut le témoin des

réjouissances. Paul Le Guyader, René Barzic, Jacques Le Corre, Robert

Pocher, le père de Marcel, tiraient la belote, Jean Paugam et Claude

Flécher étaient au zinc comme d’habitude, quelques autres trainaient

par là.

« C’est ma tournée les gars. Fanch a réussi son CAP ».

Ce fut la fête. Certains prétendent, mais peut-on les croire, que du

portrait de Matilin An Doll le plus grand sonneur de tous les temps,

portrait accroché au mur au-dessus du comptoir, s’échappa un air de

biniou.

Il faut dire que ce n’était pas la première fois qu’au bar des sports, au

cinquième chouchen, certains habitués entendissent clairement le

biniou de la grande gloire quimperloise telle qu’elle se produisit

devant l’empereur Napoléon III. Il en est même qui virent

l’impératrice danser le jabadao

Les hommes burent du vin ou le chouchen pour la circonstance.

Fanch eut droit au cidre. Deux verres, pas plus car il fallait remonter à

Rédéné et même si la pluie remettait les idées à l’endroit, ça montait,

et dans les chemins rendus glissants, il fallait garder les idées claires.

Au Vaquer aussi ce fut la fête. Ernest Hostiou ne crachait pas sur le

chouchen. Il en proposa un petit verre à François qui le refusa. Pas

d’alcool. Le cidre, ce n’était pas pareil. On pouvait accepter un verre.

« Le cidre, ça soigne ». Ce soir on faisait donc la fête au Vaquer pour

le premier intellectuel de la « famille ». Imaginez ! Le CAP ! Mais où

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s’arrêtera-t-il ? Et Fanch était fier. Il fut d’ailleurs fier toute sa vie de

son CAP. A juste titre.

A 14 ans, fini le caté qu’il avait suivi consciencieusement. Et si Fanch

participait à l’office du dimanche avec tout le village, il diffusa bientôt

« l’Avant-garde » la publication du parti communiste, à la sortie des

messes. Fut-il engagé dans une cellule du Parti ? Peut être mais il ne

semble pas qu’il fût jamais un grand militant, même si les idéaux de

justice certainement lui allaient au cœur. Le père Le Floch lui-même

semble bien avoir eu le cœur à gauche et avait pu participer à initier

l’engagement de son apprenti.

La vie sur les bords de l’Ellée fut certainement paisible, faite de

contacts cordiaux avec les clients et le voisinage car Fanch était d’un

naturel agréable. On l’aimait bien. L’Ellée coulait à cinquante mètres

de l’atelier, enjambée par le pont de La Villemarqué.

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La pêche au gros

C’est tout prêt de ce pont qu’eut lieu l’une des seules pêches au

gros réussie de mémoire d’homme dans l’Ellée. Habituellement une

ligne au bout d’une branche et un hameçon auquel on accrochait un

ver, étaient, avec la besace, le matériel du pêcheur. Ce jour là Claude

Flécher fit sensation. Accompagné de son inséparable Jean Paugam

et de Le Bot le charcutier de la place des Halles, il arpentait

fièrement, parlant haut, les pavés de la rue Ellée. Le trio occupait

toute la rue. Hélant celui-ci, saluant celle là :

« Ho le Claude ! Qu’est-ce que tu portes là ? » Nonore montrait du

doigt la longue perche appuyée sur l’épaule de l’ancien cheminot de

la SNCF.

« C’est une canne à pêche. Il l’a achetée chez Legrand. Yen avait

qu’une, et elle a un moulinet » répondit Paugam qui n’avait jamais vu

une telle merveille de sa vie.

Flécher ne pouvait en rester là et la rue fut bientôt informée de

toutes les caractéristiques du moulinet, tant et si bien que le père Le

Floch, Fanch, comme plusieurs voisins, se joignirent à la troupe qui

accompagna le nouveau spécialiste de la pêche.

On traversa le pont de La Villemarqué en grand bruit. Flécher prépara

son matériel avec de grands gestes d’expert. Le moulinet tournait

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« du tonnerre de Dieu ». Il s’installa sous les arbres de la petite place

et fit un premier lancé. Un léger sifflement accompagna l’envolée de

la ligne, l’hameçon, sous les regards admiratifs du quartier désormais

presqu’au complet, atteignit le milieu de la rivière. C’était autre

chose que les jets de ligne que l’on pouvait faire jusque là. Il faut dire

que l’Ellée fait bien quinze mètres de large à cet endroit. Mais

l’artiste pouvait faire encore mieux. Et il fit mieux. Le deuxième jet

dépassa le milieu du courant. Au troisième lancé la performance

passa les espérances les plus folles. L’hameçon ne retomba pas. On

se tourna vers Flécher dont le regard revenait vers sa canne, et de là

vers sa ligne qui s’était manifestement prise dans les branches.

Comme tout le monde, Séverin, l’apprenti boulanger de la place

Médard, les mains derrière le dos, cherchait du regard, l’hameçon

dans les arbres. C’est Jean Paugam qui le montra du doigt.

« Là ».

A cet instant tout le monde vit que l’hameçon s’était pris dans la

narine du malheureux Séverin qui n’avait absolument rien senti

malgré la petite poche rouge qui allait s’élargissant doucement au

bout de son nez. Quand, un demi-siècle plus tard, Fanch racontait

cette histoire, c’est à ce moment là qu’il commençait à pleurer de

rire. Car l’affaire n’était pas finie. Impossible de décrocher l’hameçon

sous les hurlements du pauvre Séverin. Couper la ligne ? Pas

question ! Flécher ne pouvait se résoudre à abimer un matériel de

cette qualité. Alors, il fallut affronter un moment délicat car l’hôpital

se trouvait en Haute Ville et à cette époque, on n’avait sous la main,

ni le téléphone, ni la voiture. On pouvait avoir la chance d’une

charrette. Mais il n’y en avait pas sur place ce jour là. Et c’est donc à

pied que Claude Flécher dut quitter la place dans l’hilarité générale

pour traverser la ville et conduire à l’hôpital, au bout de sa ligne, la

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plus grosse prise qu’on ait jamais réussie dans l’Ellée. Sur quatre

kilomètres pêcheur et pêché demeurèrent donc inséparables,

marquant les mémoires de nombreux quimperlois d’un souvenir

indélébile.

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Tu prendras ma suite

Ca pouvait donner ça la vie des pauvres et des modestes en

basse Bretagne dans les années trente. Et Fanch s’y trouvait bien.

Peu à peu, le jeune homme s’intégra à Quimperlé. De taille moyenne,

il était costaud, bien musclé, il était rapide. « Tu voudrais pas jouer à

l’U.S.Q. ? » L’U.S.Q. était l’équipe laïque de foot de Quimperlé, bonne

petite équipe qui dominait le championnat local malgré la présence

de l’Etoile, équipe de la paroisse, car Quimperlé, sous préfecture du

Finistère, affrontait en promotion d’honneur, les petites localités du

voisinage : Rosporden, Bannalec, Scaër, Clohars, et quelques autres,..

En coupe de France on affrontait parfois la Stella Maris de

Douarnenez ou l’US Concarnoise. Et quand on tombait sur les

bigoudens de Pont l’Abbé ou Penmarch’ il fallait surtout ne pas

oublier les protège tibias.

Fanch ne savait pas dire « non ». Il joua au foot. A 18 ans, il occupait

déjà l’aile gauche de l’équipe première… A cette époque en Bretagne,

on subissait encore les suites de la grande misère qui au début du

siècle avait généré tant de drames, tant de désespoir, que les

désespérés trop souvent se jetaient au fond du puits ou se

suspendaient aux grosses branches pour en finir avec cette chienne

de vie. On se suicidait moins ; mais les lourdes angoisses désormais

se soignaient au cidre, au chouchen, mais surtout au pinard que l’on

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buvait dru aux innombrables bistros des bourgs et des centres-villes

car il vous réchauffait le cœur les soirs de grand cafard. Peut être est

ce à l’U.S.Q. que Fanch prit lui aussi cette mauvaise habitude qui le fit

« plonger un peu trop souvent dans la piquette ». Peut être est-ce un

peu plus tard après cette mauvaise blessure à la cheville au milieu de

l’année 34 qui l’éloigna des stades. Sans doute les fest noz de

Guilligomarch, Arzano, ou Meslan, ne devaient-ils pas être des lieux

où coulait seulement de la limonade ; c’est même pour cela que dans

la chanson on insistait pour dire que « boire un petit coup c’est

agréable » mais on savait bien qu’avant la fin de la soirée beaucoup

« rouleraient dessous la table ». Quant aux bals populaires, ils

n’attiraient pas que des buveurs d’eau fraîche. Or François plus tard

fut réputé bon danseur.

Toujours est-il qu’il se laissa entrainer sur cette pente dangereuse de

la soirée trop arrosée qui devait lui poser quelques petits problèmes

par la suite.

Mais pour l’heure, François Bourglan restait un excellent ouvrier à tel

point que Jean Le Floch qui ne tarissait pas d’éloges, avait trouvé là

son successeur et le disait.

« Quand j’arrêterai, c’est toi qui prendras ma suite ».

Le père Le Floch était non seulement un cordonnier sabotier, il était

aussi bottier. Il n’avait pas son pareil pour remettre à neuf une paire

de bottes martyrisée par les aléas des champs et des chemins creux.

Il transmit le virus à son apprenti qui bientôt rivalisait avec lui.

« Tu verras ! Réparer les bottes comme ça, ça te servira toute ta vie.

Et plus que tu ne crois ! Et quand j’arrêterai, c’est toi qui prendras ma

suite ».

Un cordonnier sabotier bottier, ça peut parfois être visionnaire.

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3- Sous les drapeaux

Le 137

A 20 ans dans les années 30, on faisait ses deux ans de service,

voire plus. En 1935, ce fut l’appel sous les drapeaux. Le 137ème

régiment d’infanterie était basé à Quimper. Le 137 était célèbre ; non

pas forcément pour s’être couvert de gloire, mais plutôt pour avoir

été couvert de boue pendant la guerre 14/18. Les anciens savent ça,

mais aux jeunes générations il faut expliquer ce que fut la « tranchée

des baïonnettes ».

Le 137ème, terré dans sa tranchée, se préparait à partir à l’assaut de la

tranchée allemande qui lui faisait face. Les baïonnettes avaient été

emmanchées aux fusils, prêt pour l’attaque. Le moment s’annonçait

terrible. Il fut atroce. L’artillerie allemande tira un peu court,

soulevant la terre meuble que les hommes se préparaient à traverser.

Les pauvres poilus furent entièrement recouverts par cette terre

légère sous les obus mais lourde sur les épaules, et cloués sur place,

moururent étouffés. Seules dépassaient les extrémités de leurs

baïonnettes, d’où la formule qui immortalisa ce triste épisode de la

guerre 14/18.

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Le 137, ce fut une nouvelle vie. Deux ans de caserne et les sorties du

WE.

Deux mois, c’était le temps des classes. On apprenait pendant deux

mois, à raison d’une heure par jour à marcher parfaitement au pas.

C’était la base de l’entrainement militaire. Il s’agissait probablement

d’impressionner les allemands au cas où. On ignorait sans doute alors

parce que la télé n’avait pas diffusé partout les jeux de Berlin qu’ils

étaient passés au pas de l’oie, sinon l’Etat Major eut sûrement

inventé une stratégie encore plus osée.

On apprenait aussi à tirer, essentiellement avec les vieux Lebel

fabriqués à Tulle, Châtellerault et surtout Saint Etienne depuis la fin

du XIXème. François n’a jamais parlé des Berthier qui devaient

équiper nos premières lignes en 39. Il visait très bien et était un des

meilleurs tireurs du régiment. Son petit fils Marc qui fut lui le

meilleur tireur de son régiment a donc hérité là d’un don familial.

Le champ de tir était sur le Frugy, la montagne qui longe l’Odet,

haute de ses 80 mètres.

Pour s’y rendre le 137 défilait sur les bords de l’Odet. Max Jacob, de

passage dans sa maison des quais, fit peut être à l’occasion partie des

badauds amusés. On traversait la rue Sainte Catherine en face de la

cathédrale, longeant la préfecture et l’Odet Palace et on débouchait

dans la Rue Neuve que l’on empruntait avant de monter Pen Ar

Stang. Les voyous de la rue Neuve qui s’appellerait après la guerre la

rue Jean Jaurès, étaient installés là au pied de la montée.

Rue Neuve on ne manquait pas de lancer un regard vers le petit bar

de la Mère Bariou qui tenait son troquet avec autorité. Le bar attirait

les trouffions du 137. Le ping foot, précurseur du baby foot qui dans

les années 70 devait l’évincer, était une des attractions du bar. Les

soldats y passaient des heures, affrontant au ping foot les sœurs

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Bariou dans des matchs dont ils ne sortaient certainement pas

souvent vainqueurs. L’ambiance était joyeuse, mais sérieuse. On ne

badinait pas facilement avec les 20 ans de ces demoiselles. Lisette,

était fiancée à Louis Hascoët, un marin du Surcouf, le sous marin basé

à Toulon. Marguerite s’était liée à un autre marin, Maria à 18 ans

était jolie comme un cœur, mais Anna Bariou veillait.

Elles étaient souvent là sur le pas de la porte, les trois sœurs, quand

défilaient les copains. C’était un instant amical que ne gâchaient pas

les sous officiers qui parfois arrêtaient la progression du groupe pour

faire admirer par un « au pas sur place », les progrès réalisés à force

d’entrainement des bidasses. Et l’on repartait sous les

applaudissements. Parfois même, on chantait « la Madelon ».

A la caserne, on devait monter la garde, toujours en position, on

vivait la corvée des patates. Il fallait laver les chiottes, faire

impeccablement son lit au carré. Le reste du temps, on s’ennuyait.

L’absence de livres ne gênait guère François et ses copains. Faire

le mur était devenu une institution. Faire le mur, c’était « se faire la

belle », escalader le mur de la caserne pour aller rejoindre

quelqu’une ou faire la tournée des bars, rentrer sans se faire

prendre, devenir le héro d’un soir de la chambrée. La virée nocturne

pouvait parfois tourner au cauchemar quand le vin avait trop coulé et

que l’homme de garde ou le sous officier qui vous interceptait

refusait de se montrer compréhensif car lui-même risquait gros à

« fermer les yeux ». On risquait plusieurs jours de mitard.

Au bout de quelques jours de caserne, après les tests, on pouvait

vous proposer le peloton. Le peloton, c’était la formation des sous

officiers des sergents, des adjudants, des lieutenants. Bien sûr le

peloton fut proposé à François qui avait brillamment passé les tests.

Toute sa vie il y repensa : Pourquoi avait-il refusé le peloton ? Les

[25]

raisons sont pourtant assez simples à identifier. Il n’aimait guère

commander, organiser, faire preuve d’autorité. Il était

essentiellement bon garçon, bon camarade ; alors quitter les copains

pour aller ailleurs ? Non merci.

Après deux ans de service, on pouvait enfin rentrer à la maison, la

quille approchait, le Père Cent était là.

« La quille viendra, les bleus rest’ront

Pour laver les gamelles,

La quille viendra, les bleus rest’ront,

Pour laver les bidons ».

Mais l’Histoire avec un grand H allait pénétrer dans la vie de François

Bourglan. Lui qui n’avait jamais dépassé les frontières de la

Cornouaille sauf pour glisser un pied dans le Morbihan allait être

percuté par les affres de la guerre d’Espagne.

Franco était revenu à Madrid pour régler leur compte aux

républicains. Les forces du Reich fournissaient tout le matériel

« utile » aux franquistes quand les brigades internationales étaient la

seule réponse des démocraties empêtrées dans leurs procédures et

leur pusillanimité. En 36, les massacres d’Espagne allaient, à travers

les Pyrénées, jeter les foules de réfugiés hagards sur la frontière

française. On n’alla pas jusqu’à les refouler. On est humains quand

même. En plus on était pour les républicains. On installa ces pauvres

gens dans des baraquements de fortune entourés de grillages en les

maintenant au plus près de leur pays pour qu’ils comprennent bien

que la France n’avait pas l’intention de les garder plus qu’il ne

faudrait.

[26]

Bourg-Madame était ville frontière, à peine séparée de Puycerda en

Espagne. C’est là que fut affecté le 137. Il fallait garder les Espagnols.

De cette affectation, François n’a jamais apporté moult détails. A part

quelques mésaventures avec les copains Combette et Combeau, deux

inséparables sans doute essentiellement rapprochés au départ par la

proximité de leurs patronymes, et prompts à participer à la première

bêtise à faire, à l’instar de celle de ce train raté, poursuivi inutilement

par les trois fêtards à l’occasion d’un retour de permission vers

Montauban, il n’a jamais évoqué précisément cette année ou ces

deux années dans les environs de Font Romeu. Les noms de Banyuls,

de Port Vendre lui étaient familiers. Mais pourquoi ?

Et à nouveau « La quille viendra, les bleus rest’ront. »

Et ce fut Munich. Hitler poursuivait son avance dans les sudètes.

Chamberlain se couchait et Daladier suivait et la France, rassurée

comme les démocraties, soufflait. Mais il fallait rester mobilisé. Aussi

on maintint le contingent sous les drapeaux. Y eut-il une fenêtre de

liberté et un retour « au pays » ? Probablement.

[27]

4- Une drôle de guerre

Mais si ce fut le cas, l’accalmie fut de courte durée. Le 3

septembre 1939 la France déclarait la guerre à l’Allemagne pour

cause d’invasion de la Pologne avec laquelle nous avions signé un

pacte d’alliance et de protection mutuelle. On déclara la guerre, mais

on laissa faire, au grand soulagement d’Hitler. La cavalerie polonaise

alla jusqu’à, dans une charge héroïque désespérée à cheval, sous le

feu des panzers, charger la cavalerie allemande, formidable unité de

fer et d’acier. Dès le départ la cause était entendue. L’affaire fut

réglée en quelques jours à notre grande honte.

La drôle de guerre devait durer près d’un an, de septembre 39, à mai

40. Le 137ème était tout au Nord, près de la Mer du Nord, sur la

Somme du côté d’Abbeville. Les hommes avaient rejoint leur unité

par train généralement, au bout de voyages qui duraient plusieurs

jours, car les gares étaient encombrées par les préparations de ce

nouvel affrontement qui allait faire suite à la « der des der ».

Ils avaient découvert les douces collines picardes mais peu sans

doute étaient allés admirer la magnifique baie de Somme et sa faune

si particulière.

[28]

Depuis son secteur sur la rive gauche, le 137 était sensé contrôler les

mouvements de l’armée allemande positionnée en face. Le colonel

Masse bouillait d’en découdre. Il aurait bien traversé le Rhin, lui,

plutôt que d’attendre. Il fallait entrer dans la Ruhr, tout de suite.

Attendre, c’était le désastre assuré car les usines de guerre

allemandes tournaient à plein régime. L’officier avait visiblement la

parole facile et la conviction contagieuse car ses hommes étaient

prêts à le suivre, et trente ans après, Fanch le suivait encore ! Mais

les stratèges du quartier général ne l’entendaient pas ainsi. On

attendit. L’hiver fut rude. Les bords de Somme n’étaient pas préparés

à recevoir de telles concentrations humaines qui venaient perturber

les espaces tout proches des migrateurs. Les hommes, transis,

grelottaient dans leurs baraquements de fortune. Albert Lebrun,

après le camouflet espagnol, la reculade polonaise, qui venait elle-

même après le renoncement de Munich, Albert Lebrun dirigeait la

France. Le Front populaire avait porté Léon Blum à la tête du

gouvernement, en 36, puis à nouveau en 37.

« Un juif ! »

Ca avait fait débat.

« Oui, mais un socialiste !

- Et alors ! Je préfère encore Daladier.»

Effectivement Edouard Daladier, un radical avait succédé à Léon

Blum.

« Et de l’autre côté, tu crois qu’ils sont mieux avec leur fou furieux ?

- De l’autre côté, sont comme nous ! Préfèreraient être chez eux à la

ferme ou au turbain. »

Et pendant qu’au niveau des « popotes » les hommes parlaient, à

Paris la valse des ministères continuait. Paul Reynaud au printemps

40 succédait à Daladier et prenait les affaires du pays en main.

[29]

Comme la grande majorité de ses camarades, François ne comprenait

pas grand-chose à la politique. Il avait assuré la garde des camps de

réfugiés espagnols sans vraiment faire la différence entre un

franquiste et un républicain. C’était des Espagnols et pour lui, il n’y

avait pas de différence. Bien sûr, s’il avait pu aider un républicain en

danger, il aurait pris les risques qu’il fallait. Mais il aurait fait de

même pour un franquiste. Quant aux Allemands, il ne ressentait pas

de haine pour eux. S’il fallait se battre, il le ferait. De là à tuer un

homme ! Ils étaient nombreux à manquer de cette détermination

nécessaire au soldat au moment du combat.

Pourtant un jour, un officier à la tête d’une petite colonne de chars

était passé les visiter. Il fallait remonter le moral des troupes. Mais

celui là n’était pas comme les autres : Un général. Il dépassait d’une

tête tous ceux qui l’entouraient. Personne ne savait qu’il avait servi

au ministère de la guerre comme aide de camp du Maréchal Pétain,

un héro de la grande guerre, l’homme de Verdun, alors ambassadeur

auprès du gouvernement espagnol du général Franco. Par contre le

nom du général avait frappé. Charles De Gaulle.

Le caporal chef François Bourglan placé auprès des officiers derrière

son lieutenant, l’avait vu de près lors de son arrivée sur la tourelle de

son tank, puis accompagné par les gradés du 137 pour un contact

avec les hommes ; et comme ses camarades il avait senti un souffle

passer non seulement par cette prestance de l’Homme, malgré cet

air hautain un peu étrange, distant, vieille France, si étranger à eux

mais aussi pour les paroles qu’il avait prononcées de sa forte voix qui

parlait de la France éternelle et qui les avait touchés, profond.

Et puis la vie avait repris son cours.

Après près de cinq mois à patauger dans la gadoue, enroulés dans

leurs grandes pèlerines, les premiers jours du printemps apportèrent

[30]

un peu de soleil. Les corps et les âmes commencèrent à se

désengourdir. Qui prit l’initiative ? Nul ne le saura jamais. Un jour

d’avril, quelqu’un présenta à bout de bras un sac à ceux de l’autre

rive qui se trouvaient face à lui au passage du gué. Il en sortit un

objet indéfinissable depuis l’autre rive. On alla chercher des jumelles.

« Du chocolat ! Ils ont du chocolat.

- Et alors ?

- Et alors ? Je crois qu’il nous le propose.

- Montre. Mais oui ! Et nous qu’est ce qu’on a ?

- Des cigarettes ».

C’était parti. Avant toute réflexion, le réflexe de l’échange, la

recherche du contact, entre humains ! De nuit, on prit des barques

ou des radeaux. On pagaya jusqu’au milieu de la rivière. De chaque

côté on avait pris la précaution d’embarquer un interprète. On

échangea, et on fraternisa. Le temps s’écoulait. Il fallut se séparer.

Sur la rive, les complices attendaient. Chacun rejoignit sa berge dans

un minimum de clapotis.

« Alors ?

- Frantz est un mec super. On peut lui faire confiance. Il a des amis à

Rennes. Il parle Français comme toi et moi.

- Comme toi ? Ca c’est pas difficile ».

Tintin Gonidec, marchand de vaches de son état, germanophone

patenté devint l’âme des trafics. Débrouillard en diable, il organisa les

échanges avec les copains d’en face. Tous les soirs, d’abord de nuit,

puis au fil du temps entre chien et loup, les barques traversaient la

Somme. Les officiers, les sous officiers sans doute plus proches de la

troupe, frappés d’une cécité collective extrêmement contagieuse

semblent ne s’être jamais aperçus du manège. On vécut ainsi, pour

[31]

de vrai, quelques situations du film que Christian Caron devait

présenter au festival de Cannes en 2005, « Joyeux Noël ». Si ce film

concentre sur un seul groupe d’hommes des événements qui furent

probablement vécus en des endroits différents en 1914, on serait

tout aussi probablement surpris d’apprendre tous les actes de

fraternisation qui traversèrent les années 39 et 40. Alors bien sûr

tout le monde n’appréciait pas. D’autant qu’il n’y eut certainement

pas que du commerce dans cette affaire. Certains militants

communistes prirent contact avec des camarades de l’autre côté. Or

à cette époque Hitler et Staline s’étaient réunis dans le pacte d’acier.

D’ailleurs des informations filtrèrent et l’on sut rapidement que

l’artillerie française ne ferait pas le poids face aux blindés allemands.

C’est ainsi que François vécut ces temps bizarres qui le conduisirent

au désastre de juin 40 et à la poursuite de sa drôle de guerre.

Drôle ne signifie pas forcément rigolo ou marrant. Le tragique parfois

s’invite dans la drôlerie, on va le voir.

Qu’est- ce qui s’est passé en cet endroit de la Somme en mai 40 ? La

bataille elle- même, François ne l’a jamais racontée. Pourquoi ? Eut-

elle seulement lieu ? Il semble bien qu’il n’ait pas tiré un coup de

fusil. Quand les Allemands avancèrent après les tirs d’artillerie, les

lignes françaises se défirent probablement très rapidement et s’il est

vrai que dans certains endroits de durs combats eurent lieu sur la

Somme, les images qu’il exprima lui, sont celles de la débâcle.

[32]

5- Stalag 8

Des soldats français récupérés par les allemands sur les routes,

réunis dans les cours de fermes. Cela dura deux jours. Puis de longues

colonnes de prisonniers affamés furent conduites vers l’Est. On

marchait vers la frontière.

Déjà des camarades avaient été abattus au long des routes. Il ne

fallait surtout pas se baisser pour « brouter » l’herbe, il fallait

marcher nourri de sa seule faim et de son épuisement.

C’est ainsi qu’on arriva à une gare. Mais la fatigue était trop lourde

pour que le nom de cette ville soit retenu. Des trains attendaient

dans la grisaille le long des quais occupés par les soldats allemands.

On ne savait plus l’heure. Avant d’avoir compris on était bousculé

jusqu’aux wagons à bestiaux où l’on s’entassait sous les cris et les

coups de crosses, puis les lourdes portes se refermaient laissant le

troupeau, debout les uns contre les autres, dans la plus complète

obscurité. Une heure, deux heures, il ne se passait rien. Ni tenant

plus, un gars un peu hardi osa pousser le battant qui couvrait la

petite fenêtre d’aération. Un peu de jour entra et avec lui un courant

d’air frais. Un peu plus tard la porte s’ouvrit et des soldats français

après avoir fait la place posèrent un grand bac en forme de demi-

tonneau à l’entrée du wagon. On saurait quoi en faire. La porte resta

[33]

alors ouverte un bon quart d’heure salutaire avant de se refermer. Ce

n’est qu’après de longues heures que le train commença à s’ébranler.

On parlait peu. Quelques questions angoissées. Des réponses

interrogatives. Des phrases laconiques. L’humeur n’était pas à la

forfanterie. L’armée française, épuisée, avait perdu la guerre et

roulait vers un destin bien sombre.

Trois jours ! Trois jours et trois nuits dans ces wagons ouverts

seulement pour la distribution d’eau et le vidage des latrines puantes

qui empestaient l’atmosphère. On éliminait aussi parfois au passage

les cadavres de ceux qui n’avaient pu survivre. On respirait à peine,

les jambes ne demandaient qu’à se relâcher. Comment tenait-on

encore ?

Encore un arrêt dans le crissement des freins. La porte qui s’ouvre

éblouissant de lumière le wagon somnolant. Les yeux font mal mais

les aboiements violents réveillent brutalement les sens assoupis. La

première vision est celle du chien berger tendu au bout d’une courte

laisse, prêt à bondir dans la mêlée.

« Schnell ! »

Le mot est déjà connu, le geste explicite. Les premiers ont déjà

sauté, certains frôlant les crocs menaçants. A peine le wagon libéré,

deux hommes vêtus de gris sont montés pour tirer les deux corps

restés allongés et les jeter sur le quai. Bozec était un bon gars. Pas

très causant mais toujours prêt à rendre service. Un rapide regard

pour lui, il ne souffrira plus. Mais François doit suivre la file hébétée

qui marche maintenant encadrée par les hommes en arme et les

chiens. Des civils allemands assistent au spectacle en silence.

Quelques uns houspillent ces ennemis rendus à merci.

[34]

Une demi-heure de marche conduit les prisonniers hors de la ville

vers un vaste espace herbeux. Le ciel est gris. Au centre, un camp de

baraquements en bois, il y a bien soixante baraques, disposées dans

un ordre tout germanique, entourées d’une double rangée de hauts

grillages et de huit miradors où veillent des hommes armés. Les

français ont compris. C’est un camp de concentration. Dans leur état

de fatigue extrême, ils ne savent que penser. Les portes s’ouvrent et

les voilà alignés sur dix rangées. Il fait froid pour un mois de juin.

L’officier allemand qui leur fait face parle un français impeccable.

Dans la tête de François les paroles résonnent étrangement. Il ne

parvient pas à tout saisir

« Messieurs vous êtes ici au Stalag 8… La France a perdu la guerre…

Vous êtes des prisonniers de guerre…si vous faites tout ce qu’on vous

demande ça se passera bien… si vous ne respectez pas les ordres,

alors… » Il a parlé de chiens, de fils électriques, mais surtout il a

conclu en parlant de soupe et ça c’est tout ce qui compte. Et

effectivement on leur sert une soupe, encore fumante, la meilleure

que chacun ait jamais mangée, faite d’eau et de rutabaga ou de

quelque chose d’approchant. Ensuite ça s’est passé très vite. On leur

a indiqué leurs baraques affectées par groupes de quarante. Ils se

sont immédiatement réparti les lits sans même se parler et se sont

couchés épuisés et aussitôt endormis.

[35]

Le camp de Görlitz

Plan du Stalag 8 dans le camp de Görlitz

[36]

Au petit matin blême, ils se sont retrouvés à nouveau alignés dans

l’espace boueux où on les avait accueillis la veille. Le même officier, la

même plaine grise malgré la douceur de juin, les reins douloureux, la

fatigue accumulée toujours lourde et pénible, mais le ventre apaisé

d’un café fade et d’un pain sec mais mangeable ; et les idées un peu

plus claires.

« Les tailleurs et les cordonniers présentez-vous ici ».

Ils furent deux à répondre à l’ordre de l’officier.

« Tailleur ? Cordonnier ?

- Tailleur

- Cordonnier

Vous suivez Hermann »

Hermann était un grand gaillard d’une cinquantaine d’années, placide

et nonchalant. Il les conduisit à un baraquement un peu plus cossu

que les autres avec ses rondins réguliers et un ensemble de

plantations fleuries.

On les fit entrer dans l’enceinte des officiers. Hermann expliqua en

allemand l’objet de leur intrusion. Sans un mot, un sous officier

conduisit François à un atelier de cordonnerie plus grand que celui

qu’il avait connu jadis, où trois hommes travaillaient déjà. Partout

des bottes dans le plus grand désordre et du cuir en plaques

rectangulaires et un sol couvert de morceaux de cuir. Le plus grand

des trois cordonniers, un moustachu coiffé d’un calot, le salua dans

une langue inconnue et lui tendit amicalement la main. Les autres

l’observaient avec curiosité ; ils lui firent un petit sourire timide. Les

Polonais, les Tchèques, ne parlaient pas français. François s’installa

sur un des deux tabourets libres et comprit par les gestes de Tadeus

[37]

qu’il devait prendre une botte et commencer le ressemelage

nécessaire.

Après un rapide coup d’œil aux outils étalés sur les établis, il fit son

choix et se mit au travail. Les trois autres, tout en poursuivant leur

ouvrage, l’observaient. Bientôt ils suivaient ses gestes avec une

attention soutenue. Rapide examen de la forme des bottes,

identification des dégâts, élimination à la tenaille des semelles en

partie ouvertes après avoir été usées jusqu’à la corde, repérage de la

bonne plaque de cuir, découpage immédiat de la nouvelle semelle

d’un coup de tranchet assuré, collage rapide au pinceau sans

débordement de colle, choix des pointes placées par cinq entre les

lèvres, glissement souple du tire pied immédiatement placé à sa

place entre les genoux, deux coups de marteau par pointe, un pour

positionner, un pour enfoncer. Ajustement toujours au tranchet de la

découpe des semelles Il n’avait pas fallu plus de dix minutes pour que

les deux semelles fussent découpées, collées, posées, pointées,

ajustées. Restait le meulage à faire avec les instruments du bord.

Tadeus était debout, le nez en point d’interrogation. Il prit la

première botte finie pour la montrer aux camarades. Le petit

Tchèque partit d’un sifflement d’admiration avant de jeter un triste

regard sur les trois paires de bottes qu’il avait réparées de son mieux

la veille. On entoura le Français pour lui dire dans des langues

inconnues mais avec des yeux éblouis tout ce qu’on pensait de ce

qu’il venait de réaliser. Avec son bon sourire, François les remercia.

Puis le travail reprit. De temps en temps l’un ou l’autre venait lui

demander de bien vouloir réaliser le coup de tranchet le plus délicat

de son ouvrage. On était entre bons camarades, la vie au camp

n’aurait peut être pas que des inconvénients ?

Quand il rejoignit son baraquement le soir avant le souper, François

participa au regroupement des quarante de sa baraque. C’est là qu’il

[38]

apprit l’organisation de la chambrée, avec son chef de chambrée, et

la planification des corvées. On était donc prisonniers de guerre. La

guerre ne serait pas longue parce que l’armée française s’était

effondrée. Les officiers allemands avaient expliqué qu’ils avaient fait

deux millions de prisonniers ; que les routes françaises étaient

encombrées. D’ailleurs on en avait eu confirmation par la radio

française qu’ils avaient faite entendre à des gars de la baraque

voisine. L’intention des Allemands n’était pas de les garder

éternellement mais de les libérer à la fin des hostilités. En attendant,

les Allemands exigeaient de la discipline et un respect absolu des

règles. Toute tentative d’évasion était passible de la peine de mort. Si

on y mettait du sien, tout se passerait bien.

« Mais on est où ?

- En Silésie

- Où ?

- En Silésie. Il paraît que c’est prêt de la frontière polonaise. Et la ville

c’est Görlitz ou un nom comme ça ? »

C’est ainsi que la vie s’organisa au stalag 8. D’une certaine façon, les

allemands eux-mêmes faisaient de leur mieux avec peu de moyens

pour nourrir à peu près convenablement leurs prisonniers et ne pas

leur rendre la vie plus dure qu’il ne fallait.

Quand François rejoignit l’atelier le lendemain matin, on l’accueillit

comme un ancien. Tadeus lui apporta lui-même une paire de bottes

qu’il portait avec le plus grand respect. François les estima de grande

qualité. Bottes d’officier à coup sûr. Aux gestes de Tadeus il put pour

lui-même conclure, d’officier supérieur. Et les collègues tenaient à ce

que ce fût lui qui s’en occupât. Il n’y avait à faire que de petites

reprises mais qui nécessitaient beaucoup de précisions et de finesse

et il est sûr que l’arrivée de François les retirait d’une situation

[39]

délicate. Au bout d’une heure, les bottes, impeccablement cirées

avaient retrouvé leur toute première fraicheur. Aucune trace des

trous et des griffures. Tadeus partit d’un rire de bonheur en voyant le

résultat. L’hilarité de l’atelier attira le caporal de service dans la pièce

voisine. C’est en allemand que Tadeus expliqua que les bottes du

général étaient prêtes plus tôt que prévu et qu’il invita le sous officier

à apprécier le travail en montrant avec fierté du doigt le nouveau.

L’Allemand, après un hochement de tête de connaisseur, s’empara

des bottes, fit un salut à François et disparut.

C’est le capitaine qui vint le lendemain faire une petite visite à

l’atelier. Le capitaine parlait un peu le français. Il était là pour

apporter les compliments du général et signifier que désormais les

bottes des officiers devraient être réparées exclusivement par le

Français. Lui- même justement, ferait déposer dans l’après midi deux

paires de bottes à réparer prestement. C’est ainsi que François devint

le bottier des officiers. Cordonnier, tailleur, François devait

l’apprendre, faisaient partie des métiers et des compétences qui

ouvraient à des positions privilégiées dans les stalags car on servait

directement les officiers et ceux-ci savaient se montrer

reconnaissants. Au fil du temps, sans doute faut-il parler d’années, on

lui offrait des petites gâteries : Un pâté venu des campagnes

environnantes, un saucisson, une petite bouteille d’eau de vie. Tous

cadeaux qu’il partageait avec des copains de la chambrée. Ca faisait

partie de la vie collective, ça participait à son intégration dans le

groupe. On ne le jalousait pas, il savait partager.

Au fil du temps aussi, l’atelier changea de figure. Il fit ranger tout ce

qui trainait et organisa l’espace. Il obtint grâce à la qualité de son

travail et à ses bonnes relations avec les officiers de nouveaux outils,

mieux adaptés. Ainsi le cordonnier a besoin de trois marteaux

différents selon qu’il pointe ou qu’il travaille la forme de la

[40]

chaussure ; et si le petit marteau était parfait, le gros lui, mal

équilibré, tirait trop à gauche. On s’y faisait, mais puisqu’on pouvait

avoir mieux… Les équipes changeaient à l’atelier mais Tadeus et lui,

restaient.

Dans l’Europe en sang, les choses évoluaient. L’armistice avait été

signé le 21 juin par le Maréchal Pétain qui allait instaurer quelques

jours plus tard le régime de Vichy. On peut dire ce qu’on veut

aujourd’hui du vieux Maréchal et on sait comment « Vichy » allait

pour longtemps incarner la honte de la France, mais pour les

prisonniers de guerre, l’armistice fut une bénédiction, car Pétain

avait inclus dans les négociations le sort des prisonniers. Non

seulement, on devait leur appliquer les conventions de Genève, mais,

de petits avantages avaient été acceptés. Dans la misère des camps,

les Polonais, ceux de l’Est en général, mais les russes surtout, qui

n’auraient jamais le droit aux conventions de Genève, subissaient des

conditions plus dures encore renforcées par la haine de leurs

gardiens, et parfois atroces. Les Russes furent souvent traités à part.

S’ils furent globalement les plus nombreux en Silésie, à travers les

récits de François, il ne semble pas qu’il y en eût beaucoup à Görlitz

en tout cas cohabitant avec les occidentaux. Les Français dans ces

conditions, apparaissaient comme des privilégiés. La France, au

moins pendant un temps, n’était plus vraiment une ennemie, elle

était désormais sous la botte. Bien sûr on devait bientôt apprendre

que tout n’était pas si simple. Un général avait appelé à la poursuite

de la lutte et cela indisposait gravement les Allemands. On notera

aussi que les Anglais sont étrangement absents de tous ces souvenirs.

A la baraque 12 du stalag 8 on pouvait alors écrire aux familles pour

les informer de la situation, leur dire qu’on vivait encore, leur

demander des nouvelles des parents, des enfants, de la personne

[41]

aimée, des amis, des proches en général. Pour François, qui n’avait

que sa mère, c’était important ; mais pour tant d’autres, mariés,

fiancés, parents, c’était un retour à la vie, l’espoir de la fin d’une

déchirure. Le lien allait se refaire, on saurait, et surtout dans un

premier temps, ils sauraient qu’on était encore en vie. En plus on

avait le droit de recevoir des colis.

Vint le temps où l’on parla du retour des Bretons. Le gouvernement

de Vichy aurait négocié la libération des soldats d’origine bretonne.

L’espoir des nombreux bretons, faisait par contagion naître souvent

une espérance partagée ou parfois générait l’envie chez ceux qui

resteraient. L’espoir fut vain, la déception fut plus lourde. Le premier

Noël s’était tristement passé. Le second fut joyeux au moins autant

qu’il fût possible. Avec l’accord des allemands on monta des pièces

de théâtre, car un théâtre existait dans le camp ; on chanta, et même

on but. Une messe fut organisée et dite par un prêtre prisonnier. Des

soldats allemands y participèrent. La vie s’organisait. Les hommes

constatèrent peu à peu que la majorité de ceux qui les gardaient

étaient des anciens, souvent proches de la cinquantaine, car les

jeunes étaient au front. Ceci d’ailleurs devait devenir de plus en plus

évident surtout après la rupture du pacte d’acier car l’Allemagne se

vit contrainte alors de se battre sur de multiples fronts. Ces anciens la

plupart du temps n’étaient pas favorables aux nazis mais devaient

assumer une situation qu’ils n’avaient pas voulue mais qui s’imposait

à eux et les relations entre les deux camps se tendaient surtout en

cas d’évasion ou d’exécution et même si cela ne fut pas très courant,

la guerre se rappelait ainsi aux uns et aux autres, dans sa brutalité.

Les colis étaient arrivés de France, certains ouverts et à moitié vides,

d’autres, le plus souvent, respectés par les postes française et

allemande. Peu de lettres pour François. Sa mère ne savait pas écrire

[42]

et après un premier courrier plein de joie écrit sous la dictée par un

voisin, quelques colis étaient parvenus avec parfois un petit mot. Puis

les envois s’étaient estompés.

Chaque semaine, le mercredi à 11h, comme les autres, toujours le

cœur battant, il attendait ce courrier qui apportait les nouvelles de

France. Et chaque mercredi c’était presque toujours le cœur lourd

qu’il regagnait tristement l’atelier pour recevoir de Tadeus la tape sur

l’épaule apportant le réconfort de l’amitié.

Et puis il y eut ce jour d’avril 41. Des pâtés, des boites de conserve,

une bouteille de cidre, et ce petit mot gentil qui se terminait par « si

vous voulez bien je serai votre marraine de guerre ».

Le gouvernement de Vichy avait créé un ministère ou un secrétariat

d’Etat aux prisonniers de guerre. Le ministre, un handicapé aveugle,

tout un symbole, était d’ailleurs venu inspecter les camps en

Allemagne pour vérifier que les accords signés étaient bien appliqués.

Mascarade sans doute. Par ailleurs, il avait eu l’idée, ou plutôt on lui

avait suggéré, de créer ce statut de « marraines de guerre ». Chaque

femme française pouvait devenir la marraine d’un prisonnier à qui

elle apporterait le réconfort d’un courrier régulier et d’un envoi de

cadeau pendant le temps de la captivité.

Il était le troisième filleul de la baraque, filleul d’une marraine de

guerre qui l’avait choisi, lui.

« Caporal, t’as fait une touche ! »

Il en restait éberlué, incrédule. Marguerite Bariou, la petite serveuse

du bar de la rue Neuve à Quimper se souvenait de lui. Il relisait la

lettre, bousculé par les camarades solidaires et joyeux. Mais et son

marin ? Il avait lu trop vite, tellement étonné de ce qui lui arrivait. Le

marin était mort, tué par le bombardement des navires anglais qui

avaient détruit la flotte française à Mers El Kébir le 3 juillet 1940 pour

éviter qu’elle ne tombe entre les mains d’Hitler. L’aveuglement, pour

[43]

ne pas dire l’absence d’idéal de l’état major français, sa

subordination à un gouvernement désormais félon, avait conduit au

désastre et causé des milliers de morts. On le savait au camp. Les

allemands au moment des faits s’étaient fait un plaisir de l’annoncer

aux français. Voilà comment se comportaient leurs alliés anglais.

Jamais la perfide Albion ne devait changer.

Mais donc avec beaucoup de gentillesse Marguerite l’avait désigné lui

pour être son filleul. Pour s’assurer qu’il se souviendrait d’elle, elle

avait joint sa photo prise entre ses sœurs à l’entrée du bar « je suis

celle du milieu ».

Mais bien sûr qu’il se souvenait d’elle. Il fallait répondre.

Il obtint papier et crayon et se mit à l’ouvrage.

« Mademoiselle…Mademoiselle. Marguerite. Euh non !

Mademoiselle». Il n’en sortait pas. Que dire ? Comment répondre à

cette démarche si gentille ? Il ne se posait pas la question : Comment

la comprendre ? Il sentait seulement qu’il avait un problème. Le

voyant ainsi deux soirs de suite « les yeux assis dessus son ouvrage »,

le sourire en coin, Marius Camoin, le toulonnais, lança une des

chansons à la mode qui fut aussitôt reprise par la chambrée :

« Petit cordonnier t’es bête, bête !

Qu’as-tu donc dans la tête, tête ?

Crois-tu que l’Amour s’achète, chète,

Comme une paire de souliers.

- Mais non, c’est pas ce que vous croyez ».

Il fallut quand même l’aide d’André, l’instit, pour qu’une semaine

plus tard, la réponse fut écrite. Il la retint encore quinze jours. Elle

partit réellement trois semaines plus tard après moult hésitations.

Pouvait- il savoir qu’au fond de lui, dans ces régions dont Freud

[44]

poursuivait l’exploration, le destin s’écrivait ? [Ton destin Davy, ton

destin Clara]

Dieu lui-même hésitait avant de lancer les dés.

Mais c’était écrit : Oui il se souvenait d’elle, oui il acceptait, oui il

attendrait impatiemment toute nouvelle d’elle, oui il la remerciait,

oui , oui, oui…

Les envois devaient suivre, réguliers, tant qu’il fut au stalag et très

certainement même après et s’ils n’arrivèrent pas tous, loin s’en faut,

elle n’y était pour rien. A l’atelier, au début de cette année 42, les

choses avaient encore évolué. Des bottes civiles venaient s’ajouter

aux bottes militaires et bientôt, des chaussures de femmes furent à

réparer. A Gôrlitz, les hommes à la guerre, on manquait de bras pour

tout, y compris pour la réparation des chaussures et les officiers se

faisaient un plaisir de rassurer ces dames désespérant de sauver leurs

précieux escarpins ; ils avaient la solution. Devant le résultat, la

clientèle affluait et l’atelier répondait. Tadeus approchait désormais

le niveau de François et un nouvel ouvrier, un belge de Namur, ne

déparait pas dans le lot. Le capitaine Mayer passait fréquemment

suivre l’avancée des interventions particulièrement sur les

chaussures féminines. Le beau capitaine était devenu le principal

pourvoyeur de l’équipe qui jouissait désormais d’une solide

réputation.

Mais un jour de mai alors que François passait à proximité d’une

baraque dont le toit effondré était en réparation, un cri lui fit lever la

tête. « caporal ! » Il n’eut pas le temps de faire le moindre geste.

Une grosse planche l’atteignait en pleine face. Douleur inexprimable.

Noir total de l’explosion de lumière.

[45]

C’est à l’infirmerie du camp qu’il se réveilla. Un planton le veillait. Dès

qu’il vit les yeux s’ouvrir, il s’approcha de lui, dit un mot en allemand

et se retira. François, incapable de bouger, avait très mal à l’épaule et

surtout aux dents. Un infirmier lui prodiguait des soins. Une heure

après le capitaine Mayer était auprès de lui. Le capitaine avait

largement amélioré son français qu’il parlait désormais couramment.

Il parlait étrangement en mots hachés et saccadés descendant du

nuage sur lequel son gros visage planait.

« Désolé François pour ce qui vous est arrivé. Nous ferons le

maximum pour vous remettre debout ; et pour vos dents, je

m’occuperai personnellement de trouver une solution. Il y a de bons

dentistes à Görlitz. Le problème c’est le matériel mais nous

résoudrons ça. »

Que voulait-il dire ? Vers le nuage d’étoiles qui maintenant

entouraient le visage glauque de l’officier transformant cette voix

venue d’un autre temps, François voulut parler ; mais il fut incapable

d’ouvrir la bouche et la douleur, vive, s’amplifia. Il ne pouvait bouger.

Mais qu’il avait mal.

« Bon je dois vous laisser. Prenez le temps de vous remettre. Et pour

l’atelier et le foot on s’arrangera. »

Il était temps. Déjà l’image s’estompait dans un trou béant.

C’est le lendemain que François put dans la glace qu’on lui apporta

constater les dégâts. Il en fut effrayé. Si l’épaule n’était pas cassée,

toutes ses dents, ses incisives, avaient disparu. Sa mâchoire, bleuâtre,

difforme, le rendait méconnaissable. Ce furent quelques semaines

d’accablement. Il fallut quinze jours au blessé pour retrouver, sans

trop de douleur, l’usage de la parole. Mayer était repassé le voir.

« Capitaine je voudrais faire la saison ».

[46]

Le capitaine ne fut pas surpris par la demande ; déjà les années

précédentes François, comme tous ceux du camp possédant quelque

notion d’agriculture, (et ils étaient nombreux), François donc, se

portait volontaire pour le départ du printemps qui permettait aux

hommes de sortir du camp pour travailler dans les fermes du

voisinage. On sortait des baraques , de la promiscuité, de

l’enfermement, pour vivre en quasi liberté, quelle aubaine.

- Allons François, vous savez bien que nous avons besoin de vous.

- Capitaine ça fait deux ans que des copains font la saison. Je suis

paysan. Tadeus est aussi bon que moi maintenant. Et le Belge

travaille très bien. Laissez-moi faire la saison. »

La phrase s’était terminée dans un rauque de détresse. Touché par le

triste état de son prisonnier le capitaine se laissa apitoyer.

« Bon. Je vais vous arranger ça. Mais en octobre, vous reprenez

l’atelier.

- D’accord. Merci. »

Puis la vie reprit ses droits. Pour les dents, le capitaine avait tenu

parole. A plusieurs reprises il assura personnellement la surveillance

du prisonnier qu’il avait pris en affection en l’accompagnant en

voiture chez un dentiste de Görlitz de ses relations. C’est ainsi que

François découvrit la ville de Görlitz, jolie petite bourgade que la

guerre n’avait pas encore dénaturée. Un dentier à peu près correct

fut posé pour remplacer les dents éclatées. La douleur s’estompait.

La mâchoire reprenait sa forme, la blessure à l’épaule n’était plus

qu’un mauvais souvenir. C’est au cours de ses visites à Gôrlitz que

François apprit que le capitaine Mayer, comme la plupart de ses

collègues de la Wehrmacht, détestait les SS. Le dentiste ne

[47]

connaissait que quelques mots de Français. « Fuhrer, mauvais

homme ! Pariss, che connais. »

La santé était revenue.

Mais le problème de la saison se présentait mal.

Depuis le printemps 40, François avait vu nombre de ses camarades

partir « faire la saison » dans les fermes du voisinage au retour des

beaux jours. Le manque d’hommes se faisait cruellement sentir

partout et particulièrement dans les fermes. Les prisonniers étaient

la main d’œuvre indispensable aux femmes séparées et de plus en

plus souvent veuves désormais depuis la rupture de l’accord germano

soviétique. Le 22 juin 1941 l’opération Barbarossa avait lancé les

troupes allemandes dans les immenses plaines du centre de l’Europe

en direction de Moscou. Les alliés d’hier, les deux grands

totalitarismes, allaient se livrer la plus gigantesque bataille que le

monde ait connue. Dans les conditions atroces d’un hiver

épouvantable, à des températures atteignant parfois -50°C, de

chaque côté, des centaines de milliers de jeunes hommes allaient

périr dans la bataille de Moscou. Il avait fallu en ce début d’année 42,

plus encore que les années précédentes puiser dans le vivier des

réservistes pour remplacer les pertes de l’armée allemande.

L’Allemagne utilisait le STO, le Service du Travail Obligatoire, pour

pomper dans les pays occupés la main d’œuvre qui ferait tourner ses

usines d’armement, mais les campagnes elles comptaient

principalement sur les prisonniers pour assurer les récoltes. Il fallait

de plus en plus de bras. Malheureusement, pendant la convalescence

de François, le camp de Görlitz avait répondu à tous les besoins.

[48]

C’est seulement en juillet que le capitaine, homme de parole, put

honorer sa promesse. Un homme s’était grièvement blessé en

chutant d’une machine agricole. Il fallait le remplacer. François fut

désigné. C’est le cœur plein d’espoir que le paysan breton retrouvé

embarqua dans le camion qui devait le déposer à une cinquantaine

de kilomètres du camp dans une petite ferme d’aspect assez coquet,

bien différente des exploitations bouseuses qu’il avait connues en

Bretagne. L’accueil de la fermière fut neutre mais correct. Un léger

sourire, un peu distant. Pas de haine en tout cas. C’était le risque, car

si la grande majorité des copains revenaient de leur expérience

agricole ravis d’être sortis cinq ou six mois des barbelés du camp, il

arrivait parfois que les choses se passent mal, voire très mal.

Il arrivait aussi que certains s’évadent car la surveillance des

Allemands se relâchait. On ne contrôlait plus en permanence les

prisonniers souvent livrés à eux-mêmes dans les fermes. Mais qui

était capable, ne parlant pas la langue du pays, ne connaissant pas les

coutumes ni les habitudes civiles d’affronter l’aventure, de traverser

un pays ennemi pour se précipiter dans le brasier qui séparait

désormais la France et l’Allemagne? Mieux valait pour l’instant la

sécurité du camp, mieux valait pour ces paysans le travail à la ferme,

que la folie de l’évasion. Les gardiens le savaient. « Patience et

longueur de temps.. » Combien encore ? Un an ? Deux ans ? Seules

de solides complicités dans la population pouvaient donner une

chance de réussir. Certains réunirent ces conditions, quelques uns

réussirent.

En réalité pour François, la vie à la ferme dont nous savons peu de

choses précises se passa très bien. La fermière souhaita les années

suivantes retrouver le même ouvrier agricole, ce qui ne posa pas

problème. Quant à François, on sait qu’il garda d’elle un souvenir

[49]

ému. Comme lui, tournons cette page qui montre une fois de plus

que la réconciliation entre les peuples n’est qu’affaire de volonté.

Au stalag, il y avait les corvées qui ne semblent jamais avoir été un

problème pour lui, il y avait les brimades, dont il n’a jamais parlé et

dont son statut privilégié devait le protéger, il y avait le foot. Là les

photos sont nombreuses. Dans les stalags, on jouait au foot et même,

des tournois étaient organisés. Cette réalité de la captivité est

souvent ignorée. François joua dans l’équipe de France du stalag 8, et

dans l’équipe de Bretagne. Pour les matchs, on parvenait à fournir

des équipements communs aux joueurs d’une équipe. Les tricots de

corps devenaient des maillots portant l’emblème de l’équipe. Les

tailleurs trouvaient le moyen de tailler des shorts. Les Polonais, les

Belges, avaient leurs équipes. Il y eut même des tournois inter-

stalags. François y participa.

L’année 42 marqua un net changement d’ambiance chez les gardiens

Allemands. Beaucoup d’entre eux parlaient de plus en plus avec les

Français. Ils n’y croyaient plus. Après la bataille de Moscou, la bataille

de Stalingrad s’annonçait difficile. Elle fut pire que la bataille de

Moscou et à la fin de l’hiver 42/43 le moral des Allemands était en

berne.

Du côté des prisonniers on commençait au contraire à y croire. Les

alliés allaient gagner la guerre mais que se passerait-il dans les

camps ? Que feraient les allemands ? Serait-ce le grand massacre ?

L’angoisse n’était jamais loin.

Le stalag 8 allait vivre dans ces conditions deux longues années avec

une montée de la certitude de la défaite pour les uns, avec de plus en

plus de raisons d’espérer pour les autres.

La guerre brisait les hommes, elle brisait aussi les communications et

c’était prouesse, et c’était miracle, quand un objet vous parvenait

[50]

intact. Quant à la nourriture fournie par les fermes de Cornouailles,

circulant au travers d’un pays affamé, il ne faut même pas en parler.

Un jour de 1944 il apprit que la vie à Quimper était plus triste depuis

la mort du père de Marguerite, moment douloureux dont elle lui

avait parlé dans sa dernière lettre… qu’il n’avait pas reçue. Il se

souvenait de ce petit homme affable au regard clair, Guillaume,

boulanger de son métier, un peu frêle à côté de la solide Anna, qu’il

avait aperçu à deux ou trois reprises lors des passages au bar de la

rue Neuve.

En octobre lui parvint un courrier daté du 2 juillet, plein du

débarquement du 6 juin. Les troupes alliées avaient débarqué en

Normandie. Ca y est, on attendait son retour. Ce serait la joie et le

bonheur. François savait déjà comment les Allemands avaient dû se

replier et se regroupaient sur les Ardennes. Le camp bruissait des

nouvelles du front. Ce fut la dernière communication. Rien ne passa

plus entre le champ de bataille français et l’Allemagne exsangue.

Au milieu de l’hiver 44/45, vers la mi-janvier, probablement le 18 ou

le 19, le camp de Görlitz vécut une nuit agitée. Camions, motos,

voitures, s’activèrent toute la nuit. A leur réveil, les prisonniers

mirent un certain temps à en croire leurs yeux. Les postes de garde

du camp étaient désertés. Plus de chiens, plus guère d’officiers, les

derniers soldats quittaient le camp. La porte restait grande ouverte.

« Les gars, faîtes comme nous. Quittez le camp. Les Russes

arrivent ! Ils feront pas la différence !»Dans les yeux d’Hermann se

lisait la terreur.

Le capitaine Mayer eut un dernier mot en direction des français.

« Sauvez-vous ! Prenez ce que vous pouvez. Filez vers la

Tchécoslovaquie. Ils seront là ce soir ou demain. Bonne chance ! A

Paris après la paix» Sa voiture démarrait déjà. La grande offensive de

[51]

l’armée rouge contre le complexe industriel de la Haute Silésie

bousculait avec une violence inouïe les lignes allemandes.

[52]

Equipe de Bretagne lors du tournois « Provinces françaises »

Les 3 cordonniers du camp de Görlitz – François est au milieu

[53]

Dans les baraques, on ne se le fit pas dire deux fois. Ils en avaient

tellement entendu par leurs gardiens mais aussi par les Polonais, les

Lituaniens, par des Russes surtout, sur les Mongols, sur les atrocités

dont étaient capables les soviétiques ! Même ceux qui avaient

toujours dénoncé les nazis les rejoignaient là-dessus : les Russes

étaient des sauvages et ne faisaient pas la différence entre un

Allemand et un Français. Dans la plus grande pagaille on s’empara de

tout ce qui pouvait servir, de tout ce que les Allemands avaient laissé.

François et quatre camarades décidèrent de tenter leur chance

ensemble. Déjà le camp se vidait. Quelques uns partaient seuls,

d’autres formaient des petits groupes. Ceux qui avaient tenté d’en

appeler à une organisation collective avaient du très vite y renoncer.

« Bon les gars on y va.

- On va vers où ?

- Vers le sud. La Tchécoslovaquie. »

Dans la carriole trouvée dans le jardin des officiers, ils avaient

entassé pêle-mêle un pot de farine, deux sachets de café, quelques

bouts de pain, des fruits, quelques bottes que François avait

récupérées dans l’atelier, des vêtements chauds déjà trempés par la

pluie battante, glaciale, qu’ils ne ressentaient même pas dans la

panique d’une liberté inattendue soudainement moins désirable que

la prison des jours passés. Prisonniers installés depuis cinq ans, ils

étaient devenus le gibier affolé d’une horde féroce. C’est en courant

qu’ils passèrent les grilles sans un dernier regard sur le stalag 8 de

Görlitz.

[54]

6- La folle aventure

Et puis ce fut la fuite éperdue les premières heures en direction

du sud. Où étaient les Russes ? Chaque paysage nouveau était une

angoisse. On traversait les villages souvent désertés. Aucun problème

pour le ravitaillement. On trouvait. Souvent on dormait au chaud et

dans un bon lit. Une nouvelle carriole avait remplacé l’ancienne. Le

contact avec les populations restées sur place était à éviter. La peur

et la méfiance planaient sur des âmes grises, déjà épuisées de

malheur et qui savaient que le pire restait encore à venir. C’est ainsi

qu’ils passèrent en Tchécoslovaquie. Il faut dire que la frontière

n’était qu’à quelques dizaines de kilomètres, que l’armée allemande

dans son repli avait d’abord résisté férocement car les hommes, nazis

ou pas, savaient ce qui attendait les civils, et qu’ensuite elle avait fait

sauter les ponts sur la Neisse. Ce qui avait retardé les Russes. Il fallut

franchir des montagnes, avancer pendant plusieurs jours dans des

forêts inconnues, redescendre dans des vallées aux routes souvent

encombrées où l’on se mêlait à la fuite des populations affolées. Ils

passèrent une grande partie du printemps à tenter de passer plus à

l’ouest, en vain. Les combats leur barraient la route. Ils s’installaient

parfois quelques jours dans une maison abandonnée, explorant le

secteur, cherchant des informations pour savoir vers où aller,

questionnant l’habitant par gestes autour de quelques mots clés. Le

front était là tout prêt, il évoluait sans cesse, tantôt dans un sens,

[55]

tantôt dans l’autre ; les combats faisaient rage. Comme ils avaient cru

le comprendre, les premières unités soviétiques les avaient dépassés.

Des images d’épouvante leur emplissaient les yeux. La flaque de sang

sous ce petit garçon accroché à un croc de boucher derrière la porte

cochère de ce qui avait sans doute été son jardin. Un peu plus loin

des corps sur le trottoir. Un village fumant des jets des lances

flammes…

Prague n’était plus qu’à une trentaine de kilomètres quand ils se

retrouvèrent dans la pagaille d’une petite ville que l’armée rouge

venait d’investir. La veille, ils avaient bien entendu les canons. Mais

où ?

« Halt !

- Français ! Français »

Les soldats russes qui leur faisaient face ne comprenaient rien à leurs

dénégations. Tout autour, le tri se faisait. Les tchèques d’un côté, les

allemands de l’autre. Qui avait tué l’enfant dans son petit jardin ?

Russes ou Allemands ? Comme pour Katyn, le mystère resterait

entier. La haine était là, venue de ces horreurs. On les poussa vers

une cour ouverte sur une maison bourgeoise. Sur le sol des dizaines

de cadavres de soldats mêlés de quelques civils. Un peloton

d’exécution. « Mais ! On est français ».

Finir là ? Comme ça ? On les alignait quand un officier intervint.

D’abord en allemand. Puis devant leur mine interdite, en Français.

« Vous êtes Français ? ». Bien sûr qu’ils étaient Français. L’un d’eux

devint même spontanément communiste. Alors tout changea.

L’officier les prit en charge, il les informa que les américains n’étaient

qu’à une centaine de kilomètres, que la jonction allait se faire et il

leur confirma qu’il valait mieux pour eux être pris par les Américains

que par ses compatriotes. C’est ainsi qu’ils purent quitter cet enfer.

[56]

Comment se retrouvèrent-ils dans ces camions qui traversèrent

Prague en feu, après le bombardement de la ville ? Probablement

une intervention de l’officier russe. Ils filèrent vers Pilsen le cœur

rempli d’espoir, l’estomac lourd d’angoisse. Le canon tonnait

toujours. C’est là, dans les environs de Pilsen, que le 6 mai 1945 ils

assistèrent, témoins stupéfaits de la grande Histoire, à la jonction

entre les troupes russes et la troisième armée américaine

commandée par le général Patton. Ils avaient mis près de quatre

mois pour parcourir les 125 kilomètres qui séparent Görlitz de

Prague. Ils se précipitèrent derrière les lignes américaines et vécurent

la fraternisation entre les russes et les américains. La bière coulait à

flot. Il y avait même de la vodka. Et les russes dansaient la Kalinka

comme des enfants. Ce fut un jour extraordinaire. Le jour de la

liberté retrouvée. Et ce n’était pas un rêve.

Mais il fallait rentrer. Le lendemain fut un jour de formalités,

d’enregistrement. On leur trouva un interprète. Ils n’étaient pas les

seuls français récupérés par les américains. D’autres chanceux

comme eux avaient passé les lignes. Peu à peu des foules de réfugiés

se concentraient à Pilsen. Des avions furent affrétés. L’un d’eux

partait pour la France trois jours plus tard. Ils se rendirent au terrain

de décollage, un champ réquisitionné par les américains. Après un

long piétinement lourd d’incertitude, François s’apprêtait à monter.

La file s’arrêta à lui. L’avion était plein. Il était seul désormais après

l’adieu aux deux derniers copains avec lesquels il avait fini son

périple. Qu’allait-il se passer ? Berlin venait de tomber, la guerre était

finie. Il fallait simplement prendre son mal en patience. Plus d’avion

dans l’immédiat. Un peu partout on remettait les routes en état, on

réparait les voies de chemins de fer. La route vers le Rhin était

dégagée. Un train vers l’ouest fut annoncé au départ de Pilsen. Des

[57]

camions conduisirent les partants pour l’ouest à la gare. Hélas ! A

leur arrivée, le train était déjà bondé. Catastrophe !

Nouvelle lueur d’espoir. On allait rentrer au camp improvisé par les

américains quand un deuxième train fut annoncé, départ deux

heures plus tard. Ce fut bon. Le plaisir de partir enfin vers la liberté,

vers la vie, vers ceux qu’on allait revoir. Le voyage fut long et bref à la

fois. On approchait de la France. Le cœur se gonflait, la fierté, un

sentiment disparu pendant cinq ans, la fierté revenait. Et puis des

questions. C’est comment là-bas ? Qu’est ce qui s’est passé ? La

petite voix venue de Quimper ne savait pas tout, ne connaissait ni

Quimperlé, ni Rédéné. De plus elle s’était éteinte cette petite voix

depuis de longs mois déjà. Les paysages défilaient au rythme des

questions.

La frontière approchait. Encore un arrêt. Il n’avait pas vu le nom de la

petite gare. Les hauts parleurs répétèrent plusieurs fois l’annonce

qu’il ne comprenait pas. Dans son wagon les gens se levèrent et

descendirent du train. Il les suivit :

« Qu’est ce qui se passe ?

… Kaput. »

Quoi Kaput ? Il ne comprenait pas ce qui était kaput. Visiblement on

ne pouvait plus avancer. C’est dans le hall de la gare qu’il apprit par

d’autres Français que le train qui les précédait, qui venait de Pilsen

avec deux heures d’avance sur eux, était tombé dans le Rhin lors de

l’écroulement du pont. Bien sûr ce fut un choc. Dieu avait bien lancé

les dés. Mais, pauvres gens !

Il fallut donc faire comme la majorité de ceux qui se retrouvaient là et

attendre que se mette en place une nouvelle organisation de leur

déplacement. Car ? Train ? Système D ? Toujours est-il que quinze

[58]

jours plus tard il était à Paris où semble-t-il les prisonniers de guerre

devaient se faire enregistrer en vue notamment de leur

démobilisation.

[59]

7- Le retour au pays

A cette époque on se déplaçait en train ou en autobus. Les

voitures particulières que quelques uns possédaient dans les années

trente n’avaient pas survécu à la guerre. On marchait aussi. Le retour

vers la Bretagne prit du temps. Comme en Allemagne, routes et voies

ferrées avaient souffert de la guerre. On faisait queue au téléphone

quand il marchait. C’est ainsi que François arriva à Rédéné sans avoir

été annoncé. Le père Hostiou était grippé mais on lui fit fête. Quel

plaisir de le revoir. Des fermes voisines, alerté par les enfants, tout le

monde accourut. C’est Toinette qui l’informa. Sa mère n’était plus au

Vaquer. Elle s’était remariée avec Limantour un gars de Kergostiou.

Justement, tien ! Elle habitait la rue Ellée à deux pas de la boutique

du Père Le Floch. François qui avait beaucoup marché dans sa

précipitation pour arriver sous ce beau soleil de juillet était fatigué.

Marcel Le Bloas prépara sa charrette spécialement pour le descendre

à la Basse Ville. Brave Marcel, il n’avait pas changé ce vieux paysan

têtu mais toujours si serviable. Le fils Le Cam était mort et le vieux

facteur en retraite en avait eu le cœur brisé. Le petit Pochic aussi

avait été tué. Et on ne savait rien des frères Louët. Le plus jeune des

frères Mocaër avait été sérieusement blessé et était soigné depuis

plusieurs mois à l’hôpital. Voilà pour les voisins. On pleurait aussi le

chanoine Pelliet décédé d’une pleurésie. François eut un choc à cette

nouvelle. Le retour, c’était pas toujours la fête. Les questions

[60]

trottaient dans sa tête. Et sa mère ? Pourquoi ce long silence ?

Pourquoi ne lui écrivait-elle plus ?

Marcel Le Bloas le déposa à l’Eglise Sainte Croix. Cinquante mètres à

pied et il fut devant la maison indiquée à l’entrée de la rue Ellée. Il

frappa. Un homme d’une bonne soixantaine d’années lui ouvrit. Il

l’avait déjà vu. Limantour, l’homme qui restera sans prénom lui

ouvrit. Après un instant d’étonnement il l’interrogea :

« Fanch Bourglan ?

-Oui. Comment va ma mère ?

-Entre…Jacquette, ton fils est là !

- De la petite cour derrière la maison, elle apparut, se précipita sur

son fils quelle étreignit frénétiquement en pleurant de joie.

« Fanch ! »

Sans même s’en apercevoir, il redevenait Fanch. Et pourtant…

Limantour devait lui expliquer que les choses avaient changé. Il avait

quitté sa mère veuve de guerre. Il la retrouvait mariée. Ils vivaient

chichement dans leur minuscule appartement. Il n’y avait pas de

place pour lui. Bien sûr ils se verraient, pas de problème. Pas

question d’aller plus loin. Elle avait beaucoup vieilli. A 56 ans c’était

une vieille femme usée que la vie n’avait pas épargnée. Elle

l’accompagna chez Nonore qui pourrait le faire dormir. Là ils

passèrent une longue soirée de retrouvailles où il raconta jusqu’à 4

heures du matin tout ce qui pouvait les intéresser. Quand il partit, il

resta songeur un long moment. Il se réveilla vers midi. Il descendit

l’escalier. Nonore préparait la cuisine pour cinq couverts. Pour sa

fille, pour elle, pour Fanch, Jacquette et Jean. Mais il fallait que Fanch

passe d’abord voir Jean à l’atelier en face. Jean Le Foch était assis sur

son tabouret. Il ne travaillait pas. Il attendait. Depuis le matin il

savait, Nonore lui avait dit. Quand il sentit une présence sur le pas de

la porte il se retourna. Lui aussi avait beaucoup vieilli. Ses yeux tristes

[61]

et fatigués s’illuminèrent d’un coup. « Fanch ! ». La vie revenait dans

l’atelier. Ils furent dans les bras l’un de l’autre.

« Je t’attendais ! Je t’attendais ! Je savais que tu reviendrais. »

Ce fut un moment de joie intense, de forte amitié. Les questions

fusaient. Il voulait tout savoir. L’ancien patron était devenu, dans la

spontanéité de l’instant, un égal, l’ami qu’il resterait jusqu’à la fin.

« Mais et toi Jean.

-Après ! Après ! »

A deux reprises déjà, Nonore était venue frapper à la fenêtre.

« Une minute ! Une minute !

-Ah non gast ! Vous venez maintenant ! il est 2 heures ».

Il fallut obéir.

Le père Le Floch se sentait au bout du rouleau. A 65 ans, il fallait

arrêter. D’ailleurs sa vue baissait. C’était la retraite avec un maigre

petit pécule qui ne permettait pas de vivre. Mais il avait amassé de

petites économies qui devaient lui permettre de tenir quelques

années si Dieu le voulait bien. Et Fanch arrivait juste là au bon

moment.

« Parce que tu vas la prendre, ma suite.

-Mais j’ai pas un sou.

-Est-ce que je t’ai demandé quelque chose ?

-Non mais il faudra bien que je t’indemnise »

Eh oui, il ne s’en était pas rendu compte mais il le tutoyait

maintenant.

« Tu m’indemniseras quand tu le pourras. Et regarde j’ai acheté un

banc de finissage. Il est à toi ».

Le banc de finissage était une grosse machine presque aussi haute

qu’un homme qui occupait tout le mur droit de l’atelier.

« Ca marche comment ?

[62]

-Regarde. Tu appuies sur le bouton, tout tourne. »

La machine démarra dans un bruit impressionnant. Tout un

ensemble de rouleaux tournaient à une vitesse incroyable.

« Ca c’est la grosse meuleuse, là la petite. Ici le crêpe, là le cuir, la cire

noire, tu vois, la cire bordeaux, ce sont les deux plus courantes, mais

tu peux mettre du bleu et même du blanc. Tu récupères la matière

dans le bac. »

Jacquette ne vécut pas longtemps. Le père Le Floch devait la suivre

de très près. Avant la fin de l’année, tous deux étaient partis. Le 14

septembre 1945, deux mois après son arrivée, Fanch épousait

Marguerite. Ils s’installaient au bord de l’Ellée, juste en face du pont

de la Villemarqué. Pour se rendre à son atelier le nouveau cordonnier

de la rue Ellée avait moins de cent mètres à faire. Immédiatement la

clientèle retrouva le chemin de la rue Ellée. Deux ans plus tard, le

cordonnier de la rue Ellée devait devenir le cordonnier de la rue

Thiers où il allait faire construire sa maison à mi route entre la Haute

et la Basse Ville.

Mais ceci est une autre histoire.

[63]

8- Epilogue

[64]

Davy, tu voulais que j’écrive la vie de Pépé. C’est fait, en partie

du moins. Voilà qui était pour moi le pupille de la Nation comme il se

présenta souvent. Ton grand père était un homme bon. Il ne fut pas

un héro, il n’avait rien d’un héro. Mais ne crois pas trop ça, il aurait

pu l’être. Il était de ces hommes du peuple que le destin trimballe de

ci de là, emportés parfois par les flots de l’Histoire où on ne les

attend pas.

J’ai écrit cette nouvelle avec plaisir en ce mois de décembre, dans

une larme.

Comme tu le vois, Davy, ce Pépé que tu découvres ou que tu

retrouves, ressemble à Gilles, disons plutôt que Gilles ressemble à

Pépé presqu’autant que Marc. Et il en est d’autres comme ça dans la

famille. Heureusement. Tu lui ressembles aussi.

Y aura-t-il une suite ?

Les titres existent déjà :

Papa pour le livre 2

Pépé pour le livre 3.

[65]

Mais qui les écrira qui poursuivra la quête de l’unité d’un homme si

humble et si rempli d’humanité ? Il y aura beaucoup à dire sur le

Quimperlé d’après guerre, sur la vie à Quimper, sur le bar de Mimi

Riou, sur Pépé Bouguennec, et Santig Du, et Kerlogan. On ne pourra

éviter ni Françoise, ni Chantal, ni vous, ni, ni……

Y aura-t-il une réécriture de ce premier livre ? Ce n’est pas exclu car

après ce premier jet rapide j’irai sans doute faire un tour du côté des

données historiques. J’irai peut être consulter des archives à Rédéné

ou Quimperlé. J’ai pu faire quelques erreurs. A ce propos en dehors

du chanoine Pelliet, du père Le Floch, de Séverin dont l’histoire est

vraie, et de Nonore, des membres de la famille, les personnages de

Rédéné ou Quimperlé sont généralement réels, mais portent des

noms d’emprunt.

J’espère que ça t’a plu.

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Clarinette,

Puisque le sort t’a désignée, et c’est important le sort, le sort c’est ce

qui nous vient du fond des âges, voici ton cadeau de Noël. Je suis

resté dans les 20€. Enfin, je crois.

C’était ton arrière grand père paternel. Je l’ai beaucoup aimé. Je ne le

lui ai pas souvent dit. Il est des choses que je ne sais pas dire. En

même temps, j’ai la consolation de quelques moments forts où, avec

l’âge, oui, j’ai su dire. « Mais non Papa, je t’aime. » Je lui ai même dit

une ou deux fois au fond de sa détresse, quand, reposant la bouteille

qu’il venait de subtiliser dans le meuble des apéritifs, il disait qu’il

voulait partir, et partir pour lui ça voulait dire, partir là haut, très haut

dans le ciel, je lui ai même dit, « papa, moi, je suis fier de toi. »

Pouvait-il le croire ? Et pourtant c’était vrai. C’était l’occasion de

quelques mots échangés. Et c’est encore plus vrai aujourd’hui après

l’avoir rencontré de nouveau.

Victor Hugo était fier de son père, « ce héro au sourire si doux ».

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Je suis fier de mon père qui n’aura pas l’honneur d’être ainsi porté

aux nues. C’était un homme modeste aux différents sens du mot

mais je me suis aperçu que quelquefois, sans le vouloir, simplement

parce qu’il était lui, il m’a fait toucher certaines valeurs républicaines

si mal embouchées trop souvent par les trompettes de la renommée.

La liberté, même s’il avait vécu cinq ans de prison, il n’en parlait pas

trop. Je ne sais pas bien encore où cet artisan la nichait. Mais il

voulait qu’on respectât la liberté de chacun.

L’égalité, il la pratiquait déjà avec l’enfant que j’étais. Quand une

décision était à prendre, si elle n’engageait pas son autorité

paternelle, j’avais autant de poids que lui. Je crois que j’en avais plus.

La fraternité, c’était tout lui.

Qui de nous deux, Hugo ou moi, a eu le plus de chance côté père ? Si

tous les Français avaient été de la trempe du père Hugo qui était

général, nous aurions gagné toutes les guerres. Si tous les humains

avaient été comme mon père qui était caporal chef, il n’y aurait

jamais eu de guerre.

« Mais qu’est-ce donc que l’Homme ? » Pourquoi cette question fait-

elle écho à celle de Jean d’Ormesson au début de cet essai? Je t’en

donne la clé : j’ai lu récemment l’avant dernier livre de Jean

d’Ormesson « Mais qu’est ce donc à la fin que le monde ? ».

D’Ormesson avance vers la fin de sa vie avec les mêmes questions

que moi et il éclaire les essais de réponses d’une riche humanité.

C’est beau. Il n’a pas compris grand-chose au monde malgré tous ses

savoirs. De mon côté j’ai tant à apprendre sur l’homme malgré l’aide

que mon père m’apporte encore aujourd’hui.

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Alors, je ne suis pas naïf, ne le sois pas non plus. Ce François

Bourglan, c’est mon père, oui, c’est un peu moi, c’est un peu toi

aussi. C’est ainsi qu’il vit au-delà de sa mort, c’est ainsi qu’il tend nos

mains vers le ciel pour nous faire toucher un bout d’éternité, lui le

petit cordonnier de la rue Ellée qui avait à peine plus d’âge que toi.

Et s’il t’arrive de penser les soirs de gros orages que les hommes

d’aujourd’hui ne portent plus cette parcelle du Monde où naissent

les valeurs, fais comme moi, regarde ton papa.

Clara tu le sais déjà un peu, nous sommes sur cette terre pour

apprendre, pour découvrir, pour nous émouvoir, pour faire, pour

vivre.

Ce cadeau, c’est une tranche de vie qui vient traverser la société de

consommation qui t’environne. Elle te montre que le temps de la

survie, que le temps du lien réel avec la Nature n’est pas si éloigné.

Ce cadeau veut faire grandir la jeune Personne que tu es.

Je ne te demande pas de tout comprendre aujourd’hui. Plus tard, tu

reliras cet essai. Tu percevras mieux le sens des mots que je n’ai pas

voulu te simplifier, tu creuseras les concepts. (Pas mal, hein, ce mot

concept pour te faciliter un peu plus la vie.)

C’est que plus tard, je veux un peu, aussi, rester auprès de toi.

Avec un gros bisou

Décembre 2013 – Papou