Fragments d'une histoire globale de l'art - EXTRAIT

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Sommaire Introduction De l’histoire comparée aux histoires connectées Les écueils de l’influence et de la prédation Pour des histoires enchevêtrées d’artefacts 1 – Métissages artistiques à l’heure de la première mondialisation (xv e -xvii e siècle) Un olifant afro-portugais hybride Entre technique aztèque et iconographie chrétienne L’amalgame moghol sur le thème de Tobie et de l’Ange Représenter les péripéties de l’« autre » occidental Kraak : le paradoxe d’une porcelaine d’exportation 2 – Transferts culturels sino-européens au xviii e siècle La fabrique d’un substitut hollandais Chine-Hollande-Japon-Chine-Europe : itinéraire d’une assiette Imari Les chinoiseries, un exotisme incorporé au quotidien Substitution et réinterprétations, la fabrique d’une Chine rêvée La peinture de cour chinoise dans la perspective européenne 3 – Orientalisme(s), contre-orientalisme(s) Un pastiche oriental, à l’Exposition universelle de Londres L’Orient, porte d’accès ethnographique et archéologique à la Bible L’ironie d’un Ottoman à Berlin L’« art palestinien », un no man’s land ? Des images en contrepoint 9 9 11 12 15 15 18 21 23 26 29 29 33 36 39 42 47 47 51 55 57 60

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Sommaire

IntroductionDe l’histoire comparée aux histoires connectéesLes écueils de l’influence et de la prédationPour des histoires enchevêtrées d’artefacts

1 – Métissages artistiques à l’heure de la première mondialisation (xve-xviie siècle)Un olifant afro-portugais hybrideEntre technique aztèque et iconographie chrétienneL’amalgame moghol sur le thème de Tobie et de l’AngeReprésenter les péripéties de l’« autre » occidentalKraak : le paradoxe d’une porcelaine d’exportation

2 – Transferts culturels sino-européens au xviiie siècleLa fabrique d’un substitut hollandaisChine-Hollande-Japon-Chine-Europe : itinéraire d’une assiette ImariLes chinoiseries, un exotisme incorporé au quotidienSubstitution et réinterprétations, la fabrique d’une Chine rêvéeLa peinture de cour chinoise dans la perspective européenne

3 – Orientalisme(s), contre-orientalisme(s)Un pastiche oriental, à l’Exposition universelle de LondresL’Orient, porte d’accès ethnographique et archéologique à la BibleL’ironie d’un Ottoman à BerlinL’« art palestinien », un no man’s land ?Des images en contrepoint

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4 – La gravure à l’épreuve du JaponUne langouste japonaise dans une assiette françaiseLa révélation de l’estampe ukiyo-e1889, année zéro de la gravure sur bois « française »Aquarelle bretonne ou estampe japonaise ?La poésie du Gyotaku

5 – Le Japon face à l’Occident : incorporations et réactionsJouer sur les mots pour exporter la peinture de nuNihongaEt si le manga regardait vers l’Occident ?Abstrait ou concret ? Déplacements de sens… en tous sensLa performance

6 – Impressions d’AfriqueDu document au monument hybrideVers la modernité… et la perte du sens(Ré)appropriation et nationalisation d’un masque BagaRire de la mauvaise foi muséaleDéjouer la fausse africanité, en gentleman

7 – Entre indigénismes et syncrétismes américainsDes Africains-Américains, nouveaux modèles de maîtres anciensHeurter le naturalisme, renouer avec l’animismeLes resémantisations d’un motif félinEntre indigénisme et modernisme brésiliensAu-delà du simple indigénisme ? Le muralisme mexicain

8 – Un art « originel » est-il chimérique ?Objets des îles, matière à penser surréalisteUn kangourou-totem orienté vers le spectateur européen ?Tout à la fois maître ancien et artiste contemporainLe temps du rêve, sur toileMythologie contemporaine

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9 – Face aux révolutions : résonances, dissonancesLa révolution culturelle au pied de la lettreLe succès d’une nouvelle (s)cène chinoiseÀ l’école des lettrés chinois et des primitifs flamandsDes Terracotta Soldiers aux Terracotta DaughtersLes États-Unis dans le viseur politique et artistique

10 – Conjuguer régionalisme et modernité en architectureL’architecture japonaise au secours d’un régionalisme américainLe passé (re)composéArchitecture et militantisme bretonsLe défi d’une architecture aussi bien internationale que localeL’invention d’un style « néo-andin »

Conclusion – Derrière l’histoire « globale » de l’art, une géopolitique de l’universelDes « Magiciens de la terre » aux modernités plurielles : peut-on écrire une histoire de l’art réellement décentrée ?« Aux échecs, les pions blancs sont toujours ceux qui ouvrent la partie »L’universel, miroir tendu par – et vers – l’OccidentDe l’universel et du global, faisons table rase ?

Bibliographie

Crédits photographiques

En bref

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Introduction

Écrire une histoire « globale » de l’art : un projet fou, sinon dangereusement impossible, si l’on suit le raisonnement de l’éminent chercheur James Elkins. Fou parce que chaque historien est limité par son habitus, sa façon de voir et d’écrire et, tout simplement, par ses plus ou moins grandes compétences linguistiques. Vouloir intimement comprendre les œuvres d’art de toutes les régions du monde, aujourd’hui et dans le passé, relève ainsi d’une utopie. Plus encore, explique Elkins, les chercheurs qui s’intéressent à l’histoire globale de l’art sont issus de l’Europe de l’Ouest ou de l’Amérique du Nord 1 et l’anglais s’est imposé comme la lingua franca de la discipline, tant pour les conférences et les colloques que pour les publications 2. Ce projet n’est donc pas sans risque puisqu’il renouvelle, de façon plus ou moins consciente, l’hégémonie des anciens systèmes coloniaux et la prétention, tout occidentale, à un récit universel. Cette difficulté est-elle surmontable ? Peut-on malgré tout espérer – ou ne serait-ce qu’esquisser – une histoire de l’art au niveau mondial ?

De l’histoire comparée aux histoires connectées

L’historiographie de l’histoire de l’art nous donne une première réponse : non seulement on peut, mais on doit penser « global ». C’est ce que nous enseigne le courant des Annales, sous l’égide de Marc Bloch, Lucien Febvre puis Fernand Braudel, prônant une histoire comparée en réaction à l’histoire nationale – et nationaliste – dominante dans l’espace germanique 3. En histoire de l’art, la classification par écoles nationales fut longtemps ancrée dans la présentation des collections puis dans la constitution de la discipline elle-

1 J. Elkins, « Art History as a Global Discipline ».2 C. A. Célius, S. Raux, R. Venturi et J. Elkins, « Entretien avec James Elkins ».3 Th. DaCosta Kaufmann, C. Dossin et B. Joyeux-Prunel, « Introduction. Reintroducing Circulations :

Historiography and the Project of Global Art History », p. 3-8.

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Fragments d’une histoire globale de l’art

même 4. Cependant, la remise en cause de ce cloisonnement nationaliste apparut également très tôt, dès le xixe siècle. Par exemple, Louis Coujarod forgea le terme de « gothique international », montrant que le style gothique transcendait les frontières nationales, dépassant ainsi le débat franco-allemand. De même, en 1896, l’un des pères fondateurs de l’histoire de l’art, Aby Warburg, eut une révélation pendant une messe célébrée dans l’église d’Ascona, au Nouveau-Mexique : frappé par les peintures murales d’origine indigène, il eut l’intuition d’un lien, d’une « contamination » entre la « culture primitive » des Indiens et la civilisation de la Renaissance 5. Ces deux historiens nous invitent à nous débarrasser de nos réflexes nationaux et à décentrer notre vision, afin de mener une bonne histoire de l’art.

Après la Seconde Guerre mondiale, ces précautions devinrent des injonctions pour de nouvelles générations d’historiens. En Amérique du Nord, le courant de la World History émergea en réaction aux nationalismes : ses pionniers, William McNeill et Leften Stavros Stavrianos, cherchèrent à mettre en évidence les points de rencontre entre civilisations et la complexité de leurs interactions. Néanmoins, dans les années 1980, les tenants d’une New World History critiquèrent cette histoire culturelle élargie, l’accusant d’avoir adopté deux présupposés : l’exceptionnalisme européen et l’occidentalisation progressive du monde 6. Au même moment, en France, Michel Espagne et Michael Werner réagirent contre l’approche comparative, défendant une approche en termes de circulations et de « transferts culturels ». Ce concept relativise la notion même de centre et s’attache aux passages concrets d’un objet culturel – physique, textuel… – d’un contexte à un autre, en particulier aux transformations de son sens et aux réinterprétations qui impliquent toujours des tiers 7. L’échelle d’analyse avait donc changé : il ne s’agissait plus d’étudier des systèmes macrohistoriques, des civilisations, mais de se concentrer sur des circulations au niveau plus micro-, mésohistorique ou « transnational ». Par cet adjectif, le chercheur australien Ian Tyrrel entendait mener, en 1998, une approche fondée sur les circulations et l’interconnexion des idées, des capitaux, des objets et des hommes, au-delà des frontières nationales.

4 M. Passini, L’Œil et l’archive, une histoire de l’histoire de l’art, p. 319.5 A. Warburg, Le Rituel du serpent : récit d’un voyage en pays pueblo, p. 110 et p. 123, cité par

S. Gruzinski, La Pensée métisse, p. 7-9.6 Th. DaCosta Kaufmann, C. Dossin et B. Joyeux-Prunel, « Introduction. Reintroducing Circulations :

Historiography and the Project of Global Art History », p. 9.7 M. Espagne, « La notion de transfert culturel ».

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Introduction

Dans ce prolongement et depuis les années 2000, tout un courant d’historiens réfute l’analyse comparée d’aires culturelles pour se concentrer sur les circulations concrètes. Sanjay Subrahmanyam propose le terme d’histoires connectées (connected histories), intimement lié à celui de transferts culturels, pour montrer comment les cultures s’adaptent, communiquent, se lient et combinent certains éléments, de façon complexe. Romain Bertrand prône une histoire « à parts égales », déclinant tous les points de vue d’une rencontre interculturelle 8. Les travaux de Serge Gruzinski analysent les circulations et les métissages, et ceux de Shalini Randeria adoptent une perspective d’histoires enchevêtrées (entangled histories).

Que retenir de ce survol historiographique, inévitablement trop rapide ? D’abord, les limites d’une approche par grandes civilisations. Ensuite, la nécessité d’une analyse concrète des circulations transnationales et des processus de changement du sens – sémantisations et resémantisations – dans la lignée des transferts culturels. Enfin, et surtout, une ambition intellectuelle décloisonnée, comme le souligne Serge Gruzinski :

À première vue, la tâche est simple : il s’agit de dégager ou de rétablir les connexions apparues entre les mondes et les sociétés, un peu à la manière d’un électricien qui viendrait réparer ce que le temps et les historiens ont disjoint 9.

L’interrogation liminaire de James Elkins refait alors surface : peut-on légiti-mement écrire une histoire mondiale de l’art, agir comme des électriciens et connecter les régions du monde ? Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut prendre quelques précautions méthodologiques.

Les écueils de l’influence et de la prédation

L’historiographie nous met en garde contre plusieurs écueils. Le plus difficile à éviter est sans doute la conclusion hâtive d’une « influence » et d’une diffusion de styles. Reprenons la définition de Meyer Schapiro :

Par « style », on entend la forme constante – et parfois les éléments, les qualités et l’expression constants – dans l’art d’un individu ou d’un groupe d’individus. […] Pour l’historien de l’art, le style est un objet d’enquête essentiel. Il étudie ses correspondances intérieures, l’histoire de sa vie et les problèmes que posent sa formation et son évolution. […] le style est alors, par-dessus tout, un système de

8 R. Bertrand, L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre, Orient-Occident (xvie-xviie siècle).9 S. Gruzinski, Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, p. 35.

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formes qui possèdent une qualité et une expression significative rendant visibles la personnalité d’un artiste et la conception générale d’une collectivité. […] le style est une manifestation de la culture comme totalité ; c’est le signe visible de son unité. Le style reflète ou projette la « forme intérieure » de la pensée et du sentiment collectifs 10.

Si l’histoire de l’art s’est construite sur l’idée du style, cette notion reste encore très floue et elle est justement mis à mal par les histoires connectées. Tout système de formes, « manifestation de la culture comme totalité », est lui-même perméable à d’autres systèmes de formes. De même, l’influence d’un style à l’autre ou d’une œuvre sur une autre reste un phénomène, au caractère magique, qui pèche par son manque de scientificité : selon Michel Espagne, « la catégorie de l’influence […] devrait être remplacée par une approche critique des contacts historiquement constatables et des adaptations ou réinterpré-tations auxquelles ces contacts avaient donné lieu 11. ». Autrement dit, il est nécessaire de mener une analyse matérielle de la diffusion des styles – ou plutôt de celle des motifs et des techniques – en apportant une attention particulière aux circulations artistiques concrètes.

Le second écueil est le présupposé d’une prédation, c’est-à-dire une asymétrie entre une aire culturelle dominante, qui impose son style ou ses motifs, sur une autre, sans que cette dernière, passive, exerce aucune opposition. Cette même hypothèse se retrouve dans l’idée d’un centre dominant – occidental – qui dicterait son canon aux périphéries. Or, non seulement la simplicité d’un clivage centre/périphéries ne résiste pas à l’analyse des circulations artistiques 12, mais cette approche méconnaît les capacités de « résistance » (agency) des supposées périphéries, d’une part, et les phénomènes de métissage inverse, sur les objets de la prétendue puissance dominante, d’autre part. Une histoire « globale » de l’art ne peut donc être écrite qu’en se défaisant d’une idée unilatérale de prédation.

Pour des histoires enchevêtrées d’artefacts

Le projet de ce livre est donc de proposer une histoire globale de l’art qui manie avec précaution les notions de style, d’influence et de diffusion, et qui évite l’idéologie d’une prédation entre un centre et des périphéries. Pour le

10 M. Schapiro, Style, artiste et société, p. 35-36.11 M. Espagne, « La notion de transfert culturel ».12 Voir B. Joyeux-Prunel, Les Avant-gardes artistiques, 1848-1918. Une histoire transnationale.

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Introduction

mener à bien, de la façon la plus honnête et la plus rigoureuse possible, nous nous attacherons à des objets particuliers, non à des généralisations sur des styles. En effet, il n’est pas raisonnable de vouloir prétendre à l’exhaustivité, la barrière de la langue rendant impossible toute velléité d’omniscience. De plus, cet angle méthodologique entre en résonance avec le « tournant matériel » qu’a pris l’histoire de l’art depuis les années 1980, élargissant la discipline à l’anthropologie de l’objet, à l’histoire de la culture matérielle et à la sociologie des sciences et des techniques 13. Cette approche questionne les frontières de l’art, à la suite d’Arjun Appadurai qui démontre que les objets passent à travers des statuts différents – le statut d’œuvre d’art pouvant n’être qu’un moment dans la vie des objets 14. Plutôt que de parler d’œuvre d’art, nous préférerons donc le terme d’« artefact » défini, selon l’anthropologue Alfred Gell, comme un objet fabriqué par l’homme, sans que des jugements de valeur a priori lui soient associés. Cette précaution permet alors d’étudier l’« agency » des artefacts, c’est-à-dire leur capacité d’action au sein des réseaux d’« agents » – producteurs, récepteurs de l’artefact, mécènes, modèles, musées 15…

Organisées en dix chapitres thématiques, ces microhistoires enchevêtrées d’artefacts, eux-mêmes métissés, seront autant d’échelles appropriées pour comprendre intimement les transferts culturels, les circulations et les réseaux transnationaux d’agents qui en sont à l’origine et qui en assurent la réception. Elles couvriront, de façon nécessairement lacunaire, des régions diverses, de la première mondialisation qui suivit les Grandes Découvertes jusqu’aux créations les plus contemporaines.

13 Ch. Guichard, « Image, art, artefact au xviiie siècle : l’histoire de l’art à l’épreuve de l’objet ».14 A. Appadurai (dir.), The Social Life of Things : Commodities in Cultural Perspective.15 A. Gell, L’Art et ses agents, une théorie anthropologique.

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1Métissages artistiques

à l’heure de la première mondialisation(xve-xviie siècle)

Le premier chapitre de notre histoire « globale » de l’art commence à la fin du xve siècle, avec les grandes explorations. Certes, ce n’est pas la première fois que les Européens découvraient d’autres horizons – souvenons-nous, par exemple, des voyages du Vénitien Marco Polo (1254-1324) – mais c’est à cette période que le monde « déborda de toutes parts 1 », de façon beaucoup plus accentuée et systématique, et entra dans une première mondialisation. En effet, les « quatre parties du monde », c’est-à-dire l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique, devinrent connectées entre elles, sous l’impulsion principale des Espagnols et des Portugais. Au xviie siècle, ces contacts furent renforcés et les points de rencontre initiale, transformés en lieux d’un rapprochement renouvelé 2. Les cinq artefacts que nous avons choisis de décrire ici racontent intrinsè quement ces échanges, étant eux-mêmes des objets hybrides ou témoignant d’un regard porté sur l’« Autre ».

Un olifant afro-portugais hybride

Cet artefact, aujourd’hui présenté au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, a fait partie de la collection royale de France (fig. 1), notamment celle de Louis XIV 3. Il a fallu du temps avant que l’on comprenne – ou, plutôt, que l’on accepte de comprendre – son origine hybride. Les ivoires similaires étaient dédaignés et leur origine africaine souvent ignorée dans les archives comme

1 S. Gruzinski, Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, p. 23.2 T. Brook, Le Chapeau de Vermeer. Le xviie siècle à l’aube de la mondialisation, p. 19.3 A.-M. Boyer, Les Arts d’Afrique, p. 51.

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dans la documentation la plus récente. En effet, il semblait peu probable que ces artefacts soient issus de la créativité d’artistes africains, ce qui était considéré comme un oxymore 4. Décrivant une pièce semblable à la nôtre, exposée au musée de Cluny dont il était le conservateur, Edmond du Sommerard estimait, en 1865, qu’il s’agissait d’un « travail oriental 5 ». Ce n’est qu’en 1959 que William Fagg comprit que ces objets étaient fabriqués en Afrique, par des artisans locaux, et destinés à l’exportation vers le Portugal : il leur attribua le nom d’« ivoires afro-portugais 6 ». Enfin, Ezio Bassani, spécialiste de ces ivoires, en fit un catalogue raisonné et permit de mieux comprendre leur fabrication et leur trajectoire complexes 7.

Avec les salières, les pyxides et les cuillères, les olifants sont les principaux ivoires afro-portugais qui sont parvenus jusqu’à nous. Leur production découle de la fondation, par les Portugais, de comptoirs situés dans l’actuelle Sierra Leone et au royaume du Bénin, à partir de 1462. Fabriqués sur une période très courte, entre 1470 et 1550, alors que l’ivoire était abondant et à bas prix – les éléphants étaient alors plus nombreux qu’aujourd’hui –, ces objets « afro-portugais » étaient commandés par des marchands et marins portugais auprès de guildes d’ivoiriers locaux. Les olifants sont des instruments de musique obtenus à partir d’une défense d’éléphant, évidée, percée et travaillée. Du fait de leur embouchure et du seul son qu’ils peuvent émettre, ce sont des cors qui entrent dans la famille des cuivres – bien qu’étant en ivoire. Emblématiques du Moyen Âge, et portés par les chefs comme le chevalier Roland, ils étaient utilisés pour avertir d’un danger ou pour réunir les troupes pendant un combat ou une partie de chasse.

L’olifant qui est conservé au musée du Quai Branly ne possède pas d’embouchure apicale (fig. 1), mais une embouchure latérale en forme de losange, sur le côté concave de la défense, bordée d’un petit plat-bord en saillie. Selon Ezio Bassani, deux autres caractéristiques le rendent exceptionnel par rapport aux autres artefacts similaires : sa grande dimension et l’absence d’accroches de suspension 8. Or, une embouchure latérale était l’apanage des olifants africains, contrairement à leurs homologues européens. Bassani émet alors l’hypothèse suivante : cet olifant n’était pas destiné à l’exportation mais aurait été commandé par un chef sapi. Des éléments décoratifs viennent

4 E. Bassani (dir.), Ivoires d’Afrique dans les anciennes collections françaises, p. 13.5 E. du Sommerard, Musée des thermes et de l’hôtel de Cluny, p. 208.6 W. Fagg, African Art. Afro-Portuguese Ivories.7 E. Bassani et W. B. Fagg, Africa and the Renaissance : Art in Ivory.8 E. Bassani (dir.), Ivoires d’Afrique dans les anciennes collections françaises, p. 77.

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1 – Métissages artistiques à l’heure de la première mondialisation

appuyer cette hypothèse : le bestiaire local (caïmans, serpents, grenouilles) et le personnage au sommet de l’olifant, sculpté en ronde-bosse, qui semble être un dignitaire africain, le visage incliné et malicieux, soumettant à ses pieds une hyène baissant la tête – animal hautement néfaste dans les contes locaux.

Libre de toute contrainte stylistique liée à une commande portugaise, cet olifant intègre, malgré tout, une ornementation géométrique inspirée de l’art manuélin portugais, qui se développe au même moment à la fin du xve siècle. Notons, en particulier, les fins cordages torsadés, sculptés horizontalement et verticalement sur l’artefact, ainsi que les filets circulaires gravés autour du

Fig. 1. Olifant, première moitié du xve siècle, ivoire, 65 x 9 x 9 cm, Paris, musée du Quai Branly-Jacques Chirac, 71.1933.6.4 D.

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Fragments d’une histoire globale de l’art

tuyau. Selon Bassani, le même ivoirier aurait réalisé deux salières, destinées quant à elles à l’exportation 9. En sculptant cet olifant pour un usage local, l’artisan aurait donc incorporé des motifs européens qu’il aurait librement assimilés à l’objet, à moins que le commanditaire sapi ne lui ait imposé d’allier des éléments figuratifs d’inspiration occidentale 10. Combinant de façon librement consentie des éléments stylistiques et iconographiques issus de deux aires culturelles, cet olifant peut ainsi être qualifié d’objet « hybride ».

Entre technique aztèque et iconographie chrétienne

À première vue, la Messe de saint Grégoire (fig. 2) représente une scène classique de l’iconographie catholique du xvie siècle : au cours d’une messe célébrée par le pape Grégoire le Grand, durant laquelle une fidèle doutait de la présence réelle du Christ dans l’hostie et du mystère de l’eucharistie, le Christ de douleur serait apparu sur l’autel, accompagné des instruments de sa Passion. En s’approchant de l’œuvre, on se rend compte qu’elle est intégralement composée de plumes colorées. La scène est encadrée par une inscription en latin, en plumes elle aussi, sur laquelle on devine le contexte de sa création : « [Pour] Paul III, pape, dans la grande ville des Indes, Mexico, [la mosaïque] composée [sous l’autorité de] Don Diego [Huanitzin], gouverneur, [et] par les soins du frère Pierre de Gand, Minorite, AD [l’année du Seigneur] 1539 11. » Au moment où cette œuvre fut réalisée, cela faisait donc vingt ans, exactement, que l’explorateur Hernán Cortés avait envahi les côtes méridionales de l’actuel Mexique, au nom de Charles Quint. L’empire aztèque en place dans cette région tomba en 1521, après le siège de la capitale Tenochtitlan, renommée Mexico, et les territoires conquis prirent le nom de Nouvelle Espagne. Le frère Pierre de Gand, qui dirigeait l’élaboration de cette œuvre, faisait partie des franciscains flamands qui évangélisèrent le Mexique.

La Messe de saint Grégoire était donc la vitrine d’une Nouvelle Espagne métissée : réalisée à Mexico, en 1539, selon les techniques ancestrales des amantecas (les plumassiers aztèques), elle intégra l’iconographie chrétienne des conquistadors et fut envoyée à Rome, comme don diplomatique au pape

9 Salière sapi-portugaise, couvercle manquant, ivoire, 21 cm, Vienne, Museum für Völkerkunde, inv. no 118.610a-b. Salière sapi-portugaise, couvercle manquant, ivoire, 12,5 cm, Durham, Bowes Museum, Barnard Castle, inv. no X531.

10 E. Bassani (dir.), Ivoires d’Afrique dans les anciennes collections françaises, p. 79.11 A. Russo, L’Image intraduisible : histoire métisse des arts en Nouvelle Espagne (1500-1600), p. 167.

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1 – Métissages artistiques à l’heure de la première mondialisation

Paul III. Son commanditaire, Diego de Alvarado Huanitzin, était le neveu du dernier empereur aztèque, d’abord capturé par Cortés, puis libéré et nommé gouverneur de Mexico entre 1538 et 1541. Ce gouverneur indien, christianisé – la latinisation de son nom le prouve –, voulait très certainement remercier le pape Paul III pour la proclamation, en 1537, de la Sublimis Deus, qui reconnaissait la capacité des Indiens à recevoir la foi, leur accordant la légitimité d’une intégration à la communauté chrétienne. Cette mosaïque de plume serait alors un témoignage matériel de la maîtrise technique des Aztèques, une preuve incontestable donnant raison au Pape, ainsi qu’une vitrine de la Nouvelle Espagne. À la gauche du Christ, les ananas remplacèrent les vases des Saintes Femmes, venues embaumer

Fig. 2. La Messe de saint Grégoire, Nahua, Mexico, 1539, mosaïque de plumes sur bois, 68 x 56 x 2,3 cm,

Auch, musée des Amériques, no inv. 86.1.1

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Fragments d’une histoire globale de l’art

Jésus avec des aromates : recherchés pour leur exotisme et la richesse qu’ils évoquaient, ces fruits tropicaux symbolisaient la réussite de la conversion à l’œuvre, tout en appuyant les richesses et les bienfaits de la colonisation.

Destinée à l’origine aux coiffures guerrières et aux tenues rituelles aztèques, la plumasserie amanteca fut mise à profit par le culte chrétien. Avec la Conquête, on donna directement aux Indiens un modèle qui leur était étranger, souvent une gravure, notamment flamande dans le cas des franciscains qui lancèrent l’évangélisation au Mexique (dont Pierre de Gand). On aurait donc affaire à des copies de copies, sans possibilité pour la créativité indigène de s’exprimer. Pourtant, la Messe de saint Grégoire révèle une capacité de résistance des Aztèques, une forme d’« agency » discrète, voire invisible aux yeux des conquistadors. L’absence de profondeur tient plus de l’héritage aztèque que d’une incapacité technique à maîtriser la perspective : le vide du fond bleu est volontaire et rappelle les principes basiques de l’écriture aztèque où le fond symbolise le sol sur lequel sont posés des objets reconnaissables 12. Cette subtilité, plutôt que d’être passée inaperçue aux yeux des franciscains, fut probablement conservée pour sa polysémie et la facilité de son adaptation chrétienne aux cieux, espace considéré comme sacré dans les deux cultures. Dans cette même logique, la disposition des instruments de la Passion fait écho à l’écriture aztèque, « en rébus 13 », dans laquelle le sens profond de la lecture était placé au centre – en l’occurrence dans la figure centrale du Christ.

Indépendammant de la composition de l’œuvre, certains détails iconographiques appartiennent clairement à la culture aztèque. Treize disques sont présents sur la croix de la chasuble de saint Grégoire, et non douze, comme le nombre d’apôtres : or, selon la cosmologie aztèque, il existait treize cieux dans le monde supérieur et le calendrier était divisé en « semaines » de treize jours 14. Un motif intrigue peut-être plus que les autres, celui du cœur aztèque représenté sur les trois chasubles 15. Directement rattaché aux rituels sacrificiels centraux dans la tradition aztèque, il était mis à distance et fondu dans l’ornementation des habits des religieux. Or les moines qui supervisèrent l’œuvre avaient tout intérêt à éviter la référence sacrificielle théophage, dans la mesure où les Européens condamnaient fermement ces pratiques du Nouveau Monde. Néanmoins, le motif du cœur demeura, ainsi que d’autres codes et signes aztèques tolérés, traduits voire incompris, par le moine superviseur.

12 P. Mongne, « La Messe de saint Grégoire : un message métissé », p. 78.13 J. Galarza, « Lire l’image aztèque ».14 P. Mongne, « La Messe de saint Grégoire : un message métissé », p. 81.15 Ibid., p. 83.