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LE JOURNAL DES PROFESSEURS DE L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL VOLUME 7, NUMÉRO 3, MAI 2003 Forum Forum L’Autre L’Autre Edgar Morin Alain Findeli Pierre Philippe Joël de Rosnay Transdisciplinarité Alan Belkin Jean-Guy Nadeau Marisa Zavalloni Yves Lenoir

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LE JOURNAL DES PROFESSEURS DE L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉALVOLUME 7, NUMÉRO 3 , MAI 2003

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Comité de rédactionJean-Guy BesnerStéphane MolotchnikoffPierre PhilippeSamir Saul

CollaborationMichel Bigras-PoulinReynald BourqueStéphane MolotchnikoffJean A. Roy

Édition et productionRédactionSuzanne Grenier (Intersigne)

Conception graphiqueDiane Héroux

Illustration de la couvertureNormand Cousineau

Illustration Jacques Goldstyn

lmpressionProdulith inc.

LE JOURNAL DES PROFESSEURS DE L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL

VOLUME 7, NUMÉRO 3, MAI 2003

L’Autre Forum est un journald’information et de débatsfinancé par le SGPUM. Les auteurs sont responsables du choix et de la présentationdes faits figurant dans leursarticles ainsi que des opinionsqui y sont exprimées, lesquellesne sont pas nécessairementcelles du SGPUM et n’engagent pas le syndicat.

SGPUMC.P. 6128 Succursale Centre-villeMontréal (Québec) H3C 3J7Tél. : (514) [email protected]

Nouvelles de l’Assemblée 49Nouvelles de la FQPPU 50Impertinences 51SGPUM Info 52

Transdisciplinarité 4

Page éditoriale 3

SommaireSommaire

Sur l’interdisciplinarité 5par Edgar Morin

Design et complexité : un projet scientifique et pédagogique à visée transdisciplinaire 11par Alain Findeli

La science comme elle va… 18par Pierre Philippe

Complexité et transdisciplinarité : nouvelles méthodes, nouveaux outils 22par Joël de Rosnay

De la Bourse à la musique, en passant par la théorie de l’évolution 27par Alan Belkin

La théologie pratique entre Pâques,l’expérience et la théorie critique 29par Jean-Guy Nadeau

L’ego-écologie, une voie transdisciplinaire pour l’étude des identités vivantes 33par Marisa Zavalloni

La transdisciplinarité, un phénomène naturel redécouvert… mais aussi chargé de prétentions 40par Yves Lenoir

ForumForumL’AutreL’Autre

Chroniques

Dossier

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L’Autre Forum : mai 2003 3

on mandat à la présidence duSGPUM a pris fin lors de l’as-semblée générale du 16 avrildernier et la liste de candidateset candidats conduite par LouisDumont a été élue pour la pro-

chaine année à la direction du syndicat. Durantla courte période durant laquelle j’ai été à prési-dence du SGPUM, notre organisation a eu la res-ponsabilité de maintenir une attitude solidairedevant le conflit de travail impliquant l’Univer-sité de Montréal et les employés de soutienmembres du SEUM-Local 1244 (SCFP). Pendantplusieurs semaines, en l’absence du personnel desoutien qui assume des tâches essentielles au bonfonctionnement de l’institution, les membres duSGPUM ont dû effectuer leur travail dans desconditions inhabituelles. Les membres présents àl’assemblée générale du 16 avril dernier ont ma-nifesté leur appui aux collègues en grève en enté-rinant une proposition du bureau du SGPUM àl’effet d’endosser un prêt permettant au SEUM

de verser des allocations de grève supplémen-taires en cas de prolongement du conflit. Noussouhaitons que ce conflit de travail qui a tropduré n’envenime pas les relations de travail àl’Université de Montréal alors que le SGPUM

engage des négociations pour le renouvellementde la convention collective des professeurs et deschercheurs.

L’année écoulée a exigé une mobilisation syn-dicale soutenue sur l’épineuse question de l’accèsaux dossiers de candidature en cas d’ouverture deposte. De longues négociations ont débouchésur une entente qui respecte les principes dé-fendus par le SGPUM, soit la collégialité et la

transparence dans les processus de sélection etd’embauche.Le texte sur lequel les parties se sontentendues sera intégré à la prochaine conventioncollective. D’autres litiges ont été soumis à l’arbi-trage, notamment le partage des bénéfices liés àla démutualisation de la société d’assurance col-lective Mutuelle-Alliance, l’intégration et l’affi-

chage des postes de chercheurs, et les procéduresde sélection des professeurs bénéficiant dechaires de recherche du Canada. Le SGPUM s’estaussi engagé dans une campagne d’informationsur l’attribution et le calcul des charges d’ensei-gnement qui a suscité beaucoup d’intérêt cheznos membres.

La préparation de la convention collective aété la principale activité des délégués syndicauxdu SGPUM au cours de la dernière année, puis-qu’elle a fait l’objet du colloque annuel des délé-gués en novembre 2002 et de cinq séances duconseil syndical tenues entre janvier et avril 2003.Le comité de négociation élu par le conseil syn-dical en novembre 2002 y a aussi consacré unevingtaine de journées depuis sa nomination, et lefruit de ce travail collectif a été consigné dans unprojet de demandes syndicales qui a été présentéet ratifié à l’assemblée générale du 16 avril. Lesnégociations pour le renouvellement de la con-vention collective qui vient à échéance le 31 mai2003 seront déterminantes pour l’améliorationde nos conditions de travail et pour une répar-tition plus équitable des salaires et des chargesde travail. J’invite donc les membres du SGPUM

à soutenir les efforts du bureau syndical et ducomité de négociation en participant aux dis-cussions et aux consultations qui seront requisespour mener à bien cette négociation.

Page éditorialePage éditorialeReynald Bourque, président sortant, SGPUM

Bilan et perspectivesde l’action syndicale au SGPUM

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TransdisciplinaritéS’engageant dans les sentiers de la complexité, L’Autre Foruma invité des universitaires de tous les horizons à témoigner des aventures «hors frontière» qui ont marqué leurs recherches et l’évolution de leur discipline.

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Vertu de la spécialisation et risque de l’hyperspécialisationLa fécondité de la discipline dans l’histoire de lascience n’a pas à être démontrée; d’une part, elleopère la circonscription d’un domaine de com-pétence sans laquelle la connaissance se fluidifie-rait et deviendrait vague; d’autre part, elle dévoile,extrait ou construit un objet non trivial pourl’étude scientifique: c’est en ce sens que MarcelinBerthelot disait que la chimie crée son propreobjet. Cependant l’institution disciplinaire en-traîne à la fois un risque d’hyperspécialisationdu chercheur et un risque de «chosification» del’objet étudié dont on risque d’oublier qu’il estextrait ou construit. L’objet de la discipline seraalors perçu comme une chose en soi; les liaisonset solidarités de cet objet avec d’autres objets,traités par d’autres disciplines, seront négligéesainsi que les liaisons et solidarités avec l’universdont l’objet fait partie. La frontière disciplinaire,son langage et ses concepts propres vont isoler ladiscipline par rapport aux autres et par rapportaux problèmes qui chevauchent les disciplines.L’esprit hyperdisciplinaire va devenir un esprit depropriétaire qui interdit toute incursion étrangèredans sa parcelle de savoir. On sait qu’à l’originele mot discipline désignait un petit fouet qui

a discipline est une catégorie orga-nisationnelle au sein de la connais-sance scientifique; elle y institue ladivision et la spécialisation du travailet elle répond à la diversité des do-maines que recouvrent les sciences.

Bien qu’englobée dans un ensemble scientifiqueplus vaste, une discipline tend naturellement àl’autonomie, par la délimitation de ses frontières,le langage qu’elle se constitue, les techniquesqu’elle est amenée à élaborer ou à utiliser, etéventuellement par les théories qui lui sont pro-pres. L’organisation disciplinaire s’est instituée auXIXe siècle, notamment avec la formation desuniversités modernes, puis s’est développée auXXe siècle avec l’essor de la recherche scienti-fique; c’est-à-dire que les disciplines ont une his-toire: naissance, institutionnalisation, évolution,dépérissement, etc. ; cette histoire s’inscrit danscelle de l’université, qui, elle-même, s’inscrit dansl’histoire de la société ; de ce fait les disciplinesrelèvent de la sociologie des sciences et de la so-ciologie de la connaissance et d’une réflexioninterne sur elle-même, mais aussi d’une connais-sance externe. Il ne suffit donc pas d’être à l’inté-rieur d’une discipline pour connaître tous lesproblèmes afférents à celle-ci.

DossierDossier

l’interdisciplinaritéEdgar MorinDirecteur émérite de recherche au CNRS

Déjà en 1982, dans Sciences avec conscience, Edgar Morin traitait de l’«ancienne» et de la «nouvelle» transdisciplinarité, en présentant favorablement cette dernière comme une invitation non pas à effacer la diversité du réel, mais à «penser soi-même dans la complexité». Le texte qui suit élabore de nouveau cette idée–à une époque plus récente, en 1990, où il était devenu évocateur de parler de «perestroïka scientifique». Maintes fois cité, republié1, «Sur l’interdisciplinarité» connaît un effet de réception qui a incité L’Autre Forum à le réactualiser comme repère en introduction à ce dossier sur les parcours «ouverts» de la pensée disciplinaire.Sur

LL1. En 1994 dans leBulletin interactif duCentre international de recherches et étudesinterdisciplinaires et en2003 dans Les Cahiers de la recherche architectu-rale et urbaine.

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«Quand on ne trouve pas de solution dans unediscipline, la solution vient d’en dehors de ladiscipline.»

Empiètement et migrations interdisciplinairesSi les cas de Darwin et de Wegener sont excep-tionnels, on peut néanmoins dire très rapidementque l’histoire des sciences n’est pas seulementcelle de la constitution et de la prolifération desdisciplines, mais en même temps celle de rup-tures des frontières disciplinaires, d’empiétementsd’un problème d’une discipline sur une autre,de circulation de concepts, de formation dedisciplines hybrides qui vont finir par s’autono-miser; enfin c’est aussi l’histoire de la formationde complexes où différentes disciplines vonts’agréger ou s’agglutiner.Autrement dit, si l’his-toire officielle de la science est celle de la disci-plinarité, une autre histoire liée et inséparable,est celle des inter-trans-poly-disciplinarités.

La « révolution biologique» des années cin-quante est née d’empiétements, de contacts, detransferts entre disciplines aux marges de laphysique, de la chimie et de la biologie. Ce sontdes physiciens comme Erwin Schrödinger quiont projeté sur l’organisme biologique les pro-blèmes de l’organisation physique. Puis deschercheurs marginaux ont essayé de décelerl’organisation du patrimoine génétique à partirdes propriétés chimiques de l’ADN.On peut direque la biologie cellulaire est née de concubinages«illégitimes».Elle n’avait aucun statut disciplinairedans les années cinquante et n’en a acquis un enFrance qu’après les prix Nobel de JacquesMonod, François Jacob et André Lwoff. Cettebiologie moléculaire s’est alors autonomisée, puiselle a eu à son tour tendance à se clore, voiremême à devenir impérialiste, mais ceci, commediraient Jean-Pierre Changeux et RudyardKipling, est une autre histoire.

MigrationsCertaines notions circulent et, souvent, traversentclandestinement les frontières sans être détectéespar les «douaniers». Contrairement à l’idée, fortrépandue, qu’une notion n’a de pertinence que

servait à s’autoflageller, permettant donc l’auto-critique ; dans son sens dégradé, la disciplinedevient un moyen de flageller celui qui s’aven-ture dans le domaine des idées que le spécialisteconsidère comme sa propriété.

L’œil extra-disciplinaireL’ouverture est pourtant nécessaire. Il arrivemême qu’un regard naïf d’amateur, étranger à ladiscipline, voire même à toute discipline, résolveun problème dont la solution était invisible ausein de la discipline. Le regard naïf, qui ne con-naît évidemment pas les obstacles que la théorieexistante met à l’élaboration d’une nouvellevision, peut, souvent à tort, mais parfois à raison,se permettre cette vision. Ainsi Charles R.Darwin, par exemple, était un amateur éclairé ;comme l’a écrit Lewis Mumford: «Darwin avaitéchappé à cette spécialisation unilatérale profes-sionnelle qui est fatale à une pleine compréhen-sion des phénomènes organiques. Pour ce nou-veau rôle, l’amateurisme de la préparation deDarwin se révéla admirable. Bien qu’il fût à borddu Beagle en qualité de naturaliste, il n’avait au-cune formation universitaire spécialisée. Même,en tant que biologiste, il n’avait pas la moindreéducation antérieure, sauf en tant que chercheurpassionné d’animaux et collectionneur de co-léoptères. Étant donné cette absence de fixationet d’inhibition scolaire, rien n’empêchait l’éveilde Darwin à chaque manifestation de l’environ-nement vivant. » De même, le météorologisteAlfred Wegener, en regardant naïvement la cartede l’Atlantique Sud, avait remarqué que l’OuestAfrique et le Brésil s’ajustaient l’un à l’autre.Relevant des similitudes de faune et de flore,fossiles et actuelles, de part et d’autre de l’Océan,il avait élaboré, en 1912, la théorie de la dérivedes continents: celle-ci, longtemps refusée par lesspécialistes, parce que « théoriquement impos-sible», undenkbar, a été admise cinquante ans plustard notamment après la découverte de la tecto-nique des plaques. Marcel Proust disait: «Un vraivoyage de découverte n’est pas de chercher denouvelles terres, mais d’avoir un œil nouveau.»Jacques Labeyrie nous a suggéré le théorèmesuivant, que nous soumettons à vérification :

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dans le champ disciplinaire où elle est née, cer-taines notions migratrices fécondent un nouveauchamp où elles vont s’enraciner, même au prixd’un contresens. Benoît Mandelbrot va mêmejusqu’à dire qu’«un des outils les plus puissantsde la science, le seul universel, c’est le contresensmanié par un chercheur de talent». De fait, uneerreur par rapport à un système de référencespeut devenir une vérité dans un autre type desystème. La notion d’information, issue de la pra-tique sociale, a pris un sens scientifique précis,nouveau, dans la théorie de Shannon, puis elle amigré dans la biologie pour s’inscrire dans legène; là elle s’est associée à la notion de code,issue du langage juridique, qui s’est biologiséedans la notion de code génétique. La biologiemoléculaire oublie souvent que sans ces notionsde patrimoine, code, information, message,d’origine anthropo-sociomorphe, l’organisationvivante serait inintelligible.

Plus importants sont les transports de schèmescognitifs d’une discipline à l’autre: ainsi ClaudeLévi-Strauss n’aurait pas pu élaborer son anthro-pologie structurale s’il n’avait eu de fréquentesrencontres à New York, dans des bistros semblet-il, avec Roman Jakobson qui avait déjà élaboréla linguistique structurale ; de plus Jakobson etLévi-Strauss ne se seraient pas rencontrés s’ilsn’avaient pas été l’un et l’autre réfugiés d’Europe,l’un ayant fui quelques décennies auparavant larévolution russe, l’autre quitté la France occupéepar les nazis. Innombrables sont les migrationsd’idées, de conceptions, les symbioses et transfor-mations théoriques dues aux migrations de scien-tifiques chassés des universités nazies ou stali-niennes. C’est la preuve même qu’un puissantantidote à la clôture et à l’immobilisme des disci-plines vient des grandes secousses sismiques del’Histoire (dont celles d’une guerre mondiale),des bouleversements et tourbillons sociaux qui auhasard suscitent des rencontres et des échanges,lesquels permettent à une discipline de diasporerune semence d’où naîtra une nouvelle discipline.

Les objets et projets inter et polydisciplinairesCertaines conceptions scientifiques maintiennent

leur vitalité parce qu’elles se refusent à la clôturedisciplinaire.Ainsi en est-il de l’histoire de l’écoledes Annales qui est maintenant extrêmement ho-norée après avoir occupé un site marginal dansl’université. L’histoire des Annales s’est constituéedans et par le décloisonnement: elle a opéré unepénétration profonde de la perspective écono-mique et sociologique dans l’histoire; puis uneseconde génération d’historiens y a fait pénétrerprofondément la perspective anthropologique,comme en témoignent les travaux de GeorgesDuby et Jacques Le Goff sur le Moyen Âge.

L’histoire ainsi fécondée ne peut plus êtreconsidérée comme une discipline stricto sensu,c’est une science historique multifocalisée, poly-dimensionnelle, où les dimensions des autressciences humaines se trouvent présentes, et où laperspective globale, loin d’être chassée par lamultiplicité des perspectives particulières, estrequise par celles-ci.

Certains processus de complexification dechamps de recherche disciplinaire font appel àdes disciplines très diverses en même temps qu’àla polycompétence du chercheur: un des cas lesplus éclatants est celui de la préhistoire, dontl’objet, à partir des découvertes de Louis Leakeyen Afrique australe (1959), a été l’hominisation,processus, non seulement anatomique et tech-nique, mais aussi écologique (le remplacementde la forêt par la savane), génétique, éthologique(concernant le comportement), psychologique,sociologique,mythologique (traces de ce qui peutconstituer un culte des morts et des croyancesen un au-delà). Dans la lignée des travaux deSherwood Washburn et d’Irven De Vore, le pré-historien d’aujourd’hui (qui se consacre à l’ho-minisation) se réfère d’une part à l’éthologie desprimates supérieurs pour essayer de concevoircomment a pu se faire le passage d’une sociétéprimatique avancée aux sociétés hominiennes,et d’autre part aux sociétés archaïques, pointd’arrivée de ce processus, étudiées par l’anthro-pologie. La préhistoire fait de plus en plus appelà des techniques très diverses notamment pourla datation des ossements et des outils, l’analyse

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du climat, de la faune et de la flore, etc. En asso-ciant ces diverses disciplines à sa recherche, lepréhistorien devient polycompétent, et quandYves Coppens, par exemple, dresse le bilan deson travail, il en résulte un ouvrage qui traite desmultiples dimensions de l’aventure humaine. Lapréhistoire est aujourd’hui une science poly-compétente et poly-disciplinaire. Cet exemplemontre que c’est la constitution d’un objet à lafois interdisciplinaire, polydisciplinaire et trans-disciplinaire qui permet de créer l’échange, lacoopération, la polycompétence.

Les schèmes cognitifs réorganisateursDe même, la science écologique s’est constituéesur un objet et un projet poly et interdisciplinaireà partir du moment où non seulement le conceptde niche écologique mais celui d’écosystème(union d’un biotope et d’une biocénose) a étécréé (Arthur G.Tansley, 1935), c’est-à-dire à par-tir du moment où un concept organisateur decaractère systémique a permis d’articuler lesconnaissances les plus diverses (géographiques,géologiques, bactériologiques, zoologiques ouencore botaniques). La science écologique a punon seulement utiliser les services de différentesdisciplines, mais aussi créer des scientifiques poly-compétents ayant de plus la compétence des pro-blèmes fondamentaux de ce type d’organisation.

L’exemple de l’hominisation et celui de l’éco-système montrent que,dans l’histoire des sciences,il y a des ruptures de clôtures disciplinaires, desdépassements ou des transformations de disci-plines par la constitution d’un nouveau schémacognitif, ce que Norwood R. Hanson appelait larétroduction. L’exemple de la biologie molécu-laire montre que ces dépassements et transforma-tions peuvent s’effectuer par l’invention d’hypo-thèses explicatives nouvelles, ce que Charles S.Peirce appelait l’abduction. La conjonction desnouvelles hypothèses et du nouveau schémacognitif permet des articulations, organisatricesou structurelles, entre des disciplines séparées etpermet de concevoir l’unité de ce qui était alorsdisjoint.

Ainsi en est-il du cosmos, qui avait été chassédes disciplines parcellaires, et revient triomphale-ment depuis le développement de l’astrophy-sique, depuis les observations de Edwin P.Hubblesur la dispersion des galaxies en 1930, la décou-verte du rayonnement isotrope en 1965, et l’inté-gration des connaissances microphysiques delaboratoire pour concevoir la formation de lamatière et la vie des astres. Dès lors l’astrophy-sique n’est plus seulement une science née d’uneunion de plus en plus forte entre physique,macrophysique et astronomie d’observation; c’estaussi une science qui a fait émerger d’elle-mêmeun schème cognitif cosmologique: celui-ci per-met de relier entre elles des connaissances disci-plinaires très diverses pour considérer notre uni-vers et son histoire, et du coup introduit dans lascience (en renouvelant l’intérêt philosophiquede ce problème-clé) ce qui semblait jusque là re-lever seulement de la spéculation philosophique.

Il y a enfin des cas d’hybridation extrêmementféconds ; peut-être un des moments les plusimportants dans l’histoire scientifique tient-ildans les rencontres qui se sont opérées en pleineguerre dans les années quarante, et puis dans lesannées cinquante, entre ingénieurs et mathémati-ciens; elles ont fait confluer les travaux mathéma-tiques inaugurés par Alonzo Church et Alan M.Turing et les recherches techniques pour créerdes machines autogouvernées, lesquelles ont con-duit à la formation de ce que Norbert Wiener aappelé la cybernétique, intégrant la théorie del’information conçue, dans le cadre de la compa-gnie Bell des téléphones, par Claude E. Shannonet Warren Weaver.

Un véritable nœud gordien de connaissancesformelles et de connaissances pratiques s’est alorsformé dans les marges entre les sciences et dansles marges entre science et ingénierie. Ce corpsd’idées et de connaissances nouvelles s’est déve-loppé pour créer le règne nouveau de l’informa-tique et de l’intelligence artificielle. Son rayon-nement s’est diffusé sur toutes sciences, naturelleset sociales. John Von Neuman et Wiener sontdes exemples typiques de la fécondité d’esprits

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Une autre conscience, celle de ce que JeanPiaget appelait le cercle des sciences qui établitl’interdépendance de facto des diverses sciencesest également nécessaire. Les sciences humainestraitent de l’homme, mais celui-ci est, non seule-ment un être psychique et culturel, mais aussiun être biologique, et les sciences humaines sontd’une certaine façon enracinées dans les sciencesbiologiques lesquelles sont enracinées dans lessciences physiques, aucune de ces sciences n’étantévidemment réductible l’une à l’autre.Toutefoisles sciences physiques ne sont pas le socle ultimeet primitif sur lequel s’édifient toutes les autres;ces sciences physiques, pour fondamentalesqu’elles soient, sont aussi des sciences humainesdans le sens où elles apparaissent dans une his-toire humaine et dans une société humaine.L’élaboration du concept d’énergie est insépa-rable de la technicisation et de l’industrialisationdes sociétés occidentales au XIXe siècle. Donc,dans un sens, tout est physique, mais en mêmetemps, tout est humain. Le grand problème estdonc de trouver la voie difficile de l’entre-articulation entre des sciences qui ont chacune,non seulement leur langage propre, mais desconcepts fondamentaux qui ne peuvent paspasser d’un langage à l’autre.

Le problème du paradigmeEnfin, il faut être conscient du problème du para-digme. Un paradigme règne sur les esprits parcequ’il institue les concepts souverains et leur rela-tion logique (disjonction, conjonction, impli-cation, etc.) qui gouvernent de façon occulte lesconceptions et les théories scientifiques quis’effectuent sous son empire. Or aujourd’huiémerge, de façon éparse, un paradigme cognitifqui commence à pouvoir établir des ponts entredes sciences et des disciplines non communi-quantes. En effet, le règne du paradigme d’ordrepar exclusion du désordre (qu’exprimait la con-ception déterministe-mécaniste de l’Univers)s’est fissuré en de nombreux endroits. Dans diffé-rents domaines, la notion d’ordre et la notion dedésordre demandent de plus en plus instamment,en dépit des difficultés logiques que cela pose, àêtre conçues de façon complémentaire et non

polycompétents dont les aptitudes peuvent s’ap-pliquer à des pratiques diverses et à la théoriefondamentale.

L’au-delà des disciplinesCes quelques exemples, hâtifs, fragmentaires,hachés, dispersés, veulent insister sur l’étonnantevariété des circonstances qui font progresser lessciences en brisant l’isolement des disciplines, soitpar la circulation des concepts ou des schèmescognitifs, soit par des empiètements et des inter-férences, soit par des complexifications de dis-ciplines en champs polycompétents, soit parl’émergence de nouveaux schèmes cognitifs etde nouvelles hypothèses explicatives, soit enfinpar la constitution de conceptions organisatricesqui permettent d’articuler les domaines discipli-naires dans un système théorique commun.

Aujourd’hui, il faut prendre conscience decet aspect qui est le moins éclairé dans l’histoireofficielle des sciences et qui est un peu comme laface obscure de la lune. Les disciplines sont plei-nement justifiées intellectuellement à conditionqu’elles gardent un champ de vision qui recon-naisse et conçoive l’existence des liaisons et dessolidarités. Plus encore, elles ne sont pleinementjustifiées que si elles n’occultent pas de réalitésglobales. Par exemple, la notion d’homme setrouve morcelée entre différentes disciplines bio-logiques et toutes les disciplines des scienceshumaines: le psychisme est étudié d’un côté, lecerveau d’un autre côté, l’organisme d’un troi-sième, les gènes, la culture, etc.: il s’agit effective-ment d’aspects multiples d’une réalité complexe,mais qui ne prennent sens que s’ils sont reliés àcette réalité au lieu de l’ignorer. On ne peutcertes créer une science unitaire de l’homme,qui elle-même dissoudrait la multiplicité com-plexe de ce qui est humain. L’important est dene pas oublier que l’homme existe et n’est pasune illusion «naïve» d’humanistes préscientifi-ques. On arriverait sinon à une absurdité (en faiton y est déjà arrivé dans certains secteurs dessciences humaines où l’inexistence de l’hommea été décrétée puisque ce bipède n’entre pasdans les catégories disciplinaires).

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complexes d’inter, de poly et de transdiscipli-narité qui ont opéré et qui ont joué un rôle fé-cond dans l’histoire des sciences; il faut retenirles notions clés qui y sont impliquées, c’est-à-dire coopération, et mieux, articulation, objetcommun et mieux, projet commun.

Enfin, ce n’est pas seulement l’idée d’inter etde transdisciplinarité qui est importante. Nousdevons «écologiser» les disciplines, c’est-à-diretenir compte de tout ce qui est contextuel, ycompris des conditions culturelle et sociales,c’est-à-dire voir dans quel milieu elles naissent,posent des problèmes, se sclérosent, se métamor-phosent. Il faut aussi du métadisciplinaire, leterme méta signifiant dépasser et conserver. Onne peut pas briser ce qui a été créé par les disci-plines; on ne peut pas briser toute clôture, il enest du problème de la discipline, du problème dela science comme du problème de la vie: il fautqu’une discipline soit à la fois ouverte et fermée.

En conclusion, à quoi serviraient tous les sa-voirs parcellaires sinon à être confrontés pour for-mer une configuration répondant à nos attentes,à nos besoins et à nos interrogations cognitives?

Il faut penser aussi que ce qui est au-delà dela discipline est nécessaire à la discipline pourqu’elle ne soit pas automatisée et finalement sté-rilisée, ce qui nous renvoie à un impératif cognitifformulé déjà il y a trois siècles par Blaise Pascal,justifiant les disciplines tout en ayant un pointde vue métadisciplinaire : «Toutes choses étantcausées et causantes, aidées et aidantes, médiateset immédiates, et toutes s’entretenant par un liennaturel et insensible qui lie les plus éloignées etles plus différentes, je tiens impossible de con-naître les parties sans connaître le tout, non plusque de connaître le tout sans connaître particu-lièrement les parties.»

Il invitait en quelque sorte à une connaissanceen mouvement, à une connaissance en navettequi progresse en allant des parties au tout et dutout aux parties, ce qui est notre ambition com-mune.

plus seulement antagoniste: la liaison est apparuesur le plan théorique chez von Neumann (théo-rie des automates autoreproducteurs) et Heinzvon Förster (order from noise); elle s’est imposéedans la thermodynamique d’llya Prigogine mon-trant que des phénomènes d’organisation appa-raissent dans des conditions de turbulence; elles’implante sous le nom de chaos en météorolo-gie, et l’idée de chaos organisateur est devenuephysiquement centrale à partir des travaux etréflexions de David Ruelle. Ainsi, de différentshorizons, arrive l’idée qu’ordre, désordre et orga-nisation doivent être pensés ensemble. La missionde la science n’est plus de chasser le désordre deses théories, mais de le traiter. Elle n’est plus dedissoudre l’idée d’organisation, mais de la conce-voir et de l’introduire pour fédérer des disci-plines parcellaires.Voilà pourquoi un nouveauparadigme est, peut-être, en train de naître.

La perestroïka scientifiqueRevenons sur les termes d’interdisciplinarité, demulti ou polydisciplinarité et de transdisciplina-rité qui n’ont pas été définis parce qu’ils sontpolysémiques et flous. Par exemple, l’interdisci-plinarité peut signifier purement et simplementque différentes disciplines se mettent à unemême table, à une même assemblée, comme lesdifférentes nations se rassemblent à l’ONU sanspouvoir faire autre chose que d’affirmer chacuneses propres droits nationaux et ses propres souve-rainetés par rapport aux empiètements du voisin.Mais interdisciplinarité peut vouloir dire aussiéchange et coopération, ce qui fait que l’inter-disciplinarité peut devenir quelque chose d’orga-nique. La polydisciplinarité constitue une associa-tion de disciplines en vertu d’un projet ou d’unobjet qui leur est commun; tantôt les disciplinesy sont appelées comme techniciennes spécialistespour résoudre tel ou tel problème, tantôt aucontraire elles sont en profonde interactionpour essayer de concevoir cet objet et ce projet,comme dans l’exemple de l’hominisation. En cequi concerne la transdisciplinarité, il s’agit sou-vent de schèmes cognitifs qui peuvent traverserles disciplines, parfois avec une virulence tellequ’elle les met en transes. En fait, ce sont des

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AF

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on intention dans cette contri-bution est de retracer les ré-flexions, les obstacles, les hési-tations et les décisions qui nousont menés, à la Faculté del’aménagement de l’Université

de Montréal, à mettre sur pied l’option Design etComplexité du programme de maîtrise (M.Sc.A.)en aménagement. Ainsi, si j’écrirai souvent à lapremière personne, ce sera davantage pour resti-tuer le parcours d’une biographie intellectuelle,autrement dit pour être aussi concret que pos-sible, que pour laisser entendre que la réalisationde ce programme ne serait pas l’œuvre collec-tive de l’École de design industriel. C’est doncdavantage d’un témoignage, on l’aura comprispar le ton, que d’un article scientifique qu’il seraquestion dans les lignes qui suivent.

J’adopte comme point de départ, à la sugges-tion du comité de rédaction, le rapprochementtrès étroit qu’effectue Edgar Morin entre penséecomplexe et «nouvelle » transdisciplinarité. Il vade soi que cette évidence mériterait d’être argu-mentée plus à fond et que la transdisciplinarité–en admettant qu’on puisse la définir–est suscep-tible de revêtir d’autres formes.

À la recherche d’une épistémologie pour le designL’origine du cheminement qui a abouti, entreautres, au programme Design et Complexité sesitue pour ma part à la fin des années 70,lorsque s’est posée concrètement la question :comment enseigner le design1? La pratiquecourante, qui consistait– et consiste encoresouvent–à reproduire en atelier (de 50% à 60%des cours des programmes professionnels en amé-nagement s’effectuent en atelier) les conditionsd’exercice de la profession dans une agence dedesign, m’apparaissait insatisfaisante. Il manquait àcet enseignement «sur le tas» une certaine effica-cité pédagogique et, pour tout dire, une qualitéproprement universitaire. J’étais alors incapable deformuler un diagnostic plus clair et moins naïfque le suivant: «Il n’y a pas assez de théorie dansl’atelier.» Il me semblait en outre que la dichoto-mie très marquée dans le curriculum entre cours

un projet scientifique et pédagogique à visée transdisciplinaire

Design et complexité :

Alain FindeliProfesseur titulaire, Faculté de l’aménagement–Design industrielUniversité de Montré[email protected]

MM

1. L’ambiguïté de l’acception du terme design est presque légen-daire au sein de notre discipline, et il n’est guère d’occasion oùun commentaire sur cette question ne constitue pas un passageobligé. Pour son usage dans ce texte et ailleurs, je me rapprocheplus volontiers de l’heureuse expression de Herbert Simon (quia donné son titre à l’un de ses livres), « les sciences de l’artificiel»,que du design (de préférence chic) des boutiques de mobilier,même si ce dernier ne saurait être exclu de nos préoccupations.Design et aménagement sont ainsi synonymes et recouvrent lesdisciplines du projet qui se donnent pour tâche de concevoiret de réaliser notre environnement construit (artificiel, paropposition à naturel). Simon n’hésite pas, on le sait, à étendrel’acception du terme à toute activité professionnelle, y comprisla médecine, le droit, etc.

Penser la relation théorie-pratique hors des ornières de la «science appliquée»–un changement de posture dans les disciplines professionnelles?

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théoriques et ateliers, dichotomie qui se reflétaitau sein du corps professoral dans l’usage des éti-quettes «théoricien» et «praticien», constituait lesymptôme sur lequel une critique plus circons-tanciée devait s’échafauder si elle voulait êtreféconde.

C’est dans une étude historique qui dura unedizaine d’années que cette critique commença àtrouver ses outils et ses concepts. L’histoire del’enseignement des professions de l’aménage-ment–que nous appelons volontiers professionsdu projet (architecture, design, etc.)–au XXe

siècle livre en effet quelques clés fort utiles pourpoursuivre la réflexion. Ma première question,encore maladroite, se précisa alors pour devenir :«Quel est le statut théorique du design?» ; puis,plus témérairement mais faute de mieux: «Y a-t-il une épistémologie du design? » Le termeépistémologie du design est impropre lorsqu’ils’applique à une patique, j’en conviens volon-tiers, mais il m’apparaissait dénoter quelquechose de plus précis et de plus fort que théoriedu design. J’y reviendrai.

Qui dit «pratique» ne peut qu’évoquer la phi-losophie pratique. Un détour par l’éthique s’im-posait, ce qui nous amène à la fin des années 80.Dans le cadre du séminaire interdisciplinaire enbioéthique du professeur Guy Durand (Théolo-gie) et de l’organisation collective d’un colloquetenu sous le titre évocateur de Prométhée éclairé(dont l’idée revient au professeur Ron Lévy), jedécouvre alors un champ qui m’était peu connuet semblait en mesure d’enrichir considérable-ment,non seulement les disciplines de l’aménage-ment, mais toutes les disciplines professionnelles,ainsi que le suggère le titre d’un des ouvrages deGilbert Hottois, Le Paradigme bioéthique (voir ledernier numéro de L’Autre Forum).Tout en recon-naissant, non sans satisfaction, que la moissonavait été bonne dans le champ de l’éthique, jel’engrangeai pour plus tard. D’autres tâches, enapparence plus urgentes, requéraient l’attention.

J’avais constaté que les questions posées àl’égard du design et de l’aménagement touchaient

aussi d’autres disciplines professionnelles, sous desformes plus ou moins analogues: service social,sciences infirmières, criminologie, gestion, etc.Curieusement, des professions aussi établies quela médecine, le droit et l’ingénierie ne semblaientpas se sentir concernées par ces questions. L’ad-ministration, l’économique et la science politiqueavaient, pour leur part, commencé à remettre encause les modèles rationalistes classiques sur les-quels elles construisaient leurs décisions et leurpratique, grâce entre autres au modèle dit «de larationalité limitée» de Herbert Simon. C’est lalecture de ce dernier qui constitua une étapedécisive dans le cheminement vers le programmeDesign et Complexité, dans la mesure où son mo-dèle, exposé en 1969 dans The Sciences of the Arti-ficial et plus particulièrement dans le chapitre 5intitulé «The Science of Design », m’apparaissaitalors revêtir toutes les caractéristiques souhaita-bles pour répondre à l’une de mes toutes pre-mières questions: «Quel est le statut théoriquedu design?»

Il convient de préciser que le champ du designn’était pas demeuré en reste sur le plan de la pro-duction théorique et de l’intelligibilité de la pra-tique du projet. Croyant avoir trouvé sa «raison»dans la recherche opérationnelle, il alimentait enarguments (méthodo)logiques très convaincants,car « scientifiques », l’idéologie fonctionnalistequi régnait partout en design, en architecture eten urbanisme après la Seconde Guerre mondiale.Quelques scrupules animaient néanmoins lamaigre communauté des théoriciens (principale-ment allemands et britanniques, puis étatsuniens),soucieux d’enrichir de façon plus critique lebassin théorique de ces disciplines. Ces efforts setraduisirent, dans le champ de l’enseignement,par une augmentation des cours théoriques (prin-cipalement en sciences humaines et sociales),sans pour autant que l’enseignement en atelierne fût remis en question ou modifié. L’acte dedesign demeurait mystérieux (black box), puracte de création intuitive. L’idéologie avant-gardiste moderniste (héritée du Bauhaus) et lasacralisation du mot créativité dans les années 60et 70 ne faisaient qu’entériner cette évidence.

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La simple juxtaposition de deux activitéspédagogiques bien distinctes–un bloc de coursthéoriques d’une part (pour faire universitaire)et un bloc de pratique du projet en atelier del’autre (pour simuler au mieux la profession)–cachait en réalité un modèle épistémologiquede la pratique professionnelle dont l’origineremonte au XIXe siècle, consacré par l’histoirecanonique des sciences et des techniques, le mo-dèle des sciences appliquées : la pratique (latechnique) serait une application, dans le mondematériel et humain, d’un modèle théorique éla-boré dans le champ d’une science dite «fonda-mentale». C’est le modèle sur lequel reposent lapratique et l’enseignement de l’ingénierie, de lamédecine, de l’éducation, etc. Or ce modèle estpervers et ne correspond pas à la réalité vécue.Ceux et celles qui enseignent dans une facultéprofessionnelle le savent bien: il ne suffit pas de sefaire dire quoi faire (et de le comprendre) poursavoir faire, et encore moins pour savoir quoifaire.Autrement dit, il n’y a pas de passage auto-matique, déductif, de la théorie à la pratique.Cette dernière possède une autonomie logique(épistémo- et méthodo-) et éthique (savoir quoifaire) qu’il s’agit de penser. À cet égard, noussommes nombreux à être redevables au philo-sophe Donald Schön d’avoir clairement établi cesdistinctions importantes et d’en avoir tiré les con-séquences pour l’enseignement des professions.

Pour les disciplines de l’aménagement, le mo-dèle de la science appliquée2 pose au demeurantun second problème de taille que les autres pro-fessions qui, explicitement ou non, s’en récla-ment ne connaissent pas: de quelle(s) science(s)le design est-il l’application–sciences physiques?sciences humaines? esthétique? autres? La ques-tion est particulièrement brûlante lorsqu’il s’agitde définir le contenu du bloc de cours théori-ques, pour lequel il s’avère qu’une universitéentière ne suffit pas3.

Il y avait alors un endroit, le seul à ma con-naissance (en langue française du moins) où cescritiques des modèles dominants étaient large-ment partagées et où la recherche de modèlesplus adéquats allait bon train : l’Associationeuropéenne de modélisation de la complexité(l’AEMCX, qui n’est pas un nouveau modèle deSUV!), fondée à la fin des années 80 et dirigéepar Jean-Louis LeMoigne. Le chemin pour yparvenir avait pour moi tout d’un raccourci :après un séjour auprès de Simon, LeMoigneavait en effet réalisé la traduction française deson ouvrage cité plus haut, et ceci dès 1974, sousle titre un peu énigmatique de Science des sys-tèmes. Sciences de l’artificiel. Que venaient faire iciles systèmes, plus précisément les systèmes com-plexes? Je ne devais pas tarder à le découvrir.

La pensée complexe, «nouvelle» transdisciplinaritéMa première participation aux rencontres bien-nales du Programme européen MCX (c’est lenom actuel de l’AEMCX d’alors) fut une véri-table révélation. Nous nous trouvions tous, chefs

Ceux et celles qui enseignentdans une faculté professionnellele savent bien: il ne suffit pas de se faire dire quoi faire (et de le comprendre) pour savoir faire, et encore moins pour savoir quoi faire.

2. Le terme demeure dans l’appellation du diplôme de lamaîtrise en aménagement (M.Sc.A). L’appellation «M.Sc.A.option Design et Complexité» est par conséquent un oxymoron!

3. Nous touchons là le cœur du statut fondamentalementtransdisciplinaire de l’aménagement et de son objet, le cadre de vie individuel et collectif construit. S’il est possible, sur le plan analytique, donc au moment de l’établissement de lacommande et de la formulation du projet, de distinguer lesaspects relevant des diverses disciplines (aspects climatiques,structuraux, sociaux, psychologiques, économiques, culturels,etc. d’un bâtiment, par exemple), il n’en va pas de même aumoment de la production d’une proposition de design, qui est,par sa nature même, transdisciplinaire au sens fort du trans-.En effet, pour que la proposition soit cohérente (sur les plans esthétique, fonctionnel, sémiotique, structural, etc.) pour leshumains à qui elle s’adresse et pour ceux dont elle émane, ellene saurait se contenter d’être un simple collage de solutionsfonctionnelles partielles déduites d’un cahier des charges pardéfinition analytique ; tous ces aspects doivent être intégrésdans un ensemble unique (l’objet résultant du projet). La transdisciplinarité n’est donc pas pour nous une fatalité ou un passage obligé, mais une résolution, une volonté.

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La tâche requérait un énorme effort de tra-duction, car le défi qui se présentait consistait às’affranchir du langage formalisé de la logique etde la mathématique (mais également de la posi-tion épistémologique déterministe et réaliste dessystémistes stricts et formalistes des première etdeuxième générations) pour présenter la penséecomplexe sous forme «qualitative» à des étudiantsmaîtrisant peu ou pas du tout le langage scienti-fique et la culture qui l’accompagne. L’objectifétait–et demeure–de faire en sorte qu’ils intè-grent cette façon de penser la pratique commeM. Jourdain faisait de la prose, et non pas qu’ilspuissent produire un discours savant sur la systé-mique et la complexité, du moins pas dans unpremier temps. Autrement dit, une pédagogiepar le projet s’imposait impérativement, de peurde retomber dans l’ornière de la science (la sys-témique) appliquée (au design). C’est ainsi quel’on découvrit que le design n’était pas, contrai-rement à ce que le langage courant dit encoresouvent, une activité de résolution de problèmes;que ses «problèmes» étaient toujours mal définis(wicked ou ill-defined); que la phase de construc-tion de la problématique était essentielle à labonne conduite d’un projet; que la formulationde la commande d’un projet exigeait toujoursd’être remise en question et reconstruite; qu’unmodèle devait aider à penser et non à s’en dis-penser ; que les destinataires de nos projetsn’étaient pas seulement des consommatrices oudes usagers ayant des besoins à satisfaire ou àcombler mais qu’ils étaient, eux et elles aussi,porteurs de projets; qu’il convenait de distinguerl’agir du faire et du fabriquer; qu’un produit dedesign n’était pas nécessairement matériel ; quesous le look se cachaient d’autres significationsque celles que le marketing nous imposait, etbien d’autres choses bien instructives encore.

C’est à cette étape, au milieu des années 90,que le précédent «détour» par l’éthique trouvasa pleine signification et qu’il s’avéra fécond desemer les graines de la moisson d’alors, ne fût-ce que pour conserver, tant à l’égard du modèleencore très comportementaliste et cognitivistede Simon qu’à celui d’un systémisme par trop

d’entreprise, infirmières, psychothérapeutes,ingénieurs, juristes, enseignants, architectes,biologistes, artistes, économistes (et j’en oublie!)dans la même salle, écoutant et comprenant par-faitement la communication de notre collègueinformaticienne ou travailleur social, en dépit dujargon propre à sa culture professionnelle et scien-tifique. Quelle langue avait-elle parlé, quel mo-dèle avait-il utilisé pour susciter autant de hoche-ments de tête approbateurs et d’enthousiasmeintellectuel? On l’aura deviné : le langage de lapensée complexe. Pour la première fois, on nese contentait pas d’évoquer et d’appeler de sesvœux la multi/inter/transdisciplinarité ; on laconstruisait… en marchant.

Depuis cette première révélation, je suisdemeuré fidèle à la « communauté complexe »4.Descendu de mon nuage, j’ai entrepris ce quis’imposait: exprimer les questions, les modèles etles concepts propres au design dans le langage dela théorie des systèmes dynamiques complexes.En retour, je me suis efforcé d’enrichir ce bassinthéorique par les particularismes propres audesign, à ses objets et à ses pratiques, principale-ment dans une perspective pédagogique.Ma nou-velle question devint ainsi : «Comment cons-truire le socle épistémologique du design?» Lemodèle tenace de science appliquée cédait peuà peu sa place à celui de science située, engagée(que je préfère de loin au trop fréquent «sciencecontextualisée», comme si l’autre science, la vraie,ne l’était pas, contextualisée!). La nature exactede la relation théorie-pratique, point crucial desquestions qui m’habitaient depuis une vingtained’années (nous arrivons au milieu des années 90),se dégageait avec plus de netteté, ainsi que cellede la posture épistémologique des disciplines del’aménagement et, plus généralement, des disci-plines professionnelles. Le fait que, contrairementaux sciences descriptives/analytiques, le mondeest pour nous un projet avant d’être un objetsemble être à cet égard le point décisif. Il s’agis-sait d’en tirer les conclusions épistémologiques,méthodologiques (pour la recherche et pour lapratique) et pédagogiques.

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Nous en étions à ce stade à la fin des années90 sur le plan de la recherche fondamentale. Letemps était venu de faire fructifier cette produc-tion théorique élaborée au long de trois pro-grammes de recherche successifs. Je retiendrai deces années un moment particulier qui constituaun encouragement appréciable à persévérer dansla direction choisie : après avoir longuementhésité, je me suis hasardé à déposer ma demandede subvention auprès du redouté comité #15 duCRSH, le comité des «études interdisciplinaireset multidisciplinaires», qui l’a acceptée. J’en aiconclu, présomptueusement peut-être, que ledesign et l’aménagement pouvaient compterdorénavant sur une théorie « forte»5, mais qu’ilrestait à consolider la crédibilité scientifique etpédagogique de nos disciplines, vu qu’elles nepouvaient compter sur aucune tradition propreà cet égard (la Faculté de l’aménagement et sesprogrammes d’études supérieures n’ont été fon-dés qu’en 1968). En bref, si nous sommes encoreloin d’un traité (à supposer que ce soit là un ob-jectif souhaitable), la théorie est déjà «à l’œuvre»dans nos pratiques de recherche, d’enseigne-ment et de design.

Plutôt que des retombées (quel vilain mot!),j’évoquerai plus volontiers les fruits de ces recher-ches, au-delà des conclusions théoriques aux-quelles elles ont donné lieu dans la littérature pu-bliée. Il s’agit principalement, on l’aura compris,du programme de maîtrise en Design et Com-plexité6. L’objectif de ce programme est double:d’une part, former des praticiens « éclairés » ;d’autre part, former des chercheurs qui contri-buent à la construction de notre autonomie et denotre originalité épistémologique et méthodo-logique, ainsi qu’à l’enrichissement éventueld’autres disciplines, dans un perspective transdis-ciplinaire.

rationaliste, une saine position critique appuyéesur une anthropologie aussi riche que possible.Comprenons-nous bien: il ne s’agissait pas seule-ment de réinterpréter avec les outils de la penséecomplexe ce que nous faisions auparavant avecd’autres outils, mais encore de complexifier ce quenous faisions auparavant en recourant pour celaaux concepts, modèles et méthodes qu’il nousapparaissait opportun d’emprunter ailleurs aprèsles avoir dûment évalués et validés en situation.Cette entreprise, toujours en cours, fut conduiteselon les préceptes suivants: nous rappeler que ledesign est une pratique humaine s’adressant àdes humains, donc toujours retrouver l’humainderrière l’objet et nous efforcer de le com-prendre ; sortir de l’idée qu’une pratique n’estque l’application d’une décision prise avant etailleurs; nous libérer de l’obsession méthodolo-giste en remontant en amont du processus dedesign pour rouvrir la commande et saisir ladynamique d’acteurs qui y préside; enfin des-cendre en aval du processus de design pour noussoucier des impacts environnementaux, sociauxet culturels exercés par les objets que le designs’applique à lancer dans le monde.

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De quelle(s) science(s) le design serait-il l’application–sciences physiques? scienceshumaines? esthétique? autres?

4. Ron Lévy avait été un pionnier de la pensée complexe à la Faculté de l’aménagement, ayant rédigé sa thèse sur le sujet en 1975. Pour tout savoir sur le programme « scientifiqueet citoyen » de la communauté réunie autour de Jean-LouisLeMoigne et sur l’Association pour la pensée complexe ani-mée par Edgar Morin, voir le site www.mcxapc.org, sa lettrequadrimestrielle et ses nombreux liens.

5. L’idée de théorie « forte » résulte d’une distinction bien commode, que nous empruntons à Christopher Frayling,entre les trois types de recherche envisageables–et pratiqués–en design, à savoir : la recherche pour le design (ou R&D);la recherche sur le design (soit les recherches pratiquées pard’autres disciplines telles l’histoire, la sémiotique, la sociologie,etc. qui choisissent le design pour objet) ; enfin, la recherchepar le design (celle, on l’aura deviné, que nous privilégions).La première, préoccupée par le résultat final, ne produit pashabituellement de théorie (ce n’est pas son but) ; la secondeproduit des théories que j’appelle « faibles », car leur pertinencepour la pratique et l’intelligibilité du design n’est pas exigée ;la troisième, enfin, s’applique, comme nous le faisons à l’Écolede design industriel, à produire une théorie « forte ».

6. Le programme est décrit sur le site Web de l’École de designindustriel (www.din.umontreal.ca) et résumé sur celui de laFaculté de l’aménagement, dont il relève administrativement(ces sites sont actuellement en voie d’être « reconçus » entière-ment). Un site Web spécifique au programme est également à l’étude. Le texte le plus détaillé sur les enjeux scientifiques et pédagogiques du programme est consultable sur le site duProgramme européen mcx (www. mcxapc.org/docs/ateliers/designo.htm).

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À la veille de l’entrée de notre troisième co-horte annuelle en septembre 2003, il est préma-turé de juger de la qualité et de la maturité de cesfruits, donc de la robustesse scientifique et péda-gogique du programme, même si nous croyonsdisposer déjà de quelques indices plus qu’encou-rageants. Pour un bilan plus circonstancié, ilfaudra patienter encore quelque temps. Aussiconclurai-je en répondant de façon plus préciseaux deux questions que le comité de rédactionde L’Autre Forum a livrées aux contributeurs.

***

Quelle approche issue d’un domaine autre aura influencé, voire révolutionné, votre discipline?Nous avons effectué plusieurs emprunts à d’autresdisciplines, dont certains ont déjà été évoquésci-dessus. Je les résumerais volontiers ainsi:

Sur le plan épistémologique. Il n’existe pas àproprement parler d’épistémologie constituéede ce qu’on appelle, selon les cas et les auteurs,les sciences de la conception, la réflexivité-en-action, la théorie située ou engagée, les disciplinesdu projet ou, tout simplement, la pratique pro-fessionnelle, même si on en trouve, par-ci par-là, plusieurs bribes. Parmi celles que nous avonsretenues, la plus importante est, bien entendu, lathéorie des systèmes dynamiques complexes,avec une préférence pour la vision, très transdis-ciplinaire, développée par Jean-Louis LeMoigneet la communauté MCX. J’ai, pour ma part, quel-ques réserves à l’égard de son constructivismeradical dans le champ de la pratique et del’éthique. Aussi ai-je cru bon de m’alimenter àd’autres sources : la philosophie pratique, plusvolontiers celle d’Aristote interprétée par Paul

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Ricœur, par Hannah Arendt et par Hans GeorgGadamer; l’anthropologie philosophique, spécia-lement la vision néo-aristotélicienne de RudolfSteiner; la philosophie de la technique; dans unecertaine mesure, l’anthropologie culturelle et lasociologie de l’action.

Sur le plan méthodologique. Nous avonsconçu notre propre outil de recherche, larecherche-projet7 (en anglais: project-groundedresearch). C’est la méthode que nous recom-mandons à nos étudiants et étudiantes, et que jepratique dans les projets de recherche que jedirige, sans pour autant exclure d’autres mé-thodes lorsqu’elles sont appropriées. Comme lenéologisme l’indique, la recherche-projet em-prunte ses principes à la recherche-action et à lathéorisation ancrée, tout en procédant par modé-lisation systémique. Pour ma part, j’estime néces-saire d’adoucir les contours parfois très «durs»de cette dernière par l’adoption d’une postureinspirée de la phénoménologie goethéenne, d’oùle terme de «morphosystémique» qu’il m’arrived’employer. Mais, en tout temps, nous préconi-sons un opportunisme méthodologique éclairé,dans la mesure où c’est la problématique derecherche et la question qui en résulte qui com-mandent la nature et la qualité du regard qu’ilconvient d’adopter pour faire parler, de façonintelligible et communicable («enseignable» ajou-terait LeMoigne), le phénomène faisant l’objetde la recherche.

Quel est ou quel pourrait être l’apport de votre domaine de recherche à l’extérieur de votre discipline?La seule perspective de pouvoir apporter uneréponse à cette question m’était encore totale-ment étrangère il y a quelque temps, ce quiexplique la modestie de ma proposition (et l’em-ploi du conditionnel). Sur le plan épistémolo-gique, je crois que notre contribution pourraitdécouler du fait que l’acte de design et le proces-sus selon lequel il s’exerce, le projet, constituentdes objets singuliers qui, tout en appartenant àl’ensemble des actes humains, s’en distinguent àdivers égards8. Par ailleurs, les objets résultant du

La recherche-projet telle que nous la pratiquons s’efforce de réaliserl’androgyne chercheur-praticien, une chimère bien connue des facultés professionnelles.

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7. Les principes de la recherche-projet sont exposés dans A. Findeli, «La recherche en design. Questions épistémolo-giques et méthodologiques », International Journal of Design and Innovation Research, vol. I, no 1, juin 1998, p. 3-12. C’estdans l’ouvrage de Peter Jarvis The Practitioner-Researcher, SanFrancisco, Jossey-Bass, 1999, et dans les travaux du laboratoiredu CNAM dirigé par Jean-Michel Barbier que nous nousreconnaissons le plus volontiers sur le plan méthodologique.De ce dernier, on pourra consulter «La constitution de champsde pratiques en champs de recherches », dans J.-M. Baudoin et J. Friedrich (dir.), Théories de l’action et éducation, Bruxelles,De Boeck Université, 2001, p. 305-317.

8. Pour s’en convaincre, voir l’ouvrage de Jean-Pierre Boutinet,Anthropologie du projet, Paris, PUF, 1996 (1re éd. 1990).

9. La fécondité de cette analogie est argumentée, de façon plus polémique, par Ranulph Glanville dans «ResearchingDesign and Designing Research », Design Issues, vol. XV, no 2,été 1999, p. 80-91.

projet de design, ceux qui meublent notre viequotidienne privée et publique, n’ont pas trouvé,dans l’anthropologie culturelle, dans la techno-logie et dans l’esthétique réunies, l’éclairageadéquat pour en saisir pleinement le sens. Sur leplan de l’esthétique, en particulier, je crois quenos disciplines sont en mesure d’offrir une con-tribution substantielle et originale.

Pour les questions méthodologiques, on peutse demander s’il est encore possible–et néces-saire–aujourd’hui d’ajouter sa voix au concertdéjà très coloré et à la profusion des méthodesqualitatives. La recherche-projet telle que nousla pratiquons s’efforce de réaliser l’androgynechercheur-praticien, une chimère bien connuedes facultés professionnelles. Par ailleurs, lacréativité propre aux designers et leur bonnemaîtrise des techniques les désignent (quel jeu demots!) tout particulièrement pour inventer desoutils de recherche originaux et plus efficaces.

Le concept et la pratique du «managementpar le design» sont nés à la suite de la compré-hension par les dirigeants d’entreprise que ledesign n’était pas seulement la méthode adoptéepar les experts du service de design de l’entre-prise, mais que cette approche pouvait aussi êtreutilisée pour gérer l’entreprise globale. Il en est demême pour la recherche scientifique. Établir uneanalogie très forte entre processus de recherche etprocessus de design permettrait d’enrichir le pre-mier grâce aux outils développés par le second9.

Les étudiantsEn 2002 et 2003, la Maîtrise de recherche en design et complexité(communément appelée «DESCO») a accueilli ses deux premièrescohortes d’étudiants–sept pour la première année et six pour ladeuxième. Ceux-ci proviennent d’horizons universitaires et profes-sionnels différents : ingénierie, gestion, design graphique, designd’intérieur, arts multimédia, design de l’environnement, design decommunication. Leurs champs de recherche respectifs sont aussidiversifiés–par exemple : écodesign et développement durable ;artisanat postindustriel ; interactivité dans les nouvelles technolo-gies ; structure du processus de design en entreprise ; design par-ticipatif et sens des produits industriels pour les usagers ; enfantet architecture d’intérieur ; qualité de vie des personnes âgées.

Le programmeAu cours de leur première année d’études, les étudiants se consacrent principalement à l’apprentissage de la méthodologie demodélisation des systèmes complexes, d’une part, et à la familiari-sation avec les principes d’une démarche de recherche scientifiquerigoureuse. Au cours du second trimestre, les programmes d’étudescommencent à s’individualiser progressivement autour du noyaucommun des séminaires consacrés, l’un aux divers modèles théori-ques du projet de design, l’autre aux exigences de la constructiond’une problématique de recherche. Parallèlement, les étudiantspréparent activement un séjour de recherche-projet qu’ils ferontensuite dans une université, une entreprise ou un laboratoire derecherche, dans bien des cas à l’étranger. Au retour de ce séjour,après avoir pris quelques cours complémentaires et parachevé letraitement de leurs données, ils sont prêts en principe à rédigerleur mémoire de maîtrise.

Le corps professoralLes directeurs de recherche, presque tous professeurs en designindustriel ou en design d’intérieur, ont des spécialités très diverses.Parmi les thèmes de recherche qu’ils souhaitent privilégier figurentles questions suivantes :

◗ design et développement durable, cycle de vie des produits, éco-indicateurs, écodesign;

◗ design et nouvelles technologies, interactivité, ergonomiecognitive ;

◗ design et enjeux sociaux, histoire sociale du design, design et féminité ;

◗ dimensions culturelle et symbolique du design, anthropologie et ethnologie de l’environnement matériel ;

◗ design et esthétique, qualités sensibles des espaces et des produits ;

◗ psychologie des espaces vécus, psychosociologie du design;

◗ aspects théoriques, méthodologiques et éthiques de l’acte de design;

◗ systémique et complexité ;

◗ design et matériaux nouveaux, y compris l’information;

◗ pédagogie et didactique du design et de la création.

La Maîtrise de recherche en design et complexité –DESCO

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présentes, et le tout s’inscrit dans un système. Lesagents (X,Y, etc.) ne sont pas indépendants, maisen interaction (ils s’influencent mutuellement).Qui plus est, le système est en évolution; il changependant qu’on l’étudie. Les relations entre les va-riables de ce système ne sont pas nécessairementlinéaires, mais peuvent résulter de rapports nonlinéaires, avec seuil, ou encore de discontinuités(hystérésis, par exemple). On nomme ce typed’approche de la réalité modélisation dynamique.Appréhender ainsi la réalité peut convenir à dessystèmes modérément complexes où les agentsen interrelation sont bien identifiés.

Cet article concernait les maladies transmissi-bles dans la population, un domaine qui relevaitde ma discipline, l’épidémiologie, mais l’approcheprésentée m’était inconnue. J’ai su plus tard qu’yadhéraient une minorité de chercheurs rattachésà des unités de zoologie ou de biologie des po-pulations. D’emblée, j’y ai vu pourtant des appli-cations pour le domaine de l’épidémiologie desmaladies chroniques et, plus particulièrement,pour l’étude du développement de la maladiedans l’individu. Les systèmes interactifs s’étaientdéveloppés considérablement depuis les années1970, soit depuis l’avènement des grands ordina-teurs capables de faire des calculs complexes, engrande quantité, et très rapidement. Le nouveauparadigme visait le plus souvent des systèmes trèscomplexes (plutôt que modérément complexes)

epuis 1990, je mène des recher-ches sur la complexité. Aupara-vant, j’avais une approche carté-sienne des données d’observation.Comme la majorité d’entre nous,« éduqués » dans le paradigme

cartésien/newtonien, j’estimais que, pour com-prendre la réalité qui nous entoure, où tout estrelié à tout, il fallait adopter une approche sus-ceptible de contrôler le plus grand nombre devariables, sous peine de n’y comprendre rien.Cette approche de type « laboratoire» est ensei-gnée non seulement depuis nos plus tendresannées de collège, mais depuis le XVIIe siècle…

Au tournant des années 90, j’ai réalisé, à lalecture d’un article issu d’un colloque de l’Ame-rican Society for the Advancement of Science,qu’on pouvait procéder différemment. En fait, ils’agissait d’un paradigme nouveau. Je n’avais, jus-qu’alors, jamais utilisé ce terme dans mon voca-bulaire scientifique. Aujourd’hui, il en est insé-parable. L’article mettait en avant la possibilitéde considérer la réalité à étudier sous l’angle desrelations structurales plutôt que causales. Une rela-tion structurale met l’accent sur le processus quiexplique comment la variable Y varie en fonc-tion de la variable X, et cela, sans prétendre àune relation causale. Au surplus, cette approchepermet à Y, ou encore à son effet, Z, de veniraltérer X ; des boucles de rétroaction sont donc

La science comme elle va…Le «principe de précaution» est-il un signe de la défection de l’approchecartésienne du monde?

Pierre Philippe Professeur titulaire, Département de médecine sociale et préventiveUniversité de Montré[email protected]

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et était connu sous des appellations aussi diversesque : systèmes auto-organisés, fractales, chaos,dynamiques non linéaires, systèmes adaptatifs,etc. Déjà des disciplines à l’interface de l’épi-démiologie avaient incorporé ces approches :c’étaient, entre autres, l’écologie, la psychologiesociale, la physique, la biologie. Il s’agissait d’unevision systémique des phénomènes. Dès le débutdu XIXe siècle, Goethe, naturaliste, littéraire etphilosophe, avait pressenti l’intérêt d’une telleapproche; aussi, soutenait-il qu’on ne peut com-prendre la fleur en en retirant les pétales…Goethe rejetait l’approche cartésienne.

Lois universelles ou contextuelles?Mais quel avantage a une approche systémiquepar rapport à une approche cartésienne? «Carté-sien» est souvent synonyme de «rationnel». Celaveut-il dire que l’approche systémique n’est pasrationnelle? Nullement. Plutôt, qu’elle considèrequ’on ne peut pas isoler, à la manière cartésienne,les objets d’étude de leurs points d’ancrage dansle système global auquel ils appartiennent.Ainsi,un vaccin, efficace dans un laboratoire, lorsquetransféré dans une population, peut avoir uneefficacité variable selon l’état de nutrition decelle-ci. Le contexte semble donc limiter la por-tée des lois cartésiennes. Et la prise en comptedes contextes est propice à l’émergence de phé-nomènes nouveaux et inattendus. Cela dit, unproblème se pose. Notre esprit analytique n’a pasété habitué à appréhender les relations de ma-nière synthétique. Il peut y avoir plusieurs raisonsà cela. L’une, évidente, est que l’échelle de notreperception des relations est devenue de plus enplus limitée avec la fragmentation du savoir scien-tifique en disciplines multiples et cloisonnées.Les phénomènes observables à l’échelle d’unediscipline donnée permettent de considérer unnombre très restreint de relations.Ainsi, l’épidé-miologiste dont la tâche est d’évaluer le rôle desexpositions humaines (facteurs de risques) surl’apparition de la maladie n’est pas tenté de faireappel à des explications de nature moléculaire.Pas plus qu’il n’est tenté d’appeler à la rescoussedes explications d’ordre sociologique. Le molé-culaire et le sociologique ne sont pas du ressort

de la discipline; l’épidémiologie est le plus sou-vent «enfermée» dans un paradigme d’exposi-tions observables dont l’échelle est individuelle.Donc, en général, une approche synthétique (ousystémique) n’est pas «donnée » comme l’estl’approche cartésienne, qui vaut à une échelle etdans le cadre d’une discipline donnée.

Mais l’approche cartésienne, qui consiste àréduire l’hétérogénéité autant que faire se peut,afin d’obtenir une relation simple et exemptede confusion, comporte aussi ses difficultés. Bienqu’elle prétende à l’identification de lois univer-selles– la loi de la gravitation de Newton estuniverselle parce qu’elle s’applique aussi bien à lachute d’une pomme qu’à l’attraction des pla-nètes–et qu’elle y ait réussi jusqu’à un certainpoint–nos livres de science en témoignent–, iln’est pas sûr que nous ayons affaire à des lois uni-verselles. Les lois universelles existent-elles vrai-ment? Ou ne sont-elles «universelles» que dansun contexte et à une échelle donnée? Une loiuniverselle ne souffre pas d’exceptions. En bio-logie, en épidémiologie, en psychologie socialeou en écologie, il n’est pas clair que les loisuniverselles existent.Ainsi, les relations changentavec les contextes. Autrement dit, il y a des«exceptions », pas toujours rares d’ailleurs ; parexemple, les gènes à déterminisme mendéliensont le plus souvent influencés par d’autresgènes et par des facteurs environnementaux quirendent leurs effets contextuels. De plus, il existedes boucles de rétroaction.Ainsi l’action mène leplus souvent à une réaction; par exemple, quandune population de prédateurs croît, la populationdes proies diminue, ce qui a pour effet rétroactifde réduire la population des prédateurs qui,faute de pitance, se reproduit moins. Enfin, il y a

Tout compte fait, notre sciencecartésienne pourrait n’être qu’un pâle reflet de la réalité,comme les ombres dans la caverne de Platon.

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de la discontinuité et des transitions de phases;ainsi, l’eau bout à 100 oC, le yaourt «prend» àun seuil de polymérisation donné, et une forêts’enflamme complètement à partir d’un seuilcritique d’arbres qui brûlent. Et en physique,même la loi de gravitation semble s’appliquer àune échelle d’observation donnée. En somme,on peut poser l’hypothèse que les relations per-çues dans le cadre d’une discipline donnée, quenous qualifions de « lois » et qui fonctionnentbien à nos échelles d’analyse disciplinaires, nesignifient pas automatiquement qu’elles soient devéritables lois de la nature. Hume avait entrevucette possibilité en parlant des régularités de lanature qu’il identifiait plutôt à des «habitudes».En fait, il serait peut-être sage d’affirmer quenos modèles de la réalité n’ont de vertu que leurutilité, et ne fonctionnent que dans un cadrelimité. Nous avons construit, grâce à eux, unmonde qui est le reflet de notre perception, etnotre contrôle de cette réalité reste, partant, bienimparfait. Il ne peut en être autrement alors quec’est le contexte qui donne sens à l’observation.Ces prétendues « lois» se sont néanmoins avéréesutiles. Mais il ne faut inférer rien de plus. Et sur-tout pas un pouvoir explicatif de nature causale.

Tout compte fait, notre science cartésiennepourrait n’être qu’un pâle reflet de la réalité,comme les ombres dans la caverne de Platon,nous permettant de « fonctionner » pour nosbesoins les plus immédiats. Mais que savons-nousde la réalité sur laquelle opère notre raison? Peude choses véritablement puisque la plupart desinteractions nous échappent. Non seulementelles nous échappent, mais nous refusons, et celadepuis le XVIIe siècle, de considérer le mondeautrement qu’à travers le prisme de l’exclusioncartésienne. Est-ce cela que la science? À monsens, la science est plutôt la recherche de loisd’organisation qui « traversent » les échelles et quis’appliquent à des problématiques enchevêtréescomme une pelote constituée de fils de couleursvariées. On ne peut en démêler l’écheveau à lamanière cartésienne sans en payer un prix, celuide la «déconnexion» de la réalité.

Le monde selon la complexitéLe nouveau paradigme de la complexité changenotre façon de voir le monde. Quelqu’un a écritque même si nous comprenons «un et un» etque nous comprenons «deux», il n’est pas certainque nous comprenions «et». Le monde n’est paseuclidien ; il n’existe pas, en effet, de figuresgéométriques parfaites dans la nature. Le mondene répond pas non plus à des équations linéaires,même si elles «marchent» à une échelle donnée.Prenons la géométrie fractale à titre d’exemple,qui permet une représentation étonnante des ob-jets naturels (physis). En aucun temps la géomé-trie euclidienne ne permet d’appréhender lesobjets naturels.Au contraire, ceux-ci sont consi-dérés comme des déformations d’objets «idéels».Le paradigme de la complexité propose plutôt deconsidérer les objets naturels comme la réalité etles figures géométriques d’Euclide comme desapproximations–qui se sont avérées utiles pourconstruire notre monde.

Aujourd’hui, nous devons considérer des si-tuations dans leur ensemble, dans leur contexte,selon plusieurs dimensions, et prendre en compteles relations entre elles et l’ensemble, dans uneapproche dynamique où le temps est une va-riable qui ne peut plus être négligée comme lefait la mécanique classique de Newton. Un signede cela? Le principe de précaution1 qui taraudeles décideurs politiques est un indice évident dela défection de l’approche cartésienne du mondelorsqu’il s’agit d’intervenir. Aujourd’hui, lessituations qui nous tenaillent ne peuvent plusêtre appréhendées dans l’«abstraction» d’une ap-proche de type «laboratoire». Les décisions qu’ondoit prendre supposent non seulement des inter-actions locales, mais aussi des points d’ancragedans des systèmes qui intéressent la planète en-tière. Des exemples : le ministre de la Santé enFrance parle non plus de la santé de la sociétéfrançaise, mais de l’Europe de la santé ; le pro-blème du SIDA doit être envisagé sur plusieursfronts à la fois et à l’échelle du monde; la sécuritédes populations n’est plus affaire de pays mais deplanète; l’économie se mondialise. Le principe deprécaution, en dépit de sa rhétorique, revient à

1. Selon le principe de précaution, les déci-deurs doivent faire ensorte d’éviter le pire.Ce principe s’appliqueaux situations hautementcomplexes caractériséespar une incertitudeprofonde et des risques.

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La pensée complexe est désormais incontour-nable. C’est dès l’école qu’elle doit prendre ra-cine. La non-linéarité est sans doute la règle etla linéarité l’exception. La transdisciplinarité estl’instrument privilégié de l’ouverture, de la tolé-rance, de l’autonomie, et du respect de la diffé-rence. Elle est indissolublement liée au processusde mondialisation. Les multiples disciplines scien-tifiques actuelles se sont différenciées au coursdu temps pour, finalement, se fragmenter de ma-nière irréductible de sorte que chacune, évoluantdans sa bulle propre, élabore ses lois et son bagagespécifique de connaissances, sans référence auxdisciplines connexes. L’épidémiologie dispose deses propres critères pour juger de la causalitéd’une relation ; ces critères ne sont nullementpartagés– ils seraient plutôt critiqués–par lesautres disciplines qui analysent aussi des donnéesd’observation. La fragmentation de la connais-sance en disciplines réductrices est un processuscartésien diamétralement opposé à l’essence desproblématiques complexes. Enseignons les prin-cipes de l’incertitude pour que le monde de de-main apprenne à vivre avec les risques plutôtqu’avec les prétentions d’une science qui n’a decesse de s’afficher toute-puissante. Il n’y a pas deliens simples entre le décodage du génome hu-main et l’apparition des maladies chroniques del’âge adulte. Une science toute-puissante génèredes attentes irréalistes. Les problématiques com-plexes du XXIe siècle seront le test crucial duparadigme cartésien/newtonien.

un aveu d’ignorance. Nous devons prendre desdécisions sans information véritable sur les te-nants et aboutissants des problématiques com-plexes, sur ce qui est en aval et sur ce qui est enamont, tout en ignorant leurs liens avec l’objetd’analyse qui nous occupe. Nous souffrons demyopie intellectuelle. Le monde nous échappelittéralement parce que nos problèmes rejoignentune multiplicité d’échelles. Pourtant, nous de-vons intervenir. Les OGM, par exemple. Mais,comme nous ne pouvons appréhender qu’uneinfime partie de la réalité à la fois, nos interven-tions– les cheptels de vaches présumées folles etbrûlées–peuvent aussi bien devenir des coupsd’épée dans l’eau qu’être assorties d’effets perversou contre-intuitifs. Nous jouons aux apprentis-sorciers. Les situations évoluent rapidement etsont intriquées à tel point qu’une intentionbonne au départ peut déboucher sur des effetsinattendus qui font parfois plus de mal que debien. Les exemples abondent. Comment réglerle problème de la résistance bactérienne aux anti-biotiques? En en réduisant l’usage et en recou-rant à d’autres antibiotiques? C’est la solutioncartésienne. Ce serait ignorer la spirale de rétro-action qui caractérise ce genre de phénomène;plus on recourt aux antibiotiques et plus larésistance bactérienne s’organise, et plus il y a derésistance plus on y recourt, de sorte que lesnouveaux antibiotiques sont également pris dansla spirale. Le mieux est l’ennemi du bien, dit-on. Il y a dans cet aphorisme plus de vérité qu’iln’y paraît. Souvent, notre intervention a pourbut de maximiser un effet potentiellement béné-fique, mais il s’avère que l’intervention a plutôtpour effet de casser le système; une nouvelledynamique s’empare du système qui échappealors à tout contrôle, et l’effet pervers, inattendu,survient. Les systèmes complexes sont caractériséspar une incertitude profonde qui doit être assumée.Les systèmes complexes ont une vie propre; ils«savent» assimiler le changement et préserver leurdynamique par le déploiement de solutions no-vatrices. Et l’innovation est parfois surprenante,inattendue. Les systèmes complexes résistent auxpolitiques de planification.

Quelqu’un a écrit que même si nous comprenons «un et un»et que nous comprenons «deux», il n’est pas certain que nous comprenions «et».

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usqu’à une date récente, notre ges-tion du monde est restée sourde etaveugle aux grands courants qui fa-çonnent l’écosphère, la biosphère etla technosphère. Notre vision et nosactions se trouvaient liées à une

conception de la création humaine essentielle-ment historique. Dans un tel cadre, les politiquespouvaient légitimement estimer être les seuls àdisposer du savoir-faire nécessaire pour changerle monde; et par leurs décisions, les seuls capablesde faire avancer les sociétés dans une directionchoisie. Pourtant, d’autres forces sont à l’œuvre.Faute de méthodes, d’outils d’observation, de ca-pacités d’évaluation, elles ont longtemps échappéà l’analyse. C’est pourquoi elles sont rarementprises en compte dans les politiques tradition-nelles. Difficiles à saisir, elles impliquent uneconnaissance de plusieurs disciplines et domainesdifférents. La spécialisation à outrance de notrevision du monde les a rendues invisibles.

Ces grandes forces sont celles de la nature :lois de l’auto-organisation, de l’autocatalyse,de l’exclusion compétitive, de la hiérarchie desniveaux de complexité, de la dynamique desévolutions ou de la sélection naturelle. Elles ontproduit le monde, des atomes aux molécules et

Complexité et transdisciplinarité :

Joël de Rosnay*

http ://www.derosnay.com

nouvelles méthodes,nouveaux outils

des cellules aux espèces vivantes qui peuplent la planète. Ce sont des tendances fortes, des pe-santeurs et des contraintes qu’il est désormaisimpossible d’ignorer dans la conduite de toutsystème complexe.Liée et associée à de telles lois,la responsabilité humaine prend tout son sens.Elle doit désormais tenir compte des contraintesde la nature pour mieux en tirer parti. Savoiréconomiser l’énergie humaine comme celle desmachines, accroître l’efficacité de ses actions,orienter les grandes évolutions dans des direc-tions favorables au développement de l’homme,de ses ressources et de ses libertés.

Le troisième infiniL’exercice d’une telle responsabilité passe par lamaîtrise de la complexité. Comment mieux lacomprendre et agir sur elle avec plus d’efficacité?Nous voici à nouveau confrontés à un inson-dable infini, le troisième: l’infiniment complexe.Après l’infiniment grand et l’infiniment petit quifondèrent la science moderne grâce au question-nement incessant des savants et des philosophes,l’infiniment complexe influence directement nosactions et notre vision du rôle de l’homme dansle monde.Après l’éclatement, l’éparpillement, ladispersion des disciplines qui découpaient lanature en territoires de plus en plus spécialisés,

* Joël de Rosnay estconseiller du présidentde la Cité des scienceset de l’industrie.Président de Biotics, il est aussi l’auteur deL’Homme Symbiotique,Éditions du Seuil, 1995.

L’ordinateur est-il ce prodigieux instrument qui permettrade maîtriser la complexité? Et de là les phénomènes quiconstruisent la vie, la société, l’écosystème?

JJ

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une vision de synthèse émerge. Elle rapprocheet féconde les disciplines dans une harmonieusecohérence. La transdisciplinarité prend ici toutson sens. Paradoxalement, c’est une discipline aunom étrange,bien éloignée en apparence de cetteharmonieuse construction, qui a joué un rôledécisif dans cette convergence : la théorie duchaos, la mal nommée. Elle débouche sur lessciences de la complexité, nouveau carrefour dela rencontre entre l’analytique et le systémique.

La nouvelle vison du monde issue des travauxsur la théorie du chaos et la complexité permeten effet un rapprochement entre deux modescomplémentaires d’analyse et d’action: la mé-thode analytique, née de la démarche cartésienne,et l’approche systémique, issue de la cybernétiqueet de la théorie des systèmes. Déjà, un boulever-sement radical s’était produit dans le courant desannées 50 et 60 avec le changement de para-digme induit par la synthèse systémique.

La connaissance avance en effet, par bondssuccessifs liés à la représentation du monde.Voirpour comprendre, comprendre pour mieux voir.La visualisation des phénomènes, structures etévolutions est déterminante dans les progrès de lascience et des représentations qui en découlent.Dans cette quête des représentations, le télescopeet le microscope ont occupé une place privilé-giée.Aujourd’hui encore, avec les nouvelles géné-rations d’instruments comme le télescope Hubbleou le microscope à effet tunnel (MET), ils jouentun rôle essentiel dans l’élargissement du champdu visible. Sans la lunette de Galilée, les théories

de la mécanique céleste, puis celle de la gravita-tion n’auraient pu trouver leur base d’observation.Sans le microscope d’Antonie Van Leeuwenhoek(1632-1723) et celui de Louis Pasteur, le mondedes microbes n’aurait pu être découvert, ni celuides cellules, donnant naissance à la biologie mo-léculaire et aux biotechnologies.

Puissance, visualisation, simulationDepuis une dizaine d’années émerge un prodi-gieux instrument d’observation de la complexité,et d’action sur ce troisième infini: l’ordinateur.Et particulièrement l’ordinateur personnel, dé-multiplicateur des capacités du cerveau indivi-duel à traiter la complexité. Certes, l’ordinateurexiste depuis un demi-siècle et on en connaît les

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multiples applications. Sans un tel sociocatalyseur,les sociétés humaines ne pourraient fonctionnerà des rythmes accélérés et avec l’efficacité néces-saire pour coordonner en temps réel une multi-tude d’actions imbriquées et d’une immensevariété. Mais ce sont surtout les nouvelles carac-téristiques de l’ordinateur personnel, relié enréseau à d’autres machines, qui bouleversent lesdonnées. Ces caractéristiques tiennent en troismots: puissance, visualisation, simulation.

Un ordinateur moderne fonctionne à partirde microprocesseurs dotés de capacités de traite-ment sans commune mesure avec celles qui exis-taient au milieu des années 80.Vitesse, mémoire,adressage, parallélisme des opérations confèrentà ces ordinateurs la capacité de calcul des pluspuissantes machines des années 80 d’un prixmille fois plus élevé. Chacun peut désormais, aulaboratoire, au bureau, ou en voyage s’il est munid’un portable, résoudre simultanément des co-hortes d’équations différentielles non linéaires etvisualiser les résultats sur des courbes, graphiquesen couleurs, cartes en trois dimensions ou formesanimées… Une tâche impensable avec un crayonet un papier! Tout à coup, par suite de ces discon-tinuités ou seuils critiques propres à la coévo-lution des connaissances, l’ordinateur émergecomme un outil de prédilection dans l’observa-tion et la simulation de l’infinie complexité duvivant, de la société ou de l’écosystème.Et surtoutcomme un outil opérationnel pour agir sur elle.

L’ordinateur est ainsi devenu le macroscope dutroisième infini. Désormais, ce n’est plus un sym-bole, mais une réalité. Et cette réalité est en trainde bouleverser notre vision du monde.

Des expériences in silicoL’ordinateur-macroscope contracte ou dilue le temps et l’espace, rendant perceptibles des évo-lutions trop lentes ou trop rapides pour notrecerveau. Faisant interagir des myriades de para-mètres simultanément et autorisant à tout instantle changement des règles du jeu, il forme une vé-ritable symbiose avec son opérateur. Les contrô-leurs du trafic aérien peuvent ainsi suivre en

temps réel des trajectoires et flux d’avions ; leschimistes, fabriquer des modèles moléculairescapables de réagir les uns avec les autres; les chi-rurgiens, voyager à l’intérieur du corps avantune opération grâce aux images provenant desscanners et retraduites par l’ordinateur; les finan-ciers, analyser des courbes pour détecter les ten-dances des marchés ; ou les militaires, engagerdes chars et leurs conducteurs sur un champ debataille virtuel… Mais un des grands atouts del’ordinateur-macroscope est de mettre en lumièreles relations entre ordre, chaos et complexitédans une multitude de phénomènes naturelsallant de la physique à la chimie, de la biologieaux sciences sociales et à l’écologie. C’est grâce àla visualisation et à la simulation sur leurs ordina-teurs que les fondateurs de la théorie du chaoset des sciences de la complexité ont découvertla généralité de certains phénomènes et proposéleurs hypothèses.Ainsi Edward Lorenz en météo-rologie, Benoît Mandelbrot pour sa géométriede la nature et sa découverte des formes frac-tales, Stuart Kaufman et Doyne Farmer pour lesréactions chimiques qui ont donné naissance à lavie, John Holland pour les algorithmes généti-ques, Brian Arthur en économie, Ilya Prigogineet Grégoire Nicolis pour les systèmes sociaux.Et bien d’autres chercheurs en sciences de lacomplexité de par le monde.

L’ordinateur est un laboratoire portatif dechimie, de biologie, de sociologie, d’économie,d’écologie. Il renferme dans ses logiciels de si-mulation une infinité de mondes modifiables etmanipulables au gré de l’opérateur. Une simu-lation n’est autre qu’une expérience informatique.Elle a les mêmes caractéristiques, avantages etportée intellectuelle qu’une expérience tradition-nelle de laboratoire ou effectuée sur le terrain.Tout type d’expérience peut être tenté sans qu’ilsoit nécessaire d’engager une expérimentationen vraie grandeur avec les risques qu’elle repré-sente, surtout quand elle implique des hommes,des entreprises, des économies. Dans une expé-rience in vitro, les biologistes reconstituent entube à essai la machinerie de base des cellules ety ajoutent les ingrédients moléculaires qui lui

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permettent de fonctionner. Les informaticiensréalisent, eux, des expériences in silico, mais lesobjectifs et les retombées sont analogues. Pour lapremière fois il devient possible de tenter decomprendre la nature, non plus seulement en ladécomposant en ses composants toujours plusinfimes–molécules, atomes, particules élémen-taires– selon la démarche traditionnelle de lascience,mais en la reconstruisant à partir d’élémentset de lois simples faisant naître la complexité desorganisations et des fonctionnements. On peutainsi vérifier la validité des hypothèses en obser-vant la manière dont le modèle se comportedans son environnement simulé, la validation nerésidant pas seulement dans l’explication causale,mais aussi dans la cohérence du fonctionnementd’ensemble et la pertinence de l’organisation quile supporte.

Entre l’ordre et la turbulenceL’ordinateur-macroscope fait ainsi émerger pro-gressivement une théorie unifiée de l’organisa-tion des systèmes complexes et une approche gé-nérale des mécanismes d’auto-organisation. Uneapproche qu’il semble pertinent d’appliquer auxsociétés humaines afin d’éclairer la vision pros-pective des formes possibles de leur organisation.La théorie du chaos dépasse l’auto-organisationdes structures du monde physique et chimique.Elle s’applique aussi aux systèmes biologiques,aux sociétés d’insectes, aux sociétés humaines, àl’écosystème. À chaque niveau hiérarchiqueémergent des propriétés nouvelles spécifiques.

Mais comment des interactions chaotiquespeuvent-elles générer de la complexité organisée?La simulation sur ordinateur de systèmes com-plexes permet de dégager les principes générauxd’une telle évolution et de répondre aux ques-tions posées précédemment sur les similitudesde structures, les zones optimales d’évolution oules règles de construction des réseaux.

Lorsque des multitudes d’agents sont en in-teraction, plusieurs types de situations peuventémerger. Dans un premier cas, les turbulencesrésultant de ces interactions sont trop fortes. Des

structures se forment, mais se détruisent aussivite qu’elle se construisent. Les associations qui secréent peuvent aussi conduire à un ordre rigideet sclérosé, inhibant toute forme ultérieured’évolution et d’adaptation. Mais il peut aussi seformer une zone instable de transition entreordre et turbulence. Dans cette zone particulièrepeuvent apparaître des structures organisées,s’amorcer des chaînes, des cycles, des bouclesqui stabilisent l’ensemble du système malgré lerenouvellement permanent de ses constituantset les perturbations venant de l’environnement.

On sait par exemple que des fluctuationsaléatoires peuvent se transformer en oscillationsstabilisées. Cela se produit lorsqu’une chaîne deréactions successives se boucle sur elle-mêmepour donner un cycle reproduisant les mêmessubstances ou régulant leur apparition ou leurdisparition. La formation de cycles de régulationest un des phénomènes de stabilisation parmi lesplus répandus de la nature. On le retrouve à labase des grands cycles de l’écosystème qui main-tiennent les fonctions vitales de la planète (cyclesdu carbone, de l’azote, de l’oxygène), dans lescellules vivantes pour la production d’énergieou le recyclage de substances nécessaires au mé-tabolisme, comme dans les processus de base del’économie.

Une organisation complexe peut ainsi semaintenir au cours du temps, évoluer, s’adapter,donc exister, comme par miracle, dans un océande désordre et de turbulences. C’est précisémentle cas de la vie et des organisations humaines.

Comment des interactionschaotiques peuvent-elles générerde la complexité organisée? La simulation sur ordinateur de systèmes complexes permet de dégager les principes générauxd’une telle évolution.

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Je définis la symbionomie comme l’étude del’émergence des systèmes complexes par auto-organisation, autosélection, coévolution et sym-biose. Je considère ainsi des processus ou desévolutions symbionomiques pour décrire les phé-nomènes liés à l’émergence de la complexitéorganisée, comme ceux que l’on peut observerdans des systèmes moléculaires (dans le cadre,par exemple, de l’origine de la vie), les sociétésd’insectes (fourmilières, ruches), les systèmessociétaux (entreprises, marchés, économies) oules écosystèmes.

Une des voies privilégiées de l’évolutionsymbionomique est la symbiose. Cette notions’applique généralement à des organismes vivants,mais plusieurs auteurs l’ont étendue à des asso-ciations entre l’homme et des systèmes non vi-vants. Sans entrer dans la discussion sur l’existenceou l’absence de frontière entre le «naturel » et«l’artificiel» et par simple commodité de langage,je considère indistinctement des symbioses se réa-lisant dans le monde «naturel», avant l’interven-tion de l’homme, et des symbioses intervenantdepuis son apparition, dans le monde dit «arti-ficiel», celui des machines, des organisations, desréseaux ou des villes. J’emploie donc le terme desymbiose pour qualifier aussi bien les liens entrel’homme et ses artefacts (avec les ordinateurs,par exemple) qu’entre l’homme et l’écosystème.

Les sciences de la complexité, sciences duXXIe siècle, et l’approche transdisciplinaire peu-vent nous aider à penser le futur des sociétéshumaine. La combinaison de la rationalité (ou del’irrationalité) politique avec les grandes lois de lanature crée une tension permanente en bordurede l’ordre idéal et de la turbulence stérile. C’estdans cette niche particulière que peuvent naîtreles phénomènes spontanés d’auto-organisationet d’accélération. C’est à ce point précis que lacapacité d’adaptation et d’efficacité est la plusgrande. À nous de comprendre comment s’ymaintenir, afin de coévoluer avec le monde quenous avons créé et l’écosystème planétaire.

Il semble que ce soit là, dans cette zone detransition particulière, en bordure du chaos,comme le propose Christopher Langton, que lacomplexité puisse naître, les organisations, sys-tèmes et réseaux, croître et se développer. Deuxabîmes s’ouvrent de chaque côté de la bordure duchaos. D’une part le désordre total, une turbulenceanarchique non génératrice d’organisation.D’autre part l’ordre structuré et sclérosé, la rigi-dité statique. Entre les deux, comme dans unetransition de phase, à la limite de l’ordre parfaitet de l’anarchie totale: la fluidité, l’adaptabilité,l’auto-organisation de formes, structures et fonc-tions qui naissent et meurent dans un perpétuelrenouvellement autorégulé. L’émergence de l’or-ganisation et de la complexité. C’est dans cettefine frange, à cette frontière précise, dans cet étatde transition instable et pourtant stabilisé, tem-poraire et pourtant permanent, que se situent lesphénomènes qui construisent la vie, la société,l’écosystème. Comment les comprendre pourmieux les canaliser? Comment les utiliser pourconstruire des symbioses enrichissantes à tous lesniveaux de partenariat entre la nature, l’hommeet ses machines? Telles sont quelques-unes desquestions fondamentales qui conditionnent notreavenir.

Vers une théorie unifiéePour pouvoir répondre à ces question, il paraîtnécessaire d’intégrer l’apport de la théorie duchaos et des sciences de la complexité. Ces diffé-rents domaines pourraient être rassemblés dansle cadre d’une théorie unifiée. Elle se fonderaitnotamment sur l’étude des organisations com-plexes et la simulation informatique de leurcomportement dans le temps.

Je propose de l’appeler: théorie unifiée de l’auto-organisation et de la dynamique des systèmes com-plexes. Mais cette dénomination, qui en résumepourtant l’essentiel, est longue et d’un emploidélicat. De manière plus concise, je propose leterme de symbionomie pour décrire l’ensembledes phénomènes couverts par cette théorieunifiée.

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L’Autre Forum : mai 2003 27

De la Bourse à la musique,

À côté d’une transdisciplinarité « lourde», le parcours souple des idées…

Alan BelkinProfesseur titulaire, Faculté de musique, Université de Montré[email protected]

ai découvert il y a quelques annéescombien j’étais ignare en financeset en sciences. Malgré mon docto-rat en composition d’une école demusique prestigieuse, mes lacunesétaient énormes dans ces domaines,

si présents dans notre quotidien. J’ai décidé d’agir.

Mon cheminement a débuté à l’occasiond’une recherche sur l’investissement de retraite.Comment, me demandais-je, apprivoiser lemystérieux monde financier? Je ne voulais passuivre aveuglément l’avis des conseillers, d’autantplus qu’ils me proposaient de prendre mon argentsans garantir de résultats. Pour en apprendredavantage, j’ai décidé de consulter les autoritésles plus respectées dans le domaine. J’ai vitedécouvert Warren Buffett, le célèbre investisseuraméricain. Je trouvais ses écrits clairs, logiqueset–puisqu’il n’avait rien à me vendre–désinté-ressés. Selon Buffett, investir pour soi n’exige quedeux choses : comprendre la comptabilité– lelangage des affaires–et savoir juger de manièreindépendante.

Muni d’un texte élémentaire de comptabilitéet aidé par un ami comptable, j’ai entrepris monapprentissage. Pour le compositeur que je suis, lacomptabilité représentait jusque là l’ennui le plusprofond. Une surprise m’attendait cependant. Jedécouvrais que la comptabilité n’était qu’unsimple outil à mesurer des ressources, pour en-suite mieux pouvoir se servir d’elles. Surtout, je

en passant par la théorie de l’évolution

commençais à saisir que l’utilité des notionscomptables de base dépasse largement le do-maine financier, pour s’appliquer à la vie toutcourt. En effet, les ressources étant toujours limi-tées, on doit chercher à peser coûts et bénéficespour parvenir à des décisions éclairées.

Ce premier voyage hors des limites de monunivers habituel ayant été plus stimulant queprévu, je me suis ensuite tourné vers le secondpoint soulevé par Buffett et me suis demandécomment éviter des erreurs de jugement. À cetégard, Charlie Munger, partenaire de Buffett,propose une notion élargie de l’éducation. Selonlui, l’objectif ultime de l’éducation devrait être lasagesse (worldy wisdom). Cependant, cette sagesseest difficile à atteindre, car la complexité dumonde exige une vision large, qui déborde ducloisonnement traditionnel des disciplines uni-versitaires.

Pour fonctionner au quotidien, nous nousservons habituellement de raccourcis mentaux,pour la plupart inconscients. Le livre de RobertCialdini, Influence, en énumère plusieurs. Cialdinimentionne entre autres les erreurs de pensée, trèsrépandues, résultant du fait que notre système co-gnitif a évolué pour composer avec un environne-ment auquel notre monde actuel ne ressembleplus. Par exemple, nous croyons plus facilementun groupe de gens qui nous entourent qu’unétranger (la «preuve sociale»), façon de penseravantageuse quand les humains chassaient en

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s’agit de prendre l’habitude d’utiliser une liste devérification mentale, tirée de quelques idées maî-tresses étayant des disciplines scientifiques.

Dans cet ordre d’idées, pour toute activité hu-maine, la théorie de l’évolution s’avère un pointde départ à mon avis indispensable. Comme ledémontre Steven Pinker dans The Blank Slate,le cerveau humain, loin d’être une table rase, estplutôt, comme tout autre organe, le produitd’une longue évolution adaptative, permettantde mieux survivre dans son environnement.Lorsqu’on commence à explorer le mariage del’évolution et de la psychologie, on se rend vitecompte de la puissance de cette combinaison.

Dernièrement, je me suis demandé si cetteapproche pouvait être utile en théorie musicale,et j’en conclus que oui. Je trouve frappante, danstrop de théories musicales, l’ignorance de l’évolu-tion et du fonctionnement de l’ouïe et de la mé-moire humaines, quand ce n’est pas un manqued’intérêt à ce sujet. L’expérimentation dans cesdomaines devient cependant plus fréquente–ensont un exemple les travaux d’Albert Bregman,dont le livre Auditory Scene Analysis suggère denombreuses implications en ce qui a trait à lacompréhension de la musique.

Je constate que plusieurs problèmes impor-tants de la théorie musicale sont mieux formuléset mieux résolus à la lumière de connaissanceset de méthodes scientifiques. La cohérence har-monique de plusieurs musiques du XXe siècle afait l’objet de nombreuses études, mais en généralles explications ne tiennent aucunement comptede ce qui est audible par le commun des mortels.J’écris actuellement une série de textes en ligne,dans lesquels j’essaie d’appliquer cette approcheà la musique. Ces articles peuvent être consultésà l’adresse électronique suivante : http://www.musique.umontreal.ca/personnel/Belkin/index.html.

Mieux comprendre le monde autour denous... vaut aussi quelque chose en soi!

L’Autre Forum : mai 200328

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petites tribus : devant un prédateur, si la tribufuyait, mieux valait fuir aussi, plutôt que de dis-cuter. Mais dans une société industrielle, avec sesmédias puissants et sophistiqués, ce genre deconfiance naïve dans les réactions du groupepeut s’avérer trompeur.Autre exemple: la plupartdes gens acceptent plus facilement des prévi-sions présentées sous forme de narrations, plutôtque de probabilités. On n’a qu’à penser aux pré-visions des chroniqueurs de nos quotidiens: ceciarrivera, engendrant cela, et menant à tel résultat.Or, l’anticipation de l’avenir ne peut reposer quesur une évaluation des probabilités. Et la sciencedes probabilités démontre que plus il y a defourches dans une série d’événements, moinsprobable est une fin particulière.

Ces exemples incitent à une certaine pru-dence : pour aborder un problème important,nos raccourcis mentaux habituels seraient peut-être souvent inadéquats. Comment changer oucourt-circuiter ces habitudes ? D’abord, en évi-tant toute idéologie rigide: une idéologie fournitdes réponses toutes faites et souvent simplistes,qui nous empêchent d’appréhender la réalitédans toute sa complexité et sans parti pris. En-suite, en devenant conscients des motivations quipeuvent biaiser nos réflexions. Dans le mondeuniversitaire, cela pourrait prendre plusieursformes, par exemple : parti pris émotif enversune théorie déjà répandue (encore, la «preuvesociale»), adhésion facile à une ligne de penséeconnue, pour publier ou recevoir des contrats derecherche, par désir d’approbation des pairs, etc.

Pour jeter un regard nouveau sur des pro-blèmes, dit Munger, il faut plutôt se référer à demultiples modèles mentaux, surtout tirés dessciences pures, car celles-ci nous habituent à desméthodes de pensée rigoureuses. Par exemple, enphysique, on propose une théorie, puis on essaiesouvent de prouver expérimentalement son con-traire. Par contre, en sciences humaines et dans lesarts, trop souvent on ne pense même pas à véri-fier expérimentalement; l’idée de tester systéma-tiquement l’hypothèse contraire demeure peuexploitée. Comme le suggère encore Munger, il

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des femmes prostituées. Devant le même énoncé,la théologie pratique s’appliquera d’abord à saisirl’expérience qui s’y dit en écoutant davantagecelles qui parlent. Elle confrontera ensuite leurparole avec celles de la foi en la résurrection etau salut, d’abord pour interroger la traditionchrétienne sur cette question, voire sur la validitéde son énoncé de foi. Que signifient en effetPâques et la résurrection du Christ au vu del’histoire et de la situation actuelle du monde?Comment le salut signé par Pâques peut-il êtrevrai pour les autres mais «pas pour nous » ?Pourrait-il le devenir ? À quelles conditions ?S’agit-il seulement qu’elles se convertissent,comme l’affirment d’aucuns ? Et pourtant,Pâques, elles y croient ! Faut-il alors qu’elleschangent de vie? Mais même si elles le faisaient,leur énoncé pourrait bien rester vrai pour ellescomme il l’est pour tellement de nos contempo-rains.On l’aura vu, cette série de questions pointeune critique de la théologie à partir de l’expé-rience et de ses énoncés, avec l’intention d’yrevenir après un détour par une réflexion théo-logique qui pourrait aussi en enrichir la saisie.

La théologie pratique contemporaine est une science empirico-herméneutique qui vise à

éfléchissant à cet article, il m’estapparu que deux énoncés-phares,et transdisciplinaires, déterminentmon travail en théologie pratiqueet rendent compte de la tensionentre les deux termes (théologie et

pratique) qui identifient ma discipline. Le premierénoncé vient d’un groupe de femmes prostituéeset il concerne l’apport des sciences humaines etsociales à mon travail et à ma discipline. Le se-cond, de Max Horkheimer, renvoie à ce que lathéologie peut apporter aux autres disciplines.L’un et l’autre concernent le niveau le plus fon-damental de la transdisciplinarité qui relèved’apports au plan paradigmatique.

«Pâques? Oui, on y croit. Mais c’est vrai pourles autres, pas pour nous.» L’énoncé vient d’un groupe de femmes prosti-tuées et il concerne le rapport de vérité entre ledogme chrétien et l’existence humaine.On pour-rait dire qu’il réintroduit dans la théologie la pré-occupation pratique qui marquait ses origines.Confrontée à un tel énoncé, la théologie clas-sique–celle que la plupart connaissent–se seraitaussitôt appliquée à justifier la validité de l’énoncédogmatique vis-à-vis de l’énoncé expérientiel

L’Autre Forum : mai 2003 29

La théologie pratique entre Pâques, l’expérience et la théorie critique

Jean-Guy NadeauProfesseur titulaire, Faculté de théologieUniversité de Montré[email protected]

Une matrice transdisciplinaire pour interroger le rapport de vérité entre le dogme chrétien et l’existence humaine.

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la distinguant aussi bien du paradigme métaphy-sique de la théologie classique que du paradigmeempirique des sciences sociales1.

Ajoutons, mais cela relève aussi bien de lamodernité, que cette évolution de la théologien’est pas liée seulement aux sciences humaines etsociales, mais aussi à la perte de contrôle du ma-gistère ecclésiastique sur la théologie. Si plusieursconsidèrent la théologie comme la courroie detransmission du magistère romain–ce qui resteparfois le cas–, la théologie pratiquée dans lesinstitutions universitaires comme sur plusieursterrains chauds apparaît davantage comme uneinstance critique de ce magistère et même de ladoctrine chrétienne. Certains se demandent tou-tefois si la théologie universitaire n’a pas rempla-cé son inféodation au magistère ecclésial par unedépendance, nettement transdisciplinaire, auxorganismes subventionnaires. Mais cela est uneautre histoire... qui nous mène à notre secondénoncé-phare.

Si la tradition, les catégories religieuses, et en parti-culier la justice et la bonté de Dieu, ne sont pastransmises comme des dogmes, comme des véritésabsolues, mais comme la nostalgie de ceux qui sontcapables d’une vraie tristesse [...] la mentalité théo-logique, ou tout au moins sa base, pourrait êtreconservée sous une forme adéquate [...] Car nousdevons tous être liés par la nostalgie que ce quiarrive dans le monde, l’horreur et l’injustice, n’ensont pas le dernier mot, mais qu’il existe un Autre[...]2.

Cet énoncé d’Horkheimer interroge aussibien la théologie que les sciences humaines. Lathéologie dans la requête de ne pas confondreconcept et dogme. Les sciences humaines et so-ciales dans la requête d’ouverture à l’Autre par-delà ce qu’on pourrait appeler l’impérialisme duprésent, de «ce qui est» (et qui ne peut être vrai,disait Herbert Marcuse), ou de « l’il y a » (enmodifiant quelque peu le sens que Levinas donneà ce concept). Ce qui s’exprime ici, c’est laquête de transcendance, l’utopie et l’espérance,l’inquiétude fondamentale et le sens critique quimarquent la théologie contemporaine et plu-sieurs travaux de sciences humaines et sociales.

articuler de façon systématique et critique lesintuitions théologiques et les faits empiriques.Un de mes étudiants (Claude Cardinal, 1997) enfaisait «une discipline ayant pour objet l’analysecritique de l’agir chrétien suivant une méthodo-logie scientifique comprenant la formulationd’une théorie de l’agir [chrétien] et la rétroactionde l’agir sur cette théorie, selon les résultats del’analyse critique, en vue de faire progresser cetagir.»

Science du salut en acte et de ceux et cellesqui s’en réclament (on me permettra ce vocabu-laire théologique), la théologie pratique ne peutque se tourner vers les sciences sociales qui appa-raissent alors comme des sciences auxiliaires,nécessaires à l’analyse de l’action, de ses acteurset de leur contexte. Or, ce faisant, la théologiepratique est influencée par un paradigme empi-rique qui change la manière de voir et de regar-der, de questionner et de comprendre, d’agir etd’espérer avec laquelle la théologie s’était cons-truite.La transdisciplinarité a ici des conséquencesradicales pour la théologie qu’elle redéfinit prati-quement en fonction de deux postulats épisté-mologiques majeurs: l’idée que la connaissancedoit être basée sur une observation empirique,déterminante pour la vérité des énoncés… dontcertains théologiens ont même une conceptionpragmatique; la conscience de l’historicité de laconnaissance et de notre rapport au monde.

Si d’aucuns s’en désolent, y voyant une perted’identité de la théologie, d’autres voient un pro-grès dans la redéfinition des conditions de pos-sibilité du discours théologique quant au sujet,au langage et à l’expérience qui fait que la légi-timité de la théologie ne peut «plus se déduire apriori en fonction d’un sens et d’une vérité pos-sédés de toute éternité [...] ». Par exemple, l’her-méneutique, l’analyse structurale, la pragma-tique, en faisant éclater la prétention d’un accèsprivilégié à un sens pré-donné et à la vérité, eten saisissant le sujet comme «sujet interprétantdont la question joue un rôle déterminant dansle dévoilement du sens», ont permis à la théolo-gie de redéfinir sa ratio en termes interprétatifs,

L’Autre Forum : mai 200330

1.Anne Fortin-Melkevik,«Les méthodes enthéologie. La penséeinterdisciplinaire enthéologie », Concilium,no 256, 1994, p. 131-142.

2. Max Horkheimer,Théorie critique, Paris,Payot, 1978, p. 360.Aussi Crépuscule: notes en Allemagne (1926-1931),Paris, Payot, 1994,p. 155-158.

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mais l’insistance de la tradition chrétienne surcette radicalité, les fantasmes des mystiques con-cernant la figure de Marie-Madeleine et son rap-port au Christ, la stigmatisation des prostituéeset l’identification de l’Église par rapport à ellesne pouvaient que garder mon attention rivée surcet aspect qui complétait l’autre volet de marevue de littérature.

Mais il manquait toujours à ma recherche unematrice qui permettrait d’en intégrer les diverséléments. Je l’ai finalement trouvée du côté del’interactionnisme symbolique qui m’a permisde construire ma réflexion sur la prostitutionhétérosexuelle en Occident et son traitementecclésial, et d’utiliser le concept de prostitutionpour critiquer certaines pratiques de l’Église. Sijusque là mon travail était d’ordre interdiscipli-naire, je crois que cette matrice relève de la trans-disciplinarité. D’abord à cause de son rôle même,mais aussi parce qu’elle a valeur dans plusieursdisciplines et à cause de ses liens étroits avec leconstructivisme social, lui aussi un concept trans-disciplinaire.

L’interaction entre l’éducation chrétienne et la résolution des abus sexuels subis durant l’enfanceMon second exemple porte sur une recherchesubventionnée par le CRSH, concernant lesimpacts, négatifs et positifs, de l’éducation chré-tienne dans la résolution des abus sexuels subisdurant l’enfance.En effet, s’il est des victimes pourlesquelles l’éducation religieuse a été un soutien,il en est d’autres auxquelles elle a manifestement

Deux exemplesBien qu’elle soit d’abord d’ordre fondamental,la transdisciplinarité concerne aussi les niveauxconceptuel et méthodologique de la recherche,plus proches de l’interdisciplinarité. J’en donnerairapidement deux exemples tirés de ma pratique,comme nous y ont invités les concepteurs de cenuméro de L’Autre Forum.

Le traitement social et ecclésial de la prostitutionLa première illustration vient d’une recherche surle traitement social et ecclésial de la prostitution(et des prostituées)3. L’observation participanted’une pratique d’intervention me permettait desaisir des bribes de l’expérience personnelle etsociale de femmes et d’hommes participant àdes activités de prostitution hétérosexuelle. Maisil est évident que je devais puiser à d’autressources pour mieux saisir cette expérience etconstruire ma réflexion. J’ai donc mené unelongue revue de littérature à travers plusieurs dis-ciplines (une revue de littérature transdiscipli-naire?) et j’en ai tiré une typologie que j’ai en-suite eu le plaisir de voir utilisée dans d’autresdisciplines que la mienne. J’y trouvais par exempledes problématiques centrées sur l’individu aliéné,d’autres (fonctionnalistes ou critiques) centréessur la collectivité, d’autres centrées sur la respon-sabilité du sujet déviant, d’autres enfin sur l’inter-action symbolique parmi lesquelles j’avais situéles diverses approches féministes (aussi critiques)de la question. S’y ajoutaient des réflexions phi-losophiques et sociologiques sur la consomma-tion des signes et la ritualisation de la violence.

Puisque la pratique dont émergeait ma re-cherche se réclamait de références chrétiennes,j’ai élargi ma recherche au corpus chrétien. J’aidonc étudié le concept de prostitution puis lesrapports à la prostitution dans la Bible, lathéologie, la mystique, l’histoire et la pastoralechrétiennes. J’y ai découvert, entre autres choses,le double rapport de la tradition aux prostituées(enfermement et solidarité), et la radicalité du rap-port sexuel pour l’identité collective et person-nelle. Certes, cela n’était pas tout à fait nouveau,

L’Autre Forum : mai 2003 31

L’interactionnisme symbolique m’a permis de construire ma réflexion sur la prostitutionhétérosexuelle en Occident et son traitement ecclésial, et d’utiliser le concept deprostitution pour critiquer certaines pratiques de l’Église.

3. Jean-Guy Nadeau,La Prostitution, uneaffaire de sens. Étude de pratiques sociales et pastorales, Montréal,Fides, 1987.

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théologiques irrésolues concernant, par exemple,le salut et l’intervention divine.

Je ne peux malheureusement ni développer ninuancer ces points ici. Qu’il suffise de se mettreà la place d’une petite fille qui apprend queDieu protège ceux qu’il aime. Ce qui n’est ma-nifestement pas le cas d’une petite fille abuséesexuellement... et laissée à elle-même.Non seule-ment Dieu ne prend pas soin d’elle, mais sa con-duite sexuelle, bien que contrainte, constitue unefaute face à lui. Entretenant l’espoir de gagner lafaveur de Dieu pour que cessent les abus dontelle était victime, elle a pourtant essayé de vivreselon les «volontés divines». Elle a pu prier, sesacrifier, pardonner à son agresseur, même s’ilne faisait rien pour mériter ce pardon, et seculpabiliser davantage si elle n’y arrivait pas. Maissi tout cela reste sans effet? Si Dieu n’intervientpas pour elle, comme on lui a appris qu’il leferait ? Soit qu’elle rejette ce mauvais Père, cequi est néanmoins culpabilisant et angoissant.Soit qu’elle se retourne contre elle-même etcroie qu’elle est bien responsable de ce qui luiarrive. À moins qu’il n’y ait quelque motifdivin–indiscernable– derrière cela et que «c’estpour son bien»– le Père n’a-t-il pas sacrifié sonpropre Fils ! Ce que certains appellent le Dieude l’enfance apparaît alors comme le dieu del’adulte, un dieu kidnappé et exploité par lui, undieu qui accroît le pouvoir de l’offenseur etdiminue d’autant celui de la victime. Or, c’estjustement l’empowerment contraire que devraitviser l’éducation religieuse–mais avouons que cen’est pas facile avec de telles prémisses!

On comprendra alors que «Pâques c’est vraipour les autres, pas pour nous» et que la théolo-gie doit tenir compte des paradigmes des scienceshumaines et sociales pour s’élaborer et participerà l’élan vers l’Autre qu’évoque Horkheimer etqu’elle porte aussi.

nui. D’où deux hypothèses pratiques parmid’autres: 1) l’interaction dramatique entre abussexuels et éducation religieuse interpelle radica-lement l’éducation religieuse et le discours théo-logique–par exemple sur le salut, la puissance etla bonté de Dieu; 2) la théologie pratique peutapporter son expertise à l’accompagnement thé-rapeutique des personnes victimes ou survivantesd’abus sexuels.

La clinique et la psychologie ont attiré notreattention sur les dynamiques et l’impact psycho-social des abus sexuels. Plus récemment, certainesétudes ont fait état des effets de l’éducationreligieuse (chrétienne ou non) sur leur résolu-tion, mais on ignore encore trop souvent que lescroyances religieuses sont aussi déterminantespour la personnalité que l’appartenance ethniqueou sociale4. Ce que la théologie peut apporterici, c’est 1) la sensibilisation aux dimensionsreligieuses de l’expérience d’abus; 2) l’impact descroyances religieuses dans la gestion des crises dela personnalité (comme on le revoit ces temps-cidans la gestion des crises politiques); 3) la docu-mentation sur les croyances religieuses en causeavec leurs réseaux sémantiques et symboliques;4) la critique interne de ces croyances en fonc-tion des textes fondateurs et des traditions desÉglises tout autant qu’en fonction de la rationa-lité contemporaine; 5) l’interpellation des pra-tiques d’éducation religieuse durant l’enfance.

À ma connaissance, les théologiennes ont étéles premières à documenter, à critiquer et sou-vent à rejeter les représentations religieuses quimarquent la mémoire des femmes, particulière-ment celles qui ont été victimes d’abus sexuels.Ces représentations souvent abusives en elles-mêmes ont parfois été utilisées par l’adulte abu-seur pour cautionner ses gestes. Elles concernentla soumission des femmes aux hommes et celledes enfants aux parents, la valeur ultime de lafamille qu’il faut protéger à tout prix, la pureté(ou l’impureté) sexuelle et son rapport à lafemme, l’obligation du pardon, le sens de lasouffrance, la paternité de Dieu Seigneur, lesacrifice du Christ, etc. Sans parler des questions

L’Autre Forum : mai 200332

4. Marilyn A. Ganje-Fling et PatriciaMccarthy, « Impact of Childhood SexualAbuse on Client Spiri-tual Development-Counseling Implications»,Journal of Counseling & Development, vol. 74,no 3, 1996, p. 253-258.Karen E. Gerdes et all.,«Adult Survivors ofChildhood SexualAbuse–The Case ofMormon Women »,AYlia-Journal of Women& Social Work, vol. 11,no 1, 1996, p. 39-60.

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Quels facteurs ont provoqué ce replidisciplinaire? Quelles en ont été les conséquences?Les raisons de cet échec n’ont jamais été claire-ment expliquées. On disait, alors, que le retouraux départements traditionnels facilitait l’obten-tion des subventions de recherche.La psychologiesociale,par la suite, s’est scindée en deux:une pre-mière branche était enseignée dans les départe-ments de psychologie et une autre dans les dépar-tements de sociologie, le plus souvent dans uneignorance réciproque. Le Centre avait été créédans l’espoir de construire une science de l’espritdont le contenu serait nécessairement interdisci-plinaire. L’équipe qui entourait Bruner compre-nait un philosophe,Willard Van Orman Quine,unhistorien, Stuart Hughes, et un linguiste, RomanJakobson. S’y trouvaient aussi le philosopheNelson Goodman, un des représentants du nou-veau constructivisme, et des psychologues tels queGeorge Miller. Je peux témoigner de l’enthou-siasme que ce projet avait suscité, car j’étais étu-diante à ce centre en 1956. Malheureusement,

Peut-on affirmer que votre champdisciplinaire, la psychologie sociale, estd’emblée un terrain favorable à la rencontreentre les disciplines?La psychologie sociale est née du constat que,pour étudier la pensée humaine, la culture ou lasociété, la transdisciplinarité était inévitable. Elles’est implantée il y a un demi-siècle comme unprojet interdisciplinaire dans plusieurs universitésaméricaines. Je citerai, à titre d’exemple, l’univer-sité Columbia, à New York, où j’ai étudié et dontle programme en psychologie sociale s’organisaitcomme un montage de cours en psychologie, ensociologie, en anthropologie et en philosophie.À Harvard, le très célèbre Department of SocialRelations s’était construit également autour deces quatre disciplines. Le lieu exemplaire de ceteffort transdisciplinaire était à l’époque le Centerfor Cognitive Studies, fondé par l’éminent psy-chologue social Jérôme Bruner.Dix ans plus tard,cependant, ces tentatives se sont arrêtées. Les pro-fesseurs qui participaient aux différents projetssont retournés dans leurs départements respectifs.

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L’ego-écologie, une voie transdisciplinaire pour l’étude des identités vivantes

Entretien avec Marisa ZavalloniProfesseure titulaire, Département de psychologieUniversité de Montré[email protected]

Peut-on comprendre l’évolution des sociétés sans examiner les flux de la pensée et des émotions d’où jaillissent les changements? Peut-on expliquer le Soi si on extrait l’individu de son contexte historique? Inspirée par les espoirs fondateurs de la psychologie sociale, l’approche ego-écologique propose d’appréhender la culture jusque dans ses mouvements intimes.

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processus cognitifs, voyez-vous, se déroulent dansle temps. Lorsque les chercheurs ont voulu lessimuler sur un ordinateur, ils ont d’abord dû lesobserver in vivo, le procédé privilégié étant defaire penser les gens à haute voix et d’analyserensuite les protocoles ainsi obtenus. Des recher-ches en psychologie cognitive ont simulé par cemoyen des processus tels que la résolution desproblèmes de crypto-arithmétique. En surface,ces méthodes ne semblaient pas pertinentes àmon domaine de recherche, soit l’étude des pro-cessus identitaires. Pourtant, l’essentiel de l’entre-prise cognitiviste, tout au moins celle qui étaitassociée à l’intelligence artificielle, me paraissaitêtre ailleurs, non pas dans la simulation informa-tique en tant que telle, mais dans la saisie empi-rique des processus cognitifs par une approchede type idiographique–en l’occurrence, l’analysede protocoles, cas par cas.

Mon pari était qu’en adaptant la méthode dela pensée à haute voix à l’étude in vivo des pro-cessus mentaux dans le domaine de l’identitépsychosociale, on pouvait aboutir à une psycho-logie sociale naturaliste et capable d’interagir avecles autres disciplines. Ce choix me différenciaitnon seulement des psychologues sociaux tradi-tionnels, mais aussi de ceux qui, comme Bruner,se sont tournés vers l’aspect narratif du langageen s’inspirant de la linguistique ou encore dessciences interprétatives. J’envisageais plutôt unepsychologie sociale qui saurait interagir avec cesdisciplines et offrir sa contribution propre, sansse dissoudre dans celles-ci.

C’est ainsi qu’avec ma collègue ChristianeLouis-Guérin nous avons développé l’approcheego-écologique et l’analyse psycho-contextuelle.La question que nous nous posions était la sui-vante: comment une personne, membre d’unesociété et d’une culture données et évoluant dansun certain milieu, élabore une image de soi et dela société–une représentation mettant en scènedes objets, des êtres et des activités–qui a unsens et une valeur par rapport à une histoire et àun projet.

l’idée large de la science cognitive comme quêtedu sens, de la construction de la culture et mêmede la réalité s’est transformée par la suite en pro-grammes d’informatique de type unidisciplinaire.Si Bruner, de son côté, a poursuivi sa quête dusens, de l’esprit et de la culture en dialoguantavec des anthropologues comme Geertz et desphilosophes comme Ricœur, il l’a fait à titre in-dividuel, en occupant les marges et non plus lecentre du pouvoir institutionnel. Actuellement,il y a un retour du pendule, la marge s’élargit etle désir ou la nécessité de l’interdisciplinarité esten train de réapparaître.

Le potentiel laissé en plan pourrait-il doncêtre réactualisé? Tout projet interdisciplinaire dans les scienceshumaines me paraît devoir se développer en en-globant la psychologie sociale.Par sa nature, celle-ci est à l’intersection de l’individuel et du social.Je dirais que son rôle dans l’interdisciplinaritéserait d’orchestrer le choix des éléments en jeudans les différentes disciplines. Par exemple,Geertz considère que le but de l’anthropologieest de comprendre l’univers imaginatif des mem-bres d’une culture donnée. La psychologie socialedevrait pouvoir apporter une réponse, mais aussi,par cette réponse, orienter les chercheurs vers lechoix de certains aspects des institutions sociales,de l’histoire, de la culture qui paraissent jouer,plutôt que d’autres, un rôle dans cet univers.Mais pour cela il faut une psychologie socialequi soit équipée pour l’interdisciplinarité, ce quirequiert un changement en profondeur dans sesméthodes et dans ses présupposés.

Vous avez évoqué l’émergence de programmesaxés sur l’informatique. Dans vos propresrecherches sur les identités psychosociales,avez-vous intégré ou contourné cetteévolution?Si Bruner a vu seulement du négatif dans le tour-nant informatisé de la psychologie cognitive, j’ai,de mon côté, trouvé dans ce nouveau courantun filon méthodologique qui offrait une extra-ordinaire libération des contraintes statistiquesde la psychologie sociale traditionnelle. Les

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Comment avez-vous intégré cette dimension sociale sur les plans théorique et méthodologique?Le «tissage» théorique, tout comme ses ramifi-cations dans la méthode, s’est fait de façon sé-lective, certains croisements ayant été particuliè-rement fructueux.Ainsi, au départ, je dois recon-naître l’apport fondamental d’Erikson et de sonconcept d’identité, qui offrait une plate-formeidéale pour transformer la notion freudienne del’individu–un système d’instincts et de pulsions–en une combinaison complexe de forces socialeset psychologiques. De façon encore vague, a pudès lors commencer à prendre forme l’idée d’unenvironnement non seulement à l’extérieur,mais aussi à l’intérieur de l’individu. De là, l’idéed’une ego-écologie qui renvoie à l’environne-ment interne de l’ego en interaction constanteavec l’environnement externe. Nous pouvonsainsi concevoir le contenu d’un certain type demémoire (ou environnement interne), non pluscomme un dépositoire d’informations, maiscomme un mécanisme pour interagir avec lemonde, ce qui inclut la culture, l’idéologie, lapolitique, la religion. J’ai appelé effet de résonancele mécanisme par lequel certains éléments del’environnement interne sélectionnent d’unemanière automatique et subconsciente certainséléments de l’environnement externe, les assimi-lent et les mettent ensuite à contribution pourchanger le monde dans une interaction continue.

Quelles ont été vos premières expériences et observations?Les premiers résultats ont permis de clarifiercertains faits sociologiques bien établis, commela préférence pour les groupes d’appartenance etune certaine hostilité envers les groupes de non-appartenance. Nous avons observé qu’il suffisaitd’activer l’attention d’une même personne au-tour d’un même groupe d’appartenance, d’aborddans la condition NOUS (ex.: «Nous les Qué-bécois sommes…») et ensuite dans la conditionEUX (ex. : «Eux les Québécois sont…») pourque le contenu cognitif et affectif passe du posi-tif au négatif. Cela nous indiquait que ce n’étaitpas le groupe en tant que tel qui était préféré,mais bien des images associées au NOUS. Defaçon semblable, lorsque le EUX était activé, deséléments négatifs étaient sélectionnés, même sil’objet visé, c’est-à-dire le groupe, restait lemême. C’est ainsi que nous est apparu le pro-cessus de recodage du groupe. Ces observationsmettaient en cause l’opposition classique entrein-group et out-group, puisque des sentimentsnégatifs pouvaient surgir par rapport à l’in-group.Elles remettaient aussi en question la théoriebien connue de Tajfel sur l’existence d’une moti-vation spécifique à préférer un groupe d’apparte-nance. Non réductible à une simple motivation,la préférence pour l’in-group existe parce quenous construisons ce groupe dans notre universmental (comme NOUS) à partir de tout ce quiest important pour nous. Il s’agit donc du résul-tat d’un processus de pensée. La méthode offraitaussi une approche directe pour explorer le jeudes identités multiples qui nous caractérisent–cequi reste un casse-tête pour les sociologues. Parailleurs, il ne faut pas voir dans cette constructiondes objets sociaux une projection au sens psy-chanalytique, mais plutôt le résultat de l’activitétransactionnelle entre la personne et son milieusocioculturel. C’est le social qui offre aux hu-mains des choix du désirable.Toute personne auplus privé d’elle-même est aussi une entité so-ciale où l’Alter joue un rôle important. Limiterl’identité au Soi comme on le fait habituellementest sans doute une erreur.

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Mon pari était qu’en adaptant la méthode de la pensée à haute voix à l’étude in vivodes processus mentaux dans le domaine de l’identitépsychosociale, on pouvait aboutir à une psychologie socialenaturaliste et capable d’interagiravec les autres disciplines.

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s’activait d’une manière automatique et subcon-sciente, renvoyant à l’existence d’une pensée defond qui accompagne la conscience claire. Enbref, disons que l’analyse psycho-contextuelle apermis d’observer d’une manière naturaliste lesdimensions extralinguistiques du langage dansles processus identitaires.

Comme discipline, la psychologie offrait-elle unterrain favorable à cette démarche d’analyse?La tradition nomothétique qui prévalait enpsychologie et qui tendait à concevoir l’individucomme une simple intersection dans une popu-lation statistiquement définie occultait à monsens les processus vivants de la pensée. Le pointde mire sur la vie des mots identitaires a révéléquelque chose qui me paraît très important pourla psychologie et pour tout projet interdisci-plinaire: la convergence et la simultanéité d’unemultiplicité de dimensions psychologiques au-tour d’un énoncé linguistique. La grande majo-rité des départements de psychologie proposentdes cours sur les attitudes, la motivation, le Soi, lesvaleurs, et ainsi de suite, qui produisent l’imagede phénomènes distincts et autonomes. L’analysepsycho-contextuelle a montré que ces élémentsopèrent simultanément dans l’expérience d’unseul mot identitaire et qu’ils ne vivent pas enséparation. Ce que l’on considère habituellementcomme des domaines différents n’est en fait quedes moments de la vie d’un mot identitaire.

On peut ainsi émettre l’hypothèse qu’il existepour chaque groupe ou collectivité des motsforces qui se prolongent dans des productionsculturelles et qui sont réappropriés et réinterpré-tés par la personne en fonction d’une histoire etd’un projet. En partant d’une analyse indivi-duelle, nous pouvons voir aussi les distorsionsque subissent certains mots inédits et les transfertsde sens lorsqu’ils passent dans la sphère publique,circulent et se transforment en relation aux vicis-situdes de l’histoire et de l’usage. Ce qui émergealors, dans l’agencement de ces mots et de leurscontextes représentationnels, c’est bel et bien unsystème vivant.

La sociologie était-elle à même de vous aider à aborder ces éléments relatifs à l’environnement externe?Oui, le projet ego-écologique a notammentbénéficié des perspectives ouvertes par la théoriedes représentations sociales–qui, soit dit en pas-sant, a trouvé des voies d’application dans denombreuses disciplines.Ainsi donc, les principauxconcepts définis par Moscovici au début des an-nées 60 ont été réactualisés. Leur attrait pournous était qu’ils permettaient de centrer l’atten-tion sur les mécanismes de la pensée qui s’acti-vent quand un individu tente de donner un sensau monde qui l’entoure. Le concept d’ancrage,en premier lieu, nous encourageait à examinerl’effet des contenus mentaux préexistants sur lacréation et la transformation des représentationssociales. Et le concept d’objectivation nous con-duisait à saisir comment une idée abstraite setraduit dans une entité concrète. Retenant l’hy-pothèse que ces mécanismes entraient en jeu defaçon dynamique dans l’environnement internedont fait partie l’identité sociale de l’individu,ma collègue et moi avons mis au point un ins-trument d’analyse, l’Investigateur multistade del’identité sociale (IMIS).En utilisant comme pointde départ les représentations de groupes d’appar-tenance, la méthode permettait de transformerces unités représentationnelles en mots identitaires,des unités dynamiques et affectivement chargéesagissant dans une multiplicité de contextes,sociaux et personnels.

En quoi les recherches menées selon cette approche se distinguent-elles des études réalisées en linguistique?L’analyse psycho-contextuelle été créée pourdéployer tous les contextes qui sont pertinentsau mot identitaire, avec leur charge affective. Àpartir d’un seul mot, on entre ainsi dans le do-maine de la mémoire collective et dans celui desprojets individuels, des préférences, de l’histoirede vie, des valeurs et d’un désir d’interpeller lemonde–tout cela, dans une oscillation continue.Un mot produit pour décrire un groupe socialdevient le centre d’un circuit affectif-représenta-tionnel. Nous avons constaté que cet ensemble

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en opposition aux femmes dont l’univers étaitjugé par Sartre comme inférieur. Au fil des en-tretiens, la thématique du génie réapparaissaitcomme élément autobiographique, axiologique,motivationnel. Bref, il s’égrenait selon les dimen-sions du circuit affectif-représentationnel. J’aipublié ces résultats en 1986. Plus tard, un autremot identitaire a attiré mon attention chez cetauteur: le mot engagé. Au-delà de sa trajectoireidentitaire, ce terme a joué un rôle importantdans la diffusion de l’existentialisme, tout aumoins en France. C’est de ces observations quel’idée d’effet de résonance a pris forme dansmes recherches.

Cet effet de résonance agirait à la fois à l’échelle d’un individu et à l’échelle d’un contexte historique?Oui, il s’agit non seulement d’une résonance in-trapsychique qui alimente le système identitaire,mais aussi d’une résonance interpsychique qui sepropage à travers la culture. J’ai poursuivi cettepiste en m’intéressant à un autre auteur dont lapensée a eu des répercussions notables, à savoirNietzsche. Les volumineux fragments posthumesqui accompagnaient ses textes complets se prê-taient à cette analyse ciblée. Dans ce cas, c’est lemot méchant qui réapparaissait dans tous les con-textes identitaires. Il caractérise chez Nietzscheun groupe d’appartenance et ses valeurs: «Nousles nouveaux philosophes voulons que l’hommedevienne plus méchant et plus cruel.» Dionysos,un de ses prototypes, tient des propos semblables.Dans un fragment, on trouve par ailleurs: «Tous

Quelle est donc la force motrice de ce système?J’ai évoqué tout à l’heure l’effet de résonance, ceprocessus inarticulé par lequel le contenu de lamémoire est créé et réactivé, en tant que penséede fond, lorsqu’on rencontre dans le monde deséléments qui sont compatibles avec les motsidentitaires. Mon hypothèse est que l’éventail desémotions qui accompagnent ce contenu mentalreflète les conditions dans lesquelles celui-ci aété mémorisé. Quand un mot identitaire entredans le champ de la conscience, le réseau repré-sentationnel qui lui est lié se met à vibrer, defaçon amplifiée, sous l’effet de l’énergie compri-mée dans les strates sédimentaires constituéespar l’expérience, l’imagination et les émotions.Comme toute cellule vivante, les mots identi-taires et leurs réseaux ne sont pas statiques. Si lessouvenirs du passé deviennent des fonctions duprésent, ils peuvent aussi exprimer une relationvivante, parfois même combative, à l’environne-ment culturel et «énergiser» une présence dialo-gique dans le monde.

Il faut sans doute reconnaître que toutes les représentations ne possèdent pas la mêmecharge identitaire ni la même portée culturelle.En effet. J’ai appelé circuit affectif-représentationnelle contenu que l’on obtient en déployant lesdifférents contextes. C’est ce contenu qui permetde déterminer la place des représentations dansle système identitaire. Un problème se posaittoutefois dans mes recherches. Comment êtrecertaine que ce contenu préexistait à mon inter-vention dans le dialogue avec les sujets étudiés?Autrement dit, comment contrôler et validerl’existence empirique du circuit affectif-représen-tationnel ? La preuve ultime, je ne pouvais latrouver que si, dans des textes produits indépen-damment et à des périodes différentes par unmême auteur, le même mot réapparaissait danstous les contextes antérieurement identifiéscomme faisant partie du circuit affectif-représen-tationnel. Ma première tentative a été faite avecles entretiens entre Sartre et de Beauvoir. Je suistombée sur un énoncé qui disait à peu près cequi suit : tout homme a de quoi être un génie.Voilà donc un recodage surprenant du masculin,

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Le point de mire sur la vie des mots identitaires a révéléquelque chose qui me paraît trèsimportant pour la psychologie etpour tout projet interdisciplinaire :la convergence et la simultanéitéd’une multiplicité de dimensionspsychologiques autour d’un énoncélinguistique.

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Nous voilà devant un champ d’étude qui s’élargit considérablement !On voit que, pour mener à bien l’étude des tran-sactions entre la personne et le monde, l’apportde diverses disciplines est un atout important.Les unités de recherche de l’approche ego-éco-logique, les mots identitaires, réconcilient d’unecertaine façon l’étude de l’unique et du général.Ce sont des outils transactionnels complexes quiémergent dans un système identitaire ouvert etdynamique ou qui le nourrissent selon le pou-voir ou le talent de tout un chacun. Ce sont desentités vivantes dans la mesure où ils nous orien-tent vers des réseaux de signification dont lesracines s’étendent dans l’environnement, dans lamémoire collective et la culture en train de secréer.

Dans les faits, avez-vous eu l’occasion de collaborer avec des personnes qui mènentleurs recherches sous le chapeau d’autresdisciplines? Cela a été notamment possible dans le contexted’un séminaire pluridisciplinaire sur la penséeféministe auquel j’ai pris part pendant plusieursannées à l’Université de Montréal. Ce séminaireavait été créé par Marie-Andrée Bertrand, quireprésentait la criminologie. La sociologie étaitreprésentée par Danielle Juteau, la théologie parOlivette Genest et la philosophie par LouiseMarcil-Lacoste. Andrée Lévesque, de McGill,représentait l’histoire. D’autres collègues se joi-gnaient à nos activités selon les circonstances.Chaque année, nous choisissions un thème com-mun qu’il s’agissait d’explorer selon le point devue de ces différentes disciplines. Du coup, nousavons pu saisir la nature des obstacles à dépasserpour créer quelque chose de nouveau. Une foisterminé, le séminaire a continué à donner desfruits.Ainsi, Olivette Genest m’a été d’un apportprécieux du côté de la linguistique dans un pro-jet récent concernant les épîtres pauliniennes.Après Nietzsche, il devenait presque irrésistiblede regarder du côté de l’apôtre Paul, qui fut l’unde ses principaux interlocuteurs (ouvertement outacitement).Au fil de nombreuses conversations,nous avons essayé d’envisager comment la

les grands hommes ont été méchants.» Nietzschedira sur lui-même: «Chez moi la méchanceté faitpartie du bonheur. » Lorsque l’on s’attarde à ce mot et aux réseaux qui prennent forme dansses écrits, on s’aperçoit que la thématique du«méchant » énergise l’ensemble de son projetphilosophique d’inversion de toutes les valeurs.Cependant, on ne peut comprendre le projetnietzschéen sans saisir l’ampleur de la fureur quele «succès» de Paul, l’apôtre, a déclenchée chezle philosophe. Nietzsche est en révolte contre lechristianisme, contre l’idée du méchant créée parle christianisme qu’il veut subvertir en lui don-nant une connotation positive. Pour comprendretoute la charge de cette identité subjective, il fauttoutefois tenir compte du contexte de l’Alle-magne de Bismarck et de la façon dont le chris-tianisme a créé des tabous sexuels qui auraientmis Nietzsche en danger.

Cette étude nous éclaire-t-elle aussi sur la«résonance» qu’a eue Nietzsche dans l’histoire?Si l’on se reporte aux contextes de sa réception,ce qui est surprenant est le succès que ses écritsont connu tant chez l’extrême droite que chez lagauche. Les historiens nous disent qu’Hitler avaitprévu construire un temple pour Nietzsche à lafin de la guerre. De son côté, Mussolini affirmaitmettre en pratique ce que Nietzsche avait pensé.La liste des gens de gauche qui se réclament delui est notable, sans parler des poètes et des écri-vains. Une philosophe féministe, Sarah Kaufman,après avoir commenté des passages très misogynesde Ecce Homo, conclut en s’adressant à l’auteur:«Nous, nous t’aimons.» À quoi tient cet impactimportant dans la culture européenne? Nietzscheécrivait évidemment très bien, mais probable-ment a-t-il aussi touché une force énergétiqueautour de la révolte. Il a sexualisé la méchancetéet, autour de ce thème, il a créé des prototypestels que le surhomme, Dionysos et Zarathoustra,qui ont résonné dans la culture. Un historien anoté comment, au début du siècle, en Alle-magne, n’importe quel petit instituteur qui lisaitNietzsche se voyait transformé en surhomme.

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de mes premières recherches sur le système iden-titaire, en 1975, j’avais été frappée par la théma-tique dominante des étudiants québécois qui sedécrivaient comme colonisés et sans grands pro-jets individuels. Depuis 1977 et jusqu’à aujour-d’hui, cette position a disparu et une nouvellethématique a surgi soudainement: la fierté, aussibien collective que privée. L’analyse psycho-con-textuelle a montré qu’à l’origine de ce mot il y ale « je suis fier» de René Lévesque, qui a résonnédans le plus privé des identités de ces étudiants.Chez les générations étudiantes actuelles, c’estsouvent le père qui apparaît comme la source dece mot identitaire. La résonance s’est transforméeen héritage. Ainsi, des traits que la psychologietraditionnelle aurait attribués à la personnaliténe peuvent se comprendre que comme entitéstransactionnelles personne-culture. Par ailleurs,une simple analyse historique ou sociologique nenous aurait pas éclairés sur la nature de l’impactdes événements historiques sur les identités in-dividuelles ni sur les mécanismes transactionnelspar lesquels ils agissent.

Si l’ego-écologie se prête particulièrementbien à la transdisciplinarité, c’est que son objetd’étude est une entité qui existe comme la syn-thèse des réalités différentes. Ses perspectives etses méthodes en font à mon avis une bonne alliéepour l’étude du sens et du vivant.

linguistique et la psychologie pouvaient s’allierpour l’étude d’un même texte.

Comment vos approches se sont-ellesmutuellement enrichies?Ma collègue m’a d’abord familiarisée avec unelecture fondée sur une analyse sémiotique qu’elleavait développée en montrant comment les épî-tres construisent l’acteur Jésus en faisant advenirune nouvelle figure, celle du Christ, à travers lelien Dieu-Christ. Nos questionnements se sontalors imbriqués. Si l’analyse sémiotique permetde comprendre l’émergence de figures, leur par-cours et la nature de leurs effets dans le texte,n’était-il pas possible aussi d’étudier commentces figures opèrent sur des éléments extralinguis-tiques tels que le désir, la croyance, l’engagement,l’action? Une identité nouvelle engagée dansl’histoire peut-elle ainsi émerger des effets psy-chologiques du texte? Chez Paul, l’analyse psy-cho-contextuelle a montré, entre autres choses,l’existence de circuits affectifs-représentationnelsà partir de l’équivalence surprenante entre desmots antinomiques: faible et fort, folie et sagesse.Dans la perspective d’une transdisciplinarité pluslarge, la question reste à savoir si on peut envisa-ger une exégèse dans laquelle l’historico-critique,la rhétorique et l’herméneutique se joindraientà la sémiotique et à la psychologie comme deslectures non pas «alternatives», mais convergentespour saisir les textes dans leur complexité.

En conclusion, iriez-vous jusqu’à dire que l’étude des processus identitaires appellepresque comme une exigence un mouvementd’analyse de type transdisciplinaire?Dans un récit où il parle de sa mère, l’écrivainPeter Handke décrit comment celle-ci, qui étaitpauvre et démunie, a réagi avec enthousiasme àla venue d’Hitler. Il rapporte qu’elle vivait dansun état d’excitation continue et qu’elle avait ac-quis une fierté générale qui semblait lui redon-ner le goût de vivre.C’est là un exemple de cettecollision entre les désirs privés et une situationhistorique que l’ego-écologie permet de clarifier,mais qui échapperait à une psychologie socialetraditionnelle. Prenons un autre exemple. Lors

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AF

Nietzsche écrivait évidemment très bien, mais probablement a-t-il aussi touché une forceénergétique autour de la révolte. Il a sexualisé la méchanceté et,autour de ce thème, il a créé desprototypes tels que le surhomme,Dionysos et Zarathoustra, qui ont résonné dans la culture.

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*Titulaire de la Chaire de recherche du Canadasur l’intervention édu-cative, Yves Lenoir estaussi directeur du Centre de recherche surl’intervention éducative(CRIE) et codirecteur duCentre interuniversitaire sur la formation et laprofession enseignante(CRIFPE).

La transdisciplinarité, un phénomène naturel redécouvert…

Yves Lenoir*

Professeur titulaireFaculté d’éducation, Université de [email protected]

Face à leur genèse, les disciplines scientifiquesactuelles ont-elles perdu la mémoire?

mais aussi chargéde prétentions

Serait-ce un autre mot à la mode, après ceux de «compétences», de «communauté» et de bien d’autres? Depuis quelques années, le terme «transdisciplinarité» a pris un essor, à première vue étonnant, au sein du discours scientifique et il se pourrait même qu’il soit en voie de détrôner celui d’« interdisciplinarité». On le retrouve, décliné de maintes façons, dansplusieurs domaines scientifiques, mais peut-être plus particulièrement dans le cadre des formations et de la recherche dans le champ des professions. La question que soulève l’introduction de la notion de transdisciplinarité dans ces champs et à laquelle nous nous intéressons ici est la suivante:comment penser un mode d’articulation entre les disciplines scientifiques dans le cadre d’une professionnalisation croissante des formations? Car tel nous semble être un des principaux enjeux auxquels les universités québécoisesfont face actuellement. La transdisciplinarité peut-elle alors offrir uelques pistes de réflexion, sinon d’opérationnalisation pouvant favoriser la mise en œuvre de ce que Marcel Mauss appelait l’« interscience», de perspectivesd’interpénétration, de coopération et de complémentarité entre les disciplinesscientifiques réalisées selon un mode horizontal, dialogique et démocratique?

Introduction

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objets et le fractionnement de la compréhensionqui en résulte imposent « le déploiement d’unespace de médiation interdisciplinaire» (p. 63).Le deuxième axe tient son origine du question-nement social qui dépasse la simple mise en causede l’organisation des études–fortement interpel-lée à la fin des années soixante par la jeunesse,puis par les universitaires eux-mêmes (Ansart,1990)–pour poser le problème du sens mêmede la présence de l’être humain dans le monde(Morin et Piattelli-Palmarini, 1974) et pourtenter d’intégrer les savoirs disciplinaires et de lesmettre à contribution à la fois dans des processusd’appréhension d’un réel en mutation et de réso-lution des problèmes du monde contemporain,caractérisés par leur extrême complexité (Morin,1990). La demande sociopolitique, telle la pré-occupation envers l’environnement, la paix oula démocratie, s’est accrue avec, entre autres, ledéveloppement des mouvements sociaux, despossibilités d’expression de l’opinion publiqueet de l’emprise des médias. Quant au troisièmeaxe, il est en lien direct avec l’activité profession-nelle quotidienne et il renvoie aux besoins dessociétés industrielles. À côté donc des motiva-tions épistémologiques, où « la logique scienti-fique [...] fait surgir de nouveaux objets et denouvelles problématiques en passant par-dessusles frontières existantes» (Callon, 1990, p. 76), lanécessité d’une forte interaction entre les disci-plines scientifiques a également été suscitée pardes forces non directement scientifiques liées auxenjeux sociopolitiques, ainsi que par des forcesassociées à la complexité croissante de la réalitésociale et aux exigences des activités socialesquotidiennes.

Ainsi, au fur et à mesure que le XXe sièclevieillissait, la science s’est progressivement réo-rientée en profondeur pour produire de nou-velles disciplines scientifiques explicitement inter-disciplinaires et pour s’associer étroitement auxapplications technologiques, afin de répondreaux attentes sociales de plus en plus pressantes.De nos jours, la formation et la recherche s’ins-crivent toujours davantage dans une logique oùprédominent depuis la fin du XIXe siècle le

La réponse à ces questions demande de s’arrê-ter à certains préalables. Après avoir proposéquelques indices pouvant permettre de com-prendre le succès dont jouit le mot «transdisci-plinarité», nous rappellerons qu’il ne fait qu’ex-primer, avec celui d’«interdisciplinarité», un phé-nomène migratoire propre au développementdu système des disciplines scientifiques. S’il estpermis de reconnaître dans le recours à cette no-tion quelque intérêt central pour le développe-ment de la recherche et de la formation dans uneperspective pragmatique, il importe toutefois des’interroger sur les diverses significations qu’ilvéhicule et les dangers, sinon les illusions qu’ilpeut facilement susciter, particulièrement lors-qu’il tend à évacuer le concept même de disci-plinarité. Enfin, dans un contexte de profession-nalisation, le concept de transdisciplinaritépourrait traduire, tout en risquant de l’exprimerincorrectement, une des tendances fortes actuellesde prise en compte des pratiques professionnelleselles-mêmes.

Le succès de la transdisciplinaritéUn ouvrage bien connu de l’Organisation decoopération et de développement économi-ques (OCDE) paru en 1972 sous la directiond’Apostel, Berger, Briggs et Michaud1, et dontles arguments ont été régulièrement repris par lasuite– par exemple chez Delattre (1984) ou chezKockelmans (1979)–atteste de la diversificationvertigineuse des savoirs qui s’est opérée surtoutaprès la Seconde Guerre mondiale, en lien avecdes facteurs économiques, politiques et sociaux.Les débats se sont alors cristallisés autour de troisaxes principaux.

Le premier axe est issu de cette interrogationépistémologique, déjà ancienne puisqu’elle datede la mise en place du système des disciplinesscientifiques, qui consiste essentiellement à ex-plorer les frontières des disciplines scientifiques etles zones intermédiaires entre elles dans un soucid’organisation des savoirs savants et d’évitementde leur parcellisation. Duchastel et Laberge(1999), par exemple, montrent bien que lesdélimitations disciplinaires, le découpage de leurs

1.Voir les références à la page 48.

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Un phénomène sociohistorique accompagnant le processus interdisciplinaireFace à leur genèse, on pourrait croire que les dis-ciplines scientifiques actuelles ont perdu la mé-moire, tant elles se sont édifiées en établissant desfrontières prétendument inviolables, en dressantfrileusement tout autour d’elles des muraillesinfranchissables afin de se protéger de toute in-fluence extérieure indésirable, d’éviter toute con-tamination jugée a priori néfaste. Et pourtant…

Comme le remarquent Duchastel et Laberge(1999), Foucault (1969) «et la sociologie de laconnaissance ont montré que les domaines dis-ciplinaires sont produits socialement à travers lesdivers processus d’institutionnalisation et deprofessionnalisation » (p. 63). Or, ce processus dedéveloppement des disciplines scientifiques, quis’opère à partir du XVIIIe siècle et qui s’insti-tutionnalise au sein des universités (Stichweh,1991), se fonde sur l’interdisciplinarité. Toutediscipline scientifique est déjà bien en elle-même «inter-disciplinaire», au moins à l’origine,ainsi que le montre l’étude historique de l’émer-gence des disciplines scientifiques (Ibid.).En effet,la mise en place du système des disciplines scien-tifiques requiert le recours à un processus com-municationnel au sein des structures disciplinairescomme en dehors, avec d’autres communautésdisciplinaires et avec l’ensemble de la société.Cette exigence est d’autant plus forte que lastructure décentralisée du système des disciplinesscientifiques a fait disparaître toute possibilité àla fois de contrôle supradisciplinaire et de rem-placement, «dans les contacts avec l’extérieur,par un porte-parole représentatif» (Ibid., p. 56)qui avait jusqu’alors prévalu, par le biais de lathéologie longtemps, de la philosophie ensuite.Dorénavant, les disciplines scientifiques se pen-sent elles-mêmes de façon autonome au sein destructures institutionnelles qui se portent garantesde leur scientificité. Elles se libèrent de toutcontrôle hétéronome et affirment leur autoréfé-rentialité. Et c’est précisément ce remplacementd’un ordre hiérarchique par « la coexistence desystèmes fonctionnels dans une hétérogénéitécroissante» (Ibid., p. 39) qui autorise l’ouverture

pragmatisme et l’orientation professionnalisante.Soutenue par l’idéologie néolibérale, la mar-chandisation des êtres humains, du savoir et desexpressions symboliques tend à promouvoir unereconceptualisation des savoirs scientifiques enfonction des besoins économiques et n’a, à lalimite, que faire des modèles interprétatifs duréel, jugés dépassés, qui ont perduré ces 200 der-nières années. À cet égard, la notion d’interdis-ciplinarité ne semble plus suffire, car elle ne seréfère qu’à des interrelations entre disciplinesscientifiques homologuées. Les exigences socialescontemporaines requerraient la transdiscipli-narité, notion qui exprimerait la nécessité decoupes transversales des disciplines convoquées,mais aussi, pour plusieurs, de dépassement dusystème lui-même des sciences.

De plus, certaines tendances épistémolo-giques, au sein desquelles la transdisciplinaritépourrait trouver une légitimité, adoptent uneposition irréconciliable vis-à-vis de la structu-ration disciplinaire en mettant en cause la natureelle-même du savoir disciplinaire et en voulantlui substituer une autre structuration.Tel est, parexemple, le cas de la critique déconstructionnistedans ses formes limites (Petrie, 1992). Quoi qu’ilen soit, le recours de plus en plus omniprésentaux notions d’hybridation, de holisme, de poly-disciplinarité, de décloisonnement, d’intégration,de fusion, de coordination, de multidiscipli-narité, de pluridisciplinarité, de codisciplinarité,d’interdisciplinarité, y inclus sous ses multiplesformes (croisée, auxiliaire, structurale, etc.), et detransdisciplinarité témoigne aujourd’hui de lanécessité de faire éclater les frontières discipli-naires, de passer, au sens mis en avant par Morin(1990), d’un paradigme de la simplificationpropre à la science «classique» et caractérisé parles principes de généralité, de réduction et dedisjonction, au paradigme de la complexité quirepose sur de nouveaux principes d’intelligibi-lité de notre monde et qui enracine « la sphèrevivante dans la physis» (p. 127).

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approchée comme «une entreprise socialecomme une autre, ni plus détachée des soucis dumonde, ni plus universelle ou rationnelle qu’uneautre» (Ibid.). Elle cherche seulement à répondreà des attentes, à des contraintes et à des contextessociaux. Et les disciplines scientifiques sont alorssaisies comme des constructions arbitraires, his-toriquement situées et marquées par les préoc-cupations sociales du moment. De plus, cettedeuxième conception s’oppose au processus ré-ducteur, disjonctif, d’appréhension du réel quiest l’une des caractéristiques fondamentales dela science pour insister sur la complexité quicaractérise le réel et la nécessité fonctionnelle deprendre en compte les interactions qui lui sontconstitutives. Dans cette optique, le recours àl’interdisciplinarité s’impose en fonction del’exigence d’une autre méthode d’analyse denotre monde, mais aussi en fonction de finalitéssociales, chacune des disciplines scientifiques nepouvant seule répondre adéquatement à desproblématiques hautement complexes.

Par ailleurs, dans le même mouvement de pro-duction disciplinaire, l’institutionnalisation dusystème des disciplines scientifiques est à l’ori-gine de la séparation, dès le XVIIIe siècle, entre ledomaine des disciplines scientifiques et celui desprofessions, « rendant ainsi obsolète l’éruditionconçue comme forme commune du savoir »(Stichweh, 1991, p. 40). Cette dichotomisationde la fonction sociale de l’érudit en deux typesdistincts de systèmes sociaux, qui entraîne unequasi-rupture entre d’une part la formation et larecherche scientifique, dorénavant aux mains desdétenteurs universitaires d’un savoir de plus enplus théorisé, et d’autre part la pratique, laissée àla responsabilité du praticien professionnel qui ne

des différentes disciplines à l’établissement d’in-teractions dynamiques entre elles. Et ces interre-lations vont conduire à la création de nouvellesdisciplines, comme le présentent par exempleLemaine, MacLeod, Mulkay et Weingart (1976),Messer-Davidow, Shumway et Sylvan (1993) etWoodward et Cohen (1991). Mais ces interrela-tions vont également conduire à la proliférationdisciplinaire, source, aux yeux de plusieurs, d’hé-térogénéité et de confusion conceptuelle, ce quedécrit par exemple Wallerstein (1996) pour lessciences sociales.

Ainsi, s’appuyant sur l’affirmation tradition-nelle de l’indépendance, sinon de la neutralité dela science, une première conception considèreque les frontières que dressent les disciplinesscientifiques, le renfermement dans lequel ellesse confortent (Morin, 1990), constituent desobstacles à la recherche de nouveaux savoirs, cequi n’est pas compatible avec les incessants pro-cessus d’interrelation dynamique qui animaient laconstitution du système des sciences à ses débuts.

Or, selon une autre lecture que reprendStichweh (1991), « les disciplines [...] sont [...]des unités historiquement variables qui s’asso-cient à d’autres disciplines, dans un système quiles subsume, précisément par des processus d’in-terrelation dynamique. [...]. La différenciationdes disciplines n’apparaît alors nullement commele début d’une fragmentation et d’une perted’organisation. Elle est plutôt un mécanismed’auto-organisation du système qui se substitueaux interventions ordonnatrices externes» (p. 20,21). D’où cette revendication pour revenir à del’interdisciplinaire, dimension constitutive detoutes les disciplines scientifiques forgées auXIXe et au XXe siècle, mais aujourd’hui occultéeà la suite de leur institutionnalisation (Palmade,1977; Stichweh, 1991).

Cette deuxième conception promeut l’idéeque l’activité scientifique, tout en possédant unespécificité propre, met «en question toute sépa-ration entre les sciences et la société» (Stengers,1993, p. 11). À la limite, la science est alors

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L’idée de transdisciplinarité paraît opportune, mais elle peuttraduire, soit une phénomène de diffusion, soit un phénomène decontamination, soit encore l’illusiond’une conception partagée.

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phénomène de diffusion, soit un phénomène decontamination, soit encore l’illusion d’une con-ception partagée.Aussi, devant des tendances quidivergent, qui interprètent différemment les rela-tions scientifiques complexes, il importe d’inter-roger les usages (au moins certains) qui sont faitsde la notion de transdisciplinarité afin d’endégager quelques principales significations.

Une source d’illusion perverse ou un concept opératoire?Comme beaucoup d’autres notions, celle detransdisciplinarité paraît rapidement, lors d’unerecension critique de la documentation scienti-fique qui y recourt, faire l’objet d’une grandediversité d’interprétations. S’agit-il alors d’uneagression cacophonique ou plutôt d’une poly-phonie inspiratrice? Il n’est aucunement dansnotre intention de préciser quelle est « la bonne»définition de la transdisciplinarité et d’en définir« le bon» usage. Nous ne voulons que mettre engarde contre trois conceptions qui s’interpé-nètrent et qui peuvent constituer des dérivesséduisantes, tout en rappelant la nécessité declairement définir et caractériser le construit detransdisciplinarité avant d’y recourir.

Tout comme pour la notion d’interdiscipli-narité, celle de transdisciplinarité est approchée,soit comme un problème épistémologique quirenvoie à la question du sens, ce qui est la positionon ne peut plus explicite adoptée par Resweber(2000), soit comme un problème empirique(Klein, 1996) qui renvoie à la question de lafonctionnalité et aux préoccupations pragmati-ques. Dans le deuxième cas, la notion est assuré-ment animée d’une perspective transversale quiconduit à poser la nécessité d’un recours à desoutils conceptuels ou méthodologiques dans larecherche d’une réponse opérationnelle à unesituation problématique requérant l’apport deplusieurs disciplines.

Dans le premier cas, cette transversalité peuts’observer dans l’optique où, par exemple, unestructure conceptuelle ou une théorie serait uti-lisée pour «traverser» différentes disciplines afin

peut intégrer cette surcharge théorique aux exi-gences et contraintes de l’activité quotidienne,annonce le développement d’une double con-ception des sciences : les unes deviennent les«sciences fondamentales», les autres les «sciencesorientées vers des projets » (Fourez, 1994), aussiappelées les «sciences de terrain» (Stengers, 1993).Mais cette séparation est à la source, par là, d’unedouble appréhension de l’interdisciplinarité, l’uneacadémique, centrée sur la recherche d’une syn-thèse conceptuelle, l’autre instrumentale, oumieux fonctionnelle, centrée sur la pratique etl’activité sur le terrain. La différenciation obser-vée repose également sur le fait que ces champsd’opérationnalisation poursuivent des finalités,impliquent des objets d’études et recourent à unsystème référentiel ainsi qu’à des modalitésd’application bien différentes (Lenoir et Sauvé,1998). Il en est de même pour la notion d’inter-disciplinarité : est-elle sollicitée par une exigenceépistémologique ou par une exigence sociale?

Dans ce processus sociohistorique de produc-tion interdisciplinaire des disciplines scientifi-ques et de leurs sous-disciplines, ainsi que lephénomène se propage après 1945, s’inscrit unautre mouvement permanent, celui que Stengers(1987) a appelé la nomadisation des concepts etKroker (1980), un processus migratoire. Le fluxmigratoire qui s’établit entre les disciplinesscientifiques est constant sur tous les plans, ceuxde la théorie et des concepts, des objets, des mé-thodes et des techniques, etc.Ainsi, par exemple,Dumas (1999) montre, en citant les notions destructure et d’équilibre, qu’«un même conceptsert à structurer des architectures théoriques in-compatibles » (p. 52). Dans le dilemme auqueltoute discipline scientifique est confrontée, celuide sa fermeture autoprotectrice et celui de sa né-cessaire ouverture, elle ne peut éviter d’adopterune visée inter ou transdisciplinaire dans un soucide ressourcement, d’enrichissement, de renouvel-lement, d’où les «multiples vols et viols séman-tiques» (Resweber, 1998, p. 24).

L’idée de transdisciplinarité paraît doncopportune, mais elle peut traduire, soit une

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conservation des disciplines (Lenoir, Geoffroy etHasni, 2001). Au nom, entre autres, du respectde l’imaginaire social, de l’existentialité internedes sujets et de tout ce qui la compose (sensa-tions, représentations, idées, symboles, mythes,valeurs, etc.) (Barbier, 1997), la tentation est fortede promouvoir une dénégation de toute réfé-rence disciplinaire. Ainsi, pour la transdiscipli-narité approchée sous cet angle, à l’«au-delà» desdisciplines se marierait leur «en-deça» en se cen-trant sur les comportements humains. Malgréses propos riches et nuancés, Resweber (2000)écrit que « le lieu de la transdisciplinarité peut, àla limite, se passer de contenus de savoir» (p. 126).D’Hainaut (1986) adopte pour sa part la notionde transdisciplinarité comportementale pourcaractériser un enseignement de démarches etdes opérations très générales de pensée et d’ac-tion. On pourrait parler des processus mentaux(par exemple, choisir, décider, concevoir un pland’action, mettre en œuvre un modèle, évaluer)qui peuvent faire l’objet de transferts dans demultiples situations d’apprentissage, chacund’entre eux étant décomposé «en démarchespartielles (telles que “réunir les éléments parmilesquels on pourra choisir”,“réunir l’informationsur les critères de choix”...)» (p. 13). Or, com-ment parler de transdisciplinarité si le référentieldisciplinaire disparaît ? Bref, autant le conceptd’interdisciplinarité que le concept de transdisci-plinarité sont indissolublement liés à celui dedisciplinarité, historiquement, socialement etépistémologiquement, et cette disciplinarité nepeut être niée ou occultée en aucun temps etpour aucune raison.

Enfin, il existe une tendance, observable dansles milieux de l’éducation, à vouloir réifier latransdisciplinarité. Elle paraît nettement dans lenouveau curriculum de l’enseignement pri-maire (Gouvernement du Québec, 2001), alorsque la transversalité y est associée à l’approche

d’assurer de nouveaux liens, un nouveau rééqui-libre ou des passerelles entre des disciplines. Maisrien de cela est moins sûr, car il existe en effetune troisième option qui fait appel à une repré-sentation autre de la transdisciplinarité, celle de seprétendre elle-même ou de prétendre construireune supradisciplinarité. Provenant à l’origine dela Nuffield Foundation, cette interprétation dela transdisciplinarité repose sur l’idée d’une struc-turation visant à transcender l’ensemble des dis-ciplines et pouvant assurer leur synthèse englo-bante afin de retrouver cette unité de la science,mythique mais maintes fois invoquée. Une tellefinalité se retrouve partiellement, par exemple,dans la pensée de D’Hainaut (1986) sous l’ex-pression « transdisciplinarité instrumentale » ence qu’elle s’appuie «du point de vue épistémolo-gique sur une théorie à caractère unificateur, lathéorie des systèmes» (p. 12). Elle a été reprisede manière beaucoup plus radicale par le Centreinternational de recherches et études transdis-ciplinaires (CIRET) qui, sous la direction deNicolescu (1996), entend rompre avec les an-ciennes formes interdisciplinaires et promouvoirla recherche d’une nouvelle unité du savoir etde la culture.

Si une telle interprétation peut paraître at-trayante à première vue, nous rejoignons Caillé(1997) qui dit «s’inquiéter de voir suggérer l’idéequ’il existerait un savoir transdisciplinaire positif,susceptible d’accéder directement à des véritésplus profondes que celles qui sont réservées auxspécialistes vulgaires, et qui se tisserait d’énoncésindissociablement scientifiques,“transpoétiques”et ésotériques» (p. 17).

À côté de cette première dérive où la trans-disciplinarité s’inscrirait en surplomb par rap-port au système des disciplines scientifiques etl’inclurait éventuellement dans sa totalité, et encomplémentarité avec elle, il en est précisémentune seconde que véhiculent également plu-sieurs tenants de la transdisciplinarité. Il s’agit dela tendance à la dissolution des disciplines scien-tifiques, bien visible également au CIRET, quiforme l’un des pôles d’un spectre, l’autre étant la

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Comment parler detransdisciplinarité si le référentieldisciplinaire disparaît?

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La transdisciplinarité et la formation professionnalisanteSi maintenant on cherche à associer la notion detransdisciplinarité à la formation professionna-lisante, là où elle pourrait paraître la plus appro-priée, une telle association pose problème. Eneffet, il ne suffit pas d’appréhender la formationprofessionnelle, ni dans le sens de transversalité ausein de deux ou de plusieurs disciplines scienti-fiques ou scolaires (à travers), ni dans le sens d’undépassement disciplinaire qui tendrait vers uneunité de la science fondée sur un ensemble deprincipes, de concepts, de méthodes et de butsunificateurs agissant sur un plan métascientifiqueet qui déboucherait alors sur l’amalgame desdifférents programmes ou de la pratique en ungrand tout fusionnel (au-delà), ni encore dans lesens d’une centration sur les comportements (endeçà).

D’une part, plusieurs des savoirs d’enseigne-ment ne renvoient pas à une discipline mère. Ilsne sont pas non plus transdisciplinaires, puis-qu’ils n’ont pas été produits au sein d’une ma-trice de disciplines interreliées, et, par ailleurs, ilsne peuvent être considérés comme transversaux,puisqu’ils sont fondamentalement adisciplinaires,selon l’expression utilisée par Cros (1998).Aronowitz et Giroux (1991) rappellent qu’« il ya de nouveaux objets de savoirs et de nouvellesfaçons de les voir qui ont radicalement trans-gressé les frontières des disciplines» (p. 140), ouqui ne s’y sont jamais référés, pourrait-on ajouter.Ces auteurs font observer par ailleurs que lesbases des disciplines ont été largement bouscu-lées «et qu’il y a un risque à s’enliser dans les dis-ciplines qui seraient devenues gardiennes dupassé, prenant le passé comme modèle du futur»(Ibid., p. 150).

D’autre part, le problème qui se pose est celuide la prise en compte des pratiques profession-nelles adisciplinaires– le discours émanant de lapratique (celui des praticiens) et les pratiques in-corporées à l’action (Leplat, 1997), pratiques indi-cibles–en lien avec le savoir sur la pratique, cesavoir homologué (didactique, psychopédago-

par compétences et y est présentée comme undonné préexistant à opérer.Or, comme le montrebien Rey (1996), ce sont les intentions qui sonttransversales et une compétence n’est en soitransversale que lors de son effectuation; c’estun processus en acte. Le danger de réificationest bien réel en ce qu’il conduit à attribuer auproduit de l’action humaine des qualités quisont celles précisément de cette action.

Mais alors, la transdisciplinarité ? Morin(1990), qui répudie les conceptions précédentesde la transdisciplinarité, suggère de considérer latransdisciplinarité comme une approche permet-tant non «de distinguer, séparer, opposer, doncdisjoindre relativement ces domaines scientifi-ques, mais qui puisse les faire communiquer sansopérer la réduction » (p. 127), afin de pouvoir«rendre compte des caractères multidimension-nels de toute réalité étudiée» (Ibid., p. 309). Unetelle orientation, qui découle du constat que « lamise en discipline réduit l’espace de compré-hension» (Duchastel et Laberge, 1999, p. 63) duréel, repose sur le principe d’un dialogue et dela recherche d’une coopération et d’une coexis-tence entre les disciplines. Elle ne s’appuie plussur le modèle séculaire et hiérarchique de l’arbrede la science, mais elle requiert plutôt une con-ception de la formation qui vise la production detraducteurs, de médiateurs qui puissent assurerce dialogue et, par là, poser et construire les pro-blèmes dans leur complexité et, ainsi, élargir leurchamp de compréhension. En plein accord aveccette orientation conceptuelle, nous devons tou-tefois demander en quoi la notion de transdisci-plinarité devrait être privilégiée, alors que celled’interdisciplinarité nous semble parfaitementconvenir pour caractériser une telle perspective.

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La formation professionnalisante se réfère non seulement à dessavoirs disciplinaires, mais aussi à un ensemble de pratiques (tours de main, routines, recettes,techniques, etc.).

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gique, organisationnel, contextuel), les savoirsdes disciplines objets (les disciplines d’enseigne-ment) et les savoirs des disciplines contributoiresque sont les sciences de l’éducation (épistémo-logie de, histoire de, biologie de, psychologie de,sociologie de, etc.). À nos yeux, la notion detransdisciplinarité ne peut résoudre ce problèmede la prise en compte de dimensions incontour-nables, fondamentalement non disciplinaires,dans ce type de formation.

Pour notre part, nous avons introduit la notionde circumdisciplinarité (Lenoir, Larose et Dirand,à paraître; Lenoir et Sauvé, 1998), mot forgé àpartir de la préposition latine circum, «autour»–accusatif adverbial de circus, «cercle». Nous ex-primons ainsi le fait que la formation est non ré-ductible aux seuls savoirs disciplinaires, soient-ils

aménagés selon une approche interdisciplinaire.Elle se réfère non seulement à des savoirs discipli-naires, à d’autres savoirs homologués, mais aussià un ensemble de pratiques (tours de main, rou-tines, recettes, techniques, etc.) qui constituentce que Martinand (1986) a appelé des pratiquessociales de référence, dans la mesure où elles sonteffectivement utilisées comme référentiels dansla formation. La notion de circumdisciplinaritévise à mettre en exergue le fait qu’une formationprofessionnalisante doit prendre en compte dansleurs interactions non seulement les différentssavoirs disciplinaires– savoirs objets et savoirscontributoires–et les savoirs professionnels cons-titués– le savoir sur la pratique–, mais aussi le sa-voir émanant du discours des praticiens – le savoirde la pratique–et les compétences incorporéesidentifiées.

Devant les trois dérives présentées, de prétention synthétique du savoir, de dénégation du savoir et de réification du processus cognitif, et comptetenu de la limite que nous venons de souligner au regard de la formationprofessionnalisante, nous rejoignons de nouveau Caillé (1997) qui conclutqu’il est préférable de renoncer au vocable «transdisciplinarité». D’une part,dans la mesure où le terme met en évidence le phénomène de transfert migratoire d’une discipline à une autre, la notion d’interdisciplinarité traduitconvenablement cette activité. D’autre part, dès lors que l’on entend excluretoute référence aux disciplines, d’autres appellations, excluant les termestransdisciplinarité et interdisciplinarité, s’imposent logiquement. Par ailleurs, la prétention qui est attribuée à la transdisciplinarité de pouvoir établir l’unitésynthétique, métathéorique et supradisciplinaire le disqualifie. Enfin, il est d’un intérêt évident d’y recourir, mais en tant que transversalité, et non entant que transdisciplinarité, pour caractériser la similitude qu’on établit entreplusieurs situations problématiques, exprimées à partir d’une intention, et le processus de prise en compte avec un regard pluriel des composantes de ces situations.

Conclusion

AF

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Références

Page 49: ForumForum L’Autre Edgar MorinAlain Findeli Pierre ... · par Alan Belkin La théologie pratique entre Pâques, l’exp érience et la thorie critique 29 par Jean-Guy Nadeau L’ego-écologie,

Les travaux de l’Assemblée uni-

versitaire ont été passablement

perturbés durant le trimestre

d’hiver cette année.

Lors de la réunion qui s’est

tenue le 17 mars, le recteur a

fait état du budget provincial

très décevant pour les universités

et du budget fédéral qui, lui,

nous supporte un peu mieux par

le financement des frais indirects

de la recherche ainsi que par

une augmentation de 10% des

montants alloués aux conseils

subventionnaires. Le faible finan-

cement des nouvelles clientèles

étudiantes par le gouvernement

provincial amène les professeurs

de la Faculté de médecine à

limiter le nombre de nouveaux

étudiants à 208, ce qui repré-

sente un gel. Le pauvre finance-

ment signifie que l’Université

doit assumer une perte pour tout

nouvel étudiant. Cette situation

est inacceptable. Nous verrons si

les résultats de l’élection provin-

ciale du 14 avril dernier changera

la position gouvernementale.

Nous pouvons espérer que la pré-

sence de Pierre Reid, précédem-

ment à l’Université de Sherbrooke,

pourra fournir un éclairage et

une compréhension de l’ensei-

gnement supérieur au nouveau

gouvernement.

L’Autre Forum : mai 2003 49

facultés, comme la Faculté de

médecine vétérinaire, sont par-

ticulièrement affectées par cette

situation– les effets seront très

longs à atténuer, car ils touchent

la clientèle de l’hôpital d’ensei-

gnement.

***

L’Assemblée universitaire du

7 avril a été annulée en raison

du conflit de travail à l’Université

de Montréal.

De l’information a par ailleurs été

communiquée sur deux dossiers

touchant les OGM– il fut question

de l’alimentation humaine ainsi

que des biotechnologies et de

la propriété intellectuelle, des

dimensions qui ont été évaluées

par le Comité de la recherche.

Les professeurs ont demandé

que, devant l’importance de ces

dossiers, ceux-ci soient discutés

à l’AU. Ce demande sera traitée

lors d’une future assemblée.

L’Assemblée du 17 mars a été

écourtée, les administrateurs

ayant eu peu de temps disponible

en raison de la grève des em-

ployés de soutien. Le recteur a

néanmoins informé les membres

de la situation de la négociation

avec le syndicat 1244. Le ton

était conciliant et présumait

d’une fin prochaine du conflit.

La direction de l’Université a

évoqué les retards dans le trai-

tement des demandes d’inscrip-

tion, qu’elle estimait limités à

environ 10 jours grâce au travail

acharné des cadres. Les profes-

seurs sont intervenus pour sou-

ligner les énormes difficultés qui,

dans ce contexte, entravent les

activités d’enseignement et de

recherche. Les retards accumulés

seront dans certains cas très

difficiles à rattraper. Certaines

AF

Nouvelles de l’AssembléeNouvelles de l’AssembléeMichel Bigras-Poulin, membre de l’Assemblée universitaire

Page 50: ForumForum L’Autre Edgar MorinAlain Findeli Pierre ... · par Alan Belkin La théologie pratique entre Pâques, l’exp érience et la thorie critique 29 par Jean-Guy Nadeau L’ego-écologie,

de travail (SORT) et du fonds de

réserve; 2) la présence accrue

de la Fédération auprès de ses

membres; 3) la défense et l’illus-

tration du rôle du professeur ou

de la professeure, et leur action

indispensable dans la société

québécoise; 4) le maintien du

cap de la FQPPU sur les enjeux

fondamentaux qui sous-tendent

l’activité de ses comités

permanents.

Au delà de ces priorités, c’est

toutefois à la défense et au main-

tien de notre solidarité que nous

devons d’abord nous consacrer. Et

c’est dans ce sens que je compte

orienter une bonne partie de mon

action au cours des deux pro-

chaines années.

J’ajoute enfin ma voix à toutes

celles qui ont dit leur admiration

à notre présidente sortante,

Arpi Hamalian. Une dizaine

d’années à l’Exécutif, dont les

quatre dernières à la présidence.

Une présence toujours chaleu-

reuse et attentive doublée d’une

détermination patiente et infa-

tigable. Un souci constant de

rallier et de convaincre. Et un

exemple d’engagement syndical

qui impose à tout successeur

de faire preuve de beaucoup de

modestie, mais qui ne peut que

susciter aussi le désir d’être

à la hauteur de la tâche.

tinence dans la conjoncture

actuelle. Comme il est d’usage

à la Fédération, une synthèse

de ces débats sera effectuée au

cours des prochains mois, puis

rendue accessible à tous nos

membres.

Des élections bien sûr…Au terme du congrès, l’Assemblée

a d’abord procédé à l’élection des

présidents et membres des quatre

comités permanents de la Fédéra-

tion: Comité des femmes en mi-

lieu universitaire (CFMU), Comité

de la liberté académique et de

l’autonomie universitaire (CLAAU),

Comité des relations de travail

(CRT) et Comité des statuts et

règlements (CSR). Vinrent ensuite

les élections aux sept postes

de l’Exécutif; y furent élus:

Jean A. Roy, SPPUQAR, président;

Cécile Sabourin, SPPUQAT, 1re vice-présidente;

Stéphane Molotchnikoff, SGPUM, 2e vice-président;

Roger de la Garde,SPUL, trésorier;

Marc Lagana, SPUQ, secrétaire;

Pierre Hébert, SPUS, 1er conseiller;

Marie-Élise Parent, SPPINRS (IAF), 2e conseillère.

Le mot de la finJe voudrais profiter de cette tri-

bune qui m’est offerte en ce tout

début de mandat pour souligner

que les dossiers suivants seront

au centre de nos priorités à la

Fédération: 1) le financement

du Service optionnel des relations

Le septième congrès de la FQPPU: une réussiteLes 30 avril, 1er et 2 mai dernier,

la FQPPU tenait son septième

congrès bisannuel sous le thème

Profs d’université : conjoncture et

défis. Outre les étapes conven-

tionnelles d’usage, ce congrès a

été marqué par deux temps forts.

Deux temps fortsD’abord, l’hommage rendu à celle

qui est devenue notre «ancienne

présidente», Arpi Hamalian. Après

que les employés de la Fédération

eurent remis à Mme Hamalian un

souvenir de leur affection, le vice-

président Stéphane Molotchnikoff

(SGPUM) s’est fait le porte-parole

de ses collègues de l’Exécutif de

la FQPPU pour exprimer à notre

présidente un vibrant témoignage

de gratitude, d’attachement et

d’admiration.

Ensuite, les travaux en atelier, le

rapport que le comité synthèse en

a fait et son examen subséquent

par l’assemblée. Aux fins de cet

exercice, le comité exécutif de la

Fédération avait préparé un docu-

ment qui traitait de trois thèmes:

1) la reconnaissance de la profes-

sion et sa nécessaire revalorisation

aux yeux du public; 2) la relève

professorale; 3) la relève syndi-

cale. La vivacité des échanges

entre les congressistes ainsi que

la quantité et la variété des élé-

ments d’analyse recueillis témoi-

gnent du très grand intérêt des

personnes présentes pour les ques-

tions soumises à la discussion en

même temps que de leur per-

L’Autre Forum : mai 200350

Nouvelles de la FQPPUNouvelles de la FQPPU Jean A. Roy, président, [email protected] | <www.fqppu.qc.ca/>

AF

Page 51: ForumForum L’Autre Edgar MorinAlain Findeli Pierre ... · par Alan Belkin La théologie pratique entre Pâques, l’exp érience et la thorie critique 29 par Jean-Guy Nadeau L’ego-écologie,

ImpertinencesImpertinencesChronique sur l’éducation, par Stéphane [email protected]

Les pugilats

L’inéluctable autorité des saisons

exerce plus d’influence sur le

cours de la vie des hommes que

les lois issues des assemblées.

Était-ce à dire que les saisonniers

tourments biologiques fussent

responsables des affrontements

que nous avons vécus quand

l’hiver basculait? À l’aide de

bombes dites intelligentes, il

y avait selon les chancelleries

bien informées deux «mésadaptés

socio-affectifs» (on disait des

cons… avant l’ère du politique-

ment correct) qui s’affrontaient

en Mésopotamie, tout près de

Babylone. Il semblerait que le

résident moustachu, en présen-

tant une molle opposition, a

offert une facile victoire à son

partenaire. On a même retrouvé

des copies des quittances pour

achat de stocks chimiques, contre-

signées par des responsables

américains. Ce qui est fâcheux

et expliquerait l’acharnement

des envahisseurs américains à

fouiller de fond en comble l’Irak.

Ne soyons pas machiavélique

et revenons à l’Éducation, en

souhaitant que nos consœurs

et confrères récupèrent leurs

bureaux, leurs labos et leurs

étudiants sans contrainte aucune.

Il reste cette insoutenable image

d’un garçon reposant dans un

cercueil fait de planches rudes

et démuni de tout linceul, et

dont le corps a été disloqué par

une bombe alors qu’il jouait dans

la rue, pour hanter nos esprits.

Peut-être cette photo pourrait-

elle être envoyée à l’aviateur

et à son commandant chaque

semaine afin qu’ils n’oublient

jamais.

Surgi comme un furoncle sur

le nez après la consommation

d’huîtres ayant quitté la mer

depuis longtemps, le second

affrontement, coïncidant avec

le premier presque jour pour

jour, est la bataille menée sur

le terrain de l’Université, par le

syndicat 1244. Ce conflit a pris

tout le monde par surprise. Évi-

demment, ni CNN ni Al-Jazira

n’en ont fait les manchettes ni

d’ailleurs nos journaux locaux.

Nous n’osons critiquer et faisons

confiance aux dirigeants du

1244 pour mener leurs actions

au meilleur intérêt des membres.

Mais pourquoi les informations

que nous lisons sur le même

sujet sont-elles si divergentes

et même contradictoires? Mal-

heureusement, les perturbations

des activités de l’Univ sont into-

lérables. Et parfois nous sommes

sous l’impression que beaucoup

de maladresses ont été commises.

De part et d’autres… il y a des

roublards dans l’affaire.

Le troisième affrontement est

la lutte électorale au Québec.

Entre un premier ministre péremp-

toire, étranglé par une cravate au

point où le verbe devient heurté,

un chef libéral materné, sous un

crin épicrânien indiscipliné, et

un jeune premier carnassier d’une

insolente sympathie sorti tout

droit d’un film sur le parrain,

il nous fallait choisir. À titre de

profs d’université, naturellement

l’éducation supérieure nous pré-

occupe. Sur ce terrain aussi ça

volait très bas, pour sans doute

éviter les radars de l’analyse. Les

brumeux programmes des partis

ne permettaient pas une vision

avenante. Avons-nous entendu

parler de l’éducation supérieure?

Il me semble qu’avec les nom-

breux régiments de conseillers

publics ce sujet aurait dû mériter

non pas une priorité démesurée,

mais au moins une modeste allu-

sion. Malgré le mandat de ses

deux ministres, le gouvernement

venait de réduire de trois pour

cent les budgets de recherche,

dès lors il ne pouvait sans se

contredire (mais ont-ils des scru-

pules à cet égard?) prétendre

que ce domaine est prioritaire!

Les autres partis sont aussi restés

muets. À l’égard de l’éducation

supérieure en général nous n’avons

entendu aucune annonce assour-

dissante, aucun éclat, aucun

envol même furtif, aucun soupir.

Nous sommes seulement un peu

plus de huit mille électeurs, ce

qui fait à peine de quoi remplir

quarante urnes. Les profs sont des

électeurs qui ne pèsent pas lourd.

On songe à Bonaparte s’exclamant

du haut de son tertre: «Huit

mille soldats! » En une nuit (ou

deux) à Montréal, il s’en procrée

davantage!

L’Autre Forum : mai 2003 51

AF

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d’autres. Seul ou en commun, le

SGPUM a émis des déclarations et

fait de la publicité dans ce sens.

Son conseil syndical a appelé les

professeur-e-s à participer aux

lignes de piquetage. Le 2 avril,

il a tenu une assemblée générale

spéciale portant sur la grève. Son

assemblée générale annuelle du

16 avril a voté un appui financier

aux grévistes sous la forme de la

garantie d’un emprunt. Le SGPUM

a eu un double but: l’application

du principe de l’équité salariale

et le retour à des conditions de

travail normales à l’UdeM.

L’accès aux dossiers de candidature: une ententeParmi les sujets à traiter en

2002-2003, la question de l’accès

aux dossiers de candidature aux

postes de professeur-e a occupé

l’exécutif syndical du début à la

fin. Il s’agissait d’affirmer deux

principes– la collégialité et la

transparence–et de s’assurer de

la primauté des critères de com-

pétence dans la sélection des

nouveaux professeurs. À la suite

de l’adoption d’une résolution par

le conseil syndical le 29 janvier

2003, l’exécutif a eu avec la

SGPUM InfoSGPUM Info

Le conflit de travail à l’UdeML’année qui se termine a été

marquée par le conflit de travail

entre la direction de l’Université

et le personnel de soutien. Une

multitude de services ont été

touchés, des bibliothèques aux

laboratoires, de l’audiovisuel à la

polycopie. Les tâches administra-

tives dans toutes les unités ont

été perturbées. Professeur-e-s et

étudiant-e-s, en particulier, ont

subi quotidiennement les consé-

quences du conflit.

Le SGPUM a été à l’écoute de

ses membres et a assumé ses

responsabilités. Représentant des

professeur-e-s, il s’est prononcé

dans le conflit afin de défendre

leurs intérêts et d’arrêter la dé-

térioration de leurs conditions

de travail. Par ailleurs, il ne pou-

vait rester indifférent à l’enjeu:

l’équité salariale. Fidèle à sa mis-

sion syndicale, le SGPUM défend

ce principe et veut le voir res-

pecté dans tous les emplois à

l’UdeM. Il a appuyé la demande

des grévistes en ce qui a trait

à l’équité salariale et appelé la

direction à faire de même, car

l’UdeM se doit d’être un modèle

dans ce domaine comme dans

direction de l’UdeM des échanges

qui ont abouti, fin avril, à une

Lettre d’entente conforme aux

objectifs du SGPUM. La recon-

naissance officielle de pratiques

traduisant la collégialité et la

transparence dans l’engagement

des professeur-e-s constitue un

progrès qui est tout à l’avantage

de l’UdeM et de ses professeur-e-s.

Un projet deconvention collectiveapprouvé par lesmembres du SGPUMUn nouvel exécutif syndical pré-

sidé par Louis Dumont est entré

en fonction en avril 2003. Sa

priorité et celle du SGPUM est le

renouvellement de la convention

collective qui arrive à échéance

le 31 mai 2003. Le comité de

négociation à été à l’œuvre depuis

la fin de l’année 2002 pour éla-

borer les demandes à soumettre à

la partie patronale. Il est porteur

d’un projet de convention collec-

tive qui a reçu l’approbation de

cinq conseils syndicaux tenus de

janvier à mars et de l’assemblée

générale du 16 avril. Une pre-

mière rencontre avec l’équipe de

négociateurs patronaux a eu lieu

le 8 mai. Trois autres sont prévues

pour le mois de juin.

Samir Saul, premier vice-président du SGPUM

AF