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DROITS FONDAMENTAUX : SYSTEME ET DYNAMIQUE DANS LA CONSTITUTION SUISSE DE 1999. par Jacques-Henri MEYLAN 1

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DROITS FONDAMENTAUX : SYSTEME ET DYNAMIQUE DANS

LA CONSTITUTION SUISSE DE 1999.

par

Jacques-Henri MEYLAN

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INTRODUCTION

« Il s’en faut, écrivions-nous voilà quelques années, que les dispositions instaurant les

droits fondamentaux forment entre elles un système au même titre, par exemple, que

le système constitué par le droit du contrat d’entreprise ou l’ensemble des dispositions

sur la succession ab intestat, système sur la logique duquel le juge constitutionnel

pourrait fonder ses décisions comme le fait son collègue, le juge ordinaire, sur la

logique des (sous-)systèmes qu’il a pour mission d’appliquer aux cas particuliers

soumis à son jugement »1.

C’est sur cette problématique que nous nous proposons ici de revenir. A la réflexion,

et à y mieux regarder, il nous est en effet apparu que celle-ci méritait d’être reprise à

nouveaux frais.

Il y a près de cinquante ans, Peter Saladin déplorait d’ailleurs l’absence d’une telle

démarche de la part de la doctrine2.

Plus précisément, nous nous proposons de rechercher s’il est possible de discerner une

logique systémique dans l’ensemble des dispositions de droit positif instaurant des

droits fondamentaux. Et nous aurons à nous demander s’il est possible d’identifier un

principe en fonction duquel pourrait être défini un ensemble cohérent de droits

fondamentaux et définies du même coup la notion même de droit fondamental, la

substance et la portée de chacun d’eux, les relations qu’ils entretiennent entre eux, la

manière de résoudre les « conflits » qui peuvent surgir entre plusieurs d’entre eux, et

enfin les restrictions dont chacun d’eux est susceptible.

C’est dire que la démarche, loin de ne présenter qu’un intérêt purement académique,

pourrait, si elle aboutit, jeter un jour nouveau sur plusieurs problématiques propres à

cette matière.

1 Jacques-H. Meylan, Essai pour une systémique du droit, Genève/Zurich/Bâle/Bruxelles, 2010, p. 191.2 Peter Saladin, Grundrechte im Wandel, Berne 1970, p. 425: „Der Mangel eines dogmatisch durchgestalteten und systematisch geschlossenes Grundrechtkonzeptes…“.

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C’est là le premier axe de la présente recherche.

S’il n’est pas vrai – nous aurons l’occasion d’y revenir – que c’est le droit ordinaire

(infra-constitutionnel) qui « donne vie » aux droits fondamentaux, comme on le dit

parfois, il est en revanche incontestable que, pour déployer leur pleine effectivité, les

droits fondamentaux impliquent des développements sur les plans institutionnel,

législatif, voire administratif ou judiciaire. Le fonctionnement d’un système des droits

fondamentaux comme aussi de chacun des éléments qui le constituent ne saurait dès

lors être correctement décrit que si ces « prolongements » - ou l’absence, ou

l’insuffisance de ceux-ci… - ne font pas eux aussi l’objet d’un examen au moins dans

leurs grandes lignes.

C’est le deuxième axe de la présente étude.

Un système des droits fondamentaux, ainsi envisagé avec ses « prolongements »,

reflète un certain état d’une société donnée à une époque donnée, comme aussi, à

l’inverse, les évolutions sociétales incident sur ce système et sur la manière dont il

évolue. La présentation de ce système serait dès lors incomplète si, à tout le moins,

sur certains points essentiels, on omettait de le confronter avec ces évolutions, et

inversement.

C’est là le troisième axe de notre propos.

Nous avons, à cet effet, largement puisé dans la presse écrite, plus particulièrement et

presqu’exclusivement dans le quotidien « Le Temps », qui, depuis vingt ans, diffuse

jour après jour une information de qualité – comme le faisait déjà son prédécesseur

« Le Nouveau Quotidien ». C’est ici pour nous l’occasion de rendre hommage à un

journalisme de haut niveau – dont, nous aurons encore l’occasion de le voir, la

nécessité correspond dans la société d’aujourd’hui à une urgence de plus en plus

pressante, alors précisément que la presse écrite connaît une crise sans précédent.

En quelque sorte, il s’est donc agi pour nous de déborder le cadre d’un exposé

purement juridique, à l’intention des seuls initiés. Parce que les droits fondamentaux

sont trop importants pour être laissés aux mains des seuls juristes. Parce que les

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possibilités qu’ils ouvrent sont trop souvent méconnues du profane, et dès lors ne sont

pas utilisées comme elles pourraient l’être. Parce que relever les domaines où

l’effectivité des droits fondamentaux n’est pas suffisamment assurée, c’est, du même

coup, ouvrir la voie à des réflexions, des débats et des initiatives citoyennes propres à

combler ces lacunes.

C’est précisément la raison pour laquelle, après en avoir décrit le système, il nous est

apparu nécessaire de montrer les droits fondamentaux « en situation » - pour

reprendre, mais dans un sens assez différent, l’expression d’Alain Papaux3 - en tant

qu’ils garantissent seuls une existence pleinement accomplie à ses diverses étapes et

sous ses diverses facettes.

La première partie, la description du système, implique, on le verra, certains

développements technico-juridiques qui pourraient paraître rébarbatifs à certains de

nos lecteurs. A eux, nous dirons qu’elle se justifie non seulement pour asseoir les

bases des développements de la seconde partie, mais aussi pour présenter à un lectorat

non initié un exemple extraordinaire de la portée que peut revêtir une création

purement jurisprudentielle ( « prétorienne ») : rien de moins, dans cet exemple, que la

création de pans entiers de notre ordre constitutionnel sous forme de « droits

constitutionnels non écrits », préparant de la sorte ce qui devait devenir, à la fin du

siècle passé, l’actuelle Constitution de 1999.

Certaines positions ici affichées ne manqueront pas de choquer : c’est qu’aussi bien il

ne s’agit pas ici de défendre des principes ou des préférences éthiques ; il s’agit au

contraire d’illustrer le choix politico-éthique d’ores et déjà effectué par le constituant

et qu’il a érigé en droit positif, et donc généralement contraignant, en adoptant le

système des droits fondamentaux tel qu’il existe dans notre actuelle Constitution ; il

s’agit de rendre visibles les ouvertures offertes par ce choix politico-éthique et par le

système des droits fondamentaux qui en constitue la traduction, au service de la

possibilité donnée à chacun de façonner son existence selon ses propres conceptions

et en fonction de choix librement effectués.

Et il s’agit aussi, au nom de ce même choix et de ce même système, de questionner, 3 C’est le titre de l’un de ses livres.

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de mettre en garde, de dénoncer des pressions sociales qui, sous couleur

éventuellement de préceptes « éthiques » », menaceraient cette même possibilité. Ces

« modes de vie que sont les attentes de comportement qui nous sont durablement

imposés par le système » dont parle le philosophe Mark Hunyadi4 ; « qu’il faille,

poursuit-il, s’ajuster à la technologisation du monde, à la robotisation, à la

numérisation ; qu’il faille adopter des comportement consuméristes dans la plupart

des domaines de notre existence ; qu’il faille être disponible, réactif, mobile dans nos

vies que nous considérons désormais comme des `carrières`; que nous soyons sans

cesse évalués, et toujours requis pour être évaluateurs… ».

On pourrait, assurément, s’interroger sur l’utilité d’une telle recherche à une époque

qui, on ne cesse de le répéter, constitue un tournant sur le plan sociétal : quatrième

révolution industrielle pour les uns5, avènement de « l’homme postindustriel » et d’un

monde « sans emploi » pour d’autres6, « guerre des intelligences »7 voire « révolution

transhumaniste »8. Ou encore, dans une perspective plus large, « tyrannie du

présent »9.

« Nous sommes, écrit par exemple le philosophe Luc Ferry, en train de vivre

l’émergence et la convergence de plus en plus intégrées de plusieurs révolutions dans

le domaine des technosciences, révolutions qui vont toucher tous les secteurs de la vie

humaine, en particulier ceux de la médecine et de l’économie : nanotechnologies,

biotechnologies, informatique (big data, Internet des objets), cognitivisme

(intelligence artificielle) – et c’est ce qu’on appelle les NBIC10 – auxquelles on

ajoutera, pour faire bonne mesure, la robotique, les imprimantes 3D, les thérapies

réparatrices à l’aide des cellules souches ainsi que les différentes formes de

4Mark Hunyadi, Questionner nos modes de vie, in Quelle éthique pour notre temps, Sciences Humaines, Hors-série no 22, mai-juin 2017, pp. 10 et 11. 5 Klaus Schwab, La quatrième révolution industrielle, trad. française, Malakoff 2017. Cf. également l’interview de Philipp Rösler, membre du Comité exécurif Biotechnologies, du WEF, La quatrième révolution industrielle nous concerne tous, in Le Temps du 8 octobre 2016, p.12.6 Raphaël Liogier, Sans emploi, condition de l’homme postindustriel, s.l. 2016.7 Dr Laurent Alexandre, La guerre des intelligences, Intelligence artificielle versus Intelligence humaine, s.l., 2017.8 Cf. p.ex. l’étude fort bien documentée et agumentée que consacre à ce thème le philosophe Luc Ferry, La révolution transhumaniste, comment la technomédecine et l’ubérisation du monde vont bouleverser nos vies, Paris 2016.9 Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent, Temporalités émergentes et futurs inédits, Paris 2018. 10 Nanotechnologies, Biotechnologies, Technologies de l’information et Cognitivisme.

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l’hybridation homme/machine. »11.

Ces révolutions, dont certaines sont déjà largement engagées12, vont induire de

« profondes mutations »13.

Ces révolutions ne risquent-elles pas de soumettre les différentes facettes de

l’existence humaine à la surveillance, au contrôle, ou bien pire encore, à l’emprise

plus ou moins achevée des nouvelles machines rendues possibles par ces nouvelles

technologies, par la puissance de calcul de plus en plus phénoménale des ordinateurs,

par l’accumulation de gigantesques bases de données (« big data »)14, par la

multiplication à l’infini d’algorithmes dotés d’une puissance d’analyse et de capacités

de décisions qui, avec le surgissement et le développement du « deep learning »15 (ou

« machine learning »16, passent très largement les capacités humaines ? « Voici le

temps venu de la technologie criminelle » n’hésite pas à proclamer le Rédacteur en

chef du Temps, Stéphane Benoît-Godet, qui prône « la recherche d’un nouveau

contrat social » 17.

Que deviendraient alors les droits fondamentaux ?

11 Ferry, op.cit., p. 241.12 Cf.p.ex. Anough Seydtaghia, L’intelligence artificielle devient omniprésente, in Le Temps du 15 novembre 2017, p. 11, et La technologie est déjà omniprésente dans nos vies, in Le Temps du 9 janvier 2018, p. 3. En matière de robotique cf. p.ex. Matthias Noklowitz, Les robots conseillers en prévoyance vieillesse débarquent, in Le Temps du 29 juin 2017, p. 17 ; Pierre Novello, les robo-advisors entrent en action, in Le Temps du 11 septembre 2017, p. 11 ; Johannnes J. Schraner, Quand le conseilller robot épaule le banquier, in Le Temps du 2 novembre 2017, p. 17 ; Emmanuel Garessus, Les robo-advisors s’étendent à l’assurance et à l’achat de voitures, in Le Temps du 20 novembre 2017, p. 15. Mathilde Farine, L’emploi bancaire face à la disruption, in Le Temps du 4 décembre 2017, p. 11. 13 Schwab, op.cit., p. 143 sv. en énumère et décrit brièvement vingt-trois, qui devraient atteindre leur « point de bascule » vers 2025. Il en décrit les avantages et les inconvénients ainsi que les impacts à double tranchant. 14 Cf. le Hors-série de Pour la Science, février-mars 2018, no 98 BIG DATA Vers une révolution de l’intelligence ?15 Alexandre, op.cit., pp 26-30 : « Le deep learning permet à un programme d’apprendre à se représenter le monde grâce à un réseau de « neurones virtuels » effectuant chacun des calculs élémentaires » (p.27).Anough Seydtagha, Pourquoi la puissance des empires de la technologie inquiète, in Le Temps du 23 octobre 2017, pp. 2-3 ; la même, Et si l’intelligence artificielle était déjà hors de contrôle, in Le Temps du 9 janvier 2018, p. 2, cependant qu’en Une des mêmes éditions sont évoqués Les cauchemars de l’intelligence artificielle. 16 Anouch Seydtaghia, La Suisse, leader en intelligence artificielle, in Le Temps du 31 janvier 2018, p. 3. La même, interview de Marcel Salathé, professeur à l’EPFL, « le « machine learning » ne concerne pas qu’Apple ou Google », ibid.17 LT du 27 janvier 2018, p.6 et du 24 janvier 2018, éditorial p. 1. Cf. également, ibid. p. 15, Stéphane Benoît-Godet et Valère Gogniat, Les nouvelles technologies, bête noire du WEF.

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Que devient la sphère privée à l’époque du « tout connecté » et du « big data » ?18 A

l’époque d’un marketing intrusif alimenté par le captage et le traitement

systématiques de données révélant dans les moindres détails toutes nos habitudes de

vie et de consommation ?19 A l’époque de l’explosion des réseaux sociaux où

l’internaute affiche sans état d’âme des données sur toutes les facettes de sa personne

et de son existence, des plus insignifiantes aux plus sensibles, voire les plus intimes ;

données que, s’il se repend, il aura peine à faire effacer.

Que devient la liberté de construire son existence par des choix successifs librement

opérés si de gigantesques bases de données analysées par de gigantesques batteries

d’algorithmes prétendent « savoir mieux que nous » ce qui convient à chacun de nous

dans tous les domaines de notre existence et nous dicter les choix que nous « devons »

opérer ; ou, bien pire encore, nous manipulent pour que nous adoptions en effet des

choix opérés en amont, en dehors de nous? Quand cessons-nous d’être sujets de

notre existence pour devenir l’objet de machines et de procédures qui décident pour

nous ?20 Et, bien pire encore, le font à partir des régularités que détectent ces

algorithmes dans les masses de données qu’ils ont pour mission d’analyser ; « à partir

de ces régularités, ils infèrent des règles prédictives que nous avons tendance à

considérer comme des normes, ou comme des lois générales, voire universelles, alors

qu’elles ne sont que la condensation de ce qui a déjà eu lieu : dès lors que le futur

qu’elles configurent n’est que du passé extrapolé, elles ne peuvent correctement

prédire l’avenir qu’à la condition que celui-ci prolonge le passé, sans surprises ni

ruptures ni inventions » écrit le physicien des particules et philosophe des sciences

Etienne Klein21. Plus question donc d’inventer son existence… C’est le statu quo

politique, économique, social, culturel définitivement installé !

Que devient « le consentement éclairé » du patient lorsque, bien au-delà des

désormais traditionnels pacemakers et implants cochléaires, « de nouveaux implants

sont lancés en permanence… capables d’évaluer les paramètres des maladies… » et

18 Bernard Wuthrich, Le Big Data met à mal la sphère privée, in Le Temps du 27 août 2017, p.6.19 Cf. p.ex. Anough Seydtaghia, Google permet aux annonceurs de pister leurs clients dans les magasins, in Le Temps du 31 mai 2017, p. 13. La même, Comment notre smartphone fait tout pour nous voler notre temps, in Le Temps du 12 décembre 2017, pp. 4-5.20 Cf. p.ex. dans ce sens Jean-Michel Besnier, Le posthumanisme ou la fatigue d’être libre, in La Pensée de midi, 2010/1 (No 30), pp. 75-80.21 La cause est-elle vraiment entendue ? in Matière à contredire, Essai de philophysique, Paris, 2018, pp. 99 à 122, p. 118.

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qui « enverront les données aux centres de suivi, voire administreront

automatiquement les médicaments »22 ?

Que devient la liberté de mouvement si ces mêmes implants effectuent désormais des

fonctions de géolocalisation, de suivi du comportement23 ?

Que devient la liberté des medias à une époque où l’Internet et les réseaux sociaux

diffusent à l’envi les « informations » les plus incontrôlées et les plus extravagantes,

instillant la méfiance à l’égard des medias traditionnels, où la presse écrite de qualité

est en crise – la brutale disparition du seul hebdomadaire d’opinion de Suisse

francophone et la « restructuration » de l’un de ses principaux quotidiens, opérations

qui, à elles deux, se sont soldées par la mise à pied de 36 journalistes, suffiraient à la

prouver…

Que devient l’art, que devient la valeur de la création artistique et, partant, la liberté

même de créer à une époque où, nous dit-on, « des algorithmes sophistiqués sont

capables de créer des récits dans n’importe quel style adapté à un public donné »,

récits dont « le contenu paraît si humain » qu’il est impossible de dire, à l’aveugle,

lequel, de deux textes similaires a été créé par un humain, lequel par une machine »24 ;

où des robots seraient désormais en mesure d’exécuter une fresque qu’ils auraient

eux-mêmes « imaginée » (dont l’exécution ne serait pas préprogrammée par

l’algorithme) ; et où l’on se plaît même à reconnaître comme relevant de la « poésie »

(!) certains textes élaborés par des machines... Et l’on frémit à voir un libraire déclarer

que..… le libraire du XXIè siècle n’est plus humain, c’est un algorithme25 !

Marc Dugain et Christophe Labbé ne mâchent pas leurs mots : « Cette révolution

numérique, écrivent-ils, ne se contente pas de modeler notre mode de vie vers plus

d’information, plus de vitesse de connexion, elle nous dirige vers un état de docilité,

de servitude volontaire, de transparence, dont le résultat final est la disparition de la

vie privée et un renoncement irréversible à notre liberté »26.

22 Schwab, op.cit, , p.144.23 Schwab, ibid. Cf. également Valère Gogniat, La santé redéfinie par les technologies, in Le Temps du 25 janvier 2018, p. 11.24 Klaus Schwab, op.cit., p. 55.25 Ivan Slatkine, article éponyme, in Le Temps du 29 août 2018, p. 8.26 Marc Dugain et Christophe Labbé, L’homme nu – la dictature invisible du numérique, s.l., 2016, p. 9.

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Enjeu « plus vertigineux encore » que celui de la disparition de la vie privée : « la

question de la protection de l’intégrité cérébrale » à l’époque des implants

intracérébraux et des casques télépathiques : pour Laurent Alexandre, « c’est

désormais l’intégrité de notre cerveau, ultime refuge de notre liberté, qui va être

menacée » et « Notre liberté de pensée, l’étendue de nos souvenirs, la nature de nos

convictions, tout cela sera à la portée d’une manipulation… Transformations

biologiques et électroniques du cerveau, réalité virtuelle, manipulation des souvenirs

forment un cocktail détonant »27. Raison pour laquelle « notre neurosécurité …

deviendra le cœur des droits de l’homme de la civilisation technologique »28. Et

pourquoi l’Etat n’utiliserait-il pas les technologies du cerveau « pour s’assurer que

chacun reçoive les « bonnes » idées, croient (sic) dans la même version de l’histoire et

adhèrent (sic) aux « bonnes » valeurs »29.

Dans la même foulée, Jérôme Baschet, décrit une société désormais soumise dans son

intégralité à une « tyrannie du présent », mais un présent sans cesse « protendu » vers

un futur tellement immédiat qu’il tend à se confondre avec lui ; une société où règne

l’urgence (« ce qu’il y a à faire, c’est toujours pour `tout de suite` ou presque »30) ; où

règne un double impératif d’efficacité et de productivité qui constitue « l’une des

composantes d’un stress qui, dans ses formes les plus rudes, aboutit au burn out et

parfois au suicide, ou alors – sous l’effet d’une tension d’autant plus insupportable

qu’elle s’attache à une activité dont on finit par ne plus saisir le sens – au décrochage

et à la désertion »31 ; une société qui se caractérise « par une consolidation des futurs

protensifs, tandis que les autres modalités du futur, notamment le futur-projet si

emblématique de la modernité, tendent à s’éclipser »32. Société qui a engendré les

révolutions que l’on vient d’évoquer mais que celles-ci ont à leur tour contribué à

modeler : « …l’informatique et Internet ont été de formidables amplificateurs de la

dictature de l’urgence »33, ont engendré « un devenir-écran du rapport au monde et à

autrui… », inculqué dès le plus jeune âge, avec « les risques d’accentuation des failles

27 Op.cit., p. 236.28 Op.cit., pp. 236-237.29 Ibid.30 Op.cit., p. 1.31 Op.cit., p. 2.32 Op.cit., pp. 106 et 114.33 Op.cit., p. 1.

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dans l’élaboration des capacités relationnelles et dialogiques qui en découlent »34.

Immergé dans une telle société, l’homme n’a-t-il pas perdu toute capacité de

concevoir et de construire par lui-même une existence propre en prenant appui sur un

système de droits fondamentaux et les divers éléments qui le constituent ?

N’est-il d’autre part, pas question de « crépuscule des droits humains » 35 ? N‘évoque-

t-on pas des « Pays en paix plus conciliants face à la torture » 36 ? Ne dénonce-t-on pas

« Des essais cliniques bien peu éthiques », ceux qu’effectuent les fabricants de

médicaments qui délocalisent toujours plus leur tests vers des pays pauvres et dont

certaines pratiques sont « problématiques »37 - ce qui renvoie, soit dit en passant, au

problème fondamental de la responsabilité au lieu de leur siège principal des

entreprises qui se livrent à de telles pratiques38. Une initiative populaire dans ce sens,

intitulée « Pour des entreprises responsables » a abouti; dans son Message, le Conseil

fédéral en propose le rejet, sans y opposer de contre-projet direct ou indirect ; il

estime que l’initiative « va trop loin », notamment en tant qu’elle impose une

obligation de diligence contraignante…et pourrait affecter la souveraineté d’Etats

étrangers... 39.

A ces questions, la réponse est à double détente.

D’une part, c’est précisément parce que les nouvelles avancées technologiques et les

dérives dont elles sont grosses menacent nos libertés qu’il faut réaffirmer avec

d’autant plus de force la valeur existentielle des droits fondamentaux et la nécessité

d’en assurer toujours mieux l’effectivité. Ces nouvelles avancées, de nombreuses voix

s’élèvent pour le dire, appellent une régulation. Et cette régulation ne sera pleinement

efficace que si elle prend son plein ancrage dans une réflexion sur les droits

34 Op.cit., pp. 106-107.35 Cf l’interview éponyme de Stephen Hopgood, par Stéphane Bussard, in Le Temps du 11 mars 2017, p. 4. 36 Article éponyme de Luis Lema, in Le Temps du 6 décembre 2016, p. 4. 37 Article éponyme de Fabien Goubet, in Le Temps du 2 décembre 2016, p. 13.38 A ce propos, on se référera avec profit à l’ouvrage d’Andrew Clapham, Human Rights Obligations of Non-State Actors, The collected courses of the Academy of European Law, Grainne de Burca et al. ed., vol. XV.1, European University Institute, Oxford 2006, spécialement les pp. 195 ss. 39 Cf. Message relatif à l’initiative populaire « Entreprises responsables – Pour protéger l’être humain et l’environnement », FF 2017 pp. 5999 sv. Cf. également John Ruggie, Entreprise et droits humains : la nouvelle « norme », in Le Temps du 11 avril 2018, p. 13.

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fondamentaux.

D’autre part, et pour autant précisément que cette régulation, tout en permettant

d’éviter ces dérives, ménage également la possibilité de tirer plein parti des avantages

qu’offrent ces technologies en termes de prise en charge de toute une série de tâches,

des plus simples aux plus sophistiquées, et, partant, de jouir de plus de disponibilité et

de temps libre, comme aussi en termes d’informations et de connaissances, nos

possibilités de choix se trouveront élargies dans une mesure que nous peinons encore

à concevoir ; avec cette double conséquence que les droits fondamentaux, en tant

précisément qu’ils ont pour mission de garantir ces possibilités de choix, gagneront

encore, et dans la même mesure, en importance et en richesse ; et que le recours qui y

sera fait prendra une tournure proprement existentielle.

Et, d’ores et déjà, d’aucuns ne constatent-ils pas, aussi bien, un « refus de plus en plus

général des routines », un « désir de plus en plus vif d’être soi-même »40 ?

« Le désir de changer de vie, écrit Jérôme Baschet41, … se manifeste de plus en plus

largement, à peine se desserrent les nécessités de la survie » ; « A la chronocontrainte

qui s’impose sans cesse davantage dans la sphère du travail mais aussi dans

l’ensemble des domaines de la vie, peut être opposée la recherche d’une détente

temporelle et d’une ouverture au temps disponible, débarrassée de la crainte obsessive

de `perdre du temps` : autrement dit, une disponibilité vitale s’épanouissant à mesure

que la détermination hétéronome de l’usage des ressources temporelles se

relâche »42 ; à l’instant « présentiste » d’un temps abstrait, il faut opposer la force du

moment vécu d’un temps concret43, à un temps « vide et homogène », celui des

horloges, un « temps du faire » concret.44

Jeremy Rifkin45 annonce pour sa part l’avènement d’un « Age de l’empathie »46. Il fait

état, sources à l’appui, d’un « basculement rapide des valeurs du matérialisme

40 Liogier, op.cit., p. 200 (italiques dans le texte original).41 Op.cit., pp. 177-178.42 Op.cit., pp. 178-179.43 Op.cit., pp. 184-185.44 Op.cit., p. 187.45 Une nouvelle conscience pour un monde en crise, vers une civilisation de l’empathie, Paris 2011, traduction française par Françoise et Paul Chemla de The Empatic Civilization. 46 Op.cit., pp. 537 sv.

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rationaliste à l’expression personnelle et à la qualité de la vie, qui s’est produit en

moins de quarante ans dans la plupart des pays industriels très développés » 47.

Il semblerait aussi qu’une évolution se dessine au niveau même de certaines

catégories d’entreprises dans le sens d’un abandon d’une « gouvernance » fondée sur

une stricte hiérarchie verticale, au profit d’une culture de partage des compétences et

d’épanouissement personnel des travailleurs.

Qui songerait à contester que la connaissance, la prise au sérieux, le respect, la mise

en oeuvre et la pratique, à tous les niveaux, des droits fondamentaux constituent à la

fois la condition indispensable d’une telle évolution – en tant notamment qu’ils

permettent et l’éclosion d’une conscience nouvelle, et l’expression des nécessaires

résistances à la tyrannie du présent, à la contrainte d’efficacité et de productivité, à

une société du devenir-écran du spectacle généralisé – et l’instrument du plein

épanouissement de toutes les riches potentialités humaine que recèle cette évolution ?

Car, contrairement à ce que professe Hunyadi, la défense des droits et des libertés

individuelles, qu’il qualifie de « petite éthique », ne se rend nullement incapable

« d’interroger le système dans son ensemble ou l’avenir de notre société ». C’est tout

au contraire à partir du système des droits fondamentaux tel qu’il est consacré par

notre droit positif qu’il faut mener ces interrogations, dont il n’est pas question de

contester l’absolue nécessité.

Courtaman, en août 2018.

47 Op.cit., p. 571.

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PREMIERE PARTIE : UN SYSTEME DES DROITS

FONDAMENTAUX ?

I. LA NOTION DE SYSTEME ET DE DROIT FONDAMENTAL

Il convient, en première approche, de définir les notions même de système (I.1) et de

droit fondamental (I.2), ne serait-ce que pour informer notre lecteur du lieu où nous

nous proposons de le conduire. Mais, en première approche seulement : il se pourrait

que cette double définition ne résulte, chemin faisant, que du système que nous

aurions alors réussi à mettre en évidence ; il serait donc aventuré d’en vouloir

préjuger.

I.1 La notion de système

Il ne saurait, à notre sens, être sérieusement question d’un système que si deux

conditions sont remplies : un objectif global de protection en fonction d’un principe

unificateur et un minimum d’interaction entre des éléments constitutifs, générant et

caractérisant la dynamique du système, dynamique appliquée à la réalisation de cet

objectif.

Les éléments constitutifs peuvent être aussi bien matériels qu’immatériels : un

système de normes, par exemple.

Nous avons ainsi soutenu ailleurs que le droit constitue un système de normes48,

système qui, lui-même est l’élément central du droit comme système dynamique49.

Mais encore, ajoutions-nous50, faut-il bien s’entendre sur ce que cela signifie. Il ne

s’agit pas de réduire la démarche systémique à une simple construction de l’esprit, à

un simple outil d’analyse, à une grille de lecture appliquée sur une « matière » plus ou

moins informe, plus ou moins éparse, afin d’en permettre une description structurée.

48 Meylan, op.cit. note 1, p. 59 ss.49 Ibid. p. 109 ss.50 Ibid. p. 69.

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Et nous nous proposons de montrer ici qu’il est possible et opportun de discerner, au

sein de ce système de normes, un (sous-)système des droits fondamentaux et de

montrer comment ce (sous-)système des droits fondamentaux agit dans cet ensemble

que forme le système de normes.

De la définition que nous venons de donner du système, il suit qu’une simple

classification des divers droits fondamentaux consacrés par le droit positif ne saurait à

elle seule attester de l’existence d’un système de ces droits fondamentaux.

Il faut distinguer à ce propos plusieurs hypothèses.

Il se peut tout d’abord que le droit positif se borne à juxtaposer un certains nombre de

droits fondamentaux (un « catalogue »), dont chacun n’existe que pour soi et vise un

objectif de protection sectoriel (liberté économique, liberté de conscience, etc.). Dans

ce cas, il ne saurait être question de retenir que ces droits forment système au sens où

nous venons de le définir ; il n’y pas interaction entre les droits fondamentaux, tout au

plus superposition partielle des champs de protection de plusieurs d’entre eux ; il n’y

a pas non plus de principe unificateur. Si l’on parle parfois, à ce propos, dans un sens

évidemment tout différent, d’un « système ouvert », tout ce que l’on entend par là,

c’est seulement que le « catalogue » n’est pas fixé une fois pour toutes, que de

nouveaux droits fondamentaux peuvent venir s’y ajouter au gré des évolutions et des

besoins : soit par une modification constitutionnelle, soit par voie prétorienne

(création par le juge constitutionnel de « droits constitutionnels non écrits »).

Il se peut – deuxième hypothèse – que, en l’absence d’un droit fondamental

expressément consacré par la Constitution, ce soit le juge constitutionnel qui

l’instaure, mais non pas en tant que figure isolée comme dans la première hypothèse,

mais pour combler une lacune découlant non pas d’un besoin spécifique et limité,

mais d’un principe implicite censé régir l’ensemble de la matière des droits

fondamentaux, et à l’égard duquel le « catalogue » existant apparaît insuffisant parce

qu’incomplet.

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Il se peut aussi – troisième hypothèse, proche de la deuxième – que, outre le catalogue

des droits fondamentaux de type sectoriel, le droit positif consacre un droit

« subsidiaire » de contenu « ouvert » ou mieux « résiduel », ou encore, pour reprendre

la terminologie de Dubey, « droit de dernier recours »51, destiné à « couvrir » des

besoins de protection avérés en fonction d’un principe implicite, mais non

« couverts » par les divers droits sectoriels (« Auffangrecht ») – ou que, en l’absence

de disposition du droit positif consacrant un tel droit, ce soit la jurisprudence qui

l’instaure.

Dans ces deux dernières hypothèses, on peut parler d’un embryon de système : on

décèle un principe (implicite) unificateur et c’est précisément ce qui caractérise ces

deux hypothèses: l’instauration d’un tel droit subsidiaire ou de droits non écrits

suppose en effet un objectif de protection défini de manière globale, en fonction d’un

principe unificateur ; et c’est précisément parce que les droits fondamentaux de

caractère sectoriel ne suffisent pas entièrement à réaliser cet objectif global que surgit

la nécessité de consacrer un droit subsidiaire ou (et) des droits non écrits. Mais il

manque encore, à ce stade, l’élément dynamique propre à tout système, un minimum

d’interaction entre les divers éléments constitutifs.

Et c’est la survenance de ce dernier élément – quatrième hypothèse – qui signe

l’existence d’un véritable système.

I.2 La notion de droit fondamental

Il faut, en second lieu, définir la notion de droit fondamental. 52

On peut partir de la définition qu’en donnent Auer/Malinverni/Hottelier53. Ces auteurs

entendent cette notion dans un sens large, comme regroupant tous les droits

51 Op.cit. note 47 ci-dessous, II 15 n. 1160-1162, p. 16-17 (à propos de la garantie de la dignité humaine).52 La littérature en matière de droits fondamentaux est extrêmement abondante. On renverra le lecteur à l’ouvrage tout récemment paru du Professeur Jacques Dubey, Droits fondamentaux, volume I : Notion, garantie, restriction et juridiction, Volume II : Libertés, garanties de l’Etat de droit, droits sociaux et politiques, Bâle 2018 ; on y trouvera notamment une importante bibliographie générale (I pp. 2-7) ainsi que, dans le commentaire de chacun des droits fondamentaux (II), une bibliographique spécifique à chacun d’eux. 53 Droit constitutionnel suisse, Volume II, Les droits fondamentaux, 2è éd., Berne 2006, p. 3ss. Cf. dans le même sens : Dubey op.cit., I 1 n.25 sv. pp. 17 sv.

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constitutionnellement (ou conventionnellement) garantis, dirigés contre l’Etat,

appartenant à l’individu, protégés par le juge et qui concernent de par leur contenu

une finalité essentielle de l’Etat : la liberté, l’Etat de droit, l’Etat social, la démocratie.

Ils en distinguent, en conséquence, quatre catégories : les libertés, les garanties de

l’Etat de droit, les droits sociaux54 et les droits politiques.

On notera que cette définition, plutôt que de mettre l’accent sur les biens individuels

protégés par les droits fondamentaux, comme le fait Dubey (« les intérêts

fondamentaux des individus »), définit le « contenu » des droits fondamentaux à partir

des finalités de l’Etat. Elle place ainsi la dimension objective des droits fondamentaux

avant leur dimension subjective. Nous aurons l’occasion de voir que cette manière de

présenter les choses correspond exactement à la conception consacrée par le

Constituant de 1999.

Il faut donc tout d’abord une garantie de niveau constitutionnel. Ce point ne fait guère

difficulté lorsque l’ordre juridique comporte une constitution écrite : on aura alors une

garantie de niveau constitutionnel lorsque celle-ci fait l’objet d’une disposition

expresse du texte constitutionnel. Mais il se peut que ce texte s’avère, à l’usage,

lacunaire ; il se peut alors que certains autres droits fondamentaux soient introduits

par la voie prétorienne. Nous aurons l’occasion de voir que c’est ce qu’a fait le

Tribunal fédéral sous l’empire de l’ancienne Constitution de 1874.

Il faut ensuite que cette garantie puisse être actionnée en justice par celui ou ceux qui

s’affirment lésés dans un « bien » auquel cette garantie leur permet de prétendre et

qu’elle a pour objet de protéger. On a longtemps analysé ces garanties comme autant

de « droits subjectifs » que la Constitution leur conférait contre l’Etat et comme étant

cela seulement. Mais il s’agit là d’une conception dépassée des droits fondamentaux.

Il reste assurément vrai qu’ils fondent pour le particulier une prétention déductible en

justice ; on peut, dans cette mesure continuer à parler de « droits subjectifs

constitutionnellement garantis » ; mais selon la conception actuellement consacrée, les

droits fondamentaux ressortissent d’abord au droit objectif : ils constituent le

fondement même de l’ordre juridique, qu’ils « irradient » de leurs effets, comme nous

aurons encore l’occasion de le voir.54 Par opposition aux buts sociaux : op.cit., p. 675 ss. Il conviendra de revenir sur ce point.

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Les droits fondamentaux se caractérisent par leur contenu, lequel, comme le relèvent

les auteurs précités, peuvent être divers ; partant, ils peuvent être classés en diverses

catégories.

On a souvent opposé les « droits-libertés » et les « droits sociaux ». On entendait alors

que les libertés fondamentales imposaient à l’Etat un devoir négatif, celui de

s’abstenir en principe de leur porter atteinte ; alors que les droits sociaux imposaient à

l’Etat un devoir positif : celui de fournir certains services à caractère social au sens

large.

Mais cette opposition doit être considérée comme caduque et être rejetée pour une

double raison.

Tout d’abord, la catégorie des droits fondamentaux ne comprend pas que des libertés,

même si c’est là leur contenu traditionnel. Ce que les auteurs précités désignent de

« garanties de l’Etat de droit » suffirait à le montrer ; parmi lesquelles Dubey55

discerne une sous-catégorie, celle des « garanties déduites des principes

d’organisation de l’Etat ». On pourrait également citer dans cet ordre d’idées le droit

de chacun à une sépulture décente.

Un droit fondamental ne sera, bien souvent, pleinement garanti que si l’Etat prend

certaines mesures pour le protéger ou pour en rendre possible le plein exercice ; la

garantie d’un droit fondamental peut donc comporter pour l’Etat des devoirs positifs.

Il s’agit ici de la nature plurifonctionnelle des libertés fondamentales selon l’approche

que Saladin appelait de ses voeux56. Comme cet auteur l’affirmait avec raison il y plus

de cinquante ans, la conception traditionnelle, qui limite la fonction des droits

fondamentaux à aménager des espaces de liberté contre les agissements de la

puissance publique peut conduire et a effectivement conduit aux pires excès57. Pour

parer à de telles dérives, il est essentiel de substituer à cette conception traditionnelle

des libertés fondamentales une approche qui en reconnaît la portée plurifonctionnelle ;

c’est précisément une conversion de ce genre que Saladin appelle de ses vœux. Nous 55 Op.cit. II 35 à 38, pp. 697 à 781. Il s’agit notamment du principe de la séparation des pouvoirs.56 Op.cit. note 2, p. 425 ss.57 Ibid.,p. 429.

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aurons à y revenir longuement.

Ensuite l’appellation de « droits sociaux » couvre, selon l’utilisation qui en est faite,

une palette bien plus vaste que le seul domaine des droits fondamentaux proprement

dits ; bien plus, si certains « droits sociaux » constituent incontestablement des droits

fondamentaux, bien d’autres ne sauraient être qualifiés de la sorte ; c’est dire que

« les droits sociaux » ne constituent pas une catégorie homogène et qu’il est donc vain

de vouloir les opposer à cette catégorie homogène que constituent les droits

fondamentaux.

Une constitutionnaliste portugaise, Catarina Santos Botelho, a consacré un important

ouvrage à la matière des droits sociaux, envisagée dans une perspective comparatiste

très large58. Il a nourri notre réflexion.

Voici cependant ce que, pour l’instant, il convient déjà d’en retenir.

La notion de droit social est particulièrement confuse.

Outre des droits sociaux ayant rang de droits fondamentaux, on y range des éléments

aussi divers qu’un catalogue de buts sociaux assignés à l’Etat par le constituant, que

des dispositions constitutionnelles à caractère programmatique ou purement

déclamatoire – étant entendu que, selon qu’il s’agit de l’un ou de l’autre, la portée

juridique peut en être fondamentalement différente : nulle s’il s’agit d’énoncés

purement déclamatoires, contraignants pour l’Etat mais non nécessairement assortis

d’une possibilité d’action individuelle en justice, peut-être en quelque mesure

contraignants pour l’Etat – encore s’agit-il précisément de savoir en quoi consiste

cette force obligatoire.

Encore n’est-il pas possible de se fier à la terminologie. Un catalogue de buts sociaux

peut, receler, en tout ou en partie, des droits fondamentaux proprement dits mais non

expressément désignés comme tels. Il ne sera pas non plus toujours facile de

distinguer dispositions contraignantes pour l’Etat, dispositions programmatiques peut-

58 Catarina Santos Botilho, Os direitos sociais em tempos de crise, ou revisitar as normas programaticas, Coimbra 2015.

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être contraignantes, énoncés purement déclamatoires.

Finalement, chaque fois que l’on se trouvera en présence d’énoncés constitutionnels

portant sur des « biens » à caractère social, il faudra, sans tenir compte nécessairement

de la terminologie utilisée, déterminer s’il s’agit de droits fondamentaux proprement

dits ou d’autre chose, et, dans ce dernier cas, si cet « autre chose » doit se voir

reconnaître, et dans quelle mesure, un caractère au moins contraignant pour l’Etat.

Nous aurons l’occasion dans un autre contexte de voir ce qu’il en est sous l’empire de

l’actuelle Constitution.

II. UNE EBAUCHE DE DEMARCHE SYSTEMIQUE SOUS L’EMPIRE

DE LA CONSTITUTION DE 1874 ? UNE CREATION

PRETORIENNE : LES DROITS CONSTITUTIONNELS NON ECRITS

Déjà sous l’empire de la précédente Constitution fédérale, on peut déceler dans la

jurisprudence du Tribunal fédéral une amorce de démarche systémique. Il faut

rappeler à ce propos que ce texte brillait, si l’on peut dire, par son caractère peu

systématique59 ; en particulier, le catalogue des libertés fondamentales qu’il consacrait

expressément était fort incomplet60.

Or, et pour cette raison précisément, notre Cour suprême a instauré, progressivement,

une série de droits fondamentaux non écrits61.

59 Il nous souvient que, dans son cours de droit constitutionnel suisse, feu le Professeur Marcel Bridel évoquait, sans y adhérer tout à fait, un jugement de Zaccaria Giacometti, qui décrivait la Constitution de 1874 comme caractérisée par « eine grundsätzliche Grundsatzlosigkeit » ! 60 Ne faisaient l’objet d’une garantie expresse que l’égalité devant la loi (art. 4), la liberté du commerce et de l’industrie (art. 31), la liberté d’établissement (art. 45), la liberté de conscience et de croyance (art. 49), le libre exercice des cultes (art. 50), le droit au mariage (art. 54), la liberté de la presse (art. 55), la liberté d’association (art. 56), le droit de pétition (art. 57), la garantie du juge naturel (art. 58), la garantie du for du domicile du débiteur en matière de réclamations personnelles (art. 59).61 V. à ce propos Peter Saladin, Grundrechte im Wandel, Berne, 1970, p. 284ss. ; Auer/Malinverni/Hottelier, op.cit., p. 35-37 ; Giovanni Biaggini, Bundesverfassung der Schweizerischen Eidgenossenschaft, Kommentar, 2. Aufl., Zurich 2017, Vorbem. Art. 7-36, n. 4-5, p. 133-134.

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Il s’agit, par ordre chronologique, de la garantie de la propriété (1960)62, de la liberté

d’expression (1961)63, de la garantie de la liberté individuelle64 (1963)65, de la liberté

de la langue (1965)66, de la liberté de réunion (1970)67, du droit à des conditions

minimales d’existence (1995)68, du droit de grève (1999)69.

C’est ce qu’il faut examiner de plus près.

Lorsqu’il consacre la garantie non écrite de la propriété privée, le Tribunal fédéral ne

se montre guère loquace en ce qui concerne les motifs qui l’y ont conduit. : il se borne

à se référer à « la doctrine dominante » qui proclame que cette garantie fait partie du

droit constitutionnel fédéral non écrit.70

S’agissant de la liberté d’expression, il y voit une « extension de la protection assurée

par la liberté de la presse ». Dans un arrêt ultérieur71, il justifiera en outre sa solution

en disant que la liberté d’expression est une condition nécessaire de l’exercice des

droits politiques.

Cette exigence de la « condition nécessaire » avait déjà été inaugurée s’agissant de la

garantie de la liberté personnelle, sur laquelle il conviendra de revenir dans un

instant ; puis reprise en ce qui concerne la liberté de la langue.

Pour ce qui est en effet de cette dernière, notre Cour suprême commence par se référer

à « la doctrine », déclare s’y rallier, rappelle sa pratique en matière de consécration de

droits constitutionnels non écrits et considère enfin qu’il n’y a pas de raison de traiter

62 Premier arrêt publié : TF 11.5.1960, Zbl. 62 (1961), pp. 69 ss., p. 72, qui se réfère à deux arrêts non publiés rendus en 1959. 63 ATF 87 I 114, consid.2 p. 117.64 Curieusement, alors que, dans ses arrêts en langue allemande le TF parle de « persönliche Freiheit », dans ses arrêts en langue française il a commencé par utiliser l’expression liberté individuelle, pour revenir par la suite à celle de liberté personnelle ; si nous voyons bien, le premier arrêt publié à adopter cette nouvelle terminologie est l’arrêt ATF 103 Ia 169 . C’est également de « persönliche Freiheit » que parle la doctrine de langue allemande.65 ATF 89 I 92, consid. 3 p. 98 66 ATF 91 I 480, consid. II/1 p. 485.67 ATF 96 I 219, consid. 4 p. 224.68 ATF 121 I 367, consid. 2 p. 370 ss.69 ATF 125 III 277, consid. 2d p. 28370 Auparavant, le TF se référait aux garanties contenues dans diverses constitutions cantonales ; cf. Dubey, II 27 pp. 410 sv., n. 2579-2580 p. 415.71 ATF 96 I 219, consid.4 p.224

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la liberté de la langue autrement que les autres droits non écrits d’ores et déjà

consacrés par sa jurisprudence : il y voit en effet une conditions essentielle, voire

nécessaire, de l’exercice d’autres droits constitutionnels, ceux-là même qui

garantissent la liberté de manifester ses opinions par l’écrit ou la parole : comme la

liberté d’expression, éminemment sous les espèces de la liberté de la presse, la liberté

des cultes, la liberté d’association, les droits politiques et, en tant qu’elle est garantie,

la liberté d’enseigner.

Mais c’est dans l’arrêt précité72 concernant la liberté de réunion que le Tribunal

fédéral définit de la manière la plus complète sa doctrine en la matière. Il faut, dit-il

faire preuve de retenue lorsqu’il est envisagé de consacrer un nouveau droit

constitutionnel non écrit. Une telle consécration ne se justifie que si la liberté en

question constitue la condition d’exercice d’autres libertés fondamentales ou qui,

sinon, apparaissent comme des constituants fondamentaux de l’ordre démocratique ou

de l’Etat de droit au niveau fédéral73. Comme c’est le cas pour la liberté d’expression

et pour la liberté de réunion, conditions sine qua non de l’exercice des droits

politiques. La formule sera reprise s’agissant du droit à un minimum d’existence ;

notre Cour suprême ajoutera cependant une condition supplémentaire : que la liberté

dont il s’agit de consacrer la garantie fasse d’ores et déjà l’objet d’une large

reconnaissance, que ce soit dans la doctrine ou dans les constitutions cantonales74.

Cette dernière considération sera décisive dans le cas du droit de grève.

C’est déjà ce même type de démarche que le Tribunal fédéral avait adopté s’agissant

de la liberté personnelle.

En 1963, dans un premier arrêt75, le Tribunal fédéral déclare que la liberté personnelle

constitue la condition de l’exercice de toutes les autres libertés fondamentales et est

par conséquent un élément indispensable de l’ordre étatique fédéral. Il ne s’agit, dans

cet arrêt, que de la liberté « au sens de liberté physique », autrement dit de la liberté

« de disposer de son propre corps ».

72 V. note 33 ci-dessus.73 ATF 96 I 219, consid. 4 p. 223-224.74 Et, dans le cas particulier, et, bien des années plus tard, du droit de grève, dans l’avant-projet de nouvelle Constitution fédérale…75 V. note 31 ci-dessus.

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Mais, un an plus tard76, notre Cour suprême étend considérablement la portée de cette

liberté. Voici quel est son raisonnement. Si, dit-elle, la liberté individuelle ne

s’identifie avec aucune des autres libertés garanties par la constitution, elle est

cependant la condition de leur exercice. En d’autres termes, elle vise à garantir les

conditions de fait indispensables pour que l’homme puisse effectivement exercer ces

autres libertés. Or, celles-ci protègent non seulement le corps humain (interdiction des

peines corporelles ou liberté d’établissement par exemple), mais aussi des intérêts

idéaux (liberté d’opinion ou libertés religieuses par exemple). Il ne suffit donc pas que

la liberté individuelle garantisse le droit d’aller et de venir et l’intégrité corporelle. Il

faut aussi qu’elle protège l’homme contre les atteintes qui tendraient par un moyen

quelconque à restreindre ou supprimer la faculté qui lui est propre d’apprécier une

situation donnée et de se déterminer d’après cette appréciation. En effet, l’existence

de cette faculté constitue la condition d’exercice de nombreux droits constitutionnels.

Poursuivant son exposé, le Tribunal fédéral ajoute77 une double considération : non

seulement la liberté individuelle constitue une institution fondamentale de l’ordre

juridique suisse mais elle est la liberté première dont découlent tous les autres droits

constitutionnels.

On l’aura remarqué : cet arrêt consacre tour à tour deux conceptions de la liberté

personnelle : la liberté personnelle en tant qu’elle protège contre les atteintes qui

tendraient par un moyen quelconque à restreindre ou supprimer la faculté qui est

propre à la personne d’apprécier une situation donnée et de se déterminer d’après cette

appréciation ; et la liberté personnelle en tant que liberté première d’où découlent

toutes les autres.

Ces deux conceptions sont manifestement incompatibles.

Dans le premier cas, la liberté individuelle est la condition d’exercice des autres droits

constitutionnels ou de certains d’entre eux, et elle en est la condition en tant, et en tant

seulement, qu’elle protège une faculté: celle d’apprécier une situation donnée et de se

déterminer d’après cette appréciation. Mais elle ne se confond nullement avec ces

autres droits constitutionnels.  Dit autrement, elle prohibe que quiconque soit privé

76 ATF 90 I 29, consid. 3a p. 34-36.77 Même arrêt, consid. 3b p. 37.

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peu ou prou de cette faculté, elle ne prohibe nullement la privation de l’accès à la

matière qui permettra d’exercer utilement cette faculté ; cette matière, ce sont d’autres

droits constitutionnels qui en garantissent l’accès : par exemple et éminemment la

liberté de l’information. A partir de là on voit que le cercle des atteintes dont protège

la liberté individuelle ainsi définie est relativement étroit : il s’agit de toute démarche

tendant et propre à annihiler ou restreindre cette faculté d’appréciation :

endoctrinement sous contrainte, manipulation, menaces, administration forcée de

produits psychotropes, messages publicitaires subliminaux, neuromarketing, etc. En

un mot : il s’agit d’une garantie de l’intégrité psychique – pendant de la garantie de

l’intégrité corporelle – entendue dans un sens large.

Dans le second cas, il s’agit de tout autre chose : la liberté individuelle devient la

source de toutes les autres libertés. Interprétée dans le sens que l’on vient de dire, la

faculté en question constitue, à n’en pas douter, une condition d’exercice des autres

libertés ; mais elle n’en est nullement la source. Voulût-on, au contraire, interpréter

cette faculté comme supposant l’accès à la matière qui seule en permettra l’exercice

utile, que l’on ne résoudrait en rien la contradiction : ces libertés seraient alors la

condition de cet exercice, cette faculté n’en serait nullement la source !

Sept ans plus tard, un nouvel arrêt78 va réinterpréter et clarifier cette jurisprudence.

Il distingue désormais deux facettes de la liberté personnelle.

Revenant sur son arrêt de 1964, le Tribunal fédéral expose que, en faisant de ladite

faculté l’objet protégé de la liberté personnelle, il a proclamé son attachement à un

système de valeurs qui se donne pour tâche de sauvegarder la dignité de l’homme et la

valeur propre de l’individu. Entendue de la sorte, la liberté personnelle est un principe

constitutionnel directeur (« verfassungsrechtlicher Leitgrundsatz ») qui garantit non

pas certes toute liberté susceptible d’être affectée par un acte étatique quelconque,

mais bien toutes les libertés qui constituent des aspects élémentaires de

l’épanouissement personnel ; ce principe procure ainsi une large protection des droits

fondamentaux, qui incide sur le contenu et la portée des autres libertés

constitutionnellement garanties.78 ATF 97 I 45.

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Mais la liberté personnelle constitue en outre un droit fondamental de caractère

général et subsidiaire immédiatement applicable, dont le citoyen peut se prévaloir

dans les cas où ne peut être invoqué aucun autre droit constitutionnel écrit ou non

écrit.

Cette doctrine est désormais bien fixée et elle ne variera plus guère sous l’empire de

l’ancienne Constitution fédérale. A une importante réserve près cependant : dans un

arrêt rendu à la veille de l’adoption de la Constitution de 199979, la distinction entre

les deux facettes opérée en 1971 paraît avoir disparu.

En voici les termes.

Droit constitutionnel non écrit, imprescriptible et inaliénable, la liberté personnelle

confère à l'individu le droit d'aller et de venir et le droit au respect de son intégrité

corporelle; elle le protège, en outre, dans l'exercice de sa faculté d'apprécier une

situation de fait déterminée et d'agir selon cette appréciation; cette garantie n'englobe

certes pas la protection de toute possibilité de choix et de détermination de l'homme,

si peu importante soit-elle; elle recouvre cependant toutes les libertés élémentaires

dont l'exercice est indispensable à l'épanouissement de la personne humaine; elle se

conçoit, dès lors, comme une garantie générale et subsidiaire à laquelle le citoyen peut

se référer lorsque les droits fondamentaux dont il allègue la violation ne font pas

l'objet de garanties particulières; la liberté personnelle oblige le détenteur de la

puissance publique à un comportement envers le citoyen qui soit compatible avec le

respect de sa personnalité; elle protège intégralement la dignité de l'homme et sa

valeur propre.

III. LA CONSTITUTION DE 1999

Du point de vue qui nous intéresse, la Constitution de 1999 consacre une série

d’innovations d’une extrême importance.

79 ATF 124 I 170, consid. 2b, p. 171-172.

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III.1 Un exposé systématique

La Constitution de 1999 consacre, en son titre deuxième, un chapitre entier consacré

aux droits fondamentaux, qui se compose des articles 7 à 36.80

Il s’agit, tout d’abord de l’énumération d’une série de droits fondamentaux, qui fait

l’objet des articles 7 à 34.

Il s’agit ensuite de deux dispositions, l’article 35, qui traite de la réalisation des droits

fondamentaux, et l’article 36, qui énonce à quelles conditions et dans quelles limites

un droit fondamental peut être restreint.

A) L’énumération des droits fondamentaux : art. 7 à 34 Cst.

Sans vouloir ici entrer déjà dans le détail, il importe, pour les besoins des

développements qui vont suivre, de souligner deux particularités de ce catalogue.

C’est ainsi que, au premier rang de ce catalogue, figure la dignité humaine81, qui

« doit être respectée et protégée ».

S’agissant d’autre part de la liberté personnelle, le constituant s’écarte de la solution

jusqu’ici consacrée par le Tribunal fédéral. Elle n’est pas consacrée « en bloc »,

comme la « liberté des libertés » et (ou) comme le principe suprême qui doit, en

dernière analyse, orienter toute activité de l’Etat. Elle fait l’objet de plusieurs

dispositions, dont chacune, consacre un de ses aspects : tout d’abord le droit à la vie et

l’interdiction de la peine de mort82, l’interdiction de la torture et de tout autre

traitement ou peine cruels, inhumains ou dégradants83 ; puis le droit à la liberté

personnelle, notamment à l’intégrité physique et psychique et à la liberté de

80 Selon Biagginj, op.cit., Vorbem. Art, 7-36, n.4 p. 133, il s’agit là d’une des « auffäligsten Neuerungen der BV-Totalrevision ».81 Art. 7.82 Art. 10 ch. 1.83 Art. 10 ch. 3.

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mouvement84 ; la protection de la sphère privée85, soit le droit de toute personne au

respect de sa vie privée et familiale, de son domicile, de sa correspondance et des

relations qu’elle établit par la poste et les télécommunications, ainsi que le droit d’être

protégée contre l’emploi abusif des données qui la concernent ; le droit au mariage et

à la famille86 ; la liberté d’association87 ; sont enfin définies les conditions auxquelles

un individu peut être privé de liberté88.

Il faudra se demander si ce catalogue doit être considéré comme complet, d’une part,

comme exhaustif, d’autre part.  Nous y reviendrons.

Que les droits fondamentaux fassent désormais, et l’on ne saurait assez saluer cette

innovation, l’objet d’un exposé systématique est une chose. Tout autre chose est de

savoir si se trouve de la sorte instauré un système des droits fondamentaux. Nous

aurons là encore à y revenir.

B) Droits fondamentaux et droits constitutionnels 89

Si le deuxième chapitre du titre premier traite des droits fondamentaux, d’autres

dispositions utilisaient, dans un premier temps, respectivement utilisent encore, la

notion de droits constitutionnels : il s’agit respectivement de l’article 189 chiffre 1

lettre a, qui a trait aux compétences du Tribunal fédéral en matière de juridiction de

droit public, et de l’article 164 al. 1 lit. b. La réforme de l’organisation judiciaire votée

en 2000 ne connaît plus que la notion de droit constitutionnel cantonal : selon la

version actuelle de l’article 189 premier alinéa, le Tribunal fédéral connaît désormais

des contestation pour violation du droit fédéral (lettre a), ce qui inclut les

contestations pour violation des droits fondamentaux instaurés par la Constitution

fédérale, et des droits constitutionnels cantonaux (lettre d). En revanche l’article 164

dont il est ainsi question premier alinéa, dont le libellé n’a pas varié, exige que toute

restriction portée par le droit fédéral (notamment) à un droit constitutionnel (lettre b),

sans autre précision donc, fasse l’objet d’une loi fédérale. Il faudra voir si par « droit

84 Art. 10 ch.2.85 Art. 13.86 Art. 14.87 Art. 23.88 Art. 31.89 Sur l’ensemble de la question : Dubey, op.cit. I 2 p.33.

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constitutionnel » il faut entendre la même chose que « droit fondamental » ou s’il

s’agit de deux notions différentes.

Cela exige clarification.

On rappellera tout d’abord que la précédente Constitution ignorait la notion de droit

fondamental ; elle désignait du terme de droits constitutionnels du citoyen les droits

constitutionnellement garantis à ce dernier, en ce sens notamment qu’il pouvait en

invoquer la violation à l’appui d’un recours de droit constitutionnel, à l’époque

dénommé « recours de droit public »90.

Fondés notamment sur la version primitive de l’article 189 Cst., certains auteurs, dont

Benjamin Schindler91, soutenaient que devaient être distinguées deux catégories de

droits constitutionnellement garantis : les droits fondamentaux dont traite le chapitre

deuxième du premier titre d’une part ; les droits constitutionnels dont il est question à

l’article 189, chiffre 1, lettre a, d’autre part, qui disposait que le Tribunal fédéral

connaît (notamment) des réclamations pour violation des droits constitutionnels.

Selon ces auteurs, ces deux catégories se recouperaient partiellement, et seuls les

droits fondamentaux figurant dans la section où les deux catégories se recoupent

fonderaient des prétention susceptibles d’être déduites en justice : pour le surplus, les

droits fondamentaux n’auraient qu’un caractère programmatique ou le statut de règles

d’interprétation du droit infraconstitutionnel ; en revanche pourrait être invoquée en

justice la violation de tous les droits constitutionnels.

Dubey soutient lui aussi un dualisme droits fondamentaux/droits constitutionnels,

mais dans un sens tout à fait différent : en ce sens que la catégorie des droits

constitutionnels est plus large que celle des droits fondamentaux ; dit autrement : tous

les droits fondamentaux sont des droits constitutionnels mais tous les droits

90 L’actuelle loi fédérale sur le Tribunal fédéral prévoit désormais deux voies pour faire valoir une violation des droits fondamentaux : l’une principale, le recours en matière de droit public (art. 79 ss.) et le recours constitutionnel subsidiaire (art. 113 ss.).91 Benjamin Schindler, Zu Begriff und Verständnis der „Grunderechte“ in der neuen Bundesverfassung, in Thomas Gächter/Martin Bertschi (éd.), Neue Akzente in der „nachgeführten“ Bundesverfassung, p. 51ss. Schweizer Cf. Dans le même sens Schweizer, in Ehrenzeller et al. éd., Die schweizerische Bundesverfassung, St. Galler Kommentar, 3.éd., Zurich, Bâle, Genève, Saint-Gall 2014, Vorberkungen zu Art. 7-36, n.4.

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constitutionnels ne sont pas des droits fondamentaux.92

Ni l’une, ni l’autre des ces théories dualistes ne nous paraît emporter la conviction.

Il ne fait pour nous aucun doute que la modification de l’article 189 survenue en 2000

a eu pour effet de supprimer, au moins au niveau du droit fédéral, le dualisme droits

fondamentaux/droits constitutionnels et de consacrer de la sorte une version large de

la notion de droits fondamentaux93.

On objectera qu’il existe des droits constitutionnellement garantis et susceptibles

d’être invoqués en justice en dehors du catalogue du premier chapitre du titre deux ;

mais il s’agit d’un simple argument de texte, de systématique simplement formelle, de

terminologie, qui ne saurait suffire à exclure qu’il puisse figurer des droits

fondamentaux en dehors de ce catalogue. Nous aurons à y revenir.

On objectera aussi l’existence de l’article 164 ; à quoi il faut répondre qu’en bonne

logique, et compte tenu de l’acception large de la notion de droit fondamental

désormais consacrée comme on vient de le voir, le libellé de cet article aurait dû être

modifié lui aussi lors de la révision opérée en 2000. Cette disposition n’est que le

corollaire, en matière de législation fédérale, de l’exigence d’une base légale posée

par l’article 36. Et il va sans dire que les règles générales posées par les articles 35 et

36 (dont il va être question : respectivement III.2 et III.3 ci-dessous) doivent, en tant

précisément que générales, s’appliquer à tous les droits fondamentaux, qu’ils figurent

ou non dans ce catalogue. Il s’impose en effet que tous les droits fondamentaux

fassent l’objet d’un régime uniforme et l’on ne comprendrait pas qu’il en fût

autrement. Nous verrons d’ailleurs que c’est la solution que nous défendons qui

permet de donner à l’article 35 sa pleine portée.

III.2 La réalisation des droits fondamentaux : l’article 35 Cst.

92 Op.cit., I 94 p. 33. Cf. cependant ibid. 1035-1036, p. 309, où il est question d’une définition générale d’un droit constitutionnel analogue à celle d’un droit fondamental…93 On a vu que Auer/Malinverni/Hottelier soutiennent eux aussi une acception large de la notion de droit fondamental. C’est également le cas de Schweizer, in BV StGK, Vorb. zu Art. 7-36, n. 5 ; mais on comprend alors mal que cet auteur continue par ailleurs à adhérer à la thèse du dualisme droits fondamentaux/droits constitutionnels, ainsi qu’on va le voir.

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L’art. 35 Cst., en effet, sous l’intitulé de « réalisation des droits fondamentaux », pose

trois principes : en premier lieu, les droits fondamentaux doivent être réalisés dans

l’ensemble de l’ordre juridique ; ensuite, il incombe à quiconque assume une tâche de

l’Etat de respecter les droits fondamentaux et de contribuer à leur réalisation ; enfin

les autorités doivent veiller que les droits fondamentaux, dans la mesure où ils s’y

prêtent, soient aussi réalisés dans les relations qui lient les particuliers entre eux.

Le fait que cette disposition ne traite « que » de la réalisation des droits fondamentaux

ne doit pas faire illusion ; en réalité, cette disposition, en raison même des divers

modes de réalisation qu’elle consacre, implique une certaine nature, une certaine

structure de l’ordre juridique et une certaine place que les droits fondamentaux

occupent dans cette structure. On ne saurait donc assez souligner l’extrême

importance que revêt cette disposition et dans le chapitre de la Constitution consacré

aux droits fondamentaux et, au-delà, dans l’ordre juridique en son intégralité.

A) La réalisation dans l’ensemble de l’ordre juridique : article 35, premier alinéa Cst.

Ce premier principe implique un changement radical de paradigme en ce qui concerne

la nature des droits fondamentaux.

Si, on l’a dit, a longtemps prévalu la conception qui faisait des droits fondamentaux

des droits publics subjectifs conférés à la personne pour défendre les espaces de

liberté – espaces de liberté qui en constituaient précisément l’objet – contre de

possibles empiètements de la puissance publique, il résulte en effet de cette

disposition que cette conception n’est plus celle que consacre notre Charte

fondamentale.

Poser que les droits fondamentaux doivent être réalisés dans l’ensemble de l’ordre

juridique, c’est dire que ceux-ci ont pour vocation de modeler, d’imprégner, d’irradier

le reste de l’ordre juridique. Là est leur fonction primordiale, et c’est une fonction

relevant du droit objectif. Ce premier point ne prête guère à discussion.

Ce n’est certes pas à dire que toute idée de faire des droits fondamentaux des droits

publics subjectifs déductibles en justice est abandonnée ; c’est même très exactement

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le contraire qui est vrai : aux termes de l’article 189, premier alinéa, lettres a et d de la

Constitution, le Tribunal fédéral connaît des contestations pour violation du droit

fédéral d’une part, donc y compris pour violation des droits fondamentaux, et pour

violation des droits constitutionnels cantonaux, d’autre part.

 

Mais il ne s’agit là que d’une forme parmi d’autres de cette réalisation des droits

fondamentaux dans l’ensemble de l’ordre juridique prescrite par le premier alinéa de

notre disposition.

B) Le respect des droits fondamentaux et la contribution à leur réalisation : l’article 35, deuxième

alinéa Cst.

Cette « irradiation » par les droits fondamentaux de l’ensemble de l’ordre juridique

signifie, réciproquement, que les organes auxquels la Constitution confère l’exercice

des trois fonctions étatiques, la fonction législative, la fonction exécutive et la

fonction juridictionnelle, doivent, chacun dans son domaine propre, œuvrer dans le

respect des droits fondamentaux. Ils contribuent par là même à leur réalisation,

comme l’ordonne le deuxième alinéa de l’article 35.

Mais cette contribution ne s’arrête pas là. Si, tel était le cas, il eût en effet suffi de dire

que quiconque assume une tâche de l’Etat est tenu de respecter les droits

fondamentaux. S’il s’y ajoute un devoir de contribuer à leur réalisation et si cette

locution ne doit pas se réduire à une simple clause de style de caractère purement

déclamatoire – ce qui ne saurait évidemment se présumer, en application de la

présomption inverse du « bien légiféré » – il faut que ce devoir se voie assigner un

contenu spécifique. Et ce contenu spécifique, réside en ceci que les détenteurs du

pouvoir de puissance publique se voient chargés non seulement d’un devoir négatif de

respect, mais assument en outre un devoir positif. Il ne suffit pas que le législateur ou

le détenteur du pouvoir réglementaire n’adopte aucune disposition affectant un droit

fondamental – sous réserve évidemment des restrictions licites aux conditions de

l’article 36 ; il ne suffit pas que le pouvoir exécutif et ses divers agents ou délégataires

ne prenne aucune décision ni que le pouvoir judiciaire ne rende aucun arrêt

incompatible avec ces mêmes droits. Il faut encore que quiconque assume une tâche

de l’Etat prenne les mesures positives nécessaires pour assurer l’effectivité de ces

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droits. A un devoir d’abstention (de respect au sens étroit) s’ajoute donc un devoir

d’action : créer les institutions nécessaires à la pleine réalisation de tel droit

fondamental, faire en sorte que l’exercice par un sujet de tel de « ses » droits

fondamentaux ne perturbent l’exercice par d’autres sujets par l’exercice de « leurs »

propres droits fondamentaux – on verra d’ailleurs que c’est l’un des cas où l’article 36

prévoit la possibilité de restreindre un droit fondamental – , fournir une prestation

individuelle à défaut de laquelle tel droit fondamental demeurerait lettre morte.

C’est là la matière des obligations positives incombant à l’Etat en vue de la pleine

réalisation des droits fondamentaux prescrite par l’article 35. Il conviendra d’y

revenir. On notera en passant que l’appel de Saladin a été entendu.

Finalement, l’article 35 prévoit donc deux grands modes de réalisation des droits

fondamentaux dans l’ensemble de l’ordre juridique : un mode négatif et un mode

positif.

1. Obligations positives et devoirs de protection en général

Il incombe donc à l’Etat, par ses organes et par ses agents, quel que soit leur statut94,

de prendre les mesures nécessaires pour que les droits fondamentaux deviennent une

réalité, ou comme aiment à dire les juges de Strasbourg, que soit assurée leur pleine

effectivité.

Il faut voir ce que cela comporte.

Dans ce registre, la réalisation intégrale des droits fondamentaux impose à l’Etat de

prendre les mesures nécessaires, tant sur le plan législatif que sur le plan administratif

ou juridictionnel, pour donner à ceux-ci une pleine effectivité, y compris, dans la

mesure où ils s’y prêtent, dans les rapports entre particuliers. Ce devoir et les

obligations positives qui en découlent s’adressent par excellence au législateur

ordinaire, et, s’agissant de la mise en application des mesures décidées par ce dernier,

aux autorité exécutives ; mais elles s’adressent aussi aux autorités judiciaires qui,

faute que le législateur ait pris les mesures nécessaires, peuvent parfois se trouver

94 Il peut s’agir notamment d’une entité privée chargée de l’exécution d’un service public.

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dans le cas de combler cette lacune ou tout au moins d’en réparer les effets

dommageables.

2. Les obligations positives dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme

C’est, au niveau européen, la doctrine des obligations positives à la charge de l’Etat

développée par la Cour européenne des Droits de l’Homme, obligations positives

destinées à garantir l’efficacité des garanties conventionnelles. Ce domaine ayant déjà

fait l’objet d’une importante monographie95, nous nous abstiendrons d’y revenir ici

longuement. Il reste cependant que, telles que développées par les juges de

Strasbourg, ces obligations positives peuvent incider de manière tout à fait pratique

sur l’élaboration et l’application du droit suisse, dans la mesure au moins où les

exigences qui en découlent iraient plus loin que les devoirs positifs qui se déduisent

du droit constitutionnel interne. Nous aurons l’occasion, chemin faisant, de constater

que tel est parfois le cas ; l’auteur de la monographie précitée recense aussi bien des

cas où le droit interne suisse ne satisfait pas ou pas entièrement aux devoirs positifs

d’ordre conventionnel. Il faut donc en dire quand même quelques mots ; pour le

surplus, nous nous contenterons de citer, le cas échéant, certains arrêts de la CrEDH

pouvant illustrer particulièrement certains de nos développements.

Ces obligations prennent leur source formelle dans l’article premier de la Convention

européenne des droits de l’homme.96 Mais en même temps, il est considéré qu’à

chaque droit fondamental conventionnellement garanti est inhérente une obligation

positive destinée à en assurer l’effectivité.

Elles peuvent être classées en deux catégories : les obligations de mise en oeuvre et

les obligations de protection.97

Les obligations positives imposent à l’Etat un devoir d’agir : adopter ou modifier

95 A ce propos, on se reportera à l’ouvrage de Nathanaël Pétermann, Les obligations positives de l’Etat dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Théorie générale, incidences législatives et mise en œuvre en droit suisse, Berne, 2014.96 Pétermann, op.cit., p.31.97 Pétermannn, op.cit., p. 97 ; obligations de mise en œuvre : pp. 98-100 ; obligations de protection : pp. 100-101. Cet auteur propose d’autres distinctions encore, qui ne se recoupent ni avec celle-ci, ni entre elles : c. pp. 41 sv.

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certains pans de sa législation, assurer une application de celle-ci respectueuse des

droits fondamentaux, le cas échéant, prendre ou faire prendre une ou plusieurs

mesures concrètes dans des cas particuliers pour prévenir ou faire cesser une situation

d’urgence dont la survenance, par hypothèse hautement probable et imminente, ou le

maintien impliquerait une violation de tel droit fondamental dans le chef de celui qui

en est la victime.

Ce devoir de protection ou d’action revêt diverses formes. Toutes les obligations

positives qui en découlent ou en sont déduites sont justiciables98. Plus exactement : la

violation par l’Etat d’une obligation positive est analysée comme une « ingérence

passive », susceptible d’être portée en dernière instance jusque devant les Juges de

Strasbourg, au même titre que l’ingérence active, soit le non respect (obligation

négative) par l’Etat d’un droit fondamental.

Dans sa forme la plus achevée, ce devoir se traduit par l’instauration d’un droit

fondamental de caractère social, soit un droit justiciable de qui en remplit les

conditions d’exiger une prestation positive de l’Etat : droit à une aide d’urgence, droit

à une formation de base, droit à une sépulture décente, etc. ; et il incombe alors au

législateur de prendre les dispositions nécessaires, de créer les institutions et de définir

les mécanismes et procédures nécessaires pour que la prestation dont il s’agit puisse

être fournie à satisfaction. Là encore, la sanction est un droit du justiciable. Il ne

saurait donc être question d’une dimension simplement programmatique.

Mais toutes les mesures positives qu’il incombe à l’Etat de prendre pour assurer la

98 Pétermann, pp. 41, 105-107.. Nous ne saurions admettre cependant que, comme le soutient cet auteur (ibid.), la justiciabilité de certaines obligations positives serait exclue dans des situations où le pouvoir législatif est seul compétent pour mettre en œuvre une obligation positive. En fait, toute personne qui s’estime atteinte dans un droit fondamental garanti par la Convention européenne des droits de l’homme par l’absence ou l’insuffisance d’une législation nationale peut, dans tous les cas, en saisir (en dernière instance) la Cour de Strasbourg ; si celle-ci accueille ce grief et considère qu’il y a violation d’une obligation positive reconnue au niveau européen (ingérence passive), elle condamnera l’Etat défendeur à combler cette lacune de son ordre juridique interne ; s’il s’avère que, en vertu même de cet ordre juridique, la lacune ne peut être comblée que par le législateur, l’Etat défendeur ainsi condamné sera tenu de légiférer dans ce sens. On peut donc dire qu’une obligation positive qui se traduit, sur le plan national et en vertu de la répartition des compétences entre les divers pouvoirs, par une obligation de légiférer, est indirectement justiciable par le jeu de la théorie de l’ingérence passive. Si le législateur n’obtempère pas – et même si l’arrêt de Strasbourg ne peut l’y contraindre directement – , l’Etat ainsi condamné engage sa responsabilité internationale ; et l’on voit mal comment un juge interne saisi par la victime de cette ingérence passive pourrait refuser de donner suite à l’action intentée par celle-ci en se fondant sur cette condamnation. Pétermann lui-même l’admet, puisqu’il juge « critiquable » un arrêt belge qui avait prononcé un tel refus (ibid., p. 106). .

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pleine effectivité des droits fondamentaux ne font pas nécessairement l’objet, au

niveau national, d’un droit justiciable à une prestation positive de l’Etat. On verra

aussi bien que, dans notre ordre constitutionnel, les droits fondamentaux de caractère

social sont remarquablement rares… Mais l’Etat n’en reste pas moins tenu de prendre

ces mesures ; s’il manquait à le faire, il faillirait à son devoir de contribuer

(activement) à la pleine réalisation des droits fondamentaux.

3. Les devoirs de protection

Mais, même dans cette seconde catégorie de cas, l’absence de sanction sous la forme

d’un droit justiciable connaît elle-même une limite, en ce sens que l’inactivité de

l’Etat ou son insuffisante activité peut, à certaines conditions, être contestée jusque

devant le juge constitutionnel par qui en est victime.

C’est la théorie des « devoirs de protection » (« Schutzpflichten ») abondamment

développée par la doctrine et la jurisprudence allemandes.

Plus précisément, lorsque, du fait de cette inactivité ou de cette insuffisante activité,

un sujet se trouve menacé d’une manière particulièrement grave dans l’un de ses

droits fondamentaux et se trouve de la sorte exposé à une atteinte particulièrement

dommageable à un bien fondamental constitutionnellement garanti, il peut exiger que

l’Etat intervienne pour y porter remède et faire valoir cette prétention en invoquant le

droit fondamental ainsi compromis.

Autrement dit, tout droit fondamental confère directement à chacun de ses titulaires

un minimum de protection active, minimum au-dessous duquel l’Etat ne saurait

descendre sans que naisse en son chef un devoir d’intervenir. C’est la théorie

allemande de l‘« Untermass » qui vient ainsi compléter la doctrine des devoirs de

protection.

S’agissant de déterminer si l’inaction ou l’insuffisante action de la puissance publique

a fait tomber le degré de protection dû en dessous de ce minimum, il est parfois fait

appel à au principe de proportionnalité, en quelque sorte « à rebours » : c’est cette

inaction ou cette insuffisance dans l’action qui est alors taxée de

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« disproportionnée » ; ou mieux : il y a disproportion entre la gravité de la menace ou

de l’atteinte au droit fondamental invoqué et le niveau de protection offert par la

puissance publique dans les circonstances du cas.

Cette thèse nous paraît critiquable. A notre sens, l’opération comporte une triple

démarche. Il s’agit en premier lieu de déterminer si la gravité de la menace ou de

l’atteinte appelle un devoir spécial de protection de la part de l’Etat ; il n’est pas ici

question de proportionnalité : la question ne peut être résolue que par oui ou par non ;

car ce qui se trouve en cause c’est l’essence même du droit fondamental invoqué.

Cette première question supposée résolue par l’affirmative, il faut alors, deuxième

étape, déterminer si le degré de protection existant est adéquat à prévenir, conjurer,

faire cesser ou encore éventuellement réparer la menace, respectivement l’atteinte en

question ; il n’est, là encore, pas question de proportionnalité ; la question, là encore,

ne peut être résolue que par l’affirmative ou par la négative ; dans ce dernier cas, il

faut enfin déterminer quel est le supplément de protection nécessaire afin que soit

restauré le niveau minimum constitutionnellement dû ; et là aussi, il ne peut être

question que d’adéquation, non pas de proportionnalité. Traduite en droit suisse, cette

thèse reviendrait à dire que, en dernière analyse, ce qui est en jeu dans la théorie des

devoirs de protection et du minimum de protection constitutionnellement dû relève

non pas du troisième, mais du quatrième alinéa de l’article 36 Cst.

4. Les obligations positives et les devoirs de protection en droit suisse

a) En général

Reste alors à voir quelles formes revêt dans notre droit le devoir de prendre des

mesures positives tel qu’il découle du deuxième alinéa de l’article 35 Cst.

Une chose est en tout cas certaine : la doctrine des « devoirs de protection » peut être

considérée comme généralement reçue par la doctrine et la jurisprudences suisses99.

99 Schefer/Müller, p.75 : « Heute sind sich auch im schweizerischen Verfassungsrecht Lehre und Praxis weitgehend einig, dass grundsätzlich jedes Grundrecht auch gewisse Schutzpflichten enthält.“, avec des références de doctrine et de jurisprudence. Jürg Paul Müller, Von der „Drittwirkung“ der Grundrechte zu den Schutzpflichten des Staates, in Thürer/Aubert/Müller, p. 636. Biaggini, n.7 ad art. 35.

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Dans un arrêt rendu en 1993100, le Tribunal fédéral confirme101 que les autorités

doivent éventuellement intervenir pour mettre fin à une atteinte qui n’a pas son

origine dans une mesure ou une décision étatique, mais dans le comportement d’autres

particuliers, et ont alors l’obligation de protéger activement l’exercice du droit

constitutionnel102 concerné. Si, ajoute-t-il, ce devoir de protection était antérieurement

réservé à certains droits constitutionnels « qualifiés » (liberté d’expression, liberté de

conscience et de croyance, droit à la vie), « les conceptions les plus récentes sur le

rôle et la portée des droits fondamentaux exigent que ce devoir d’intervention existe

en principe de manière générale en rapport avec chacun de ces droits, y compris donc

le droit de propriété… » – il s’agissait ici d’un recours formé par un propriétaire qui

se plaignait du refus des autorités genevoises d’expulser les squatters occupant son

immeuble. Quant au fondement de ce devoir de protection active, il réside en ceci que

« la possibilité de les exercer paisiblement est une composante de l’ordre public dont

la sauvegarde incombe à l’Etat » ; il incombe donc à la police, en tant que

spécialement chargée de la protection de l’ordre public, d’agir lorsqu’une personne est

entravée ou menacée dans l’exercice d’un droit fondamental.

Plus récemment, notre Cour suprême a à nouveau confirmé cette jurisprudence103.

L’affaire portait sur un cortège qui, traditionnellement, défile une fois l’an dans la

vieille ville de Liestal, avec des coups de feu tirés (à blanc) sur le parcours. Les

autorités cantonales et communales avaient édicté des règles, respectivement DES

directives, qui délimitaient de manière précise le périmètre du parcours et limitait la

durée des tirs à une heure et demie pour toute la journée. De plus, la population avait

été dûment informée des risques potentiels générés par ces tirs ; des protections

auriculaires étaient même distribuées gratuitement. Une voisine du parcours, jugeant

insuffisantes les mesures de protection ainsi prévues, avait vainement tenté d’en faire

renforcer le dispositif : elle invoquait des risques de troubles de l’ouïe et d’atteintes à

l’intégrité corporelle. Elle a alors saisi le Tribunal fédéral, en invoquant notamment la

garantie constitutionnelle du droit à la vie et à l’intégrité corporelle. Les juges de Mon

Repos ont rejeté le recours. Ils ont considéré que les mesures prises satisfaisaient les

100 ATF 119 Ia 28. consid.2 pp. 30-31. 101 Le TF fait ici référence à deux de ses arrêts antérieurs publiés respectivement aux ATF 97 I 230 et 12 p.109.102 Autrement dit, dans la terminologie de l’actuelle Constitution, un droit fondamental.103 ATF 126 II 300, consid. 5 pp. 314 sv.

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exigences découlant du droit de protection de l’environnement en matière de

protection contre le bruit et que ces exigences procuraient, au vu de l’ensemble des

circonstances de l’espèce, une protection suffisante. Quant au grief tiré de la garantie

constitutionnelle du droit à la vie et à l’intégrité corporelle, tout en admettant

l’existence d’un devoir de protection découlant directement des droits fondamentaux,

il a rejeté le moyen, dans la mesure où les mesures prises devaient être considérées

comme suffisantes.

Voici encore un autre cas où la théorie des devoirs de protection apparaît pertinente.

Le Tribunal de prud’hommes de l’arrondissement de Lausanne a ainsi, par jugement

du 1er juin 2005, condamné l’exploitante privée d’un établissement médico-social à

verser une indemnité pour tort moral à une personne « de couleur » qu’elle avait, pour

ce motif, renoncé à engager104. En jugeant de la sorte, le Tribunal s’est strictement

conformé aux chiffres 2 et 3 de l’article 35 Cst. Or, sauf dans le cas de refus

d’embauche fondé sur le sexe105, aucune loi ne prévoit un droit à indemnisation de qui

est victime d’une discrimination fondée sur un autre critère prohibé, en l’occurrence

celui de l’origine et (ou) de la « race ». Le Tribunal a donc déduit directement de la

disposition constitutionnelle prohibant la discrimination fondée notamment sur ces

critères un devoir de protection, devoir de protection dont il s’est acquitté en

condamnant l’exploitante.

On arriverait à un résultat semblable en admettant, avec Vincent Martenet106, que les

droits fondamentaux peuvent participer à déterminer la notion d’illicéité telle qu’elle

est définie par le droit privé des obligations.

S’il est vrai que ces devoirs de protection se manifestent très souvent dans le domaine

des relations entre particuliers, il est à notre sens erroné de soutenir, comme le fait

Jörg Paul Müller107 que cette figure ait relégué au second plan celle de l’effet dit

104 Vincent Martenet, La protection contre les discriminations émanant de particuliers, Revue de droit suisse, 125 (2006) I p.419 ss. 105 Loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes du 24 mars 1995 (Loi sur l’égalité, LEg, RS 151.1), art. 3 al. 1 et 2 et 5 al. 2.106 Vincent Martenet, La réalisation des droits fondamentaux, RDS 130 (2011), pp. 266 sv.107 Jörg Paul Müller, Allgemeine Bemerkungen zu den Grundrechten, in Thürer/Aubert/Müller ed., Verfassungsrecht der Schweiz/Droit constitutionnel suisse, § 39,pp.621 sv., p. 636.

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« horizontal » des droits fondamentaux, soit ce que prévoit le troisième alinéa de

l’article 35 Cst. ; il reste en effet parfaitement possible qu’un devoir de protection de

l’Etat surgisse en cas d’insuffisance d’une législation de droit public et c’est, nous

semble-t-il, d’un cas de ce genre qu’il s’agissait dans l’affaire du cortège de Liestal. Il

s’agissait en effet soit d’une manifestation officielle, soit, à tout le moins d’une

manifestation autorisée empruntant le domaine public ; ce qui justifiait qu’une

éventuelle atteinte à l’exercice d’un droit fondamental soit imputée (ou imputée aussi)

à la collectivité publique.

b) Obligation positive vs droit fondamental

Il se peut que le devoir statué par le deuxième alinéa de l’article 35 tienne en échec

l’exercice d’autres droits fondamentaux.

En voici un exemple récemment jugé par le Tribunal fédéral. L’Université de

Lausanne, établissement de droit public cantonal autonome doté de la personnalité

juridique108, offre à des associations reconnues comme associations universitaires

certaines prestations, dont le droit, à certaines conditions, d’utiliser ses locaux pour y

tenir leurs assemblées et un droit d’affichage. Or, une société d’étudiants, la Section

vaudoise de la Société suisse de Zofingue, s’était vu refuser cette reconnaissance et

les prestations y afférentes au motif que, statutairement, seul des étudiants de sexe

masculin pouvaient en être membres, ce qui violait le principe de l’égalité entre

hommes et femmes, consacré par notre Charte fondamentale. La société en question a

obtenu l’annulation de la mesure en dernière instance cantonale ; c’est alors

l’Université qui a recouru au Tribunal fédéral, qui lui a donné tort : la mesure

litigieuse portait en effet une atteinte disproportionnée à la liberté d’association de la

société d’étudiants109. Les juges de Mon Repos ont analysé la mesure querellée

comme une restriction à un autre droit fondamental et en ont examiné la

constitutionnalité sous l’angle des trois conditions posées en cette matière par l’article

36 de la Constitution ; sous l’angle de la condition de proportionnalité, il a procédé à

une pesée d’intérêts, pour conclure que la liberté d’association de la Section vaudoise

devait, dans les circonstances de l’espèce, l’emporter sur la préoccupation, certes

108 Loi vaudoise sur l’Université de Lausanne du 6 juillet 2004 (LUL, RSV 414.11).109 ATF 140 I 201 consid. 6.7.3 et 6.7.4, p. 216-217.

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légitime, de l’Université de faire prévaloir l’égalité entre les sexes

Même s’il s’agit probablement d’un arrêt d’espèce plus que d’une décision de

principe, la solution retenue nous paraît hautement critiquable, et pour des raisons de

principe. On n’était pas ici en présence d’un conflit entre deux droits fondamentaux :

d’un côté liberté d’association et de l’autre égalité entre les sexes, mais d’un conflit

entre le devoir d’une institution de droit public de respecter l’égalité entre les sexes

lorsqu’elle fournit des prestations positives et la prétention de l’association à

bénéficier de ces mêmes prestations. Et la liberté d’association ne conférait

manifestement pas à l’association en question un droit à exiger de cette institution

qu’elle agisse contrairement au devoir qui lui incombe ainsi. Sa liberté d’association

n’était pas en cause : il lui suffisait de renoncer à bénéficier de ces prestations

positives pour pouvoir en toute légalité maintenir sa clause discriminatoire ; et elle ne

pouvait prétendre être victime d’une inégalité de traitement prohibée110 par rapport à

d’autres association semblables, dans la mesure précisément où ces dernières ne

réservent pas la qualité de membre au seul sexe masculin. Ce sont au contraire ces

dernières qui pourraient se plaindre d’une inégalité de traitement si l’association en

question avait été, en dépit de cette clause, mise au bénéfice de ces mêmes prestations

positives.

c) Obligations positives, droits fondamentaux de caractère social, buts sociaux

La théorie allemande de l’Untermass le montre bien : les obligations positives ne

s’épuisent pas dans les devoirs de protection dont il vient d’être question. Mais en

droit suisse, la situation est, à cet égard, un peu particulière.

L’actuelle Constitution distingue en effet de manière catégorique les droits

fondamentaux et, parmi ceux-ci, plus particulièrement les (rares !) droits sociaux

érigés en droits fondamentaux, d’une part ; les buts sociaux que la Confédération et

les cantons « s’engagent » à réaliser « dans le cadre des moyens disponibles »111,

110 Il n’en irait autrement que si l’on reconnaissait un effet horizontal à l’égalité entre les sexes ; en matière de droit des associations, tel n’est pas le cas.111 Art. 41 al. 3.

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d’autre part ; et de préciser que « aucun droit subjectif à des prestations de l’Etat ne

peut être déduit directement des buts sociaux »112.

En ce qui concerne les buts sociaux, il s’agit de l’accès de chacun à la sécurité sociale

et aux soins nécessaires à sa santé ; de la protection et de l’encouragement des

familles ; de l’accès de toute personne qui en est capable à un travail qui lui permette

d’assurer son entretien et qu’elle puisse exercer dans des conditions équitables ; de

l’accès de toute personne à un logement approprié pour elle et sa famille à des

conditions supportables ; de l’accès des enfants, des jeunes et des personnes en âge de

travailler à une formation initiale et à une formation continue correspondant à leurs

aptitudes ; de l’encouragement aux enfants et aux jeunes afin qu’ils deviennent des

personnes indépendantes et socialement responsables et soient soutenus dans leur

intégration sociale, culturelle et politique113 ; et enfin de faire en sorte que toute

personne soit assurée contre les conséquences économiques de l’âge, de l’invalidité,

de la maladie, de l’accident, du chômage, de la maternité, de la condition d’orphelin et

du veuvage114.

Il s’agit en somme, d’une série de politiques dont l’ensemble constitue le volet

« social » de l’activité de l’Etat : sécurité et assurances sociales, santé, éducation et

formation, politique de l’emploi, politique du logement, protection et encouragement

en faveur des enfants, des jeunes et des familles.

De la mise en œuvre de ces politiques dépend de toute évidence la pleine réalisation

de certains droits fondamentaux et donc, en dernier ressort, une protection pleinement

efficace de la dignité humaine. Mais, encore une fois, il n’existe aucun droit subjectif

à exiger la mise en œuvre de ces politiques….

La question qui se pose, en l’absence d’un tel droit, est celle de la portée de

« l’engagement » imposé de la sorte à la Confédération et aux cantons. S’agit-il d’un

catalogue de politiques à caractère purement programmatique ?

112 Art. 41 al.4. Cf. Ulrich Meyer-Blaser/Thomas Gächter, Der Sozialstaatsgedanke, in Thürer/Aubert/Müller, Verfassungsrecht der Schweiz/Droit constitutionnel suisse, Zurich 2001, §34, pp. 549sv.113 Art. 41 al. 1 lit. a à g.114 Art. 41 al.2.

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Il s’agit de savoir comment s’articulent les obligations positives de l’Etat inhérentes

aux droits fondamentaux et « l’engagement » de la Confédération et des cantons à

réaliser les buts sociaux.

La réponse doit, selon nous, être dégagée d’une comparaison entre ces buts sociaux et

les droits fondamentaux à caractère social expressément consacrés par la Constitution

ou consacrés par la jurisprudence.

Quels sont tout d’abord les droits fondamentaux de caractère social ainsi

consacrés ?115

Il s’agit en premier lieu du droit fondamental à une aide d’urgence. Il est en effet

« des situations de détresse », situations qui se caractérisent notamment par le fait

que la personne « n’est pas en mesure de subvenir à son entretien » . En pareil cas, le

texte constitutionnel confère un « droit d’être aidé et assisté et de recevoir les moyens

indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine »116 . Mais ce

libellé ne doit pas faire illusion : il s’agit bien plutôt d’assurer la satisfaction des

besoins les plus fondamentaux : nourriture, vêtements, un toit, soins médicaux de

base, et ce dans une triple perspective : assurer le minimum sans quoi l’existence elle-

même ne serait plus possible, maintenir de la sorte les conditions élémentaires pour

que le droit fondamental à la vie ne soit pas qu’une vaine promesse, éviter enfin que la

personne ne soit réduite à la mendicité et condamnée, de la sorte, à une existence

indigne, pour que, dit autrement, le droit fondamental à la protection de la dignité

humaine ne soit pas tout à fait un vain mot, même dans ce genre de situations

extrêmes.

La possibilité de faire valoir ses droits en justice, soit l’une des garanties

fondamentales sans lesquelles il n’est pas d’Etat de droit, resterait pure déclamation

pour « toute personne qui ne dispose pas de ressources suffisantes pour soutenir en

justice une cause qui n’apparaît pas d’emblée dépourvue de toute chance de

succès »117 si la Constitution ne consacrait pas , en pareille situation, un droit 115 Meyer-Blaser/Gächter, loc.cit., pp. 558 sv.116 Art. 12.117 Art. 29 al.3.

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fondamental à l’assistance judiciaire gratuite et, en tant que de besoin, à l’assistance

gratuite d’un défenseur.

La dignité humaine et la liberté de conscience et de croyance, qui en est un aspect, ne

seraient pas pleinement garanties s’il n’existait un droit fondamental à une sépulture

décente. Ce droit figurait expressément dans la Constitution de 1874 ; il n’a pas été

repris dans l’actuelle Constitution ; mais la jurisprudence le déduit directement de la

garantie de la dignité humaine118.

A la différence de certaines Constitutions étrangères, notre actuelle Charte

fondamentale ne consacre pas un droit fondamental à l’égalité des chances : celle-ci

n’est mentionnée que comme l’un des buts de la Confédération119 – veiller à garantir

une égalité des chances aussi grande que possible120 – à côté d’autres biens sur

lesquels il lui incombe de veiller, qu’il lui incombe de favoriser ou en faveur desquels

il lui incombe de s’engager : la liberté et les droits du peuple, l’indépendance et la

sécurité du pays, la prospérité commune, le développement durable, la cohésion

interne et la diversité culturelle du pays, la conservation durable des ressources

naturelles et un ordre international juste et pacifique.

Mais le droit au développement personnel – développement qui constitue, on le verra,

une facette de la dignité humaine - ne serait que littérature s’il n’était assuré à chacun

un minimum de formation. C’est pourquoi le Constitution a instauré un droit

fondamental « à un enseignement de base suffisant et gratuit »121.

Si l’on confronte ainsi le (maigre !) catalogue des droits fondamentaux de caractère

social et la liste des buts sociaux, on aboutit à une double constatation.

D’une part, tout ce qui implique de la part de l’Etat la mise en place d’institutions, la

mise en œuvre de politiques actives, voire la fourniture de prestations individuelles,

nécessaires à la pleine effectivité des droits fondamentaux, relève pour l’essentiel des

buts sociaux, soit de la mise en œuvre des politiques propres à les réaliser. Il saute aux

118 Müller/Schefer, p. 160-161.119 Art. 2 Cst.120 Art. 2 al. 3 Cst.121 Art. 19.

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yeux que l’objet de ces politiques se recoupe très largement avec celui des

obligations positives.

Il faut en déduire une première conclusion : dans cette mesure, c’est à dire, encore une

fois, pour l’essentiel, il n’existe, en droit interne, dans le domaine social, pas

d’obligations positives d’où découlerait un droit individuel déductible en justice. De

tels droits ne pourront exister qu’en vertu de la législation qui sera éventuellement

mise en place au titre de l’implémentation de ces politiques. Mais il se pourrait que

l’absence ou l’insuffisance d’une telle législation puisse, si les conditions en sont

remplies, constituer la violation d’une obligation positive (de mise en œuvre)

découlant directement de la Convention européenne des droits de l’homme, telle

qu’interprétée par les Juges de Strasbourg, et donc justiciable tant à l’interne qu’au

niveau européen.

En revanche, et comme nous le verrons encore, les buts sociaux énumérés par l’article

41 de la Constitution constituent autant de critères pertinents propres à qualifier

l’intérêt public pertinent lorsque la mesure envisagée implique une restriction d’un ou

de plusieurs droits fondamentaux d’autrui. Le Tribunal fédéral vient encore de le

rappeler dans un arrêt de principe concernant l’instauration d’un salaire minimum de

droit cantonal122.

En droit interne, toujours, il résulte, d’autre part de l’étude du catalogue des droits

fondamentaux de caractère social, que dans certaines situations extrêmes, notre ordre

juridique reconnaît – précisément en consacrant de tels droits – la nécessité d’un

minimum de protection et d’action à charge de l’Etat susceptible d’être exigé par la

voie judiciaire. Avec une double conséquence. D’une part, dans des situations

extrêmes de détresse sociale non prises en compte par la consécration expresse d’un

droit fondamental de caractère social, cette lacune pourrait être comblée par la voie

prétorienne ; et c’est très exactement ce qu’a fait notre Cour suprême en déduisant

directement de la garantie de la dignité humaine le droit à une sépulture décente ; ou

le Tribunal des prud’hommes de l’arrondissement de Lausanne en reconnaissant un

droit à indemnité pour tort moral en cas de discrimination fondée sur un critère

122 ATF 143 I 403 ; 2C_813/2014 ; 2C_814/2014 ; 2C/815/2014 et 2C_2016/2014, du 21 juillet 2017. Nous aurons à revenir plus loin sur cette problématique particulière.

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prohibé autre que le sexe. Pour sa part, Dubey soutient que la garantie de la dignité

humaine « est susceptible d’obliger l’Etat à fournir des prestations matérielles et

financières … à la condition…que la dignité d’une personne soit atteinte ou menacée

dans d’autres circonstances que la situation de détresse visée de manière spéciale par

l’art. 12 Cst…. » 123.

D’autre part, de telles créations jurisprudentielles devraient également être possible,

aux mêmes conditions et dans la même mesure, voire dans une mesure plus large, en

dehors du domaine social tel que couvert et délimité par le catalogue des buts sociaux.

Comme le relève Jörg-Paul Müller 124, il peut, d’une même garantie, découler à la fois

un droit déductible en justice et un mandat de légiférer. Il cite à ce propos un arrêt de

la Cour européenne des droits de l’homme où les juges de Strasbourg ont admis, sur la

base de l’article 8 CEDH, le recours d’une jeune femme mineure qui se plaignait en

substance de ce que, par son inaction, le législateur avait manqué à protéger son

intégrité sexuelle dans « les rapports qui lient les particuliers entre eux »,

conformément à l’exigence formulée par l’article 35, troisième alinéa.

C) Un effet horizontal ? L’article 35, troisième alinéa.

Aux termes de l’article 35 Cst., on l’a vu, les autorités veillent à ce que, dans la

mesure où ils s’y prêtent, les droits fondamentaux soient aussi réalisés dans les

relations qui lient les particuliers entre eux.125

C’est ce que l’on désigne couramment sous l’appellation d’effet horizontal des droits

fondamentaux. La doctrine distingue entre l’effet horizontal direct et l’effet horizontal

indirect.

Il y aurait effet direct dans la mesure où les droits fondamentaux imposeraient

123 Op.cit., II 15 n. 1191 p. 23.124 Jörg-Paul Müller, Allgemeine Bemerkungen zu den Grundrechten, in Daniel Thürer/ Jean-François Aubert/Jörg Paul Müller éd.,Verfassungsrecht der Schweiz / Droit constitutionnel suisse, §39, pp. 621 sv., p. 634, N 31 et note 47. 125 Sur l’ensemble de la question, cf. p.ex. Dubey, op.cit., I 3 n. 136 sv., pp.43 sv. Biaggini, op.cit., Art. 35, n. 15 sv. Regina Kiener/Walter Kälin, Grundrechte, 2. Aufl., Berne 2013, pp. 51sv. Waldmann, n.5 et 56 sv. ad art. 35. Belser/Waldmann/Molinari, Grundreche I 1/18 et 1/49-52.

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directement des devoirs à des particuliers en faveur d’autres particuliers, en ce sens

fort, qu’un particulier pourrait, dans un litige avec un autre particulier, invoquer

contre celui-ci un croit fondamental et exiger sur cette base qu’il adopte ou

s’abstienne d’un certains comportement. Ce qui reviendrait à dire que les droits

fondamentaux sont (aussi) dirigés contre les particuliers dans leurs relations avec

d’autres particuliers. Tel n’est pas le cas : les droits fondamentaux ne sont dirigés que

contre l’Etat, qu’il s’agisse d’ailleurs de faire valoir contre lui une obligation négative

(respect) ou une obligation positive ou un devoir de protection (contribution à la

réalisation du droit fondamental ainsi invoqué). C’est ce qui résulte des deux derniers

alinéas de cet article 35 Cst. Du deuxième alinéa, il résulte très clairement que la

réalisation des droits fondamentaux, exigée par le premier alinéa, incombe à

quiconque assume une tâche de l’Etat ; et s’agissant de cette réalisation dans les

rapports entre particuliers, c’est encore, le troisième alinéa est à cet égard

parfaitement clair, aux « autorités » qu’il incombe d’assurer cette réalisation, pour

autant cependant que les droits fondamentaux s’y prêtent..

Doctrine et jurisprudence sont à cet égard très claires : il ne saurait être question d’un

effet horizontal direct. Dit autrement, il ne saurait être question qu’un particulier

puisse invoquer un droit fondamental directement contre un autre particulier, dans un

litige qui l’oppose à ce dernier. A moins, bien sûr, que, à titre exceptionnel, une

disposition constitutionnelle ne le prévoie expressément ; comme le fait par exemple

le troisième alinéa de l’article 8 Cst. : le droit à l’égalité salariale entre homme et

femme vaut aussi dans les rapports de travail de droit privé, la travailleuse peut dès

lors l’invoquer directement contre son employeur.

Le Tribunal fédéral l’a rappelé dans un arrêt récent126. Il s’agissait, dans cette affaire,

d’un litige entre deux voisins, dont l’un prétendait être au bénéfice d’un droit de

passage sur la parcelle de l’autre ; il invoquait notamment à l’appui de sa prétention

les garanties constitutionnelles de la propriété (article 26 Cst.) et de la liberté

économique (article 27 Cst.).

Notre cour suprême pose un double principe. D’une part, l’application – sinon

126 ATF 143 I 217 consid. 5.2 pp. 218-219, avec de nombreuses références à la jurisprudence antérieure sur ce point.

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immédiate, du moins indirecte – des règles constitutionnelles aux relations entre

particuliers n’est pas exclue, s’agissant notamment de l’interprétation des clauses

générales et des notions juridiques indéterminées du droit privé. Mais, d’autre part, cet

effet « horizontal » des droits fondamentaux n’empêche pas que les rapports entre

particuliers relèvent directement des seules lois civiles et pénales ; c’est par celles-ci

que l’individu est protégé contre les atteintes que d’autres sujets de droit privé

pourraient porter à ses droits constitutionnels. Il ne saurait donc être question qu’un

particulier puisse invoquer directement, par exemple, les deux garanties

constitutionnelles précitées, dans une cause relevant des droits réels.

Mais, comme on va le voir, cela ne signifie pas pour autant que les droits

fondamentaux ne s’appliquent pas dans les relations entre particuliers. C’est

précisément ce qui résulte du troisième alinéa de notre disposition. Et c’est là la

doctrine de l’effet horizontal indirect des droits fondamentaux.

C’est donc en aménageant l’ordre juridique objectif des relations entre particuliers de

telle manière que les droits fondamentaux de chacun soient préservés que « les

autorités » s’acquittent du devoir que leur prescrit le troisième alinéa de l’article 35

Cst. Et ce n’est que lorsque le droit qui régit les relations entre particuliers ne fournit

directement aucune réponse précise au cas précis qu’il s’agit de trancher, qu’il y a,

autrement dit, matière à interprétation, qu’il faut faire intervenir les garanties

constitutionnelles, de manière que la solution retenue de ce conflit de droit privé se

conforme aux droits fondamentaux constitutionnellement garantis, étant entendu que

la solution ainsi consacrée relèvera elle-même du droit privé : dans la mesure

précisément où l’opération a consisté à interpréter une clause ou une notion relevant

elle-même du droit privé.

Cette jurisprudence n’est assurément pas contestable dans son principe.

Mais elle pose un double problème.

En aménageant l’ordre juridique en tant qu’il régit ou en en interprétant les

dispositions régissant les relations entre particuliers, « les autorités » ne font-elles pas,

en définitive, que s’acquitter d’une obligation positive ou d’un devoir de protection au

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sens que nous avons vu ? Et s’il en est ainsi, la notion d’effet horizontal indirect des

droits fondamentaux ne perd-elle pas du même coup tout intérêt et toute utilité ?

Et, à supposer même que l’on veuille conserver cette notion, n’est-ce pas en limiter

singulièrement la portée que de la réduire aux seuls cas d’interprétation d’une

disposition, d’une clause générale ou d’une notion ?

Si, comme l’exige l’article 35 Cst., les droits fondamentaux doivent irradier l’ordre

juridique dans son intégralité, il faut alors que les parties de cet ordre qui régissent les

relations entre particuliers et leur mise en œuvre dans les cas particuliers qui

surgissent dans la vie pratique soient, en tout point, respectueuses des droits

fondamentaux. On voit alors que le troisième alinéa de notre disposition ne concerne

qu’un aspect particulier de l’exigence toute générale posée par son premier alinéa.

On le répète : le (sous-)système des droits fondamentaux constitue un système de

droit objectif, qui s’impose à la totalité de l’ordre juridique infraconstitutionnel, quel

que soit le type de relations que régissent ses diverses parties.

Dans cette mesure, le recours à la notion d’effet horizontal direct ou indirect apparaît

en effet superflue.

Elle conserve en revanche sa pleine raison d’être en ceci que le particulier peut, dans

un litige qui l’oppose à un autre particulier, exiger que ce litige soit résolu dans le

respect de ses droits fondamentaux, ce qui signifie, dans ce cas de figure, les

dispositions applicables à la solution de ce litige soient appliquées en conformité avec

les droits fondamentaux constitutionnellement garantis.

Il faut tout d’abord que ces dispositions soient interprétées en conformité avec les

droits fondamentaux. On pense alors, en accord avec la jurisprudence précitée, à

l’interprétation des clauses générales et des notions juridiques indéterminées.

Cela peut aller beaucoup plus loin qu’il ne pourrait paraître à première vue. Que l’on

songe par exemple à la notion juridique d’illicéité au sens du droit (privé) des

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obligations127 ; le Professeur Martinet propose, on l’a dit, et nous y adhérons

pleinement, de faire intervenir les droits fondamentaux lorsqu’il s’agit de définir cette

notion. Pour reprendre, en le modifiant quelque peu, l’exemple précité, la garantie

constitutionnelle de la propriété ou de la liberté économique pourrait être invoquée

pour interpréter la notion de passage nécessaire. La garantie du respect de la vie

privée devrait être pris en compte lorsqu’il s’agit d’interpréter la notion d’atteinte

excessive, soit ce type d’atteinte dont le Code civil proscrit à tout propriétaire foncier

d’infliger à ses voisins dans l’exploitation de son fonds128. Une disposition du droit

privé du travail fait obligation à l’employeur de protéger et de respecter la dignité et la

santé de ses travailleurs129 ; la portée de cette obligation doit être déterminée en tenant

compte des droits fondamentaux à la vie et à l’intégrité corporelle, physique et

psychique et ces garanties pourraient être invoquées par le travailleur dans un litige

l’opposant à son employeur, pour qu’il soit contraint de prendre telle mesure

protectrice de sa santé ou de s’abstenir de tel comportement incompatible avec sa

dignité, telle que constitutionnellement définie.

Mais, au-delà même de l’interprétation des seules clauses générales ou notions

juridiques indéterminées, les droits fondamentaux doivent être pris en compte dans

l’interprétation de toute disposition pertinente pour la solution d’un litige entre

particuliers. Il faut rappeler ici que toute opération d’application d’une disposition

quelconque à un cas particulier suppose une opération préalable d’interprétation130.

Il pourra, certes, se produire que la seule interprétation possible de cette disposition

aille à l’encontre d’un droit fondamental constitutionnellement garanti – c’est alors

que le législateur a enfreint l’obligation qui lui est faite d’aménager l’ordre juridique,

en tant qu’il est pertinent pour la solution de ce litige, de manière conforme aux droits

fondamentaux131. Dans ce cas, il faut distinguer deux hypothèses : ou bien la

disposition en question est susceptible d’un contrôle de constitutionnalité - il s’agit

127 Art. 41 CO.128 Art. 684 CC.129 Art. 328 à 328b CO.130 Meylan, op.cit., pp. 114 sv.131 Si l’on admet avec nous (op.cit., pp. 134 sv.) que toute disposition doit être interprétée en fonction de la « logique » du (sous-)système dont elle fait partie intégrante, cela signifie que le législateur aurait enfreint son obligation d’aménager ce (sous-)système en conformité avec les droits fondamentaux. Mais il faut alors bien voir que c’est la « logique » même de ce sous-système qui doit elle-même être interprétée conformément aux droits fondamentaux.

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d’une disposition de droit cantonal, dans la (faible) mesure où les cantons conservent

quelques compétence ponctuelles en matière de droit privé ; ou bien il s’agit d’une

disposition non susceptible d’un tel contrôle, auquel cas, comme on l’a vu, le juge ne

pourra que constater l’inconstitutionnalité de la disposition en question et interpeller

le législateur, mais non se refuser à en faire application.

On voit par là qu’il existe, dans cette mesure, une contradiction entre l’exigence

formulée par l’article 35, premier alinéa, et l’exclusion d’un contrôle de

constitutionnalité des dispositions législatives relevant du droit fédéral. Il s’agit là

d’une très grave incohérence de notre ordre constitutionnel.

Au-delà encore de l’interprétation des dispositions qui régissent les relations entre

particuliers, il faut encore signaler le problème des lacunes. A son article premier,

deuxième alinéa, le Code civil dispose que, à défaut d’une disposition légale ou de

droit coutumier applicable, le juge prononce selon les règles qu’il établirait s’il avait à

faire acte de législateur. Contrairement à ce qui est parfois soutenu132, nous sommes

d’avis que, ce faisant, le juge doit retenir une solution respectueuse des droits

fondamentaux qui pourraient être pertinents dans le cas particulier.

Et s’agissant de l’interprétation d’une disposition pertinente à la solution du cas

particulier ou du comblement d’une lacune comme opération nécessaire en vue de

cette solution, chacune des parties au litige pourra exiger qu’il soit dûment tenu

compte de ses droits fondamentaux. Et c’est en cela que réside, selon nous, le

véritable effet horizontal indirect des droits fondamentaux. C’est cela qui permet d’en

faire une figure juridique à part entière133, distincte des obligations générales de

protection découlant pour les « autorités » des deuxième et troisième alinéas de l’art.

35 Cst.

D) Fonction(s ?) des droits fondamentaux

1. La doctrine

132 P.ex. Waldmann, n. 69 ad art. 35.133 De même : Biaggini, n. 7 et 21 ad art. 35.

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La doctrine recourt usuellement à la notion de « fonction » des droits fondamentaux

ou de leur réalisation et fait souvent profession de leur en reconnaître plusieurs.

C’est ainsi que, pour Schweizer134, la fonction des droits fondamentaux consiste à

protéger « les manifestations élémentaires et les modes de développement de la vie

humaine »135. Mais cet énoncé pourrait tout aussi bien en désigner l’objet.

D’autres auteurs utilisent cette notion de fonction des droits fondamentaux dans un

tout autre sens : il est ainsi question, comme on va le voir, d’une fonction

« programmatique », d’une fonction « principielle », d’une fonction de protection

« juridictionnelle » des droits fondamentaux.

Ainsi par exemple, selon Schindler136 il faudrait distinguer une fonction

« principale »137, une fonction « d’appui « 138 et une fonction « programmatique »139.

La fonction principale consisterait à fonder un droit déductible en justice140, à la

différence des deux autres. Il faudrait examiner à propos de chaque droit fondamental

comment se répartissent ces diverses fonctions. Il se pourrait ainsi que certains droits

fondamentaux n’aient qu’une fonction programmatique ; ce pourrait être le cas de la

garantie de la dignité humaine141 ou de la protection particulière garantie aux

« enfants » et aux « jeunes » 142.

2. Critique de la doctrine

Ces doctrines suscitent de nombreuses objections.

134 Schweizer, Vorbemerkungen zu Art. 7-36, in Die schweizerische Bundesverfassung, St. Galler Kommentar, 3. Aufl., Zürich, Basel, St. Gallen, Genève, 2014, n.32 à 35.135 « elementare Ausprägungen und Entfaltungsweisen des menschlichen Lebens », ibid. n.33. (Italiques dans le texte original). 136 Op.cit. pp. 63-65.137 « Hauptfunktion ».138 « …flankierende ».139 «… programmatische ».140 « anspruchbegründend »141 Art. 7.142 Art. 11 al. 1.

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En premier lieu, il est faux, selon nous de parler de multifonctionnalité des droits

fondamentaux eux-mêmes : comme si, par la vertu d’on ne sait quelle étrange

géologie, une seule et même garantie constitutionnelle était constituée de diverses

« couches » de valeur contraignante décroissante. Il n’en est rien : l’article 35 est

parfaitement clair, les droits fondamentaux doivent être réalisés dans l’ensemble de

l’ordre juridique et toute entité chargée d’accomplir une tâche publique doit non

seulement les respecter mais encore contribuer à leur réalisation ; on ne saurait dire

plus clairement que les droits fondamentaux ont valeur contraignante pour tout

détenteur de la puissance publique et que cette valeur est la même qu’il s’agisse de

leur volet négatif ou de leur volet positif.

C’est ce qu’a bien vu Jörg Paul Müller143. Il distingue certes lui aussi trois « couches »

(Schichten) : une première couche « justiciable », puis une couche programmatique et

une couche « collatérale » (« flankierende ») ou indirectement justiciable. Mais ce

partage en trois couches n’intervient, selon lui, qu’au niveau de la réalisation des

droits fondamentaux. Autrement dit, la réalisation des droits fondamentaux doit se

faire de diverses manières, et les obligations qui incombent à l’Etat sont diversement

sanctionnées selon qu’il s’agit de l’une ou de l’autre manière.

C’est ainsi tout d’abord que toute violation par un quelconque détenteur de la

puissance publique de son devoir de respecter les droits fondamentaux (volet négatif)

peut être contestée par qui en est victime, auprès de toute autorité compétente en la

matière dont il s’agit et, en dernier recours, jusque devant la juridiction

constitutionnelle (jusque devant la Cour européenne des droits de l’homme si c’est

une garantie conventionnelle ou simultanément conventionnelle dont la violation est

invoquée). Autrement dit : dans ce premier registre, la réalisation des droits

fondamentaux prend la forme d’un droit direct, déductible en justice, de celui qui se

prétend victime d’une violation de l’un ou de plusieurs d’entre eux.

De même, chacun peut exiger que les dispositions du droit ordinaire (privé, pénal ou

administratif) dont il est fait application à sa cause par une quelconque autorité,

administrative ou juridictionnelle, soient interprétées conformément à la

143 Allgemeine Bemerkungen zu den Grundrechten, in Thürer/Aubert/Müller ed., Verfassungsrecht der Schweiz/Droit constitutionnel suisse, Zurich 2011, §39 N29-33, p. 633-635.

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Constitution ; en d’autres termes que, lorsque des dispositions susceptibles, selon les

règles établies en matière d’interprétation des lois et règlements144, de faire l’objet de

plusieurs interprétations divergentes, soit choisie celle qui consacre la solution qui

satisfait au mieux à la garantie constitutionnelle145; et, si tel n’a pas été le cas,

contester de la même manière la décision rendue.

C’est ce que Jörg Paul Müller appelle la couche « collatérale ». Il nous paraît

cependant inutile, et partant critiquable, de voir là une forme distincte de la réalisation

des droits fondamentaux : il ne s’agit là que d’une conséquence du devoir de l’Etat,

donc notamment de ses agents chargés d’appliquer les lois et règlements, de respecter

en toute circonstance les droits fondamentaux ; et la sanction de ce devoir est, là

encore, un droit direct du justiciable lésé de contester la décision prise en violation de

celui-ci.

Reste alors la couche dite « programmatique ». Là encore, cette terminologie et la

classification qu’elle recouvre nous paraît tout à fait critiquable car elle pourrait

donner à penser qu’il s’agit là d’une fonction purement déclamatoire.

Il n’en est rien : ce dont il est ici question n’est pas autre chose que « l’imprégnation »

de l’ordre juridique par les droits fondamentaux, « imprégnation » qui s’opère par la

réalisation des droits fondamentaux dans l’ensemble de cet ordre. Il s’agit du double

devoir de respect et de contribution incombant au législateur, à l’auteur d’un

règlement, à l’agent chargé d’accomplir des tâches administratives, qu’il doive ou non

rendre à cet effet des décisions, et enfin au juge.

Tant l’exercice de la fonction législative ou réglementaire que celui de la fonction

d’appliquer et d’interpréter les dispositions ainsi élaborées doivent contribuer à cette

« imprégnation ». Il est donc de même tout à fait critiquable de voir dans le droit du

144 Traditionnellement, doctrine et jurisprudence distinguent quatre méthodes d’interprétation : littérale, historique, téléologique et systématique. Nous avons pour notre part proposé de ne retenir qu’une méthode systémique, qui consiste à interpréter une disposition légale en fonction de la « logique » (substantielle) du système ou sous-système de normes dont l’application est en cause : Meylan, op.cit., pp. 109 sv.,p. 134. 145 Si aucune interprétation n’y satisfait, il faut alors conclure que la norme elle-même est inconstitutionnelle, avec, comme on l’a vu, des conséquences différentes selon que le norme ressortit au droit cantonal ou communal ou au droit fédéral.

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justiciable d’exiger qu’il soit fait de ces dispositions une application ou une

interprétation conforme à la Constitution une fonction particulière des droits

fondamentaux. Il s’agit là encore non pas d’une fonction des droits fondamentaux

mais de leur réalisation.

Enfin, le corollaire de cette « imprégnation », c’est la nécessité de conférer à tout sujet

de droit une prétention déductible en justice (« un droit subjectif ») à exiger le respect

et/où la mise en œuvre de tel(s) droit(s) fondamental(aux) donné(s) pour prévenir,

conjurer ou éliminer une menace affectant ses propres intérêts tels que protégés par

ce(s) droit(s). C’est le droit fondamental en tant que droit individuel justiciable.

Enfin, il découle de ce qui précède qu’il ne saurait être question qu’aucun des droits

fondamentaux consacrés par la Constitution puisse présenter un volet non justiciable.

Même le devoir positif de l’Etat de mettre à disposition les institutions nécessaires

pour assurer l’effectivité des droits fondamentaux doit être reconnu pouvoir être

invoqué en justice au moins lorsque l’absence de telles institution enlèverait toute

effectivité à un droit fondamental déterminé.

4. Une fonction unique

Finalement, nous dirons que les droits fondamentaux n’ont qu’une seule fonction :

celle de garantir dans l’ensemble de l’ordre juridique un certain système de valeurs,

dont la substance se déduit de leurs objets respectifs, et dont la réalisation se fait selon

divers modes.

C) Restriction des droits fondamentaux, conditions et limites : l ’article 36 Cst.

Que les droits fondamentaux puissent, à certaines conditions, être passibles de

restrictions, c’est ce que nul n’a jamais songé à contester.

Cette matière est régie par l’article 36 Cst.

1. Les conditions

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Toute restriction à un droit fondamental suppose, pour être valable, que soient

remplies un certain nombre de conditions.

a) La base légale

Il y faut tout d’abord une base légale. Ce terme doit être entendu largement ; il faut

que la restriction soit prévue par une règle générale, sur laquelle puisse se fonder une

décision individuelle affectant un droit fondamental ; il peut s’agir d’une loi au sens

formel, mais il peut s’agir aussi d’une disposition de niveau réglementaire – règlement

devant ici s’entendre dans le sens strict de règlement proprement dit, déployant des

effets juridiques externes (Rechtsverordnung), par opposition à la simple ordonnance

administrative qui, elle et comme son nom l’indique, ne déploie d’effets contraignants

directs qu’envers les autorités administratives qui en sont les destinataires

(Verwaltungsverordnung) ; cependant, lorsqu’il s’agit d’une restriction d’une certaine

gravité, elle doit être prévue par une loi au sens formel et il faut, de plus, que celle-ci

présente une « densité législative » suffisante ; il faut, dit autrement, que le texte légal

cerne suffisamment le but, la nature et la portée de la restriction qu’il instaure146.

b) Le motif d’intérêt public

Il faut, en deuxième lieu, que la restriction se justifie par un motif d’intérêt public.

Il sied de revenir quelque peu sur cette deuxième condition. Et il n’est pas sans intérêt

de comparer notre disposition constitutionnelle avec celles, correspondantes, de la

Convention de sauvegarde des droits de l’Homme (CEDH).

Alors que celle-là parle, selon une terminologie traditionnelle, de restriction, celles-ci

utilisent au contraire le terme d’ingérence.

Ainsi l’article 8 CEDH, qui traite du droit au respect de la vie privée et familiale – et

qui correspond à notre droit à la liberté personnelle, dans le sens le plus large – auquel

s’est substitué désormais , dans cette fonction englobante, le droit au respect et à la

protection de la dignité humaine comme nous le verrons encore – proclame-t-il à son

146 Sur ce point, cf. p.ex. Dubey I pp. 177 sv.

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second alinéa qu’il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice

de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle

constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité

nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de

l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la

morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

On retrouve, avec certaines variations, des formules semblables aux articles 9 (liberté

de conscience et de religion), 10 (liberté d’expression) et 11 (liberté de réunion et

d’association) CEDH.

On retrouve en particulier dans chacune de ces dispositions cette exigence de

nécessité dans une société démocratique.

Cette exigence – qui lie aussi le juge suisse au moins dans la mesure où la Suisse est

partie à la CEDH – énonce, selon nous, une limitation fondamentale des restrictions

possibles en tant que destinées à la réalisation des buts d’intérêt public ainsi

énumérés. Deux exemples devraient permettre de le montrer. Une société

démocratique, nous aurons encore l’occasion de le voir, ne saurait, sans renier le

pluralisme qui en est une des caractéristiques fondamentales, imposer un ordre moral ;

ce qui exclut la possibilité de prohiber tout exercice des droits fondamentaux qui

contredirait une vision déterminée de la morale : par exemple l’interdiction de

l’avortement. La défense de la sécurité extérieure ou de la sécurité publique peut

justifier à peu près n’importe quelle restriction à l’exercice des droits fondamentaux ;

mais toute restriction tendant à ce but n’est pas « nécessaire dans une société

démocratique » : une police politique dotée des plus larges pouvoirs peut assurément

contribuer puissamment à garantir la sécurité intérieure, mais elle n’est ni nécessaire

dans une société démocratique, ni surtout compatible avec elle.

Finalement, et c’est là que nous voulions en venir, il faut poser que toute restriction à

l’exercice des droits fondamentaux, quel qu’en soit le but, ne peut, dans une société

démocratique, se justifier que pour rendre possible et/ou protéger l’exercice des droits

fondamentaux. Sans un minimum de restrictions destinées à préserver un minimum

de sûreté publique, le droit à la vie se trouvera nécessairement compromis, tôt ou tard.

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Si chacun peut, sans aucune restriction, manifester n’importe comment, n’importe où

et n’importe quand, c’est l’exercice du droit de manifester qui sera rendu impossible,

mais aussi, le cas échéant, la liberté de mouvement. Si, dans le domaine de la

sexualité, tout est permis, c’est la dignité de l’enfant victime d’actes à connotation

sexuelle qui se trouvera anéantie ou atteinte de manière infiniment grave ; rien, dans

une société démocratique, qui, comme telle, doit garantir le respect de la vie privée,

ne rend nécessaire de réprimer les relations homosexuelles entre adultes consentants,

et tout commande, au contraire, au nom même du respect de cette garantie, que, dans

cette mesure, le droit n’interfère pas dans ce domaine ; ce qui exclut d’autant le

recours à la « morale » pour justifier une telle répression.

Pour le Tribunal fédéral, la notion d’intérêt public comprend tout d’abord les biens

qui ressortissent à la police (Polizeigüter) : notamment l’ordre, la sécurité, la santé, la

tranquillité publique mais aussi des valeurs culturelles, écologiques, sociales. Mais,

pour qu’un intérêt public soit apte à justifier la restriction d’un droit fondamental,

encore faut-il qu’il constitue un critère pertinent pour une telle restriction ; il doit

s’agir, pourrait-on dire, d’un intérêt public qualifié.147 Un tel intérêt sera aisément

reconnu justifier une restriction à la propriété ou à la liberté économique non

susceptible d’être qualifiée de « grave » lorsque celle-ci est nécessaire pour instaurer

un ensemble de mesures destinées à mettre en œuvre un des buts sociaux énumérés,

comme on l’a vu, par la Constitution. Soit par exemple celui d’entre eux qui consiste à

permettre à « toute personne en quête d’un logement (de) trouver pour elle-même et

sa famille un logement approprié à des conditions supportables ; il a été jugé148 que

l’obligation imposée aux propriétaires d’immeubles locatifs subventionnés de réserver

une certaine part des logements en location à des candidats envoyés par les services

sociaux, avec en contrepartie une garantie publique pour loyers impayés et dégâts

causés ainsi qu’un suivi social était compatible avec la garantie de la propriété et de la

liberté économique. Dans cette affaire, les juges de Mon Repos ont qualifié d’intérêt

public important le fait d’assurer un logement décent aux personnes les plus

défavorisées ; ils ont ajouté que la limitation de l’effet de ghetto et l’introduction

d’une plus grande mixité procédait, avec les deux autres moyens que sont les mesures

d’assouplissement et l’allocation au logement, d’un intérêt public plus général lié à

147 ATF 142 I 49 consid. 8,1, p. 66. 148 ATF 131 I 333 consid. 4.1 p. 340 et 4.5.1 p. 345.

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l’intégration durable des ménages défavorisés.

Cette exigence d’un intérêt public qualifié nous paraît aboutir à des résultats très

proches de ceux qui découlent de notre thèse et l’exemple jurisprudentiel précité nous

paraît l’illustrer à merveille : qui songerait sérieusement à contester qu’assurer un

logement décent aux personnes défavorisées, limiter l’effet de ghetto ressortit

clairement à la protection de la dignité humaine ! Dit autrement : la restriction ainsi

apportée à la liberté économique et à la propriété des bailleurs propriétaires de

logements subventionnés est justifiée par la nécessité de protéger un autre droit

fondamental.149

c) Le principe de proportionnalité

Troisièmement, la restriction doit respecter le principe de proportionnalité : elle doit

être nécessaire pour atteindre le but d’intérêt public ainsi visé et elle ne doit pas être

plus incisive qu’il n’est nécessaire à cet effet ; il doit en outre subsister un juste

équilibre entre l’importance de cet intérêt public et la gravité de la restriction.

d) La limite absolue : l’inviolabilité de l’essence des droits fondamentaux

Mais, en toute hypothèse, l’essence des droits fondamentaux est inviolable, elle ne

comporte donc aucune restriction150.

L’essence des droits fondamentaux est violée si et dans la mesure où l’exercice d’un

droit fondamental est rendu impossible ou restreint de telle manière qu’il se trouve

vidé de l’essentiel de son contenu. L’enfermement à vie d’une personne, fût-elle le

dernier des criminels, viole certes l’essence du droit à la liberté de mouvement, mais il

viole aussi, beaucoup plus profondément, l’essence de la dignité humaine en tant qu’il

prive définitivement le sujet de la possibilité d’aménager sa propre existence .

L’instauration de la censure viole l’essence des droits en matière de communication.

149 Sur cette problématique cf. aussi p.ex. Dubey I pp. 208 sv. 150 Sur cette problématique cf. p.ex. Dubey I pp. 219 sv.

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L’essence d’un droit fondamental serait également violée si une catégorie déterminée

de personnes se voyait privée de toute possibilité de l’exercer sous l’un ou l’autre de

ses aspects, et que l’appartenance à cette catégorie soit définie sur la base d’un critère

prohibé de discrimination. Par contre, un sujet peut se voir privé individuellement

d’une telle possibilité lorsqu’une telle mesure satisfait aux conditions posées par

l’article 36 et apparaît nécessaire dans une société démocratique pour sauvegarder

l’un des biens ci-dessus.

III.3 Les questions induites par ces innovations

Ces innovations induisent une série de questions.

Celle évidemment celle de savoir s’il peut être désormais question d’un véritable

système des droits fondamentaux dans la Constitution de 1999. Ce qui suppose

résolues au préalable une série d’autres questions.

Celle de la place qu’occuperait la garantie de la dignité humaine dans un tel système :

constitue-t-elle elle-même un droit fondamental ? ou un principe fondamental ? ou

l’un et l’autre à la fois ? Si elle ne constitue pas un droit fondamental, comment

s’articule-t-elle avec le système des droits fondamentaux ? dans le cas contraire,

comment s’articule-t-elle avec les autres droits fondamentaux, en particulier avec la

liberté personnelle sous ses différentes espèces ?

Mais avant toute chose ce qu’il faut entendre par dignité humaine.

C’est à l’examen de ces questions que nous entendons maintenant nous consacrer.

IV. LA DIGNITE HUMAINE

IV.1 Les diverses acceptions

On l’a maintes fois relevé : la dignité humaine peut recevoir une foule d’acceptions

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très différentes : empruntées à la théologie, à la philosophie, à la sociologie ou à la

psychologie151.

Elle peut s’attacher à la personne en tant que celle-ci participe d’un « ordre moral »,

d’origine philosophique ou religieuse, ordre moral que l’ordre juridique s’emploie à

réaliser, à maintenir et, si nécessaire, à imposer. Dans ce cas, la protection que cet

ordre juridique confère à la dignité humaine se limite aux seuls aspects de la

personnalité qui concourent à la réalisation de cet ordre moral. C’est ainsi, par

exemple, qu’une interdiction de la prostitution pourrait être considérée comme

nécessaire à la pleine réalisation de la dignité humaine ; ou (comme ce fut longtemps

le cas dans notre droit pénal sous l’appellation de « débauche contre nature ») la

répression de l’homosexualité entre adultes consentants. On peut alors parler d’une

conception normative de la dignité humaine.

Comme exemple d’acception d’inspiration théologique, on peut citer celle que défend

Saladin152. Une certaine conception théologique ou religieuse de la dignité humaine

interdira par exemple le recours à l’avortement ou aux diverses techniques de

contraception, ou encore interdira la gestation pour autrui ou la procréation

médicalement assistée ainsi que le recours à l’ingénierie et à la chirurgie génétiques.

Mais elle peut aussi être l’attribut par excellence de la personne en tant que sujet de

son propre destin. On est alors en présence d’une conception individualiste de la

dignité humaine. Et c’est la possibilité pour la personne d’être sujet de son propre

destin que protège l’ordre juridique lorsqu’il prescrit que la dignité humaine doit être

respectée et protégée.

Mais cette conception de la dignité humaine ne doit pas être confondue avec celle qui

151 Philippe Andreas Mastronardi, Der Verfassungsgrundsatz der Menschenwürde in der Schweiz,. Thèse Berne, Berlin, 1978, p.214 ss., 214 (cité: Mastronardi). Le même, Menschenwürde als materielle „Grundnorm“ des Rechtsstaates? in Thürer/Aubert/ J.P. Müller, p., 33-34 (cité: Mastronardi, DCS) donne un aperçu de la place occupée par la dignité humaine et du sens qui lui est donné dans les diverses grandes religions et courants philosophiques. Misic, Der Grundrechtkatalog, C. Garantie der Menschenwürde, in Thomas Fleiner et al., BV- CF 2000, Die neue schweizerische Bundesverfassung/La nouvelle Constitution suisse, pp. 75 sv., p. 76, énumère pour sa part une conception chrétienne, une conception marxiste, une conception „humaniste-des-lumières“, une conception systémique et une conception behavioriste de la dignité. Cf. encore Belser/Molinari, pp. 17 sv.152 Op.cit., p. 433 ss.

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postule un devoir de la personne de prendre en mains son existence en tant que

sujet153 ; on retombe alors dans une conception normative de la dignité humaine. Nous

ne saurions donc souscrire à la thèse défendue par Dubey selon quoi la dignité

humaine aurait « une double portée normative, en ce sens… qu’elle protège autant

qu’elle oblige tout ceux qui en sont titulaires » avec cette conséquence que chaque

sujet humain « est redevable de son comportement en tant qu’humain à la

communauté » et donc « …lui interdit…d’agir de manière indigne de ce statut », de

ne pas être « à la hauteur de sa dignité d’homme, soit de l’idée que l’on se fait d’un

homme en tant qu’homme »154. Cette « idée » est, par définition, une dimension

collective, propre à une certaine communauté ; la vouloir prendre pour critère d’un

comportement qui s’imposerait à toute personne soumise à un ordre juridique

déterminé où coexistent différentes communautés, qui se font par hypothèse une idée

différente de l’homme en tant qu’homme, c’est soumettre les membres de ces autres

communautés à une conception majoritaire que, précisément, ils ne partagent pas.

C’est donc l’exact opposé d’un ordre constitutionnel pluraliste, tel que celui instauré

par notre actuelle Charte fondamentale. C’est bien plutôt à chacun de définir l’idée

qu’il se fait de l’homme en tant qu’homme et de s’y conformer, dans toute la mesure

et dans la mesure seulement, où la mise en œuvre du « modèle » qu’il s’est ainsi forgé

ne porte pas atteinte aux droits fondamentaux d’autrui.

Et comme on le verra encore, le domaine protégé par la garantie de la dignité humaine

varie du tout au tout selon que l’on se rattache à cette conception-ci ou à cette

conception-là de la dignité humaine : c’est ainsi par exemple que cette conception-ci

évacue toute idée d’une égalité des chances que l’Etat devrait promouvoir ainsi que,

plus généralement, toute idée d’un système de sécurité sociale digne de ce nom : le

chômeur n’est au mieux qu’un fainéant et au pire qu’un fraudeur et le pauvre n’a à

s’en prendre qu’à lui-même… On aura reconnu l’idéologie conservatrice telle qu’elle

a cours notamment aux Etats-Unis : chacun est seul responsable de son propre destin

et celui qui faillit à cette responsabilité est voué à l’opprobre sociale et ne saurait

prétendre à aucune aide de l’Etat.

Ce qui nous conduit en droite ligne à l’approche originale, que l’on pourrait qualifier

153 Mastronardi, op.cit., p. 62.154 Op.cit., II 15 n. 1145 à 1148, pp. 12-13. Italiques dans le texte original.

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de phénoménologique, du philosophe Peter Bieri155 : il s’agit pour cet auteur

d’analyser la dignité humaine en tant que vécu, que « le tissu d’expériences que nous

relions à la notion de dignité », et ce sous les trois « dimensions dans le mode

d’existence de la dignité » : « la façon dont je suis traité par les autres », « (la

manière) dont je traite (les autres) » et enfin « la manière dont je me positionne par

rapport à moi-même » ; à partir de là, Bieri analyse « en situation », dans des cas de

figure très concrètement définis et avec une remarquable subtilité, les diverses facettes

où la dignité se trouve en question pour le sujet, sous l’une ou plusieurs de ces trois

dimensions156. Même si cette approche n’est pas directement utilisable ici pour notre

propos, il reste que cette analyse du « ressenti » peut fournir des pistes fort utiles

lorsqu’il s’agit de définir les modalités selon lesquelles le droit se doit d’assurer le

respect et la protection de la dignité humaine, comme le prescrit l’article 7 de notre

Charte fondamentale. Nous aurons à plusieurs reprises l’occasion de le vérifier.

IV.2 Dignité humaine et pluralisme : conception normative et conception

factuelle

Comme le relève justement Mastronardi, une conception normative de la dignité

humaine ne peut conduire qu’à une impasse, dans la mesure où elle se heurte au

pluralisme des idées, des conceptions du monde, des choix de vie157. Il faut même

aller plus loin : un ordre juridique ferait preuve d’incohérence s’il érigeait d’une part

la liberté de conscience et de croyance en droit fondamental, tout en imposant, d’autre

part, une conception normative de la dignité humaine.

Dans un arrêt récent158, le Tribunal fédéral aboutit, mais par une autre voie, à une

conclusion semblable, lorsqu’il affirme que toute définition de la dignité humaine

dans le texte constitutionnel pourrait heurter la dignité de ceux qui s’en font une autre

conception, et il y voit le paradoxe de la garantie de la dignité humaine. Mais il en

déduit à tort que ce droit fondamental serait insusceptible de se voir assigner un

contenu déterminé ; nous montrerons en effet qu’il est parfaitement possible de définir 155 Peter Bieri, Eine Art zu leben, Über die Vielfalt menschlicher Würde, Munich 2013. En trad. française: La dignité humaine. Une façon de vivre; trad. Nicole Thiers, Paris 2016. C’est à cette traduction que renvoient les références ci-après. 156 Op.cit., pp.10-11 et passim.157 Op.cit., p. 214; DCS p.236-237.158 ATF 143 IV 77 consid. 4.1. p. 82-83.

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une conception de la dignité humaine compatible avec la liberté de conscience,

d’opinion et de religion.

Et c’est également ce qu’il faut objecter à Mastronardi159 et à tous les autres auteurs,

notamment Dubey160 et Belser/Molinari161, pour qui aussi la dignité humaine ne saurait

faire l’objet d’une définition générale autre que purement abstraite et ne pourrait, pour

être juridiquement utilisable, que constituer un « concept d’ensemble »162 pour les

divers « biens inhérents à la personnalité »163.

Il faut à notre avis distinguer la dignité humaine, en tant que bien juridique

constitutionnellement garanti, de sa substance. Et cette substance doit être définie non

pas en termes normatifs, mais en termes purement factuels.

Au-delà de toute option d’ordre théologique, philosophique ou idéologique, il est de

fait que l’être humain possède une aptitude fondamentale : celle de se faire lui-

même164, ou pour reprendre une formule saisissante de l’écrivain André Chamson, de

devenir ce qu’on est.165

Plus précisément : il est de fait que l’être humain est doté d’autonomie et de

conscience166 ; qu’il se projette fondamentalement vers un horizon, par définition

même jamais atteint parce que toujours repoussé, qu’il est source de projets ; qu’il est

auteur et produit de ses propres choix, à contre-courant, le cas échéant, des « canons »

généralement reçus dans une société donnée (« sa différence ») ; qu’il est construction

de soi jamais achevée167, par la mise en oeuvre de ses caractéristiques, par le

développement et l’épanouissement de ses potentialités intrinsèques, en tissant des

159 Op.cit., ibid ; DCS p. 237.160 Op.cit. II 15 n. 1173 à 1177, pp. 20-22.161 Eva Maria Belser/Eva Molinari, n.3 ad art. 7, in Berhard Waldmann/Eva Maria Belser/Astrid Epiney, (éd.), Bundesverfassung, Basler Kommentar, Bâle 2015, qui vont jusqu’à parler de l’ « Unfassbarkeit der Menschenwürde » et reprennent la thèse du « paradoxe » énoncée dans l’arrêt précité.162 Sammelbegriff163 Die engeren Persönlichkeitsgüter.164 Aptitude qui résulte de deux facteurs indissolublement liés : le fait que l’être humain est un prématuré par rapport aux autres animaux et sa formidable plasticité cérébrale. Sur ce dernier point, cf. p.ex. Ansermet/Magistretti, A chacun son cerveau, Plasticité neuronale et inconscient, Paris 2004. 165 C’est le titre de l’un de ses livres.166 Seul se rend punissable celui qui agit avec conscience et volonté : art. 12 et 19 du Code pènal ! 167 On se souvient du vers fameux de Mallarmé : « Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change » !

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relations avec son environnement matériel et social ; qu’il se forge ainsi une identité

(individuelle et sociale) où il se reconnaît et où il est reconnu ; identité qui constitue la

source de son bien-être et de son équilibre.

C’est cette aptitude qui lui permet de construire sa propre existence, de lui conférer un

sens et, par là-même, de construire sa propre identité, et ce sur les plans individuel,

familial, professionnel, social, intellectuel et culturel.

Et c’est cette aptitude, propre à l’être humain, à tout être humain, au moins en

puissance, qui lui confère sa dignité.

Nous disons bien : une aptitude. Savoir si et dans quelle mesure celle-ci sera

effectivement mise à contribution est une tout autre question, qui relève de la décision

de chacun, dans les limites des conditions socio-économiques qui sont les siennes. Ce

qui permet d’écarter l’objection – en soi parfaitement fondée – de Domke, selon qui il

n’est pas donné à chacun les possibilités de se réaliser pleinement.

Garantir le respect et la protection de la dignité humaine, c’est garantir à chacun la

possibilité et, dans une mesure plus ou moins étendue, à définir par chaque ordre

juridique, les moyens de cette double construction de soi sous ces divers aspects.

Et c’est précisément en cela que réside la fonction d’un système de droits

fondamentaux.

Cela devra impliquer par exemple des mesures positives en faveur des personnes

déshéritées : c’est tout le problème de l’égalité des chances et des politiques sociales

destinées à la garantir : nous aurons à y revenir plus loin ; ou des mesures en faveur de

personnes affectées de handicaps qui restreignent leurs possibilités d’exercer

pleinement cette aptitude ; ainsi, et pour ne prendre que ce seul exemple, de la

nécessité d’imposer certaines mesures architecturales en faveur des personnes à

mobilité restreinte.

Indépendamment même du cas précis des handicaps, il est constant que les

potentialités de chacun varient d’un individu à l’autre, ce qui doit être pris en compte :

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il ne saurait être question de tendre à un nivellement, soit par le haut, ce qui est une

utopie, ni, encore bien moins, par le bas, ce qui revient à laisser inexploitées les

potentialités les plus précieuses. Et chacun n’a pas au même degré la volonté de les

mettre en valeur ; or, et l’on ne répétera jamais assez, il ne saurait être là question de

contrainte... Mais, là encore, cela impliquera des mesures positives en vue d’assurer

un minimum d’égalité des chances. Il conviendra d’y revenir.

Moyennant ces quelques réserves, il nous paraît que la conception que nous proposons

ne saurait se voir objecter de n’être qu’un avatar de cet « optimisme

anthropologique » si vivement critiqué par Saladin168, au nom précisément d’une

conception théologique : l’homme est foncièrement indigne (péché originel) et il ne

tient sa dignité que de sa rédemption par le Christ.

On ne nous objectera pas non plus ni qu’une conception purement factuelle de la

dignité humaine dans le sens que nous avons décrit ne pourrait que faire le lit d’un

individualisme exacerbé169 ou d’une permissivité sans limite170.

On rappellera tout d’abord qu’il n’est pas ici question de défendre une certaine

éthique, mais uniquement de décrire dans sa positivité l’ordre instauré par le

constituant de 1999 à partir de ses propres choix éthiques et de mener cette analyse

jusqu’à ses dernières conséquences.

On ne saurait assez insister, avec Edgar Morin171, sur le fait que « tout sujet humain

porte en lui deux quasi-logiciels : l’un est celui de l’auto-affirmation égocentrique

qu’exprime le Moi-Je… ; l’autre est le logiciel du Nous qui inscrit le Je dans une

relation d’amour et de communauté… » ; pour cet immense penseur172, autonomie et

communauté constituent « (les) deux plus profondes aspirations humaines : celle de

l’affirmation du ‘je’ en liberté et responsabilité, et celle de l’intégration à un ‘nous’

qui établit la reliance à autrui en sympathie, amitié, amour »173. Les formules utilisées

168 Op.cit.,p. 429.169 On peut, à l’extrême, évoquer ici la conception de l’anarchiste Stirner in « Der Einzige und sein Eigenthum ».170 C’est le « Si Dieu n’existe pas, tout est permis » de Karamazov.171 Edgar Morin, La Voie Pour l’avenir de l’humanité, Paris 2012, p. 98.172 Les six tomes de La Méthode (1981-2006) sont là pour l’attester ! Mais à part ce magnum opus, Morin compte à son actif une très impressionnante bibliographie !173 La Voie, préc., p. 439.

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– quasi-logiciels, les plus profondes aspirations humaines - montrent assez qu’il s’agit

là encore d’une donnée factuelle.

Cette notion factuelle de la dignité humaine consacrée par le constituant de 1999 doit

précisément permettre à chacun d’orienter son existence plus ou moins selon l’un et

l’autre de ces « quasi-logiciels », voire exclusivement selon l’un d’eux. Et, dans son

ensemble, par les effets conjugués de chacun de ses éléments, le système des droits

fondamentaux ouvre précisément les possibilités de le faire ;  affirmation du je : c’est

la protection d’une sphère privée, la liberté de pensée, de conscience et de croyance,

la liberté économique ; l’affirmation du « nous » : ce sont les libertés de réunion, de

manifestation, d’association, les droits et libertés politiques.

Pour construire son identité, chacun peut choisir d’adhérer à une certaine conception

des valeurs fondamentales, à un courant philosophique, à une communauté religieuse ;

et conformer ses comportements à ces valeurs, à cette philosophie, aux règles édictés

par cette communauté. La dignité humaine, telle que nous la concevons, n’implique

dans ce cas que deux choses : que cette adhésion soit le fruit d’un libre choix et que ce

choix puisse en tout temps être révoqué par un choix différent. Ainsi, des vœux

(d’entrée dans un ordre religieux, de chasteté, de pauvreté, d’abstinence etc.) ne

sauraient revêtir aucun caractère irrévocable aux yeux d’un ordre juridique qui

garantit la dignité humaine au sens où nous l’entendons ; bien plus : il incombe à

l’Etat, en vertu de cette garantie même, de prendre les mesures nécessaires pour que

cette possibilité de révocation ne demeure pas lettre morte ; par exemple en

intervenant contre un mouvement sectaire qui interdirait à ses adeptes de le quitter et

déploierait toutes les mesures nécessaires (menaces, pressions économiques, etc.)

pour les en empêcher ; et nous n’hésitons pas à proclamer qu’une telle interdiction

serait illégale : au regard, précisément, de cette garantie constitutionnelle, ici prise

dans son effet « horizontal » (art. 35 al. 3 Cst.). Si la garantie de la liberté de pensée,

de croyance et de religion exige, à peine d’incohérence, une définition factuelle de la

dignité humaine, ainsi que nous l’avons déjà relevé, l’inverse n’est pas moins vrai. Au

nom même de la liberté de pensée, de conscience et de croyance, chacun doit pouvoir

refuser pour soi-même certains choix de vie, protégés par la garantie de la dignité

humaine, et de les refuser précisément pour des motifs dictés par des convictions

religieuses ou philosophiques ; ces refus, au nom précisément de la liberté de

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conscience et de croyance, méritent protection autant que les choix ainsi refusés. Il

incombe, en d’autres mots, à l’ordre juridique de respecter ces refus, en particulier de

n’instaurer aucune forme quelconque de discrimination au détriment de ceux qui les

professent ; et de ne tolérer de la part des tiers qui ne les partagent pas aucun acte quel

qu’il soit qui tendrait à empêcher la manifestation et la mise en œuvre de ces refus.

Pour prendre un exemple évident, la garantie de la dignité humaine protège le choix

de recourir à un avortement ; mais celles qui le refusent pour elles-mêmes, ou qui

refusent de le pratiquer (médecins, personnel soignant), pour des motifs

philosophiques ou religieux, ne doivent subir aucun désavantage en raison de ce refus.

Enfin, les droits fondamentaux, on l’a vu également, comportent leurs propres

limites ; c’est donc tout le contraire d’une permissivité sans limite.

Nous aurons à revenir plus longuement sur cette problématique lorsque nous

aborderons les divers aspects de la dignité humaine et son rapport avec d’autres droits

fondamentaux.

Pour sa part, Mastronardi, dans un texte plus récent, insiste sur la dimension collective

de la dignité humaine et il se fait l’avocat d’une « Diskursverpflichtung » dans la

droite ligne de l’éthique de la discussion de Jürgen Habermas174. Mais, si nous voyons

bien, il se place, ce faisant sur le terrain de l’éthique, donc d’une conception

normative de la dignité humaine. Pour nous, le devoir de respect qu’il incombe à

l’Etat d’imposer à chacun en faveur de chacun, jusque dans sa différence même, est

un devoir juridique, découlant de l’effet horizontal que l’article 35, troisième alinéa de

la Constitution confère aux droits fondamentaux.

Et s’il appartient à chacun de construire sa propre identité par ses choix et projets

successifs, encore doit-il assumer la responsabilité et, partant, les conséquences de ses

choix. C’est donc tout le contraire d’une permissivité sans limites.

Cette aptitude, encore une fois, est une donnée de fait. Elle n’induit, de soi, aucun

effet juridique : c’est au contraire au Constituant qu’il appartient d’opérer le choix

éthico-politique d’instaurer, ou non, un ordre juridique qui crée les conditions dans 174 DCS p. 244-245.

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lesquelles cette aptitude pourra s’exercer au mieux ; étant entendu que selon les ordres

juridiques positifs, la démarche pourra être menée plus ou moins loin. Il n’est donc

pas ici question sous quelque forme que ce soit d’une démarche de type

jusnaturaliste : le fait et le droit demeurent au contraire rigoureusement distincts. Mais

il est de fait que cette aptitude n’aura aucune chance d’être mise en œuvre si l’ordre

constitutionnel positif ne garantit pas un minimum de pluralisme. Ce qui permet

inversement, à partir du degré de pluralisme garanti par l’ordre constitutionnel, de

déterminer quelle notion et quelle extension de la dignité humaine le Constituant a

entendu consacrer.

Il n’est guère contestable qu’une telle aptitude est l’une des caractéristiques les plus

universelles, voire la caractéristique la plus universelle de l’être humain. Il est donc

logique d’en faire la source de la dignité humaine en tant que bien protégé par le droit.

A quoi s’ajoute, et c’est à nos yeux l’argument décisif en faveur de la thèse que nous

soutenons, que l’on n’aperçoit pas quel autre trait caractéristique de l’être humain

possédant un degré d’universalité équivalent pourrait être en cohérence avec un

système constitutionnel fondé sur une batterie de libertés fondamentales, à

commencer et par excellence sur la garantie de la protection et du respect de la dignité

humaine.

Inversement, la dignité humaine en tant que bien protégé par le droit se trouve de la

sorte dotée d’un objet définissable de manière tout à fait concrète. On échappe par là

au reproche de faire de la dignité humaine un concept si vague et si flou qu’il en

apparaît difficilement utilisable par le droit.

Lorsqu’elle voit dans la garantie de la dignité humaine la reconnaissance de l’individu

dans sa valeur propre, dans ce qui fait de lui un être unique et, éventuellement, dans sa

différence175, la jurisprudence du Tribunal fédéral s’inspire visiblement de cette même

définition factuelle de l’objet de cette garantie que nous défendons ici. Belser et

Molinari se prononcent dans le même sens176.

175 ATF 132 I 49, consid. 5.1, p. 54-55 et déjà, dans des termes presque semblables, ATF 127 I 6, consid. 5b, p. 13-15. Plus récemment encore: ATF 143 IV 77 consid. 4.1, p. 82.176 Op.cit, loc.cit., n.6-8.

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La position que nous soutenons ici se rapproche d’ailleurs beaucoup de celle que

défend une grande partie de la doctrine, lorsqu’elle assimile dignité humaine et

autonomie ou « autodétermination »177. Mais cette doctrine dominante fait aussi

l’objet de critiques178, lesquelles s’appliqueraient aussi, par identité de motifs, à la

position que nous défendons. Il nous faut donc encore tenter de réfuter cette opinion

dissidente.

Le principal argument avancé par celle-ci consiste à dire qu’il existe des personnes

entièrement ou partiellement privées d’autonomie et que, partant, la théorie dominante

revient à dénier, en tout ou en partie, la dignité humaine à ces personnes.

La réponse est simple.

L’aptitude à construire son identité par une série de choix successifs et la réalisation

de projets choisis en propre n’est pas acquise à la naissance : elle doit elle-même se

construire progressivement, de la prime enfance jusqu’à l’âge adulte ;  mieux encore :

cette aptitude ne cessera d’évoluer, en mieux ou en moins bien, durant la vie entière

du sujet. Si la dignité humaine consiste dans cette aptitude, il découle nécessairement

du droit fondamental qui la consacre que soit donnée à chacun la possibilité

d’acquérir cette aptitude ; il s’agit, si l’on veut, d’un effet anticipé de la garantie

constitutionnelle. Et ce sera la tâche de l’éducation et de la formation que de rendre

possible cette acquisition ; ce qui revient à dire que toute éducation ou formation doit

avoir pour objectif le bien de l’enfant, respectivement du jeune ou du jeune adulte, et

que ce « bien » n’est rien d’autre que de donner au sujet la possibilité d’acquérir cette

aptitude ; nous aurons l’occasion d’y revenir.

Une fois acquise, cette aptitude peut se perdre. La garantie constitutionnelle

commande alors que tout soit fait pour la restaurer, si faire se peut.

Enfin, il peut, au pire, se produire que cette aptitude soit définitivement perdue.

177 « Selbstbestimmung ». Cf. p.ex. l’ouvrage collectif Roberto Andorno / Markus Thier (éd.), Menschenwürde und Selbstbestimmung, Zurich, St. Gall 2014, et en particulier la contribution de Sebastian Muders, Autonomie als Würde ?, pp. 3 sv.178 Cf. Raffael Nicolas Fasel, Des freien Bildhauers Würde ?, in Andorno/Thier préc., pp. 27 sv.

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Soit que le sujet soit définitivement privé de sa capacité de discernement ; auquel cas,

il appartiendra à un représentant (un proche, par exemple le conjoint, ou un curateur :

nous aurons à revenir plus longuement sur les mesures de protection de l’adulte)

d’aménager ce qu’il reste d’existence au sujet de manière que soient pris en compte

les choix qui eussent présumablement été les siens ; et qu’il soit dans tous les cas

consulté dans toute la mesure du possible.

Soit que le sujet se trouve plongé dans un état de coma profond, dont on peut

considérer que, selon l’état des connaissances biomédicales179, il n’a plus aucune

chance de sortir jamais. Dans ce cas, le respect de la garantie constitutionnelle

implique que soit envisagée une euthanasie, mais pour autant là encore qu’il n’y ait

pas lieu de présumer que, ayant prévu la possibilité de se retrouver une fois dans un

tel état, le sujet aurait, compte tenu de ses convictions philosophiques ou religieuses,

écarté d’avance et catégoriquement une telle issue.

Faut-il tirer de là que, des droits fondamentaux, peuvent découler, certes

indirectement, des devoirs incombant à des particuliers en faveur d’autres

particuliers ? Pour notre part, nous inclinerions plutôt à penser que, dans des cas de ce

genre, la personne qui doit décider aux lieu et place d’un sujet incapable de le faire se

trouve exercer une certaine fonction, qu’elle n’est donc pas un « simple » particulier

face à un autre particulier, qu’elle accomplit dans cette mesure une tâche de l’Etat et

qu’elle relève donc des deux premiers alinéas de l’article 35 Cst.

V. NATURE ET STATUT DE LA GARANTIE DE LA DIGNITE

HUMAINE

V.1 Droit fondamental ou principe directeur?

Le respect et la protection de la dignité humaine sont-ils constitutifs d’un droit

fondamental ? Ou ne constituent-ils « que » le principe fondamental à partir duquel

tout l’ordre juridique doit être édifié et auquel il doit impérativement se conformer ?

179 Il existe, semble-t-il, désormais des avancées prometteuses en cours de test permettant de savoir avec certitude si un patient peut se réveiller d’un coma : ATS, Le Temps du 9 mars 2018, p. 11.

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Ou l’un et l’autre à la fois ?

La question fait débat.

C’est notamment le cas en Allemagne.

La Loi fondamentale pour la République fédérale d’Allemagne consacre son premier

titre aux droits fondamentaux. A son article premier, alinéa premier, elle proclame que

la dignité humaine est « intouchable » (unantastbar) et que la respecter et la protéger

est le devoir de la puissance publique dans toutes ses instances (… Verpflichtung aller

staatlichen Gewalt). Le second alinéa de cette disposition porte que le Peuple

allemand se reconnaît, de ce fait (darum), dans un ordre qui consacre des droits de

l’homme comme fondement de toute communauté humaine, de la paix et de l’équité

dans le monde. Le troisième alinéa enfin prévoit que les droits fondamentaux « ci-

après » (die nachfolgenden Grundrechte) ont force obligatoire (binden) pour les

pouvoirs législatif, exécutif et juridictionnel.

Mais jurisprudence et doctrine sont loin de s’entendre sur l’interprétation qu’il

convient de donner de cette disposition s’agissant du rôle et du statut de la garantie de

la dignité humaine.

Tout le monde s’accorde, certes, pour reconnaître que cette disposition sortit un effet

de droit objectif à l’égard des titulaires du pouvoir de puissance publique180. Mais,

pour le surplus, la doctrine se divise en deux courants : ceux qui lui reconnaissent en

outre le statut de droit fondamental, et ceux qui le lui contestent181. Et s’il faut en

croire Regula Schlauri182, chacun de ces courants élève la prétention d’être le courant

dominant… Epping183 note pour sa part que la question n’a jamais été nettement

décidée, mais que le Tribunal constitutionnel fédéral tend à admettre un statut de droit

fondamental.

180 Volker Epping et al., Grundrechte, 5. Aufl., Heidelberg, Dordrecht, London, New-York 2012, p. 266-267.181 Epping, op.cit., p. 267, avec des références. Cet auteur se range dans le premier de ces deux courants.182 Ist die Menschenwürde Grundrecht oder Verfassungsprinzip, in Thomas Gächter/Martin Bertschi (éd.), Neue Akzente in der „nachgeführten“ Bundesverfassung, p. 73 ss., p. 76.183 Loc.cit.

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On retrouve le même débat en Suisse.

Sous l’ancienne Constitution, on l’a vu, la dignité humaine n’avait été érigée ni en

droit constitutionnel faisant l’objet d’une garantie écrite, ni en droit constitutionnel

non écrit. Comme l’a bien vu Mastronardi, la garantie de la dignité humaine

constituait alors un objectif que les droits constitutionnels écrits ou non écrits avaient

pour fin de réaliser. Il ne se posait pas la question de savoir quelle place la dignité

humaine occuperait dans un hypothétique système des droits fondamentaux.

La question se pose au contraire sous l’empire de l’actuelle Charte fondamentale.

Le Message du Conseil fédéral relatif à une nouvelle Constitution fédérale184

après avoir rappelé les deux courants doctrinaux qui s’opposent, semble se rallier à la

qualification de cette garantie comme droit fondamental. La protection de la dignité

humaine serait « en quelque sorte la dernière ressource du droit au cas où la garantie

de tous les autres droits fondamentaux demeurerait inefficace » : il s’agirait, dans ce

sens, « d’un droit primaire et subsidiaire entre tous ». Mais elle serait aussi « un

principe général » qui « détermine aussi l’interprétation et la formation des autres

droits fondamentaux »185.

On observera tout d’abord que la garantie de la dignité humaine figure, et en première

place, dans le chapitre consacré aux droits fondamentaux. Mais on accordera

volontiers que cet argument de texte ne saurait suffire à lui tout seul.

Dans le jurisprudence du Tribunal fédéral, on peut distinguer semble-t-il deux

tendances.

L’une, qui fait de la garantie de la dignité humaine une composante, parmi d’autres,

de la garantie générale de la liberté personnelle, laquelle trouve ainsi sa consécration

aussi bien à l’article 10 qu’à l’article 7 Cst.186.

184 Du 20 novembre 1996, FF 1997 I 1ss. (le Message)185 Ibid., p. 142.186 Dans ce sens : ATF 126 I 112, consid. 3a p. 114.

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L’autre, illustrée par un arrêt plus récent, qui considère la garantie de la dignité

humaine une institution pleinement autonome et en distingue plusieurs aspects. Elle

est d’abord un principe directeur tout à fait général valable pour toute activité

étatique. En même temps, elle constitue le cœur (« innerster Kern ») et le fondement

(« Grundlage ») des libertés fondamentales, sert à leur interprétation et à leur

concrétisation. Elle constitue aussi un droit constitutionnel subsidiaire, en l’absence

de droit plus spécifique (« Auffanggrundrecht »). Enfin, dans certaines constellations

particulières, la dignité humaine peut revêtir un contenu spécifique (« ein

eigenständiger Gehalt »).

En doctrine, Schlauri a consacré un long exposé à cette question, pour parvenir,

finalement, à la conclusion qu’il s’agit bel et bien d’un droit fondamental.

Pour Belser et Molinari, la thèse qui s’est imposée est celle de la double fonction187 : à

la fois principe constitutionnel188 et droit fondamental189. En tant que droit

fondamental, elle revêt une triple fonction : programmatique, d’appui et instauration

directe d’un droit fondamental.

Dubey relève pour sa part que doctrine majoritaire et jurisprudence reconnaissent à

l’article 7 Cst. la portée d’un droit fondamental à part entière et déclare que cette

doctrine doit être pleinement approuvée, du moins d’un point de vue dogmatique ;

selon lui, cependant, d’un point de vue empirique, il s’agirait d’un « droit fondamental

dispensable (à ce jour) » ; à l’appui de cette opinion, il fait valoir que, jusqu’à ce jour,

il semblerait que cette garantie n’ait jamais été seule décisive dans un jugement d’une

autorité judiciaire fédérale, toujours en lien avec un autre garantie190. D’où il

résulterait, en définitive, que d’un point de vue méthodologique, cette garantie devrait

être considérée comme « un droit de dernier recours »191. Dubey fait ainsi écho à de

nombreuses autres positions192 qui, toutes, se plaisent à souligner la portée pratique

fort limitée de cette garantie en tant que droit constitutionnel à part entière.

187 Op.cit., loc. cit., n. 33.188 Ibid., n.44 sv.189 Ibid., n. 34 sv.190 Op.cit. II 15 n. 1157-1159, p.16.191 Ibid., n. 1160-1162, pp. 16-17.192 Cf.p.ex. Belser/Molinari, op.cit., loc.cit., n. 42-43.

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Auer/Malinverni/Hottelier, au chapitre qu’ils consacrent à la liberté personnelle193,

soutiennent pour leur part que la garantie de la dignité humaine « entretient un lien »

avec des droits fondamentaux plus spécifiques (spezielleren Grundrechten »), en

particulier avec les droits de la personnalité constitutionnellement garantis ( « zu den

verfassungsrechtlichen Persönlichkeitsrechten »)194.

En tant qu’elle tend à une reconnaissance de l’individu dans sa valeur propre, dans ce

qui fait de lui un être unique et, éventuellement, dans sa différence, elle entretient des

relations avec cette liberté ; cependant « considérée pour elle-même, elle n’est pas une

liberté , dès lors qu’elle ne protège pas un comportement humain déterminé » ; il ne

s’agirait pas non plus « d’une garantie de l’Etat de droit, directement justiciable,

même s’il est vrai qu’elle est souvent liée à l’interdiction de la torture et des

traitements inhumains ou dégradants ». Il s’agirait plutôt d’un « principe directeur de

toute activité étatique »195.

Mais ils écrivent, d’autre part, qu’il « n’est pas exclu qu’à l’avenir, l’art. 7 Cst. soit

appelé à jouer, dans la jurisprudence, le rôle de liberté subsidiaire que remplit

actuellement la liberté personnelle »196. Ce qui apparaît pour le moins contradictoire…

Plus récemment, Mastronardi, encore lui, commentant l’article 7 dans le Commentaire

saint-gallois, commence par poser la dichotomie droit fondamental/principe

fondamental et se prononce pour la première branche de l’alternative. Mais le statut

de droit fondamental une fois confirmé, notre auteur décrit la structure de celui-ci

comme se déployant sur trois plans197 : un premier plan à caractère programmatique,

où la dignité humaine constitue la maxime dirigeante198 de « l’Etat de droit au sens

matériel » et pénètre, comme telle, l’ordre juridique dans son ensemble ; sur le

deuxième plan, celui des principes, la dignité humaine oriente un grand nombre de

normes juridiques dans le sens de la valeur personnelle de l’être humain et confère de

la sorte leur « contenu » à toute une série d’autres droits fondamentaux, et constitue

193 Auer/Malinverni/Hottelier, op.cit., p. 143 ss.194 ATF 132 I 49, consid. 5.1, p. 54-55 et déjà, dans des termes presque semblables, ATF 127 I 6, consid. 5b, p. 13-15.195 Idem, p. 144.196 Idem, p. 145.197 « …eine dreistufige Normstruktur ».198 « Leitsatz »-

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la ligne directrice pour leur interprétation ; enfin, en tant que droit individuel, la

dignité humaine protège l’être humain contre tout traitement inhumain ou dégradant et

constitue le noyau dur d’une série de droit fondamentaux en relation avec la

protection de la personnalité et fonctionne en outre comme droit général subsidiaire199

lorsqu’aucun droit fondamental spécifique ne peut être invoqué pour conjurer un

danger menaçant des aspects fondamentaux de la personnalité.

Pour leur part, Müller/Schefer analysent la garantie de la dignité humaine comme

constituant d’une part le « noyau » des autres droits fondamentaux et un fil

conducteur pour leur interprétation ; et d’autre part un droit fondamental de caractère

général et subsidiaire. Enfin la dignité humaine posséderait un aspect programmatique

incidant sur tous les domaines de la législation200.

V.2 Discussion et conclusion

L’enjeu de ce débat est d’importance : il s’agit de rien moins que de la possibilité pour

chacun de saisir le juge constitutionnel pour toute violation de sa dignité.

Or, on ne comprendrait pas qu’un principe, dont tout le monde, ou presque, s’accorde

à dire qu’il constitue le précepte suprême auquel doit satisfaire toute l’activité de

l’Etat, voire la clé de voûte de tout l’ordre juridique, ne puisse bénéficier d’une

protection sans faille par le juge constitutionnel.

Si l’on renonce à ériger la garantie de la dignité humaine en droit fondamental, il faut

donc de toute nécessité que l’individu dispose d’une palette de droits fondamentaux

qui lui permette de saisir ce juge pour toute atteinte à sa dignité. C’est le postulat d’un

système de droits fondamentaux complet assurant une protection sans lacune. C’est

aussi bien ce postulat qu’invoquent les tenants de cette solution. A quoi les partisans

de la solution contraire objectent que rien ne permet d’admettre qu’un tel système soit

et demeure toujours complet et qu’aussi bien la jurisprudence n’a pas hésité à déduire,

dans certains domaines, une protection découlant directement de cette garantie.

199 « Auffanggrundrecht ».200 Jörg Paul Müller / Markus Schefer, Grundrechte in der Schweiz, 4è éd., Berne 2008, p. 1-2.

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Pour nous, la réponse ne saurait faire aucun doute : la garantie de la dignité humaine

constitue indiscutablement un droit constitutionnel à part entière.

L’argument tiré de la portée pratique prétendument limitée de cette garantie doit être

résolument rejeté et ce pour une double raison. D’une part, et comme le souligne fort

justement Dubey, la qualification en question sur le plan dogmatique ne saurait

dépendre de considérations purement empiriques. D’autre part, c’est cette idée même

d’une faible portée pratique qui doit être questionnée. Eventuellement soutenable si

l’on donne du domaine de protection de la dignité humaine « une définition

absolument générale et abstraite…puisque l’état de fait visé n’est autre que le fait

même d’être homme »201, cet argument perd toute justification si l’on admet, comme

nous le proposons et comme nous le verrons encore, et que la dignité humaine est

parfaitement susceptible d’une définition précise, et que, de ce fait même, c’est d’elle

désormais que relève une part importante du domaine de protection jusqu’ici assigné

à la garantie de la liberté personnelle entendue dans son acception la plus large.

L’argument d’Auer/Malinverni/Hottelier selon laquelle la protection de la dignité

humaine n’est pas un droit fondamental parce qu’elle n’est ni une liberté, vu qu’elle

ne protège pas un comportement humain, ni un droit social, ni une garantie de l’Etat

de droit ne saurait convaincre. Il est exact que la garantie de la dignité humaine ne se

réduit à aucune de ces trois catégories ; mais il n’en résulte nullement qu’elle ne serait

pas un droit fondamental ; tout ce que ces auteurs démontrent par là, c’est que leur

classification des droits fondamentaux est incomplète et ne rend pas compte de toutes

leurs dimensions.

Enfin, on n’hésitera pas à trancher par la négative la question de savoir s’il est utile (et

soutenable) de maintenir à la garantie de la dignité humaine, à côté de son statut

désormais reconnu de droit fondamental, celui de principe général régissant toute

l’activité de l’Etat, voire la totalité de l’ordre juridique. On l’a vu : dans leur actuelle

acception, tout droit fondamental relève de l’ordre juridique constitutionnel objectif

qu’il a pour fonction « d’irradier », en même temps qu’il confère à ses titulaires un

droit subjectif invocable en justice.

201 Dubey, ibid. Italiques dans le texte original.

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VI. UN SYSTEME DES DROITS FONDAMENTAUX ?

VI.1 Discussion des diverses positions

C’est l’idée même d’un système des droits fondamentaux que la doctrine remet

parfois en question. C’est ce qu’il nous faut voir tout d’abord.

Déjà sous l’empire de la précédente Constitution, Mastronardi s’était très clairement

prononcé contre l’idée même d’un système des droits fondamentaux. Selon lui, il y

aurait alors risque de fermeture et toute évolution de la matière en serait rendue

impossible.

Plus récemment, Schindler202 a fait valoir que, sous l’empire des précédentes

Constitutions chaque droit fondamental avait sa propre histoire et avait connu une

évolution qui lui était particulière et que la démarche à laquelle le constituant de 1999

s’était livré n’y avait rien changé.

Jörg Paul Müller se prononce lui aussi dans le même sens203.

C’est encore la position récemment réaffirmée par le Tribunal fédéral204. Ce qui ne

l’empêche pas d’affirmer, dans le même arrêt, que l’interprétation des dispositions

constitutionnelles doit tendre à une harmonisation qui protège au mieux les principes

constitutionnels et les droits fondamentaux, et créer une « concordance pratique »205

Aucun de ces arguments ne saurait convaincre.

On peut discuter à perte de vue sur la notion et la portée de la « mise à jour » de 1999.

Mais il n’est pas contestable que le Constituant de 1999 n’a pas hésité parfois à

introduire des éléments qui ne procédaient ni d’un simple « toilettage » du texte

202 Op.cit., p. 62-63.203 Allgemeine Bemerkungen zu den Grundrechten, in Thürer/Aubert/Müller ed., Verfassungsrecht der Schweiz/ Droit constitutionnel suisse, Zurich 200, §39 N6, p. 625. 204 ATF 139 I 16, consid. 4.2.1 p .24 et déjà ATF 137 I 167, consid. 3.7, p. 176.205 « Die Verfassungsinterpretation ist einem möglich schonenden Ausgleich der verschiedenen Verfassungs- und Grundrechtsinteressen verpflichtet ; sie soll praktische Konkordanz schaffen » (italiques dans le texte original).

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précédent, ni ne constituaient la reprise d’une évolution que la jurisprudence lui aurait

fait subir, et que cette manière de faire a trouvé grâce devant le souverain. On en a

chemin faisant déjà vu deux exemples. S’il a inclus la liberté personnelle dans son

catalogue des droits fondamentaux, il n’a, ce faisant, ni repris un droit constitutionnel

qui aurait figuré dans la précédente Constitution, ni repris le dernier état auquel était

parvenue la jurisprudence à propos de ce droit fondamental qu’elle avait elle-même

consacré. Et l’on peut faire une remarque semblable en ce qui concerne la dignité

humaine ; même si, en droit actuel, on l’a vu et on le verra encore, son statut fait

débat, il est constant que, en droit antérieur, le Tribunal fédéral ne l’avait jamais

érigée en droit constitutionnel non écrit.

Quant aux objections de Mastronardi, elles nous paraissent procéder d’une fausse

compréhension de la notion de système. Nous avons entrepris ailleurs206 de montrer

que l’ordre juridique devait être considéré dans son ensemble comme un système

caractérisé par sa fermeture opérationnelle et son ouverture cognitive et qu’il en allait

de même des sous-systèmes dont il est constitué. Et que l’approche systémique que

nous proposons permet justement à l’interprète, tout en maintenant intact son

assujettissement à la règle légale, de résoudre dans le cadre des dispositions existantes

des situations que l’auteur de celles-ci n’avait pu prévoir, parce que procédant

d’évolutions survenues postérieurement.

Il est notoire que l’un des objectifs visés par le Constituant de 1999 était d’améliorer

la systématique de notre Charte fondamentale et rien ne permet de penser qu’il ait

néanmoins entendu exclure l’idée d’un système des droits fondamentaux.

Enfin, nous aurons l’occasion de voir qu’une approche systémique des droits

fondamentaux présente de nombreux avantages.

Nous disons donc que, dans la Constitution de 1999, les dispositions consacrant des

droits fondamentaux doivent être appréhendées comme formant système.

VI.2 La structure du système

206 Meylan, op.cit.

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Il nous faut maintenant définir la structure de ce système.

On l’a dit : ce qui caractérise un système, ce sont les interactions qu’entretiennent les

éléments qui le constituent lesquels demeurent comme tels distincts les uns des autres

- en vue d’une finalité déterminée.

Les éléments : ce sont ici les droits fondamentaux. Y compris la garantie de la dignité

humaine, dès lors que ce statut est considéré comme lui étant acquis.

Quant aux interactions qu’ils entretiennent, elles se déclinent sur trois axes.

A) La dignité humaine et les autres droits fondamentaux

Il est usuel de définir cette interaction soit en termes de degrés différents de

concrétisation - les droits fondamentaux spécifiques sont la concrétisation de la

garantie de la dignité humaine - soit comme un rapport de base à superstructure, ou

encore de faire de celle-là la source de ceux-ci.

Aucune de ces analyses ne nous paraît entièrement pertinente.

Si le bien qui doit être « respecté et protégé » au titre de la garantie de la dignité

humaine c’est la possibilité pour la personne de se construire elle-même en tant que

sujet de sa propre existence au gré de ses choix successifs, la question est de savoir

comment ce bien peut être respecté et protégé.

Poser la question, c’est y répondre : c’est très exactement en cela que consiste la

fonction des autres droits fondamentaux. La garantie de la dignité humaine détermine

donc quels sont les (autres) droits fondamentaux qui sont nécessaires, dans leur

multifonctionnalité même, afin que le bien qui constitue l’objet de cette garantie soit

efficacement respecté et protégé. Inversement, c’est l’état consacré par le droit positif

de ces autres droits fondamentaux qui signe le degré de protection dont jouit la dignité

humaine dans cet ordre juridique particulier.

Il découle de là d’importantes conséquences.

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Se trouve tout d’abord confirmé le rejet de toute idée de faire de la garantie de la

dignité humaine un principe de « droit naturel » et de la dignité humaine une valeur

métajuridique. Tout se passe sur le terrain du droit positif. Ce qui est protégé, on ne le

répétera jamais assez, ce n’est pas une valeur ; c’est une aptitude de fait, inhérente à la

personne humaine, et c’est le droit positif qui érige (ou qui n’érige pas…) cette

aptitude en une valeur (en un bien juridique) devant être protégée.

On aperçoit ensuite qu’il y a égalité de rang entre la garantie de la dignité humaine et

les autres droits fondamentaux. Il y a des éléments autonomes d’un système qui

interagissent sur pied d’égalité, qui se trouvent dans une relation de complémentarité.

Ce caractère autonome a été fortement et justement souligné par la jurisprudence : il

s’agit aussi bien d’une caractéristique nécessaire des éléments de quelque système que

ce soit. Il n’est donc pas exact de dire que les autres droits fondamentaux

« découlent » de la garantie de la dignité humaine.

De la relation de complémentarité que nous venons de décrire, il découle aussi, tout

naturellement, que c’est en fonction du bien protégé par la garantie de la dignité

humaine que doivent être interprétés les autres droits fondamentaux, comme le

proclament à tout à fait juste titre doctrine et jurisprudence, qui trouvent dans notre

analyse un fondement incontestable.

Il n’est donc pas davantage pertinent de voir dans ces autres droits fondamentaux une

« concrétisation » de cette garantie. Le bien protégé par cette garantie se laisse fort

bien, nous l’avons vu, décrire en termes tout à fait concrets. Par où l’on voit que la

garantie de la dignité humaine, bien loin de présenter un plus haut degré d’abstraction

que les autres droits fondamentaux, permet en revanche de mieux en cerner le

« contenu ».

B) Dignité humaine et liberté personnelle

Etant donné la portée très large que la jurisprudence reconnaissait à la garantie de la

liberté personnelle sous l’empire de la précédente Constitution, toute analyse sérieuse

d’un système des droits fondamentaux suppose que soit au préalable définie la

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relation qu’entretient dans le système cette garantie avec celle de la dignité humaine.

Il est tout d’abord certain que le Tribunal fédéral interprète l’article 10 deuxième

alinéa de la présente Constitution comme consacrant une notion de la liberté

personnelle aussi large que celle que consacrait sa jurisprudence antérieure, à cette

réserve près cependant que certains des aspects de celle-ci font désormais l’objet,

comme déjà relevé, de garanties spéciales, ce qui, selon notre Cour suprême, pourrait

poser des problèmes de délimitation éventuellement délicats, s’agissant notamment de

délimiter les champs d’application respectifs de l’article 10 deuxième alinéa et de

l’article 13, lequel consacre la protection de la sphère privée207. C’est ainsi que la

liberté personnelle au sens de la première de ces deux dispositions peut, après comme

avant, être considérée comme la liberté fondamentale ( « das grundlegende

Freiheitsrecht »). Elle constitue donc la norme fondamentale en matière de protection

de la personnalité (« eine Grundgarantie zum Schutz der Persönlichkeit »). Elle

continue d’embrasser toutes les libertés élémentaires dont l'exercice est indispensable

à l'épanouissement de la personne humaine.

Le rapport entre la garantie de l’article 10 deuxième alinéa et celle de l’article 7

demeure en revanche peu clair.

On peut à cet égard distinguer semble-t-il deux tendances.

L’une, qui fait de la garantie de la dignité humaine une composante, parmi d’autres,

de la garantie générale de la liberté personnelle, laquelle trouve ainsi sa consécration

aussi bien à l’article 10 qu’à l’article 7 Cst.208.

L’autre, illustrée par un arrêt plus récent, qui considère la garantie de la dignité

humaine une institution pleinement autonome et en distingue plusieurs aspects. Elle

est d’abord un principe directeur tout à fait général, valable pour toute activité

étatique. En même temps, elle constitue le cœur (« innerster Kern ») et le fondement

(« Grundlage ») des libertés fondamentales, sert à leur interprétation et à leur

concrétisation. Elle constitue aussi un droit constitutionnel subsidiaire, en l’absence

207 ATF 127 I 6, consid. 5a, p. 11-13.208 Dans ce sens : ATF 126 I 112, consid. 3a p. 114.

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de droit plus spécifique (« Auffanggrundrecht »). Enfin, dans certaines constellations

particulières, la dignité humaine peut revêtir un contenu spécifique (« ein

eigenständiger Gehalt »). En tant qu’elle tend à une reconnaissance de l’individu dans

sa valeur propre, dans ce qui fait de lui un être unique et, éventuellement, dans sa

différence, elle entretient des relations avec des droits fondamentaux plus spécifiques

(« Bezüge zu spezielleren Grundrechten »), en particulier avec les droits de la

personnalité constitutionnellement garantis ( « zu den verfassungsrechtlichen

Persönlichkeitsrechten »)209.

On n’aura pas manqué de le relever : ce dernier arrêt traite de la garantie de la dignité

humaine dans des termes étonnamment semblables à ceux qu’utilisait notre Cour

suprême dans son arrêt précité de 1971 s’agissant alors de la garantie de la liberté

personnelle.

Un arrêt plus récent paraît aller dans le même sens, en ce qu’il interprète la garantie

instaurée par l’article 7 comme signifiant « que la dignité humaine doit être à la base

de toute activité étatique et qu’elle constitue le fondement de la liberté personnelle,

qui en est une concrétisation et à l’interprétation de laquelle elle doit servir »210. Mais,

un peu plus loin, notre Cour suprême semble revenir à la première tendance ;

reprenant une formulation figurant dans un arrêt antérieur211 elle expose en effet que

« le droit à liberté personnelle est une garantie large qui inclut toutes les libertés

élémentaires dont l’exercice est nécessaire à l’épanouissement de la personne

humaine et dont devrait disposer tout être humain afin que la dignité humaine ne soit

pas atteinte par le biais de mesures étatiques »212.

On l’a vu : l’actuelle Constitution consacre une disposition particulière au respect de

la sphère privée. L’arrêt précédemment cité qui fait de la dignité humaine le

fondement de la liberté personnelle se prononce également sur le rapport entre

garantie de la sphère privée (ou de la vie privée selon l’article 8 CEDH) et la liberté

personnelle. Du droit au respect de la vie privée, dit le Tribunal fédéral, découle « le

209 ATF 132 I 49, consid. 5.1, p. 54-55 et déjà, dans des termes presque semblables, ATF 127 I 6, consid. 5b, p. 13-15.210 Consid. 4 non publié de l’arrêt ATF 134 I 214.211 ATF 133 I 110, consid. 5.2, p. 119. 212 Meme arrêt, ibid.

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droit à l’autodétermination, notamment du libre choix du mode de vie », et il constitue

« une concrétisation du droit à la liberté personnelle, qui est lui-même une

concrétisation de la garantie de la dignité humaine »213.

De la jurisprudence précitée, on peut déduire qu’il existe deux droits fondamentaux de

caractère général et subsidiaire (« Auffangrechte ») : le droit au respect et à la

protection de la dignité humaine et la liberté personnelle.

On peut tirer ensuite que la seconde est déjà « une concrétisation de la première », et

qu’elle est elle-même concrétisée par les divers droits fondamentaux spécifiques.

On peut tirer enfin que la seconde englobe toutes les libertés élémentaires dont

l'exercice est indispensable à l'épanouissement de la personne humaine et qui ne font

pas l’objet d’un droit fondamental spécifique, alors que le premier doit garantir le

respect et la protection de l’individu dans sa valeur propre, dans ce qui fait de lui un

être unique et, éventuellement, dans sa différence.214

Cette jurisprudence nous paraît tout à fait critiquable.

Elle présente le double inconvénient de ne pas permettre de distinguer clairement le

champ couvert par le droit fondamental au respect et à la protection de la dignité

humaine, d’une part, le domaine d’application de la garantie de la liberté personnelle

d’autre part. Ensuite, et comme le Tribunal fédéral le reconnaît lui-même, consacrer

une définition aussi large de la liberté personnelle pose de délicats problèmes de

délimitation entre la liberté personnelle dans sa généralité et ceux de ses aspects

particuliers faisant l’objet d’une garantie spécifique.

Nous soutenons, pour notre part, qu’il faut partir de cette considération que la

nouvelle Constitution ne garantit expressément que certains aspects, certes

fondamentaux mais néanmoins particuliers, de la liberté personnelle.

D’une part, elle cite comme éléments constitutifs de la liberté personnelle, telle que

213 Même arrêt, ibid.214 Dans le m

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garantie par le deuxième alinéa de l’article 10, l’intégrité physique et psychique et la

liberté de mouvement. On ne peut manquer de relever que, de la sorte, le Constituant

reprend la définition restrictive que, sous l’empire de l’ancienne Constitution, donnait

le Tribunal fédéral de cette liberté, avant qu’il n’en élargisse considérablement le

champ d’application, jusqu’à en faire en quelque sorte la liberté des libertés. Cette

démarche est parfaitement cohérente avec celle consistant, d’autre part, à consacrer

plusieurs autres dispositions consacrées chacune à d’autres aspects particuliers de la

liberté personnelle: droit à la vie, interdiction de la torture et des traitements

inhumains ou dégradants, respect de la sphère privée, protection des données

personnelles.

Nous disons donc que la nouvelle Constitution ne consacre plus une garantie générale

de la liberté personnelle en tant que droit général subsidiaire (Auffangsrecht) ; elle

n’en consacre que des aspects particuliers et, de ce point de vue, la garantie instaurée

par le deuxième alinéa de l’article 10 présente exactement le même degré de

particularité que les autres garanties spécifiques.

On ne manquera pas de nous objecter l’adverbe notamment qui figure dans le texte de

ce deuxième alinéa. Ne faut-il pas en inférer le caractère général et subsidiaire de la

garantie instaurée par ce texte ? A quoi nous répondrons deux choses. Premièrement,

même si elle oblige à négliger l’existence au texte de cet adverbe, notre thèse colle de

beaucoup plus près à la systématique formelle du texte constitutionnel que celle qui

professe vouloir en tenir compte. Ensuite, s’il fallait véritablement interpréter cet

adverbe comme qualifiant comme générale et subsidiaire la garantie instaurée par cet

alinéa, on s’attendrait à ce que ce soient ses aspects les plus saillants qui soient

expressément cités : autonomie, développement personnel ; ce qui n’est précisément

pas le cas ; et resterait irrésolu le problème de la délimitation entre liberté personnelle

et dignité humaine. Nous disons donc que notre thèse serre de beaucoup plus près la

systématique matérielle du texte constitutionnel.

Si la garantie de la liberté personnelle se voit ainsi dépouiller de son caractère général

et subsidiaire, il faut bien que ce rôle soit dévolu à un autre droit fondamental, faute

de quoi une protection sans lacune ne pourrait être garantie. Et cet autre droit

fondamental, ce ne peut être que la garantie de la dignité humaine.

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Le champ d’application de l’une et de l’autre se trouve donc désormais défini, et de la

manière la plus claire.

Et Auer/Malinverni/Hottelier avaient vu parfaitement juste en supposant qu’à l’avenir

la garantie désormais expressément consacrée par la Constitution de la dignité

personnelle pourrait exercer le rôle jusqu’alors dévolu à la liberté personnelle

entendue sous son acception la plus générale.

Il nous faut encore répondre à deux critiques qui pourraient nous être adressées.

On pourrait nous objecter que la place aussi éminente ainsi attribuée à la garantie de la

dignité humaine ne cadre guère avec l’ordre constitutionnel suisse, lequel est

prioritairement fondé sur le principe démocratique215. A quoi il faut répondre que

l’actuelle Constitution classe les droits politiques au nombre des droits

fondamentaux216. Et que ceux-ci, comme nous aurons encore l’occasion de le montrer,

contribuent au même titre que les autres droits fondamentaux à faire en sorte que la

dignité humaine soit respectée et protégée.

On pourrait être par ailleurs tenté de soutenir que tous les (autres) droits

fondamentaux ne sont pas nécessaires à la protection de la dignité humaine et l’on

pourrait être tenté de citer à l’appui la liberté de la science ou celle de l’art. Nous

verrons cependant qu’il n’en est rien.

C) Les diverses facettes de la dignité humaine

Le bien protégé par la garantie de la dignité humains peut se décomposer en divers

thèmes, autour de chacun desquels viennent se grouper un ou plusieurs (autres) droits

fondamentaux chargés d’en assurer, sous cet angle particulier, le respect et la

protection : la vie, comme préalable absolu , la possibilité d’être sujet de sa propre

existence , le développement personnel, la liberté de choisir et l’optimisation des

possibilités de choix , la protection de l’image propre.

215 Dans ce sens p.e.x. Schlauri, op.cit., p.89.216 Art. 34.

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Il faut relever dès maintenant qu’un seul et même droit fondamental peut contribuer à

la protection de plusieurs aspects de la dignité humaine et que plusieurs droits

fondamentaux peuvent être nécessaires à la protection d’un seul et même de ces

aspects.

C’est ce qu’il nous faut voir maintenant. Nous verrons ainsi se dessiner

progressivement le réseau des interactions qu’entretiennent entre eux les différents

constituants du système.

Ce sera l’objet notre seconde partie.

VII. LA PLACE DU SYSTEME DES DROITS FONDAMENTAUX

DANS L’ARCHITECTURE CONSTITUTIONNELLE

VII.1 Un changement de paradigme ?

En consacrant une garantie autonome et englobante de la dignité humaine, le

constituant de 1999 a-t-il bouleversé l’équilibre constitutionnel, s’interrogent Müller/

Schefer217.

Plus précisément, ces deux auteurs opposent deux paradigmes. L’un, qui

correspondrait à une tradition constitutionnelle proprement suisse, qui fait de la

prohibition de l’arbitraire « la mère » de tous les autres droits fondamentaux218 et où la

constitution tire sa légitimité d’un double principe : la démocratie semi-directe et le

fédéralisme. L’autre, selon lequel la légitimité du droit proviendrait davantage de sa

fonction de garant des libertés. Et nos deux auteurs de se demander si le constituant de

1999 n’aurait pas opéré le passage de l’un à l’autre ?

217 Op.cit. p.17-18218 « Das Muttergrundrecht 

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Leur réponse est catégorique : il n’en est rien ! A preuve, selon eux, que les

mécanismes de démocratie semi-directe sont demeurés inchangés et qu’il n’a pas été

introduit un contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois fédérales, ce qui

serait pourtant la conséquence la plus importante découlant de ce second paradigme.

Dans un registre quelque peu différent, Auer/Malinverni/Hottelier émettent, sur les

rapports entre « les libertés » et « le droit ordinaire »219, des considérations qui

semblent faire écho aux thèses de Müller/Schefer.

Ainsi, « le droit ordinaire » ne ferait pas « qu’ouvrir des espaces dans lesquels les

volontés et les libertés sont susceptibles de s’épanouir » ; bien plus, « il les structure

en fonction d’objectifs précis, les délimite et sanctionne les ruptures volontaires ou

accidentelles de l’équilibre ainsi créé ». « Le droit ordinaire » ferait « bien davantage

que concrétiser les libertés ; il leur donne vie »220. « Les libertés ne se concrétisent

qu’à travers les actes étatiques qui leur opposent des limites ».

Ces thèses doivent être résolument combattues.

Il est tout d’abord singulièrement réducteur de faire de la prohibition de l’arbitraire

« la mère » des droits fondamentaux sous l’empire de la Constitution de 1974. C’est

ignorer délibérément et l’existence dans cette constitution de certains droits

fondamentaux, et, bien plus encore, la contribution en cette matière de la

jurisprudence de notre Haute Cour : nous l’avons vue, aussi bien, non seulement

développer successivement une série de « droits constitutionnels non écrits », et tout

particulièrement de la liberté personnelle dans sa version élargie, mais en outre

amorcer, ce faisant, un embryon de démarche systémique. Il faut donc bien

reconnaître que le constituant de 1999 n’a fait, ici, que poursuivre, en l’amplifiant, en

innovant parfois, la démarche engagée en droit antérieur. Le fait que la protection et le

respect de la dignité humaine fasse désormais l’objet d’une garantie expresse ne

change strictement rien à cette conclusion : on se rappelle que, déclarant son

« attachement à un système de valeurs qui se donne pour tâche de protéger la dignité

humaine », le Tribunal fédéral avait placé sous protection jusfondamentale, au titre de

219 Op.cit.p.73-75220 En italique dans le texte original

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la liberté personnelle, « toutes les libertés qui constituent des aspects essentiels du

développement personnel » .

Ce qui revient à dire qu’il est erroné ne serait-ce que d’envisager un changement de

paradigme. En réalité, notre ordre constitutionnel n’a jamais cessé de reposer sur trois

piliers : la démocratie directe, le fédéralisme et les droits fondamentaux.

A ne faire reposer la légitimité de notre ordre constitutionnel que sur la démocratie

semi-directe et le fédéralisme, on rabaisse les droits fondamentaux à de simples

déclarations programmatiques, et l’on retombe alors sur les thèses défendues par

Auer/Malinverni/Hottelier. C’est alors en effet bien le droit ordinaire qui « donne

vie » aux libertés fondamentales.

Mais c’est renverser l’ordre des choses ! Ce n’est pas par hasard que le constituant a,

nouvellement, consacré un chapitre aux droits fondamentaux et qu’il les a clairement

distingués des buts sociaux. Ce n’est pas par hasard non plus qu’il a soumis les

restrictions des droits fondamentaux à des conditions précises et, plus encore, qu’il a

déclaré leur « essence » inviolable. Il ne saurait ainsi être sérieusement contesté que

le droit ordinaire doit se conformer aux dispositions constitutionnelles instaurant les

droits fondamentaux.

VII.2 Droits fondamentaux et contrôle de constitutionnalité

Ce qui est vrai, en revanche, c’est que le constituant a, par ailleurs, profondément

affaibli la protection dont jouissent les droits fondamentaux en limitant, comme en

droit antérieur, le contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois aux seules lois

cantonales.

Selon l’article 190221 de la Constitution, en effet, le Tribunal fédéral et les autres

autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international.

L’interprétation que notre Cour suprême donne de cette disposition a varié. Il n’est

certes pas discutable que cette disposition interdit au Tribunal fédéral et aux autres 221 Avant l’entrée en vigueur de la révisiion de 2000, il s’agissait de l’art. 191.

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autorités de refuser de faire application d’une loi fédérale qui s’avérerait contraire à la

Constitution. Mais, pendant longtemps, les juges de Mon Repos en ont déduit, en

outre, une interdiction d’examiner la constitutionnalité des lois fédérales222. Plus

récemment, cette seconde restriction a été abandonnée ; désormais, le Tribunal fédéral

se reconnaît le pouvoir d’examiner la constitutionnalité des lois fédérales ; mais il

reste tenu d’appliquer une disposition d’une loi fédérale dont il aurait constaté

l’inconstitutionnalité223 ; tout ce qu’il peut faire, en pareil cas, c’est inviter le

législateur à modifier la disposition incriminée ; encore ne procède-t-il à l’examen de

constitutionnalité que s’il existe des raisons suffisantes de le faire224.

S’agissant de la conformité des lois fédérales aux droits fondamentaux, le juge se

trouve donc devoir obéir à deux injonctions contradictoires : contribuer à la réalisation

de ceux-ci dans l’ensemble de l’ordre juridique (art. 35 ch.2 Cst.) d’une part ; faire

application d’une disposition dont il aurait préalablement reconnu la non-conformité

à un droit fondamental constitutionnellement garanti, d’autre part (art. 190 Cst.)…

Tout ce qu’il lui est permis de faire, c’est d’interpeller le législateur. On avouera que,

dans cette mesure, la portée de sa « contribution » est singulièrement restreinte. Du

moins faudrait-il exiger qu’il soit toujours procédé à un examen de constitutionnalité

lorsque se trouve contestée la conformité d’une loi fédérale à un droit fondamental.

Les conséquences de cette situation clairement insatisfaisante se trouvent, il est vrai,

quelque peu atténuées par le fait que nombre de droits fondamentaux garantis par la

Constitution fédérale se recoupent avec ceux qui figurent dans la Convention

européenne des Droits de l’Homme. Tenu d’appliquer aussi le droit international, le

Tribunal fédéral juge, avec pleine raison, que ce droit l’emportant en principe sur le

droit interne, surtout, mais pas uniquement, lorsque la norme internationale a pour

objet la protection des droits de l’homme, une disposition légale de droit interne qui

lui serait reconnue contraire, fût-elle de niveau fédéral, doit rester sans application225.

VII.3 Autres dispositions en relation avec la dignité humaine ou d’autres

222 Cf. encore ATF 131 II 562, consid. 3.2, p. 566.223 ATF 136 II 120, consid. 3.5.3 p. 131224 Cf. ATF 136 I 49, consid. 3.1 p.55 ; en dernier lieu ATF 137 I 128, consid. 4.3.1 p. 132225 ATF 136 II 241, consid. 16.1, p.255.

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droits fondamentaux

La Constitution fédérale, on l’a vu, consacre aux droits fondamentaux le premier

chapitre de son titre deuxième226. Mais elle contient d’autres dispositions qui

intéressent directement cette matière.

Certaines de ces dispositions font une allusion expresse à la dignité humaine.

D’autres affectent, mais sans le dire expressément, certains droits fondamentaux

figurant dans l’énumération qu’en donne le premier chapitre du titre deuxième.

A) Dignité humaine et biomédecine

C’est ainsi par exemple que, dans le domaine de la biomédecine trois dispositions

confèrent à la Confédération un mandat de légiférer en veillant à assurer la

protection de la dignité humaine, de la personnalité ou encore de la santé. Il en va

ainsi des articles 118b consacré à la recherche sur l’être humain227, de l’article 119 qui

traite de la procréation médicalement assistée et du génie génétique dans le domaine

humain et de l’article 119a, qui a pour objet la médecine de la transplantation et le

trafic d’organes228

Mis à part l’article 119, qui figurait déjà dans le texte d’origine, ces dispositions

présentent toutes un premier point commun : elles ont toutes pour origine une

initiative populaire229. Second point commun : elles figurent toutes dans le troisième

titre de la Constitution, intitulé « Confédération, cantons et communes », plus

précisément dans son chapitre deuxième, qui définit, domaine par domaine, le partage

des compétences, notamment législatives, entre Confédération et cantons.

Ces dispositions posent, sous des formes différentes selon ce dont il s’agit, la question

de leur articulation avec le système des droits fondamentaux et, en particulier, la

226 Art. 7 à 36.227 Adopté le 7 mars 2010.228 Adopté le 7 février 1999. On rappelle que la Constitution elle-même a été adoptée le 18 avril 1999 et est entrée en vigueur le 1er janvier 2000.229 Art. 139 Cst.

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garantie de la protection et du respect de la dignité humaine. Et, comme on le verra,

l’examen de ces questions conduit nécessairement à des interrogations fondamentales

sur l’architecture constitutionnelle. C’est pour cette raison qu’elles ont place dans

notre première partie.

Il peut au premier abord paraître surprenant qu’un mandat législatif conféré au

législateur fédéral par une disposition constitutionnelle comporte l’injonction de

respecter la dignité humaine, la personnalité, la famille ou la santé . Le législateur

n’est-il pas tenu, en vertu de la hiérarchie des normes, de respecter la Constitution, et

en particulier les droits fondamentaux qu’elle garantit, dans chacune de ses activités –

même s’il n’existe en l’état aucune autorité judiciaire habilitée à revoir la

constitutionnalité des lois fédérales ? Une telle injonction apparaît donc d’emblée

comme superfétatoire.

Pourquoi a-t-on jugé cependant nécessaire de la prévoir dans certains domaines bien

particuliers ?

Une constatation s’impose d’emblée : les dispositions en question traitent toutes de la

biomédecine. Et l’on pourrait être tenté de penser qu’il s’agit d’un domaine où les

récentes et prodigieuses avancées de la science et des biotechniques créent des risques

inédits et que leurs applications pourraient déboucher sur des dérives où se trouverait

bafouée la dignité humaine. D`où la nécessité d’y insister particulièrement, fût-ce de

manière purement superfétatoire.

Ce n’est certainement pas faux. Mais il se pourrait que de telles clauses dissimulent

une tout autre arrière-pensée : celle d’imposer au législateur fédéral dans ses activités

portant sur ces domaines une certaine conception de la dignité humaine, différente,

plus restrictive voire carrément contraire à celle que consacre le système des droits

fondamentaux.

Le fait que deux de ces dispositions, les articles 118b et 119 contiennent en outre un

catalogue exemplatif des principes que doit respecter le législateur lorsqu’il intervient

dans ces domaines pourrait constituer un indice confortant cette hypothèse ; comme

aussi le fait que deux d’entre elles, les articles 118b et 119a ont pour origine des

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initiatives populaires émanant de milieux qu’il n’est pas exagéré de considérer comme

conservateurs. Il s’impose donc d’explorer cette thèse plus avant.

Nous aurons à examiner en détail dans notre partie spéciale la compatibilité de ces

principes avec la garantie du respect de la protection de la dignité humaine telle que

consacrée par le système des droits fondamentaux. Nous verrons alors que,

contrairement à la vision pluraliste qui imprègne tout notre système des droits

fondamentaux, tel que consacré par le premier chapitre du titre deuxième de notre

Charte fondamentale, certains de ces principes s’inspirent d’une conception normative

de la dignité humaine.

Il faut ici dire un mot de la thèse développée à ce propos par Dubey230. Selon lui, il y

aurait « dualité de la notion et de la protection de la dignité humaine ». Dans l’actuelle

Constitution, la dignité humaine serait mentionnée « à la fois en tant qu’intérêt privé

et qu’intérêt public » ; l’intérêt privé relèverait de l’article 7 Cst. ; l’intérêt public, lui,

trouverait son expression précisément aux articles 118b, 119, 119a Cst. On aurait

donc une double fonction de cette garantie constitutionnelle : en tant qu’intérêt privé,

elle constituerait la base de l’autonomie individuelle ; en tant qu’intérêt public, elle

aurait « une portée prohibitrice », tendant à éviter « qu’aucune personne humaine ne

subisse de traitement ou n’adopte de comportement non conforme à son statut

d’humain ».

On aura remarqué que, de la sorte, Dubey rejoint notre analyse selon quoi la notion de

dignité humaine consacrée par les quatre dispositions constitutionnelles diffère de

celle que consacre l’article 7 Cst. Mais il le fait pour des raisons que nous ne saurions

partager : cette « portée prohibitrice » renvoie nécessairement à une conception

normative de la dignité humaine et nous avons déjà exposé pourquoi une telle

conception devait être catégoriquement rejetée.

B) Empiètement sur d’autres droits fondamentaux

Comme dispositions qui affectent sans le dire expressément des droits fondamentaux

figurant dans l’énumération qu’en donne le premier chapitre du titre deuxième, il faut

230 Op.cit., II 15 n. 1145-1164, pp. 12-17.

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citer l’article 72, deuxième alinéa, qui interdit la construction de minarets231, l’article

121, troisième alinéa, qui impose le renvoi en toutes circonstances des étrangers ayant

commis des infractions graves ou perçu abusivement des prestations des assurances

sociales232 et l’article 123a qui impose l’internement à vie des délinquants sexuels ou

violents qualifiés d’extrêmement dangereux et de non amendables par les expertises

établis lors du jugement, de nouvelles expertises ne pouvant être effectuées que si des

nouvelles connaissances scientifiques permettent d’établir que le délinquant peut être

amendé et ne présente plus de danger pour la collectivité233

L’interdiction de construire des minarets heurte de plein fouet la garantie de la liberté

de conscience et de croyance garantie par l’article 15 de la Constitution, comme aussi

la prohibition de toute discrimination à raison de la religion234.

La liberté de religion constitutionnellement garantie comporte notamment celle de

pratiquer, individuellement ou collectivement, le culte correspondant à chaque

religion ; ce qui implique évidemment et la possibilité de disposer d’un lieu de culte,

et celle d’insérer ce lieu dans l’espace public : tant il est vrai qu’il n’existe, dans une

société démocratique, aucune nécessité quelconque de contraindre, ni, partant aucun

intérêt public pertinent à contraindre les adhérents à une religion déterminée de

pratiquer leur culte de manière clandestine, notamment pas, et il faudra y revenir, le

principe de laïcité ou de neutralité confessionnelle de l’Etat ; et que si une telle

contrainte, imposée de manière générale, viole ainsi l’essence de la liberté

religieuse235, il ne peut, par identité de motifs, qu’en aller de même lorsqu’elle est

imposée à une religion déterminée, en l’occurrence l’islam ; sans oublier que, dans ce

dernier cas, il y a en outre violation de l’essence de l’interdiction de discriminer en

fonction de la religion.

Les dispositions relatives aux criminels dangereux entrent en conflit avec la liberté de

231 Adopté le 29 novembre 2009.232 Adopté le 28 novembre 2010233 Adopté le 8 février 2004234 Art. 8 al. 2 Cst. De même : Dubey, op.cit., II 22 n. 2016 p. 248, qui parle d’une « regrettable » (!) disposition constititionnelle.235 Contra : Dubey, pour qui seule la liberté religieuse intérieure forme le noyau intangible de la liberté de conscience et de croyance : op.cit. II 22 n. 2026 p. 249. Pour les motifs exposés au texte, nous ne saurions partager cette opinion.

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mouvement236 et elles violent son essence même, et, plus profondément on l’a dit,

l’essence de la dignité humaine, puisqu’aussi bien elles ont pour effet d’anéantir l’une

et l’autre définitivement, et sans espoir de retour. Il s’impose au contraire que de

nouvelles expertises puissent être demandées lorsqu’il existe suffisamment d’indices

que la dangerosité de l’intéressé a depuis lors décru dans une mesure qui ne justifierait

plus l’internement à vie ou que des faits nouveaux jettent des doutes sérieux quant à la

pertinence des premières expertises. Il se manifeste d’ailleurs de plus en plus que cette

disposition se révèle dans une large mesure impraticable, les experts se montrant, au

minimum, extrêmement réticents à formuler un diagnostic d’incurablité. Le Tribunal

fédéral a annulé tout récemment la condamnation à l’internement à vie que les

Tribunaux vaudois avaient prononcée contre l’assassin d’une jeune femme : il a

considéré que les juges vaudois avaient versé dans l’arbitraire en retenant que le

second expert concluait lui aussi à la dangerosité irrémédiable de ce récidiviste237. Ce

qui a fait dire au Procureur général vaudois : « L’extrême difficulté à faire prononcer

un intrnement à vie était connue. Elle est confirmée »238

Le renvoi automatique d’étrangers délinquants peut, en raison même de cette

automaticité, porter une atteinte disproportionnée - et donc contraire dans cette

mesure à l’article 36 troisième alinéa Cst. - à plusieurs garanties constitutionnelles

comme, là encore, la liberté de mouvement ou le respect de la vie de famille, pour ne

citer que ces deux exemples. Le principe de proportionnalité impose au contraire que

chaque cas soit examiné pour lui-même.

Il est clair que de telles situations inacceptables appellent des solutions.

C) Quelle validité pour des initiatives ponctuelles qui affectent un ou plusieurs droits

fondamentaux ?

1. Du « droit constitutionnel anticonstitutionnel » ?

Il faut se demander tout d’abord si l’inviolabilité de l’essence des droits

236 Art. 10 al. 2.237 Arrêt 6B_35/2017, du 26 février 2018. Cf. un compte-rendu de cet arrêt par Fati Mansour, Internement à vie, sanction quasi impossible, in Le Temps du 8 mars 2018, p.6.238 Cité ibid.

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fondamentaux, respectivement les conditions auxquelles est subordonnée une

restriction de ceux-ci, lient le constituant lui-même. Avec cette conséquence que

certaines dispositions, bien que formellement insérées dans le texte constitutionnel,

devraient être taxées… d’inconstitutionnelles…

Une telle solution est parfois consacrée par le droit positif étranger.

C’est ainsi que la notion de « dispositions de droit constitutionnel

inconstitutionnelles » (« Verfassungswidrige Verfassungsvorschriften ») est

parfaitement reçue en doctrine et en jurisprudence allemandes. Il est certes vrai

qu’une disposition expresse de la Loi fondamentale de la République fédérale

d’Allemagne239 limite expressément la possibilité du constituant d’altérer par voie de

révision certaines dispositions constitutionnelles existantes.

Plus précisément, la Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne proscrit

toute modification de son article premier240. Cet article premier, on s’en souvient peut-

être, proclame « intangible »241 la dignité humaine et qu’il est du devoir de tout

pouvoir étatique de la respecter et de la protéger : il poursuit par cette affirmation que

le peuple allemand se reconnaît en conséquence242 en des droits humains inviolables et

inaliénables comme fondement de toute communauté humaine, de la paix et de

l’équité dans le monde ; il proclame enfin que « les droits fondamentaux ci-après »243

constituent pour les activités législative, exécutive et juridictionnelle du droit

immédiatement applicable.

La conséquence en est que, lorsqu’il procède à une modification de la Constitution, le

législateur constitutionnel est lui-même lié par les principes énoncés à l’article

premier. Et que, partant, comme le relève Epping en une formule frappante, la

possibilité existe que soit instauré du « droit constitutionnel anticonstitutionnel »244 !

239 Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland,vom 23. Mai 1949, cité ci-après GG.240 Art. 79 GG. Cette même disposition proscrit également toute modification de l’art. 20 GG qui proclame que la RFA est un Etat fédératif, démocratique et social.241 « unantastbar »242 « …bekennt sich darum… »243 « Die nachfolgende Grundrechte… » Il s’agit des droits fondamentaux énumérés aux articles 2 à 17 GG.244 Op.cit., Rn 595.

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En voici un exemple récent245. Dans cette affaire, le Tribunal constitutionnel fédéral

allemand avait à connaître de la constitutionnalité d’une loi instaurant à certaines

conditions la possibilité de procéder à la surveillance d’habitations. Cette loi se

fondait elle-même sur une disposition introduite dans la Loi fondamentale par voie de

modification constitutionnelle246. Avant d’examiner si la loi était elle-même conforme

à la Constitution, le Tribunal a recherché si la modification constitutionnelle en

question était elle-même compatible avec l’article premier GG et, en particulier, avec

la dignité humaine. Et il a tranché la question par la négative, dans la mesure où la loi

incriminée autorisait de façon tout à fait générale une telle surveillance et mettait ainsi

en échec un aspect fondamental de la dignité humaine : le droit au respect de la sphère

privée.

2. Limites à la validité des initiatives populaires : l’article 139 troisième alinéa Cst.

En droit suisse, il n’existe certes pas de disposition constitutionnelle interdisant au

législateur constitutionnel de modifier certaines dispositions constitutionnelles.

Les auteurs d’initiatives populaires qui sont à l’origine des dispositions

constitutionnelles que nous critiquons ne manquent d’ailleurs jamais de le claironner

en toute occasion : le « peuple » a toujours raison, c’est toujours à lui que doit

appartenir le dernier mot.

Et cette vue trouve appui dans l’article 139 de la Constitution, qui permet à 100 000

citoyens ayant droit de vote de proposer une révision partielle de la Constitution, cette

initiative pouvant revêtir soit la forme d’une proposition conçue en termes généraux,

soit celle d’un projet entièrement rédigé247.

En vertu même de la Constitution, le droit d’initiative populaire comporte cependant

certaines limites248 : selon son article 139, troisième alinéa, une initiative populaire

doit respecter le principe de l’unité de la forme, celui de l’unité de la matière ainsi que

les règles impératives du droit international à peine d’être déclarée nulle par les

Chambres fédérales249. Dans ce cas, l’initiative n’est pas soumise au vote du peuple et 245 BVerfG arrêt du 3 mars 2014 (1BvR 28/8/98, BvR 1064/99)246 Il s’agit du troisième alinéa nouveau de l’art. 13 GG.247 Al. 1 et 2.

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des cantons.

a) Les dispositions impératives du droit international

La Convention de Vienne sur le droit des traités250, à son article 53, définit en ces

termes la notion la notion de règle impérative de droit international : «  une norme

acceptée et reconnue par la communauté internationale des Etats dans son ensemble

en tant que « norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être

modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même

caractère ».

Il semble assez généralement admis que ressortissent à cette catégorie les droits

fondamentaux auxquels, selon les instruments internationaux qui les consacrent, il ne

peut être dérogé, même en cas d’état de nécessité. S’agissant par exemple de la

Convention européenne des droits de l’homme251, il ne peut en aucun cas être dérogé à

l’article 2 (droit à la vie ; sauf pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre),

à l’article 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants)252, à

l’article 4, premier alinéa (interdiction de l’esclavage ou de la servitude) et à l’article

7 (« pas de peine sans loi ») ; avec, dans ce dernier cas, une exception, en ce sens que

pourra être jugée et condamnée une personne coupable d’une action ou d’une

omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes

généraux de droit reconnus par les nations civilisées ; ce qui renvoie aux crimes

contre l’humanité au sens le plus large. 253

Mais, au-delà de ce consensus très limité, la notion même de ius cogens ou de

dispositions impératives du droit international apparaît à la fois trop vague et trop

controversée pour qu’il soit possible d’en tirer des conclusions suffisamment

assurées254. Ce qui restreint d’autant la portée de la première des trois limitations

250 Convention de Vienne sur le droit des traités. Conclue le 23 mai 1969, entrée en vigueur pour la Suisse le 6 juin 1999, RS 0.111, citée ci-après : la Convention de Vienne.251 Art. 15 al. 2.252 Cf. à ce propos p.ex. ATF 108 Ib 408 consid. 8a, p. 411.253 Cf. à ce propos Biaggini, op.cit., Art. 139, n. 9-13, pp. 1100-110, avec un exposé très complet de la pratique des Chambres fédérales et de nombreuses références de doctrine et de jurisprudence. 254 Selon l’interprétation courante, il faut entendre par là le seul jus cogens. Dans un sens un peu différent : Martin Kayser, Grundrechte als Schranke der schweizerischen Verfassungsgebung, thèse, Zürich, 2001 ; selon cet auteur, la notion de « règles impératives du droit international » pourrait faire l’objet d’une interprétation plus large que celle de ius cogens telle qu’elle est consacrée par la

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instaurées par l’article 139 Cst. Il ne paraît pas davantage expédient de postuler

l’existence, dans cette disposition, d’une notion autonome, propre au droit

constitutionnel interne, des « règles impératives du droit international »,

éventuellement plus embrassante que celle consacrée par la Convention de Vienne.

Cette première limitation ne résout donc notre problème que très partiellement.

b) Le principe de l’unité de la forme et de la matière.

Une initiative populaire doit d’autre part être déclarée nulle si elle ne s’en tient pas à

l’un des deux types autorisés : initiative formulée en termes généraux ou initiative

rédigée de toutes pièces, mais constitue un mélange de l’une et de l’autre : c’est le

principe de l’unité de la forme.

Elle doit aussi être déclarée nulle s’il n’existe pas un rapport de cohérence entre ses

divers éléments : c’est le principe de l’unité de la matière.

Mais l’analyse de la pratique suivie par les Chambres fédérales montre que cette

double limitation n’est appliquée que de manière extrêmement lâche255.

3. Quelles solutions ?

Nous nous trouvons donc confrontés à un double problème. D’une part, les limitations

posées par l’article 139 Cst. ne suffisent probablement pas à empêcher que ne soient

introduites dans notre charte fondamentale. D’autre part le laxisme manifesté par le

Parlement fait que des initiatives qui auraient dû être invalidées en application de cet

article 139 ne l’ont pas été, et la question se pose alors de l’applicabilité ultérieure des

dispositions constitutionnelle introduites à la faveur de telles initiatives.

Convention de Vienne sur le droit des traités : p. 193. Cf. également Thomas Cottier/Maya Hertig, Das Völkerrecht in der neuen Bundesverfassung : Stellung und Auswirkungen, in Ulrich Zimmerli éd., Die neue Bundesverfassung, Konsequenzen für Praxis und Wissenschaft. Berner Tage für die juristische Praxis 1999, Berne, 2000, pp. 1 sv., pp. 18-22. Pascal Arnold, Ius cogens als materielle Schranke der Verfassungsrevision, in Thomas Fleiner, Peter Forster, Alexandre Misic, Urs Thalmann éd., BV – CF 2000, Die neue schweizerische Bundesverfassung, Föderalismus, Grundrechte, Wirtschaftsrecht und Staatsstruktur / La nouvelle Constitution suisse, Fédéralisme, droits fondamentaux, droit économique et structure de l’Etat, Bâle-Genève-Munich 2000, pp. 53 sv., 58 sv. 255 Cf. surtout Kayser, op.cit., passim ; Biaggini, loc.cit note. 2178 ci-dessus.

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Ces situations ne sont manifestement pas acceptables256 et des solutions doivent être

trouvées ; mais sans sacrifier si peut que ce soit à une forme quelconque de

jusnaturalisme, en restant, dit autrement, dans le cadre d’un strict positivisme

juridique, seule voie praticable à nos yeux, nous l’avons dit ailleurs257.

Cette question fait l’objet de larges débats258.

Le Professeur Auer soutient, par exemple, que « le problème des initiatives populaires

qui portent atteinte aux droits fondamentaux peut être résolu selon le droit en

vigueur » ; selon lui, le peuple a parfaitement le droit de voter oui « à des initiatives

qui égratignent les droits fondamentaux », mais le juge a le droit et même le devoir de

ne pas les appliquer lorsqu’il arrive à la conclusion que ces droits sont violés. Du

moins, si l’on comprend bien, ceux de ces droits qui sont garantis (seulement ou

aussi) par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des

libertés fondamentales ; tout se passerait donc comme en matière de législation

ordinaire sur le plan fédéral : le juge interne ne peut en revoir la conformité à la

Constitution fédérale, mais bien sa conformité à la CEDH ; le droit international

l’emporterait donc aussi sur une disposition constitutionnelle interne qui lui serait

contraire. Par exemple, si une communauté musulmane se voyait refuser, en

application de l’article 72 al. 3 Cst., le permis de bâtir un nouveau minaret, cette

décision cantonale pourrait être victorieusement contestée pour violation de l’article 9

de cette Convention, mais non pour violation de l’article 15 Cst…, pour autant

évidemment que cet article 9 soit interprété par la Cour de Strasbourg en ce sens qu’il

protège aussi, au titre de la liberté de croyance et de conscience, celle d’ériger dans

l’espace public un lieu de culte conforme en tous points aux exigences de la religion

concernée, et apparaissant comme tel dans cet espace.259

256 Cf. p.ex. François Cherix, Avec ses initiatives, la Suisse aime-t-elle la roulette russe ? in Le Temps du 24 mars 2016, p. 11.257 Meylan, op.cit., pp. 87-88. 258 Cf. par exemple le débat « Faut-il limiter le droit d’initiative ? » in Le Temps du 5 mars 2016, p. 5 : Andreas Auer, Le dernier mot aux juges ; Tibère Adler, Réformer l’indispensable trublion.259 Apparemment dans le même sens : Kiener/Kälin, Grundrechte, p. 317 ; mais ces auteurs semblent penser qu’une telle interdiction pourrait trouver grâce aux yeux de la CrEDH, pourvu cependant qu’elle frappe également toutes les religions. Pour Dubey, op.cit. II, p. 248 n. 2016, «la construction de minarets entre sans doute dans le domaine de protection de la liberté religieuse », elle ne génère « assurément » ni troubles de l’ordre public et « le seul fait pour une minorité religieuse de se rendre visible dans le territoire n’est pas un trouble à l’ordre public » ; enfin, le fait que l’interdiction ne concerne que la visibilité d’une seule religion constitue « une entorse à l’interdiction de la discrimination de l’art. 8 al. 2 Cst. ».

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Une objection nous paraît s’imposer. La question n’est en effet pas de savoir si les

citoyens ont « le droit de voter oui » à une initiative populaire qui leur est soumise

conformément aux dispositions constitutionnelles et légales régissant cette matière. La

question, pour nous, surgit en amont : il s’agit de décider quel contrôle peut et doit

être exercé sur la constitutionnalité ou la conventionnalité d’initiatives préalablement

à leur soumission au double vote du peuple et des cantons. On retombe donc sur la

problématique qui fait l’objet de l’article 139 Cst.

Pour notre part, nous nous rallions à la thèse de Kayser, selon quoi une initiative

populaire, si elle peut restreindre un droit fondamental aux mêmes conditions que le

législateur peut le faire à teneur de l’article 36 Cst., ne saurait violer l’essence de tous

les (autres) droits fondamentaux constitutionnellement garantis260.

Et nous fondons, pour notre part, cette solution sur un double argument : le premier

d’ordre systémique et le second tiré de la garantie constitutionnelle en matière de

droits politiques.

En instituant le droit au respect et à la protection de la dignité humaine en droit

fondamental, en consacrant simultanément un véritable système des droits

fondamentaux dont fait partie ce droit fondamental et en le faisant de la manière qu’il

l’a fait, le constituant de 1999 a mis en place un ordre constitutionnel caractérisé, on

l’a dit et l’on aura encore l’occasion de le voir, par un haut degré d’ouverture et de

pluralisme. Cette double option ne lui a pas été dictée par on ne sait quel droit naturel

qui se serait imposé à lui. S’il a créé l’ordre constitutionnel tel que nous le

connaissons, c’est parce qu’il en a ainsi décidé selon les formes et les procédures

consacrées à cet effet par le droit positif ; et il n’a ce faisant que donné force juridique

à une certains conception de la société, parce qu’il l’estimait convenir à notre réalité

sociétale.

En introduisant par voie d’initiative populaire une nouvelle disposition

constitutionnelle qui viole l’essence d’un des droits fondamentaux garantis par la

Constitution, on introduit dans ce système un élément « étranger » qui en perturbe la 260 Op. cit., pp. 253-254.

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cohérence et le fonctionnement, et dénature l’ordre constitutionnel ainsi instauré, tant

il est vrai que chacune des composantes du système, chacun des droits fondamentaux

constitutionnellement garantis, concourt, par l’action qu’il déploie en conjugaison

avec tous les autres, à constituer cet ordre constitutionnel ; et que l’introduction dans

la constitution d’une disposition qui viole l’essence de l’un des droits fondamentaux

consacrés par elle viole, du même coup, l’essence de l’ordre constitutionnel dont elle

est porteuse.

Assurément : en positivisme juridique comme dans la réalité des faits, aucun ordre

constitutionnel n’est immuable ni instauré pour l’éternité. C’est bien pourquoi notre

Charte fondamentale prévoit une procédure de révision totale261. Il en résulte par a

contrario que toute introduction dans la Constitution d’une disposition qui viole

l’essence d’un des droits fondamentaux qu’elle consacre et, partant, remet en question

l’essence de l’ordre constitutionnel qu’elle a instauré, doit être déclarée nulle et

soustraite au vote du peuple et des cantons.

Si l’on admet, avec nous, que l’interdiction de construire des minarets viole l’essence

de la liberté religieuse des adeptes de l’islam, en tant qu’elle les empêche de pratiquer

leur culte publiquement, au su et au vu de tous, conformément aux exigences de leur

religion, l’initiative qui tendait à l’introduire dans la Constitution aurait donc dû être

déclaré nulle pour cette raison déjà.

Mais une telle initiative violerait – et celle portant interdiction de construire des

minarets violait – aussi la garantie constitutionnelle des droits politiques. Cette

matière fait l’objet de l’article 34 Cst. Aux termes du second alinéa de cette

disposition, « la garantie des droits politiques protège la libre formation de l’opinion

des citoyens et des citoyennes et l’expression fidèle et sûre de leur volonté ».

Il découle de là une triple conséquence. Premièrement, il faut que les suffrages

puissent s’exprimer en toute connaissance de cause. Il faut ensuite que soit assurée la

possibilité d’interpréter sans ambiguïté la volonté populaire telle qu’elle s’est

exprimée dans les urnes. Enfin, et l’on retrouve là le principe de l’unité de la matière

261 Art. 193 Cst. On notera que, selon le quatrième alinéa de cette disposition, même en cas de révision totale, les règles impératives de droit international ne doivent pas être violées…

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au sens étroit, il s’agit d’éviter que le citoyen ne se trouve en situation de devoir

accepter ou refuser en bloc une proposition qui comporte deux parties non

indissolublement liées, lorsqu’il approuve l’une mais rejette l’autre. Il y va de la

possibilité d’exercer son droit de vote dans toute sa plénitude, sans se trouver

confronté à une « carte forcée ».

Ce que, de ce point de vue, il faut résolument condamner dans les initiatives que nous

critiquons, c’est que les dispositions constitutionnelles qu’elles promeuvent sont

introduites en quelque sorte subrepticement dans le texte constitutionnel.

L’interdiction de construire des minarets, pour s’en tenir toujours à cet exemple, a

ainsi pris place… dans le titre de la Constitution consacré aux rapports entre la

Confédération et les cantons et, plus précisément, dans son chapitre deuxième,

consacré à la répartition des compétences entre ceux-ci et celle-là, dans la troisième

section de ce chapitre consacré à la répartition des compétences en matière de

formation, de recherche et de culture, et dans un article 72 intitulé Eglise et Etat, qui,

pour l’essentiel, consacre la compétence des cantons pour réglementer les relations

entre l’Eglise et l’Etat. Le contenu explicite de l’alinéa de cet article qui proclame

cette interdiction se limite dès lors à cette triple proposition : la réglementation

concernant la construction de nouveaux minarets relève de la réglementation des

rapports entre l’Eglise et l’Etat, elle est, en dérogation au premier alinéa, de la

compétence de la Confédération, et celle-ci résout la question dans le sens de

l’interdiction d’en construire. Mais aucune allusion n’est faite explicitement au fait

que cette interdiction affecte non seulement la répartition des compétences sur ce

point précis mais aussi la liberté de culte des fidèles de l’islam.

Du point de vue de la garantie constitutionnelle des droits politiques, cette initiative

encourait donc un double reproche : celui de ne pas permettre au citoyen de se

prononcer en toute connaissance de cause, et celui d’enfreindre le principe de l’unité

de la matière. On ne saurait exclure que l’issue du vote eût été différente si la portée

de l’interdiction sur le second point eût été dûment mise en évidence, en réservant

expressément, dans un dernier alinéa nouveau de l’article 15 Cst., l’interdiction

proclamée à l’article 74 Cst. Ce qui rend évident que le vote portait en réalité sur un

double objet, que le citoyen n’a pas eu la possibilité de voter sur chacun d’eux et que,

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partant, le principe de l’unité de la matière a été violé.

Et on ne contestera pas que, de la sorte, l’initiative violait l’essence même de la

garantie constitutionnelle des droits politiques.

L’Assemblée fédérale aurait donc dû déclarer nulle cette initiative pour cette raison

également.

Mais elle ne l’a pas fait. Elle a créé de la sorte notre second problème : faut-il tenir

pour valables des initiatives populaires qui auraient dû être déclarées nulles par

l’Assemblée fédérale mais qui ne l’ont pas été ? Autrement dit : l’adoption de

l’initiative par le vote du peuple et des cantons « lave-t-il » celle-ci du vice qui

l’entache, savoir celui notamment de ne pas respecter les exigences de validité posées

par l’article 139 Cst. ?

Pour résoudre cette question, il faut se demander si, à l’article 139 Cst., on est en

présence d’une nullité proprement dite ; ou si la « nullité » ne prend effet que d’être

déclarée par l’Assemblée fédérale ; si, en d’autres termes, cette « nullité » n’est pas,

en réalité et en bonne terminologie juridique, qu’une simple annulablité ou une

invalidation.

Pour nous, la réponse ne saurait faire aucun doute. Si l’essence des droits

fondamentaux est inviolable, comme le proclame le quatrième alinéa de l’article 36

Cst., il faut alors, et pour les raisons systémiques déjà évoquées, que cette inviolabilité

s’adresse aussi au constituant lui-même, avec cette double conséquence qu’une

initiative qui viole l’essence d’un ou, à plus forte raison, plusieurs droits

fondamentaux ne peut qu’être de plein droit frappée de nullité et que la disposition

constitutionnelle dont elle a provoqué l’introduction ne saurait sortir aucun effet

quelconque.

On retrouve alors la thèse soutenue par le Professeur Auer et que nous avons énoncée

plus haut, mais cette fois « en aval » : c’est au juge qu’il appartiendra alors de

constater cette nullité et d’en tirer les conséquences sur la solution de l’espèce dont il

se trouve saisi.

103

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Pour en finir avec notre exemple de l’interdiction des minarets, nous aboutissons donc

à la conclusion que, saisi d’un recours contre un refus d’autoriser la construction d’un

nouveau minaret, le juge n’aurait d’autre choix que de censurer ce refus.

A notre connaissance, notre Cour suprême n’a jusqu’ici jamais eu à connaître d’un cas

de ce genre. Mais elle a dû se prononcer sur celui d’un étranger qui s’était vu révoquer

son permis d’établissement suite à une condamnation pour infraction à la législation

sur les stupéfiants, en application des nouvelles dispositions de l’art. 119 Cst. – mais

alors que la législation d’application de celles-ci n’avait pas encore été adoptée262. Il

ne faisait à ses yeux aucun doute que la mesure contestée était disproportionnée, tant

au regard de sa jurisprudence antérieure, rendue avant l’adoption de ces nouvelles

dispositions constitutionnelles, que selon la jurisprudence de la Cour européenne des

droits de l’homme. Elle estimait que ces nouvelles dispositions devraient faire l’objet

d’une interprétation qui les rendent compatibles avec notre ordre constitutionnel, mais

qu’il ne pouvait appartenir qu’au législateur de le faire. Finalement, elle a annulé la

décision querellée, au motif que les nouvelles dispositions excluaient la possibilité

pour le juge de procéder, en toute connaissance de l’ensemble des circonstances de la

cause, à un examen de proportionnalité ; qu’un tel examen était imposé par plusieurs

pactes de protection des droits fondamentaux auxquels la Suisse était partie, dont,

bien sûr, la Convention européenne des droits de l’homme ; et que cette exigence du

droit international devait l’emporter sur un droit interne contraire.

On ignore comment les juges de Mon Repos trancheraient si un cas semblable devait

se produire, mais cette fois sous l’empire de la législation de mise en œuvre de l’art.

119 Cst. Si la question se pose, c’est parce que, selon les circonstances, un renvoi

automatique fondé sur certaines des infractions retenues par le législateur comme

justifiant une telle mesure risquera fort d’entrer à nouveau en conflit avec le principe

de proportionnalité263.

La solution ci-dessus décrite doit s’appliquer aux initiatives d’origine

262 ATF 139 I 16.263 On songe notamment à l’infraction de perception indue de l’aide sociale…

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gouvernementales et (ou) parlementaires264. La cohérence du système comme aussi le

plus élémentaire bon sens commandent d’admettre que, pas plus que les auteurs d’une

initiative populaire, l’Assemblée fédérale ne saurait adopter, pour être soumis au vote

du peuple et des cantons, des textes de niveau constitutionnel qui violeraient l’unité de

la forme, l’unité de la matière ou les règles impératives du droit international ; on ne

conçoit pas, aussi bien, que le citoyen soit moins bien protégé dans l’expression sûre

et fidèle de sa volonté s’il s’agit d’initiatives d’origine parlementaire ou

gouvernementale qu’en matière d’initiatives populaires ! On ne saurait admettre que

celles-là puissent en toute impunité, et à la différence des initiatives populaires, violer

les exigences de validité posées pour celles-ci par l’article 139 Cst.

Il se confirme en outre que, comme le soutient le Professeur Auer, ces situations

peuvent être résolues dans le cadre du droit actuellement en vigueur.

On peut cependant se demander s’il ne serait pas préférable d’instituer pour toutes les

initiatives, par voie de modification de la Constitution, un contrôle judiciaire de

constitutionnalité et de conventionnalité en amont, c’est-à-dire avant toute soumission

d’une initiative au vote du peuple et des cantons. Cette solution aurait l’incontestable

avantage d’économiser des consultations qui auraient pour effet d’introduire dans la

Constitution des dispositions qui seraient de toute manière dénuées de tout effet

juridique et d’écarter la critique, évidemment infondée, que le juge pourrait remettre

en question une décision prise à la majorité du peuple et des cantons. Un tel système

manifesterait au contraire que même le constituant est lui-même soumis aux règles

qu’il a lui-même posées, et que c’est pour cette raison même qu’un contrôle judiciaire

s’impose à titre préalable.

264 On rappellera pour être complet que lorsque le projet d’acte est soumis par le Conseil fédéral au vote de l’Assemblée fédérale, il doit être accompagné d’un message et celui-ci doit comporter notamment une section sur les bases légales ou constitutionnelles sur lesquelles le projet se fonde, ses effets sur les droits fondamentaux, sa compatibilité avec le droit de rang supérieur et ses relations avec le droit européen et les conséquences qu’aura le projet sous l’angle de l’égalité entre hommes et femmes : Loi fédérale sur l’Assemblée fédérale, du 13 décembre 2002 (Loi sur le Parlement, LParl., RS 171.10), art. 141 al. 1. Mais l’Assemblée fédérale, si elle estime que le projet viole l’essence d’un ou de plusieurs droits fondamentaux, ne peut que refuser, pour cette raison, d’entrer en matière. Et si elle ne le fait pas, on se retrouve l’incohérence critiquée au texte.

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SECONDE PARTIE : LA DYNAMIQUE DES DROITS

FONDAMENTAUX

On l’a dit : la dignité humaine réside dans l’aptitude propre à l’être humain, de

construire, par ses choix et à travers une série de projets librement opérés,

respectivement librement entrepris, son existence et son identité, sous tous leurs

aspects.

Cette double construction doit nécessairement s’opérer simultanément sur divers

plans, qui interfèrent : une existence forme nécessairement un tout (auquel correspond

un espace existentiel), elle est d’autant plus riche et plus accomplie, et donc

finalement plus satisfaisante, que ses diverses instances interagissent en cohérence.

Il s’agit tout d’abord de pouvoir simplement exister (I) et de pouvoir disposer de sa

propre existence (II). Il s’agit ensuit de reconnaître, de définir, d’aménager, d’habiter

son espace existentiel, de trouver ses repères, de poser ses marques (III.1). A partir de

là, il faudra agir : définir, élaborer et mettre en œuvre des projets sur les plans

familial, professionnel, social, politique (III.2). Enfin, il faudra faire respecter

l’identité que l’on aura ainsi bâtie (IV).

Et c’est la fonction d’un système des droits fondamentaux de rendre possible cette

double construction de soi sous tous ses aspects. De la garantie de la dignité humaine

se déduisent les libertés, institutions et obligations positives nécessaires à cette fin.

Inversement, l’étendue de ces libertés, l’existence ou non et la qualité de ces

institutions, la portée de ces obligations positives permettent de définir la mesure,

suffisante ou non, dans laquelle un ordre juridique déterminé respecte et protège la

dignité humaine. C’est le principe même de l’interaction des éléments qui constituent

le système.

Il est des droits fondamentaux sans lesquels cette double construction de soi ne serait

possible sous aucun de ses aspects : on peut parler dans ce sens de garanties de portée

générale. Il s’agit à l’évidence du droit à la vie et à l’intégrité corporelle, du droit de

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disposer de sa propre existence, du droit à être traité comme un sujet et respecté dans

cette qualité, du droit à la protection de la sphère privée, du droit à un minimum

d’égalité des chances.

A ces garanties de portée générale doivent s’ajouter, pour chacun des plans sur

lesquels s’opère cette double construction, une ou des garanties spécifiques.

I. EXISTER

I .1 Droits fondamentaux et bioéthique

Exister, disposer de sa propre existence, disposer plus particulièrement de son corps,

de sa vie, de sa mort, c’est convoquer des problématiques aussi nombreuses que

fondamentales : statut du vivant, humain et non humain, détermination du début de la

vie pour l’être humain, statut de l’embryon, prélèvement et culture de cellules

souches, procréation médicalement assistée, gestation pour autrui, avortement, santé,

statut des divers types de famille, prostitution, protection des données personnelles,

choix de fin de vie et suicide assisté, pour ne citer que celles-là.

Ces problématiques constituent les divers champs d’action de la bioéthique265 . Ce qui

pose nécessairement le problème de la relation entre l’approche de ces problématiques

sous l’angle des droits fondamentaux, celle que nous poursuivons ici, et celles,

précisément, du point de vue de la bioéthique. Pour le philosophe belge Gilbert

Hottois, qui a consacré de très nombreux travaux à la bioéthique et qui est d’ailleurs,

avec J-N Nissa, coéditeur de la Nouvelle Encyclopédie de Bioéthique parue à

Bruxelles en 2001, « invoquer la (Déclaration universelle des droits de l’homme) afin

de guider la résolution des questions bioéthiques ne va pas…sans problèmes

d’interprétation ni constats de carence »266. La DUDH n’offrirait, pour de nombreuses

questions, pas « de réponse univoque mais des interprétations divergentes. Ainsi

l’affirmation de la dignité de l’individu conférerait au corps et aux parties du corps

(des organes aux gènes) un statut d’indisponibilité pour l’individu lui-même » ; or

cette indisponibilité « heurte ceux qui sont sensibles à la défense de l’autonomie et 265 Gilbert Hottois, Qu’est-ce que la bioéthique ?, Paris 2012, pp. 16 sv.266 Op.cit., p. 57.

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des libertés individuelles »267.

Semblable argumentation ne laisse pas de surprendre lorsque l’on lit, par ailleurs, que

l’un des deux impératifs méthodologique en matière de bioéthique est une approche

pluraliste des problèmes268, où la distinction entre morale est « importante », l’éthique

relevant « de ce niveau « meta » de mise en question de morales établies »269 .

Or, il tombe sous le sens que la sacralisation du corps humain relève non pas d’une

bioéthique, mais d’une biomorale, incompatible comme telle avec la conception de la

dignité de la personne humaine qui doit nécessairement prévaloir dans un ordre

constitutionnel fondé sur le pluralisme (liberté de conscience, de croyance et de

convictions). Nous l’avons vu : la Constitution de 1999 consacre un ordre pluraliste,

ce qui doit conduire à une conception de la dignité humaine purement factuelle.

La conclusion s’impose dès lors : il ne saurait être question, dans le contexte de notre

ordre constitutionnel de « réponses divergentes » entre droits fondamentaux et

bioéthiques. Bien plus : c’est du système de droit fondamentaux instauré par notre

actuelle Charte fondamentale que doit, en Suisse, s’inspirer la pratique de la

bioéthique pour être fidèle au principe de pluralisme qui est le sien. Son rôle

fondamental étant alors d’analyser les questions de bioéthiques qui lui sont posées

sous un double point de vue : ce qu’exige le respect et la protection de la dignité

humaine ainsi définie, tant du point de vue négatif (devoir d’abstention) que du point

de vue positif (devoir de protection) ; et tout particulièrement : quels sont les

développements scientifiques qu’il serait recommandable270 d’encadrer, de recadrer,

voire de proscrire parce qu’ils seraient de nature à compromettre la possibilité pour

chacun d’élaborer son existence ou certaines de ses facettes selon des choix librement

opérés.

I.2 Le droit à la vie et à l’intégrité corporelle

267 Ibid.268 Op.cit. pp. 24 sv. 269 Op.cit., p. 31.270 Nous disons bien : recommandable ; comme le soutient Hottois à tout à fait juste titre, un Comité de bioiéthique n’a pas à se muer en Comité en comité de biodroit : op.cit., pp. 32-33.

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Nul ne saurait, c’est un truisme, jouir de sa dignité propre qu’à la condition d’être en

vie et de n’être pas entièrement privé d’un minimum d’intégrité physique et

psychique. De ne pas être non plus soumis à un traitement destiné et propre à détruire

la personne.

Etre protégé dans sa dignité, c’est donc avant toute chose se voir garantir le droit à la

vie et à l’intégrité physique et psychique, c’est se voir garantir qu’il ne sera attenté à

l’un de ces biens ni volontairement, ni par négligence, ni par l’Etat, ni par des

particuliers. Et c’est être protégé de tout traitement propre à détruire la personnalité.

A) L’article 10 Cst.

Aux termes de l’article 10 premier alinéa de la Constitution, tout être humain a droit à

la vie. C’est tout d’abord l’interdiction faite à l’Etat de provoquer volontairement la

mort d’une quelconque personne qui se trouve sur son territoire, ou pour reprendre la

terminologie de l’article premier de la Convention européenne de sauvegarde des

droits de l’homme, sous sa juridiction ; fût-ce sous les espèces de la peine capitale,

désormais expressément interdite.

Le deuxième alinéa de cette même disposition proclame pour sa part le droit de

chacun à l’intégrité physique et psychique, considérée comme une facette, parmi

d’autres, de la liberté personnelle. Ce qui là encore induit tout d’abord un devoir

d’abstention de la part de l’Etat.

B) Droit à la vie et obligations positives

Le double droit fondamental garanti par l’article 10 est flanqué, on l’a vu, d’un droit

fondamental à obtenir en situation de détresse, une aide destinée à assurer la

satisfaction des besoins vitaux les plus élémentaires.

Mais ils ne sauraient être pleinement efficaces que moyennant, en outre, que l’Etat

prenne toute une série de mesures.

Ces mesures couvrent, on le conçoit, une vaste palette.

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Il s’agit d’assurer la sécurité intérieure et extérieure, de prévenir et réprimer les crimes

contre la vie et l’intégrité corporelle.

Il s’agit de sanctionner les atteintes portées par négligence soit par ses propres agents,

soit par des particuliers.

C’est encore le vaste domaine du droit de la santé : planification, création,

exploitation et financement des établissement hospitaliers et des établissements du

secteur paramédical ; contrôle des médicaments ; condition d’accès et d’exercice des

professions médicales et paramédicales ; etc.

Ce sont les multiples réglementations destinées à assurer la sécurité des constructions,

des ouvrages, des installations, publiques ou privées.

Ce sont les obligations que tant le droit public271 que le droit privé272 mettent à la

charge de l’employeur pour assurer la sauvegarde de la santé des travailleurs qu’il

emploie.

C’est aussi, et éminemment, le devoir de la collectivité publique d’assurer de manière

efficace et durable les bases mêmes de la vie : l’air, l’eau, les écosystèmes, les

biotopes, la diversité des espèces. C’est l’objet du droit de la protection de

l’environnement. Le Tribunal fédéral l’a fort opportunément rappelé dans un arrêt

récent : la protection de l’environnement n’est pas un but en soi, dans la mesure

même où elle vise à protéger les bases mêmes de la vie, elle garantit à chacun une

existence digne273.

C’est ici le lieu de citer un cas particulièrement significatif, magistralement illustré

par un film récent274.

L’affaire se passe aux Etats-Unis, dans l’Etat du Maine. Attirée par les riches

271 Art. 6 LT272 Art. 328 CO.273 « Eine würdevolle Existenz », ATF 143 IV 77 consid. 4.1., p. 83.274 Bottled Life, documentaire d’Urs Schnell, 2011.

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ressources en eau potable que recèle cet Etat, une multinationale, dont le siège central

est en Europe, acquiert à vil prix d’énormes surfaces de terrain, procède à une série de

forages et pompe, à raison de quelque six cent mille litres par minute, une eau

destinée à être mise en bouteille et vendue aux quatre coins du monde. L’opération est

d’autant plus aisée que, dans cet Etat, la propriété privée du sol s’étend au sous-sol,

sans limite, et que le statut des eaux souterraines n’est, au mieux, pas clairement

défini. Elle rencontre un accueil favorable de plusieurs communautés communales ;

mais elle se heurte aussi à des oppositions d’autres communautés : il est inacceptable,

disent les opposants, que les ressources locales en eau – y compris celles qu’abrite une

zone naturelle protégée – soient progressivement pompées jusqu’à épuisement des

nappes phréatiques et que les populations locales soient privées de cette ressource

essentielle. Certains sont déboutés. D’autres, mieux avisés, provoquent l’émission

d’une « ordonnance constitutionnelle » en invoquant un « droit universel d’accéder à

l’eau » et parviennent de la sorte à faire échouer les opérations de sondage et de

pompage projetées sur leur sol.

C’est évidemment ce dernier point qui nous intéresse ici au plus haut point. Il semble

en effet qu’ait pu être déduit de la Constitution elle-même un droit des collectivités

locales de s’opposer à une exploitation à des fins étrangères conduisant au complet

épuisement de leurs ressources en eau.

On peut citer dans la même veine (sans jeu de mots…) l’exploitation des gaz de

schiste qui, aux Etats-Unis, prolifère de manière totalement anarchique, au détriment,

souvent, de la santé des personnes résidant au voisinage de tels sites d’extraction.

Il résulte, selon nous, de la jurisprudence précitée que de la garantie du respect et de la

protection de la dignité humaine (et de celles, qui en découlent, du droit à la vie et à

l’intégrité corporelle) découle un devoir de l’Etat d’assurer la protection des

ressources en eau en s’en réservant la maîtrise, en en définissant le statut et en fixant

le cadre et les modalités selon lesquelles ces ressource doivent être gérées. Et que, à

défaut de mesures législatives destinées à mettre suffisamment en œuvre cette

protection, il découlerait directement de cette garantie l’impossibilité juridique de

pratiquer des exploitations du type que l’on vient de décrire.

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Notre actuelle Charte fondamentale ne consacre aucune disposition spécifique à ce

devoir de protection ; le droit à un environnement sain se déduit, selon certains

auteurs, du droit à la protection de la sphère privée, voire de l’article 8 CEDH275 ; il

nous paraîtrait plus juste de le déduire du droit à la vie276. Pour le surplus, l’article 74

de la Constitution charge la Confédération d’édicter les dispositions nécessaires pour

protéger l’homme et son environnement naturel contre des nuisances dommageables

ou gênantes277, et c’est donc le législateur ordinaire qui s’est acquitté de ce devoir278.

On notera que la Cour européenne des Droits de l’Homme déduit, pour sa part, un

droit à un environnement sain de la garantie conventionnelle du droit à la protection

de la vie privée (article 8 CEDH).

On mentionnera encore dans ce contexte le devoir de protection qui incombe à l’Etat

de prévenir et de combattre par des mesures appropriées les troubles de santé pouvant

être engendrés par un usage trop intensif de certains appareils mis à disposition du

grand public par les nouvelles technologies, comme, pour ne citer que ces deux seuls

exemples, le téléphone portable et les consoles de jeux-vidéo279

C) Le début du droit à la vie

A partir de quel moment la garantie du droit à la vie et à l’intégrité corporelle

commence-t-elle à déployer ses effets ? Il est certain que ces effets doivent débuter au

plus tard à la naissance. Mais cette double garantie doit elle se voir reconnaître des

effets dès avant ce moment ? En d’autres mots : cette double garantie comporte-t-elle

un droit à naître et à naître en bonne santé ?

La question est controversée280. Mais on aperçoit aussitôt la gravité de ce qui est en

jeu.

275 Cf. p.ex. Dubey, op.cit. II n. 1800, p. 195. 276 On notera que la législation y relative (n. 274 ci-dessous) figure dans la section 81 du Recueil systématique, intitutlé « Santé ». pp. 36-37.277 1er al.278 Loi fédérale du 7 octobre 1983 sur la protection de l’environnement (LPE, RS 814.01).279 Cf. p.ex. l’interview du Professeur Martin Röösli par Alizée Guilhem, Les appels sur un smartphone affectent la mémoire des jeunes, in Le Temps du 20 juillet 2018, p.16, au sujet .280 Cf. p.ex.Dubey op.cit. II n. 1215-1218. Biaggini, op.cit. n. 9 ad art. 10.

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Elle doit évidemment être résolue en prenant pour base les exigences de la dignité

humaine.

C’est en fonction de ces exigences que doit être défini un statut de tous les éléments,

processus et produits qui concourent à l’apparition d’une vie humaine.

Or, une des facettes de la dignité humaine, c’est la liberté de conscience, de croyance

et de religion. Et dans ce contexte, cette facette de la dignité humaine revêt, nous

allons le voir, une importance décisive. On a ici un exemple significatif d’interaction

entre deux éléments du système.

L’exigence d’une protection, dès avant la naissance, de la vie et de l’intégrité

physique est dictée par des convictions religieuses, philosophiques ou éthiques281.

C’est parce que l’on considère que tout ce qui est lié de quelque manière à

l’émergence de la vie et aux éléments biologiques qui la rendent possible relève d’une

conception normative, philosophique ou religieuse, de la «nature » qu’une protection

de ces éléments, de ces processus et de leurs produits, jusqu’à la naissance, doit être

instaurée. C’est parce que l’on postule en chaque être humain l’existence d’une âme et

« l’implantation » de celle-ci par une action divine à un stade prénatal plus ou moins

précoce (conception ; fécondation d’un ovocyte par un spermatozoïde ; un degré plus

ou moins avancé de développement de l’embryon ; le passage du stade d’embryon à

celui de fœtus ; une phase plus ou moins avancée du développement du fœtus) que

l’on croirait s’opposer à une Volonté supérieure en ne protégeant pas la vie en

gestation à partir du stade ainsi défini ; ou plus encore, que l’on confère un caractère

« sacré » aux éléments biologiques nécessaires à l’éclosion de la vie. Ou parce que

l’on estime, pour des raisons d’éthique, que l’absence d’une telle protection,

combinée avec les développements extraordinaires de la biomédecine pourrait

conduire à des pratiques d’eugénisme considérées comme fondamentalement

contraires à l’éthique.

La liberté de conscience, de croyance et de religion, nous le verrons encore, présente

une double dimension : positive et négative. La dimension positive, c’est de pouvoir

selon son libre choix embrasser une religion, une doctrine, une philosophie. La 281 De même : Dubey, loc.cit.

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dimension négative, c’est de ne pas pouvoir y être contraint par qui que ce soit.

Et dans ce domaine, restreindre ou interdire au nom de considérations de ce genre, le

recours à certaines pratiques ouvertes désormais par les avancées de la biomédecine,

c’est à la fois imposer une exigence philosophique ou religieuse à quiconque ne

partage pas ce type de conviction, c’est du même coup le discriminer et c’est le priver

de certaines possibilités de choix quant à la manière de moduler son existence. C’est

donc porter atteinte à la fois à sa liberté de conscience et de croyance et à sa dignité

humaine en tant qu’aptitude à disposer de sa propre existence.

Mais, on l’a dit, et l’on ne saurait assez y insister, la liberté de conscience et de

croyance et la dignité humaine c’est aussi, à l’inverse, de pouvoir refuser le recours à

de telles pratiques au nom de ses convictions philosophiques ou religieuses. C’est

donc de ne jamais se voir contraindre à y recourir. Pareil refus, parce que dicté par des

convictions de ce genre, doit être respecté.

On aura l’occasion d’y revenir.

Il s’agit pour l’instant de définir un statut de tous les éléments, processus et de leurs

produits qui concourent à l’apparition d’une vie humaine en se fondant sur ce qui

vient d’être exposé.

1. Droit à la vie et statut des gamètes, du fœtus et des embryons.

Il faut poser, dans cette perspective, que les gamètes, ovocyte ou spermatozoïde,

l’ovocyte imprégné ou fécondé, l’embryon, le fœtus ne constituent pas une matière

vivante qui serait en soi dotée de plus de dignité que n’importe quelle autre parcelle

de matière vivante. Ils ne peuvent tout au plus acquérir un début de dignité que d’être

inclus dans un projet librement élaboré de conception, d’enfantement et d’insertion

dans une famille ; c’est d’être inséré dans un tel projet qui leur confère ce

« supplément » de sens qui en fait une existence en devenir.

2. Droit à la vie, procréation médicalement assistée et diagnostic préimplantatoire.

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Une procréation médicalement assistée est subordonnée au bien de l’enfant282 ; elle est

réservée aux couples à l’égard desquels un rapport de filiation peut être établi au sens

des dispositions topiques de Code civil283 et qui, en considération de leur âge et de

leur situation personnelle paraissent être à même d’élever l’enfant jusqu’à sa

majorité284.

Seul un couple marié peut recourir à un don de sperme285.

Les ovules imprégnés ne peuvent être conservés, et pour cinq ans au plus, que si le

couple concerné a donné son consentement écrit et que le seul but poursuivi soit la

procréation286.

Jusqu’il y a peu, il ne pouvait être développé hors du corps de la femme jusqu’au

stade d’embryon que le nombre d’ovules imprégnés nécessaire pour induire une

grossesse durant un cycle de la femme et ce nombre ne pouvait être supérieur à

trois287. Tel était donc l’état du droit jusqu’au 5 juin 2016 ; il excluait évidemment

toute possibilité de diagnostic préimplantatoire ; mais à cette date, est finalement

entrée en vigueur une novelle qui a introduit en cette matière d’importantes

modification, afin d’en créer désormais la possibilité.

Le 14 juin 2015, une double majorité du peuple et des cantons a accepté une

modification de l’article 119, deuxième alinéa, lettre c Cst. Alors que, jusqu’ici, ne

pouvaient être développés hors du corps de la femme que le nombre d’ovules humains

pouvant être immédiatement implantés – que la loi, on l’a vu, limitait au nombre de

trois – le développement possible porte désormais sur « le nombre d’ovules humains

nécessaire à la procréation médicalement assistée ». Avant que ce projet de

modification constitutionnelle ne soit ainsi soumis au vote du peuple et des cantons, le

Parlement fédéral avait adopté diverses modifications de la LPMA ; et prévu que cette

loi n’entrerait en vigueur que si la modification constitutionnelle était acceptée. La

282 Loi fédérale sur la procréation médicalement assistée, LPMA, RS 810.11, art. 3 al. 1.283 Art. 252 à 263 CC.284 Art. 3 al. 2 LPMA .285 Art. 3 al. 3 LPMA.286 Art. 16 al. 1 et 2 LPMA.287 Art. 17 al. 1 LPMA.

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possibilité était ainsi créée, à des conditions très restrictives, de procéder à une

analyse du patrimoine génétique d’embryons in vitro et à leur sélection en fonction du

sexe ou d’autres caractéristiques288 .

Cette votation constitutionnelle avait été précédée d’un très vif débat. Les adversaires

de cette modification se recrutaient principalement d’une part dans certains milieux

religieux conservateurs, qui brandissaient le risque de dérives eugénistes ; d’autre part

parmi les associations de protection des personnes handicapées, qui redoutaient que

celles-ci ne soient ostracisées.

En dépit du vote du 14 juin, ces adversaires n’avaient pas désarmé. Ils avaient lancé

un referendum contre la loi modificatrice de la LPMA. Ce referendum ayant abouti,

cette novelle a été soumise au vote populaire le 5 juin 2016 et elle a été finalement

acceptée à une confortable majorité, en dépit, là encore d’une campagne virulente des

adversaires du projet, qui sont allés jusqu’à brandir le spectre de « l’enfant OGM » !

Il n’est à nos yeux pas contestable que la protection et le respect de la dignité humaine

commandait absolument qu’un tel diagnostic préimplantatoire fût rendu possible afin

d’éviter la transmission de graves maladies héréditaires – il y va du bien de l’enfant à

naître et du désir légitime de ses parents de lui assurer des conditions optimales de

développement et de réaliser au mieux leur projet familial ; afin d’autre part de

permettre la réalisation d’un tel projet à des couples stériles.

S’il est parfaitement justifié que la procréation médicalement assistée soit

subordonnée à des conditions relatives au bien de l’enfant à naître, ainsi protégé

préventivement dans le droit au respect et à la protection de la dignité qu’il acquerra

du seul fait qu’il sera né vivant, c’est restreindre sans nécessité le recours au don de

sperme aux seuls couples mariés.

Mais la protection et le respect de la dignité humaine commande de manière tout aussi

catégorique de prévenir et de combattre toute dérive de type eugéniste.

Non qu’il s’agisse, encore une fois, de sacraliser « la nature ».288 Art. 5a nouveau al. 2 LPMA.

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Mais parce que toute dérive de type eugéniste ne peut que générer, à divers points de

vue, des atteintes et des atteintes d’une extrême gravité, au respect et à la protection

de la dignité humaine.

La dignité humaine, on le répète et l’on aura encore souvent l’occasion de le voir et de

l’illustrer, c’est de pouvoir construire sa propre existence par des choix successifs et

d’être respecté dans l’identité que l’on se construit de la sorte, jusque dans sa

différence même. Une démarche de type eugéniste, c’est l’exact opposé : c’est

prétendre déterminer selon des critères précis un type de personne considéré comme

seul « valable » et, finalement, digne d’être appelé à la vie. C’est ouvrir la porte à

toutes les discriminations possibles et imaginables entre ceux qui relèvent de ce

« type » et ceux qui n’ont pas cette « chance » - avec la souffrance que cela peut

susciter pour un enfant d’avoir à vivre cette « différence » ; et c’est finalement

déboucher sur l’idée d’une « race supérieure » ; on sait assez où a conduit ce genre de

délire…

A quoi s’ajoute évidemment une raison d’ordre collectif : le risque de déséquilibre

démographique en cas de prédétermination artificielle du sexe et de dégénérescence

de la race en cas de manipulations illimitées du génome humain.

Nous aurons à revenir sur cette problématique lorsque nous aborderons la question du

transhumanisme (chiffre II 3.3. ci-dessous).

Mais pour l’instant il faut affirmer avec force que la modification légale déjà adoptée

et finalement confirmée en votation populaire instaure tous les garde-fous nécessaires,

voire plus, pour prévenir de telles dérives. 

3. Embryons surnuméraires et cellules souches

L’embryon ne peut être développé hors du corps de la femme que jusqu’au stade

indispensable à la réussite de la nidation dans l’utérus ; la conservation d’embryons

est interdite289.

289 Art. 17 al. 2 et 3 LPMA.

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La production de cellules souches à des fins de recherche est elle aussi très strictement

limitée290. Il est interdit de produire un embryon à des fins de recherche, de produire

des cellules souches à partir d’un tel embryon ou d’utiliser de telles cellules291. Des

cellules souches ne peuvent être produites qu’à partir d’embryons

« surnuméraires »292, par quoi il faut entendre tout embryon issu d’une fécondation in

vitro qui ne peut pas être utilisé pour induire une grossesse et qui n’a par conséquent

aucune chance de survie293. Un embryon surnuméraire ne peut être utilisé à d’autres

fins que celle de la production de cellules souches embryonnaires294 et des cellules

souches ne peuvent être produites à partir d’un embryon surnuméraire au-delà de son

septième jour de développement295

Encore un embryon surnuméraire ne peut-il être utilisé que si « le couple concerné » -

allusion évidente aux dispositions relatives à la procréation médicalement assistée – y

a consenti librement et par écrit après avoir été dûment informé de l’utilisation qui

sera faite de l’embryon, ce consentement pouvant être retiré tant que la production de

cellules souches n’a pas commencé296.

On peut enfin citer dans ce même contexte l’interdiction de la maternité de

substitution297. Nous aurons à y revenir dans un autre contexte.

4. Droit à la vie et interruption volontaire de grossesse

Jusqu’au début de ce siècle, l’interruption volontaire de grossesse était en principe

pénalement répressible. Elle n’était autorisée que de manière exceptionnelle, pour

prévenir un grave danger pour la vie de la mère médicalement attesté298. Une novelle

de 2001299 a consacré une solution selon laquelle une grossesse peut, à certaines

290 Loi fédérale relative à la recherche sur les cellules souches embryonnaires, du 19 décembre 2003, Loi relative à la recherche sur les cellules souches, LRCS, RS 810.31.291 Art. 3 al. 1 lit. a LRCS.292 Art. 5 al. 1 LRCS.293 Art. 2 lit. b LRCS.294 Art. 3 al. 2 lit. a LRCS.295 Art. 3 al. 2 lit. c.296 Art. 5 al. 1 et 3.297 Art. 4 LPMA.298 Art. 118-121 aCP,299 LF du 21 mars 2001, entrée en vigueur le 1er octobre 2002.

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conditions supplémentaires, être légalement interrompue dans les douze semaines

suivant le début des dernières règles.

L’adoption de la solution du délai a été justifiée comme il suit par la Commission des

affaires juridiques du Conseil national, chargée d’élaborer une proposition de

modification des dispositions topique du Code pénal : outre des raisons ayant trait au

bien de la femme enceinte – intervention moins risquée et plus légère pendant ces

premières semaines de grossesse – il est généralement admis que, au fur et à mesure

qu’il se développe, le fœtus mérite davantage de protection : il s’agit de « mettre en

balance deux intérêts au fur et à mesure de l’évolution de la grossesse : au cours des

trois premiers mois, le droit à l’autodétermination de la femme l’emporte sur la

protection accordée par le code pénal à la vie prénatale ».

La solution consacrée par le droit positif est donc plus restrictive que celle que nous

déduisons de la garantie de la dignité humaine en matière de statut du fœtus. Si, en

effet, l’embryon, puis le fœtus, n’acquièrent un début de dignité que d’être inclus dans

un projet familial, le recours à une interruption volontaire de grossesse est la négation

même d’un tel projet.

Que le consentement éclairé300 du couple concerné soit nécessaire pour qu’il puisse

être procédé à un mode de procréation médicalement assistée301, c’est ce que nul ne

songerait à contester. Mais il est excessif de subordonner à ce même consentement

l’utilisation des embryons surnuméraires, dès lors que, par définition, ceux-ci n’ont

aucune chance de survie.

De manière plus générale, il paraît excessif d’interdire la production et la conservation

d’embryons hors de tout projet de maternité, moyennant évidemment que soient

érigés les garde fous nécessaires, ceux-là même qui s’appliquent en matière

d’embryons surnuméraires. Et de limiter l’utilisation de tels embryons à la seule fin de

production de cellules souches embryonnaires.

On ne voit pas en quoi la dignité serait ici affectée : celle de l’enfant à naître pour la

300 Art. 6 LPMA.301 Art. 7z LPMA.

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raison précisément que tout développement jusqu’à la naissance serait par hypothèse

exclu, celle des personnes d’où proviennent les gamètes utilisés à cette fin, puisque,

par définition, serait exclu tout projet de maternité incluant les embryons ainsi

produits, respectivement conservés.

Dans le même ordre d’idées, on comprend mal que le don de sperme soit autorisé302

mais le don d’ovules interdit303. Cette interdiction a été, aussi bien, vivement critiquée

par le Professeur Jacques Neirynck, qui, dit-il, « relève de l’ignorance, du préjugé et

de l’incohérence juridique »304 ; alors Conseiller national, il avait, en 2014, introduit

une initiative parlementaire pour le don d’ovules ; bien accueillie au départ, cette

initiative avait été reléguée par l’administration fédérale, puis finalement classée sans

suite. A titre de comparaison, on notera qu’aux Etats-Unis les ovules sont en libre

commerce et « se marchandent » parfois « au prix fort ».305

Les multiples restrictions qui entourent l’accès à la procréation médicalement assistée

génèrent des discriminations entre diverses catégories de couples ayant un projet

parental et privent l’enfant à naître du bénéfice de certaines applications propres à

mieux sauvegarder la dignité qu’il acquerra à sa naissance et celle de ses parents.

On le verra : la garantie de la dignité humaine implique, entre autres choses, la liberté

d’organiser et de vivre sa propre vie de famille et, le cas échéant, de définir et de

réaliser dans ce cadre un projet parental. La procréation médicalement assistée doit –

et il ne peut y être recouru qu’à cette condition306 - permettre de remédier à la stérilité

d’un couple, tous autres traitements ayant échoués ou se révélant vains ; ou, à défaut

d’une autre manière, d’écarter un risque de transmission d’une maladie grave ou

incurable aux descendants307.

Réserver le recours à cette application aux seuls couples mariés c’est discriminer ceux

qui, pour leur vie de famille, ont choisi un autre statut juridique – l’union libre ou,

302 Art. 18ss. LPMA.303 Art. 4 LPMA.304 Jacques Neirynck, Procréation, un cas de régression parlementaire, in L’Hebdo no 6, du 11 février 2016, p. 47.305 Cf. l’article éponyme de Julie Zaugg, in L’Hebdo no 31, du 4 août 2016, p. 34-35. On peut y lire que de plus en plus de jeunes filles vendent leurs ovules pour, notamment, financer leurs études…306 Art. 5 al. 1 LPMA.307 Art. 5 al. 1 LPMA.

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s’agissant de couples unissant deux personnes de sexe féminin, le partenariat

enregistré308 – ou un cadre extra-juridique. Or, et pour autant qu’elles aient été

librement choisies et pour cette raison même, toutes ces formes d’organisation de la

vie de famille méritent une égale protection. Certes, dans tous les cas, le bien de

l’enfant doit être pris en compte, comme il l’est pour le recours par des couples mariés

à la procréation médicalement assistée 309 ; mais rien ne permet d’affirmer a priori que

ces autres modes d’organisation assurent nécessairement à l’enfant une moindre

stabilité – car c’est bien, en définitive, de cela qu’il s’agit

C) Dignité de l’enfant à naître et gestation pour autrui

C’est une discrimination semblable que subissent ces mêmes couples du fait de

l’interdiction de la maternité de substitution310.

Cette interdiction est d’autant plus problématique qu’elle n’existe pas dans tous les

pays. Ce qui induit une forme de « tourisme » - accessible seulement à qui en possède

les moyens, une entorse de plus à l’égalité des chances… Se posent alors pour l’enfant

à naître d’épineux problèmes d’état civil qui, selon la manière dont ils sont traités,

peuvent être à l’origine de situations contraires à sa dignité.

Deux affaires ont récemment défrayé la chronique.

Dans la première affaire, les autorités judiciaires françaises avaient refusé de

reconnaître un lien de filiation entre « les parents d’intention » et « leur » enfant né

d’une mère de substitution. La Cour européenne des Droits de l’Homme a condamné

la France pour violation de l’article 8 de la Convention.

Dans une affaire plus récente, le Tribunal fédéral avait à connaître du cas de figure

que voici. Deux partenaires de sexe masculin de nationalité suisse et établis en Suisse,

308 Loi fédérale sur le partenariat enregistré entre personnes du même sexe, du 18 juin 2004, Loi sur le partenariat enregistré, LPart. RS 211.231. L’art. 28 de cette loi exclut expressément l’accès de ce type de couples à la procréation médicalement assistée.309 Cf. art. 3 al. 2 LPMA. Le même problème se pose en matière d’adoption, également excliue par l’art. 28 LPar. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus amplement lorsque nous traiterons de la protection de la vie de famille.310 Art. 4 LPMA.

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s’étaient rendus aux Etats-Unis, pour y organiser la conception d’un enfant par une

mère de substitution, mais avec le sperme de l’un d’eux. Né sur sol américain, l’enfant

avait acquis par sa seule naissance la nationalité américaine. Revenus au pays, les

deux partenaires avaient réclamé en vain la reconnaissance du lien de filiation de

l’enfant avec chacun d’eux régulièrement établi selon le droit américain. Notre haute

cour a finalement admis un lien de filiation à l’égard du seul partenaire dont le sperme

avait été utilisé pour la conception de l’enfant. Mais il a maintenu que l’interdiction de

la maternité de substitution faisait partie de notre ordre public, ce qui empêchait de

reconnaître pleinement les liens de filiation légalement établis selon le droit

américain.311. Il suit de là que, contrairement à ce qui caractérisait l’affaire précédente,

s’il n’existe de lien génétique avec aucun des deux parents le certificat de naissance

américain ne peut être reconnu, ni, partant, être inscrit dans les registres de l’état

civil.312

D) Droit à la vie et accès aux dispositifs de santé (renvoi)

La garantie de la vie et de l’intégrité corporelle suppose, de toute évidence, un égal

accès aux institutions de santé. Nous reviendrons sur cette problématique lorsque nous

traiterons du principe de l’égalité des chances.

E) Droit à la vie et protection de l’individu contre lui-même (renvoi).

La garantie de la vie et de l’intégrité corporelle pose un problème fort délicat : celui

de savoir si cette garantie va jusqu’à impliquer que l’Etat protège les personnes contre

elles-mêmes ? Doit-il empêcher les actes de suicide ou d’automutilation ? Doit-il

empêcher que les personnes ne s’exposent à des risques d’accident ou à des risques

sanitaires ?

Il y a ici conflit possible entre deux droits fondamentaux

Il s’agit premièrement du droit à la vie et à l’intégrité corporelle, en tant qu’il

impliquerait une mesure protectrice de la part de l’Etat (obligation positive).

311 ATF 141 III 112.312 ATF 141 III 328.

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Et il s’agit secondement du droit à façonner son existence par ses propres choix.

C’est dans ce second contexte que nous reprendrons l’examen de cette problématique.

II. DISPOSER DE SA PROPRE EXISTENCE

II.1 Etre traité et respecté comme un sujet

L’un des aspects fondamentaux de la dignité humaine c’est d’être sujet de sa propre

existence313. Le respect et la protection de la dignité humaine ne seraient donc que de

vains mots si l’ordre juridique ne conférait pas à chacun la dignité de sujet et ne

garantissait pas le droit à être traité comme tel et non comme un objet.

C’est l’une des définitions de la dignité humaine que retient volontiers la

jurisprudence constitutionnelle allemande. Ce n’est certes pas faux, mais c’est

insuffisant : il ne s’agit là que d’une des facettes, certes fondamentale, de la dignité

humaine, qui, envisagée dans sa globalité, comprend bien autre chose ; et c’est

précisément l’ambition de cette recherche que de le montrer.

Comme le montre fort bien Bieri314, avoir des droits constitue un aspect fondamental

de la dignité : les droits sont « un rempart » contre l’arbitraire et « un mur protecteur »

contre l’impuissance face à autrui.

A) La capacité juridique

Etre traité comme un sujet c’est tout d’abord se voir reconnaître l’aptitude juridique à

devenir sujet de droits et d’obligation : c’est la jouissance des droits315, et d’exercer

ces droits : c’est l’exercice des droits316 ; le tout constituant la capacité juridique.

313 Bieri, op,cit... pp. 15 sv,, 16-19.314 Ibid., p. 31-32.315 Art. 11 al. 2 CC. 316 Art. 12 et 13 CC.

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Il semble aller de soi que cette capacité doit être également le lot de toute personne317,

du moins de toute personne dotée d’une capacité de discernement suffisante pour être

en mesure de décider librement quel usage elle entend faire des droits qui lui sont

conférés par l’ordre juridique.

Mais il s’agit là d’une conquête relativement récente et qui n’est, de loin pas, achevée:

il n’est pas besoin de remonter jusqu’à l’Antiquité ou même seulement jusqu’au

Moyen-Age ; faut-il rappeler que, dans sa philosophie du droit, Kant – qui n’est

pourtant pas suspect puisque c’est lui précisément qui érigeait en impératif

catégorique le devoir de traiter toute personne comme un sujet… – décrivait comme

une des formes de « possession », le « droit réel à connotation personnelle » (!) que

l’époux exerce sur son épouse ou le maître de maison sur son domestique…318 ; faut-il

rappeler qu’il a fallu attendre la deuxième moitié du dix-neuvième siècle pour que

l’esclavage fût aboli aux Etats-Unis d’Amérique... ; et n’est-il pas vrai que de nos

jours encore, la femme ne jouit dans maints pays que d’une capacité juridique limitée

et qu’il est également de nombreux pays où subsiste encore l’esclavage…

Sans chercher aussi loin dans le temps ou dans l’espace, il importe de rappeler que

certaines formes modernes d’esclavage sont toujours pratiquées dans des pays dits

développés et dont l’ordre juridique a vocation de protéger les droits fondamentaux ; y

compris en Suisse : une récente étude commandée par la Police fédérale montre en

effet que, outre l’exploitation bien connue à laquelle sont exposés les « travailleurs du

sexe », il existe dans notre pays un « esclavage moderne » qui frappe des travailleurs

étrangers en situation illégale, surtout, selon les cantons, dans le secteur de la

construction, celui de la restauration ou encore celui du personnel domestique319.

B) L’Etat de droit et la prohibition de l’arbitraire

Avoir des droits ne servirait de rien s’il n’existait la garantie que ceux-ci seront

317 Art. 11 al. 1 (toute personne), art. 12 (quiconque), art. 13 (toute personne). 318 Meylan, Systémique, p. 95. Ces figures juridiques ne sont pas très différentes du statut désormais conféré à l’animal par l’article 641a du Code civil, à compter du … 1er avril 2003 : les animaux ne sont pas des choses (al. 1) mais, sauf disposition contraire, les dispositions s’appliquant aux choses sont également valables pour eux (al.2)… 319 La Liberté du 8 avril 2016, p. 3 : « L’esclavage moderne existe en Suisse ». Cf. également Etienne Dubuis, SOS esclavage, in Le Temps du 31 mai 2017, p. 9.

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respectés : c’est d’une part le principe dit de l’Etat de droit, c’est d’autre part

l’interdiction de l’arbitraire.

Etre sujet de droit et d’obligation ne suffit pas : encore faut-il pouvoir se défendre et

faire entendre sa cause lorsque ceux-ci sont contestés. C’est l’objet du droit

fondamental à un procès équitable ; d’où découle un ensemble de principes appelés

parfois les « droits procéduraux ». Bénéficier d’un procès équitable, c’est d’abord

avoir accès à une autorité indépendante pour contester toute atteinte d’où qu’elle

vienne, à un droit quel qu’il soit, dont on est victime, y compris tout obstacle, d’où

qu’il vienne, mis sans justification à l’exercice d’un droit. C’est ensuite pouvoir le

faire selon une procédure conçue de telle manière que l’ayant droit puisse exposer ses

prétentions sans en être entravé, sans, en particulier, être bridé par un excès de

formalisme, et tenter d’influer de la sorte sur l’issue de la procédure. C’est enfin

disposer de voies de recours lorsqu’une première décision n’a pas donné satisfaction.

Au-delà de ces droits procéduraux proprement dits, il faut mentionner la possibilité de

contester, au nom du droit à un procès équitable, des dispositions de droit matériel qui

rendraient pratiquement impossible l’exercice d’un droit. C’est ainsi que, tout

récemment, la Cour européenne des Droits de l’Homme a eu l’occasion de censurer

une disposition du droit suisse des obligations prévoyant que la prétention en

réparation du dommage causé par un acte illicite se prescrivait dans tous les cas par

dix ans à compter du jour où l’acte a été commis320, même si, à l’expiration de ce délai

décennal, le lésé n’avait pas pu avoir connaissance de son dommage (prescription

dite absolue) ; il s’agissait dans ce cas de travailleurs victimes de l’amiante, dont ils

n’avaient pas pu avoir connaissance avant cette échéance321.

La garantie d’un procès équitable passe aussi par celle d’une justice s’exerçant dans la

transparence : c’est le principe de la publicité de la justice (accès de la presse et du

public aux audiences) ; principe auquel il ne peut être dérogé que pour sauvegarder

des intérêts aussi importants que l’intégrité psychique des parties civiles exposées à

devoir revivre des événements traumatisants, la protection de la spohère privée oju la

protection des mineurs322 320 Art. 60 al. l 1 CO.321 Arrêts no 52067/10 et 41072/11, du 11 mars 2014, Howald Moor et cons, c/ Suisse.322 ATF 143 I 194.

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On mentionnera encore pour en terminer sur ce point que le Code des obligations

qualifie d’abusif un licenciement qui aurait pour motif exclusif l’exercice par le

travailleur d’un droit constitutionnel – à moins cependant que cela n’affecte de

manière importante le fonctionnement de l’entreprise – ou la revendication par lui de

droits découlant de son contrat de travail323.

Etre traité en sujet et non pas en objet, c’est aussi être protégé de l’arbitraire. Qu’est-

ce en effet que l’arbitraire, sinon une pratique du prince de ne traiter ses sujets que

selon la seule fonction de son bon plaisir, de s’arroger, en d’autres mots, le pouvoir de

faire d’eux ce qu’il lui plaît, soit en définitive de les traiter comme des objets de son

bon plaisir et non comme des sujets de droits au respect desquels ils peuvent

prétendre. De s’arroger en particulier le pouvoir de traiter inégalement des situations

semblables. C’est dire qu’il existe un lien entre la prohibition de l’arbitraire et le droit

à l’égalité devant la loi. Le Tribunal fédéral l’avait bien compris, puisque, sous

l’empire de l’ancienne constitution, il avait, dès les premières années de son entrée en

fonction, déduit de l’égalité devant la loi, expressément consacrée324, la prohibition de

l’arbitraire325. Que l’actuelle constitution ait consacré deux dispositions différentes à

la garantie de l’égalité devant la loi326 et à l’interdiction des l’arbitraire327 n’y saurait, à

notre avis, rien changer sur le fond.

Même sous l’empire de l’ancienne Constitution, l’interdiction de l’arbitraire était

reconnue comme un droit fondamental (selon la terminologie de l’époque un « droit

constitutionnel »). Sauf que la qualité pour former un recours constitutionnel

(dénommé, à l’époque, « recours de droit public ») n’était reconnue qu’à celui qui

pouvait se prévaloir d’un droit ou d’un intérêt juridiquement protégé. Or, de

jurisprudence constante et en dépit des critiques formulées par la doctrine, le droit

fondamental à être protégé de l’arbitraire n’était pas, à la différence des autres droits

fondamentaux, considéré comme conférant par soi-même l’intérêt juridiquement

323 Art.. 336 al. 1 lit. b, c et d. 324 Art. 4 aCst.325 Claude Rouiller, La protection de l’individu contre l’arbitraire, Société Suisse des juristes, fascicule 3/1987.

326 Art. 8, al. 1.327 Art. 9.

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protégé ainsi requis : il fallait que puisse être invoquée la violation arbitraire d’une

norme protectrice.

L’actuelle constitution consacre expressément la prohibition de l’arbitraire comme un

droit fondamental.

Par ailleurs, une réorganisation complète des voies de recours au Tribunal fédéral

pour violation du droit fédéral a substitué aux anciens « recours de droit public »

(recours pour violation par une loi ou une décision cantonale d’un « droit

constitutionnel du citoyen », soit, selon l’actuelle terminologie, d’un droit

fondamental) et « recours de droit administratif » (recours pour violation du droit

administratif fédéral) un recours unique, le recours en matière de droit public, pour

violation du droit public fédéral ( y compris pour violation des droit fondamentaux)

ouvert à toute personne pouvant se prévaloir d’un intérêt digne de protection ;

l’exigence de l’intérêt juridiquement protégé a donc été abandonnée dans cette

mesure. Le droit à la protection contre l’arbitraire constitue, dans cette même mesure,

un intérêt digne de protection. Quiconque se prétend victime d’arbitraire a, ipso jure,

qualité pour former un recours en matière de droit public. La violation du droit privé

fédéral et du droit pénal fédéral peut faire l’objet, respectivement d’un recours en

matière civile, lequel peut être formé par toute personne qui est « particulièrement

touchée par la décision attaquée » et « a un intérêt digne de protection à son

annulation ou à sa modification » ; et d’un recours an matière pénale qui suppose, en

revanche, « un intérêt juridique à l’annulation ou à la modification de la décision

attaquée ». Il existe enfin un recours constitutionnel subsidiaire, qui peut être formé

contre les décisions cantonales non susceptibles d’un autre recours au Tribunal

fédéral, pour violation « des droits constitutionnels », par quiconque a « un intérêt

juridique à l’annulation ou à la modification de la décision attaquée ».

Tant pour le recours en matière pénale que pour le recours constitutionnel subsidiaire

se pose donc la question du maintien de la jurisprudence antérieure en ce qui concerne

la qualité pour invoquer une violation de la protection contre l’arbitraire. En ce qui

concerne le second, le Tribunal fédéral a tranché la question par l’affirmative328.

328 ATF 133 I 180.

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On ne contestera pas que, dans la mesure où, selon les voies de recours, la loi oppose

clairement « intérêt digne de protection » et « intérêt juridique », cette jurisprudence

se conforme à la lettre de la loi.

Mais, c’est à notre sens, la loi elle-même qui, dans cette mesure, ne met pas en oeuvre

de manière suffisante la prohibition de l’arbitraire en tant qu’instrument au service de

la protection de la dignité humaine.

C) Les nouvelles technologies : de nouveaux risques d’asservissement ?

« Une nouvelle idéologie, écrit le philosophe Luc Ferry329, s’est développée aux Etats-

Unis sous le nom de transhumanisme330. Les transhumanistes, poursuit-il, militent

avec l’appui de moyens scientifiques considérables, en faveur d’un recours aux

nouvelles technologies, à l’usage intensif des cellules souches, au clonage reproductif,

à l’hybridation homme/machine, à l’ingénierie génétique et aux manipulations

germinales, celles qui pourraient modifier notre espèce de façon irréversible, en vue

d’améliorer la condition humaine331. Ces nouvelles technologies sont désignées sous

l’acronyme NBIC, soit les nanotechnologies, les biotechnologies, l’informatique (les

big data, la connectique) et le cognitivisme (intelligence artificielle et robotique) »332.

Les perspectives et les nouvelles possibilités ouvertes par ces nouvelles technologies

ne vont pas – et c’est précisément ce que, dans l’ouvrage auquel nous nous référons

ici, notre philosophe s’attache à décrire, à analyser, à discuter – sans susciter des

débats passionnés, tant il est vrai que ces perspectives et ces possibilités posent des

problèmes fondamentaux d’ordre philosophique, éthique et politique ; car, si elles sont

riches d’applications susceptibles d’être sources de progrès pour l’humanité, elles sont

aussi, si on les pousse à l’extrême, lourdes des plus redoutables dangers333.329 Luc Ferry, La Révolution transhumaniste, comment la technomédecine et l’ubérisation vont bouleverser nos vies, Paris 2016. C’est cet ouvrage qui a inspiré les développements qui vont suivre, même si nous ne souscrivons pas à toutes les thèses qui s’y trouvent défendues. Cf. également la recension de cet ouvrage par le philosophe Marc Hunyadi, in Le Temps, 28 mai 2016, Le temps des livres p. V. Cf. également l’interview accordée à Guido Mingels par l’historien israélien Yuval Noah Harari, Nous deviendrons tous des dieux, in Le Temps du 3 mai 2017, p. 11.330 Op.cit., p. 9.331 Ibid.332 Op,cit., p. 11.333 Johann Roduit, Managing Director du Centre d’humanités médicales de l’Université de Zurich, L’humain augmenté : entre amélioration et déshumanisation, in L’Hebdo, no 23 du 4 juin 2016, p.51 ; le même : Eloge de la fragilité à l’ère de ‘Homme augmenté, Le Temps du 14 décembre 2016, p.9-

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En fait, comme le montre bien Ferry, cette notion de transhumanisme peut désigner

des courants bien différents. Plus précisément, « la question cruciale entre toutes »

c’est de « situer le transhumanisme entre l’humanisme classique, disons celui des

« Lumières », des droits de l’homme et de la démocratie, d’un côté et, de l’autre, le

plaidoyer « posthumaniste » pour la création d’une nouvelle espèce, plus ou moins

radicalement différente de l’humanité actuelle »334. S’agit-il, en d’autres termes, « de

rendre l’humain plus humain – ou pour mieux dire, meilleur parce que plus humain –

ou veut-on au contraire le déshumaniser, voire engendrer artificiellement une

nouvelle espèce, celle des posthumains ? »335. Ou encore, comme le préconise le

philosophe Gilbert Hottois, peut-on concevoir un « transhumanisme à visage

humain »336 ?

Comme le montre encore Ferry, si c’est de rendre l’humain plus humain qu’il s’agit,

ce transhumanisme peut prétendre se situer dans le prolongement de l’humanisme

d’un Condorcet ou d’un Pic de la Mirandole, avec qui il partage la conviction que, par

son inachèvement même, l’être humain est indéfiniment perfectible, pour autant que

l’on refuse et les enseignements théologiques qui voient en toute chose l’action de la

volonté de Dieu, à laquelle il n’est en aucun cas permis de s’opposer, et une

sacralisation, d’essence théologique ou non, de la « Nature » conçue comme obéissant

à un « ordre naturel et immuable »337.

Ce transhumanisme voit, dans les nouvelles perspectives et possibilités ouvertes par

les NBIC la possibilité de substituer à une évolution « darwinienne » qui s’impose de

l’extérieur et prend, pour l’être humain, la figure de la fatalité, une évolution qui serait

choisie de bout en bout. Un ouvrage collectif rédigé par des partisans du

transhumanisme est, significativement, intitulé « From Chance to Choice »338.

Mais, on ne saurait trop le répéter, ces nouvelles perspectives et possibilités, si elles

peuvent être source d’améliorations encore inimaginables il y a peu et rendre ainsi

334 Ferry, op.cit., p. 47.335 Ibid., p. 15.336 Cf. Ferry, ibid., pp. 22 n. 1, 62 et 88. Ferry se réfère ici à l’ouvrage de Gilbert Hottois, Le transhumanisme est-il un humanisme ?, Bruxelles, 2014. 337 Ferry, op.cit., pp. 48 sv., p. 66338 Cf. Ferry, op.cit., pp. 32, 61.

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l’humain plus humain, sont aussi, on l’a dit, lourdes des plus graves dangers. Il faut

donc proclamer, avec Ferry339, qu’il ne saurait être question de tout permettre, mais

qu’il serait tout aussi absurde de tout interdire ; et qu’il y a urgente nécessité d’une

régulation340.

De ce point de vue, il s’impose particulièrement que de nouvelles réglementations

imposent un devoir de transparence. Rien ne saurait être fait sans que se puisse

vérifier la manière dont sont conçus les algorithmes ; or, ceux-ci sont couverts par le

secret commercial, comme, de manière plus générale le fonctionnement interne des

géants de la technologie. Professeure à HEC Lausanne et spécialiste en cybersécurité,

Solange Ghernaouti déclare : « ... le consommateur est nu, transparent, et ceux qui

possèdent et maîtrisent ses données sont totalement opaques. On ne connaît rien de

leurs processus internes, comment ils stockent les données, comment ils les traitent, la

durée de stockage, la finalité des traitements… Il faut imposer à ces sociétés de la

transparence, les obliger à rendre des comptes, se donner la possibilité d’effectuer des

audits »341. Le professeur de droit Frank Pasquale de l’Université du Maryland se

prononce dans le même sens : nous vivons, dit-il, dans une « société de la boîte

noire » et pour y échapper, « il faudrait contraindre les géants technologiques à lever

un coin du voile sur les mécanismes en place dans leur boîte noire. Et cela passe par

des lois. L’impact de la technologie sur la vie privée et la culture démocratique doit

être au centre de l’élaboration des politiques sur l’internet »342. Et il est de fait que de

plus en plus de voix s’élèvent et que de plus en plus d’initiatives se manifestent pour

réclamer, respectivement introduire de telles réglementations343 ; le Bundestag

allemand a ainsi adopté en juillet 20017, une loi destinée à lutter contre de tels

contenus344.

On peut citer le domaine particulier du filtrage par les réseaux sociaux des contenus 339 Op.cit., p. 26.340 Cf. Jean-Luc Vez, membre du Comité exécutif directeur de la politique de sécurité du WEF, Comment réguler les valeurs de la 4è révolution industrielle, in Le Temps du 16 décembre 2016, p.8 .341 Citée in Anough Seydtaghia, Trois solutions pour tenter de maîtriser ces poids lourds, ibid.342 Cf. l’entretien qu’il a donné à Mehdi Atmani, « Google a su se rendre indispensable aux élites politiques, financières et militaires », in L’Hebdo no 1 du 5 janvier 2017, pp. 10-11.343 Cf. Trois solutions…, précité.344 Bundestag verabschiedet Gesetz gegen Hasskommentare im Internet, ZEIT ONLINE dpa, 30 juin 2017. Cf. également Céline Zünd, La police s’empare des réseaux sociaux, in Le Temps du 27 septembre 2017, p. 9, et, ibid., l’entretien que lui a accordé le criminologue allemand Thomas-Gabriel Rüdiger, « Internet ne doit pas rester un lieu d’impunité ». Stéphane Bussard, La géopolitique de la bataille des données, in Le Temps du 18 décembre 2017, p. 4.

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illicites ou inapproprié ; on apprend par exemple que les critères appliqués par

Facebook sont « aberrants », voire « ubuesques », le personnel impuissant, le

fonctionnement délétère345.

Se pose également la problématique de l’obligation des réseaux sociaux de fournir ou

aider à fournir à la justice ou à la police l’accès à des données sensibles ; on se réfère

ici au conflit qui a récemment opposé Apple à la justice californienne346

Pour nous, cette régulation doit, on l’aura compris, être conçue de telle manière que le

respect et la protection de la dignité humaine soient en toute hypothèse assurés. Rien

ne doit être autorisé qui anéantirait l’aptitude de l’être humain à construire et à gérer

son existence par une série de choix librement opérés ; tout doit être autorisé qui

sauvegarde, restaure, voire étend cette aptitude à choisir, et/ou le champ des choix

possibles. Et là aussi, comme partout ailleurs, le recours aux nouvelles possibilités

ouvertes, dans la mesure ainsi autorisée par la régulation, par les nouvelles

technologies ne peut relever que d’un choix librement opéré par chaque sujet.

Pour nous en tenir à quelques exemples, on n’hésitera guère, à permettre la pose dans

le cerveau d’un sujet paralysé d’implants qui lui permettront de recouvrer un certain

usage de ses membres ou l’introduction dans la rétine d’une puce qui permettra à un

aveugle de recouvrer la vue. Au-delà de telles mesures qui, purement réparatrices,

demeurent donc dans le cadre d’une conception traditionnelle de la médecine347, on

permettra le diagnostic préimplantatoire afin d’éviter le cas échéant la venue au

monde d’un être gravement handicapé et restreint d’autant dans son aptitude à choisir

et dans ses possibilités de choix. Nous avons vu que sur ce point précis notre ordre

juridique a évolué, pas suffisamment cependant pour que le respect et la protection de

la dignité humaine et la prohibition des discriminations qu’ils impliquent soient en

345 Olivier Perrin, Les règles ubuesques de Facebook, in Le Temps du 24 mai 2017, p. 19. Cf. également, ibid., l’entretien accordé par l’avocate suisse Juliette Ancelle à Florian Delafoi, où elle souligne à la fois l’insuffisance du contrôle exercé par les réseaux sociaux et les difficultés qui pourraient surgir pour ceux-ci s’ils s’érigent en censeurs ; et l’absence de règles claires en droit suisse : « En Suisse, dit-elle, on navigue en eaux troubles ». Cf. également Catherine Frammery, Réseaux, le vertige de la modération, in Le Temps du 28 août 2018, p.3 et Solange Ghernaouti, On a pris quinze ans de retard dans ces questions, ibid; Nathalie Versieux, Facebook ouvre ses poubelles à un témoin, in Le Temps du 16 juin 2016, p. 5.346 Cf. le débat « Pour le coup de force du FBI contre Apple » in Le Temps du 2 avril 2016, p. 5 : François Charlet, Un dangereux précédent ; Jacques Antenen, La clé de la porte fermée par Apple.347 Ferry, op.cit., p.11.

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toute hypothèse assurés.

Les avancées prodigieuses en matière d’intervention sur le génome humain posent en

revanche des problèmes particulièrement délicats. On retombe ici sur le problème de

l’eugénisme. Car le mouvement transhumaniste n’hésite pas à plaider en faveur d’un

« eugénisme libéral ». Il faudrait, à l’en croire, tirer parti de ces avancées non

seulement à des fins thérapeutiques et réparatrices, mais aussi pour optimiser, voire

accroître, amplifier, sublimer les aptitudes existantes de l’homme, et, finalement, en

créer de nouvelles. Cet eugénisme se dit « libéral » car, par opposition à « l’ancien »

eugénisme, de caractère autoritaire, il ne relèverait que du libre choix de chacun d’y

recourir. Sans que, à l’évidence, il puisse être ici question de trancher de problèmes

aussi redoutables, on répétera que si des recherches sur le génome et l’embryon

humains sont, sous l’angle du respect et de la protection de la dignité humaine,

envisageables dans une plus ample mesure qu’en l’état actuel du droit, il faut de toute

nécessité éviter que soient pratiquées des manipulations génétiques qui pourraient, de

ce point de vue, s’avérer catastrophiques pour le nasciturus348, voire affecter, par le

caractère irréversible de modifications ainsi induites, et sa descendance et, de proche

en proche, l’espèce entière.  

On se montrera de même extrêmement circonspect lorsque seront en discussion

certaines formes d’hybridation homme/machine : si le recours au « tout connecté », à

l’intelligence artificielle dite « faible » ou encore à la robotique peut indiscutablement

apporter un surplus de confort, voire d’efficacité, il ne saurait être question de

permettre que l’homme soit asservi à la machine, qui lui dicterait les comportements

(il ne pourrait alors, par hypothèse, plus être question de « décisions »…) qu’il doit

adopter, qui finalement prendrait « en main » (si l’on ose dire...) son destin individuel

et collectif. Et s’il en est ainsi, c’est au titre du devoir de l’Etat de protéger l’aptitude

de l’être humain à forger son propre destin et, donc en définitive, sa dignité ; de faire

en sorte que les nouvelles possibilités ouvertes par une intelligence artificielle, même

devenue « forte », n’échappent jamais à tout contrôle349.

348 Soit l’enfant conçu mais encore à naître, lequel, on l’a vu, peut bénéficier à ce stade déjà de certains droits, qui ne prennent cependant effet que s’il naît vivant.349 Faudra-t-il pour cela « incarner pleinement notre nouveau statut d’homme-dieu » comme le soutient le Dr. Laurent Alexandre ? Cf. l’entretien qu’il a accordé à Adria Budry Carbò, in Le Temps du 9 octobre 2017, p. 16. Cf. également notre Introduction, p. et les références citées.

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D) La protection de l’intégrité psychique.

Etre traité en sujet, c’est être protégé contre toute atteinte à son intégrité psychique.

Il faut premièrement que l’individu soit protégé contre tout processus ou toute

situation qui induiraient un conditionnement psychologique.

1. Les méthodes d’interrogatoire

On se reportera, dans ce contexte, à l’article 3 du Code de procédure pénale350 qui fait

obligation aux autorités pénales de « respecter la dignité des personnes impliquées

dans la procédure pénale à tous les stades de celle-ci » (premier alinéa) et leur interdit

« d’appliquer des méthodes d’enquête qui sont attentatoires à la dignité humaine »

(second alinéa, lettre d). Cet énoncé, relativement vague et qui, partant, serait

insuffisant à lui seul à garantir le respect de la dignité humaine en procédure pénale

est concrétisé de la manière la plus précise par l’article 141 du même Code : on y lit

que sont interdits dans l’administration des preuves, même si la personne concernée y

a consenti, « les moyens de contrainte, le recours à la force, les menaces, les

promesses, la tromperie et les moyens susceptibles de restreindre les facultés

intellectuelles ou le libre arbitre ».

On ne saurait mieux dire !

Mais peut-on considérer que, dans les faits, ce principe est toujours respecté ? Poser

cette question, c’est se demander s’il existe des dispositifs suffisant à garantir qu’il en

soit ainsi. Ainsi posée, la question ne peut qu’être résolue par la négative.

A notre sens, il ne saurait l’être que moyennant une double garantie : que soit filmé,

avec le consentement il va de soi de l’intéressé, chaque interrogatoire et que les films

soient conservés sans limite de durée, étant en outre entendu que tout interrogatoire

non-filmé exécuté sans le consentement de l’intéressé ne puisse en aucun cas être

invoqué comme moyen de preuve dans le procès pénal ; et que toute plainte pour

350 Code de procédure pénale suisse du 5 octobre 2007 (Code de procédure pénale, CPP ; RS 312.0).

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mauvais traitement puisse être portée devant un ombudsman spécialement affecté à ce

type d’affaire et entièrement indépendant de la hiérarchie tant pénitentiaire que

policière – c’est la définition même de l’ombudsman.

Il ne saurait être recouru à un « détecteur de mensonge » ou à un « serum de vérité ».

A un degré de violence infiniment plus grave, on citera toute forme de traitement

ayant pour objectif de briser la personnalité de la personne qui en est victime.

On songe ici d’une part à certaines formes d’isolement d’un détenu : privation

permanente de la lumière du jour, privation de tout repère de temps et de lieu. Le

Tribunal fédéral n’a, aussi bien, pas hésité à considérer qu’un isolement sensoriel

complet combiné avec un isolement social total pouvait détruire la personnalité et

constituer un traitement inhumain qui ne pouvait se justifier par les exigences de la

sécurité ou pour toute autre raison351.

On songe d’autre part à la torture. On pourrait être tenté, certes, d’en déduire la

prohibition déjà de la garantie du droit à la vie ou, à tout le moins, de l’intégrité

corporelle et de l’intégrité psychique. Ce ne serait assurément pas faux, mais ce serait

insuffisant : faire subir la torture c’est selon les cas, soit instrumentaliser le sujet, le

réduire à une source de renseignements en brisant sa volonté de les tenir secrets ; soit

réduire le sujet à être un objet de jouissance sadique. On ajoutera que l’inefficacité de

la torture est aujourd’hui de plus en plus largement reconnue, ce qui devrait constituer

au moins un espoir de voir finalement éradiquée cette pratique criminelle et barbare.

2.- Neuromarketing et messages subliminaux

Mais protection aussi contre toute méthode ou processus émanant de tiers (« effet

horizontal »). On songe ici tout particulièrement à certaines formes particulièrement

intrusives de conditionnement à consommer: neuromarketing, messages subliminaux.

351 ATF 134 I 221 consid. 3.2.1, p. 226.

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Ou encore services addictifs sur smartphones352. Ou les ravages causés sur les enfants

par la cyberdépendance ; au point que l’OMS considère désormais le « trouble du jeu

video » comme une maladie353.

A ce propos, on notera avec intérêt que la loi fédérale sur la radio et la télévision354

interdit expressément pour le domaine de l’audiovisuel toute publicité clandestine et

subliminale355.

On notera également que constitue notamment de la concurrence déloyale le fait

d’entraver la liberté de décision de la clientèle en usant de méthodes de vente

particulièrement agressives 356.

E) La sauvegarde de la qualité de sujet dans les situations de dépendance

Ce problème se pose de manière particulièrement aigüe dans les situations de

dépendance.

Nous traiterons dans un autre contexte la matière des droits du patient et le droit des

personnes privées de liberté de disposer de leur propre mort.

1. En situation de privation de liberté

Le Tribunal fédéral a consacré récemment à cette problématique un important arrêt,

qui analyse longuement et de manière approfondie les principes posés par les normes

conventionnelles et constitutionnelles, et par les directives établies dans le cadre du

Conseil de l’Europe en matière de conditions de détention; il peut y être pour

l’essentiel renvoyé357.  Il a rappelé que, déjà sous l’empire de la précédente

Constitution, il avait posé le principe selon lequel « les restrictions à la liberté

personnelle de la personne détenue sont admissibles uniquement lorsqu’elles ne

352 Anouch Seydtaghia, Contrer les ravages de l’addiction numérique, in Le Temps, du 20 février 2018, article consacré au Center for Human Technology créé par des anciens salariés de Google et Facebook353 Ghislaine Bloch, Une drogue qui touche surtout les enfants, in Le Temps du 2 février 2018, p. 3.354 Loi sur la radio et la télévision du 24 mars 2006 (LRTV, RS 784.40).355 LRTV art. 10 al. 3.356 Loi fédérale contre la concurrence déloyale du 19 décembre 1986 (LCD, RS 241). Cf. à ce propos ATF 6B_1074/2016, du 20 juillet 2017.357 ATF 141 I 141.Cf. également ATF non publié du 14 novembre 2017, 1B_325/2017.

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violent pas le principe de la dignité humaine »358 ; statuant alors sous l’angle de la

garantie de la liberté personnelle, il avait considéré que, outre les conditions

auxquelles sont soumises toutes les restrictions d’un droit fondamental, il fallait en

plus que la liberté personnelle du détenu ne soit ni entièrement abolie, ni vidée de son

contenu en tant qu’institution fondamentale de l’ordre juridique ; et il avait déduit de

là la prohibition de tout traitement contraire à la dignité humaine359. Dans l’arrêt

précité, il a précisé qu’il appartenait à l’Etat «  de s’assurer que tout prisonnier est

détenu dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les

modalités de sa détention ne le soumettent pas à une détresse ou à une épreuve d’une

intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à une telle mesure »360.

Cet arrêt est intéressant à un double point de vue.

D’une part, il fait référence, implicitement mais certainement, au quatrième alinéa de

l’article 36 Cst. qui, on s’en souvient, déclare inviolable l’essence des droits

fondamentaux.

D’autre part, il déclare comme faisant partie de cette essence de la dignité humaine la

prohibition de toute humiliation ou souffrance gratuites, infligées pour elles-mêmes,

sans motif reconnaissable. La condition de détenu implique que celui-ci soit soumis à

une discipline destinée à assurer que l’exécution de la peine s’effectue –

individuellement et collectivement - dans l’ordre et en conformité aux objectifs visés

par elle, notamment celui, fondamental, « de donner l’envie au détenu de se

reconstruire »361 et de favoriser une future réinsertion ; et la soumission à cette

discipline implique par hypothèse souffrance, voire humiliation. Mais ce qui est

inacceptable, c’est que soient infligées souffrances et humiliations qui ne peuvent plus

se réclamer de tels motifs.

La prohibition de toute souffrance ou humiliation infligées pour elles-mêmes a une

portée qui dépasse largement la problématique des situations de détention. Elle se

358 Arrêt précité, consid. 6.3.4, p. 148.359 ATF 102 Ia 279, consid. 2, p.289.360 Arrêt précité, consid. 6.3.4, p. 146.361 Cf. à ce propos l’interview par Fati Mansour du Directeur de l’Office cantonal genevois de la détention et du responsable du Service genevois de probation et d’insertion, im Le Temps du 30 novembre 2017, p.7

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rapproche beaucoup et de la prohibition de l’arbitraire, et de la prohibition des

traitements inhumains. On aperçoit par là comment l’essence de la dignité humaine

peut être protégée par d’autres droits fondamentaux.

2. Dans les rapports de travail

Il nous faut aborder aussi la problématique de la dépendance du travailleur à l’égard

de son employeur. S’il est en effet un contexte dans lequel la sauvegarde de la qualité

de sujet est à la fois capitale et de plus en plus menacée, c’est bien celui-ci.

On ne reviendra pas ici sur « l’esclavage moderne » dont sont victimes des

travailleurs étrangers en situation illégale.

Ce point mis à part, il faut souligner que l’un des éléments essentiels du contrat de

travail, c’est le rapport de subordination du travailleur à l’égard de son employeur362 –

et c’est d’ailleurs ce qui distingue le contrat de travail du contrat de mandat. Dit

autrement : le travailleur exécute la prestation de travail à laquelle il s’est engagé sous

les ordres de l’employeur ; à la différence du mandataire, il ne lui est pas donné la

possibilité d’organiser librement son travail. Outre l’obligation de fournir sa

prestation, il lui incombe de « sauvegarder fidèlement les intérêts légitimes de

l’employeur »363.

On conçoit que cette situation comporte, pour le travailleur, le risque d’être réduit à

n’être qu’un objet aux mains de son employeur.

Le législateur a donc prévu quelques garde-fous.

Tant en droit public364 qu’en droit privé365, il est fait à l’employeur l’injonction de

sauvegarder la dignité et la santé de ses collaborateurs.

362 Aux termes de l’art. 321d al. 2 CO , le travailleur observe selon les règles de la bonne foi les directives générales de l’employeur et les instructions particulières qui lui ont été données. Dans le même ordre d’idées, l’art. 321a impose au travailleur un devoir de diligence et de fidélité. 363 Cf. note précédente.364 Loi fédérale du 13 mars 1964 sur le travail dans l’industrie, l’artisanat et le commerce (Loi sur le travail, LTr. RS 822.11)365 Art. 328 CO.

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Il s’en faut de beaucoup que cette injonction soit respectée : des méthodes de

management actuellement de plus en plus répandues violent frontalement et l’une, et

l’autre. Elles réduisent le travailleur à n’être plus qu’une « ressource humaine »

corvéable à merci, dont il peut être arbitrairement disposé et abusé à des seules fins

de rentabilité de l’entreprise ; sans le moindre souci des effets que produit cette

violence dans la relation de travail sur la santé du travailleur : démotivation,

épuisement nerveux (burn out), désespoir et, parfois, passage à un acte fatal, sans que,

pour autant, les suicides liées au travail ne soient étudiés comme tels366.

Il n’en est que plus indispensable de rappeler ici quelques-uns des devoirs que le

respect et la protection de la dignité de ses travailleurs impose à l’employeur.

Le travailleur doit être respecté dans ses choix d’existence, dans toute la mesure où

ceux-ci n’affectent pas la bonne exécution de sa prestation de travail ou le bon

fonctionnement de l’entreprise ; cela devrait, à notre sens, imposer des limites à

certaines formes de « flexibilisation » du travail, tant prônée actuellement comme

devant constituer « le monde du travail de demain ». 367

C’est ce qui résulte de cette disposition du Code des obligations déjà mentionnée qui

déclare abusif un licenciement « donné pour une raison inhérente à la personnalité (du

travailleur)368, à moins que cette raison n’ait un lien avec le rapport de travail ou ne

porte sur un point essentiel un préjudice grave au travail dans l’entreprise »369. Cette

disposition ne concerne, certes, que le licenciement donné pour cette raison. Mais on

peut – et à notre avis on doit – tirer de ce cas particulier un principe plus large : sous

la réserve que l’on vient de voir, l’employeur ne saurait pendant toute la durée des

rapports de travail infliger au travailleur quelque discrimination que ce soit motivée

uniquement par une raison inhérente à sa personnalité.366 Sylvie Logean, Le stress au travail, ce poison lent, in Le Temps du 25 novembre 2017, p. 19. S’agissant plus spécifiquement du personnel soignant ; Géraldine Marchand-Balet, Conseillère nationale, Le personnel soignant est malade, in Le Temps du 20 novembre 2017, p. 9. 367 Bernard Wüthrich, Le PS tiraillé par la flexibilisation du travail, in Le Temps du 29 août 2017, p. 6.368 En fait le premier alinéa de la disposition en question a un caractère bilatéral : le congé fondé sur un des motifs énumérés par cet alinéa est abusif qu’il soit donné par l’une ou l’autre partie. Mais il saute aux yeux qu’on ne conçoit guère que le congé donné par le travailleur soit déclaré abusif parce que motivé par une raison inhérente à la personnalité de l’employeur et que l’auteur de ce congé soit exposé à devoir verser de ce chef une indemnité à son employeur…369 Art. 336, premier alinéa, lettre a.

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Si le travailleur doit accomplir avec diligence la prestation de travail pour laquelle il a

été engagé et, au-delà, sauvegarder fidèlement les intérêts légitimes de l’employeur, il

incombe à celui-ci de faire en sorte que le travailleur puisse accomplir ses obligations

dans un contexte qui sauvegarde sa dignité.

Il ne saurait être contraint à faire quoi que ce soit de nature à enfreindre l’ordre

juridique. Son devoir de fidélité ne l’oblige à sauvegarder que les intérêts légitimes de

l’employeur.

Il ne saurait davantage être contraint d’exécuter sa prestation d’une manière qui heurte

les exigences de la déontologie professionnelle. On peut songer ici au personnel

soignant engagé dans les établissements de santé, les établissements médico-sociaux

ou les services de soins à domicile soumis à des contraintes de temps (un minutage

systématique, rigide et insuffisant du temps pouvant être consacré à chaque type de

soin) ou à une insuffisance ou inadéquation de moyens propre à induire une

maltraitance des bénéficiaires de ces soins.

F) Participer à la définition d’un destin collectif

Etre sujet de sa propre existence, c’est aussi de pouvoir participer, en quelque mesure

et sous une forme constitutionnellement définie, directement ou indirectement, à

l’élaboration des décisions qui détermineront de manière contraignante le destin

collectif du groupe auquel le sujet appartient. C’est là l’objet des droits politiques.

Les droits politiques en tant que tels font l’objet d’un titre propre dans la Constitution

et nous n’avons donc pas à en traiter ici.

Ce qui, à l’inverse, nous intéresse au plus haut point, c’est que, au titre consacré aux

droits fondamentaux, une disposition expresse, celle de l’article 34, porte garantie

expresse des droits politiques370 et elle en précise le sens à son second alinéa : il s’agit

de protéger la libre formation de l’opinion des citoyens et des citoyennes et

l’expression fidèle et sûre de leur volonté.

370 Premier alinéa.

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Protection à laquelle participent une série de principes et de dispositifs, du devoir de

réserve de la collectivité publique en ce qui concerne ses interventions dans les

campagnes préparant les élections et les votations au secret du vote, en passant par la

clarté des textes soumis à votation populaire, en particulier le principe, déjà discuté

précédemment, de l’unité de la matière ; pour ne citer que ces quelques exemples.

G) Aliéner sa qualité de sujet ?

Reste à examiner un dernier point : le sujet peut-il « aliéner » sa qualité de sujet par

un libre choix ou l’ordre juridique doit-il, au nom précisément de la protection et du

respect de la dignité humaine, l’empêcher de le faire ?

A notre sens, la solution est évidente : le sujet le peut, et l’ordre juridique n’a pas à

l’en empêcher ; il faut en revanche que l’ordre juridique lui ouvre la possibilité de

révoquer la décision qu’il prend ainsi en toute liberté.

C’est ce que prévoit l’article 27 du Code civil, intitulé « protection contre les

engagements excessifs ». Selon cette disposition, nul ne peut, même partiellement,

renoncer à la jouissance ou à l’exercice des droits civils ; de même, nul ne peut aliéner

sa liberté ni s’en interdire l’usage dans une mesure contraire aux lois ou aux mœurs.

De tels actes seraient frappés de nullité : ce qui revient à dire, précisément, que leur

auteur peut s’en dégager en tout temps.

Une jurisprudence constante admet qu’aucune obligation ne peut être contractée

« pour l’éternité »371.

II.2 Disposer de sa vie et de sa mort

Disposer de sa propre existence, c’est, en termes tout à fait généraux, pouvoir décider

librement de sa propre vie et de sa propre mort.

371 Cf. p.ex. ATF 143 III 480 qui distingue très clairement la protection découlant de l’art. 27 CC et la possibilité de mettre fin à certaines conditions à des contrats de longue durée non dénonçables ; cf. également ATF 113 II 209, consid. 4, pp. 210-211.

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La contrepartie, c’est que chacun assume la responsabilité et les conséquences de ses

choix.

Ce qui implique deux choses : que le sujet ait la capacité de discernement et qu’il

dispose d’une information la plus complète possible sur les conséquences de ses

choix, pour lui-même et pour autrui.

Il faut en d’autres termes que ses choix soient éclairés : ce qui suppose que l’accès à

l’information pertinente lui soit garanti : soit par l’exercice de certains droits

fondamentaux ; soit par des mesures positives de l’Etat. Il s’agit entre autres, et bien

évidemment, de la liberté de l’information et de la liberté de communication, comme

aussi de la liberté de la science. Mais que seraient ces deux libertés sans la liberté

d’opinion et d’expression et la liberté de la presse ? Et que serait la liberté de la presse

sans que soient institués les dispositifs nécessaires pour assurer l’existence d’une

presse pluraliste et indépendante tant des pouvoirs publics que des pouvoirs

économiques ? Que serait la liberté de la science sans la mise à disposition des

infrastructures et moyens nécessaires à son exercice ?

A) Protéger le sujet contre lui-même ?

Si le sujet se voit garantir un droit à la vie et un droit à l’intégrité physique et

psychique, cette double garantie va-t-elle jusqu’à impliquer un devoir de l’Etat de

protéger le sujet contre lui-même ?

Incombe-t-il à l’Etat de prendre toute mesure raisonnablement exigible pour prévenir

et/ou interdire, voire de réprimer les comportements à risque adoptés par certains

sujets ?

Il s’agit ici, on l’aura compris, des sports à risque, soit par exemple le ski hors piste en

période de grand danger d’avalanches, ou certaines ascensions en montagne lorsque la

météorologie rend celles-ci excessivement périlleuses.

Un premier principe doit être posé : il incombe à l’Etat (« effet horizontal ») de

prévenir, d’interdire et de sanctionner tout comportement de quiconque crée un

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danger non seulement pour lui-même, mais également pour autrui. C’est la

conséquence évidente de la garantie du droit à la vie et à l’intégrité corporelle dont

bénéficient tous ces autres sujets susceptibles d’être mis en péril par le comportement

à risque d’un seul ou de quelques-uns. On citera ici le domaine de la circulation

routière : chaque usager est tenu d’en respecter les règles et s’expose à des sanctions,

administratives et pénales, si, en enfreignant ces règles, il met en péril les autres

usagers.

Ce cas mis à part, tout ce qui peut, à notre sens, être exigé de l’Etat, c’est qu’il

informe suffisamment sur les dangers existants. Moyennant quoi, il ne saurait être

tenu responsable des conséquences d’un comportement à risque : celui qui l’adopte en

connaissance de cause fait un choix dont il doit seul assumer les conséquences.

Un cas limite est celui où le sujet, par un comportement à risque, provoque la

nécessité de mettre en œuvre des opérations de secours mais que celles-ci entraînent

un risque pour les sauveteurs. Il ne saurait, selon nous, être exigé de l’Etat qu’il mette

à disposition des opérations de secours pour faire face à toutes les situations ; encore

une fois, le sujet doit assumer les conséquences de ses choix. Mais si l’Etat a mis en

place des corps de secouristes pour des interventions dans des situations spécifiques,

ce qui relève de son libre choix, il lui incombe d’en assurer la mise en œuvre ; s’il

manque à ce devoir, il peut engager sa responsabilité : en créant ces corps de

secouristes, il a lui-même accepté que ceux-ci se trouvent exposés à des risques

vitaux lors d’une opération de sauvetage. En revanche, il peut être exigé du sujet qui a

provoqué la nécessité de l’intervention qu’il en assume les frais.

B) Interventions dans les domaines de la médecine et de la biomédecine

S’il est un domaine où le respect et la protection de la dignité humaine prennent tout

leur sens, c’est bien celui de la médecine et, plus largement, des interventions sur le

corps humain.

1. Libre choix du médecin

C’est d’abord le principe du libre choix du médecin. Liberté désormais compromise,

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dans la mesure où les assureurs pourraient désormais se contenter de ne travailler

qu’avec le nombre minimal, défini par chaque canton, de fournisseurs de

prestations372.

2. Le consentement éclairé

Si la garantie de la dignité humaine implique le droit de chacun de disposer de sa

propre existence, de décider librement de sa propre vie et de sa propre mort, il en

découle tout naturellement ce principe fondamental que nul ne saurait être soumis

contre son gré à un traitement médical, fût-ce pour écarter un risque létal, sans son

consentement éclairé.

Ce principe est profondément ancré tant sur le plan international que dans notre ordre

juridique. La Convention du Conseil de l’Europe pour la protection des Droits de

l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et

de la médecine, conclue à Oviedo le 4 avril 1997, à laquelle la Suisse a adhéré et qui,

pour elle, est entrée en vigueur le 1er novembre 2008i373, consacre un chapitre entier à

cette problématique du consentement374.

Nul ne saurait intervenir à quelque titre que ce soit sur les fonctions corporelles

(physiques et psychiques) d’une autre personne sans le consentement éclairé de celle-

ci, pour autant bien sûr qu’elle soit capable de discernement ; il s’agit là d’un droit

strictement personnel, qui peut, dès lors être exercé par un mineur capable de

discernement, même contre l’avis de son représentant légal375.

Le Tribunal fédéral déduit ce principe de la liberté personnelle et du droit de chacun à

la protection de son intégrité corporelle376.

372 Magalie Goumaz, La liberté de choisir son médecin est compromise, in Le Temps du 18 mai 2017, p.7.373 RS 0.810.2. En abrégé Convention sur les Droits de l’Homme et la biomédecine, CDHB. On notera cependant que cette convention n’est pas d’application directe, ou selon une terminologie largement répandue, « self-executing », elle ne fait qu’obliger les Etats parties à introduire dans leur droit interne les principes qu’elle proclame ; mais elle doit, à ce dernier titre, être prise en compte, le cas échéant, dans l’interprétation de ce droit.   374 Art. 5 à 9.375 ATF 134 II 237 consid. 4.1 p. 237. 376 Même arrêt.

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Pour nous, il y va plutôt du respect et de la protection de la dignité humaine ; si

malade soit-elle, quelqu’exposée qu’elle soit même à un risque létal, la personne doit,

en tant qu’elle est titulaire du droit d’être protégée dans sa dignité, demeurer sujet de

sa propre existence et ne pas être réduite à la condition de simple objet des soins qui

lui seraient prodigués parce que ceux-ci le seraient sans son consentement.

Dans un arrêt relativement ancien377, notre Cour suprême avait laissé entendre que le

consentement du patient pouvait être tenu en échec par les dispositions de l’article 27,

deuxième alinéa du Code civil, qui prohibe, on l’a vu, les engagements excessifs et

l’aliénation de sa liberté378. Ce n’est pas faux, mais à la condition que cette disposition

soit interprétée de manière conforme à la garantie constitutionnelle du respect et de la

protection de la dignité humaine ; soit dans ce sens que l’intéressé ne peut retenir des

options thérapeutiques dont les effets seraient irréversibles et qui ne seraient pas

dictés par l’ensemble des choix existentiels opérés par lui et en évidente cohérence

avec eux.

Enfin, on ne contestera pas que, dans des situations extrêmes, chacun puisse être, sans

son consentement, soumis à certaines interventions médicales qui s’avèrent

nécessaires pour protéger la santé, l’intégrité corporelle voire la vie d’autrui : ainsi

l’obligation de se faire vacciner ou de se soumettre à d’autres mesures nécessaires

pour prévenir ou contenir la propagation d’une épidémie379. La législation fédérale en

matière de maladies transmissibles à l’homme380 prévoit, aussi bien, au titre des

mesures de lutte qu’elle institue381 qu’une personne malade ou présumée malade,

infectée ou présumée infectée ou qui excrète des agents pathogènes peut être tenue de

se soumettre, non seulement à un examen médical et à des prélèvements382, mais aussi

à un traitement médical383. C’est ici un cas d’application de principe selon lequel un

droit fondamental peut être restreint afin de protéger les droits fondamentaux d’autrui,

pourvu que soit respecté le principe de proportionnalité ; en l’occurrence, cette même

législation dispose que des mesures de lutte ne peuvent être ordonnées que si des

377 ATF 114 Ia 350, consid. 6, p. 359.378 Même arrêt, consid. 7b/aa p. 362.379 Même arrêt, consid. 5, p. 357.380 Loi fédérale du 28 septembre 2015 sur la lutte contre les maladies transmissibles à l’homme (Loi sur les épidémies, Lep, RS 818.101)., au titre des mesures de lutte381 Art. 33 à 38 Lep.382 Art. 36 Lep383 Art. 37 Lep.

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mesures moins contraignantes ne sont pas de nature à prévenir la propagation d’une

maladie transmissible ou n’y suffisent pas, permettent de prévenir un risque sérieux

pour la santé d’autrui et sont raisonnables et nécessaires384.

Encore faut-il que le consentement soit éclairé : faute de quoi le « choix » laissé au

patient de consentir ou non aux traitements qui lui sont proposés ne serait qu’une

sinistre farce. Dit autrement, il incombe au soignant, quel qu’il soit, de décrire au

patient de manière complète et précise ce qu’il se propose d’entreprendre, quels en

sont les effets, les chances de succès et les éventuels inconvénients, et enfin quels en

sont les risques en cas d’insuccès et leur degré de gravité.

Ce devoir de franchise et de clarté va-t-il jusqu’à imposer au soignant d’éclairer son

patient sur son état, quelles que puissent en être les conséquences, quel que puisse en

particulier être le risque d’une aggravation de son état causée par ce type de

révélation ? Bieri385 résout la question par l’affirmative et nous partageons cette

opinion : ici, la protection de la dignité humaine doit avoir le pas sur la sauvegarde de

l’intégrité corporelle. Il importe en effet que le sujet puisse aménager, selon les

possibilités de choix que lui laisse son état, également cette phase de son existence,

fût-ce la dernière ! Et choisir, le cas échéant, de mettre fin à ses jours : il faudra y

revenir lorsque nous traiterons spécifiquement de lu problématique du suicide.

Le consentement peut, à tout moment, être librement retiré386.

Dans certains domaines particuliers, le devoir d’informer obéit à des exigences

qualifiées.

Ainsi, en matière de recherche scientifique sur la personne, ce consentement doit être

donné expressément, spécifiquement et consigné par écrit387. La loi fédérale relative à

la recherche sur l’être humain, du 30 septembre 2011388 énumère en outre de manière

précise les points sur lesquels l’information doit porter – le Conseil fédéral étant en

384 Art. 30 Lep.385 Op.cit., pp.39-40386 Art. 5 al. 3, 16 ch v CDHB.387 Art. 16 ch. v CDHB.388 RS 810.30.-

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outre habilité à prévoir d’autres éléments d’information à fournir - et elle exige qu’un

délai raisonnable doit être accordé à la personne avant qu’elle ne se prononce389.La

personne se prêtant à une recherche doit en outre être informée de ses droits et des

garanties prévues par la loi pour sa protection390.

Il en va de même en matière de prélèvement d’organes ou de tissus effectué sur un

donneur vivant à des fins de transplantation ; dans ce cas, le consentement doit être

donné soit par écrit, soit devant une instance officielle391.

S’agissant du consentement éclairé à la constitution d’un dossier électronique du

patient, celui-ci doit donner son consentement par écrit et ce consentement n’est

valable que si la patient a été dûment informé sur la manière dont les informations

sont traitées et sur les conséquences qui en résultent392

3. Le prélèvement d’organes

ll ne peut être prélevé d’organes, de tissus ou de cellules sur une personne vivante que

si elle est majeure et capable de discernement, si elle a donné par écrit son

consentement libre et éclairé, s’il n’en résulte pas de risque sérieux pour sa vie et sa

santé et enfin si le receveur ne peut être traité par une autre méthode thérapeutique

ayant une efficacité comparable393. La deuxième condition ne nous paraît pas

compatible avec la liberté de choix découlant de la garantie constitutionnelle du

respect et de la protection de la dignité humaine : si, comme il se doit, le

consentement est éclairé, c’est désormais à la personne concernée à assumer les

conséquences de son choix, dussent-ils même compromettre sa santé, voire sa vie et il

n’appartient pas à l’Etat de la protéger contre elle-même.

Le prélèvement d’organes sur une personne mineure ou incapable de discernement est

toujours exclu ; le prélèvement de tissus ou de cellules est très exceptionnellement

389 LRH art. 16.390 Art. 16 ch. IV CDHB.391 Art. 19 al.. 2 CDHB392 Loi fédérale sur le dossier électronique du patient, du 19 juin 2015, entrée en vigueur le 15 avril 2017 (LDEP, RS 816.1). art. 3 al. 1.393 Loi fédérale sur la transplantation d’organes, de tissus et de cellules, du 8 octobre 2004 (Loi sur la transplantation, RS 810.21, art. 12.

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possible, mais à une série de conditions extrêmement restrictives. Il y faut,

cumulativement, le consentement libre et éclairé du représentant légal, le cas échéant

celui du mineur capable de discernement et une autorisation d’une autorité

indépendante ; la personne incapable de discernement doit autant que possible être

associée au processus d’information et à la procédure visant à obtenir le consentement

nécessaire394.

En novembre 2017, un projet d’Arrêté fédéral portant approbation de la Convention

du Conseil de l’Europe contre le trafic d’organes, du 25 mars 2015, a été mis en

consultation, signée par la Suisse le 10 novembre 2016395. Cette Convention a pour

triple objet la poursuite pénale et la prévention du trafic illicite d’organes et l’aide aux

victimes ; son adoption entraînerait pour l’essentiel quelques modifications de la

législation topique.

4. La recherche sur l’être humain

S’il est un domaine où le risque de conflit entre le respect de la personne humaine et

l’intérêt de la science est élevé, c’est bien celui de la recherche sur l’être humain. Il

faut donc dûment saluer que la législation en cette matière396 prenne d’entrée une

position parfaitement claire : les intérêts, la santé et le bien-être de l’être humain,

proclame-t-elle, priment les intérêts de la science et de la société397. Comme on va le

voir, elle institue un système de normes très détaillé pour mettre en œuvre cette option

fondamentale. Nous avons jugé utile de nous y arrêter quelque peu : il nous paraît en

effet que les dispositifs mis en œuvre pour garantir concrètement le respect de cette

option ont été définis de manière particulièrement heureuse et satisfaisante.

La recherche sur l’être humain couvre un large champ: il s’agit de rien moins que la

recherche sur les maladies humaines et sur les structures et le fonctionnement du

corps humain pratiquée sur des personnes, sur des personnes décédées, sur des

394 Art. 13 Loi sur la transplantation. Que la personne soit associée autant que possible à la procédure ne change rien au fait que ce n’est pas elle qui donnera ou refusera son consentement, puisque précisément son incapacité de discernement exclut qu’elle puisse le faire. Il n’y a donc aucune contradiction !395 FF 2017, p. 7312. Projet et Rapport explicatif relatif à l’approbation de la Convention du Conseil de l’Europe, novembre 2017 ; textes consultables sur le site www.admin.ch/ch/f/gg/pc/pendent.html. 396 Loi fédérale relative à la recherche sur l’être humain, du 30 septembre 2011 (LRH, RS 810.30).397 Art. 4 LRH,

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embryons et des fœtus, sur du matériel biologique non anonymisé, sur des données

personnelles liées à la santé, à moins qu’elles n’aient été collectées anonymement ou

anonymisées398.

Le consentement éclairé joue évidemment ici aussi un rôle de tout premier plan. La

recherche sur l’être humain peut être pratiquée uniquement si la personne concernée a

donné son consentement ou n’a pas exercé son droit d’opposition après avoir reçu les

informations voulues399 ; elle peut en tout temps refuser un projet de recherche ou s’en

retirer sans avoir à justifier sa décision400.

Il doit être qualifié lorsque la recherche ou le projet de recherche concerne un enfant

ou un adolescent401 capable de discernement : il doit toujours être accompagné de

celui, écrit, de son représentant légal402 ; s’il s’agit d’un adolescent, son consentement

doit être donné par écrit.

Lorsque la personne concernée (enfant, adolescent ou adulte) est incapable de

discernement, elle doit autant que possible être impliquée dans la procédure de

consentement403 ; l’avis de l’enfant et de l’adolescent incapable de discernement est

d’autant plus important qu’ils avancent en âge et en maturité404. La recherche ne peut

être effectuée lorsque la personne incapable de discernement a manifesté de quelque

manière son refus405. C’est là une manière élégante de sauvegarder pour ces

personnes un minimum de dignité, de ne pas les réduire absolument à un objet de

recherche. Et c’est aussi bien sûr un moyen d’éviter les abus.

Encore faut-il que le consentement soit éclairé.

De manière tout à fait générale, le consentement, qui doit être écrit, n’est opérant que

398 Art. 2 LRH.399 Art. 7 al. 1LRH,400 Art. 7 al. 2 LRH,401 La loi entend par enfant un mineur âgé de moins de 14 ans et par adolescent un mineur âgé de 14 ans au moins : art. 3 lit. j et k LRH.402 Art. 22 al. 1, lit. a et b, al. 3 lit.a ; art 23 al. 1 lit. a et b. Pour les adolescents capables de discernement, le consentement du représentant légal n’est cependant pas nécessaire si les risques et les contraintes inhérents au projet sont minimaux.403 Art. 21 al. 1 LRH.404 Art. 21 al. 2 LRH.405 Art. 22 al. 3b et al. 4, art. 23 al. 2 lit b et al. 3, art, 24 al. 1 lit. c et al.2 LRH.

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si la personne a été au préalable suffisamment informée ; les informations doivent être

fournies par oral et par écrit et de façon compréhensible, et porter sur la nature, le but,

la durée et le déroulement du projet de recherche, les risques et les contraintes

prévisibles, le bénéfice escompté du projet de recherche, notamment pour la personne

concernée ou pour d’autres personnes, les mesures destinées à assurer la protection de

ses données personnelles et enfin ses droits ; un délai de réflexion doit lui être accordé

avant qu’elle ne se prononce sur son consentement406 . A titre exceptionnel, si des

raisons d’ordre méthodologique l’imposent et si les risques et contraintes inhérents au

projet de recherche sont minimaux, l’information sur certains éléments du projet peut

n’être que partielle ; la personne concernée doit alors être informée a posteriori dans

les meilleurs délais, elle peut alors consentir à l’utilisation de son matériel biologique

ou de ses données, ou la refuser ; dans ce dernier cas, aucune utilisation ne pourra en

être faite407.

Il se peut qu’un projet de recherche doive être entrepris dans une situation

d’urgence408 où le consentement préalable de la personne concernée ne peut être

recueilli. En pareil cas, le projet ne peut être réalisé que si sont remplies des

conditions supplémentaires : il faut, notamment, que les dispositions nécessaires aient

été prises pour établir dans les meilleurs délais la volonté de la personne concernée,

que celle-ci n ‘exprime pas de manière identifiable, verbalement ou par un

comportement particulier, son refus du traitement lié au projet de recherche et qu’un

médecin non associé au projet de recherche soit consulté avant l’intégration d’une

personne au projet de recherche afin de défendre ses droits, avec à titre exceptionnel

et si des raisons valables le justifient, possibilité de ne répondre qu’ultérieurement à

cette dernière exigence409. Si le projet est sans bénéfice direct escompté, il faut en

outre que les risques et contraintes qui sont inhérents soient minimaux et qu’il

permette d’escompter des résultats essentiels, pouvant apporter un bénéfice à long

terme aux personnes atteintes de la même maladie ou du même trouble ou dont l’état

de santé est comparable410. Enfin, si la personne concernée se retrouve par la suite en

état d’exprimer sa volonté, elle doit être suffisamment informée du projet de

406 Art. 16 LRH.407 Art. 18 LRH..408 Art. 30-31 LRH.409 Art. 30 al. 1 LRH.410 Art. 30 al. 2 LRH.

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recherche et elle peut alors donner son consentement a posteriori ou le refuser411. Si

elle le refuse, le matériel biologique et les données ne peuvent plus être utilisés dans

le cadre du projet de recherche412.

Ensuite, la recherche elle-même, pour pouvoir être entreprise, doit satisfaire à un

certain nombre d’exigences et de conditions.

Elle doit porter sur une problématique scientifique pertinente dans trois domaines

limitativement énumérés : la compréhension des maladies humaines, la structure et le

fonctionnement du corps humain, la santé publique413.

Elle doit satisfaire à une série d’exigences scientifiques : respecter les normes

reconnues en matière d’intégrité scientifique, notamment en ce qui concerne la

gestion des conflits d’intérêts, remplir les critères de qualité scientifique, respecter les

normes internationales reconnues de bonnes pratique en matière de recherche sur

l’être humain ; enfin, les responsables doivent évidemment posséder des qualifications

professionnelles suffisantes414.

Elle ne doit pas être discriminatoire, ni individuellement, ni collectivement ;

s’agissant, en particulier, de la sélection des personnes participant à un projet de

recherche, aucun groupe de personnes ne peut être ni surreprésenté, ni écarté sans

raisons valables415.

La personne concernée a le droit être informée des résultats de la recherche et celui de

consulter en tout temps les données recueilles la concernant416.

Elle est soumise au principe de subsidiarité : un projet de recherche ne peut être

réalisé sur des personnes que si des résultats équivalents ne peuvent être obtenus

autrement417 ; la même règle s’applique s’agissant de projets de recherche sur des

411 Art. 31 al. 1 LRH.412 Art. 31 al. 2 LRH.413 Art. 5 LRH.414 Art. 10 al. 1 LRH.415 Art. 6 LRH.416 Art. 8 LRH.417 Art. 11 al. 1 LRH.

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personnes particulièrement vulnérables418 , soit les personnes incapables de

discernement419, les femmes enceintes420 et les personnes privées de liberté421 ; mais

s’agissant d’un projet de recherche avec bénéfice direct escompté sur une personne

privée de liberté, une disposition dérogatoire qui passe tout entendement déclare

inapplicable ce principe de subsidiarité422 : et en effet il saute aux yeux que, dans ce

cas, la personne privée de liberté est privée d’une garantie essentielle à laquelle elle

pourrait prétendre au titre du respect et de la protection de sa dignité humaine, et cela

est d’autant plus vrai qu’une personne privée de liberté, et donc en situation de

dépendance, a un besoin accru de protection ; cette clause heurte donc de plein fouet

la garantie constitutionnelle et devrait donc être purement et simplement abrogée, et

sans aucun délai.

Toute recherche sur la personne est soumise en outre au principe de proportionnalité :

non seulement les risques et contraintes encourus par les participants à un projet de

recherche doivent être réduits au strict minimum, mais encore ils ne doivent pas être

disproportionnés en regard de l’utilité attendue du projet423.

Le recours à un placebo ou la renonciation à un traitement ne sont autorisés que si

l’on n’en attend aucun risque supplémentaire de dommage sérieux ou irréversible

pour la personne concernée, et que soit aucun traitement conforme à l’état de la

science ne soit disponible, soit l’utilisation d’un placebo soit nécessaire pour des

raisons impératives et scientifiques afin de constater la sécurité ou l’efficacité d’une

méthode thérapeutique424

Tant avant de commencer l’exécution d’un projet qu’en cours de réalisation, lorsque

que surgissent des événements qui sont susceptibles de compromettre la sécurité ou la

santé des personnes participant au projet ou de créer un déséquilibre entre les risques

et contraintes et l’utilité du projet, toutes les mesures nécessaires doivent être prises

en vue d’assurer la protection de celles-ci425.

418 Art. 11 al. 2 LRH.419 Art. 21 à 24 LRH420 Art. 25 à 27 LRH.421 Art. 28 et 29 LRH.422 Art. 28 al. 2 in fine LRH.423 Art. 12 LRH.424 Art. 13 LRH. .425 Art. 15 LRH.

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Des exigences supplémentaires doivent être satisfaites s’agissant de projets de

recherches sur des personnes particulièrement vulnérables426. Il est opéré à ce propos

une distinction entre les projets avec bénéfice direct escompté pour la personne qui y

participe, et les projets sans bénéfice direct escompté ; pour ces derniers, il est exigé,

outre le consentement éclairé de la personne (si elle est capable de discernement) et

l’absence de refus manifesté par la personne (si elle est incapable de discernement) et

celui de son représentant légal, que les risques et contraintes inhérents au projet soient

minimaux et que le projet permette d’escompter des résultats essentiels pouvant

apporter un bénéfice de longue durée aux personnes atteintes de la même maladie ou

du même trouble ou dont l’état de santé est comparable. Mais là encore, les personnes

privées de liberté sont, de manière tout aussi incompréhensible, soumis à un régime

moins favorable : il n’est pas, en ce qui les concerne, exigé que le projet permette

d’escompter les résultats en question427.

5. Le dossier électronique du patient

Le dossier électronique du patient fait l’objet d’une loi fédérale du 19 juin 2015,

entrée en vigueur le 15 avril 2017428.

Ce dossier vise à améliorer la qualité de la prise en charge médicale et des processus

thérapeutiques, à augmenter la sécurité des patients, à accroître l’efficacité du système

de santé ainsi qu’à encourager le développement des compétences des patients en

matière de santé429 Il doit permettre de rendre accessible en ligne, en cas de traitement

concret, des données pertinentes pour ce traitement, tirées du dossier médical d’un

patient et enregistrées de manière décentralisée (par des « communautés »430) ou des

données saisies par le patient lui-même431.

426 Art. 21 ss. LRH.427 Art. 28 al. 2 LRH par a conrario-428 Loi fédérale sur le dossier électronique du patient, du 19 juin 2015 (LDEP, RS 816.1). Cf. à ce propos l’article de Magalie Goumaz et l’interview du Docteur Jean-Gabriel Jeannot in Le Temps du 11 octobre 2017, p. 9. Cf. également Jacques-Aurélien Marcireau / Sylvie Donnnasson-Eudes, La santé passe à l’ère du Big Data, in Le Temps du 19 septembre 2017, p. 14. 429 Art. 1 al. 3 LDEP.430 Art. 2 lit. e et 10 LDEP.431 Art. 2 lit. a LDEP.

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Aucun dossier électronique ne peut être constitué, on l’a vu, sans le consentement

éclairé du patient432. Le patient qui a valablement donné son consentement est

présumé accepter que les professionnels de la santé y saisissent des données en cas de

traitement médical ; les professionnels de la santé qui travaillent pour une institution

de droit public ou pour une institution à laquelle une tâche publique a été confiée par

un canton ou une commune sont autorisés à saisir et à traiter des données dans le

dossier électronique du patient433. Ce consentement peut être révoqué en tout temps et

sans motif434.

Le patient peut attribuer aux données médicales de son dossier électronique un des

trois niveaux de confidentialité suivants : normal, restreint et secret435. S’il ne le fait

pas, les nouvelles données enregistrées dans le dossier ont la niveau de confidentialité

« normal », sauf si le professionnel de la santé leur attribue le niveau de

confidentialité « restreint »436.

Le patient a accès en tout temps à son dossier et a la possibilité d’y introduire lui-

même ses propres données, notamment sa volonté concernant le don d’organes ou ses

directives anticipées437. Il ne peut être contraint de rendre accessible des données de

son dossier438. Sauf urgence médicale - et encore pour autant que la patient n’ait pas

exclu cette possibilité et qu’il soit dûment informé439- les professionnels de la santé ne

peuvent accéder aux données des patients que dans la mesure où ceux-ci leur ont

accordé un droit d’accès440 ; le patient peut accorder un droit d’accès à certains

professionnels ou groupes de professionnels ou exclure tout accès à certains

professionnels de la santé441 ; il peut adapter les niveaux de confidentialité de certaines

données442.

On n’aura pas manqué de le remarquer : le dispositif que l’on vient de décrire ménage 432 Art. 3 al. 1 LDEP.433 Art. 3 al. 2 LDEP.434 Art. 3 al. 3 LDEP.435 Art. 9 al. 2 et 3 LDEP ; art. 1 al. 1 de l’Ordonnance sur le dossier électronique du patient, du 22 mars 2017 (ODEP, RS 816.11). 436 Art. 1 al. 2 ODEP.437 Art. 7 LDEP.438 Art. 3 al. 4 LDEP.439 Art. 9 al. 5 LDEP.440 Art. 9 al. 1 LDEP.441 Art. 9 al. 3 LDEP.442 Art. 9 al. 4 LDEP.

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de manière tout à fait exemplaire les droits, les possibilités de choix et les intérêts du

patient ; il respecte au mieux les exigences découlant du respect et de la protection de

sa dignité ; c’est la raison pour laquelle nous avons cru opportun de nous y attarder

quelque peu.

On notera pour terminer que, désormais, les hôpitaux ne peuvent fournir leurs services

à charge de l’assurance-maladie de base que s’ils se sont affiliés à une communauté

au sens de la LDEP et ils disposent d’un délai de trois ans pour le faire443. A contrario,

les cabinets médicaux privés ne sont, pour l’instant, pas soumis à cette exigence.

6. L’analyse génétique humaine

La loi fédérale du 8 octobre 2004 sur l’analyse génétique humaine444 règle les

conditions auxquelles des analyses génétiques peuvent être exécutées dans les

domaines de la médecine, du travail, de l’assurance, de la responsabilité civile ainsi

que l’établissement des profils ADN visant à déterminer la filiation ou l’identité d’une

personne445. Elle a notamment pour but d’assurer le respect de la dignité humaine et

de la personnalité446.

Nul ne doit être discriminé en raison de son patrimoine génétique447.

Une analyse génétique ne peut être effectuée qu’avec le consentement libre et éclairé

de la personne concernée ou de son représentant légal448 ; en matière médicale, une

analyse génétique ne peut être effectuée sur une personne incapable de discernement

que si la protection de sa santé l’exige, elle peut être admise exceptionnellement s’il

n’existe pas d’autre moyen de détecter une grave maladie héréditaire ou le porteur

d’un gène responsable d’une telle maladie au sein de la famille et que l’atteinte à la

personne incapable de discernement est minime449.

443 Art. 39 al. 1 lit. f de la Loi sur l’assurance-maladie du 18 mars 1994 (LAMal, RS 832.10) tel qui modifié par l’art. 25 LDEP. 444 LAGH, RS 810.12.445 Art. 1 LAGH.446 Art. 2 lit. a LAGH.447 Art. 4 LAGH.448 Art. 5 LAGH.449 Art. 10 al. 2 LAGH.

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Dans le domaine médical, une analyse génétique ne peut être prescrite que par un

médecin habilité à exercer à titre indépendant, qui doit veiller à ce que la personne

reçoive un conseil génétique450.

Le médecin ne peut communiquer le résultat de l’analyse qu’à la personne concernée

ou à son représentant légal451. Avec le consentement exprès de la personne concernée,

il peut le communiquer aux membres de sa famille, à son conjoint ou à son

partenaire452. En cas de refus de consentement, il peut demander à l’autorité

compétente d’être délié de son secret médical lorsque l’intérêt prépondérant de la

famille, du conjoint ou du partenaire nécessite que ceux-ci soient informés453 ; en

pareil cas, le droit fondamental de la personne concernée au respect et à la protection

de sa dignité se trouve donc restreint pour protéger le droit fondamental des

destinataires précités à la prévention d’une grave atteinte à leur intégrité corporelle ou

à d’autres de leurs droits fondamentaux.

Lors de l’engagement ou durant les rapports de travail, l’employeur ou son médecin-

conseil ne peut exiger une analyse génétique présymptomatique, ou les résultats de

telles analyses déjà effectuées, une analyse génétique ayant pour but de déterminer

des caractéristiques personnelles du travailleur qui n’ont pas de rapport avec sa

santé454. Mais une analyse présymptomatique peut exceptionnellement être prescrite si

elle vise à prévenir une maladie professionnelle ou des accidents, moyennant que

soient remplies une série de conditions concernant notamment le poste occupé ou à

occuper par la personne concernée et avec son consentement455.

Une institution d’assurance ne peut exiger préalablement à l’établissement d’un

rapport d’assurance une analyse génétique présymptomatique456. S’agissant des

assurances entièrement ou partiellement régies par la Loi sur la partie générale des

assurances, de la prévoyance professionnelle obligatoire et surobligatoire, des

assurances contractées en vue de verser le salaire en cas de maladie ou de maternité,

450 Art.13 LAGH.451 Art. 19 al. 1 LAGH.452 Art. 19 al. 2 LAGH.453 Art. 19 al. 3 LAGH.454 Art. 21 LAGH.455 Art. 22 LAGH.456 Art. 26 LAGH.

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des assurances sur la vie jusqu’à un certain montant et d’une assurance-invalidité

facultative allouant une rente annuelle jusqu’à un certain montant, l’institution

d’assurance ne peut pas non plus exiger du preneur d’assurance ni utiliser les

résultats d’analyses génétiques déjà effectuées457 ; pour les assurances privées autres

que celles ainsi énumérées, les résultats d’une analyse présymptomatique déjà

effectuée peuvent, préalablement à la conclusion du rapport d’assurance, être exigées

à certaines conditions par l’institution d’assurance458.

La loi de 2004 fait actuellement l’objet d’une révision complète, rendue nécessaire par

les progrès considérables réalisés dans ce domaine et par l’apparition dans le

commerce de séquençages complets du génome offerts à la vente directe au

« consommateur »459. Le Conseil national a adopté le projet dans sa séance du 26

février 2018460.

Sans qu’il puisse être ici question de donner de ce nouveau texte une analyse détaillée,

on relèvera que, tout en maintenant pour l’essentiel les principes fondamentaux

contenus dans la loi actuellement en vigueur, le projet étend très sensiblement le

champ d’application de la réglementation légale et consacre un chapitre entier aux

analyses prénatales, distingue analyses génétiques dans le domaine médical – qui

comprennent désormais aussi des analyses ne portant pas sur des caractères

héréditaires ou acquis pendant la phase embryonale – et les analyses hors du domaine

médical. Ces dernières sont divisées en deux sous-catégories : celles qui portent sur

des données personnelles à caractère sensible, soumises à un régime largement

semblable à celui des analyses dans le domaine médical ; et les autres, soustraites au

régime de l’autorisation tant pour la prescription que pour la réalisation, et pour

lesquelles il n’est prévu que des obligations en matière d’information et de

communication des résultats excédentaires. C’est dans cette seconde sous-catégorie

qu’entrent les tests génomiques en libre commerce, notamment sur internet, (Direct-

to-Consumer Genetics Tests, DTC GT) , lesquels ne peuvent donc en aucun cas porter

457 Art. 27 LAGH.458 Art. 28 LAGH.459 Message du Conseil fédéral du 5 juillet 2017, FF 2017, pp. 5253 sv. ; Projet de Loi fédérale sur l’analyse génétique humaine, FF 2017, pp. 5409 sv.460 Géraldine Marchand-Balet, Analyse génétique humaine ; la sagesse du parlement, in Le Temps du 15 mars 2018, p.10. Cf. également Jurgi Camblong, L’analyse génétique est un miracle que nous devons protéger, in Le Temps du 7 mars 2018.

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sur des analyses entrant dans la première sous-catégorie.

On notera encore que ni les employeurs, ni les institutions d’assurance ne peuvent ni

exiger la réalisation d’analyses génétiques ne relevant pas du domaine non médical, ni

demander ou utiliser des données génétiques ne relevant pas du domaine non

médical ; que les analyses génétiques prescrites en lien avec des rapports de travail ne

peuvent être réalisées que dans le but de déterminer des caractéristiques ayant un

rapport avec le poste concerné et que leur résultat ne peut être communiqué qu’à la

personne concernée, l’employeur ne se voyant communiquer que si celle-ci entre ou

non en considération pour l’activité envisagée ; que ni l’employeur, ni un médecin

mandaté par lui ne peuvent exiger la réalisation d’une analyse génétique

présymptomatique, ni demander et utiliser les résultats de telles analyses effectuées

antérieurement, sauf dans les cas et aux conditions d’ores et déjà prévus en droit

actuel ; et qu’une institution d’assurance ne peut ni exiger, en vue de l’établissement

d’un rapport d’assurance la réalisation d’une analyse génétique présyomptomatique,

ni, s’agissant des types d’assurances tels qu’énumérés en droit actuel, demander et

utiliser les données génétiques résultant d’analyses présymptomatiques

antérieurement effectuées.

7. L’égal accès à la santé (renvoi)

La garantie de la vie et de l’intégrité corporelle ne serait que vaine parole s’il

n’existait pas un droit égal pour chacun d’accéder aux institutions et dispositifs de

santé. Nous traiterons plus loin de l’égalité des chances en matière de santé et des

facteurs propres à la compromettre.

D) Les mesures de protection de l’adulte et du mineur

On rappellera d’abord les dispositions que le Code civil consacre à la protection de

l’adulte461 et on commencera par celles qui se rapportent aux directives anticipées du

patient462.

461 Art. 360 sv. CC.462 Art. 369 à 373 CC.

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C’est ainsi que toute personne capable de discernement peut déterminer dans des

directives anticipées les traitements médicaux auxquels elle consent, ou non, pour le

cas où elle deviendrait incapable de discernement. Elle peut aussi désigner une

personne physique qui sera appelée à s’entretenir avec le médecin sur les soins

médicaux à lui administrer et à décider en son nom au cas où elle deviendrait

incapable de discernement, et elle peut donner des instructions à la personne ainsi

désignée463.

Le médecin qui traite une personne incapable de discernement doit, le cas échéant,

rechercher si celle-ci a formulé des directives personnelles anticipées et consulter à

cet effet sa carte d’assuré464. Ce médecin, sauf cas d’urgence, est tenu de respecter ces

directives465, faute de quoi tout proche peut saisir l’autorité de protection de l’adulte466.

Dans trois cas, le médecin peut cependant s’écarter des directives anticipées467 : si

celles-ci violent des dispositions légales, et si des doutes sérieux laissent supposer

qu’elles ne sont pas l’expression d’une libre volonté ou ne correspondent pas à une

volonté présumée dans la situation donnée ; il consigne alors, le cas échéant, dans le

dossier médical les motifs pour lesquels il s’est écarté de ses directives anticipées468.

C’est, à notre sens, donner trop de pouvoir au médecin, au détriment de la liberté de

choix du patient et, partant, de sa dignité. On ne voit tout d’abord pas de quelles

« dispositions légales » il peut bien s’agir et la formulation est, de toute manière,

beaucoup trop vague ; il paraît en outre discutable de confier à un médecin le soin de

trancher une question de droit…Il paraît encore plus discutable de le faire juge de ce

qui correspond à une libre volonté ou, pire encore, à une volonté présumée. Enfin, on

ne comprend pas qu’il ne soit tenu que « le cas échéant » de consigner les motifs de sa

décision ; il s’impose au contraire que ce devoir de motivation ne souffre aucune

exception, ne serait-ce que pour permettre à « tout proche » d’exercer utilement son

droit à saisir l’autorité de protection de l’adulte pour non-respect des directives

anticipées, ou à cette autorité d’intervenir en toute connaissance de cause et à bon

463 Art. 369 CC.464 Art. 372 al. 1 CC.465 Art. 372 al. 2 CC.466 Art. 373 al. 1 ch. 1 CC.467 Art. 372 al. 2 CC.468 Art. 372 al. 3 CC

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escient.

Il faut en revanche saluer le principe qui résulte a contrario de ces dispositions

légales : le médecin doit toujours respecter la volonté librement exprimée par un

patient alors qu’il était encore capable de discernement, même si elle paraît

déraisonnable, même si, aux yeux de l’observateur qualifié qu’est le médecin, elle va

à l’encontre de ce qui peut être objectivement considéré comme l’ « intérêt » du

patient.

Il reste cependant que tout proche peut en appeler à l’autorité de protection de

l’adulte lorsque les intérêts du patient sont compromis ou risquent de l’être469 ; et,

dans ce même cas, cette autorité peut intervenir d’office ou sur demande470. Et il est

fort à craindre que cette double clause ne soit utilisée pour tenir en échec une volonté

librement exprimée du patient…

Selon nous, une intervention « dans l’intérêt du patient » ne saurait être admise que si

elle ne contredit pas la volonté librement exprimée par celui-ci. La cohérence entre les

articles 372 et 373 du Code civil serait ainsi restaurée. En outre et surtout, l’institution

des directives anticipées a précisément pour but de permettre de respecter le principe

plus tard, alors que la personne, ayant entretemps perdu sa capacité de discernement,

n’est plus en mesure de se déterminer à ce sujet ; vouloir, dans ce cas, faire prévaloir

« l’intérêt » de cette personne, c’est vider cette institution de son sens et de sa

substance ; et c’est créer une inégalité de traitement injustifiable.

Il est en revanche tout à fait possible que des directives anticipées n’aient pas tout

prévu et que, face à une affection que leur auteur n’a pas prévue, on ne puisse tirer

aucune information directe de ses directives ; la loi, on l’a vu, autorise le médecin à

s’écarter des directives lorsque l’on peut sérieusement douter qu’elles correspondent à

la volonté présumée de leur auteur dans la situation donnée ; à l’inverse, il faut

admettre que, dans la situation présentement décrite, la volonté présumable de

l’intéressé doit être recherchée : soit, s’il se peut faire, en dégageant d’instructions

spécifiques un principe plus général susceptible d’être extrapolé à une situation

469 Art. 373 al. 1 ch. 2 cc.470 Art. 368 al. 2, applicable par renvoi de l’art. 373 al. 3 CC.

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nouvelle, soit, à défaut, en s’entourant des avis de ceux qui sont suffisamment proches

de l’intéressé pour présumer, avec quelque chance d’être dans le vrai, ce qu’aurait

décidé l’intéressé s’il avait été confronté à cette situation nouvelle alors qu’il jouissait

encore de toute sa capacité de discernement.

A défaut de telles directives – et, faut-il ajouter, à défaut de pouvoir établir une

volonté présumable – , la loi règle la représentation dans le domaine médical471,

énumère les diverses catégories de personnes habilitées à exercer cette représentation

et l’ordre dans lequel chacune de ces catégories, chacune à défaut de la précédente, est

appelée à intervenir.

Lorsqu’une personne incapable de discernement doit recevoir des soins médicaux sur

lesquels elle ne s’est pas déterminée dans des directives anticipées, le médecin traitant

définit le traitement avec la personne habilitée à la représenter dans le domaine

médical, qu’il aura préalablement renseignée sur tous les aspects pertinents du

traitement envisagé, notamment sur ses raisons, son but, sa nature, ses modalités, ses

risques et effets secondaires, son coût, ainsi que sur les conséquences d’un défaut de

traitement et sur l’existence d’autres traitements472. Dans toute la mesure du possible,

le patient doit être associé au processus de décision473. Le plan de traitement doit être

adapté à l’évolution de la médecine et à l’état de la personne concernée474.

C’est le principe du consentement éclairé maintenu jusqu’aux limites du possible et,

pour le surplus, transposé sur le représentant !

Il va sans dire que le médecin ne saurait proposer, et que le représentant ne saurait, en

cette qualité, consentir qu’un traitement à la fois nécessaire et approprié. Inversement,

le médecin doit au minimum proposer les traitements à défaut desquels l’état du

patient demeurerait gravement compromis ou, pire, serait en grand risque de subir de

graves détériorations ; et que le représentant ne saurait y refuser son consentement.

C’est ce que l’on peut déduire de la disposition légale selon laquelle l’autorité de

protection de l’adulte désigne le représentant ou institue une curatelle de

471 Art. 377 à 381 CC.472 Art. 377 al. 1 et 2 CC.473 Art. 377 al. 3 CC.474 Art. 377 al. 4 CC.

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représentation lorsque les intérêts de la personne incapable de discernement sont

compromis ou risquent de l’être475. C’est ce qu’avait déjà proclamé le Tribunal

fédéral il y a une trentaine d’années : le représentant doit se déterminer uniquement en

fonction des intérêts du patient ; et le consentement donné par celui-ci ne saurait en

aucun cas permettre au médecin de pratiquer des interventions qui, en raison de leur

nature, ne pourraient être admises que par l’intéressé lui-même476.

La loi définit là encore les personnes habilitées à représenter le patient et l’ordre dans

lequel elles le sont, chacune à défaut de la précédente477.

D’autres dispositions s’appliquent de plein droit à la personne incapable de

discernement qui réside dans un établissement médico-social (EMS).

Elles mettent à charge de l’institution des devoirs qui concernent la protection de la

personnalité, le maintien des relations avec l’extérieur, le maintien autant que possible

du libre choix du médecin478.

Elles règlementent de manière stricte les mesures de limitation de la liberté de

mouvement qui peuvent être imposées479.

Elles en définissent les conditions480. C’est ainsi qu’une telle mesure ne peut être

ordonnée que si des mesures moins rigoureuses ont échoué ou apparaissent a priori

insuffisantes et que si elle vise à prévenir un grave danger menaçant la vie ou

l’intégrité corporelle de la personne concernée ou d’un tiers, ou une grave

perturbation de la vie communautaire. La personne concernée doit être préalablement

informée des raisons, de la nature et de la durée probable de la mesure, ainsi que du

nom de la personne qui prendra soin d’elle durant cette période. La mesure doit être

levée dès que possible, mais, dans tous les cas, sa justification doit être reconsidérée à

intervalles réguliers.

475 Art. 381 al. 2 ch. 3 CC.476 ATF 114 Ia 350 consid. 7b/cc, p. 364..477 Art. 378 CC.478 Art. 386 al. 1 et 2.479 Art. 383 à 385 CC.480 Art. 383 CC.

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Toute mesure de ce genre doit faire l’objet d’un protocole. La personne habilitée à

représenter la personne concernée dans le domaine médical doit être informée de la

mesure et elle peut consulter ce protocole481.

Enfin, la loi ménage là encore une possibilité pour la personne concernée ou l’un de

ses proches d’en appeler à l’autorité de protection de l’adulte et pour cette dernière la

possibilité d’intervenir, de modifier la mesure ou de la lever, ou encore d’ordonner

une autre mesure482.

Lorsque ni l’appui des proches ou de services publics ou privés, ni, s’agissant des

personnes incapables de discernement, une mesure personnelle anticipée ou une

mesure appliquée de plein droit ne suffit pas à assurer l’assistance et la protection

d’une personne ayant besoin d’aide483, l’autorité de protection de l’adulte ordonne soit

(a) une curatelle484 – et il en existe divers types, affectant plus ou moins voire pas du

tout l’exercice de ses droits civils par la personne concernée : accompagnement,

assistance de toute sorte, gestion du patrimoine, représentation ; et couvrant toutes une

série de types de besoin ; soit (b) un placement à des fins d’assistance485. .

Il saute aux yeux que tant l’une que l’autre de ces deux mesures posent elles aussi, et

à un degré plus prononcé, des problèmes au regard du respect et de la protection de la

dignité personnelle.

Le législateur a aussi bien prévu quelques garde-fous.

Outre le principe de subsidiarité, qui découle de ce qui précède, la loi pose qu’une

telle mesure ne peut être ordonnée que si elle est à la fois nécessaire et appropriée ;

c’est le principe de proportionnalité, consacré par les articles 5, deuxième alinéa

(activités de l’Etat) et 36 al. 3 de la Constitution (restriction d’un droit fondamental).

Sans le consentement de la personne concernée, le curateur ne peut prendre

481 Art. 384 CC.482 Art. 385 CC.483 Art. 388 al. 1 CC.484 Art. 390 à 425 CC.485 Art. 426 à 439 CC.

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connaissance de la correspondance de la personne concernée ni pénétrer dans son

logement qu’avec l’autorisation expresse de l’autorité de protection de l’adulte486.

S’agissant de désigner la personne du curateur, l’autorité de protection de l’adulte doit

prendre en considération le souhait exprimé – et y accéder si la personne proposée

remplit les conditions légales et accepte sa désignation – ou les objection formulées

par la personne concernée ainsi que les souhaits formulés par les membres de la

famille ou d’autres proches487.

Le curateur tient compte dans la mesure du possible de l’avis de la personne

concernée et respecte sa volonté d’organiser son existence comme elle l’entend488.

.

La personne concernée, l’un de ses proches et toute personne qui a un intérêt juridique

peut en appeler à l’autorité de protection de l’adulte contre les actes ou les omissions

du curateur489.

Pour conclure sur ce point, nous dirons que le législateur a raisonnablement pourvu à

ce que la personne sous curatelle conserve, dans toute la mesure du possible, sa

qualité de sujet et les prérogatives qui lui sont inhérentes.

Le placement à des fin d’assistance, qui relève de la compétence de l’autorité de

protection de l’adulte490 - ou, dans une mesure limitée et pour autant que le droit

cantonal le prévoie de la compétence d’un médecin491 - , obéit lui aussi au double

principe de la subsidiarité et de la proportionnalité492.

Il ne doit être ordonné que lorsque, en raison de troubles psychiques, d’une déficience

mentale ou d’un grave état d’abandon, l’assistance ou le traitement nécessaires ne

peuvent être fournis d’une autre manière à la personne concernée493. Il doit y être mis

486 Art. 391 al. 3 CC.487 Art. 401 CC.488 Art. 406 al. 1 CC.489 Art. 419 CC.490 Art. 428 CC.491 Art. 429 CC.492 Art. 426 al. 1 CC.493 Art. 426 al. 1 CC.

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fin dès que ses conditions ne sont plus remplies494. La personne concernée ou l’un de

ses proches peut demander sa libération en tout temps et la décision doit être prise

sans délai495. Lorsque le placement est ordonné en raison de troubles psychiques, il

doit l’être sur la base d’un rapport d’expertise 496.

Le placement est soumis à examen périodique : dans les premiers six mois, puis dans

les six mois subséquents, l’autorité de protection de l’adulte doit examiner si les

conditions de maintien de la mesure sont encore remplies et si l’institution est toujours

appropriée ; par la suite, elle doit procéder à cet examen aussi souvent que nécessaire,

mais au moins une fois par an497.

La personne concernée a le droit de faire appel à une personne de son choix (personne

de confiance) qui l’assistera pendant la durée de son séjour et jusqu’au terme des

procédures en rapport avec celui-ci498.

Des dispositions particulières s’appliquent en matière de soins médicaux en raison de

troubles psychiques à dispenser à la personne faisant l’objet du placement499.

Le médecin traitant doit établir les soins médicaux prévus par le plan de traitement

avec la personne concernée et, le cas échéant, avec sa personne de confiance500. Ce

plan est soumis au consentement de la personne concernée501, qui, elle et sa personne

de confiance, doivent avoir au préalable reçu la même information qualifiée qu’en

matière de plan de traitement concernant les personnes incapables de discernement

n’ayant pas formulé de directives anticipées502.

A défaut de consentement ou en l’absence de directives personnelles anticipées, le

médecin - chef du service concerné peut prescrire les soins médicaux prévus par le

plan de traitement lorsque le défaut de traitement mettrait gravement en péril la santé

494 Art. 426 al. 3 CC.495 Art. 426 al. 4 CC.496 Art. 450c CC.497 Art. 431 CC.498 Art. 432 CC.499 Art. 433 à 437 CC.500 Art. 433 al. 1 CC.501 Art. 433 al. 3 CC.502 Art. 433 al. 2 CC et 377 CC.

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de la personne concernée ou la vie et l’intégrité corporelle d’autrui, que la personne

concernée n’a pas la capacité de discernement requise pour apprécier la nécessité du

traitement et qu’il n’existe pas de mesures appropriées moins rigoureuses503. Il ne peut

s’agir à notre sens que de conditions cumulatives, bien que le texte légal ne l’indique

pas expressément. Il suit de là par a contrario que la personne qui possède cette

capacité de discernement ne peut être exposée au traitement prévu, même si le défaut

de celui-ci mettrait sa santé en grave péril ; ce qui constitue à nos yeux la seule

solution compatible avec le respect et la protection de sa dignité ; mais il faut

admettre en revanche que s’applique la solution contraire si le défaut de traitement

mettrait gravement en péril la vie ou l’intégrité corporelle d’autrui : on se souvient

qu’un droit fondamental peut être restreint pour protéger les droits fondamentaux

d’autrui504 !

Il faut encore mentionner dans ce contexte un risque de dérive. Le risque existe en

effet que le refus d’un traitement médical soit considéré à soi tout seul comme un

signe d’incapacité de discernement quant à la nécessité et à l’opportunité de ce

traitement. Un arrêt rendu il y a une quinzaine d’années illustre à merveille cette

problématique505. Certes, et il faut le saluer, notre Cour suprême affirme en toute

clarté que le refus d’un traitement ou d’un médicament ne suffit pas à lui seul à

dénier la capacité de discernement du sujet506 ; et que cette question doit être résolue

en fonction de l’ensemble des circonstances de l’espèce507 ; mais il est permis de se

demander si elle a appliqué ce principe jusque dans ses dernières conséquences dans

la solution du cas particulier. Ce qu’il faut en tout cas absolument éviter, c’est de

conclure systématiquement à l’incapacité de discernement pour la seule raison que le

refus va manifestement à l’encontre des intérêts « bien compris » (ou réputés tels à

tort ou à raison…) du sujet. La liberté de choix qui découle de la garantie

constitutionnelle de la dignité humaine autorise aussi des choix irrationnels (ou

réputés tels…)…

Les restrictions à la liberté de mouvement sont soumises aux mêmes conditions,

503 Art. 434 CC.504 Art. 36 al. 2 Cst.505 ATF 126 I 6.506 Même arrêt, consid. 7/b/bb et cc, p. 20-21.507 Même arrêt, ibid.

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modalités et restrictions que pour la personne incapable de discernement résidant en

EMS508.

La personne concernée ou l’un de ses proches peut en appeler au juge, dans les dix

jours à compter de la notification de la décision, contre le placement ordonné par un

médecin, le maintien par l’institution, le rejet d’une demande de libération par

l’institution, le traitement de troubles psychiques sans le consentement de la personne

concernée et l’application de mesures de restriction de la liberté de mouvement ; dans

ce dernier cas, il peut être appelé au juge en tout temps509.

.

Enfin, toute décision de l’autorité de protection de l’adulte peut faire l’objet d’un

recours auprès du juge compétent ; il peut être formé par les personnes qui étaient

partie à la procédure devant l’autorité de protection de l’adulte, par les proches de la

personne concernée et par les personnes qui ont un intérêt juridique à l’annulation ou

à la modification de la décision attaquée510 ; l’autorité de recours revoit cette décision

en fait, en droit et en opportunité511. Lorsque le recours est dirigé contre mune

décision de placement, il doit, en règle générale, y être statué dans les cinq jours

suivant le dépôt du recours512.

Le cas du mineur pose des problèmes particuliers.

Il faut tout d’abord rappeler qu’est réputé capable de discernement le mineur qui n’est

pas, en raison de son jeune âge, privé de la faculté d’agir raisonnablement513 . Mais il

n’a pas l’exercice des droit civils, faculté qu’il n’acquerra qu’à sa majorité514 et ne

peut, jusque là, les exercer que par le truchement de son représentant légal. A cette

réserve près cependant que, s’il est capable de discernement, et sauf disposition légale

contraire, il exerce ses droits strictement personnels de manière autonome. Or le droit

de consentir, ou non, à une intervention médicale constitue, selon la jurisprudence515,

un droit strictement personnel.

508 Art. 438 CC.509 Art. 439 CC.510 Art. 450 à 450f CC.511 Art. 450a CC. 512 Art. 450 e al. 5 CC.513 Art. 16 CC par a contrario 514 Art. 13 par a contrario et 17 CC. La majorité est actuellement fixée à l’âge de 18 ans : art. 14 CC.515 ATF 114 Ia 350, consid, 7a, p. 361-362.

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La situation dans ce domaine du mineur incapable (ou encore incapable) de

discernement est plus complexe. Les père et mère déterminent les soins à donner à

l’enfant516 ; dans les limites de leur autorité parentale, ils sont les représentants légaux

de leur enfant à l’égard des tiers517. C’est donc, en premier ressort, à eux qu’il

appartient de délivrer, au lieu et place de l’enfant, un consentement éclairé à toute

intervention médicale sur celui-ci ; et à leur défaut, à tout autre représentant légal de

celui-ci. Mais il y a là un conflit au moins apparent avec la règle générale posée par

l’article 19c deuxième alinéa du Code civil, selon quoi toute représentation du mineur

est exclue pour les droits qui « ne souffrent aucune représentation en raison de leur

lien étroit avec la personnalité » ; et il paraît difficilement concevable de dénier cette

qualification au droit à décider au sujet d’interventions médicales sur son propre

corps… Une solution permettant de sortir de cette impasse pourrait être recherchée

dans la distinction opérée par la jurisprudence entre les droits strictement personnels

de caractère absolu, qui excluent toute représentation, et les droits strictement

personnels de caractère relatif, qui souffrent au contraire d’être exercés par un

représentant légal518 ; et ranger, comme le fait cette même jurisprudence, le droit du

mineur incapable de discernement de décider des interventions médicales sur son

propre corps dans cette seconde catégorie519 ; solution que le législateur a du reste lui-

même consacrée, et de manière tout à fait générale en matière de protection de

l’adulte incapable de discernement ; avec cette conséquence que ce droit ne tomberait

pas sous le coup de l’article 19c. C’est d’ailleurs la seule solution qui permet d’éviter

que la personne incapable de discernement ne soit privée de toute assistance médicale,

faute précisément de représentation possible… ce qui heurterait de plein fouet les

garanties constitutionnelles. Mais il faut alors se demander quel champ d’application

pourrait bien rester pour cette disposition…et s’il ne conviendrait pas bien plutôt de

l’abroger purement et simplement. Mais il faut en revanche que cette personne,

mineure ou majeure, soit, dans toute la mesure du possible, associée au processus de

décision ; cette exigence découle à l’évidence de la nécessité de respecter et protéger

la dignité humaine de cette personne ; le législateur en a, aussi bien, tenu

compte lorsqu’il a prescrit l’audition de l’enfant en procédure de mesures protectrices

516 Art. 301 al. 1bis CC.517 Art. 304 al. 1 CC.518 ATF 117 II 6, consid. 1b p. 7.519 ATF 114 Ia 350, consid. 7a/bb, p.362.

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devant l’autorité de protection de l’enfant520.

La Convention de sauvegarde des droits de l’homme en matière de biomédecine va

tout à fait dans ce sens. Toute intervention doit être autorisée par le représentant légal

du mineur - l’avis de celui-ci devant être pris en considération comme un facteur de

plus en plus déterminant en fonction de son âge et de son degré de maturité – ou par

une autorité, une personne ou une instance ; de même s’il s’agit d’un majeur, celui-ci

devant alors dans la mesure du possible être associé à la procédure ; l’autorisation

peut être retirée à tout moment dans l’intérêt de la personne concernée521.

Lorsque l’enfant est placé dans une institution ou dans un établissement psychiatrique,

les dispositions sur le placement de l’adulte à des fins d’assistance s’appliquent par

analogie522. L’autorité de protection de l’enfant examine s’il y a lieu d’ordonner la

représentation de l’enfant et d’instituer une curatelle523. Si l’entant est capable de

discernement, il peut en appeler lui-même au juge contre la décision de placement524.

D) Disposer de sa propre mort

Disposer de sa propre existence, c’est aussi pouvoir disposer de sa propre mort.

C’est tout d’abord pouvoir organiser par des déclarations de dernière volonté le

traitement que le sujet demande à se voir appliquer après sa propre mort non

provoquée (1).

C’est ensuite la problématique du suicide en général et celles de l’assistance au

suicide (2) et du suicide en situation de dépendance, en particulier (3). C’est aussi la

problématique de l’euthanasie (4).

1. Le respect des dernières volontés

Sur le premier point, on commencera par citer une jurisprudence depuis longtemps 520 Art. 314 CC.521 Art. 6 CDHB.522 Art. 314b al.1 CC.523 Art. 314a/bis al, 1 et 2 CC.524 Art. 314b al. 3 CC.

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fixée.

Encore sous l’empire de l’ancienne Constitution, le Tribunal fédéral, après avoir

rappelé que la garantie de la liberté personnelle déployait encore certains effets après

la mort de son titulaire, poursuivait ainsi en termes excellents : « Toute personne a…

le droit de déterminer le sort de sa dépouille après sa mort. Cette prétention comporte

notamment une liberté de choix dans le cadre tracé par la loi, l’ordre public et les

bonnes mœurs quant à la forme des funérailles et au mode d’inhumation, l’être

humain ayant, quel que soit le rang qu’il a occupé dans la société, un droit

constitutionnel consacré par l’art. 53 al. 2 Cst. à un enterrement et une sépulture

décents… Ce droit découle directement de la protection de la dignité humaine… »525.

C’est dans ce contexte que se situe la problématique du don d’organes ou du don de sa

dépouille à des fins d’investigation scientifique. Là aussi, la volonté exprimée par le

défunt doit être strictement respectée, fût-ce contre l’avis de ses proches. Les deux

seules questions étant de savoir, d’une part, sous quelle forme cette volonté doit être

exprimée pour être contraignante et, d’autre part, ce qu’il en est lorsque le défunt n’a

manifesté aucune volonté reconnaissable.

La question est désormais réglée par la Loi fédérale sur la transplantation. La

déclaration de don peut être écrite ou orale et alors attestée par les proches ; à défaut

d’une telle déclaration, il appartient aux proches d’en décider, mais ils doivent

respecter la volonté présumée du défunt. A défaut de proches, aucun prélèvement ne

peut être effectué526.

Une initiative populaire, qui a abouti527, voudrait introduire au contraire le principe du

« consentement présumé » du de cujus. On ignore quel sort lui sera réservé ; on sait en

revanche que la commission nationale d’éthique désapprouve cette solution.528

Pour nous, la seule solution acceptable, c’est que, en l’absence d’un choix clair du

défunt, c’est l’option traditionnelle qui doit être présumée, parce qu’il est plus

525 ATF 123 I 112, consid. 4b, p. 118-119. Cf. également ATF 143 I 388, consid. 2.2.2 p. 394.526 Art. 8 Loi sur la transplantation.527 FF 2017 p. 6105.528 Céline Zünd, Changer la logique du don d’organes, in Le Temps du 18 octobre 2017, p.8.

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probable que, mis en situation de choisir, le défunt aurait considéré qu’un

démembrement de sa dépouille était contraire à la dignité post mortem à laquelle il

pouvait prétendre.

C’est dans ce contexte également que se situe la problématique de la recherche sur des

personnes décédées. S’agissant d’une personne décédée il y a moins de 70 ans, il faut

soit qu’elle ait donné son consentement de son vivant, soit que ce consentement

puisse être obtenu d’une personne de confiance que le défunt aurait désignée, soit des

proches de celui-ci, ce consentement étant alors régi par les dispositions de la

législation sur la transplantation529.

2. La problématique du suicide et de la mort assistée.

Si la protection et le respect de la dignité humaine implique de pouvoir disposer de sa

propre mort, il ne saurait être question ni de stigmatiser le suicide, ni encore moins de

le combattre – tant qu’il s’agit bien entendu d’un acte voulu par un sujet disposant

d’une pleine capacité de discernement. C’est le choix d’un sujet qui estime, pour des

raisons qui lui sont propres et dont il ne doit compte à personne, qu’il ne lui est plus

possible de vivre une vie qui demeure cohérente avec les choix fondamentaux sur

lesquels il a construit sa propre existence.

S’il en est ainsi, il s’impose, en outre, de créer les conditions qui permettront au sujet

de mourir en accord avec les valeurs qu’il a librement faites siennes530 – et sans que

son geste implique des tiers qui en seraient atteints dans leur dignité, en particulier

dans leur intégrité psychique : il est bien connu que, après avoir été l’instrument

involontaire d’un suicide, certains mécaniciens sur locomotives n’ont plus jamais pu

exercer ce métier !

C’est tout le problème de la « mort assistée » qui est ici convoqué.

529 Art. 36 LRH. 530 Ce thème est magistralement traité par le cinéaste canadien Denys Argand dans ce chef d’œuvre que constitue « Les invasions barbares ». Le cinéaste suisse Lissy prépare un film sur le même sujet : Le Temps du 24 juin 2017, p. 8.

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Problème qui, ont le sait, fait l’objet de controverses passionnées531.

Mais il s’agit ici de ne pas se laisser entraîner dans de faux débats.

Il faut tout d’abord rappeler avec force, et l’on ne le fera jamais assez, qu’il s’agit

d’un choix librement opéré, et de cela seulement. Il est donc absurde de combattre les

diverses formes de la mort assistée au nom du droit de chacun de « pouvoir aussi

choisir de mourir ‘naturellement’, dans le respect de (son) processus biologique » ; ou

en invoquant l’existence de soins palliatifs532. Il suit également de là qu’autoriser le

suicide assisté ou le recours à l’euthanasie ne constitue nullement un « choix sociétal

ou politique »533 ; il existe assurément un choix sociétal, mais celui-ci se situe en

amont : au niveau constitutionnel et, plus précisément, au niveau des garanties

fondamentales instaurées à ce niveau ; et c’est en fonction de ce premier choix

sociétal que doivent être déterminées les règles qui doivent prévaloir dans ce domaine

particulier.

Les adversaires de toute forme de suicide assisté ou d’euthanasie invoquent des

raisons d’ordre religieux ou philosophique pour affirmer que l’être humain ne saurait

avoir la disposition de sa propre mort, si atroces et dégradantes que puissent être les

souffrances, physiques et (ou) psychologiques, qu’il devra endurer en phase terminale

avant de passer de vie à trépas. Ou, dit autrement, que l’être humain ne saurait

disposer de sa propre vie, et qu’il doit accepter le cas échéant de telles souffrances,

parce qu’il n’appartient qu’à une « Volonté supérieure » d’en décider et que, pour

cette raison même, de telles souffrances ne sauraient être réputées dénuées de sens.

531 Sur l’ensemble de ce débat, cf. p.ex. l’ouvrage fort bien documenté et argumenté de Laura Perreira dos Santos, A morte assistida, Lisbonne 2014. Cf. également, sur l’état de la question en Suisse, p. ex. l’interview accordée au journal Le Temps (19 juin 2017, p. 8) par la bioéthicienne Samia Hurst. Cf. également Céline Zünd, L’aide au suicide allemande s’expatrie à Zurich, in Le Temps du 3 février 2018, p. 7 ; on peut y lire notamment que, au mois de février 2018, l’Académie suisse des sciences médicales a mis en consultation jne révision des directives sur l’assistance au suicide532 C’est semble-t-il la thèse défendue dans un ouvrage récent, si l’on en croit le compte-rendu qu’en donne la revue « Générations », no 82, septembre 2016 ; ouvrage dû à la plume d’un infirmier vaudois, qui écrit sous le pseudonyme de Jeremy Recab. Cf. également l’interview du professeur Gian Carlo Borasio in Le Temps du 1er mai 2017, p.6, qui critique « la médecine personnalisée » et lui oppose les soins palliatifs, et considère visiblement ceux-ci comme devant être absolument préférés à un suicide assisté.533 Comme le dit le Tribunal fédéral dans un arrêt sur lequel nous aurons à revenir dans un instant : arrêt destiné à la publication de la IIè Cour de droit public, 2C_66/2015 consid. 4.

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Il va sans dire qu’une telle conviction est, du point de vue que nous défendons ici,

parfaitement respectable, et qu’elle doit être respectée, au nom de la garantie de la

liberté de conscience et de croyance. Mais, là encore, il ne peut s’agir que de choix :

le choix de chacun de faire sienne une conception philosophique ou religieuse qui

condamne le suicide en général et, partant, le suicide assisté en particulier, et de s’y

conformer ; mais tout autant, et au nom de la même garantie fondamentale, celui de ne

pas partager une telle conception, de ne pas y être contraint et, de la sorte, entravé

dans la liberté de décider du moment et des modalités de sa propre mort.

Les partisans, eux, d’une telle assistance veulent permettre à chacun de « mourir

dignement » et ils invoquent précisément à l’appui de leur position la liberté de

conscience et de croyance, au nom de laquelle nul ne saurait se voir imposer des

contraintes dictées par une conviction philosophique ou religieuse qu’il ne partage

point.

Mais encore faut-il s’entendre sur le sens qu’il faut donner à l’expression « mourir

dignement ». Trop souvent, il s’agit seulement de pouvoir vivre ses derniers jours sans

avoir à endurer des souffrances qui privent le sujet du sentiment de sa dignité propre,

parce que ses facultés diminuent du fait de la maladie, parce qu’il perd peu à peu

autonomie et contrôle sur lui-même, voire a le sentiment d’assister impuissant à la

désintégration progressive de sa personnalité. Ce qui implique, au minimum, que

soient définis et le stade à partir duquel une telle assistance peut être légalement

autorisée, et le type et l’intensité des souffrances propres à le justifier. C’est ainsi, par

exemple, que la législation de l’Etat d’Oregon, aux Etats-Unis, prévoyait, un temps,

que le sujet ne devait pas avoir plus de six mois à vivre et que son état devait, à dire

de médecin, être réputé incurable.

Mais les adversaires de toute assistance ont beau jeu d’objecter qu’à ce compte-là, le

patient candidat à un suicide assisté ou à une euthanasie se trouve livré à l’arbitraire

du législateur et (ou) du médecin, ou tout au moins à une certaine conception de la

mort assistée qui ne satisfait pas ses propres conceptions. Et qu’il ne saurait appartenir

à l’Etat de déterminer ce qui, en cette matière est digne ou indigne, quelle vie est

suffisamment diminuée pour que l‘on puisse admettre qu’un certain sens de la dignité

la rend indigne d’être vécue plus longtemps. Et que les partisans d’une mort assistée

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stigmatisent comme indigne la (fin de) vie d’une personne affligée de telles

souffrances.

Ou livré à la seule appréciation d’un juge.

Un cas tout récent, très largement médiatisé534, l’illustre à merveille. Deux frères

(d’une fratrie de 6, en plus de l’intéressé) ont saisi la justice civile d’une requête de

mesures superprovisionnelles pour faire empêcher le suicide assisté de leur aîné, qui

avait requis et obtenu le concours de l’association Exit, dont il sera encore question

plus loin. La requête a été admise et une première audience appointée535. Mais,

s’agissant du fond de l’affaire, la justice genevoise avait décidé de se donner le temps

de la réflexion et, début novembre, on estimait qu’aucune décision n’interviendrait

avant plusieurs semaines, voire plusieurs mois536.

L’enjeu: déterminer si l’octogénaire candidat au suicide assisté a atteint ou non le

degré de souffrance exigé par les conditions mêmes de cette association. Celui-ci

invoque des problèmes de vue qui ne lui permettent plus de faire de la photo comme

par le passé, ses douleurs à ski, l’impossibilité de marcher en montagne avec les

mêmes capacités que dans sa jeunesse ; mais son véritable motif, c’est la perte de son

épouse, qui le laisse inconsolable ; Exit a effectivement retenu une « polypathologie

invalidante liée au grand âge » et un médecin a d’ailleurs donné son aval à la

démarche. Mais les deux frères invoquent, tout au rebours, que leur aîné est « en

parfaite santé ».

Mais tout autant, à notre sens, déterminer si des membres de la famille proche (frères,

parents, descendants) ont qualité pour saisir la justice aux fins de faire empêcher le

suicide projeté par leur parent.

On ne saura jamais ce qu’auraient décidé les juges du bout du lac. L’octogénaire avait

prévenu que, si l’assistance au suicide lui était refusée, il mettrait lui-même fin à ses

534 Cf. «  Ils attaquent Exit en justice : suicide suspendu », in La Tribune de Genève 14 octobre 2016, p. 3. « Exit ‘Notre frère ne doit pas mourir` L’histoire incroyable d’une famille déchirée par un projet de suicide ». in L’Illustré no 44/2016, du 2 novembre 2016, p. 17 ss. ; dans ce même numéro, à p. 22-23, on trouve en outre une interview du vice-président d’Exit au sujet de ce cas.535 Très précisément au 24 octobre 2016.536 L’Illustré, ibid., p. 21.

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jours. Et c’est ce qu’il a fait.

Pour nous le premier point n’appelle guère de commentaire – sur la base des données

connues, la réponse devrait être positive. Mais le second point est pour nous de toute

première importance ; dans la mesure où, selon nous, chacun a le droit de disposer

librement de sa propre mort, il ne saurait être question que des membres de la famille,

si proches soient-ils, se voient reconnaître la qualité pour saisir la justice et provoquer

de la sorte le blocage d’un tel projet. On ajoutera que le cas ici relaté illustre de

manière éclatante l’absurdité d’un tel scenario ; les deux frères prétendaient « sauver »

leur aîné ; tout ce à quoi ils ont abouti, c’est que celui-ci s’est trouvé, selon toute

probabilité, acculé à réaliser son projet dans des conditions infiniment plus

douloureuses…

On apprend en outre que, en 2015, 71 personnes dans le canton de Genève ont mis fin

à leurs jours avec l’aide d’Exit et 213 en Suisse romande, dont 60% de femmes537.

Dans la foulée, le journal fait encore état d’une prise de position de la responsable de

l’unité de gériatrie et des soins palliatifs communautaires des Hôpitaux universitaires

de Genève ; celle-ci dénonce « un risque de dérive particulièrement important » et

plaide en substance que le cas de l’octogénaire qui n’est pas atteint de maladie grave

et souhaite mettre fin à ses jours n’est pas comparable à celui d’un patient atteint d’un

cancer aux souffrances insupportables. Elle concède, certes, qu’il est « difficile de

juger, de déterminer ce qui est insupportable pour chaque patient », mais estime que la

responsabilité du médecin est « de protéger et de soutenir ces personnes

vulnérables » ; allusion évidente au serment d’Hippocrate, ajouterons-nous, l’un des

autres arguments majeurs invoqué par les adversaires de la mort assistée.

Nous citons ce cas avec quelque détail parce qu’il nous paraît éclairer d’un jour

particulièrement cru les apories dans lesquelles se meuvent les partisans d’un « mourir

dignement ». Non seulement il ne sera jamais possible de déterminer ce qui est

supportable et ce qui ne l’est plus, sauf à tomber, au mieux, dans des solutions

standardisées impropres par hypothèse à tenir compte des circonstances particulières

de chaque cas, au pire dans une appréciation au cas par cas avec tous les risques 537 La Tribune de Genève, ibid. En 2014, l’Office fédéral de la statistique enre4gistrait 742 cas dans l’ensemble du pays : Céline Zünd, Aide au suicide : les médecins en colère, in Le Temps du 7 juin 2018, p. 9.

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d’arbitraire que cela comporte. Mais en outre et surtout parce que la véritable dignité,

celle qui consiste à pouvoir construire et gérer son existence par une série de choix

librement opérés, n’y trouvera jamais son compte.538

Si c’est cette dignité-là qu’il s’agit de respecter et protéger, il faut de toute nécessité

que l’assistance au suicide non seulement ne soit pas interdite, mais que les

organisations qui la dispensent puissent bénéficier d’une franche reconnaissance. Et il

ne saurait être question, on l’aura compris, de fixer par voie législative les critères

auxquelles un suicide assisté peut être légalement autorisé. La décision doit en rester

au libre choix de chacun. Ce qui montre du même coup qu’il ne saurait être objecté à

la position que nous défendons que l’Etat cautionnerait de la sorte le suicide assisté ; il

ne fait au contraire que donner la possibilité, à chacun, de décider des modalités de sa

mort en cohérence avec les valeurs qu’il a librement choisi de faire siennes pour

guider l’ensemble de son existence, y compris le quand et le comment elle s’achève.

Ce qu’il faut en revanche, c’est définir un cadre juridique pour ces organisations.

Il faut tout d’abord qu’elles prennent la forme d’une entité juridique sans but lucratif

et que l’Etat se donne les moyens de s’assurer que cet impératif est respecté dans les

faits. Il ne s’agit pas ici de gratuité ; il faut simplement que, au plus, les tarifs

pratiqués couvrent les frais.539

Il faut ensuite qu’elles soient en mesure de vérifier qu’il s’agit d’une décision

librement arrêtée par un sujet possédant sa pleine capacité de discernement. Mais à

cela aussi doit se limiter son enquête : une décision répondant à ce double critère doit

être scrupuleusement respectée, il y va de la dignité du sujet.

Il s’en faut de beaucoup que le droit positif et la jurisprudence satisfassent à ces

exigences.

538 Comme le dit fort bien le professeur Gian Domenico Borasio, titulaire de la première chaire créée en Suisse de soins palliatifs, « Qualité et dignité de l’existence sont ce qu’en dit le patient. Il n’y a pas de prédéfinition de la bonne vie et de la bonne mort, sinon nous serions dans le paternalisme palliatif ». Mais on s’étonne alors qu’il redoute que ne soit finalement permis le suicide assisté de personnes âgées bien portantes : Le Temps du 1er mai 2017, p.6. 539 Le créateur de l’association d’aide au suicide Dignitas, Ludwig Minelli, accusé d’avoir demandé trop d’argent pour ses activités, vient d’être acquitté pat un tribunal zurichois : Céline Zünd, in Le Temps du 2 juin 2018, p. 8.

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En droit positif, il est vrai, l’assistance (et/ou l’incitation) au suicide n’est pas

punissable pour autant que celui qui prête assistance ne soit pas « poussé par un

mobile égoïste »540.

Mais les rares arrêts rendus par notre Cour suprême sur cette problématique541

montrent que l’apparente simplicité de cet énoncé peut être trompeuse.

Un premier point est bien établi : l’article 115 du Code pénal ne s’applique que si le

candidat au suicide est capable de discernement. Du point de vue qui nous occupe,

cette affirmation échappe à toute critique : dans le contexte de la garantie de la dignité

humaine, un droit de disposer de sa propre mort ne saurait appartenir qu’à un sujet qui

possède la capacité de discerner la portée de son acte et d’opérer ainsi un choix

éclairé.

Mais c’est lorsqu’il s’agit de définir la capacité de discernement dans ce domaine que

commencent les difficultés.

La question est particulièrement ardue lorsque le candidat au suicide souffre de

troubles psychiques. Sur ce point précis, la doctrine est aussi abondante que

profondément divisée. Pour sa part, le Tribunal fédéral va jusqu’à laisser entendre que

le seul fait d’être affecté de troubles psychiques pourrait suffire à exclure la capacité

de discernement quant à un projet de suicide.

L’arrêt non publié de 2009542 est notamment intéressant parce que se trouvaient en

cause deux conceptions diamétralement opposées de la capacité de discernement en la

matière. Celle qui avait conduit les premiers juges et l’autorité de dernière instance

cantonale à condamner le médecin qui avait prêté son assistance, les premiers pour

homicide par négligence, la seconde pour homicide volontaire par dol éventuel ; et

celle du médecin, qui plaidait en vain avoir considéré le défunt comme capable de

discernement parce que la volonté du sujet de mourir lui paraissait humainement

540 Art. 115 CP.541 ATF 133 I 58 ; 136 II 415 ; arrêt non publié 6B_48/2009, du 11 juin 2009. 542 Cité note précédente.

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susciter empathie et compréhension543.

Le Tribunal fédéral a confirmé l’arrêt de dernière instance cantonale, confirmant dans

ce cas de figure une conception de la capacité de discernement extrêmement

restrictive déjà consacrée par le premier de ses trois arrêts. Pourtant, dans le dernier de

ses trois arrêts, il a relevé que la volonté qui avait présidé à l’adoption de l’article 115

CP était de ne pas punir celui qui incitait et (ou) prêtait assistance à un suicide mû par

l’amitié ou la compassion544.

De manière plus générale, le Tribunal fédéral n’admet l’incitation et (ou) l’assistance

au suicide que de manière extrêmement restrictive. Non seulement la décision doit

apparaître mûrement réfléchie et ne résultant pas d’une inspiration momentanée ; mais

il faut en outre qu’elle apparaisse dictée par des motifs suffisants et raisonnables ; et

que les situations qui dictent ces motifs ne puissent pas être renversées, par exemple

au moyen d’un traitement médical, fût-ce contre le gré de l’intéressé : dans les deux

premiers de ses trois arrêts, il s’agissait d’un sujet qui se refusait aux traitements qui

lui étaient proposés et notre Cour suprême s’est demandée s’il ne fallait pas y voir la

confirmation d’une perte par le sujet de sa capacité de discernement…

Enfin, la position des juges de Mon Repos est caractérisée par une profonde méfiance

à l’égard des organisations d’assistance au suicide. Il n’est pas clair s’ils accepteraient

de les mettre au bénéfice de l’article 115 et affichent une visible réticence à

abandonner l’examen de la capacité de discernement du candidat à des médecins

mandatés par ces organisations, de peur qu’ils ne se montrent trop laxistes… 545

On comprendra que, dans ces conditions, les organisations d’assistance au suicide se

trouvent dans une situation d’insécurité juridique totale, exposées qu’elles sont au

risque d’être condamnées pour homicide volontaire chaque fois qu’elles prêtent leur

assistance.

C’est si vrai que, dans le dernier de ces trois arrêts, le Tribunal fédéral avait à traiter

de la constitutionnalité d’une convention que l’une de ces organisations avait conclue 543 « menschlich einfühlbar und verständlich »544 ATF 136 II 415, consid. 2.3.3. p. 420.545 ATF 136 II 415, consid.2.5.1 p. 425.

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avec les autorités d’instruction pénale du canton de Zurich, convention fixant les

conditions auxquelles une assistance ne serait pas poursuivie, fixant notamment les

conditions et la procédure d’examen de la capacité de discernement du candidat. Il a

refusé d’entrer en matière sur le recours, faute de décision susceptible de recours ; ce

qui – comprenne qui pourra…– ne l’a pas empêché de constater le nullité de la

convention et de le dire dans un des articles du dispositif de son arrêt…

Plus récemment, cependant, notre Cour suprême a eu l’occasion de se prononcer sur

la constitutionnalité d’une novelle546 neuchâteloise, adoptée en 2014547.

Ce texte proclame que toute personne capable de discernement a le droit de choisir les

modalités et le moment de sa mort ; il pose ensuite que, à certaines conditions, les

institutions reconnues d’utilité publique (et qui touchent à ce titre des subventions de

l’Etat) doivent respecter le choix d’une personne patiente ou résidente de bénéficier

d’une assistance au suicide en leur sein, par une aide extérieure à l’institution ; et

qu’en cas de refus de celle-ci, l’autorité en charge de sa surveillance peut être saisie

par l’intéressé. Encore celui-ci doit-il remplir trois conditions : il doit souffrir

d’une maladie ou de séquelles d’accident graves et incurables ; il faut que lui ait été

présentée toute prise en charge thérapeutique envisageable en fonction de son état de

santé, en particulier celle liée aux soins palliatifs, et il doit avoir pris explicitement

position à ce sujet ; il faut enfin qu’il n’ait plus de domicile ou que son retour dans

son logement ne soit pas raisonnablement exigible.548

Le Tribunal fédéral opère alors une distinction, confirmant en cela certains arrêts

antérieurs et prenant appui sur la jurisprudence en cette matière de la Cour européenne

des droits de l’homme. D’une part, il doit être reconnu une « liberté de mourir », qui

appartient à chacun et qui doit être respectée par l’Etat, à qui incombe l’obligation

négative de ne pas en entraver le libre exercice ; liberté qui se déduit de la garantie de 546 Terme technique pour désigner une loi modificatrice d’une loi existante.547 ATF 142 I 195. La Professeure Valérie Junod a critiqué cet arrêt sous le seul angle de la qualité pour recourir ; elle déplore, à notre sens avec raison, que cette qualité ait été reconnue à l’Armée du salut, en tant qu’exploitante d’un EMS tombant sous le coup de la nouvelle loi, au titre de l’atteinte à sa liberté religieuse ; cf. Suicide assisté et liberté religieuse, in Le Temps du 6 décembre 2016, p. 11 0. 548 Le droit vaudois connaît depuis 2013, une solution semblable : cf. Loi vaudoise sur la santé publique, art. 27d, accepté en votation populaire du 17.06.2012, qui dispose aussi que l’aide doit être dispensée par une personne extérieure à l’EMS. Cette solution a été critiquée : Sania Hurst / Carlo Foppa, Légiférer sur l’assistance au suicide : les erreurs à éviter, in Le Temps du 24 novembre 2017, p.9.

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la liberté personnelle (art. 10 al. 2 Cst.) et du droit à l’autodétermination (art. 8

CEDH). Mais, d’autre part, il ne saurait être déduit de ces dispositions un « droit à

mourir », duquel découlerait une obligation positive de l’Etat de mettre à disposition

du candidat au suicide les moyens de mener à terme son projet. Et il s’agirait là d’une

restriction à la liberté de mourir, restriction rendue nécessaire par le devoir incombant

à l’Etat de protéger le droit à la vie.

Nous avons déjà dit ce que nous pensions de ce dernier argument : faut-il vraiment, et

au nom de quoi, de quelle valeur constitutionnellement consacrée, protéger contre

son gré la vie de celui qui, en pleine capacité de discernement et par un choix

librement opéré, a décidé de la quitter ?!

L’argument tiré de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme

n’est peut-être pas aussi décisif que veulent bien le dire les juges de Mon Repos. On

se référera à ce propos aux analyses de Pétermann549, qui n’exclut pas « un possible

revirement » de la Cour, tout en jugeant « peu probable » que celle-ci « reconnaisse

un droit au suicide assisté ».

Mais c’est surtout la pertinence de la distinction ainsi opérée qui doit être questionnée.

Il faut se demander ce que recouvre ce terme d’assistance au suicide. Et si cette

assistance implique nécessairement une obligation positive à charge de l’Etat.

Dans un précédent arrêt550, le Tribunal fédéral avait à connaître d’un recours formé

par un candidat au suicide qui s’était vu refuser la possibilité d’obtenir en pharmacie,

sans ordonnance, la substance létale551 qui lui permettrait de mener à bien son projet.

Il lui a été répondu que la substance en question était soumise à la législation sur les

stupéfiants, qu’elle ne pouvait donc être délivrée que sur ordonnance.

Ce qui était en jeu, dans ce cas, c’était donc une législation restrictive et cela

seulement. Le recourant ne prétendait nullement à une prestation positive de la part de

l’Etat, il ne demandait pas que l’Etat lui remît la substance en question ; il ne 549 Op.cit. p. 328 sv., spécialement p. 330. 550 ATF 133 I 58.551 En l’occurrence du natrium-pentobarbital.

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demandait pas non plus que l’Etat créât de toutes pièces une organisation chargée de

dispenser une assistance au suicide, à l’image de ce qui se fait en matière de politique

de lutte contre la drogue et ses conséquences (distribution de seringues stériles,

distribution de méthadone). Il se plaignait simplement d’une législation qui

l’empêchait de se procurer la substance qui lui était nécessaire pour exécuter son

projet. Finalement : se plaignait-il de s’être vu refuser une prestation positive en

violation du droit qu’il estimait posséder à un suicide assisté ? ne se plaignait-il pas

plutôt d’une restriction, selon lui injustifiée, à son droit de décider librement du

moment et des modalités de sa mort, autrement dit d‘une violation par l’Etat de son

obligation négative de ne pas entraver le libre exercice de ce droit ou, au minimum, de

ne pas l’entraver sans une justification suffisante ? On avouera que la distinction est

pour le moins ténue… Pétermann552 cite plusieurs arrêts de la Cour européenne des

droits de l’homme, au dire de laquelle « la frontière entre les obligations positives et

négatives de l’Etat ne se prête…pas à une définition précise » et encore : « Que l’on

aborde la question sous l’angle d’une obligation positive de l’Etat – adopter des

mesures raisonnables ou adéquates pour protéger les droits de l’individu…– ou sous

celui d’une ‘ingérence d’une autorité publique’ … les principes applicables sont assez

voisins… »…

Assurément : le droit de choisir librement le moment et les modalités de sa mort peut,

au même titre que tout autre droit fondamental, être soumis à certaines restrictions.

Encore celles-ci doivent-elles être justifiées soit par un motif suffisant d’intérêt

public, soit par la nécessité de protéger l’exercice par autrui des droits

constitutionnellement garantis à chacun.

Mais quelle pourrait être ici cette justification, dès lors qu’il ne peut s’agir, on l’a dit,

de protéger contre son gré la vie de celui qui a décidé de mourir ?

Pour nous, la seule restriction justifiée est celle qui subordonne la possibilité de

bénéficier d’une assistance au suicide (ou d’une quelconque forme d’euthanasie), à

l’exigence qu’il soit contrôlé, d’une manière ou d’une autre, que le projet de mourir

procède bien d’une décision prise par un sujet jouissant de la pleine capacité de

prendre une telle décision ; et d’une décision qui n’est pas dictée par on ne sait trop 552 Op,cit., p. 47-48. Il s’agissait ici de cas où était en jeu l’application de l’article 8 CEDH.

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quelles pressions extérieures. Dans cette mesure, et dans cette mesure seulement, il

incombe effectivement à l’Etat de protéger le droit à la vie de l’intéressé, fût-ce contre

lui-même : nous retrouvons ici les principes déjà énoncés en matière de droit à la vie.

Dans l’affaire précitée de refus de fournir à un candidat au suicide la substance létale

nécessaire pour exécuter son projet, celui-ci prétendait n’avoir pas à se soumettre à un

paternalisme médical seul habilité à décider de la justification de ce projet. Prétention

parfaitement justifiée à nos yeux en l’état actuel de la pratique. Mais dès lors que

serait posée comme seule et unique condition à la délivrance de cette substance la

vérification de la capacité de discernement du candidat et de l’existence d’un choix

librement opéré de sa part553, un refus de la délivrer lorsque cette condition n’est pas

remplie ne saurait être critiqué ; c’est là, et là seulement que le devoir de l’Etat de

protéger la vie de ses sujets reprend tout son sens.

On formulera encore, pour en terminer sur ce point, les remarques que voici.

D’abord, dans l’affaire neuchâteloise précitée554, on était bien en présence d’une

mesure positive prise par l’Etat ; il s’agissait en effet de contraindre les hôpitaux et

EMS reconnus d’utilité publique à permettre à un patient, respectivement à un

résident, de faire intervenir en leur sein une association d’aide au suicide, et c’est

exactement ce de quoi se plaignait la recourante – on verra dans un autre contexte

pourquoi. Bien loin de suggérer, fût-ce au détour d’un obiter dictum555, qu’une telle

mesure aurait pu être au moins discutable sous l’angle du devoir de l’Etat de protéger

le droit à la vie de chacun, les juges de Mon Repos félicitent au contraire le législateur

neuchâtelois d’être intervenu dans ce domaine…

Dans cette même perspective, il importe en outre de relever que la contrainte ainsi

imposée à ces institutions reconnues d’intérêt public est justifiée par le législateur

neuchâtelois notamment par cette considération que, vu le manque de places qui règne

constamment dans ces institutions, la possibilité n’est pas donnée à chacun de jeter

553 S’offusque-t-on que l’officier d’état civil doive vérifier la capacité de discernement et la volonté des candidats au mariage civil ?554 P. ci-dessus.555 Terme technique désignant, dans une décision de justice, un considérant du type « soit dit en passant », non déterminant pour la solution finalement retenue.

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son dévolu sur un hôpital ou un EMS qui tolère l’intervention de telles associations à

la demande d’un patient ou d’un résident.

Par où l’on voit, en définitive, que le Tribunal fédéral ne trouve rien à redire à une

mesure positive de l’Etat destinée à garantir l’effectivité du droit à choisir librement le

moment et les modalités de sa mort…

Et qu’il ne trouve pas davantage de raison de critiquer une mesure qui instaure une

évidente inégalité de traitement entre les candidats au suicide assisté qui ont la

« chance » d’avoir trouvé place dans une institution reconnue d’utilité publique, donc

soumise à cette contrainte, et les autres, qui se retrouveront peut-être dans un hôpital

ou un EMS qui, n’y étant pas soumis, peuvent se permettre d’exclure toute

intervention de ces mêmes associations.

Enfin, il est assez significatif que, dans ce débat sur le droit de mourir, seules soient

prises en considération la liberté et l’autonomie personnelles, sans la moindre allusion

à la protection et au respect de la dignité humaine … alors que c’est précisément un

choix, et un choix existentiel s’il en fût, qui se trouve ici en jeu…

Si le législateur neuchâtelois – et avant lui déjà le législateur vaudois, dans un sens

assez semblable – a ainsi entrepris de clarifier le flou juridique qui caractérise ce

domaine, il n’en a pas du tout été ainsi sur le plan fédéral.

C’est dès la fin du siècle dernier (1994) qu’a été posée la question de savoir s’il n’était

pas nécessaire de légiférer en matière de mort assistée : mort sur demande de la

personne, puis assistance au suicide. Un rapport du Conseil fédéral daté de juin

2011556 retrace les travaux qui ont été menés depuis lors, pour conclure finalement à

l’absence de nécessité. Auparavant déjà, le Conseil fédéral avait rejeté toute idée

d’assouplir la législation en ce qui concerne le meurtre sur demande de la victime.

Pour le gouvernement fédéral, il s’agit de combattre les abus susceptibles d’être

commis par les organisations d’assistance au suicide, et, sur ce point les possibilités

556 En version allemande, consultable sur le site de l’Office fédéral de la justice en activant le lien http//www.bj.admin,ch/dam/data/bj/gesellschaft/gesetzgebung/archiv/sterbehilfe/ber-br-d.pdf.

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juridiques actuellement existantes suffisent. Deuxièmement, l’Etat, en tant que garant

du droit à la vie, a le devoir de tout faire pour prévenir le suicide et enrayer la

progression que l’on constate, surtout chez des sujets âgés ; à cet effet, bien plus

qu’une modification législative, ce qui s’impose, c’est, de concert avec les cantons, de

développer des solutions alternatives, en particulier en matière de soins palliatifs : et

de les mieux faire connaître : on renforce de la sorte le droit à l’autodétermination du

sujet.

Si en tant que garant du droit à la vie, l’Etat a effectivement le devoir de s’abstenir de

toute atteinte qui pourrait lui être portée, par lui-même et par des tiers, ce devoir ne va

pas, on l’a vu, jusqu’à protéger le sujet contre lui-même lorsqu’il agit avec

discernement et volonté : dans cette mesure c’est le devoir de l’Etat de respecter et de

protéger la dignité humaine de ce sujet qui l’emporte.

C’est peu de dire, on le répète, que l’état du droit et l’état de la réflexion dans ce

domaine ne font guère de cas des exigences découlant de la garantie du respect et de

la protection de la dignité humaine.

Tout récemment, il est vrai, l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) a

publié de nouvelles directives sur le suicide assisté. Alors que, longtemps, l’ASSM

considérait que l’aide au suicide ne faisait pas partie de l’activité médicale, pour

admettre en 2004 qu’il pouvait y être recouru dans le seul cas de maladie mortelle ,

lorsque la fin de vie s’approchait, elle admet désormais cette aide sous plusieurs

conditions : la personne doit être capable de discernement et exprimer un désir de

suicide « réfléchi et persistant, qui ne résulte pas d’une pression extérieure », double

critère soumis à vérification par une tierce personne ; ce désir doit être

« compréhensible, compte tenu de ses antécédents et après des entretiens répétés avec

le médecin » ; enfin le sujet doit souffrir d’une maladie ou de limitations entraînant

« des souffrances insupportables » pour lesquelles toute autre option, médicale ou

non, a échoué557.

On ne contestera pas qu’il s’agit d’une avancée significative, mais qui reste très

insuffisante. Que le sujet doive être capable de discernement et exprimer un désir de 557 Céline Zünd, Aide au suicide : les médecins en colère, in Le Temps du 7 juin 2018, p.9.

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suicide réfléchi, compréhensible et ne résultant pas d’une pression extérieure, cela va

évidemment de soi ; on peut encore admettre l’exigence d’un désir « persistant », et,

partant, la nécessité de plusieurs entretiens avec le médecin ; mais à condition que le

terme « persistant » soit interprété de manière restrictive et que le nombre d’entretiens

exigé n’aille pas au-delà du nécessaire pour établir cette persistance. Il est en revanche

excessif de demander une vérification par une tierce personne ; pour des raisons

pratiques : une telle « vérification » pourrait être impossible à obtenir : l’affaire

genevoise ci-dessus relatée ne le montre que trop…558 ; mais aussi pour des raisons de

principe : la dignité même du sujet exige que celui-ci puisse en décider seul et en

toute liberté. Mais, en outre et surtout, il est incompatible avec cette même dignité

d’exiger que le sujet souffre d’une maladie ou de limitations entraînant des

souffrances insupportables ; cette condition a déchaîné un véritable tollé au sein du

monde des médecins, ceux-ci objectant, à tout à fait juste titre selon nous, qu’il ne

saurait leur appartenir de juger si une souffrance est tolérable ou non. C’est au sujet, et

à lui seul qu’il appartient d’en décider, en cohérence avec les choix successifs à

travers lesquels il a construit son existence, et, à partir de là, d’arrêter le choix ultime

d’y mettre fin – et dans ce sens, mais dans ce sens seulement, on peut alors parler d’un

« choix compréhensible en fonction de ses antécédents ».

Cela posé et admis, c’est une double dérive qui doit être absolument combattue.

Celle qui consiste à définir la capacité de discernement de telle manière qu’elle ne soit

pratiquement jamais reconnue. Celle, notamment, qui consiste à dénier

systématiquement la capacité de discernement d’un sujet atteint de troubles

psychiques, et qu’illustre on ne peut mieux l’arrêt non publié précité de 2009. Comme

nous le verrons encore, le même problème se pose en matière de refus d’un traitement

médical par un patient capable de discernement.

Et celle qui revient à n’admettre une possibilité licite d’assistance que si le suicide

apparaît comme un acte parfaitement raisonné et rationnel, soutenu par des motifs

durables et pour autant encore que les situations qui dictent la décision ne puissent

être résolues par des mesures alternatives.558 Il ne s’agit pas pour autant d’ignorer « le deuil des proches » ; cf. à ce propos l’article éponyme de Coline de Senarclens, in Le Temps du 2 mai 2018, p. 23. Mais ceux-ci ne devraient être impliqués qu’avec le consentement du sujet tant que celui-ci n’a pas consommé son projet.

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C’est tout le problème de la rationalité d’une décision de suicide.

Il faut se rendre à cette évidence que la décision de mettre fin à ses jours intervient

toujours dans un contexte émotionnel des plus lourds. Elle est toujours dictée par une

souffrance ou la crainte d’une souffrance jugée intolérable, incompatible avec une vie

digne telle que la conçoit le sujet lui-même. Cette souffrance ou cette crainte de

souffrance doit être admise comme un motif propre à légitimer une assistance pour

peu que son existence ne puisse sérieusement être mise en doute, même si elle est

induite par une vision biaisée de la réalité ; ce qui devrait, à tout le moins dans

certains cas, permettre d’accueillir la demande de sujets affectés de troubles

psychiques559.

Plutôt que de rationalité, il nous paraît plus juste de parler ici de cohérence :

cohérence avec les choix fondamentaux opérés par le sujet tout au long de son

existence ; si, pour une raison quelconque et démontrable, il estime ne plus être en

mesure de vivre en cohérence avec ces choix, le recours à un suicide assisté ne saurait

lui être refusé.

Il est assurément vrai que le fait pour le sujet de connaître l’existence de solutions

alternatives élargit ses possibilités de choix et peut le dissuader, en toute connaissance

de cause, de commettre un acte fatal. Mais si, par un choix délibéré, il refuse au

contraire ces solutions alternatives, ce choix doit être respecté.

Un cas tout récent est venu faire rebondir le débat en cours sur cette problématique560 :

une Française s’est fixé un délai de un an à six mois (sic) pour faire appel à une

association bâloise d’aide au suicide afin de mettre fin à ses jours. ; ce qui caractérise

ce cas, c’est d’une part que la personne ne souffre apparemment d’aucune maladie ou

handicap graves, c’est d’autre part qu’elle refuse de justifier publiquement sa

décision : « Pourquoi devrais-je me justifier ? … Faut-il être à l’agonie pour avoir le

droit de mourir » dit-elle. Une démarche qui va donc tout à fait dans le sens que nous

préconisons : disposer librement de sa propre mort. Les réactions affolées ne se sont 559 Sur la capacité de discernement de personnes atteintes de tels tropubles, cf. p.ex. ATF 126 I 6 consid. 7b, pp. 19 sv.560 Céline Zünd, Aide au suicide : où sont les limites, in Le Temps du 29 août 2018, p.6.

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pas fait attendre : le titre de l’article ici cité suffirait à en témoigner ! Mais ce même

article fait état d’une réflexion croissante chez divers acteurs en vue d’une

« libéralisation » dans ce domaine ; la position la plus avancée consisterait à accéder à

une demande au suicide sans exiger un diagnostic médical si le requérant est âgé de

plus de septante cinq ans…

3. Grève de la faim et suicide en situation de privation de liberté

Il nous faut voir maintenant, comment le problème peut être résolu dans un contexte

de privation de liberté : détention, privation de liberté « à des fins d’assistance » ou

encore mise sous curatelle .

Par définition même, la liberté de choix du détenu ou de la personne privée de liberté

« à des fins d’assistance » ne peut subsister que partiellement. Le principe ici doit être

que cette liberté de choix doit être préservée dans toute la mesure compatible avec le

but de cette privation et le bon ordre de l’institution (pénitentiaire ou asilaire).

Il faut, dans le présent contexte, examiner la problématique de la grève de faim

entreprise ou de toute autre menace de porter atteinte à sa propre intégrité proférée par

le sujet privé de liberté, aux fins d’obtenir des avantages auquel son statut ne lui

donnerait normalement pas droit.561

Il est parfois soutenu qu’il incombe à l’Etat un devoir de protection de la personne

qu’il a privée de sa liberté et qu’il doit donc tout faire pour éviter que celle-ci ne porte

volontairement atteinte à son intégrité corporelle, voire à sa vie. Il incomberait en

particulier à l’Etat de provoquer l’alimentation de force du gréviste de la faim dont il a

la responsabilité. C’est d’ailleurs ce qu’a confirmé la Cour européenne des droits de

l’homme dans un arrêt récent562 : un Etat (en l’occurrence la Suisse) ne saurait se voir

condamner pour avoir alimenté de force un prisonnier en grève de la faim ; à

condition toutefois que cela soit fait par des moyens qui ne soient pas contraires à la

dignité de l’intéressé.

561 Pour une analyse approfondie de cette problématique, cf. p.ex. Emilie Praz, L’alimentation forcée des détenus : une pratique admissible, in Jusletter 25, février 2013.562 Décision d’irrecevabilité no 73175/10, du 23.03.2013, Rappaz c/Suisse.

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Nous ne partageons nullement cette opinion.

La garantie de la dignité humaine implique le droit de disposer de son propre corps et

de sa vie et il n’y a aucune raison convaincante de refuser ce droit à un détenu.

Lorsque le détenu choisit de se prendre lui-même en otage pour tenter d’obtenir des

avantages auxquels il n’aurait normalement pas droit, et pour autant qu’il s’agisse

d’un choix délibéré opéré en toute conscience, la dignité humaine commande que ce

choix ne soit pas annihilé par une mesure de contrainte, car ce serait alors réduire

l’intéressé à la condition d’objet. C’est donc le fait même de tenir ce choix en échec

qui est attentatoire à la dignité de l’intéressé, il n’y a donc pas, contrairement à ce que

laisse entendre la Cour européenne des droits de l’homme de moyens de le faire qui

pourraient être compatibles avec celle-ci.

Les mêmes considérations doivent s’appliquer mutatis mutandis s’agissant de la

possibilité pour un détenu de mettre fin à ses jours.

Ce dernier point est revenu tout récemment sur le devant de la scène563 : un détenu

bernois a sollicité l’aide d’une association d’assistance au suicide ; celle-ci ne s’est

pas encore déterminée sur cette demande. Si celle-ci devait être acceptée, resterait à

trancher cette autre question : l’assistance au suicide est-elle acceptable en situation

de détention ? L’article précité fait état à ce sujet de l’opinion du Professeur André

Kuhn ; selon ce pénaliste, une telle assistance devrait être tolérée, mais pour autant

seulement que les motifs invoqués à l’appui de la demande ne soient en aucune

manière liés à l’incarcération, car « cela reviendrait à accepter que la sanction pénale

conduise à la mort » ce qui « (s’apparenterait) à une peine de mort ». Un argument

qui, à première vue, ne laisse pas de surprendre, mais qui doit sans doute être compris

en ce sens que cela équivaudrait à reconnaître qu’une sanction pénale peut à elle seule

générer une souffrance assez grave pour justifier une demande d’assistance au

suicide ; ce qui signerait l’échec de cette sanction dont l’objectif est en, dernière

analyse, non pas d’acculer un détenu à une mort volontaire, mais de le conduire à un

retour sur soi qui lui permette, au terme de cette sanction, de retrouver sa place dans la

société ; et conduirait à devoir se demander si les modalités d’exécution de la peine ne

563 Quelle place pour le suicide assisté en prison ? in Une du Temps du 31 juillet 2018 et Céline Zünd, L’aide au suicide frappe aux portes de la prison, ibid. p. 4.

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sont pas radicalement contre-productives par rapport à cet objectif…Nous serions,

pour notre part, tenté de répondre que cette interrogation est tout au contraire

nécessaire et légitime et que tant les demandes, même peu nombreuses, d’assistance

au suicide en détention - comme aussi les cas, qui eux son nombreux, de suicides de

détenus – devraient interpeller et susciter un débat sur cette problématique.

Nous persistons donc à soutenir qu’aucun intérêt lié à l’exécution de la peine ne

saurait valoir contre le droit de qui la subit de disposer de sa propre mort.

4. La problématique de l’euthanasie

L’article 114 du Code pénal dispose que celui qui, cédant à un mobile honorable,

notamment à la pitié, aura donné la mort à une personne sur la demande sérieuse et

instante de celle-ci sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou

d’une peine pécuniaire.

En l’état actuel de la question, en l’absence d’autre réglementation que l’article

précité, il est distingué entre trois formes d’euthanasie : l’euthanasie directe active

(homicide), l’euthanasie indirecte active (administration de substances réduisant la

souffrance dont les effets secondaires sont susceptibles d’abréger la durée de survie)

et l’euthanasie passive (renonciation à appliquer ou arrêt des mesures nécessaires au

maintien de la vie). Et ces deux dernières formes d’euthanasie sont actuellement

officiellement tolérées.

Seule demeure donc punissable l’euthanasie directe active.

A ce propos, il faut signaler cependant un jugement du Tribunal de district de Boudry

(canton de Neuchâtel) du 6 décembre 2010 qui a acquitté un médecin qui avait

pratiqué une euthanasie active sur une patiente qui souffrant d’une maladie

neurologique dégénérative, qui avait maintes fois manifesté la volonté de mourir et

avait pris rendez-vous avec une organisation d’assistance au suicide mais qui, au

dernier moment, n’avait, en raison d’une détérioration foudroyante de son état de

santé, plus été en mesure d’activer la commande libérant le liquide létal ; le médecin

l’avait alors fait lui-même. Le Tribunal a estimé que l’accusé n’avait pas d’autre

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alternative pour préserver la dignité humaine et la volonté de la patiente. Il a

finalement retenu l’état de nécessité.

Cette jurisprudence ne paraît pas avoir été remise en question depuis lors. En

particulier le Tribunal fédéral n’a, à notre connaissance, jamais eu connaître ni de ce

cas, ni d’un cas semblable.

Il faut reconnaître que le juge neuchâtelois a, avec une rare élégance, consacré la

solution qui, tout en restant strictement dans le cadre du droit positif actuel, lui a

permis d’aboutir au seul résultat acceptable dans les circonstances de l’espèce.

Pour qu’il y eût « nécessité », il fallait que deux biens fussent en conflit et que la

valeur de l’un d’eux l’emportât à tel point sur celle de l’autre pour que se justifiât le

sacrifice de ce dernier. En l’occurrence s’opposaient d’une part une survie dont le

sujet avait manifesté de la manière la plus claire et la plus concrète qu’elle lui était

devenue intolérable au point de vouloir y mettre un terme ; et, d’autre part, le respect

de sa dignité, le droit de ne pas se voir imposer une survie qu’il ne jugeait plus digne

d’être vécue et le droit de disposer de sa propre mort, fût-ce avec l’aide active d’un

tiers, aide nécessaire en raison de son état physique.

Qui se risquerait à contester que le magistrat neuchâtelois a fait le choix qui

s’imposait ?

Il demeure que cette décision reste une décision d’espèce. Même si elle devait faire

jurisprudence – ce qui encore une fois constitue la seule solution acceptable en l’état

actuel du droit – il subsisterait une situation d’insécurité juridique qui ne peut être

suffisante à protéger dans toute la mesure nécessaire le bien suprême – la dignité – qui

se trouve alors en jeu.

Il s’impose donc à notre avis de poser en principe que lorsqu’un candidat au suicide

qui a manifesté clairement son intention ne se trouve plus en état d’accomplir lui-

même l’acte libérateur, il doit pouvoir obtenir l’aide d’un tiers et ce tiers pouvoir

prêter cette aide en toute légalité. Nous soutenons donc que, dans ce cas précis,

l’euthanasie active directe ne doit pas être punissable et que l’article 114 CP doit être

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modifié dans ce sens.

Cette solution se justifie d’autant plus que l’on voit mal ce qui peut justifier semblable

inégalité de traitement entre un suicide assisté mais mené à terme par le candidat lui-

même et une mort provoquée par un tiers, alors que le résultat final voulu par le sujet

est exactement le même.

On peut ajouter qu’il y a quelque hypocrisie et quelque incohérence à réprimer dans

tous les cas l’euthanasie active directe et à tolérer l’euthanasie active indirecte. A y

bien regarder, l’application rigoureuse du droit en vigueur devrait conduire à la

conclusion que le médecin qui administre un produit propre à réduire la souffrance

dont il connaît parfaitement les effets secondaires (létaux) possibles se rend coupable

d’homicide par dol éventuel…Mais si ce médecin accepte d’administrer ce produit,

c’est pour respecter une décision librement arrêtée, mais que le sujet n’est plus en

mesure d’exécuter par ses propres moyens.

C’est dire que l’euthanasie active indirecte doit être non seulement tolérée, mais que,

à certaines conditions, être rendue licite.

Et que cette solution doit valoir par a fortiori pour l’euthanasie passive.

Hors les cas où le sujet est en état de manifester clairement sa volonté de mourir mais

hors d’état d’accomplir le dernier acte qui lui permettra de concrétiser sa volonté,

l’article 114 CP ne saurait évidemment trouver à s’appliquer. Or, la problématique de

l’euthanasie concerne dans l’immense majorité des cas, des patients qui ne sont plus

en état de décider et n’ont pas manifesté de volonté lorsqu’ils étaient encore en

mesure de le faire.

Il reste que, pour ces cas-là également, une solution doit être trouvée : on ne

comprendrait pas que, dans ce cas de figure, la dignité du patient soit moins bien

protégée. On ne voit pas que la solution puisse consister en autre chose que laisser

« les proches » décider à la place du patient. Cela implique que la notion de proche

soit définie et que, en cas de divergence entre les proches, la décision appartienne à

celui d’entre eux qui entretenait les liens les plus étroits avec le patient, en général son

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conjoint. Pourraient être reprises les dispositions actuellement existantes en matière de

prélèvement d’organe, de tissu ou de cellule sur une personne décédée564.

Finalement c’est une refonte complète des articles 114 et 115 CP qui s’impose pour

rendre notre droit pénal conforme aux exigences découlant de la protection et du

respect de la dignité humaine.

Encore une fois, il est spécieux d’objecter, comme on le fait souvent, que cela

reviendrait à une reconnaissance officielle de l’aide au suicide et (dans une mesure

limitée) de l’euthanasie et que l’Etat ne saurait se voir imposer une obligation positive

de rendre légalement possible des démarches de ce type. Il faut répondre à cela que

l’Etat est constitutionnellement tenu de protéger et de respecter la dignité humaine et

qu’il lui incombe, à ce titre, d’assumer les obligations positives qu’impliquent de

toute nécessité, cette protection et ce respect.

II.3 Disposer de son propre corps

Disposer de son existence, c’est aussi pouvoir disposer de son propre corps.

Plus précisément, c’est premièrement disposer de la liberté de mouvement et d’un

minimum d’égalité des chances d’accéder à cette liberté (A).

Est ensuite convoquée la problématique de l’avortement (B).

Mais il s’agit aussi de l’utilisation de son propre corps à des fins lucratives:

prostitution, gestation pour autrui, exercice de professions comportant de graves

risques sanitaires; et de la problématique de la cession par une personne vivante d’un

ou de plusieurs de ses organes (C).

Disposer de son propre corps, c’est encore pouvoir en faire librement l’instrument

d’une vie sexuelle aux orientations librement choisies et assumées (D).

564 Loi sur la transplantation, art. 8 et Ordonnance sur la transplantation d’organes, de tissus et de cellules d’origine humaine, du 16 mars 2007 (Ordonnance sur la transplantation, RS 810.211) art. 5.

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A) Liberté de mouvement

1. Habeas corpus !

C’est, on le sait, ainsi qu’est traditionnellement désignée une garantie fondamentale,

riche d’une longue histoire : celle de ne pouvoir être arbitrairement privé de sa liberté

– et donc avant toute chose de sa liberté de mouvement – d’être informé par une

autorité judiciaire et dans les plus brefs délais des motifs de son arrestation et si celle-

ci s’avère dénuée de fondement, d’exiger et d’obtenir sa libération immédiate.565

La garantie, en d’autres mots, de ne pas pouvoir sans juste motif être privé de toute

liberté de mouvement., ni partant, de la liberté de disposer de son propre corps sous

son aspect le plus fondamental.

C’est l’article 31 de la Constitution qui consacre, dans notre droit interne, cette

garantie fondamentale sous ses divers aspects: droit à ne pas être privé de liberté si ce

n’est dans les cas prévus par la loi et dans les formes qu’elle prescrit, droit de la

personne d’être aussitôt informée dans une langue qu’elle comprend des motifs de

cette privation, droit d’être informée de ses droits et, notamment, de celui de faire

prévenir ses proches, droit de la personne mise en détention préventive d’être aussitôt

traduite devant un juge qui prononce le maintien de la détention ou la libération et

droit d’être jugée dans un délai raisonnable, droit de toute personne privée de sa

liberté sans qu’un juge l’ait ordonné de saisir en tout temps un tribunal, lequel statue

dans les plus brefs délais sur la légalité de cette privation. L’article 32 en constitue le

complément s’agissant de personnes faisant d’ores et déjà l’objet d’une poursuite

pénale : outre la présomption d’innocence, droit d’être informée dans les plus brefs

délais des accusations portées contre elle et possibilité de faire valoir ses droits de

défense.

2. Liberté de mouvement

Pour sa part, le deuxième alinéa de l’article 10 de la Constitution garantit la liberté de

565 Née en Angleterre au Moyen-Âge, elle a été confirmée et renforcée par l’Habeas Corpus Act de 1679.

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mouvement en tant que l’un des éléments de la liberté personnelle.566

Il est assez évident que cette liberté constitue un préalable obligé à l’exercice de

pratiquement tous les autres droits fondamentaux et donc, en dernier ressort, du

respect et de la protection de la dignité humaine ; et aussi bien sous leur versant

négatif – ne pas être entravé dans sa liberté de mouvement – que dans leur aspect

positif : pouvoir bénéficier d’un niveau suffisant de mobilité567 – création

d’infrastructures carrossables, de voies et d’espaces piétonniers, mesures destinées à

favoriser la mobilité des personnes handicapées, etc.

Nous aurons l’occasion d’y revenir lorsque nous examinerons l’exercice de certaines

libertés spécifiques et les restrictions susceptibles de leur être apportées (par exemple

l’interdiction de périmètre ou les restrictions d’accès à certaines manifestations

sportives à risque).

B) L’interruption volontaire de grossesse

Pour la femme, pouvoir disposer de son propre corps c’est notamment pouvoir

interrompre une grossesse non désirée.

En droit positif, on l’a vu, une novelle de 2001 a libéralisé le régime de l’IVG.

Le groupe d’experts chargé d’élaborer la proposition de nouvelle réglementation à

l’intention de la Commission des affaires juridiques du Conseil national568 s’est

exprimé sur le droit de la femme en des termes auxquels on ne peut qu’applaudir et

qui méritent d’être cités :

566 A propos de la liberté de mouvement, cf. p.ex. Dubey op.cit. II n. 1394-1423, pp. 81-87. Il nous paraît cependant discutable de soutenir, comme le fait cet auteur (n.1399, pp. 82-83) en se fondant sur la jurisprudence du Tribunal fédéral que la liberté de mouvement n’est protégée « qu’au sein des portions de territoire où le titulaire de ce droit est par ailleurs en droit d’aller et de venir » avec cette conséquence que, p.ex., « la liberté de mouvement n’est donc pas atteinte du seul fait que l’Etat interdit…la navigation à moteur sur un plan d’eau à préserver au titre de la protection de la nature et du paysage » (n.1401, p. 83) ; pour nous, il s’agit bel et bien dans un tel cas d’une restriction à la liberté de mouvement, justiciable comme telle des critères posées par l’art. 36 à toute restriction d’un droit fondamental ; mais nous n’entendons poursuivre ici cette discussion plus avant. 567 Cf. art. 81 à 88 Cst.568 Rapport de la Commission des affaires juridiques du Conseil national du 19 mars 1998, concernant l’initiative populaire pour la modification du Code pénal en matière d’interruption de grossesse, FF1998, P. 2629 ss.

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«… Du point de vue juridico-philosophique, une norme pénale qui porte aussi

profondément atteinte au droit le plus élémentaire de la personnalité de la femme

comme le fait l’interdiction de l’avortement au sens des articles 118 et suivants du

code pénal suisse – qui sont également un commandement légal d’enfanter – ne se

justifie donc pas. Cette norme pénale doit donc être qualifiée d’inopportune et de

disproportionnée ».569.

Tout en maintenant l’interdiction de principe de l’avortement sauf indication médicale

d’un danger d’atteinte physique grave ou d’état de profonde détresse de la femme

enceinte, ces experts, suivis par la Commission des affaires juridiques du Conseil

national, proposaient la solution du délai : une interruption de grossesse pratiquée

dans les quatorze semaines suivant le début des dernières règles ne serait pas

punissable.

Les Chambres fédérales ont partiellement repris les propositions de la Commission

mais en assortissant la solution du délai d’une triple limitation : la femme doit

invoquer se trouver en situation de détresse, le délai n’est plus que de douze semaines

dès le début des dernières règles et la femme doit avoir participé à un entretien

approfondi avec le médecin chargé de l’intervention et reçu ses conseils.

Il est évident que ces restrictions supplémentaires, la première surtout, affectent

sensiblement le droit de la femme à disposer de son corps. Dans cette mesure, la

dignité de la femme apparaît insuffisamment protégée.

On notera pour terminer qu’il existe désormais des solutions infiniment moins

traumatisantes – tout avortement est un drame, on ne saurait assez le répéter, et c’est

faire injure à la femme que de penser qu’une libération totale de l’avortement

conduirait nécessairement à banaliser le recours à cette pratique. On constate

d’ailleurs que les pays qui ont depuis plus longtemps libéralisé la possibilité de

recourir à une IVG n’ont pas connu une augmentation sensible du nombre

d’avortements570.

569 Ibid., p. 2635.570 Rapport précité, p. 2631.

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Il s’agit évidemment de tous les moyens de contraception ; et la protection de la

dignité de la femme sous cet aspect particulier impose que l’accès à ces moyens non

seulement ne soit pas interdit, mais au contraire rendu possible et facilité pour chacun.

A quoi s’ajoute d’ailleurs que se trouve intéressé un autre aspect de la dignité : celle

du couple571 d’élaborer et de réaliser un projet de famille voulu et désiré : cette liberté,

on aura encore l’occasion de le voir dans un autre contexte est aussi, éminemment, un

aspect de la dignité humaine.

Il s’agit aussi du diagnostic préimplantatoire en cas de procréation médicalement

assistée, dont il a déjà été question, et qui devrait se substituer au seul recours

jusqu’alors possible, celui du diagnostic prénatal, lequel, suivant les résultats qu’il

produisait, débouchait sur la question du recours à un avortement.

Mais là doit aussi intervenir la prise en compte de la liberté de croyance et de

convictions. Et sous un double aspect.

D’abord, nul ne saurait être contraint à un tel recours.

Ensuite aucun médecin ne saurait être contraint de le pratiquer contre ses convictions

– mais moyennant alors que l’Etat pourvoie à ce qu’un médecin disposé à le faire soit

toujours disponible.

On en est loin ! Il a été constaté que des médecins exerçant dans des hôpitaux publics

et contraints de pratiquer des avortements contre leur conviction profonde se dérobent

à ce devoir en incitant dans un premier temps la candidate « à réfléchir », pour lui

opposer ensuite que le délai légal a expiré…Il va sans dire qu’une telle pratique est

doublement contraire au respect de la dignité humaine : celle de la patiente qui se voit

subrepticement privée de sa liberté de recourir à une IVG ; celle du médecin, contraint

pour respecter une conviction parfaitement légitime de recourir à un indigne

subterfuge.

C) Se livrer à la prostitution

571 Voire pour la femme qui ferait librement le choix d’élever seule l’enfant qu’elle aurait mis au monde ; mais se pose alors la question du bien de l’enfant à naître…

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Pouvoir disposer de son corps, c’est aussi pouvoir en faire « commerce ». C’est

pouvoir choisir de se livrer à la prostitution, choisir de s’adonner à la gestation pour

autrui, choisir d’exercer une activité comportant de graves risques de santé (la

profession de mannequin par exemple ou, dans un tout autre registre, celle de

cascadeur).

Nous disons bien : choisir !

C’est précisément parce qu’il s’agit ici de choix qu’il ne saurait appartenir à l’Etat de

combattre ce type d’activités.

Force est cependant de constater que la tendance est en sens inverse. Outre, on l’a vu,

l’interdiction de la GPA, on apprend que la France vient d’adopter une législation

pénalisant les personnes qui recourent aux services des prostitué(e)s572, rejoignant

ainsi trois autres pays d’Europe ayant déjà légiféré dans ce sens ; ce qui vise bien

évidemment à couper les vivres aux travailleurs du sexe, avec l’espoir que la

prostitution finira par disparaître complètement.

L’argument avancé par les partisans de cette tendance est bien connu : c’est la

garantie même de la dignité humaine qui exige que de telles activités soient

combattues . La femme ou l’homme qui se livre à la prostitution, la femme qui officie

comme « mère porteuse » ne se trouve-t-elle (-il) pas raval(é)e au rang d’objet de

jouissance sexuelle, respectivement de simple instrument d’un projet familial

irréalisable autrement – par ceux qui recourent à ces services – et objet d’exploitation

– par ceux qui tirent profit de ses activités ? N’incombe-t-il dès lors pas à l’ordre

juridique d’agir dans le sens indiqué et de contribuer ainsi à l’éradication de telles

pratiques ?

Ce n’est pas du tout notre avis.

Tour d’abord, mais ce n’est pas là l’essentiel, nous sommes convaincu que de telles

mesures seraient contreproductives. Ce serait renvoyer ces activités dans la 572 Prostitution : Paris va pénaliser les clients, dépêche AFP in Le Temps du 7 avril 2016.

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clandestinité, ce qui, bien loin de protéger les femmes (et les hommes) qui s’y livrent,

les exposerait à une exploitation fortement aggravée : le cas des étrangers sans papiers

qui travaillent au noir ne l’illustre que trop !

Plus profondément et cette fois sur le plan des droits fondamentaux, ce que l’Etat doit

combattre, ce n’est pas la prostitution en tant que telle ; c’est tout d’abord empêcher

que quiconque, homme ou femme, n’en soit réduit à se prostituer, une femme à

pratiquer la gestation pour autrui, car c’est en cela et en cela seulement que ces

activités constituent un fléau : que des hommes ou des femmes n’aient pas d’autre

choix que de se laisser réduire à faire, ou à ce qu’il soit fait de leur corps leur seul

moyen de survie.

Le devoir qui incombe à l’Etat, et ce devoir découle directement de la garantie de la

dignité humaine, c’est en revanche de combattre avec la dernière énergie toute

exploitation par des tiers de ce type de « commerce » : répression sans faille du

proxénétisme et du trafic d’êtres humains en vue de les livrer à la prostitution ou à la

gestation pour autrui573.

C’est aussi de prendre des mesures positives pour protéger les personnes qui

pratiquent délibérément ce type d’activités.

Sans entrer dans le détail, on se bornera à rappeler ici que, dans un arrêt fort

audacieux pour l’époque, le Tribunal avait reconnu aux prostituées un droit d’usage

accru du domaine public, ce qui revenait à reconnaître la prostitution comme une

profession licite, bénéficiant de la liberté du commerce et de l’industrie574. Mais on

relèvera aussi que, récemment, l’idée a été relancée de réprimer pénalement le recours

aux services d’une prostituée…

Quoi qu’il en soit, la prostitution constitue, en l’état actuel de notre droit, une activité

licite575 ; elle est considérée comme l’exercice d’une profession, mais elle est encadrée

à divers points de vue : protection de la santé publique et, plus précisément de la santé

573 Cf. p.ex. à ce propos : Etienne Dubuis, Les gangs nigérians s’imposent en Europe, in Le Temps du 10 janvier 2017, p.3.574 ATF 101 Ia 473, consid. 6, pp. 481-483.575 Il existe même à Genève une association, Aspasie, de soutien aux travailleurs du sexe.

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de ceux qui recourant à ce type de services, protection des personnes qui s’y livrent de

leur plein gré ; c’est là l’objet des lois cantonales en la matière576.

D) La gestation pour autrui (GPA).

1.- Une justification de la GPA comme telle ?

Si l’on reconnaît qu’il découle de la garantie du respect et de la protection de la

dignité humaine la liberté de la femme de disposer de son propre corps et, partant,

d’en « faire commerce » , il n’y a, sous cet angle, pas plus de raisons de prohiber la

GPA qu’il n‘y en a, comme on vient de le voir, de proscrire la pratique de la

prostitution. L’identité des motifs dans l’un et l’autre cas est évidente. Et il n’y a pas,

toujours sous cet angle, de raison non plus d’exclure que les femmes exerçant la GPA

le fassent à titre onéreux

Mais il s’agit là aussi de définir un statut de la « mère porteuse », afin de protéger les

personnes qui s’y livrent contre tout risque d’exploitation : là encore, l’analogie avec

la problématique de la prostitution est évidente.

Mais afin aussi que soient définis de manière incontestable les devoirs et les droits de

la « mère-porteuse », que soit en particulier exclue toute idée de « repentir » de cette

dernière, qui lui permettrait de prétendre à quelque droit que ce soit « sur » l’enfant.

De là doit découler une double contrainte.

576 Cf. p.ex. la Loi vaudoise sur l’exercice de la prostitution, du 30 mars 2004 (RSV 943.05) ; la Loi genevoise sur le même objet du 17 décembre 2009 (RSG I 2 49). L’article premier de cette loi en définit les buts, en ces termes : garantir, dans le milieu de la prostitution, que les conditions d’exercice de cette activité sont conformes à la législation, soit notamment qu’il n’est pas porté atteinte à la liberté des personnes qui se prostituent, que celles-ci ne sont pas victimes de la traite d’êtres humains, de menaces, de violences, de pressions ou d’usure ou que l’on ne profite pas de leur détresse pour les déterminer à se livrer à un acte sexuel ou d’ordre sexuel ; d’assurer la mise en œuvre des mesures de prévention et promotion de la santé et de favoriser la réorientation professionnelle des personnes qui se prostituent, désireuses de changer d’activité, de réglementer les lieux heures et modalités de l’exercice de la prostitution, ainsi que de lutter contre les manifestations secondaires fâcheuses de celle-ci. Dans un arrêt du 12 avril 2011 (ATF 137 I 167), le Tribunal fédéral s’est livré à un examen approfondi de la loi genevoise sur le même objet et sa compatibilité - qu’il a confirmée – avec une série de droits fondamentaux : liberté économique, protection de la sphère privée et en particulier protection de données sensibles en relation avec les fichiers de police prescrits par cette loi en relation avec l’exercice de cette activité, non-discrimination du fait des règlementations particulières propres à l’exercice de cette profession, inviolabilité du domicile.

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Il faut, d’une part, que la mère de substitution (mère biologique) ne puisse pas être

simultanément la mère génétique de l’enfant.

Il faut d’autre part que l’enfant soit conçu au moyen de gamètes provenant de

donneurs dont l’identité est inconnue de la mère de substitution. D’où il suit encore

que le don d’ovules doit être autorisé et soumis aux mêmes exigences de sélection et

de conservation que le don de spermatozoïdes577.

Cette double contrainte est indispensable pour couper court à toute possibilité de

« repentir » de la part de la mère de substitution.

Il faut encore que la pratique de la GPA soit encadrée de telle manière que soit

garantie la santé de l’enfant. Toute personne désirant se livrer à cette pratique doit

s’annoncer à un médecin autorisé à pratiquer la PMA, subir un examen médical et

être enregistrée.

Reste alors la question du droit de l’enfant à connaître son ascendance biologique578.

.

La législation sur la procréation médicalement assistée prévoit que l’enfant âgé de

dix-huit ans peut, sur demande adressée à l’Office fédéral de l’état civil (l’office)579,

obtenir les informations concernant l’identité du donneur (de sperme) et son aspect

physique. Quel que soit son âge et s’il peut faire valoir un intérêt légitime, l’enfant

peut obtenir toutes les données relatives au donneur. L’office en avise préalablement

le donneur concerné ; si celui-ci refuse de rencontrer l’enfant, mais que ce dernier

maintient néanmoins sa demande, les données lui sont alors communiquées.

Selon nous, s’agissant de l’enfant né par GPA, la solution retenue en matière de

577 Art. 10 al. 2 lit.b et c et 18 sv. LPMA. Si l’enfant est conçu en utilisant des gamètes de l’un des parents d’intention, il devra être fait en sorte que ce fait échappe à la connaissance de la « mère porteuse ». 578 Sur cette problématique, Dubey, op.cit. II n. 1445-1448, p. 91. Curieusement, cet auteur omet de citer le dernier arrêt rendu à ce sujet par le Tribunal fédéral, ATF 134 III 241 consid. 5, pp. 242 sv. ; en outre, la version de l’art. 268c al. 1 CC qu’il cite est caduque : la teneur de cet article a été entièrement remaniée par le nouveau droit de l’adoption, promulgué par une loi du 17 juin 2016, entré en vigueur au 1er janvier 2018.579 L’Ordonnance sur la procréation médicalement assistée du 4 décembre 2000 (OPMA, RS 810.112.2) charge l’Office fédéral de l’état civil de ternir un registre des donneurs de sperme (art. 15-20) et règle la procédure de demande d’informations (art. 21-26).

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procréation médicalement assistée mérite d’être étendue à ce cas précis. Autant le bien

de l’enfant mineur exige qu’il ne puisse, en principe, avoir accès à ces données, autant

faut-il lui en reconnaître le droit lorsqu’il a atteint sa majorité : comme le proclame la

jurisprudence580, l’ascendance génétique est un élément de l’identité ; et la protection

de l’identité est elle-même un aspect de la protection de la dignité humaine.

2. GPA et reconnaissance des rapports de filiation

a) Mais la question d’une éventuelle légalisation de la GPA, considérée comme telle,

en appelle une autre : celle de l’établissement et de la reconnaissance de liens de

filiation entre l’enfant né par GPA et ses parents d’intention581. L’interdiction de la

GPA comme telle et la nullité, qui en découle nécessairement, de la convention passée

entre ces derniers et la « mère » de substitution doit elle entraîner l’impossibilité que

se créent de tels liens entre parents d’intention et enfant ? Et qu’en est-il lorsque la

GPA a été réalisée dans un autre Etat qui, lui, autorise ce mode de conception, permet

l’établissement et la reconnaissance de tels liens de filiation, et délivre des certificats

de naissance où les parents d’intention sont désignés comme les parents de l’enfant ?

Car ce genre de « tourisme » est en effet de plus en plus pratiqué. Mais, de retour dans

leur pays de résidence, où la GPA est proscrite, les parents d’intention se voient

refuser toute reconnaissance de tels liens et saisissent alors la justice de ce pays pour

combattre ce refus.

Comme le France et plusieurs autres pays d’Europe, la Suisse proscrit la GPA.

L’article 119 de la Constitution, tout en chargeant la Confédération de légiférer sur

580 ATF 144 III 1, consid. 4.4.3, p.8. Le TF rattache ce droit à l’art. 28 CC, dont il sera traité dans un autre contexte.581 Comme le rappelle le TF dans l’arrêt cité note précédente, selon l’ordre juridique suisse, la mère de l’enfant est toujours celle qui le met au monde (mère biologique), même si celle-ci n’est pas la mère génétique ; la mère d’un enfant né par GPA est donc la mère de substitution ; si la mère biologique est mariée, son mari est le père juridique de l’enfant, même s’il n’en est pas le père génétique; lorsque ce dernier est un tiers, le mari dispose de l’action en désaveu de paternité, mais le père génétique ne possède aucun droit à l’y contraindre, ni, de toute manière, à se faire reconnaître comme le père juridique de l’enfant, et cette situation ne le lèse pas dans son droit à la protection de sa personnalité. La question de savoir s’il a le cas échéant un droit à connaître l’enfant est en revanche controversée ; le TF la laisse indécise.

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l’utilisation du patrimoine germinal et génétique humain, lui impose de veiller, ce

faisant, à assurer la protection de la dignité humain, de la personnalité et de la famille,

et de respecter notamment un certain nombre de principes (deuxième alinéa), dont

(lettre d) celui-ci : le don d’embryons et toutes les formes de maternité de substitution

sont interdits. Se conformant à cette injonction, le législateur en a repris la teneur dans

la loi fédérale sur la procréation médicalement assistée582. Comme la France, la Suisse

considère que la prohibition de la GPA ressortit à son ordre public.

Tant la Cour européenne des droits de l’homme583 que le Tribunal fédéral584 ont eu,

depuis quelques années, à s’occuper de cas de ce genre.

De la jurisprudence de l’une et de l’autre, on peut déduire une double maxime.

Lorsque l’un des parents d’intention est en même temps le père biologique de l’enfant

et qu’un lien de filiation entre eux a été valablement établi dans le pays où s’est

réalisée la GPA, ce lien doit être reconnu dans le pays de résidence des parents

d’intention, nonobstant la prohibition de la GPA qui y prévaut et la clause d’ordre

public appliquée à cette prohibition. Reste alors la question d’un lien de filiation entre

l’enfant et l’autre parent ; celui-ci est renvoyé à adopter l’enfant de son conjoint.

En revanche, lorsqu’aucun des parents d’intention n’est en même temps le père

génétique de l’enfant, la seule possibilité d’établir entre eux des rapports de filiation,

c’est, là encore, qu’ils engagent une procédure d’adoption.

Pendant longtemps, le recours à l’adoption restait exclu, dans un cas comme dans

l’autre, pour les couples de même sexe. En droit suisse, on l’a vu, il existe désormais

une possibilité que l’un des partenaires adopte l’enfant de son conjoint. La Cour de

cassation française a récemment infléchi sa jurisprudence dans le même sens. Mais le

problème demeure entier lorsqu’aucun des partenaires n’est en même temps le père

582 Art. 4.583 Concernant des ressortissants français, elle a ainsi rendu les arrêts Mennesson, req. 69152/11 et Labassée, req. 65941/11, tous deux du 26 avril 2014, les arrêts Foulon, req. 9063/14 et Bouvet, req.10410/14, tous deux du 21 juillet 2016, et l’arrêt Laborie, req. 44024, du 19 janvier 2017. 584 ATF 141 III 312 et 32.

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biologique de l’enfant.

b) Ce qui fait la difficulté de cette question, c’est que sa solution implique plusieurs

droits fondamentaux et de l’enfant, et de ses parents d’intention.

Dans son arrêt Mennesson, la CrEDH, statuant sur le grief de violation de l’article 8

CEDH, est partie d’une double distinction : d’une part, entre deux facettes de la

garantie fournie par cette disposition : la protection de la vie familiale et la vie

privée585 ; d’autre part entre les droits que les parents et ceux que l’enfant peut déduire

de cette double garantie.

Elle a considéré que, dans les circonstances de l’espèce, parents d’intention et

enfants586 formaient une famille de fait et que les premiers n’avaient pas établi que, du

fait de l’impossibilité en France d’une reconnaissance de la paternité du père

d’intention, bien qu’il fût aussi père génétique, ou de l’impossibilité d’une adoption,

le fonctionnement de cette famille se serait heurté à des difficultés insurmontables ;

elle en a conclu que le droit des parents d’intention à une vie de famille n’avait pas

été violé ; ingérence, il y avait certes dans ce droit, mais compte tenu de l’existence de

fait de cette famille, elle ne pouvait être considérée comme injustifiée, compte de tenu

de l’ordre public français dont relève l’interdiction de la GPA.

Elle a retenu, en revanche que le droit des enfants à la garantie de leur vie privée avait

été violé ; à ses yeux, un lien de filiation est une composante de celle-ci ;

l’impossibilité de faire reconnaître en France le lien de filiation des enfants avec leur

père biologique violait donc leur droit à leur vie privée.

Elle a statué à l’identique dans l’arrêt Labassée rendu le même jour. Elle a confirmé

cette jurisprudence dans l’arrêt Laborie.

Dans la première affaire jugée par le Tribunal fédéral587, il s’agissait d’un couple en

partenariat enregistré, dont l’un des partenaires était aussi le père génétique de

l’enfant, ce qu’avait valablement constaté un jugement de paternité californien. Les 585 Arrêt Mannesson, no 86.586 Il s’agissait de jumeaux !587 ATF 141 III 312.

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juges de Mon Repos ont tranché que ce rapport de filiation par rapport au père devait

être reconnu en Suisse et transcrit dans les registres de l’état civil. En revanche le

jugement californien était incompatible avec l’ordre public suisse en tant qu’il

établissait un lien de filiation avec l’autre partenaire, qui n’entretenait aucun lien

génétique avec l’enfant ; la violation de l’ordre public était réalisée en raison de la

fraude à loi manifeste commise par les partenaires en se rendant dans un Etat étranger

auquel rien ne les rattachait, à seule fin d’obtenir ce que le droit suisse ne leur

permettait pas. L’intérêt de l’enfant était suffisamment pris en compte par la

reconnaissance du jugement de paternité californien.

Dans la seconde affaire588, aucun des parents d’intention n’était en même temps parent

génétique de l’enfant. Ce qui suffisait à exclure toute référence à la jurisprudence

précitée de la CrEDH. La reconnaissance devait être refusée en Suisse, pour la raison

notamment qu’à aucun stade de la procédure étrangère, il n’avait été procédé à un

examen préalable de l’aptitude des parents d’intention à offrir à l’enfant une existence

adéquate ; cette exigence, posée en matière d’adoption, doit valoir par identité de

motifs en matière d’établissement de lien d’un rapport de parenté entre des parents

d’intention et un enfant né par GPA. A défaut d’un tel examen, les parents d’intention

doivent être renvoyés à ouvrir une procédure d’adoption.

Nous avouons avoir quelque peine à comprendre la retenue dont fait preuve la CrEDH

s’agissant du droit à la protection de la vie familiale des parents d’intention et, par

ricochet, de l’enfant. Celui-ci doit pouvoir déduire de l’article 8 CEDH un droit à

disposer d’un cadre familial solide et stable. S’il venait à apprendre par la suite que,

au mieux, il n’entretien de lien de filiation qu’avec l’un de ceux qu’il considère

comme étant de plein droit ses parents, au pire qu’aucun lien quelconque de filiation

ne le lie à ceux-ci, que la famille où il a grandi n’est en réalité qu’une famille de fait, il

peut en concevoir un terrible traumatisme. Situation dont l’article 8 CEDH a

précisément pour objet de le protéger et que ne saurait justifier aucun « besoin dans

une société démocratique ». Et cette même disposition doit, pour les mêmes raisons,

garantir aux parents d’intention la possibilité de réaliser pleinement leur projet

parental, de fonder une vraie famille, qui ne se distingue en rien d’une famille

traditionnelle et qui leur permet d’offrir à leur enfant ce cadre stabilisant dont il a 588 ATF 141 III 328.

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besoin, au même titre que l’enfant issu d’une famille traditionnelle.

Les mêmes considérations valent évidemment, et par identité de motifs, pour les

droits que l’enfant peut déduire, en Suisse, de l’article 11 Cst. ou encore, dans la

mesure où elle est d’application directe (self-executing), de la Convention relative aux

droits de l’enfant, à laquelle la Suisse est partie589. Dans la seconde des deux affaires

précitées, le Tribunal n’a pas eu à approfondir cette question, dès lors que l’enfant

n’était pas lui-même recourant ; il s’est borné à considérer sur ce point précis que les

droits susceptibles d’être déduits de cette Convention se trouvaient pleinement

satisfaits dans le pays où avait été réalisée la GPA et … que les parents d’intention ne

pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils s’abstenaient d’aller s’y établir590 !

Nous ne saurions admettre non plus que l’adoption constituerait le remède à ce genre

de situations.

D’abord, parce qu’il existe une différence fondamentale entre l’adoption et l’accueil

par des parents d’intention d’un enfant né par GPA. Dans le premier cas de figure, il

s’agit d’un enfant qui soit a connu l’abandon à sa naissance, soit a passé les premières

phases de son existence dans une autre famille, ou ce qui en tenait lieu, et qui, pour

une raison quelconque, s’en trouve soudain séparé ; autrement dit : d’un enfant

marqué psychologiquement par l’absence ou l’échecmilial. Dans le second cas, le

cadre familial fourni par les parents d’intention est le premier et – idéalement – le seul

que l’enfant connaîtra jamais, même si, par la suite il lui sera loisible, comme on l’a

vu, de connaître au minimum les données relatives à ses parents génétiques. Si donc,

dans le premier cas, il se justifie pleinement, pour cette raison précisément, de

n’autoriser l’adoption qu’après qu’il aura été opéré un test d’aptitude des candidats à

celle-ci – il s’agit d’éviter un second échec, la nécessité d’un tel test est beaucoup

moins évidente en cas de conception par GPA, dans la mesure où les donneurs

devront, comme en matière de PMA, être soigneusement choisis ; soumet-on à un test

d’aptitude les auteurs d’un projet parental destiné à être réalisé selon des méthodes

exclusivement naturelles ?

589 Convention du 20 novembre 1989 ; entrée en vigueur pour la Suisse le 26 mars 1997 (RS 0.107).590 ATF 143 III 328, consid. 7.4 p. 350.

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Si l’on veut absolument trouver une « proximité fonctionnelle »591 de l’accueil d’un

enfant né par GPA avec un autre mode alternatif de réaliser un projet parental, c’est

bien plutôt à la procréation médicalement assistée qu’il faut songer. Ici et là, il s’agit

en effet de réaliser une insémination artificielle avec les gamètes de donneurs tiers,

puis d’implanter l’embryon dans l’utérus de la femme qui portera l’enfant.

c) Si l’on admet avec nous qu’aucun principe fondamental ne s’oppose à la

légalisation, aux conditions que nous avons vues, de la GPA comme telle, il reste

alors à déterminer comment ses effets doivent être réglementés en matière de filiation.

La réponse est évidente : dès lors qu’il s’agit de permettre la pleine réalisation d’un

projet parental, dans l’intérêt tant de l’enfant conçu par GPA que de ses parents

d’intention, la seule solution envisageable est de créer des liens de filiation avec ces

derniers et ceux-là seulement ; d’abandonner donc dans ce cas et la règle selon

laquelle la filiation entre la mère et l’enfant est établie par la naissance, et toute idée

de filiation avec les donneurs de gamètes.

On ne saurait objecter qu’il s’agit là d’une construction purement juridique, sans

rapport avec une quelconque réalité génétique et biologique ; il en va exactement de

même s’agissant de la paternité du mari qui n’est pas le père génétique de l’enfant, et

plus encore dans le cas de l’adoption ; sans que cela suscite d’objection sur le plan

éthique ; on ne voit pas en quoi une telle construction serait plus choquante en

matière de GPA que dans le cas de l’adoption, d’autant que celle-ci implique par

définition la rupture de rapports de filiation génétiques et biologiques légalement

établis, ce qui ne sera pas le cas en matière de GPA si l’on adopte la solution ci-dessus

décrite.

Il faudra exiger que le couple formé par les parents d’intention puisse se prévaloir

d’une stabilité suffisante au moins en fait et prévoir une procédure d’accès à la GPA,

qui pourrait être dans une large mesure calquée sur celle qui a lieu en matière de

PMA.

E) La cession entre vifs de ses propres organes

591 Id., ibid.

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Se pose aussi la question de la cession par une personne vivante, de son vivant, de

l’un de ses organes. En droit positif, seul est admis le don d’organes, la règle absolue

est donc la gratuité de la cession. En application des principes que nous venons de

développer, on ne voit pas de raison de prohiber la cession directe à titre onéreux si

elle procède d’une libre décision du cédant de se départir d’un de ses organes ; en

revanche, le trafic et le commerce d’organes par des tiers doit être réprimé avec la

dernière sévérité. Mais c’est la solution inverse que prévoit la Convention du Conseil

de l’Europe contre le trafic d’organes humains, dont il a déjà été question, et dont

l’adoption fait actuellement l’objet d’une procédure de consultation : est pénalement

réprimé le prélèvement d’organes sur une personne vivante ou décédée contre

rémunération, sous quelque forme que ce soit592.

F) Organiser sa propre vie sexuelle

Disposer de son propre corps, c’est aussi pouvoir organiser librement sa vie sexuelle.

C’est dire qu’aucune orientation sexuelle ne saurait être prohibée ni, à plus forte

raison, discriminée voire réprimée. Il fut un temps où mêmes les relations entre deux

adultes de même sexe consentants étaient prohibées et pénalement réprimées. On se

souvient, pour ne citer que cet exemple, du cas tragique d’un Alan Turing, génie de la

science s’il en fût, qui, acculé à choisir entre l’emprisonnement et la stérilisation, ne

vit pas d’autre issue que le suicide…

Mais cela ne saurait valoir qu’aussi longtemps que ne sont pas mis en péril les droits

fondamentaux d’autrui.

Il est donc tout à fait normal que l’ordre juridique prohibe et réprime toute activité

sexuelle impliquant un ou des adultes non consentants, tout acte relevant de la

pédophilie, ainsi que toute représentation, sous quelque forme que ce soit, de

pornographie mettant en scène des sujets n’ayant pas atteint la majorité sexuelle ou

des sujets non consentants.

592 Art. 4, al. 1 lit. b et c.

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III. CONSTRUIRE SA PROPRE IDENTITE PAR DES CHOIX

SUCCESSIFS

La liberté de choix constitutionnellement garantie ne constitue pas une fin en soi. Elle

doit permettre au sujet de construire sa propre identité en concevant, élaborant et

finalement réalisant des projets et de construire, ce faisant, sa propre identité.

Ce qui suppose remplies quelques conditions préalables.

Il faut, c’est un truisme, qu’il existe des possibilités de choix et la démarche du sujet

sera d’autant plus riche que ces possibilités sont plus largement ouvertes et existent en

plus grand nombre.

Ce qui suppose à son tour que soient satisfaites certaines exigences préalables (III.1).

Il faut que le sujet puisse prétendre un droit à l’égalité de traitement (A) et qu’il n’ait à

subir aucune discrimination (B).

Il faut encore qu’il puisse bénéficier d’un minimum d’égalité des chances (C).

Au bénéfice de ces quelques préalables, le sujet pourra aborder une première étape :

concevoir, définir, délimiter, aménager et finalement habiter ce que nous appellerons

son espace existentiel (III.2).

Cela fait, il passera à une seconde étape : concevoir, élaborer et réaliser des projets

(III.3)

III.1 Les prérequis

A) La garantie de l’égalité de traitement

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L’article 8 de l’actuelle Constitution dispose, comme le faisait déjà celle de 1874593,

que tous les êtres humains sont égaux devant la loi.

Ce qui revient à dire que la loi doit être appliquée à chacun de manière égale.

Mais cette garantie serait purement illusoire si la loi elle-même pouvait être

inégalitaire.

Et il a toujours été admis, tant sous l’empire de la constitution actuellement en vigueur

que sous celui de celle qui l’a précédée, que cette injonction s’adressait aussi au

législateur.594

Enfin, selon la formule traditionnellement consacrée, il incombe à celui-ci, comme

aussi à toute autorité chargée d’appliquer la loi, de traiter de manière égale des

situations semblables, dans la mesure même où elles le sont ; et de ménager

inversement un traitement différencié à des situations dissemblables, dans la mesure

même de leur dissemblance.595 En voici un exemple classique : en matière de fiscalité.

directe, un principe fondamental est celui de l’égalité devant les charges publiques ;

mais si chacun était imposé de la même manière, quelle que soit sa fortune et ou son

revenu, il règnerait en réalité une profonde et insoutenable inégalité entre ceux qui

« ont plus» et ceux qui « ont moins » ; il faut donc que le principe de l’égalité devant

les charges publiques soit modulé selon un second principe : celui de l’égalité des

sacrifices : mis à part ceux qui « n’ont rien ou très peu », chacun doit être imposé

selon ce que l’on appelle sa capacité contributive : c’est, en d’autres mots, le système

de la fiscalité directe progressive.596

On citera pour en terminer sur ce point le troisième alinéa de l’article 8 qui proclame

le principe d’égalité entre hommes et femmes. Cette disposition se décompose en trois

593 Art. 4 aCst.594 Cf. p.ex. Kiener/Kälin, Grundrechte, p. 414 sv. 595 ATF 142 II 425 consid. 4.2 p. 427, avec de nombreuses références. Kiener/Kälin, ibid.596 Ce principe est consacré par l’art. 127 al. 2 Cst. Cf. ATF 141 I 78 consid. 9.2 p. 91- 92. Cet arrêt précise que, bien que formulé dans le chapitre consacré au régime financier de la Confédération et non dans celui qui traite des droits fondamentaux, ce principe n’est qu’un cas d’application particulier du principe de l’égalité de traitement consacré par l’art.8 al. 1 Cst. et que, partant, il lie également les cantons : consid. 9.3 p.92.

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principes : l’homme et la femme sont égaux en droit ; la loi pourvoit à l’égalité de

droit et de fait, en particulier dans les domaines de la famille, de la formation et du

travail ; l’homme et la femme ont droit à un salaire égal pour un travail de valeur

égale.

L’égalité en droit constitue un droit fondamental, mais il ne s’adresse qu’aux

détenteurs de la puissance publique.597 On notera cependant que, selon la

jurisprudence, un droit à l’égalité de traitement du travailleur par son employeur

découle et de l’article 328 du Code des obligations qui, nous le verrons encore, fait à

ce dernier le devoir de respecter et protéger la personnalité de celui-là, combiné avec

les articles 28 et suivants du Code civil, qui organisent la protection de chacun contre

toute atteinte à sa personnalité598.

On a relevé la contradiction qu’il pouvait y avoir entre le principe de l’égalité en droit

et le mandat conféré au législateur de pourvoir à l’égalité de fait et de droit en tant

qu’il impliquerait à cet effet des discriminations positives en faveur des femmes599. La

question s’est posée notamment en matière de quotas en faveur de l’engagement des

femmes dans les carrières universitaires ; le Tribunal fédéral semble se laisser guider

par deux principes : d’une part, il faut mettre en balance les avantages et

inconvénients que représentent respectivement la mesure positive et l’inégalité qu’elle

engendre pour le sexe masculin ; d’autre part, il faut valoriser davantage les quotas

dits flexibles (sous condition de compétence égale) que les quotas rigides (sans

condition d’égale compétence)600. Mais ces thèses ont été critiquées ; on a fait valoir, à

tout à fait juste titre selon nous, que les mesures positives, loin d’entrer en

contradiction avec le principe de l’égalité en droit, constituaient au contraire un

moyen de la réaliser601 ; on rappellera d’ailleurs que, selon le troisième alinéa de

l’article 3 de la loi sur l’égalité entre femmes et hommes dont il va être question, ne

597 ATF 133 III 167 consid. 4.2 p. 173.598 ATF 4A_651/2017, du 4 avril 2018, consid. 3.3, qui se réfère à ATF 129 III 276.599 Beatrice Weber-Dürler, Rechtsgleichheit, in Thürer/Aubert/Müller, pp. 657 sv., p.672 n.32. Sur la question en général Dubey, op.cit. II n. 3269-3277, pp. 594-596, qui développe les conditions auxquelles et les limites auxquelles de telles discriminations positives sont soumises.600 ATF 131 II 376 (concernait l’Université de Fribourg).601 Karine Lempen , Art. 3 LEg, in Gabriel Aubert / Karine Lempen éd.,. Commentaire de la loi sur l’égalité, Slatkine, Genève 2011, pp. 29 sv., pp. 65-66.

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constituent pas une discrimination les mesures appropriées visant à promouvoir dans

les faits l’égalité entre femmes et hommes602.

Le législateur s’est acquitté du mandat qui lui était conféré dans le domaine

professionnel en adoptant la Loi fédérale sur l’égalité entre hommes et femmes603.

Visant « à promouvoir dans les faits l’égalité entre femmes et hommes »604, cette loi

s’applique aux rapports de travail régis par le Code des obligations et par le droit

public fédéral, cantonal et communal605. Elle proscrit toute discrimination directe ou

indirecte des travailleurs à raison du sexe, notamment en matière d’embauche,

d’attribution des tâches, d’aménagement des conditions de travail, de rémunération,

de formation et de formation continue, de promotion et de résiliation des rapports de

travail606, d’une part ; elle prohibe d’autre part toute discrimination sous forme de

harcèlement sexuel, soit « tout comportement inopportun de caractère sexuel ou tout

autre comportement fondé sur l’appartenance sexuelle, qui porte atteinte à la dignité

de la personne sur son lieu de travail, en particulier le fait de proférer des menaces, de

promettre des avantages, d’imposer des contraintes ou d’exercer des contraintes de

toute nature sur une personne en vue d’obtenir d’elle des faveurs de nature

sexuelle »607. Quiconque subit ou risque de subir une telle discrimination peut la faire

interdire, faire contraindre à y renoncer ou la faire cesser, ou encore en faire constater

l’existence si le trouble qu’elle a créé subsiste ; ou faire ordonner le paiement du

salaire dû 608. Toutefois, lorsque la discrimination porte sur un refus d’embauche ou la

résiliation de rapports de travail régis par le Code des obligations, la personne lésée

ne peut obtenir que le versement d’une indemnité, limitée à trois mois de salaire dans

le premier cas, à six mois de salaire dans le second609 ; limitée également à six mois de

salaire en cas de harcèlement sexuel610. Enfin, la résiliation du contrat de travail

602 La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination envers les femmes, conclue le 18 décembre 1979, entrée en vigueur pour la Suisse le 27 mars 1997, et qui ne statue que des engagements à charge des Etats-parties, est, sur ce point plus précise : n’échappent à la qualification de discriminatoires que les mesures temporaires qui visent à accélérer l’instauration de l’égalité ; elles ne doivent en aucun cas entraîner le maintien de normes inégalitaires ou discriminatoires et elles doivent être abrogées dès que les objectifs en matière d’égalité des chances et de traitement ont été atteints (art. 4 al. 1).603 Loi fédérale du 24 mars 1995 sur l’égalité entre femme et homme (Leg, RS 151.1)604 Art. 1 LEg.605 Art. 2 LEg.606 Art. 3 al. 1 et 2 LEg.607 Art. 4 LEg.608 Art. 5 al. 1 LEg.609 Art. 5 al. 2 et 4 LEg.610 Art. 5 al. 2 et 3 LEg.

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opérée par l’employeur est annulable lorsqu’elle ne repose sur aucun motif justifié et

qu’elle fait suite à une réclamation adressée à un supérieur ou à un autre organe

compétent au sein de l’entreprise, à l’ouverture d’une procédure de conciliation ou à

l’introduction d’une action en justice ; tant que l’annulation n’a pas été prononcée, la

résiliation continue à sortir ses effets, mais la personne qui agit dans le sens ci-dessus

avant l’échéance du délai de congé provoque la suspension des effets de celui-ci

jusqu’à droit connu sur l’annulabilité de la résiliation ; en procédure judiciaire, elle

peut même obtenir, par voie de mesures provisionnelles, son « réengagement »

provisoire pour toute la durée de cette procédure611.

Le droit à l’égalité salariale constitue également un droit fondamental qui a valeur

absolue et qui, lui, est doté d’un effet horizontal, qui peut donc être invoqué par le

travailleur à l’encontre de son employeur (privé ou public)612.

Inscrit en 1981 déjà dans la précédente Constitution, ce droit demeure encore

largement lettre morte613. En 2014, l’écart salarial entre hommes et femmes était de

19,5% dans le secteur privé et de 16,6% en moyenne dans le secteur public ; cette

situation a conduit le Conseil fédéral à proposer un renforcement sur ce point de la

Loi sur l’égalité614 ; toute entreprise employant plus de cinquante personnes serait

ainsi tenue de procéder tous les quatre ans à une analyse de l’égalité des salaires en

son sein et de faire vérifier cette analyse vérifiée par un organe indépendant, et les

travailleurs informés. Mais le Parlement fédéral n’a pas voulu de cette loi.615

De manière plus générale, s’agissant de l’égalité des sexes en matière de politique,

d’éducation, de santé ou d’économie, la Suisse n’occupe, sur le plan mondial, que…le

21è rang et au rythme où elle évolue, il lui faudrait encore…100 ans pour atteindre

611 Art. 10 LEg.612 Dubey, op.cit. II n. 3319, p. 605. Kiener/Kälin, Grundrechte, pp. 448-449. En ce qui concerne plus particulièrement l’égalité des traitements dans le secteur public, cf. notamment ATF 141 II 411 consid. 6.1 p. 418.613 Cf. Le Temps du 23 février 2018, Bataille historique en vue sur l’égalité salariale, pp. 1 et 3, et Lise Bailat, L’égalité salariale, ce thriller politique, ibid. Mathilde Farine, Vers une égalité salariale, in Le Temps du 6 juillet 2017, p. 3.614 Message du 5 juillet 2017 sur la modification de a loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes, FF 2017 pp. 5169 sv.615 Jérôme Frachebourg, Egalité salariale : le triste débat du Conseil des Etats, in Le Temps du 7 mars 2018, p.10.

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l’égalité absolue616.

B) L’interdiction de discriminer

1. La notion de discrimination

Ce même article 8 porte à son deuxième alinéa que nul ne doit subir de discrimination

du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de

sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques

ou politiques, ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou psychique617.

Constitue une discrimination, selon la jurisprudence618 une inégalité de traitement

qualifiée, qui frappe des personnes se trouvant dans une situation semblable ; inégalité

de traitement qualifiée en ce qu’elle défavorise ces personnes d’une manière

équivalant pour elles à une humiliation ou à un marginalisation parce qu’elle opère

selon des critères qui touchent à un élément essentiel de leur identité, ou à un élément

de cette identité auquel elles ne peuvent ou ne peuvent difficilement renoncer. Sont ici

concernées des groupes de personnes sur qui plane une menace commune

d’humiliation, de dépréciation ou d’exclusion sociales, en fonction de stéréotypes

constituant autant de préjugés.

Certes, précise notre Cour suprême619, l’interdiction de discriminer statuée par l’article

8 deuxième alinéa Cst. n’exclut pas absolument qu’il soit opéré à l’aide de l’un de ces

critères prohibés. Lorsque c’est le cas, il y a simple présomption de discrimination

prohibée. Cette présomption doit alors être renversée par une justification qualifiée.

Ce qu’il faut surtout retenir de cette jurisprudence, c’est la relation que, dans un arrêt

616 Mathilde Farine, Pas d’égalité homme-femme avant 100 ans, in Le Temps du 1er novembre 2017, p. 13, qui cite le rapport 2017 du World Economic Forum sur cette question. 617 Sur cette problématique en général cf. p.ex. Kiener-Kälin, pp. 428 sv. On notera ici que l’interdiction de discriminer incide aussi sur le contenu de l’ordre public suisse en matière de reconnaissance d’actes étrangers ou d’application du droit étranger en vertu des règles de conflit. C’est ainsi par exemple que le Tribunal fédéral a déclaré contraire à l’ordre public suisse un testament égyptien qui excluait de toute vocation héréditaire dans la succession de son mari musulman une épouse de religion chrétienne ; il y avait en effet dans ce cas discrimination à raison des convictions religieuses : ATF 143 III 51, consid. 3.3.5 p. 54. 618 ATF 143 I 241 consid. 2.3.1 p. 133 ; 141 I 241, consid. 4.3.2, p. 250.619 ATF 143 I 134 consid. 2.3.1 p. 133 ; 141 I 241, consid. 4.3.2 pp. 250-251.

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légèrement antérieur620, les juges de Mon Repos établissaient entre l’interdiction de

discriminer et la garantie de la dignité humaine.

Si l’article 8, deuxième alinéa prohibe ainsi des inégalités de traitement fondées sur

l’un de ces critères prohibés, elle ne confère en revanche aucun droit déductible en

justice à ce que soit instaurée une égalité de fait621.

Nous croyons utile de donner quelques exemples concrets de discrimination, et

d’examiner brièvement dans quelle mesure ils tombent, ou non, sous le coup de la

disposition constitutionnelle précitée.

2. En droit des étrangers

Exemple classique d’une discrimination du fait de l’origine : la différence de statut

entre les nationaux et les étrangers.

Certains aspects de ce statut différencié ne souffrent certes aucune discussion,

d’autres en revanche appellent objections, réserves ou nuances.

Il paraît ainsi assez évident que celui qui séjourne ou s’établit dans un pays étranger

ne saurait, en principe, prétendre disposer des mêmes droits politiques que les

nationaux de cet Etat. Mais on peut aussi concevoir certains aménagements, comme

conférer, à certaines conditions, à un niveau local ou régional, le droit de vote, voire

un statut d’éligibilité à certaines fonctions. Il s’agit, à n’en pas douter, d’un excellent

moyen de couronner une intégration déjà largement réussie. Certains cantons ont,

aussi bien, consacré des solutions de ce genre622. On ne peut que souhaiter que cette

solution soit de plus en plus souvent retenue, même si, récemment, certaines tentatives

dans ce sens ont échoué.

On peut citer aussi le principe généralement admis selon lequel il appartient à chaque

Etat, en vertu de sa souveraineté, de définir comme il l’entend les conditions

620 ATF 135 I 49, consid. 4.1, p. 53.621 ATF 141 I 9 consid. 3.1 p. 12.622 Cf. Boris Busslinger, Les étrangers boudent les droit politiques, in Le Temps du 2 octobre 2017, p. 13.

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auxquelles un étranger peut pénétrer, séjourner, s’établir sur son territoire. Et il n’a

pas été jugé contraire à l’article 8 de subordonner l’octroi de l’autorisation

correspondante à la condition que le candidat soit en mesure d’assurer lui-même son

propre entretien et celui de sa famille, qu’il ne risque pas, en d’autres termes, de

tomber à la charge des institutions d’aide sociale. C’est ainsi, pour ne citer que ce seul

exemple, que l’autorisation d’établissement peut être révoquée si son titulaire ou une

personne dont il a la charge tombe durablement et dans une mesure importante à la

charge de l’assistance publique623 ; à moins cependant qu’il n’ait résidé en Suisse

pendant au moins quinze ans624.

Mais il faut aussitôt réserver les obligations découlant du droit international ou de

conventions internationales en matière de libre circulation des personnes, d’octroi de

l’asile politique, de non refoulement ou de non-extradition625 dans un Etat où

l’intéressé serait menacé dans sa vie ou son intégrité.

La Suisse a appris – elle y a, il est vrai, mis le temps626…– à la suite d’un certain 9

février 2014, ce qu’il pourrait lui en coûter de rétablir, pour les citoyens de l’Union

Européenne, un contingentement des permis de séjour et de travail, décidé par le

constituant à cette date…

Si, sur le principe, la Suisse a satisfait à ses obligations internationales en se dotant

d’une législation sur l’asile627 , il est moins certain que celle-ci garantisse en toutes

circonstances, protection à tous les candidats qui en remplissent les conditions. Certes

la définition du réfugié est très large : il s’agit des personnes qui, dans leur Etat

d’origine ou dans le pays de leur dernière résidence, sont exposées à de sérieux

préjudices ou craignent à juste titre de l’être en raison de leur race, de leur religion, de

leur nationalité, de leur appartenance à un groupe social déterminé ou de leurs

opinions politiques628 ; le champ d’application du droit à l’asile a donc été

significativement étendu au-delà de ce qu’était traditionnellement l’asile politique.

623 Loi fédérale sur les étrangers du 16 décembre 2005 (LEtr, RS 142.20), art, 63 al. 1 lit. c.624 LEtr art. 63 al. 2.625 Cf. sur ce point précis ATF 133 IV 76 consid. 4.1 p. 86 et 126 II 324 consid. 4.c p. 327.626 Jean-Claude Rennwald, Suisse-Union européennne ; trois ans de perdus, in Le Temps du 9 février 2017, p. 9.627 Loi sur l’asile, du 26 juin 1998 (LAsi, RS 142.31).628 LAsi, art. 3 al. 1.

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Quant aux sérieux préjudices qui en justifient l’octroi, il s’agit notamment de la mise

en danger de la vie, de l’intégrité corporelle ou de la liberté ainsi que des mesures qui

entraînent une pression psychique insupportable, compte devant en outre être tenu des

« motifs de fuite spécifiques aux femmes »629.

Mais voici dans la foulée une double restriction. D’une part, ne sont pas des réfugiés,

les personnes exposées à de tels préjudices au motif qu’elles ont refusé de servir ou

déserté630 ; ce qui suffit à exclure du droit d’asile tous ceux qui, lors d’une guerre

civile dans leur pays d’origine, ont combattu du « mauvais » côté…et quand bien

même ils combattaient un régime criminel… D’autre part, ne sont pas non plus des

réfugiés ceux qui font valoir des motifs résultant du comportement qu’ils ont eu après

avoir quitté leur pays d’origine ou de provenance s’ils ne constituent pas l’expression

de convictions ou d’orientation déjà affichées avant leur départ ni ne s’inscrivent dans

leur prolongement631 ; ce qui fait ici problème, c’est le terme « affiché » ; ne pourront

donc bénéficier de l’asile ceux qui fuient un régime où « afficher » son opposition

revient à sceller son arrêt de mort et qui ont formé le projet de constituer, en exil, un

mouvement qui, le moment venu, pourrait renverser ce régime, avec l’aide,

éventuellement, d’une résistance intérieure strictement clandestine. La Suisse de

1848, terre d’asile pour les carbonari italiens paraît bien lointaine…Reste, il est vrai,

la possibilité d’accorder une « protection provisoire »632 ; autrement dit : « aussi

longtemps, précise notre disposition, qu’elles sont exposées à un danger général

grave, notamment pendant une guerre civile ou lors de situations de violence

généralisée » ; mais cette possibilité pourrait-elle bénéficier à celui qui, réfugié

reconnu ou non, se voit interdire d’invoquer le principe de non-refoulement ?

On dira que tout candidat à l’asile dont la demande est rejetée, ne peut pas

nécessairement être refoulé dans un autre pays. C’est le principe de non-refoulement

effectivement consacré par l’article 25 de la Constitution.

Cette disposition porte, à son deuxième alinéa, que les réfugiés ne peuvent être

refoulés sur le territoire d’un Etat dans lequel ils sont persécutés, ni remis aux

629 LAsi art. 3 al. 2.630 LAsi art. 3 al. 3.631 LAsi art. 3 al. 4.632 LAsi, art. 4.

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autorités d’un tel Etat. Aux termes de son troisième alinéa, nul ne peut être refoulé sur

le territoire d’un Etat dans lequel il risque la torture ou tout autre traitement ou peine

cruels et inhumains. Principe repris par l’article 5, premier alinéa de la loi sur l’asile,

selon quoi nul ne peut être contraint de quelque manière que ce soit à se rendre dans

un pays où sa vie, son intégrité corporelle ou sa liberté pour l’un des motifs énoncés à

l’article 3, premier alinéa de cette même loi.

Mais voici à nouveau une double restriction à ces beaux principes. L’article 6a de la

loi sur l’asile633 charge en effet le Conseil fédéral de désigner les Etats d’origine ou de

provenance sûrs, à savoir ceux dans lesquels il estime que le requérant est à l’abri de

toute persécution634, ainsi que les Etats tiers sûrs, à savoir ceux dans lesquels il estime

qu’il y a effectivement respect du principe de non refoulement635, dont il vient d’être

question. Mais en fonction de quelles données cette « estimation » est-elle opérée,

peut-elle avec un degré suffisant de certitude – il ne suffirait manifestement pas ici

d’une simple vraisemblance ! - et peut-elle être elle-même qualifiée de … sûre ? Et,

d’autre part, l’interdiction du refoulement ne peut être invoquée lorsqu’il y a de

sérieuses raisons d’admettre que la personne qui l’invoque compromet la sécurité de

la Suisse ou que, ayant été condamnée par un jugement passé en force à la suite d’un

crime ou d’un délit particulièrement grave, elle doit être considérée comme

dangereuse pour la communauté636.

Il est parfaitement naturel que l’étranger qui a séjourné durant un certain temps dans

notre pays, qui s’y est bien comporté et s’y est suffisamment intégré puisse y obtenir

sa naturalisation et acquérir du même coup l’égalité des droits avec les nationaux

d’origine.

Mais encore faut-il que la condition d’intégration ne soit pas interprétée de telle

manière que, ce qui est en définitive exigé, c’est en réalité une assimilation intégrale.

Une telle exigence, en tant qu’elle contraindrait le candidat à renoncer à vivre selon

les valeurs dans lesquelles il a été élevé et selon les us et coutumes propres à sa

culture d’origine, serait attentatoire à sa dignité et, partant, frappée

633 Loi sur l’asile, du 26 juin 1998 (LAsi, RS 142.31).634 Al.2 lit.a.635 Al.2 lit.b.636 LAsi, art. 5 al.2.

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d’inconstitutionnalité. Dans un arrêt relatif au refus de dispenser une élève de

confession islamique de fréquenter des cours de natation mixtes – qui sur ce point

précis est dépassé comme nous le verrons encore – le Tribunal fédéral avait très

clairement délimité la portée du devoir d’intégration incombant aux étrangers résidant

en Suisse et confirmé de la sorte la distinction à opérer entre intégration et

assimilation637.

Or, certaines pratiques, essentiellement au niveau communal638, apparaissent de ce

point de vue tout à fait critiquables ; le droit de cité à ce niveau ne saurait être refusé

une candidate au motif qu’elle porte le voile islamique639 ; ou pour cette raison que le

candidat est dépourvu de certaines connaissances sur des points d’histoire ou de

géographie locale que, très probablement, certains indigènes sont eux-mêmes bien

loin de posséder640; dans ce dernier cas, l’affaire a fait scandale et de nouvelles règles

sont envoie d’être adoptées, qui rendront impossible de telles dérives641 ; la commune

incriminée est d’ailleurs partiellement revenue sur sa décision642.

Il serait incompatible avec l’article 8 Cst. d’exclure toute possibilité d’acquérir la

nationalité suisse au seul motif d’une origine déterminée. Quelle que soit son origine,

l’étranger doit pouvoir se faire naturaliser aux mêmes conditions que tous les autres

étrangers d’origines différentes. Encore faudrait-il que ces conditions soient

pratiquement et raisonnablement accessibles à tout étranger ; que, dit autrement, elles

ne favorisent pas certains groupes mieux dotés que d’autres : on serait alors en

présence d’une discrimination prohibée à raison de la situation sociale643.

Il serait de même incompatible avec cette disposition de refuser la naturalisation à une

femme étrangère au seul motif qu’elle porte le foulard islamique : on serait alors en

637 ATF 119 Ia 178, consid. 8d p. 196.638 On sait que, fédéralisme oblige, la naturalisation comporte trois étapes : l’octroi du droit de cité communal, l’octroi de l’indigénat cantonal et enfin la décision de naturalisation proprement dite au niveau fédéral.639 ATF 134 I 53, consid. 3.2, pp. 53-55.640 Cf. Laure Lugon Zugravu, Des faiseurs de Suisses sévissent à Nyon, in Le Temps du 9 décembre 2017, p.3 : la même, Faiseurs de Suisses : un nouveau cas à Nyon, in Le Temps du 13 décembre 2017, p. 9. Cf. également le film « Les faiseurs de Suisses », de Rolf Lyssy, 1978, qui illustre magistralement les différences de traitement « selon que vous serez misérable ou puissant » et la surveillance humiliante exercée sur les faits et gestes de certains candidats… 641 Le Temps du 1er février 2018.642 Laure Lugon Zugravu, Secondo recalé : la volte-face de Nyon, in Le Temps du 1er février 2018, p. 7.643 Cf. note précédente.

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présence d’une discrimination prohibée du fait des convictions religieuses644.

L’étranger qui enfreint l’ordre juridique de son pays de résidence s’expose, on l’a dit,

à des sanctions spécifiques, affectant la régularité de sa présence dans le pays et,

partant, le maintien de l’autorisation d’y séjourner ou d’y rester établi ; et qui

s’ajoutent à celles qui frappent tout justiciable coupable d’un tel comportement.

Il faut ici dire un mot d’une disposition constitutionnelle récemment adoptée, dans les

conditions douteuses que nous avons stigmatisées ailleurs; disposition qui prescrit

l’expulsion obligatoire des étrangers s’étant rendus coupables de certaines infractions.

Plus précisément, selon les deuxième, troisième et quatrième alinéas de l’article 121

Cst.645, sont privés de leurs titres de séjour et, indépendamment de leur statut, de tous

leurs droits à séjourner en Suisse les étrangers qui (a) ont été condamnés par un

jugement entré en force pour meurtre, viol ou tout autre délit sexuel grave, pour un

acte de violence d’une autre nature tels que le brigandage, la traite d’êtres humains, le

trafic de drogue ou l’effraction, ou (b) ont perçu abusivement des prestations des

assurances sociales ou de l’aide sociale. Le législateur précise les faits constitutifs des

infractions ainsi visées et peut les compléter par d’autres faits constitutifs. Selon les

deux derniers alinéas de cette même disposition, les étrangers qui se trouvent dans la

situation ainsi décrite doivent être expulsés et frappés d’une interdiction d’entrée en

Suisse et ils se rendent punissables s’ils enfreignent cette interdiction.

On ne contestera pas que des étrangers qui ont commis de graves infractions et dont la

réintégration, dûment tentée, s’est avérée impossible ou difficile à l’excès puissent

être expulsés et frappés d’une interdiction d’entrée. Ils ont montré de la sorte qu’ils

étaient incapables de s’intégrer dans notre société et d’en respecter les valeurs

essentielles. Or, il n’est certainement pas contraire à l’article 8 Cst. de subordonner

l’octroi ou le maintien d’un titre de séjour à ce que soient satisfaites un certain nombre

d’exigences en matière d’intégration. Mais encore faut-il que le sujet puisse être

renvoyé dans un lieu où soient assurées les conditions de survie que nous avons

définies.

644 ATF 134 I 56.645 Les alinéas 3 à 6 de l’art. 121 ont été introduits par votation populaire du 28 novembre 2010.

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En revanche, il faut bien reconnaître que, à de nombreux égards, ces nouvelles

dispositions induisent une discrimination prohibée par rapport à des nationaux ayant

encouru les mêmes reproches et qui, eux, ne pourront être expulsés en aucun cas, ni

d’ailleurs extradés à des autorités étrangères sans leur consentement646.

Sans entrer ici dans le détail, il faut à cet égard incriminer avant tout l’automaticité du

renvoi647 – ce qui exclut toute possibilité d’apprécier selon toutes les circonstances de

chaque espèce si cette mesure respecte le principe de proportionnalité ; l’absence de

distinction entre une condamnation ferme et une condamnation assortie d’un sursis : si

le délai d’épreuve est accompli avec succès, il est certainement incompatible avec le

principe de proportionnalité de prononcer un renvoi ; la mise sur le même pied

d’infractions de gravité très différente : un vol avec effraction ou à bien plus forte

raison, le fait de percevoir indûment des prestations sociales ne présente, et de loin,

pas la même gravité qu’un viol ou qu’un brigandage ou encore la traite d’êtres

humains ou le trafic de drogue.

Cette automaticité même plaçait le législateur fédéral dans une position délicate, pris

qu’il était entre deux exigences constitutionnelles contradictoires : celle d’édicter la

législation d’exécution d’une règle constitutionnelle ne comportant aucune restriction

possible, quitte, ce faisant, à enfreindre la condition de proportionnalité à la quelle

(notamment) est soumise toute restriction d’un droit fondamental.

S’acquittant du mandat constitutionnel648,il a choisi de restaurer partiellement

l’exigence de proportionnalité de la mesure, s’écartant ainsi de l’intention clairement

exprimée par le constituant ; il a en effet prévu 649 que le juge pouvait

exceptionnellement renoncer à l’expulsion lorsque celle-ci mettrait l’étranger dans

une situation personnelle grave et que les intérêts publics à l’expulsion ne l’emportent

pas sur l’intérêt de l’étranger à demeurer en Suisse, en tenant compte à cet égard de la

646 Art. 25 Cst.647 Cf. à ce propos ATF 139 I 16, consid. 4.3., pp. 26 sv. Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral a refusé toute application directe de la disposition constitutionnelle, estimant que celle-ci était formulée de manière insuffisamment claire et qu’il ne pouvait dès lors appartenir qu’au législateur d’en préciser les contours. 648 Art. 66a à 66d du Code pénal, introduits par une loi du 20 mars 2015 (mise en œuvre de l’art. 121 al. 3 à 6 Cst.), en vigueur depuis le 1er octobre 2016.649 Art. 66a al. 2 CP.

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situation particulière de l’étranger qui est né ou qui a grandi en Suisse. Il faut à notre

sens partir de l’idée que le terme « exceptionnellement » ne doit pas être interprété de

manière littérale, et que, là encore, prévaudra le principe de proportionnalité ; c’est en

tout cas ce que paraît suggérer un arrêt du Tribunal fédéral650 dans une affaire jugée

exclusivement en application de l’art. 121 de la Constitution, avant l’entrée en vigueur

des dispositions législatives précitées.

Dans la même foulée651, il a défini la relation entre révocation du titre se séjour en

application de la législation sur les étrangers652 et expulsion pénale. Il a posé un

double principe. D’une part, il a limité la révocation des autorisations de séjour à

l’encontre de l’étranger délinquant aux seuls cas où celui-ci a fait l’objet d’une

condamnation de longue durée ou d’une mesure thérapeutique ou d’internement653.

Ce faisant, il s’est une fois de plus écarté de la volonté clairement exprimée par le

constituant qui, là encore, entendait imposer l’automaticité de la révocation des titres

de séjour et il a renoué, on va le voir, avec la jurisprudence du Tribunal fédéral en la

matière. D’autre part, il a déclaré illicite toute révocation fondée uniquement sur des

infractions ou des mesures pour lesquelles le juge pénal a déjà prononcé une peine ou

une mesure mais à renoncé à prononcer l’expulsion654.

L’exécution de celle-ci par l’autorité cantonale compétente peut encore être

« reportée » lorsqu’il s’agit d’un condamné dont le statut de réfugié a été reconnu

mais dont la vie ou la liberté serait menacée pour l’un des motifs énoncé par la

législation sur l’asile ; mais cette disposition ne s’applique pas au réfugié qui ne peut

invoquer l’interdiction de refoulement précitée655. Lorsqu’elle prend la décision de

reporter ou non l’exécution de l’expulsion, cette autorité « présume » qu’il s’agit

650 ATF 139 I 31 consid. 2.3.2, p. 34. Cet arrêt porte sur la révocation administrative d’un permis d’établissement ; le TF a jugé que, dans les circonstances de l’espèce, cette révocation violait le principe de proportionnalité et annulé la mesure au motif que l’article 121 Cst. devait céder le pas devant l’obligation, incombant à la Suisse en tant que partie à de nombreux pactes et conventions de protection des droits de l’homme, dont la CEDH, d’examiner la proportionnalité d’une restriction à un droit fondamental. Nous avons déjà examiné dans un précédent contexte les considérations émises dans cet arrêt sur les rapports entre droit constitutionnel interne et droit international. 651 Loi du 20 mars 2015 précitée.652 Loi fédérale du 16 décembre 2005 sur les étrangers (LEtr., RS 142.20).653 Art. 62 al. 1 lit. b, LEtr. dans la version de la loi précitée du 20 mars 2015.654 Art. 62 al. 2 LEtr. introduit par la loi du 20 mars 2015655 Art. 66d al. 1 lit.a CP.

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d’une expulsion vers un Etat « sûr », au sens du principe constitutionnel de non-

refoulement. Présume ? Présomption susceptible d’être renversée par une preuve

contraire ? ou présomption irréfragable ?

Il faut ici souligner combien ces nouvelles dispositions tranchent avec la

jurisprudence infiniment plus nuancée développée par le Tribunal fédéral sous

l’empire du droit antérieur656 – même si cette jurisprudence n’échappait pas toujours à

toute critique du point de vue des principes que nous venons d’énoncer. Il faut en

particulier relever que l’expulsion est obligatoire quelle que soit la quotité de la peine

prononcée657 – alors que selon cette jurisprudence l’expulsion supposait en principe

une peine privative de liberté d’au moins deux ans. Il faut noter également que l’octroi

du sursis n’est pas pris en compte ; bien plus : lorsque le sursis a été accordée pour

l’ensemble de la peine prononcée, l’exécution de l’expulsion a lieu immédiatement, ce

qui apparaît particulièrement choquant658.

3. Le mode de vie

Nous nous proposons d’examiner en deuxième lieu la discrimination fondée sur le

mode de vie.

Et nous prendrons comme exemple les différences de traitement qui, à plusieurs

égards, existent entre couples mariés et non mariés, entre couples hétéro- et couples

homosexuels d’autre part.

Qu’ils soient constitués de conjoints du même sexe ou de conjoints de sexe différent,

les couples non mariés, on l’a vu, subissent, par rapport aux couples mariés, au moins

deux différences de traitement : ils ne peuvent pas adopter et ils n’ont pas accès à la

procréation médicalement assistée. Les conjoints de sexe différent ont toujours la

possibilité de convoler en justes noces pour avoir accès à ces deux ressources. Ce

656 On en trouvera une revue dans l’arrêt précité ATF 139 I 16, consid. 2.2.3, p.21.657 Art. 66a al. 1in initio CP.658 Art. 66c al.2 par a contrario ; selon cette disposition, en effet, la peine ou partie de peine ferme ou la mesure privative de liberté doit être exécutée avant l’expulsion. Et selon l’alinéa 3 de cette disposition, l’expulsion doit être exécutée dès que la personne est libérée conditionnellement ou définitivement de l’exécution de la peine et de la mesure ou que la mesure privative de liberté a été levée, à moins qu’il ne reste un solde de peine à purger.

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n’est pas (encore ?) le cas des couples de même sexe.

Est en cause ici une composante essentielle de l’existence : la libre organisation de sa

vie de famille. Il n’est donc pas contestable que l’article 8 deuxième alinéa Cst. trouve

ici à s’appliquer. La question est alors de savoir si l’on est ici en présence de

différences de traitement encore éventuellement justifiables ou d’une discrimination

prohibée.

L’article 14 Cst. garantit « le droit au mariage et à la famille ».

On dira probablement que les termes de mariage et de famille doivent ici être

entendus dans leur sens traditionnel et que les couples non mariés ne sauraient déduire

de cette disposition aucun droit en leur faveur.

Mais ce serait ignorer une liberté de choix sans laquelle la garantie de la dignité

humaine demeurerait incomplète sur un point essentiel : celle, précisément, de

concevoir, d’organiser et de gérer sa vie de couple et de famille. Celle de se marier ou

non. Celle de procréer ou d’engager et de réaliser un projet parental sous une autre

forme.

Pour les conjoints de même sexe, il s’ajoute le droit à vivre pleinement son orientation

sexuelle quelle qu’elle soit, droit qui lui aussi constitue une composante essentielle de

la dignité humaine. Ce qui implique la liberté, pour ces couples aussi, de pouvoir

sceller une union complète, recourir à l’adoption ou à la procréation médicalement

assistée, au même titre que les conjoints mariés de sexe différent.

S’agissant de réaliser un projet familial, il faut, assurément, prendre en considération

le bien – et donc la dignité future – de l’enfant à naître ou de l’enfant visé par un

projet d’adoption. On accordera sans hésiter qu’une adoption doit, de ce point de vue,

être subordonnée à certaines conditions, propres à garantir une certaine stabilité sur le

plan affectif, le plan éducationnel et le plan économique.

Mais on ne voit pas en quoi seuls les couples mariés seraient en mesure de satisfaire à

ces conditions. En particulier, il n’est en l’état actuel de la société, plus possible de

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soutenir que seuls les couples mariés assureraient la sécurité et la stabilité nécessaires

ou le feraient mieux que des couples non mariés. Si l’on exige des couples mariés que,

pour pouvoir adopter, leur union ait duré au moins cinq ans, rien n’empêche de

prévoir la même contrainte pour des couples non mariés et plus rien ne justifie alors

que ceux-ci soient, en matière d’adoption, soumis à un traitement différent de celui

réservé à ceux-là.

Ce sont probablement des considérations du même ordre qui ont amené le législateur

à réserver aux couples mariés le recours à la procréation médicalement assistée. Mais

ce sont alors les mêmes objections qui s’appliquent, par identité de motifs, s’agissant

de la compatibilité de cette restriction avec l’article 8 Cst.

Pour en terminer sur ce point, on notera « la mobilisation inédite », aux Etats

-Unis » des milieux économiques, du cinéma et du sport « contre les lois anti-gays »

et les mesures discriminatoires adoptées par certains Etats659. Et en ce qui concerne

plus particulièrement le mariage entre personnes de même sexe, sa légalisation en juin

2015 par un arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis660, et, après la Belgique et la

France, son adoption par l’Allemagne661 et l’Australie662.

4. En matière religieuse

On citera encore une affaire récente qui portait sur la discrimination en matière de

religion.

L’Université de Fribourg a inauguré en 2016 un « Centre suisse Islam et Société »

(CSIS). Il s’agit d’un institut à cheval entre les Facultés de droit, de théologie et de

lettres conçu comme un centre de compétences traitant des questions actuelles liées à

l’islam en Suisse ; il propose notamment des formations continues pour des

musulmans ou d’autres personnes qui travaillent avec des musulmans en Suisse pour

une meilleure intégration des personnes de culture ou de religion différentes663.

659 Stéphane Bussard, mobilisation inédite contre les lois anti-gays, in Le Temps du 6 avril 2016, p. 5.660 Stéphane Busard, article cité note précédente.661 Nathalie Versieux, L’Allemagne adopte le mariage gay, in Le Temps du 1er juillet 2017, p. 5 ; Olalla Pinheiro, Mariage pour tous, inspiration allemande, in Le Temps du 10 octobre 2017, p. 7. 662 AFP, Les Australiens disent oui au mariage gay, in Le Temps du 16 novembre 2017, p. 5.

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L’UDC avait combattu cette nouvelle institution en faisant aboutir une initiative

cantonale tendant à faire inscrire dans la Constitution fribourgeoise «une base légale »

permettant de la faire interdire ; mais le Grand Conseil avait invalidé cette initiative,

qu’il jugeait contraire à la Constitution fédérale. Les initiants ont vainement recouru

au Tribunal fédéral ; il plaidaient qu’il ne pouvait appartenir à l’Etat de financer une

religion non reconnue dans le canton ni de « favoriser » cette religion à la différence

de toutes les autres ; notre Cour suprême a confirmé la décision cantonale

d’invalidation664.

Il saute aux yeux que si cette initiative avait abouti et qu’eût été finalement votée la

nouvelle disposition constitutionnelle en question, l’islam eût été discriminé par

rapport à toutes les autres religions non reconnues dans le canton.

C) L’égalité des chances.

1. En général

Avant toute chose, il faut, avec l’économiste Amartya Sen, « Prix Nobel

d’économie », formuler et tenter de résoudre deux questions fondamentales : pourquoi

l’égalité et l’égalité de quoi ?665 C’est évidemment à partir de la garantie du respect et

de la protection de la dignité humaine, et de la définition que nous en avons donnée,

que ces questions doivent être résolues. A partir de là, l’égalité dont il s’agit ici ne

peut être ni une égale répartition de la richesse et/ou des revenus, ni une égale

répartition des chances de réaliser les mêmes accomplissements ; elle ne peut être que

l’égalité des chances d’accéder aux moyens et compétences666 qui rendront possibles

les accomplissements auxquels chacun aura choisi de consacrer son existence.

Dans ce sens, il ne saurait être question, de manière générale, d’égalité des chances

que si chacun peut bénéficier au moins d’un accès suffisant à deux grands ensembles

de biens d’importance fondamentale : la santé et la formation, entendues ici dans le

663 Cf, sur tous ces points : Nicolas Maradas, « Stéphane Peiry dérape sur internet », in La Liberté du 7 juin 2017, p. 13.664 ATF 143 I 49, consid. 3.2, p. 134.665 Amartya Sen, Repenser l’inégalité, Paris 2000, traduction française par Paul Chemla de Inequality Reexamined, Oxford, 1992.666 Ce que Sen nomme les « capabilités ».

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sens le plus large : l’accès aux soins médicaux, mais aussi des mesure compensatoires

pour qui est affligé d’un handicap ou d’une invalidité ; la formation de base, mais

aussi les formations supérieures et la formation continue, l’accès à l’information et à

la culture.

.

En dernière analyse, toute inégalité en ces matières prend sa source dans les

différences de conditions sociales, plus précisément dans l’inégale répartition de la

richesse. Invité par l’Université de Harvard à présenter sa vision de l’avenir, Mark

Zuckerberg, PDG de Facebook, a appelé à une redéfinition de l’égalité des chances et

déclaré notamment que « aujourd’hui, le niveau d’inégalité des richesses est tel qu’il

touche chacun d’entre nous »667.

Or, il se trouve que deux facteurs sociétaux se conjuguent pour conférer à la garantie

d’un minimum d’égalité des chances un poids décisif : d’une part une répartition de la

richesse de plus en plus inégalitaire et d’autre part l’impact des innovations radicales

engendrées par ce que Klaus Schwab, le patron du World Economic Forum, a désigné

comme la « quatrième révolution industrielle »668, que d’autres préfèrent appeler

« troisième révolution industrielle » ou encore « révolution numérique ».

C’est ce que nous verrons tout d’abord (2.).

Nous nous demanderons ensuite dans quelle mesure l’ordre juridique suisse garantit

un niveau suffisant d’égalité des chances (3.)

2.- L’inégale répartition de la richesse

Nous vivons dans un monde où les inégalités, après avoir diminué dans la période de

l’après-guerre et jusque vers les années 1970, ont recommencé à augmenter depuis

lors et ne cessent plus de se creuser.

Dans un monde, plus précisément, où la moitié de la richesse mondiale est détenue

par 1% de la population totale, alors que la moitié la plus pauvre de la population 667 Cité à partir des extraits de son discours publiés dans Le Temps du 30 mai 2017, p. 11.668 Cf. son ouvrage éponyme, traduction française par Jean-Louis Clauzier et Laurence Coutrot, Dunod, Malakoff, 2017.

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possède collectivement moins de 1% du total des richesses mondiales669. Où, apprend-

on, le revenu moyen des 10% les plus riches de la population des pays de l’OCDE est

environ neuf fois celui des 10% les plus pauvres670.

On se réfère ici à l’ouvrage fondamental, supérieurement documenté et argumenté,

d’Anthony B. Atkinson671.

Voici un demi-siècle que cet économiste met au cœur de sa démarche la question des

inégalités, écrit Thomas Piketty, qui fut son étudiant672.

Pour leur part, des économistes comme Joseph Stieglitz, Paul Krugman, Thomas

Piketty, lui encore, tous trois lauréats du « Prix de la Banque de Suède en sciences

économiques en mémoire d’Alfred Nobel »673, dénoncent cette montée croissante des

inégalités et en soulignent le coût économique exorbitant. Convaincus des vertus du

marché, mais, contrairement au mythe d’une autorégulation parfaite, ils soutiennent

que, laissé à lui même, le marché dysfonctionne et que des mesures étatiques sont

indispensables pour en restaurer et soutenir le bon fonctionnement.

Pour Jacques Généreux, les politiques néolibérales suivies jusqu’ici, d’austérité

budgétaire et de réduction des charges fiscales des entreprises censées amorcer la

relance et, partant, créer des emplois n’ont, quoi qu’on ait pu dire, jamais produit de

tels résultats et ce sont des politiques économiques radicalement différentes,

d’inspiration keynésienne, qui doivent être appliquées à ces fins. Et de dénoncer

également l’excessive financiarisation de l’économie mondiale674.

Les impacts, dont il va être question, de la révolution numérique pourraient contribuer

encore à l’aggravation de cette situation. Le coût impliqué pour accéder aux

innovations engendrées par ces nouvelles technologies, ou du moins par certaines 669 Global Wealth Report 2015 du Crédit suisse, cité d’après Schwab, op. cit., p. 113-114.670 Schwab., p. 114.671 Anthony B. Atkinson, Inégalités. Traduit de l’anglais par Françoise et Paul Chemla, Seuil, Paris 2016.672 Préface à l’édition française de l’ouvrage précité d’Atkinson, p.9.673 Souvent dénommé en raccourci « Prix Nobel d’économie », mais à tort ; se trouve ainsi entretenue la confusion entre ce Prix et les Prix Nobel proprement dits, dont aucun ne concerne l’économie : cf. sur ce point Jacques Généreux, op.cit. en note 263, p.16 n. 5. 674 On lira avec bonheur son dernier ouvrage, un pamphlet puissamment argumenté : La Déconnomie, Seuil, Paris, 2016.

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d’entre elles, notamment en matière de santé, pourrait fort bien, dans une société

caractérisée par une répartition aussi inégale de la richesse, de n’être à la portée que

d’une classe de privilégiés.

3. La révolution numérique

On le sait : voici longtemps déjà que des évolutions technologiques de plus en plus

rapides imposent une remise à jour permanente des connaissances dans ces domaines,

voire des changements de professions en cours de carrière.

A cela viennent déjà et viendront de plus en plus s’ajouter les impacts de la révolution

numérique675. En particulier, la robotisation croissante676, rendue possible par les

avancées prodigieuses que connaît le domaine de l’intelligence artificielle en

combinaison avec les big data et la puissance d’analyse des nouveaux algorithmes,

entraînera la disparition de nombreux emplois ; non seulement, comme on le croit

souvent, des emplois non qualifiés ; et dans de nombreux secteurs de l’économie677.

Le philosophe et sociologue Raphaël Liogier brosse une vision extrême des

bouleversements induits par ces nouvelles technologies et il en tire des conclusions

radicales678. A l’en croire, on assistera à la disparition, sinon de l’emploi tout court, en

tout cas de l’emploi-contrainte, nécessaire à la survie, et corrélativement de toute la

problématique du chômage, au profit d’activités créatives et gratifiantes, rémunérées

ou non, librement choisies, potentiellement multiples. Et le salaire, en tant que

principale ressource pour une grande majorité de la population, devra être remplacé

par l’allocation d’un revenu universel inconditionnel de haut niveau, financé par un

impôt sur le capital fortement progressif – de manière à combattre les accumulations

individuelles de richesse dormante – lequel se substituerait à l’impôt sur le revenu.

675 Klaus Schwab indique que les 23 mutations profondes qu’il liste devraient être peu ou prou implantées d’ici à 2025 : op.cit., p. 143 sv.676 Pierre Novello, La gestion du futur passe par les robo-advisors, in Le Temps du 20 février 2017, p. 10. Yves Hulmann, Les algorithmes qui se disputent le marché, ibid., p. 11. Jean-Baptiste Jacquin avec Richard Schittly, Les juges secoués par l’arrivée des algorithmes, in Le Monde du 20 janvier 2017, p. 7. Adria Budry Carbo, Dejean Nicolic et Sébastien Ruche, La Révolution des avocats 2.0, in Le Temps du 2 décembre 2016, p. 3. Servan Peca et Adria Budry Carbo, Les robots entrent au parlement, in Le Temps du 28 février 2017, p. 11. 677 Schwab, op.cit., pp. 49 à 56.678 Raphaël Liogier, Sans emploi. Condition de l’homme post-industriel, s.l.. 2016.

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Faut-il voir dans le tableau ainsi brossé par Liogier le dernier avatar du mythe de

l’(impossible ?) « âge d’or » ? ou cette « autre société », de « progrès humain » pour

reprendre une expression de Jacques Généreux679, a-t-elle quelque chance de voir le

jour, en tout ou en partie ? Nous nous garderons bien de trancher.

Quoi qu’il en soit, il reste que les bouleversements ci-dessus esquissés relèvent, eux,

du domaine, sinon de la certitude absolue, en tout cas d’un très haut niveau de

probabilité.

La conséquence est évidente : le domaine l’enseignement et de la formation devra être

repensé dans ses fondements et ses objectifs mêmes, de la manière la plus radicale680.

« Les leaders, écrit Schwab, doivent former la main d’œuvre et développer des

modèles d’éducation adéquats afin de travailler avec et sur des machines toujours

plus puissantes, connectées et intelligentes »681 Un rapport du WEF révèle que, « en

2020, les capacités de résolution des problèmes complexes, les compétences sociales

et la maîtrise des systèmes seront bien plus recherchées que les capacités physiques et

les connaissances factuelles »682.

Créativité et capacité d’anticiper : voilà ce que les systèmes d’enseignement et de

formation devront puissamment développer ; et encore esprit critique et aptitude à

penser par soi-même, initiation à la philosophie et aux diverses cultures, curiosité et

ouverture d’esprit, aptitude à l’écoute et au débat. Et ce au-delà même des exigences

posées par les nouvelles technologies et à un double point de vue. D’une part, ces

facultés seront de la plus haute importance pour maîtriser et contrôler les risques

679 Cf. le triptyque intitulé « A la recherche du progrès humain », (1) La Dissociété, Seuil, Paris 2011, (2) L’Autre Société, Seuil, Paris 2011, (3) La Grande Régression, Seuil, Paris 2011.680 Gilles Saillen, Le numérique à l’école pour donner des clés, in Le Temps du 27 novembre 2016, p.10. En janvier 2017, le Conseil fédéral a approuvé un rapport intitulé « La Suisse numérique », dont un des volets porte précisément sur la formation et base et la formation continue et le ministre de l’Economie a demandé un crédit additionnel de 150 millions pour la formation numérique : Bernard Wuthrich, Support financier pour la formation numérique, in Le Temps du 21 juin 2017, p. 7. Cf. également Mathilde Farine, La Suisse forme ses enfants au code, et son entretien avec Angélica Herrera Loyo, « Le code informatique apprend à être rigoureux », in Le Temps du 30 août 2017, p.9 ; et l’entretien de Ghislaine Bloch, conseillère pédagogique à la Haute Ecole Supérieure de Suisse occidentale, « La posture classique du professeur va disparaître », in Le Temps du 22 novembre 2017, p. 9. 681 Cf. Schwab, p.54.682 Cf. Schwab, p.56. Comme le dit fort bien l’économiste Charles Wyplosz, « la roue tournera aux dépens de ceux qui auront des qualifications rendues obsolètes », Le Temps du 26 janvier 2017, p.8.

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d’asservissement que comportent celles-ci683. D’autre part, et dans la mesure où elles

devraient permettre d’ouvrir plus de plages de temps libre, il est essentiel que celles-ci

puissent être mises à profit pour satisfaire ce que Liogier appelle « le désir d’être »684 ;

et il saute aux yeux que ces mêmes facultés sont indispensables à cet effet.

Et l’on voit bien qu’il y a urgence : 2020, c’est demain…

Et c’est de deux choses l’une ; ou bien ces nouvelles formes d’enseignement et de

formation seront rendues accessibles à chacun, selon ses capacités et ses désirs ; ou

bien la possibilité d’y accéder sera subordonnée à des conditions d’ordre financier

telles685 qu’elles seront en pratique réservées à une minorité de privilégiés de la

naissance et/ou de la fortune, à ceux qui, pour citer Beaumarchais et son fameux

monologue de Figaro, n’auront eu qu’à « se donner la peine de naître ». Et le restant -

l’immense majorité - se trouvera définitivement réduite à la misère économique,

matérielle, spirituelle, intellectuelle et politique. 4. Le droit positif

On l’aura compris : ce qui se trouve ici en jeu, au travers des mesures nécessaires à

garantir un niveau suffisant d’égalité des chances, c’est l’avenir même de la garantie

constitutionnelle de la dignité humaine !

Il nous faut voir maintenant ce qu’il en est au niveau de notre droit positif.

L’intégrité corporelle constitue, on l’a dit, un préalable absolu à l’exercice de tous les

droits fondamentaux. Ce qui suppose une égalité des chances d’accéder aux moyens,

notamment économiques et financiers, nécessaires pour satisfaire les besoins vitaux

de chacun, et, en particulier, d’accéder aux soins de santé.

683 « Nous devrons déployer beaucoup d’énergie pour que tous les citoyens venant d’horizons culturels et de pays différents, riches ou pauvres, comprennent la nécessité de maîtriser la Quatrième Révolution industrielle et les problèmes de civilisation qu’elle induit …Ensemble construisons un avenir vivable, en donnant à l’humain la première place… », Schwab, op.cit., p. 137.684 Op.cit., pp. 137 sv.685 On sait qu’aux Etats-Unis les étudiants de nombreuses universités entrent dans la vie active avec une dette de l’ordre de plusieurs dizaines de milliers de dollars, contractée pour financer leurs études…et l’on a vu que de plus en plus de jeunes filles y vendent leurs ovules à prix d’or pour financer leurs études…

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Quant au domaine de l’enseignement et de la formation son importance tient au fait

que, sans eux, nul ne saurait mobiliser au mieux les potentialités, professionnelles et

personnelles qu’il recèle, de faire des choix et d’élaborer des projets successifs, bref

de construire et de vivre sa propre existence. Et l’on a vu que les impacts de la

révolution numérique en faisaient une condition de plus en plus pressante.

L’examen du droit positif montre que, dans ces domaines, beaucoup reste à faire.

a) La satisfaction des besoins vitaux

L’actuelle Constitution consacre, on l’a vu, deux droits fondamentaux de caractère

social : le droit à aide et assistance dans des situations de détresse686 et le droit à un

enseignement de base suffisant et gratuit687. Elle porte en outre que la loi prévoit des

mesures en vue d’éliminer les inégalités qui frappent les personnes handicapées688.

La portée du premier de ces deux droits est conçue par la jurisprudence de manière

particulièrement restrictive. Il s’agit de garantir « la couverture des besoins

fondamentaux pour survivre d’une manière conforme aux exigences de la dignité

humaine, tels que la nourriture, le logement, l’habillement et les soins médicaux de

base… », autrement dit « ce qui est nécessaire pour assurer une survie décente afin de

ne pas être abandonné à la rue et réduit à la mendicité »689.

Les cantons sont chargés de la mise en œuvre de cette garantie et ils sont libres d’en

fixer la nature et les modalités ». Par exemple, dans le canton de Vaud, l’aide

d’urgence est, « dans la mesure du possible » dispensée sous forme de prestations en

nature et elle comprend « en principe » le logement, « en règle générale » dans un lieu

d’hébergement collectif, la remise d’articles alimentaires et d’articles d’hygiène, les

soins médicaux d’urgence et l’octroi, en cas de besoin établi, d’autres prestations de

première nécessité690.

686 Art. 12 Cst. Sur cette problématique en général, Kiener/Kälin, Grundrechte, pp. 469 sv.687 Art. 19 Cst. Sur cette problématique en général, Kiener/Kälin, Grundrechte, pp. 459 sv.688 Art. 8 alinéa 3 Cst.689 ATF 142 I 1, consid. 7.2, pp. 5 sv. ; ATF 139 I 272, consid. 3.2. p. 276-277 ; avec dans ces deux arrêts des références à l jurisprudence antérieure et à une abondante doctrine.690 Art. 4a de la Loi vaudoise sur l’action sociale vaudoise, du 2 décembre 2003 (RSV 850.051, LASV).

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Cette aide a par définition un caractère transitoire ; il s’agit d’« un filet de protection

temporaire pour les personnes qui ne trouvent aucune protection dans le cadre des

institutions sociales existantes – pour mener une existence conforme à la dignité

humaine » ; ce droit est en effet « étroitement lié au respect de la dignité humaine

garanti par l’art, 7 Cst. »691. 

Ne pas être abandonné à la rue692 ni réduit à la mendicité : on conviendra qu’il s’agit

là du minimum absolu à défaut duquel il ne saurait être sérieusement question de

protection ni de respect de la dignité humaine. C’est d’ailleurs exactement ce que

retient indirectement la jurisprudence lorsqu’elle proclame que la portée du droit

défini par cette disposition constitutionnelle et l’essence de ce même droit693 se

recoupent exactement, de sorte que celui-ci ne peut faire l’objet d’aucune restriction

quelconque694. Lorsque la situation de détresse est établie, les prestations d’aide

d’urgence ne peuvent être refusées qu’en application du principe de subsidiarité, à

savoir dans le seul cas où celui qui y prétend aurait la possibilité de subvenir par lui-

même à ses besoins minimaux ; elles ne sauraient l’être lorsque la personne refuse de

participer à un programme d’activité non rémunéré695 ou lorsqu’un requérant d’asile

sur la demande de qui il n’a pas été entré en matière ou a été rejetée ne satisfait pas

aux obligations qui lui incombent de collaborer à l’exécution de son départ de

Suisse696. Jusqu’ici, le Tribunal fédéral a laissé ouverte la question de savoir si un

éventuel abus de droit pourrait justifier un tel refus697.

Mais il faut aussi constater que les prestations de survie fournies au titre de cette

disposition ne sauraient, et de loin, être réputées garantir « une existence conforme à

la dignité humaine ».

Le recours à l’aide en cas de détresse est – à en juger par la jurisprudence rendue dans

691 ATF 139 I 272 préc.692 Et encore n’est-ce même pas toujours le cas ; on apprend ainsi qu’à Lausanne, les sans-abri sont entre 50 et 100 à dormir toutes les nuits dehors et que leur nombre ne cesse d’augmenter : Caroline Christinaz, Une action des collectifs pour les sans-abri, in Le Temps du 4 décembre 2017, p. 7.693 Selon l’article 36 alinéa 3 Cst., l’essence des droits fondamentaux est inviolable.694 ATF 138 V 310, consid. 2.1., p. 313.695 ATF 142 I 1 préc.696 ATF 139 I 272 préc.697 ATF 142 I 1 préc. consid. 7.2.5, pp. 7- 8. , et la jurisprudence citée.

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ce domaine – le plus souvent le fait d’étrangers sur la demande d’asile desquels il n’a

pas été entré en matière ou dont la demande a été rejetée, et qui font l’objet d’une

décision de renvoi exécutoire, dont la présence sur sol suisse est, partant, considérée

comme illégale.

Le Tribunal fédéral a eu à s’occuper plusieurs fois d’affaires où était en cause la

pratique en matière d’aide en cas de détresse des autorités vaudoises.

Ce que l’on y voit filtrer de cette pratique, en effet, ne laisse pas d’être édifiant. Dans

ce cas d’espèce, le recourant décrivait sa situation comme il suit : logement dans des

abris de protection civile en dortoirs de trois étages, en toute promiscuité, aucune

possibilité de rangement ni endroit où s’asseoir ; attribution de nourriture sous forme

de bons ; durant les heures de fermeture de l’abri, choix limité entre fréquenter un

centre d’accueil de jour bondé ou traîner dans les rues ; montant de l’argent de poche

extrêmement limité…

Considérant que l’on était en présence d’un homme jeune, seul, en bonne santé, les

juges de Mon Repos ont considéré que le traitement ainsi incriminé ne violait aucune

garantie constitutionnelle ou conventionnelle…

On conviendra que, dans ces conditions, cette disposition constitutionnelle ne saurait

être réputée garantir ne fût-ce qu’un minimum absolu d’égalité des chances, même

dans le domaine de la santé et de l’accès aux soins…698.

S’il s’agissait d’un hébergement transitoire, d’une durée de quelques jours, un tel

traitement pourrait sans doute être jugé encore acceptable ; mais s’il doit se prolonger

au-delà de cette durée limitée, il faut affirmer avec force qu’il bafoue la dignité

humaine.

698 Dans un sens plus large : Kiener/Kälin, Grundrechte, pp. 472-473, qui se réfèrent à Müller/Schefer, Grundrechte, p. 775 ; selon ces auteurs, l’aide d’urgence devrait satisfaire à certaines exigences qualitatives : en matière d’habillement, droit à ne pas être condamné à un accoutrement ridicule ou misérable, ; en matière de nourriture, droit à obtenir les aliments nécessaires à assurer des fonctions corporelles intactes, le maintien en bonne santé, la possibilité de déployer de manière satisfaisante des activités corporelles et spirituelles ; en matière d’hygiène corporelle, ce qui est nécessaire à assurer le bien-être corporel.

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Il faut alors que d’autres institutions et d’autres dispositifs prennent le relais. Mais

l’accès à ces institutions et dispositifs n’est, lui, pas inconditionnel, ce qui induit des

inégalités. A l’exception de l’aide d’urgence, les dispositifs vaudois d’action sociale,

en particulier le droit à un revenu d’insertion699, ne bénéficient qu’aux personnes

domiciliées ou en séjour dans le canton700, soit aux personnes dont la situation de

police des étrangers est régulière.

A cela s’ajoute que, au titre des politiques d’austérité, certains cantons opèrent des

coupes dans les budgets de l’aide sociale : en particulier ceux de Genève701 et de

Berne. Ce dernier vient de décider de réduire de 10% le « forfait entretien » versé aux

personnes en incapacité de travail ou sans travail ne disposant pas d’autres revenus ;

et cela au mépris d’une norme définie au niveau intercantonal702. Cette norme elle-

même est de plus en plus controversée dans plusieurs cantons qui envisagent de

réduire nettement les forfaits d’entretien703.

Exercer une activité lucrative ne suffit pas toujours à préserver de la pauvreté : c’est

tout le problème des working poors. Un moyen d’affronter ce problème, c’est

l’instauration d’un salaire minimum légalement obligatoire. Dès les années 1990,

nombreuses ont été les interventions parlementaires dans ce sens, mais le Conseil

fédéral répondait invariablement … que la question n’avait pas à être réglée par le

législateur ! Ce sont alors quelques cantons qui ont repris le flambeau ; on recense

trois tentatives avortées à Genève704, en Valais et dans le canton du Jura ; et c’est

finalement aux cantons de Neuchâtel (2011) et du canton du Tessin (2017) que revient

le mérite d’avoir, les premiers, introduit le principe d’un salaire minimal dans leur

699 Art. 27ss LASV. 700 Art. 4 LASV.701 Cf. Le Temps du 14 juin 2017, une : Le coût des aides aux familles dérape, Genève veut réagir ; et Laure Lugon Zugravu, Familles nombreuses sous perfusion de l’Etat, p. 3. Céline Zünd, En Suisse alémanique, des attaques contre les montants de lé’aide sociale, in Le Temps du 18 avril 2018, p. 7.702 Michel Guillaume, Le canton de Berne brise un tabou de l’aide sociale, in Le Temps du 4 juillet 2017, p. 5.703 Céline Zünd, En Suisse alémanique, des attaques contre les montants de l’aide sociale, in Le Temps du 18 avril 2018, p.7.704 En fait, tout était parti d’une initiative populaire de niveau constitutionnel cantonal ; cette initiative avait abouti. Mais elle avait été invalidée par le Grand Conseil en application d’une disposition de la Constitution cantonale, comme contraire au droit supérieur ; les initiants avaient recouru au Tribunal fédéral pour violation de leurs droits politiques, et celui-ci avait admis le recours, estimant que la non-conformité au droit supérieur n’atteignait pas le degré d’évidence exigée par le droit cantonal : arrêt non publié 1C_357/2009, du 8 avril 2010. Mais cela n’avait pas empêché le Grand Conseil de rejeter en définitive le projet de loi.

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Constitution, innovation qui a reçu la nécessaire garantie fédérale.

Poursuivant sur sa lancée, le premier de ces deux cantons a, là encore le premier,

modifié sa législation pour y insérer les dispositions nécessaires à la mise en

concrétisation de ce nouveau principe.

Mais il lui restait une dernière bataille à remporter. Issue des milieux patronaux,

d’associations faîtières sectorielles, d’entreprises et de particuliers employant de la

main d’œuvre dans le canton, une armée de recourants a déféré cette modification

législative au Tribunal fédéral.

Il est vrai que l’objet posait de redoutables questions de principe, essentiellement la

double violation alléguée par les recourants de la primauté du droit fédéral, tant privé

que public, et de la liberté économique. Dans un arrêt de principe, longuement et

soigneusement motivé, notre Cour suprême a rejeté ces deux griefs et, partant, rejeté

le recours705. Il a considéré en bref que, tel qu’il était conçu, compte tenu en

particulier des buts visés et du montant retenu706, le salaire minimum neuchâtelois

constituait non pas une mesure de politique économique (prohibée) mais une mesure

de politique sociale, que cette mesure de politique sociale constituait une restriction à

la liberté économique individuelle et à la liberté de contracter admissible au regard

des trois critères posées par l’art. 36 Cst., et tout particulièrement au regard de

l’exigence de proportionnalité. Elle ne violait pas non plus le principe de la primauté

du droit fédéral (c’était sans aucune doute la question la plus délicate) : d’une part,

elle respectait les conditions auxquelles les cantons peuvent adopter des règles de

droit public en rapport avec le droit privé fédéral, d’autre part, si la législation

fédérale de droit public sur le travail « règle de manière exhaustive la protection des

travailleurs en tant que telle », elle ne fait pas obstacle à l’adoption par les cantons de

mesures de politique sociale dont les buts sont autres ou plus larges que la protection

spécifique des travailleurs : en l’occurrence, le but de « lutter contre la pauvreté et de

contribuer ainsi au respect de la dignité humaine », selon la définition même donnée

705 ATF 143 I 403. Cf. également Pascal Mahon/Frederica Steffani, Le salaire minimum neuchâtelois est conforme à la Constitution fédérale – Commentaire de l’arrêt du Tribunal fédéral 2C_774/2014, Newsletter DroitDuTravail.ch octobre 2017. 706 Un salaire horaire brut uniforme de CHF 20.- pour une moyenne de 41 heures par semaine et de 52 semaines par année.

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par la nouvelle législation neuchâteloise.

On relèvera encore avec beaucoup d’intérêt que, parmi les arguments développés,

l’arrêt cite au passage un des « buts sociaux » énumérés par l’article 41 Cst. : selon le

premier alinéa, lettre d de cette disposition, la Confédération et les cantons (italiques

dans l’arrêt) s’engagent à ce que toutes les personnes capables de travailler puissent

assurer leur entretien par un travail qu’elles exercent dans des conditions équitables.

 

Dans un domaine très proche, il faut encore mentionner une tendance généralisée à la

précarisation des emplois, autre facteur décisif d’inégalité des chances en matière

d’opportunités professionnelles et économiques ; le chef économiste à l’Organisation

internationale du travail Steven Tobin le dit en autant de mots : « Nous sommes

préoccupés par la précarité des nouveaux emplois »707. Et l’on apprend que, en Suisse,

le nombre de chômeurs en fin de droit qui se retrouvent à l’aide sociale a doublé en

moins d’une décennie708 ; et que, à Lausanne, le nombre de sans-abri est croissant709.

S’agissant plus spécifiquement de l’égalité des chances en matière de santé, on citera

l’assurance obligatoire en cas de maladie et l’assurance contre les accidents du

travail710 ainsi que les subsides cantonaux pour le versement des primes d’assurance

maladie711. Mais là aussi les politiques d’austérité sont à l’œuvre : c’est ainsi que le

canton de Lucerne a réduit de manière draconienne ses aides aux primes d’assurance

maladie712.

Il reste, de manière plus générale, que l’égalité des chances dans ce domaine

spécifique est, de diverses manières, compromise.

707 Interview donnée à Ram Etwareea et Thibaud Tuillier, in Le Temps du 25 juillet 2017, p. 7. Dans un dossier très bien documenté consacré à ce sujet, Olivier Cyran, in Le Monde diplomatique du mois de septembre 2017, pp.1 et 6-7, parle pour sa part de « L’enfer du miracle économique allemand » et s’y réfère comme au « modèle qui inspire M. Macron »… . 708 Yelmarc Roulet, L’épine dans le pied d’une Suisse prospère, in Le Temps du 23 mars 2018, p.2 ; et l’interview du Conseiller d’Etat vaudois Pierre-Yves Maillard, « Ce problème n’intéresse pas le milieu économique » ; et la réplique outrée du patronat vaudois : « Oui, nous nous soucions des chômeurs », in Le Temps du 6 avril 2018, p.9.709 Christiane Lecomte, La nuit la plus froide avec les sans-abri de Lausanne, in Le Temps du 28 février 2018.710 Loi fédérale du 18 mars 1994 sur l’assurance-maladie (LAMal, RS 832.10) et Loi fédérale du 20 mars 1981 sur l’assurance-accidents (LAA, RS 832.20).711 Cf. p.ex., Loi d’application vaudoise de la loi fédérale sur l’assurance-maladie, du 25 juin 1996, LVLAMal, RSV 832.01.)712 Céline Zünd, Lucerne s’en prend aux subsides, in Le Temps du 5 octobre 2017, p. 9.

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Il faut citer ici tout particulièrement l’explosion bien connue des coûts de la santé ;

due à la fois à l’allongement de l’espérance de vie, et à la généralisation de certains

types d’affections autrefois beaucoup plus rares qu’elle induit , et aux formidables

avancées technologiques dans le domaine de la médecine713, débouchant sur des

thérapies dont certaines sont de plus en plus coûteuses, elle imposera, tôt ou tard, de

réinventer de fond en comble le mode de financement des systèmes de santé.714

Tant que cela n’aura pas été fait, les inégalités ne cesseront de se creuser, dans ce

domaine aussi, parce que la tentation sera alors de contrebattre une charge financière

devenue insupportable par une réduction progressive des prestations. Or, force est de

constater qu’un tel bouleversement se heurte et se heurtera longtemps à de

formidables résistances sur le plan économico-politique ; il suffira de rappeler ici que,

par deux fois, le souverain a rejeté l’idée de substituer au système actuel de caisses-

maladies privées un système de caisse publique unique (au niveau fédéral ou, au

minimum, au niveau cantonal) ; alors même que le système actuel se caractérise par

une augmentation des primes d’année en année715 – la presse s’est même fait l’écho

d’un éventuel doublement en 2018… - et que l’on assiste à une course effrénée et

foncièrement malsaine aux « bons risques » entre les caisses…

713 Cf. Sylvie Logean, avec Willy Boder, Olivier Dessibourg, Fabien Goubet et Pascale Minet, Santé, les bonnes nouvelles de la science, in L’Hebdo du 11 février 2016 no 6, pp. 6 sv. Michel Guillaume, Les défis de la santé à l’ère des nouvelles technologies, in Le Temps du 12 mai 2017, pp. 2-3. 714 Catherine Dubouloz, La santé hors de prix, le débat est lancé, in Le Temps du 4 novembre 2016, p. 6. Raymond Lorétan, Politique de la santé : cinq pistes pour changer de paradigme, in Le Temps du 2 mai 2017 p. 8. Yelmarc Roulet, interview du Professeur Gian Domenico Borasio, La médecine personnalisée ? De grands risques derrière un beau slogan », in Le Temps du 1er mai 2017, p.6. Le Temps du 10 mai 2017, une : un système de santé malade de ses coûts ; Michel Guillaume, Caisse unique, l’illusion d’un nouveau débat, p.2 , Système de santé : plébiscite général, p.2, Rapports coûts/qualité,p.2, Dépenses par ménage : le cri d’alarme de la population, p. 3, Les remèdes : le poids da la démocratie directe, p.3, Les responsables des coûts : deux perceptions opposées, p. 3. Michel Guillaume, Les défis de la santé à l’ère des nouvelles technologies, in Le Temps du 12 mai 2017, p. 2-3. Dr Roland Niedermann, La maladie du système de santé, in Le Temps du 20 juin 2017, p.10. Dossier du Temps du 28 septembre 2017, Le coût amer du système de santé suiusse, Sylvie Logean, Primes maladies, les raisons d’une hausse, p. 2-3, et Michel Guillaume, Les politiques impuissants et les assurés résignés, p.3. Magalie Goumaz, Le débat sur les primes monte d’un cran, in Le Temps du 29 septembre 2017, p. 7. Adria Budry, Passe d’armes au sujet du prix des médicaments au Campus Biotech, in Le Temps du 11 octobre 2017, p. 13. Michel Guillaume, Ce rapport que personne ne veut lire, in Le Temps du 29 novembre 2017, p. 6, et une critique de ce rapport : André Chuffart, Les primes maladie continueront d’augmenter à moins que…, in Le Temps du 19 décembre 2017, p. 12. Une du Temps du 1er juin 2018, Prix des médicaments, un tabou tombe, et Michel Guillaume, Le lobby de la pharma s’ouvre au prix de référence, ibid. p 7. 715 Cf. à ce propos l’interview du Conseiller d’Etat vaudois Pierre-Yves Maillard, Chef du département de la Santé et de l’Action sociale, par Marie Maurisse, « Le système des franchises est à bout de souffle », in Le Temps du 4 juin 2018, p. 14.

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Les débats font rage : hospitalisation contre ambulatoire, médecine personnalisée716

contre soins palliatifs, médecins de premier recours contre spécialistes, diminution des

prestations (médicaments, traitements) remboursées par l’assurance de base717… Sans

que l’on discerne quel compte y trouverait la protection et le respect des droits

fondamentaux…

Fait à la fois significatif et troublant : alors que l’on se gargarise volontiers de la

solidarité entre assurés que ferait régner notre système d’assurance maladie

obligatoire de base, on n’entend guère de propositions touchant son mode de

financement, alors que seule une réforme portant sur cet aspect des choses serait de

nature à garantir une réelle solidarité : fixation des primes en fonction du revenu,

vainement proposée par le Parti socialiste suisse, financement en partie par l’impôt…

On citera, en sens contraire, l’initiative prise par le canton de Vaud : dès le premier

septembre de cette année, il va plafonner le coût pour les ménages vaudois des primes

maladies à 12% de leur revenu, ce pourcentage passant à 10% début 2019. Ceux dont

les primes dépassent ce pourcentage seront subventionnés de la différence. Dès 2019,

ce sont jusqu’à 39% des ménages qui pourraient bénéficier de cette mesure! 718

Mais c’est alors un autre risque qui pointe et qui menace de porter un coup fatal à la

liberté de choix dans ce domaine et, partant, à la garantie de dignité humaine dont elle

découle.

Puisque, dira-t-on, les coûts de la santé explosent, il faut alors porter l’essentiel du

combat sur un autre front, celui de la prévention719.

Une excellente stratégie tant que la prévention est laissée à la responsabilité et aux

bons soins de chacun. Le risque, cependant, c’est que chacun se voie au contraire

716 C’est précisément sur le thème des avantages et des risques de la médecine personnalisée que portait le Forum des 100 réuni à Lausanne le 11 mai 2017, avec le concours de 800 experts (Le Temps du 12 mai 2017). 717 Magalie Goumaz, Les médecins ne veulent pas être minutés, in Le Temps du 19 août 2017, p. 5.718 Jocelyn Daloz, Coût de la santé plafonné pour les ménages, in Le Temps du 29 août 2018, p.7.719 « Je veux mettre un accent plus fort sur la prévention et accompagner les mutations numériques de la santé », proclame le Conseiller fédéral Alain Berset (Le Temps du 12 mai 2017, p. 3).

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imposer un style de vie réduit à un stéréotype unique, entièrement orienté dans ce

sens : recours obligé à toute la gamme offerte par les fournisseurs de « bien-être »,

pratique obligée du sport sous toutes ses formes, interdits alimentaire, etc. ; que, dit

autrement, s’instaure une véritable tyrannie de la prévention et de la vie « saine » »…

Sanctions à l’appui : sous forme de privation de couverture des frais médicaux pour

les récalcitrants720 ; ou tout au moins de primes différenciées721.

Le risque est d’autant plus perceptible qu’il s’agit là de marchés plus que juteux.

Nestlé l’a parfaitement compris, qui a créé une entité, Nestlé Health Science, avec

deux missions principales : construire un nouveau vecteur de croissance pour Nestlé

et jouer un rôle majeur dans la transformation du groupe vers la nutrition, la santé et le

bien-être ; et qui travaille sur certaines pistes, dont…la nutrition personnalisée

(gestion des algorithmes de recommandation entre autres choses…) ; et qui développe

un éventail de produits spécifiques, tels les aliments préventifs pour combler certaines

carences… à des prix très compétitifs, nous dit-on, par rapport à certaines approches

pharmaceutiques722.

b) Les besoins particuliers des personnes handicapées

L’article 8, quatrième alinéa Cst. dispose donc que la loi prévoit des mesures en vue

d’éliminer les inégalités frappant les personnes handicapées.

Cette disposition pose un double problème.

Parmi les discriminations prohibées par le deuxième alinéa de cette même disposition,

figurent, on s’en souvient723, celles fondées sur une déficience corporelle, mentale ou

psychique. Se pose alors la question de la relation entre ces deux alinéas en tant qu’il

s’agit des inégalités frappant les personnes handicapées. Le Tribunal fédéral résout la

720 Sébastien Fanti, Préposé valaisan – la protection des données, exprimait récemment une crainte semblable : « C’est un marché de dupes », in Le Temps du 18 octobre 2017, p. 11. 721 A la demande de l’Office fédéral de la santé publique, le Préposé fédéral à la protection des données a ouvert une enquête contre l’une des principales caisses-maladies, notamment pour s’assurer que celle-ci ne propose pas des rabais dans l’assurance de base obligatoire, ce qui est interdit : cf. Une première enquête cible les applications santé des assureurs, in Le Temps du 1er novembre 2017, p. 7. 722 Gregory Behar, à la tête de Nestlé Health Science, On ne parle jamais de l’importance de la nutrition, in Le Temps du 12 mai 2017, p. 3 ; il était l’un des intervenants lors du Forum des 100 2017. 723 Cf. p. ci-dessus

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question en ce sens que le second alinéa concerne les discriminations opérées par le

droit alors que le quatrième porte sur les inégalités de fait724.

Se pose ensuite la question de la portée juridique de ce quatrième alinéa. Toujours

selon le Tribunal fédéral725, il s’agit d’un mandat que le constituant confère au

législateur ordinaire. A la différence des trois premiers alinéas, celui-ci ne confère

aucun droit fondamental déductible en justice permettant à la personne handicapée de

bénéficier d’une complète égalité de fait. En application de l’article 190 Cst., le

Tribunal fédéral ne saurait refuser d’appliquer tout ou partie de la législation édictée

en exécution de ce mandat au motif d’inconstitutionnalité de celle-ci.

Le législateur s’est acquitté de ce mandat par une loi de 2002726. Celle-ci se donne

pour mission de « créer des conditions propres à faciliter aux personnes handicapées

la participation à la vie de la société, en les aidant notamment à être autonomes dans

l’établissement de contacts sociaux, dans l’accomplissement d’une formation et dans

l’exercice d’une activité professionnelle »727. Il y a, précise-t-elle, inégalité « lorsque

les personnes handicapées font l’objet par rapport aux personnes non handicapées

d’une différence de traitement en droit ou en fait qui les désavantage sans justification

objective ou lorsqu’une différence de traitement nécessaire au rétablissement d’une

égalité de fait entre les personnes handicapées et les personnes non handicapées fait

défaut728. Suit une énumération d’inégalités spécifiques : impossibilité d’accès à un

bâtiment, à une installation, à un logement, à un équipement ou un véhicule des

transports publics pour des raisons d’architecture ou de conception du véhicule729 ;

accès impossible ou difficile à une prestation730 ; en matière de formation ou de

formation continue, absence de possibilité d’utiliser les moyens auxiliaires spécifiques

aux personnes handicapées ou de recourir à une assistance nécessaire, durée et

aménagement des prestations de formation et examens exigés non adaptés aux besoins

spécifiques des personnes handicapées731 ; enfin, les particuliers qui fournissent des

724 ATF 139 II 294, consid. 2.2.1, p. 293.725 Ibid., p. 294..726 Loi fédérale sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées, du 13 décembre 2002 (LHand., RS 151.3).727 LHand art. 1 al. 2.728 LHand. Art. 2 al. 2.729 LHand art. 2 al. 3.730 LHand art. 2 al. 4.731 LHand. art. 2 al. 5,

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prestations au public ne doivent pas traiter une personne handicapée de manière

discriminatoire du fait de son handicap732 .

Lorsqu’il s’agit de constructions ou installations soumises à autorisation ou

d’équipements ou véhicules d’entreprises de transports publics, ou de prestations

fournies par une collectivité publique ou une entreprise concessionnaire, la personne

handicapée victime d’une telle inégalité, 733, peut saisir le juge ou l’autorité

administrative pour qu’il (elle) ordonne l’élimination de l’inégalité ou prononce une

obligation de s’en abstenir734. Il sera fait droit à cette demande si cela n’occasionne

pas des frais disproportionnés par rapport à l’avantage ainsi conféré à la personne

handicapée735 ; dans le cas contraire, une solution de remplacement doit être

trouvée736. S’il s’agit de prestations au public fournies par un particulier, la victime de

discrimination peut saisir le juge pour réclamer une indemnité737.

Dans un tout récent arrêt, s’agissant de la manière dont doivent être configurés les

wagons de chemin de fer à deux étages pour respecter les exigences légales en faveur

des personnes handicapées, le Tribunal fédéral a jugé contraire à celles-ci une solution

qui consisterait à prévoir un emplacement entièrement séparé des espaces réservés aux

autres voyageurs ; il a considéré que cela reviendrait à une ségrégation qui pourrait

être ressentie comme stigmatisante ; le but visé par la loi de faciliter pour ces

personnes l’établissement de contacts sociaux ne serait pas atteint ; pour cette raison,

une telle solution devait être taxée d’illégale738.

Les législations sur les télécommunications et sur l’audiovisuel prévoient, pour leur

part, des mesures en faveur des malentendants et des malvoyants. Les services

relevant du service universel doivent être assurés dans tout le pays de manière à

pouvoir être utilisés par les personnes handicapées à des conditions qualitativement,

quantitativement et économiquement comparables à celles offertes à des personnes

non handicapées et le concessionnaire du service universel doit à cet effet aménager

732 LHand art. 6.733 LHand. art. 3, 7 et 8.734 LHand. art. 7 et 8735 LHand. art. 11 et 12 al. 1 et 2.736 LHand. art. 12 al. 3..737 LHand. art. 8 al. 3.738 ATF 139 II 289, consid. 3.4.1, p. 301.

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les cabines téléphoniques en fonction des besoins des handicapés sensoriels et des

personnes à mobilité réduite, mettre un service de relais des messages à l’intention des

malentendants et mettre à disposition des malvoyants un service de renseignements et

un service de commutation739. Quant à eux, les diffuseurs de télévision proposant des

programmes nationaux ou régionaux-linguistiques doivent rendre accessible aux

malentendants et aux malvoyants une proportion appropriée de leurs émissions740.

On verra dans un instant les mesures visant à garantir aux élèves handicapés l’accès à

un enseignement de base correspondant à leurs besoins.

On citera enfin, dans le même ordre d’idées, la législation sur l’assurance-invalidité,

destinée, elle, à rétablir autant que faire se peut, un minimum de capacité économique

et/ou une compensation financière741.

c) L’accès à la formation

L’article 19 Cst. garantit « le droit à un enseignement de base suffisant et gratuit ».

Enseignement de base : il s’agit ici des neuf années de scolarité obligatoire -

l’obligation scolaire constituant la contrepartie de la gratuité - dispensées dans les

écoles publiques.

L’enseignement est réputé suffisant s’il prépare de manière adéquate l’élève à prendre

en mains sa propre existence au quotidien dans une société moderne742. Inversement,

le droit garanti par l’artiicle 19 Cst. est violé lorsque la formation dispensée à l’enfant

est si limitée que l’égalité des chances n’est plus garantie ou que ne lui sont pas

délivrés des enseignements qui, à l’aune du système de valeurs consacré ici (et

739 Loi sur les télécommunications du 30 avril 1997 (LTC, RS 784.10), art. 16 al. 1bis.740 Loi sur la radio et la télévision du 24 mars 2006 (LRTV, RS 784.40), art. 7 al. 3.741 Loi fédérale sur l’assurance-invalidité, du 19 juin 1959 (LAI, RS 831.20).742 ATF 133 I 156, consid. 3.1, p. 1« ... ein selbstverantwortliches Leben im modernen Alltag ». Traduction libre par nos soins.

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maintenant ?743), apparaissent indispensables744

Mais à cela aussi se limite la garantie constitutionnelle : seul est concerné

l’enseignement public de premier et de second degré ( respectivement les six

premières et les trois dernières années de scolarité publique obligatoire), à l’exclusion

de l’enseignement prégymnasial et gymnasial débouchant sur la maturité et l’accès

aux hautes écoles : Universités, Ecoles polytechniques fédérales, Hautes écoles

spécialisées, Hautes écoles pédagogiques)745 746.

L’article 19 Cst. garantit aussi aux élèves souffrant de handicap un accès à

l’enseignement de base adapté à leurs besoins. Il pourra s’agir soit d’un enseignement

séparé, soit d’une intégration dans l’enseignement ordinaire moyennant les mesures

nécessaires à cet effet. Le choix entre l’un et l’autre ne doit pas s’opérer selon des

critères schématiques, mais en fonction de chaque cas particulier. Lorsque

l’intégration dans l’enseignement ordinaire moyennant une assistance pédagogique

supplémentaire747 apparaît comme la solution adaptée au cas particulier et n’entraîne

pas pour la collectivité des coûts excessifs, le coût de cette assistance supplémentaire

ne peut être mis à la charge des parents748. Mais l’élève handicapé ne peut revendiquer

le type d’enseignement « idéal » ; le Tribunal fédéral semble certes envisager que les

mesures législatives édictées en application du mandat instauré par l’article 8 al. 4

Cst. puissent aller plus loin que ce que garantit l’article 19, mais c’est pour constater

aussitôt que ce n’est guère le cas en l’état actuel du droit positif749.

Pour le surplus, ne restent, au titre des mesures propres à favoriser l’égalité des

chances en matière d’enseignement et de formation, que les bourses ou les prêts

d’étude. Cette matière relève pour l’essentiel des cantons. L’article 66 premier alinéa

Cst. prévoit certes que la Confédération peut (!) accorder des contribution aux cantons 743 C’est nous qui posons la question ; l’artrêt de parle que de « l’ici » ; mais il est à notre sens indispensable que le « maintenant » soit lui aussi pris en considération, tant il est vrai qu’un système de valeurs « vivant » est en perpétuelle évolution et que c’est un système « vivant » qui doit transparaître dans un enseignement de base constitutionnellement garanti : le système même des valeurs consacré par le Constituant de 1999 !744 ATF 144 I 1, qui se réfère à ATF 138 I 162. Trauduction libre par nos soins.745 ATF 133 I 158, consid. 3, p. 158ss. 746 Loi fédérale sur l’encouragement des hautes écoles et la coordination dans le domaine suisse des hautes écoles, du 20 septembre 2011 (RS 1.20, LEHE), art. 2.747 « zusätzliche Assistenzlektionen ».748 Sur tous ces points : ATF 141 I 9, consid. 4 et 5, p. 13 ss.749 ATF 141 I 9 consid. 3.2, p. 13.

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pour l’octroi d’aides à la formation destinées aux étudiants des hautes écoles et autres

institutions d’enseignement supérieur, et elle a effectivement légiféré à ce sujet750.

Mais l’octroi de ces aides relève des cantons et il règne dans ce domaine la plus

grande diversité de régimes. Récemment, des étudiants avaient certes réussi à faire

aboutir une initiative populaire constitutionnelle prévoyant que l’octroi d’aides à la

formation relèverait désormais de la compétence fédérale ; mais cette initiative a été

rejetée en votation populaire en juin 2015. Elle avait d’ailleurs été combattue par le

Conseil fédéral, pourtant censé « s’engager » avec les cantons à ce que les enfants et

les jeunes, ainsi que les personnes en âge travailler puissent bénéficier d’une

formation initiale ainsi que d’une formation continue correspondant à leurs

aptitudes751 ; on mesure par cet exemple le peu de portée pratique que revêtent ces

« buts sociaux » pourtant constitutionnellement prescrits, et les « engagements »

censés les mettre en œuvre...

Il existe certes, depuis 2009,752 un accord intercantonal sur l’harmonisation des

régimes de bourses d’études. Mais, à ce jour753, seuls dix-huit cantons y ont adhéré –

dont tous les cantons universitaires. Cependant, le droit à une allocation est reconnu à

toutes les personnes de nationalité suisse domiciliées en Suisse, les titulaires d’un

permis d’établissement et les titulaires d’un permis de séjour résidant en Suisse depuis

au moins cinq ans, les personnes reconnues comme réfugiés ou apatrides, les

ressortissants de l’UE et des pays de l’AELE754. De la sorte toute personne répondant

à l’un de ces critères peut obtenir une aide pour des études dans l’une quelconque des

Universités suisses755, ou à une autre Haute Ecole située dans un des cantons

signataires. On peut considérer que le mode de calcul et le montant de ces aides

devrait être suffisant pour couvrir les besoins d’une personne aux études756.

750 Loi fédérale sur les contributions aux cantons pour l’octroi de bourses et de prêts d’ètudes dans le domaine de la formation du degré tertiaire, du 6 octobre 2006 (RS 16.0, Loi sur les contributions à la formation).751 Art. 41 al. 1 lit. f Cst.752 Accord intercantonal sur l’harmonisation des régimes de bourses d’études, du 18 juin 2009 (A-RBE, RSV 416.91)753 Mai 2018. Dans un dix-neuvième canton, celui de Schaffhouse, l’adhésion a été votée pasr le Parlement cantonal, mais elle fait l’objet d’un referendum.754 Art. 5 A-RBE.755 L’art. 14 A-RBE garantit le libre choix du lieu et de l’établissement.756 Art. 14 et 17 à 19 A-RBE.

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La même disposition constitutionnelle à son second alinéa prévoit que la

Confédération peut prendre des mesures destinées à promouvoir la formation, en

complément des mesures cantonales et dans le respect de l’autonomie cantonale en

matière d’enseignement. Autant que l’on peut voir, la Confédération n’a, jusqu’ici,

pas fait usage de cette compétence.

Par ailleurs, la Confédération a instauré son propre système de bourses pour les deux

Ecoles polytechniques fédérales757.

Si la Confédération est seule compétente pour légiférer en matière de formation

professionnelle758, il s’agit d’une tâche commune de la Confédération, des cantons et

des organisations du monde du travail759.

La loi fédérale statue la gratuité de l’enseignement professionnel obligatoire760

(partie scolaire de la formation professionnelle initiale) et de l’enseignement menant à

la maturité professionnelle dispensé par les écoles publique761, mais non pas celle de

la formation professionnelle supérieure. La loi fédérale se donne notamment pour but

d’encourager et de développer l’égalité des chances de formation sur le plan

professionnel et régional, l’égalité effective entre les sexes de même que l’élimination

des inégalités qui frappent les personnes handicapées dans la formation

professionnelle762

Face au développement toujours plus rapide de technologies toujours plus complexes

et exigeantes dont il a déjà été question, une formation initiale, à quelque niveau que

ce soit, ne saurait plus suffire ; rien dans ce domaine, ne peut être considéré comme

définitivement acquis. A quelque niveau que ce soit, la formation initiale doit être

complétée par une formation continue. L’égalité des chances en matière

d’enseignement et de formation est aussi à ce prix. On signalera à ce propos un

programme de formation continue de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne

757 Ordonnance du Conseil des EPF sur les bourses et les prêts accordés par les Ecoles polytechniques fédérales du 14 septembre 1995 (Ordonnance sur les bourses EPF, RS 414.14).758 Art. 63 Ct.759 Art. premier LFPr.760 Art. premier LFPr.761 Art. 25 al. 4 LFPr.762 Art. 3 lit. c LFPr.

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permettant à des élèves sans diplôme d’accéder, à distance, à ses enseignements763.

L’article 64a Cst., adopté le 21 mai 2006 et en vigueur à partir de cette date, charge la

Confédération de fixer les principes applicables à la formation continue, lui confère la

compétence d’encourager la formation continue et renvoie au législateur le soin de

fixer les domaines et les critères. Une Loi fédérale sur la formation continue a été

adoptée le 20 juin 2014764 et elle est entrée en vigueur le 1er janvier 2017. Elle vise le

renforcement de la formation continue en tant que partie intégrante tout au long de la

vie, au sein de l’espace suisse de formation765. Elle charge la Confédération de

poursuivre conjointement avec les cantons, entre autres objectifs, ceux de soutenir les

initiatives individuelles de formation continue, de créer des conditions permettant à

chacun de suivre une formation continue, d’améliorer les chances des personnes peu

qualifiées sur le marché de l’emploi766. Son article 8 traite spécifiquement de l’égalité

des chances dans ce domaine : dans les offres de formation continue qu’ils

réglementent ou soutiennent, la Confédération et les cantons doivent s’efforcer

notamment de réaliser l’égalité effective entre les femmes et les hommes, de tenir

compte des besoins particuliers des personnes handicapées, de faciliter l’intégration

des étrangers, de faciliter la réinsertion professionnelle. Et la loi introduit des

modifications dans ce sens dans une série de législations spéciales.

Dans le canton de Vaud, l’Etat soutient les offres en matière de formation continue

présentant un intérêt public particulier, soit celles qui sont destinées à des personnes

défavorisées par leur situation, concernées par des mutations économiques ou

technologiques ou qui visent à atténuer les disparités régionales en matière de

formation continue767. En cas d’insuffisance de l’offre, il peut organiser des offres de

formation768.

d) Remarques finales

Mis à part les dispositions constitutionnelles que l’on vient d’évoquer, il importe de 763 Marie Maurisse, L’EPFL s’ouvre aux élèves sans diplôme, in L e Temps du 25 mai 2018, p. 17.764 LFCo, RS 419.1.765 Art. 1 LFCo.766 Art. 4, lit. a,b,c LFCo.767 Loi vaudoise sur la formation professionnelle du 9 juin 2009 (LVLFPr, RSV 413.01), art. 111 al. 3 et 4.768 LVLFPr., art. 111 al. 5.

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noter que le principe d’égalité des chances transparaît en filigrane du catalogue des

buts sociaux énumérés par notre charte fondamentale. Mais on a vu aussi ce qu’il faut

penser de la portée pratique de ces « engagements ».

Comment conclure sur ce point, sinon en proclamant, avec Marc Zuckerberg769, le

patron de Facebook : « Redéfinissons l’égalité des chances » !

III.2) Aménager son espace existentiel

Il s’agit ici de reconnaître, de définir, d’aménager, d’habiter son espace existentiel, de

trouver ses repères, de poser ses marques.

Un premier préalable absolu, c’est de disposer d’une sphère privée protégée (A).

Une autre condition sine qua non, c’est que l’Etat observe en ces matières une

complète neutralité (B).

C’est ensuite édifier, développer, entretenir, constamment nourrir une identité

intellectuelle, spirituelle (religieuse ou philosophique : c’est toute la problématique

d’une première quête de sens), culturelle ; et à cette fin d’avoir accès - et d’avoir un

minimum d’égalité des chances d’accéder - à la formation et plus largement au savoir,

à l’information, à la pensée, à la culture.

Pour, à partir de là, se forger une opinion et, plus largement, une certaine vue du

monde, la communiquer, la partager, la défendre ; et finalement trouver ses repères et

prendre ses marques (C).

A. La sphère privée

1. En général

769 Extraits du discours qu’il a prononcé le 25 mai 2017 à l’Université de Harvard, publiés in Le Temps du 30 mai 2017, p. 11.

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Un des pôles existentiels de la personne, c’est de pouvoir disposer d’une sphère

privée. C’est avoir, dit autrement, la possibilité de s’abstraire à sa guise du regard et

de la pression d’autrui, de se retirer de la place publique pour se réfugier dans un

« espace » où il soit loisible de penser, de parler, d’entretenir des relations maritales,

parentales, amicales, de se cultiver et de se divertir, d’échanger avec des personnes de

son choix, et cela en toute liberté, sans interférence ni contrôle de qui que ce soit,

autorité ou personne privée.

On conçoit donc que, sans cette garantie, il ne peut exister une possibilité de

construire son existence par ses propres choix. C’est aussi bien pourquoi la

préservation de la sphère privée constitue, selon la jurisprudence770, un des éléments

de la personnalité, en tant que celle-ci est protégée contre toute atteinte illicite

L’espace protégé dont il est ici question doit être entendu dans un sens large : dans un

sens à la fois matériel et immatériel.

Dans un sens matériel : pouvoir disposer d’un lieu qui lui est propre, où la personne

puisse à tout moment se retirer, où elle puisse vivre et déployer ses activités à l’abri

du regard d’autrui ; bref d’avoir, comme on dit, « un toit ». Un lieu qui lui procure à la

fois protection – et donc un sentiment de sécurité – et la possibilité d’y vivre et d’y

déployer à sa guise ses aspirations et ses activités les plus secrètes – et donc un

sentiment de liberté. Il s’établit donc entre la personne et le lieu où elle fixe le centre

de son existence un lien existentiel très fort.

Il est tout à fait significatif à cet égard que le Code pénal fasse de la violation de

domicile771 non pas une infraction contre le patrimoine, mais bien une infraction

contre la liberté772. Et il est notoire qu’un vol avec effraction est ressenti par qui en est

victime comme une forme de « viol », bien au-delà de la valeur matérielle des objets

dérobés.

Outre cette dimension purement individuelle, le domicile, dans le sens ici défini, est

770 ATF 143 I 297 consid. 6.5 pp. 310-312.771 Art. 186 CP.772 A côté des menaces (art.180), de la contrainte (art. 181), de la traite d'êtres humains (art. 182), de la séquestration et de l'enlèvement (art. 183-184) et de la prise d’otage (art. 185).

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un élément indispensable à la construction d’un projet familial et de tout un pan de la

vie sociale, dans la mesure où il est le lieu où l’on peut accueillir autrui, où il constitue

ainsi un lieu idéal d’échange et de convivialité.

C’est dire que l’inviolabilité du domicile doit absolument être garantie, parce qu’elle

est une condition fondamentale de l’exercice d’une série de libertés et que, sans elle,

cette possibilité de choix qui constitue, on le répète, le cœur de la dignité de l’être

humain ne pourrait être pleinement exercée. C’est ce que prévoit l’article 13 Cst., qui

déclare que toute personne a droit au respect de son domicile.

Dans un sens immatériel : outre le respect du domicile, ce même article 13 Cst.

reconnaît à toute personne le droit au respect de sa vie privée et familiale, de sa

correspondance et des relations qu’elle établit par la poste et les télécommunications,

et enfin le droit d’être protégée contre l’emploi abusif des données qui la concernent.

2. Une sphère menacée

La garantie de la sphère privée apparaît, en l’état actuel du monde, singulièrement

menacée.

Elle l’est de diverses manières, sous diverses formes et par divers acteurs.

a) Internet

Elle l’est par beaucoup de ses titulaires eux-mêmes qui, sur la Toile, par le truchement

de certains réseaux sociaux, prennent plaisir à raconter leur vie personnelle et leur

quotidien jusque dans les moindres détails – voire les plus scabreux… Il ne saurait

assurément être question de l’interdire dans la mesure où la démarche participe d’un

libre choix : ce peut être une manière (plus ou moins illusoire ?) de se « sentir

exister » et/ou de rompre un état de solitude, d’isolement, de relégation. Mais encore

faut-il qu’il s’agisse d’un choix éclairé et révocable. Pendant longtemps, une

information, une fois rendue disponible sur internet, ne pouvait plus en être jamais

retirée ; le savait-on ? en avait-on suffisamment conscience ? Et sait-on que l’on

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alimente de la sorte la constitution et l’expansion de gigantesques bases de données773

(big data), à des fins commerciales ou policières et que l’on s’expose de la sorte à être

repéré, classé774, surveillé, voire importuné (marketing agressif775) sans l’avoir

souhaité ni prévu ? Et que dire des panneaux publicitaires « intelligents » qui

analyseront le passant pour lui proposer (ou imposer ?) un spot ciblé !776

Autre voie de ciblage : par leur manière de réagir à des contenus postés sur un réseau

social en postant eux-mêmes des « like », les internautes s’exposent à faire l’objet

d’un profilage psychologique extrêmement précis : il aurait ainsi été scientifiquement

démontré qu’avec une dizaine de like , un ordinateur comprend le profil

psychologique d’une personne mieux que l’un de ses collègues de bureau, et qu’avec

trois cents like , la machine excède la compréhension de son époux ou épouse…777

Le scandale qui ébranle le réseau social Facebook jusque dans ses derniers

fondements778 - provoquant un ample mouvement de boycott sous la bannière de

DeleteFacebook779en est assurément l’une des plus récentes et des plus éclatantes

illustrations780. On le sait, une entreprise britannique spécialisé dans l’élaboration et la

vente de profils psychologiques, Cambridge Analytica, a réussi à se procurer les

773 Cf. Anouch Seydtaghia, La course aux centres de données s’accélère, in Le Temps du 2 décembre 2017, p. 13.774 Un outil développé par l’Université de Stanford permettrait d’identifier l’orientation sexuelle d’un individu à partir de sa photo : Sylvia Revello, Quand la technologie traque les LGBT, in Le Temps du 12 septembre 2017, p. 9.775 Cf. Anouch Seydtaghia, Google permet aux annonceurs de pister leurs clients dans les magasin, in Le Temps du 31 mai 2017, une : Comment le Big Data façonne nos vies Mathilde Farine et Anouch Seydtaghia, Ma journée pilotée par mes données, p. 2 ; les mêmes : A quoi sert le Big Data, p.3 ; Anouch Seydtaghia, Comment la loi va changer, p.3 ; Sami Coll, La multiplication des données met en péril la vision de la démocratie, p. 2. Marie Maurisse, Quelles entreprises achètent nos données, in Le Temps du 7 mai 2018, p.3. Cf. également Yves Petignat, La liberté du net est un mythe, in Le Temps du 28 avril 2018, p. 2. 776 Virginie Nussbaum, Quand la pub vous observe, in Le Temps du 4 avril 2018, p. 9.777 Eric Albert, Il faut réparer Facebook, pas l’effacer, in Le Temps du 27 mars 2018, p. 9.778 Le Temps du 12 avril 2018, p.1, Pour Facebook, le temps de la croissance sauvage est révolu, et Valérie de Graffenried, Facebook face au risque de réglementation, ibid., p. 11. Cf. également l’interview de la Professeure Solange Ghernaouti par Anouch Seydtaghia, « La stratégie de Facebook peut changer », in Le Temps du 16 avril 2018, p. 19.779 Valérie de Graffenried, DeleteFacebook, hashtag si amer, in Lde Temps du 11 avril 2018, p. 11.780 A ce sujet : Martin Untersinger, Données siphonnées sur Facebook pour servir la campagne de Trump, in Le Temps du 19 mars 2018, p. 7 .La une du Temps du 21 mars 2018, Facebook trahi par ses propres données, Florian Delafoi Le scandale qui révèle la grande vulnérabilité de Facebook, ibid. p. 2, Sylvia Revello, Un puissant outil d’influence vendu au plus offrant, interview de Paul-Olivier Dehaye, spécialiste de la protection des données, ibid., pp. 2-3, Valérie de Graffenried, Cambridge Analytica, du Big Data pour l’Alt-Right, ibid., p. 3. Valérie de Graffenried, Le patron de Facebook plus acculé que jamais, in Le Temps du 22 mars 2018, p. 17. Eric Albert, article préc. note précédente. Jean Abbiateci, editorial du Temps du 31 mars, 1er et 2 avril 2018, p. 1 L’urgence de « réparer » Facebook

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données personnelles de 50 millions d’utilisateurs de ce réseau, à en tirer les profils

psychologiques et a ensuite utilisé ces profils pour interférer dans les dernières

présidentielles américaines et dans la campagne qui a précédé le Brexit. Mais plus

récemment encore, et comme si cela ne suffisait pas, Facebook se trouve désormais

accusé d’avoir livré des données d’utilisateurs à Apple, Samsung et Microsoft781

Et nous voilà d’ores et déjà prévenus que « les entreprises doivent penser leur avenir

en fonction des ruptures comportementales des jeunes, pas en termes d’économie 2.0,

3.0 ou 4.0 »782.

b) Les cyberattaques

Elle l’est par des cyberattaques et des opérations de piratage, des plus en plus souvent

assorties de demandes de rançon783. La Suisse n’est pas épargnée784. En septembre

2014, l’entreprise d’armements Ruag785 a été victime d’une cyberattaque786, qui a pu

être qualifiée de piratage le plus grave découvert jusqu’alors787. Des serveurs du

781 Aniuch Seydtaghia, article éponyme in Le Temps du 5 juin 2018, p. 13. Pour ne pas mentionner en outre le tollé provoqué par les tentatives de Facebook de lancer un sytème de reconnaissance faciale consistant à identifier ses utilisateurs sur leur photos : Anouch Seydtaghia, La biométrie, marché sulfureux en hausse, in Le Temps du 21 avril 2018, p. 13.

782 C’est le professeur Christian Dussart, considéré comme l’un des quatre plus grands chercheurs en marketing au monde, qui le dit ; cf. Dejan Nicolic, L’industrie 4.0, une rupture à deux vitesses, in Le Temps du 17 septembre 2016, p. 16.783 Thierry Jacolet, Prise d’otage numérique, Le nombre de rançons sur internet a considérablement augmenté en Suisse, in La Liberté du 30 septembre 2016, p. 3. Anouch Seydtaghia, Piratage massif chez Swisscom et Migros, in Le Temps du 11 mars 2017, p. 13 : il s’agirait de vingt mille (!) clients de téléphonie fixe de Wingo, filiale de Swisscom de de M-Budget…Lise Bailat, Terrorisme et cyberrisques, défis majeurs, in Le Temps du 3 mai 2017. Anouch Seydtghia, La plus grande cyberextorsion de l’histoire laissera des traces, in Le Temps du 15 mai 2017, p,. 12. La même, La cyberextorsion, marché en croissance, in Le Temps du16 mai 2017, p. 134. La même, Vers des cyberattaques encore plus nocives, in Le Temps du 20 mai 2017. La même, Du nucléaire à l’aéronautique, aucun secteur ne résiste aux cyberattaques, in Le Temps du 29 juin 2017, p. 13. LT, Une vaste cyberattaque frappe au niveau mondial, in Le Temps du 28 juin 2017, p. 13. Anouch Seydtaghia. Une faille humiliante pour Apple permet de pirater les Mac, in Le Temps du 30 novembre 2017, p. 13.784 Mathilde Farine/Anouch Seydtaghia, La Suisse fragile face aux cyberattaques, in Le Temps du 3 juin 2017, p. 13. Cf. en outre note précédente.785 Mehdi Atmani, Ruag, un fleuron de l’armement entre les mains de la Confédération, in L’Hebdo no 24, du 16 juin 2016, pp12-13786 Rapport semestriel 2016/1 de la Centrale d’enregistrement pour la sûreté de l’information MELANI, consultable sur le site du Département fédéral des finances. En fait, l’attaque n’a été découverte qu’en janvier 2016 : ibid.787 François Pilet, Scandale RUAG, La Suisse est-elle en cybersécurité ? in L’Hebdo no 24, du 16 juin, pp. 8-12.

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département fédéral de la défense ont fait l’objet d’un piratage en juillet 2017788. Plus

récemment encore, Swisscom s’est fait dérober les données de 800'000 de ses

clients789.

La riposte est certes en train de s’organiser, sur le double front du hacking790 et,

comme nous le verrons plus loin, de la protection des données. Le patron de Microsoft

a récemment lancé un appel à élaborer une « Convention de Genève numérique »791.

Plus récemment, toujours à l’initiative de Microsoft, 34 multinationales, dont

Facebook et ABB ont signé un Cybersecurity Tech Accord, qui pourrait être le

prélude à cette Convention de Genève numérique792.

Notons encore que, depuis le 1er janvier 2012, la Suisse est partie à la Convention sur

la cybercriminalité du Conseil de l’Europe, conclue à Budapest le 23 novembre 2001.

c) Le bashing

Outre l’expansion incontrôlée des fakes news dont il sera question plus loin, il faut

également mentionner le phénomène du bashing sur internet et les réseaux sociaux :

cette opération par laquelle « des internautes en meute crucifient une personne toute

désignée »793 . Dont « on ne connaît pas encore les conséquences psychologiques sur

le long terme » mais dont les effets immédiats sont d’autant plus redoutables que

« voir les effets du bashing des autres est devenu une activité partagée, quasiment

comme un spectacle », que « les cas de bashing sont des catalyseurs

impressionnants », « qu’il s’agit d’un processus grégaire » avertit le sociologue

788 ATS, La Confédération victime d’une cyberattaque, in Le Temps du 16 septembre 2017, p. 7 ; on y lit que les pirates ont utilisé le même logiciel malveillant que dans l’affaire Ruag… 789 Anouch Seydtagia, Vol de données sans précédent chez Swisscom, in Le Temps du 8 février 2018, p. 13.790 Une du Temps du 1er mai 2018, Les cantons boostent leurs cyberdéfenses, Berne reste à la traîne, et Sylvain Besson, Dans l’antre vaudoise de la cybersécurité, p. 3.791 Stéphane Bussard, Depuis la Suisse, une riposte aux hackers, in Le Temps du 19 mai 2017, p. 3. Anouch Seydtaghia, L’EPFL, à la pointe de la cybersécurité, in Le Temps du 20 décembre 2017, p. 9, où il est question de la création, en association avec Centre hospitalier universitaire vaudois, la Croix-Rouge et de diverses entreprises, dont Swisscom et Swis Re, d’un « Centre pour la confiance numérique ».792 Anouch Seydtaghia, Une alliance mondiale contre le cybercrime, in Le Temps du 18 avril 2018, p. 13.793 Camille Destraz, Pourquoi tant de haine sur le Net ? in Le Temps du 7 novembre 2016, p. 7. Florian Delafoi, Amnesty veut dépolluer Twitter, in Le Temps du 10 avril 2018, p.2. On mentionnera encore, dans le même registre, le problème des « trolls » : Marie Maurisse, Qui sont les trolls, in Le Temps du 7 avril 2018, p.26 ; Florian Delafoi, Les réseaux sociaux déclarent la guerre aux trolls, in Le Temps du 4 juin 2018, p. 10.

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Olivier Glassey, du Laboratoire de culture et humanités digitales de l’Université de

Lausanne794.

En Allemagne, une nouvelle loi entrée en vigueur le 1er janvier 2018 oblige,

sous peine de fortes pénalités, à effacer dans les vingt-quatre heures tout message

haineux posté sur la Toile. Cette loi a connu une première application le jour même de

son entrée en vigueur : Twitter et Facebook ont ainsi effacé un tweet anti-migrants

d’une députée du parti d’extrême droite AfD et Twitter a en outre fermé le compte de

celle-ci pendant douze heures795.

Proche de ce phénomène, on citera encore le harcèlement que subissent nombre de

femmes sur un réseau social comme Twitter796.

On notera encore que, pour tenir compte des effets d’amplification rendus possible

précisément par la révolution numérique en matière de medias, le Tribunal fédéral

considère que, s’agissant d’apprécier le caractère illicite, ou non, d’une atteinte à la

personnalité engendrée par une campagne médiatique, la frontière entre sphère

commune et sphère personnelle se déplace en faveur de cette dernière797.

d) L’Internet des objets, le « tout-connecté ».

La multiplication des objets « intelligents » et le développement du « tout connecté »

constituent aussi une sérieuse menace pour la sphère privée. On le verra plus loin,

même un iPhone bloqué n’est plus à l’abri d’un processus de déverrouillage. Habiter

une maison « intelligente » expose le locataire à ce que ses données soient collectées

par le bailleur798.

e) Les systèmes de recherche et de renseignement

Elle est menacée par de grandes agences gouvernementales (big brother), dont le

794 Cité dans l’article mentionné note précédente.795 Nathalie Versieux, Beatrix von Storch, un message entre haine et censure, in Le Temps du 4 jan vier 2018, p.3.796 Florian Delafoi, Amnesty veut dépolluer Twitter, in Le Temps du 10 avril 2018, p.2.797 ATF 143 I 297 consid. 6.4.3 p. 310.798 Cf. l’interview de l’avocate genevoise Isabelle Hering, « Un locataire peut refuser la collecte de ses données », in Le Temps du 21 février 2018, p. 9.

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modèle est sans conteste l’agence américaine NSA, opérant à l’échelle planétaire.

Elle est menacée par les systèmes de recherche de la police et du renseignement. On

apprend ainsi que la CIA espionne nos smartphones et jusqu’à nos appareils de

télévision799. Il n’est certes pas question de contester qu’il appartient à l’Etat d’assurer

la sécurité des personnes placées sous sa juridiction : c’est là une de ses obligations

positives inhérente à la garantie de la vie et de l’intégrité corporelle, à la garantie d’un

« vivre ensemble » où les libertés fondamentales puissent être exercées. Mais

précisément : à trop insister sur ces besoins sécuritaires, on court le risque de détruire

ce type de « vivre ensemble » et, finalement, la possibilité de vivre dans une société

où la dignité humaine est respectée et protégée.

Par un arrêt de Grande Chambre, Zakharov c/Russie, daté du 4 décembre 2015800, la

Cour européenne des droits de l’homme a retenu la violation de l’article 8 de la

Convention à raison de son système de surveillance secrète susceptible d’être appliqué

à n’importe qui sans possibilité de recours effectif801. Elle a déclaré que « le risque

d’arbitraire apparaît avec netteté là où un pouvoir de l’exécutif s’exerce en secret » et

que « un système de surveillance secrète destiné à protéger la sécurité nationale risque

de saper, voire de détruire la démocratie au motif de la défendre »802

Comme tout droit fondamental la garantie de la sphère privée est susceptible de

restrictions, à certaines conditions, et dans certaines limites803. Il nous paraît que ce

domaine se prête particulièrement bien à un test des principes et des critères qui

trouvent ici application.

Nous le montrerons par trois exemples, tirés de la récente actualité. Il s’agit d’une part

799 Anouch Seydtaghia, Comment la CIA parvient à lire les messages de Whatsapp, in LeTemps du 5 mars 2017, p. 15. Toujours aux Etats-Unis, une nouvelle loi adoptée en mars 2018, le « Cloud Act » permet désormais aux forces de police de récolter, sans avoir besoin d’obtenir un mandat, des données de citoyens américainspeu importe leur lieu de conservation : Adrien Tharin, Le Cloud Act et ses conséquences, in Le Temps du 24 avril 20’18, p.9. 800 Requête no 47143/06. Cet arrêt présente l’intérêt supplémentaire d’ouvrir, à certaines conditions restrictives, la possibilité, non d’une action populaire, mais d’un examen abstrait de conventionnalité en matière de mesures secrètes de surveillance : no 164 ss.801 Arrêt précité no 175.802 No 232.803 Art. 36 Cst.

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de la nouvelle loi fédérale sur le renseignement804, de l’arrêt précité de la Cour

européenne et enfin d’un tout récent arrêt du Tribunal fédéral qui avait à statuer sur la

constitutionnalité d’une modification de la loi genevoise sur la police805.

On se rappelle que, selon l’article 36 de la Constitution, toute restriction d’un droit

fondamental est soumise à une triple condition. Sauf cas de danger sérieux, direct et

imminent, toute restriction d’un droit fondamental doit être fondée sur une base légale

et, en cas de restriction grave, sur une loi. Toute restriction d’un droit fondamental

doit être justifiée par un intérêt public ou par la protection d’un droit fondamental

d’autrui806. Enfin, toute restriction d’un droit fondamental doit être proportionnée au

but visé807.

Mais si tout droit fondamental est ainsi susceptible d’être restreint, cette possibilité

n’est, à son tour pas illimitée : ainsi que l’énonce le quatrième alinéa de notre

disposition, l’essence des droits fondamentaux est inviolable808.

Quant à l’article 8, second alinéa, de la Convention de sauvegarde des Droits de

l’Homme, il dispose, on l’a vu également, que toute ingérence d’une autorité publique

dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale doit être prévue par la

loi et constituer une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la

sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense

de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la

morale publiques ou à la protection des droits et libertés.

Nous proposons de reprendre chacun de ces critères à la lumière du cas concret de la

loi précitée.

Il s’agit donc tout d’abord de l’exigence d’une base légale.

804 Loi fédérale sur le renseignement (LRens) du 23 septembre 2015, RS 121. Cette loi a fait l’objet d’un referendum, a été acceptée en votation populaire en 2016 et est entrée en vigueur le 1er septembre 2017. 805 ATF 140 I 385.806 Al. 1.807 Al. 2.808 Al.3.

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Il faut aussitôt préciser qu’une base légale ne sera jugée convenir que si elle présente,

comme l’énonce la jurisprudence du Tribunal fédéral, un degré suffisant de « densité

normative » ou, selon les termes de la Cour européenne, un degré suffisant de

prévisibilité.

Dans son arrêt Zakharov, la Cour s’est livrée à une analyse très approfondie de cette

première exigence s’agissant des dispositions du droit russe relatives aux possibilités

d’écoutes par les pouvoirs publics en matière de téléphonie mobile809.

La Cour commence par rappeler une évidence : les mesures de surveillance telles que

des écoutes téléphoniques ne sauraient atteindre leur but que si elles sont exécutées à

l’insu de la personne qui en fait l’objet. En pareille matière, l’exigence de prévisibilité

du droit ne saurait donc s’appliquer que sous une forme modifiée pour tenir compte de

ce caractère secret. D’où, à cet égard, une double exigence.

D’abord, il faut que les textes topiques soient publiquement accessibles, qu’ils aient

fait, en principe, l’objet d’une publication officielle810.

Il faut aussi que ces textes soient suffisamment explicites afin que chacun puisse

réaliser dans quels types de situation il court le risque d’être soumis à une mesure de

surveillance secrète811.

Plus précisément, les dispositions applicables doivent déterminer de manière « claire

et détaillée » le champ d’application des mesures « en fournissant aux citoyens des

indications appropriées sur les circonstances dans lesquelles les pouvoirs publics

peuvent recourir à de telles mesures – en particulier en énonçant clairement la nature

des infractions susceptibles de donner lieu (à une mesure), ou la nature des faits ou

activités constituant un danger justifiant le recours à une surveillance, en définissant

les catégories de personnes susceptibles (d’en faire l’objet) »812 ; la durée des

mesures : des indications claires sur le délai d’expiration de l’autorisation de la

surveillance, les conditions dans lesquelles elle peut être renouvelée et les

809 No 227 ss.810 No 238 ss.811 No 238.812 No 231.

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circonstances dans lesquelles elle doit être annulée813 ; les procédures d’autorisation :

l’autorité compétente pour autoriser la surveillance, la portée de l’examen qu’elle

effectue, lequel doit lui permettre de vérifier l’existence d’un soupçon raisonnable à

l’égard de la personne concernée, et le contenu de l’autorisation, notamment la

désignation claire de la personne à placer sous surveillance ou l’unique ensemble des

lieux visé par l’autorisation814 ; les garanties en cas de recours à une procédure

d’urgence sans autorisation préalable815 ; le contrôle de la mise en œuvre de la

mesure816 ; la notification à la personne intéressée de la mesure de surveillance dont

elle a fait l‘objet et les recours dont elle dispose817.

L’énumération que l’on vient de lire ne concerne pas seulement les divers éléments

qui doivent être spécifiés pour que soit jugée suffisante la « densité normative » ou

« la prévisibilité raisonnable » du droit en cette matière. Elle détaille en même temps

les divers dispositifs qui doivent être mis en place et les conditions d’efficacité qu’ils

doivent remplir pour que soient jugées suffisantes les garanties contre un usage abusif

et arbitraire des mesures de surveillance par les services compétents pour les

ordonner et les mettre en œuvre818. Soit, en d’autres mots, pour que soient jugées

satisfaites les exigences de justification, de proportionnalité et encore de nécessité de

la mesure dans une société démocratique.

C’est donc sous ce double aspect qu’il convient maintenant de tester ces différents

critères sur le cas concret de la loi en question.

La mise en place d’un système comportant une batterie de mesures, dont certaines très

intrusives, destinées à permettre des activités de surveillance secrète des particuliers

constitue sans conteste une grave restriction à la protection de la sphère privée. La

base légale nécessaire à cet effet devait donc revêtir la forme d’une loi au sens formel.

C’est chose faite, formellement du moins. Reste en effet à savoir si certains points

sensibles ne sont pas renvoyés à tort au niveau de l’ordonnance. La question pourrait

se poser selon nous pour les quelques points ci-après. C’est ainsi qu’est renvoyé au

813 No 250.814 No 264.815 No 266.816 No 233.817 No 234.818 No 230.

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Conseil fédéral le soin de fixer les critères d’inscription sur la liste d’observation qui

énumère les organisations et les groupements présumés menacer la sûreté intérieure

ou extérieure et la fréquence de la vérification de cette liste819 ; de régler la

collaboration et l’échange d’informations entre le Service de renseignement de la

Confédération (SRC) et le service de renseignement de l’armée820 ; de désigner les

organisations tenues de fournir des renseignements au SRC821 ; en matière

d’exploration du réseau câblé, de fixer les domaines d’exploration autorisés,

l’organisation du service chargé de l’exploration du réseau câblé et les modalités de la

procédure applicable et enfin la durée maximale de conservation des données relatives

au contenu et des données relatives au trafic enregistrées par le service chargé de

l’exploration du réseau câblé822 ; s’agissant des systèmes d’information nécessaires au

SRC823 pour accomplir ses tâches824, de fixer notamment les droits d’accès, la durée de

conservation des données et l’effacement des données825 ; concernant enfin les

données provenant de recherches soumises à autorisation, de fixer notamment le droit

de traiter des données et les droits d’accès aux données, la durée de conservation des

données et la procédure de destruction des données826.

L’existence d’une loi au sens formel satisfait en outre l’exigence d’accessibilité. En ce

qui concerne les ordonnances édictées en application de cette loi, l’exigence

d’accessibilité sera satisfaite si ces textes font eux aussi l’objet d’une publication

officielle, dans la mesure au moins où ils ne se bornent pas à traiter des questions

purement internes ou purement techniques, sans influence sur la protection de la

sphère privée. Sur deux points, cependant, cette exigence n’est pas satisfaite. Il est

ainsi prévu que le Conseil fédéral détermine dans une liste non publique quels

événements et constatations doivent être communiqués spontanément au SRC par

diverses autorités, définit l’étendue de l’obligation et règle la procédure de

communication827 ; et que les documents liés au pilotage politique du SRC par le

819 LRens art. 72 al. 4.820 LRens art. 11 al. 3 lit.a.821 LRens art. 19 al.5. Il s’agit notamment des organisations de droit public ou privé externes à l’administration fédérale qui émettent des actes législatif ou des décisions de première instance.822 LRens art. 39 al. 4.823 LRens art. 47 ss.824 Soit celles qu’énumère l’art. 6 LRens.825 LRens art. 47 al. 2.826 LRens art. 58 al. 5.827 LRens art. 20 al. 4

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Conseil fédéral ne sont pas accessibles au public828.

Il faut se demander ensuite si cette loi présente une « densité normative » suffisante

ou si ses dispositions sont suffisamment claires et détaillées pour satisfaire à

l’exigence de « prévisibilité raisonnable » sous la forme spécifique qu’elle revêt dans

ce contexte particulier propre aux mesures secrètes. Et si elle respecte les exigences

de nécessité, de nécessité dans une société démocratique et de proportionnalité.

La loi, qui a pour objet de régler l’activité du Service de renseignement de la

Confédération (SRC)829 a notamment pour but de contribuer à protéger les fondements

de la démocratie et de l’Etat de droit, de préserver les libertés individuelles de sa

population et d’augmenter la sécurité de la population suisse et des Suisses de

l’étranger830 ; en cas de menace grave ou imminente et sur mandat du Conseil fédéral,

le SRC peut en outre se voir confier des missions allant au-delà, destinées à protéger

l’ordre constitutionnel, soutenir la politique extérieure et protéger la place industrielle,

économique et financière831.

Le SRC recherche et traite des informations aux fins : de déceler à temps et prévenir

les menaces que représentent pour la sécurité intérieure ou extérieure le terrorisme,

l’espionnage, la dissémination d’armes de destructions massives et de divers matériels

y afférents, les attaques visant des infrastructures critiques, et l’extrémisme violent ;

de détecter, observer, et évaluer des événements importants en matière de politique de

sécurité se produisant à l’étranger ; d’assurer la capacité d’action de la Suisse ; de

sauvegarder d’autres intérêts nationaux importants sur mandat du Conseil fédéral832.

Il a le droit de collecter des données personnelles à l’insu des personnes concernées833.

Mais il ne recherche ni ne traite aucune information relative aux activités politiques

ou à l’exercice de la liberté d’opinion, d’association ou de réunion en Suisse834, sauf si

ces informations sont relatives à une organisation ou à une personne dont des indices

828 LRens art. 70 al. 2.829 LRens art. 1.830 LRens art. 2.831 LRens art. 3.832 LRens art. 6.833 LRens art. 5 al. 4.834 LRens art. 5 al. 5.

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concrets laissent présumer qu’elle utilise ses droits pour préparer ou exécuter des

activités terroristes, des activités d’espionnage ou des activités relevant de

l’extrémisme violent835 ; ou relatives à une organisation ou un groupement inscrit sur

la liste d’observation836 qui énumère les organisations et les groupements qui sont

présumés menacer la sûreté intérieure ou extérieure sur la base d’indices fondés837.

Le SRC peut, sans autorisation, rechercher des informations à partir de sources

accessibles au public838 : soit notamment les medias accessibles au public, les registres

officiels accessibles au public, les fichiers que des particuliers rendent accessibles au

public, les déclarations faites en public839 ; il peut observer des événements et des

installations dans des lieux publics et librement accessibles et y effectuer des

enregistrements visuels et sonores, le cas échéant au moyen d’aéronefs et de

satellites840.

Sans autorisation, il lui est en revanche interdit d’observer et d’effectuer des

enregistrements visuels et sonores d’événements et d’installations relevant de la

sphère privée protégée ; s’ils s’avèrent techniquement inévitables, de tels

enregistrements doivent être immédiatement détruits841.

Moyennant autorisation par le Tribunal administratif fédéral (TAF) et aval du

DDPS842, le SRC peut surveiller la correspondance par poste et la correspondance par

télécommunication ; utiliser des appareils de localisation pour déterminer la position

et les déplacements de personnes ou d’objets ; utiliser des appareils de surveillance

pour écouter ou enregistrer des propos non publics ou pour observer ou enregistrer des

événements se produisant dans des lieux non publics ou des lieux qui ne sont pas

librement accessibles ; infiltrer des systèmes et des réseaux informatiques aux fins de

rechercher les informations qu’ils contiennent ou qui ont été transmises à partir de ces

systèmes ainsi que de perturber, empêcher ou ralentir l’accès des informations pour

autant que ces systèmes et réseaux soient utilisés dans des attaques visant des

835 LRens art. 5 al. 6836 LRens art. 72.837 LRens art. 5 al. 6.838 LRens art. 13 et 14.839 Lrens art. 13.840 LRens art. 14 al. 1.841 LRens art. 14 al. 2.842 LRens art. 27 al. 2.

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infrastructures critiques ; procéder à la fouille de locaux, de véhicules ou de

conteneurs pour se procurer les objets et les informations qui s’y trouvent ou les

informations qui ont été transmises depuis ces endroits843. Ces mesures sont exécutées

secrètement et à l’insu des personnes concernées844.

Aux fins de collecter secrètement des informations sur des événements se produisant à

l’étranger845, le SRC peut procéder à l’infiltration des systèmes et réseaux

informatiques qui se trouvent à l’étranger846, enregistrer des ondes électromagnétiques

émanant de systèmes de télécommunication qui se trouvent à l’étranger (exploration

radio)847, faire enregistrer les signaux transmis par réseau filaire qui traversent la

frontière suisse (exploration du réseau câblé)848. Sauf l’infiltration des systèmes et

réseaux informatiques se trouvant à l’étranger aux fins d’y rechercher les

informations qu’ils contiennent ou qui ont été transmises à partir de ceux-ci849, ces

mesures sont également soumises à autorisation, selon la même procédure850.

Toute mesure de recherche ne peut être entreprise que si elle est la plus adéquate, si

elle est nécessaire pour atteindre l’objectif de renseignement et si elle est la moins

intrusive en matière de droits fondamentaux851.

Les mesures soumises à autorisation sont en outre subordonnées à des conditions

supplémentaires : il doit exister une menace concrète résultant d’activités terroristes,

d’espionnage, de prolifération d’armes de destruction massive ou de commerce illégal

843 LRens art. 26 al.1.844 LRens art. 26 al.2. Aux Etats-Unis, cette problématique est illustrée par le conflit qui a opposé Apple au FBI : Le Temps du 2 avril 2016, p. 5 : Débat : Pour le coup de force du FBI contre Apple ? opposant l’avocat-stagiaire François Charlet, Un dangereux précédent, au Commandant de la police cantonale vaudoise, Jacques Antenen, La clé de la porte fermée par Apple. Le FBI entendait non seulement obtenir des informations dans un cas particulier faisant l’objet d’une procédure pénale, ce qui ne prêtait guère à contestation ; mais il exigeait aussi que, de manière générale, Apple déploie un programme qui contournerait la sécurité de tous les iPhone. Si nous voyons bien, le système d’autorisation dans chaque cas particulier instauré par cette loi exclut une telle prétention, et c’est heureux !845 LRens art. 36ss.846 LRens art. 37847 LRens art. 38.848 LRens art. 39-43.849 LRens art. 36 al. 2 et 37 al.2. Reste en revanche soumise à autorisation l’infiltration de systèmes et réseaux informatiques se trouvant à l’étranger lorsqu’ils sont utilisés pour attaquer des infrastructures critiques en Suisse, l’infiltration pouvant alors servir à perturber, empêcher ou ralentir l’accès à des informations ; la mise en œuvre relève dans ce cas du Conseil fédéral (art. 37 al. 1). 850 LRens art. 36 al.2, qui renvoie aux dispositions des art. 26 ss. Cf. en outre art. 40 et 41 en ce qui concerne l’exploration du réseau câblé.851 LRens art. 5 al.3.

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de substances radioactives, de matériel de guerre ou d’autres biens d’armement ou une

menace visant l’ordre constitutionnel, la politique extérieure ou la place industrielle,

économique et financière ; encore faut-il que la gravité de la menace le justifie ; que la

recherche d’informations soit restée vaine ou soit excessivement difficile sans recours

à une telle mesure852.

Les buts visés et les fins auxquelles le SRC peut rechercher et traiter des informations

sont à notre avis décrits de manière suffisamment claire et détaillée. La légitimité des

buts et des fins ainsi décrits ne peut être sérieusement contestée.

De sérieux doutes sont en revanche permis quant à la définition des personnes et/ou

organisations susceptibles de faire l’objet d’une mesure de surveillance.

Dans les lieux publics librement accessibles, le SRC peut observer des événements et

des installations ne relevant pas de la sphère privée protégée et y effectuer des

enregistrements visuels et sonores sans limitation et sans autorisation.

Si le SRC ne peut en principe rechercher ni traiter aucune information relative aux

activités politiques ou à l’exercice de la liberté d’opinion, d’association ou de réunion

en Suisse, des indices concrets laissant présumer qu’une organisation ou une personne

utilise ses droits pour préparer ou exécuter des activités terroristes, des activités

d’espionnage ou des activités relevant de l’extrémisme violent suffisent à justifier une

exception à ce principe. Des indices fondés justifient de même l’inscription sur la liste

d’observation précitée d’une organisation ou d’un groupement si ces indices laissent

présumer qu’ils menacent la sûreté intérieure ou extérieure ; et le fait d’être inscrit sur

cette liste justifie aussi une exception audit principe. Des indices, fussent-ils concrets

ou fondés justifient-ils de telles dérogations à des principes fondamentaux ?

Il est mis fin à une mesure de recherche soumise à autorisation lorsque son délai de

mise en œuvre est expiré, lorsque les conditions de sa poursuite ne sont plus remplies

ou lorsque le TAF refuse son autorisation ou le chef du DDPS son aval à sa

poursuite853.

852 LRens art. 27.853 LRens art. 32.

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Le SRC efface toutes les données relatives à des personnes dès que les activités

énumérées à l’article 6 de la loi peuvent être exclues, mais au plus tard un an après la

saisie des informations, si aucune preuve ne vient confirmer ces activités dans

l’intervalle854.

On peut considérer, à notre avis, que la loi règle suffisamment et de manière

satisfaisante les problèmes de la durée des mesures et de la conservation des

données855.

A la fin d’une opération de surveillance impliquant des mesures de recherches

soumises à autorisation et dans le délai d’un mois, le SRC informe la personne

surveillée des motifs, du type et de la durée de la surveillance à laquelle elle a été

soumise. A certaines conditions, et moyennant autorisation du TAF et aval du DDPS,

il peut reporter cette information ou déroger à l’obligation de la fournir856.

La possibilité d’un report de l’information des personnes surveillées ou d’une

dérogation à l’obligation de les informer paraît excessive dans un cas au moins :

lorsqu’elle interviendrait « à cause des relations que le Suisse entretient avec

l’étranger »857 ; à tout le moins, ce motif de report ou de dérogation apparaît-il formulé

de manière beaucoup trop vague si l’on veut bien prendre en considération l’intérêt

considérable que présente cette information pour les personnes ayant fait l’objet d’une

mesure de surveillance ; il faudrait au moins préciser qu’il s’agit d’échanges avec des

services de renseignements étrangers en liaison avec une menace grave concernant

l’Etat en question, notamment en liaison des soupçons d’attentats terroristes en

préparation ; nous disons donc que, dans cette mesure, le principe de proportionnalité

n’est pas respecté.

En ce qui concerne la procédure d’autorisation858, on relève tout d’abord que la

854 LRens art. 5 al. 76855 On peut ajouter que le SRC propose les dossiers et les données dont il n’a plus besoin ou destinés à être détruits aux Archives fédérales aux fins d’archivage ; le délai de conservation est alors de 50 ans, susceptible dans certains cas d’être prolongé : LRens art. 68. 856 LRens art. 33 857 LRens art. 33, al. 2, lit. b in fine.858 LRens art. 29.

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décision relève d’une autorité judiciaire, donc indépendante. Celle-ci doit statuer dans

les cinq jours.

Il existe certes une procédure d’urgence859 : en pareil cas, le directeur du SRC peut

ordonner la mise en oeuvre immédiate de la mesure ; il en informe sans délai le TAF

et le chef du DDPS, ce dernier pouvant mettre un terme immédiat à la recherche ; il

doit soumettre dans les 24 heures la demande à l’autorité compétente en justifiant

l’urgence ; l’autorité communique sa décision dans les trois jours ouvrables. On

accordera que la procédure d’urgence ainsi agencée représente un compromis

raisonnable entre l’exigence d’indépendance de l’autorité chargée de délivrer

l’autorisation et les besoins inhérents à une situation d’urgence.

On regrettera en revanche que la compétence de délivrer l’autorisation relève d’un

juge unique statuant définitivement ; on conçoit certes que la mise en œuvre d’entrée

de cause d’une autorité collégiale serait difficilement compatible avec les exigences

de rapidité inhérentes à ce genre de situation ; mais on aurait pu imaginer que la

décision du juge unique ait un caractère provisionnel et doive, dans un second temps,

être confirmée par une cour. L’extrême gravité de l’atteinte portée, peut-être à tort,

par une mesure soumise à autorisation justifierait à nos yeux largement une telle

solution. D’autant que, statuant dans les cinq, voire les trois jours, le juge unique ne

pourra guère se livrer à un examen approfondi ; il est bien plus probable qu’il statuera

prima facie, comme c’est toujours le cas et par nécessité, en matière de mesures

provisionnelles.

La demande d’autorisation doit contenir une série d’indications : l’indication du but

spécifique de la mesure, la justification de sa nécessité et enfin les raisons pour

lesquelles les investigations sont restées vaines, n’auraient aucune chance d’aboutir ou

seraient excessivement difficiles ; la désignation exacte de la mesure envisagée et la

base légale sur laquelle elle s’appuie, la désignation des éventuels services qui seront

chargés de la mise en œuvre de la mesure ; l’indication du début et de la fin de la

mesure et le délai dans lequel elle doit être mise en œuvre. La demande doit être

accompagnée des pièces essentielles au traitement de la demande. En outre, le juge

unique peut demander l’audition d’un ou de plusieurs représentants du SRC avant de

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prendre sa décision. Bien que cela ne soit pas expressément prévu, il y a lieu

d’admettre qu’il puisse aussi exiger un complément de la demande s’il estime que

celle-ci ne contient pas ou pas suffisamment les indications exigibles, ou qu’il ne

dispose pas des informations nécessaires pour lui permettre de décider en

connaissance de cause.

L’accès aux données recueillies par le SRC tant que dure l’opération de surveillance

est réglementé différemment selon le type de données dont il s’agit. Plus précisément,

ces données sont, selon le domaine qu’elles concernent, en registrées dans des fichiers

différents860.

L’accès à certains de ces fichiers est régi par la loi sur la protection des données861. Il

s’agit de quatre types de données. Tout d’abord, celles qui servent à diffuser des

informations en vue de diriger et de mettre en œuvre des mesures de sûreté,

notamment lors d’événements susceptibles de donner lieu à des actes de violence,

relatives à des événements et des mesures prises en vue de maintenir la sûreté

intérieure ou extérieure. Deuxièmement, celles qui servent à identifier certaines

catégories de personnes étrangères, provenant de contrôles douaniers et de contrôle

aux frontières et servant à l’identification des personnes et de leurs déplacements.

Troisièmement les données provenant de sources accessibles au public. Et enfin

quatrièmement les données provenant de mesures de recherche soumises à

autorisation ou de données comparables provenant de l’étranger862. C’est donc la LPD

qui règle aussi les restrictions d’accès.

C’est ainsi que toute personne peut demander au « maître du fichier »863 si des

données la concernant sont traitées. Celui-ci doit alors lui communiquer toutes les

données la concernant y compris les informations disponibles sur l’origine des

données ainsi que le but et éventuellement la base juridique du traitement, les

catégories de données personnelles traitées, les catégories de participants au fichier et

les catégories de destinataires des données864.

860 LRens, art. 47 sv.861 Loi fédérale sur la protection des données du 19 juin 1992 (RS 235.1 ; LPD). A noter que cette loi est actuellement en révision.862 LRens art. 63 al. 1.863 Soit l’entité qui crée et gère un fichier déterminé.864 LPD art. 8 al. 1 et 2.

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Le maître du fichier peut refuser ou restreindre l’accès, voire en différer l’octroi dans

la mesure où une loi au sens formel le prévoit et les intérêts prépondérants de tiers

l’exigent : un organe fédéral peut en outre refuser ou restreindre la communication des

renseignements demandés, voire en différer l’accès dans la mesure où un intérêt

public prépondérant, en particulier la sûreté intérieure ou extérieure de la

Confédération l’exige ou lorsque la communication des renseignements risque de

compromettre une instruction pénale865.

Dès que le motif justifiant le refus ou l’ajournement disparaît, l’organe fédéral est

tenu de communiquer les renseignements demandés, pour autant que cela ne s’avère

pas impossible ou ne nécessite pas un travail disproportionné866.

Chacun peut exiger que les données le concernant traitées de manière illicite soient

rectifiées ou détruites867.

Il en va autrement lorsque la demande de renseignement concerne des catégories de

données ou certaines mesures de surveillance soumises à autorisation particulièrement

intrusives consignées dans d’autres fichiers.

Ce régime s’applique lorsqu’une personne demande si le SRC traite des données la

concernant relatives au terrorisme, à l’espionnage, à la dissémination ou au trafic

illicite d’armes, aux attaques visant des infrastructures critiques, à l’extrémisme

violent ; ou des données figurant dans le système d’indexation du SRC ; ou encore des

données figurant dans le système servant à contrôler et diriger l’exploration radio et

l’exploration du réseau câblé ; ou enfin des données figurant dans le système de

stockage des données résiduelles ou encore dans le système de gestion des affaires du

SRC868.

Le SRC diffère alors sa réponse lorsque le maintien du secret est exigé pour

l’accomplissement d’une de ses tâches ou pour une poursuite pénale ou une autre

865 LPD art. 9 al.1 et 2.866 LPD art. 9 al. 3.867 LPD art.25 al. 3868 LRens art. 63 al.2

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procédure d’instruction et que ces données sont liées à des intérêts prépondérants

dûment motivés ; pour la protection des intérêts prépondérants d’un tiers ; ou encore

parce que le SRC ne traite aucune donnée concernant le requérant869. Il informe le

requérant du report de sa réponse870.

C’est alors qu’intervient ce qui fait la spécificité de ce second régime par rapport au

système instauré par la LPD, à savoir une protection accrue du requérant dont la

réponse à sa demande a été ainsi différée.

En pareil cas, le requérant peut en effet demander au Préposé fédéral à la protection

des données de vérifier si les éventuelles données le concernant sont traitées

conformément au droit et si des intérêts prépondérants exigeant le maintien du secret

justifient le report871, puis demander au TAF de vérifier la réponse du Préposé872. Si le

préposé découvre une erreur relative au traitement des données ou au report de la

réponse, il en informe le requérant et adresse au SRC la recommandation d’y

remédier873 ; si le TAF constate une telle erreur, il adresse au SRC une décision lui

ordonnant d’y remédier874. Les communications du SRC, du préposé ou du TAF, au

requérant ne sont pas sujettes à recours875.

Lorsque le maintien du secret n’est plus nécessaire, mais au plus tard à l’expiration du

délai de conservation des données876, le SRC donne les informations demandées

conformément à la loi sur la protection des données ; il informe, au plus tard trois ans

à compter de la réception de leur demande, les personnes au sujet desquelles il n’a

traité aucune donnée877.

On conviendra là encore qu’un équilibre raisonnable semble avoir été trouvé entre les

exigences d’efficacité dans l’accomplissement de ses tâches par le SRC et celles

qu’implique la protection de la personne contre des abus en matière de collecte et de 869 LRens art. 63 al. 2870 LRens art. 63 al. 3871 LRens art. 63 al. 3872 LRens art. 64 al. 2873 LRens art. 64 al.2.874 LRens art. 65 al.2875 LRens art. 66.876 LRens art. 63 al. 4. La durée de conservation des données obtenues grâce à des recherches soumises à autorisation est fixée par le Conseil fédéral : art. 58 al. 6 lit. b. 877 LRens art. 63 al. 5.

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traitement secrets de données la concernant. On serait presque tenté de dire que la

meilleure démonstration en est que les agents secrets se plaignent désormais d’être

ligotés par la bureaucratie…878.

C’est donc finalement un bilan nuancé que montre l’analyse approfondie de cette loi

à laquelle nous venons de nous livrer. Mais on peut croyons-nous considérer que, pour

une grande part, les exigences posées par la Cour européenne des Droits de l’Homme

se trouvent raisonnablement satisfaites. Ce fut apparemment aussi l’avis du

souverain : attaquée par la voie du referendum, cette loi a finalement été acceptée en

votation populaire à une forte majorité.

Dans l’arrêt qu’il a rendu en date du 1er octobre 2014879, le Tribunal fédéral avait à

connaître d’un recours formé notamment par le Parti socialiste genevois et qui

invoquait une violation de la sphère privée tant au regard de l’article 13 Cst. qu’au

regard de l’article 8 CEDH, à propos de trois mesures d’observation secrète préalable

à l’ouverture d’une procédure pénale : l’observation secrète préventive dans des lieux

librement accessibles et pouvant comporter des enregistrements audio ou vidéo, les

recherches préventives secrètes et l’enquête sous couverture. Plus précisément les

recourants contestaient la légalité et la proportionnalité de ces trois mesures.

Le Tribunal fédéral a rejeté le premier de ces deux griefs. Il a jugé que les dispositions

incriminées précisaient suffisamment la nature de chacune de ces mesures, les

objectifs qu’elles visent et les conditions auxquelles il peut y être recouru. Il n’a pas

jugé critiquable sous l’angle de la « densité normative » l’absence de règles

concernant la durée des mesures ou l’absence d’une liste d’infractions pour la

prévention desquelles il pouvait y être recouru.

S’agissant du second grief, il a considéré que les trois mesures étaient aptes à

permettre d’atteindre les objectifs visés et que les conditions auxquelles il pouvait y

être recouru garantissaient suffisamment leur caractère subsidiaire par rapport à

d’autres mesures moins attentatoires à la sphère privée. Il a en revanche considéré

qu’il n’existait pas un rapport raisonnable entre le but visé et les intérêts privés 878 Sylvain Besson, La grogne monte au sein des services secrets, in Le Temps du 13 avril 2018, p. 7. Cf. également l’éditorial du même, Le juridisme, maladie bernoise, ibid. p. 1.879 ATF 140 I 381.

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compromis, autrement dit un équilibre raisonnable entre le droit à la sphère privée et

la nécessité de prévoir de telles mesures pour protéger la société. Plus précisément, il

a, sous cet angle, censuré l’absence de toute information a posteriori de la personne

ayant fait l’objet d’une telle mesure et, s’agissant de l’enquête sous couverture, en

outre l’absence d’autorisation préalable par une autorité judiciaire. Il a, pour ce motif,

admis le recours et annulé les dispositions incriminées. Il n’a en revanche pas jugé

critiquable qu’il puisse être recouru à l’observation préventive sans autorisation

pendant une période de trente jours, passé laquelle seule était requise l’autorisation du

chef du département.

Finalement, il faut bien considérer que les exigences posées en la matière par le

Tribunal fédéral restent en deçà de celles que formule la Cour européenne des Droits

de l’Homme. Il est vrai que notre Cour suprême tire largement argument des

dispositions prévues dans ce domaine par le Code fédéral de procédure pénale en

matière d’enquêtes pénales. Mais cela ne fait que repousser le problème : la question

est alors de savoir si ces dispositions sont elles-mêmes conforme aux exigences

européennes…

Il faut encore se demander si, plutôt que de la proportionnalité au sens étroit,

l’exigence d’une information a posteriori des personnes ayant fait l’objet d’une ou de

plusieurs des mesures incriminées ne relève pas de l’essence même du droit à la

protection de la sphère privée. Comme le relèvent eux-mêmes les juges de Mon-

Repos, l’absence d’information a posteriori a pour conséquence que la personne

risque fort de ne jamais se douter qu’elle a fait l’objet d’une mesure de surveillance,

d’ignorer en conséquence que des données peut-être extrêmement sensibles la

concernant ont été recueillies et finalement de ne jamais user de la possibilité ouverte

par le droit commun de la protection des données de demander au « maître du

fichier » si tel a été ou est le cas. D’être ainsi privée de toute possibilité de faire

rectifier des données inexactes ou détruire des données recueillies illégalement. Ce

qui revient finalement à dire que cette personne se trouve pratiquement spoliée dans

cette mesure de toute protection de sa sphère privée. Il nous semble donc pertinent de

soutenir que, dans cette mesure, c’est l’essence même de cette garantie qui se trouve

violée. Il est donc regrettable que le Tribunal fédéral n’ait pas (aussi ?) examiné le cas

sous cet angle ; mais il est vrai que le résultat n’aurait en rien été changé.

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On signalera encore que, par une loi du 16 mars 2018880, portant modification de la

Loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales881, les Chambres

fédérales ont instauré une possibilité pour les assureurs sociaux de recourir à des

détectives pour démasquer des assurés au sujet desquels existeraient des indices

concrets laissant présumer qu’ils perçoivent ou tentent de percevoir indûment des

prestations882. Un groupe de citoyens hors-partis envisage de lancer un referendum

contre cette loi883. Le délai référendaire échoit le 5 juillet 2018.

On signalera également que la police cantonale vaudoise et la police fédérale

recourent désormais aux services d’une société étrangère (!) qui s’est spécialisée dans

le déverrouillage des iPhones884. Ce qui, à nos yeux, ne va pas sans susciter quelques

inquiétudes…

3. Les évolutions en matière de protection des données

Le droit de la protection des données fait, depuis quelques années, l’objet d’une

intense activité, tant au plan international qu’à l’interne. Le Message du Conseil

fédéral concernant la révision complète de la loi fédérale sur la protection des données

et sur la modification d’autres lois fédérales, du 15 septembre 2017885 en donne un

aperçu fort complet. Nous lui empruntons les quelques éléments ci-après.

Le 27 avril 2016, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne ont

adopté un Règlement (UE) 2016/679 et une Directive (UE) 2016/680. Cette dernière

constitue un développement de l’acquis de Schengen et la Suisse doit donc l’intégrer

dans son droit interne. Le Règlement (UE) 2016/679, intitulé Règlement général sur la

protection des données (RGPD) entrera en vigueur le 25 mai 2018 886.880 FF 2018 p. 1469.881 Du 6 octobre 2000, LPGA, RS 830.1.882 Art. 43a nouveau LGPA.883 Céline Zünd, Une campagne citoyenne contre la surveillance des assurés, in Le Temps du 4 avril 2018, p. 7. 884 Anouk Seydtaghia, iPhone bloqués : la police suisse imite le FBI, in Le Temps du 3 mars 2018, p. 13.885 FF 2017 pp. 6565 sv.886 Catherine Frammery, Protection des données, le sprint des entreprises, in Le Temps du 28 février 2018, p.- 9. Anouch Seydtaghia, Comment la loi va changer, in Le Temps du 23 mai 2017, p.3. Adrien Alberini, Le paradoxe des cyberattaques : la responsabilité des victimes, in Le Temps du 22 mai 2017, p. 11. Amnouch Seydtaghia, Ce que le RGPD va changer pour les Suisses, in Le Temps du 23 mai

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Le 28 janvier 1981 déjà, le Conseil de l’Europe avait adopté le premier traité

international en matière de protection des données, la Convention STE-108, à laquelle

la Suisse est partie887. En 2011, le Conseil de l’Europe a lancé une procédure de

modernisation de cette convention ; un projet a été établi et doit encore être adopté par

le conseil des Ministres. Le projet actuellement pendant de révision complète de la

législation suisse sur la protection des données se fonde sur ce projet de nouvelle

convention.

Au niveau de l’ONU, l’Assemblée générale a invité les Etats membres à réviser leur

législation sur la protection des données. Elle a fait établir par le Haut Commissariat

aux Droits de l’Homme un rapport sur «La protection et la promotion du droit à la vie

privée dans le contexte de la surveillance et de l’interception des communications

numériques et de la collecte des données personnelles sur le territoire national et à

l’extérieur, y compris à grande échelle », rapport présenté en juillet 2014. Le Conseil

des droits de l’homme a créé un poste de rapporteur spécial sur le droit à la vie privée,

qui a déjà rendu deux rapports sur le sujet.

En Suisse, le Conseil fédéral a saisi les Chambres fédérales d’un projet de révision de

la législation fédérale sur la protection des données888. Le projet vise à remplir deux

objectifs principaux : renforcer les dispositions légales topiques pour faire face aux

développements fulgurants des nouvelles technologies et adapter le droit nationaux

développements précités du droit international en la matière, ceci notamment pour

permettre à la Suisse de conserver le statut de législation présentant un niveau de

protection suffisante, qui lui a été reconnu par l’Union européenne, afin de pouvoir

recevoir des données en provenance d’Etats étrangers, possibilité qui revêt une grande

importance pour l’économie suisse889.

Seules seront désormais soumises à loi les données personnelles des personnes

physiques, celles des personnes morales relevant d’autres législations, ce qui est peut-

2018, p. 3.-887 RS 0.235.11.888 Message concernant la Loi fédérale sur la révision totale de la loi sur la protection des données, du 14 novembre 2017, FF pp. 6565 sv. (cité ci-après : message) ; Projet de loi, FF 2017, pp. 6803 sv. (cité ci-après P-LPD).889 Message, p. 6567.

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être regrettable890. La notion de « profil de personnalité », notion statique, cède

désormais la place à celle de « profilage », processus dynamique ; on voit ici la

nécessité de saisir le traitement en continu de données personnelles par des unités de

traitement de masse ; est défini profilage toute évaluation de certaines caractéristiques

d’une personne sur la base de données personnelles traitées de manière informatisée

afin notamment d’analyser ou de prédire son rendement au travail, sa situation

économique, sa santé, son comportement, ses préférences, sa localisation ou ses

déplacements891. Sont définies données personnelles sensibles celles qui concernent

(1) les opinions ou les activités religieuses, philosophiques, politiques ou syndicales,

(2) la santé, la sphère intime ou l’origine raciale ou ethnique, (3) les données

génétiques, (4) les données biométriques identifiant une personne physique de façon

unique, (5) des poursuites ou des sanction pénales ou administratives, (6) des mesures

d’aide sociale892.

La communication à des tiers de données sensibles constitue une atteinte à la

personnalité qui, sauf motif justificatif, est illicite893. Si les données relatives à la

situation économique de la personne concernée sont des données sensibles, la

communication à des tiers de données personnelles traitées dans le but d’évaluer la

solvabilité de la personne connectée peut se prévaloir du motif justificatif de l’intérêt

prépondérant du responsable du traitement, à certaines conditions ; il ne doit

notamment s’agir ... ni de données sensibles, ni de profilage894 ; comprenne qui

pourra… !

Les grands principes aujourd’hui déjà applicables en matière de protection des

données sont évidemment maintenus : licéité, bonne foi, finalité devant être respectée

durant toute la durée du traitement, effacement ou anonymisation lorsque les données

ne sont plus nécessaires pour atteindre la finalité visée895. Mais le devoir d’informer la

personne concernée par un traitement déterminé de ses données est étendu, de

manière à améliorer la transparence et le droit fondamental d’autodétermination

communicationnelle. La personne qui fait l’objet d’une décision individuelle

890 On songe en particulier aux données personnelles d’un syndicat, d’un parti politique, d’une ONG…891 P-LPD art. 4 lit.f. 892 P-LPD art. 4 lit.f.893 P-LPD art. 26 al. 2 lit.c., et 27.894 P-LPDF art. 27u al. 2, lit. c ch.1. 895 P-LPD art. 5.

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informatisée bénéficie d’un devoir d’information renforcé et doit, si elle le demande,

se voir reconnaître le droit de faire valoir son point de vue896.

Le statut (indépendance) et les pouvoirs du préposé à la protection des données et à la

transparence sont renforcés897 ; il se voit attribuer notamment la compétence de

prendre certaines mesures administratives en cas de violation de dispositions de

protection des données898.

Lorsqu’un traitement envisagé est susceptible d’entraîner un risque élevé pour la

personnalité ou les droits fondamentaux de la personne concernée, le responsable de

ce traitement doit, au préalable, effectuer une « analyse d’impact »899, et lorsque cette

analyse révèle l’existence d’un tel risque si certaine mesures propres à atténuer ce

risque n’étaient pas prises, il doit consulter préalablement le préposé ; celui-ci peut

alors lui faire part de ses objections et lui proposer les mesures appropriées900. Il est

précisé901 que l’existence d’un tel risque élevé dépend de la nature, de l’étendue, des

circonstances et de la finalité du traitement ; et qu’il existe notamment en cas de

données sensibles à grande échelle, de profilage ou de surveillance systématique de

grandes parties du domaine public.

Le projet comprend en outre une disposition concernant l’accès aux données de

personnes décédées902.

Il semble cependant que cette réforme se soit enlisée, ce qui provoque de vives

896 P-LPD art.19.897 Message, p. 6567 et P-LPD art. 39-47.898 P-LPD art. 45.899 P-LPD art. 20.900 P-LPD art. 21. Il n’apparaît pas clairement quelle serait la sanction si le responsable du traitement allait de l’avant sans prendre les mesures qui lui sont « proposées » ; le but de la disposition et l’importance de l’enjeu justifieraient, à notre sens, que soit retenue une violation d’une disposition de protection des données, ce qui permettrait au préposé de prendre une mesure administrative en application de l’art. 45 ; mais, d’un autre côté le terme « proposer » laisse entendre que ces « propositions » n’ont pas de force contraignante pour le responsable du traitement. Le Message ne traite pas spécifiquement de ce point, il se borne à noter que « le préposé...reste libre d’ouvrir une enquête ultérieurement ... en particulier s’il apparaît que les risques n’ont pas été correctement évalués dans le cadre de l’analyse d’impact et que, par conséquent, les mesures définies ratent leur cible ou sont insuffisantes » (p. 6679-6680). 901 P-LPD art. 20 al.2.902 P-LPD art. 16.

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réactions de la part des acteurs économiques903.

Les relations avec les Etats-Unis posent des problèmes particuliers. Ce pays n’offre en

effet pas un niveau de protection des données personnelles suffisant. La Suisse avait

donc négocié l’acte dit Swiss-US Safe Harbor , sur le modèle de l’accord semblable

négocié par l’Union européenne. La Cour de justice de l’Union européenne ayant

cependant annulé la décision de validation de cet accord prise par la Commission

européenne, la Suisse a renégocié le régime du transfert de données personnelles à des

entreprises sises aux Etats-Unis, Swiss-US Privacy Shield 904.

B. Des libertés effectives : le rôle de l’Etat

La liberté de choix ne saurait être effective et permettre la construction progressive

d’une identité en menant à bien une série de projets sans que soient simultanément

garanties une batterie de libertés spécifiques. Mais ces libertés ne sauraient, à leur

tour, être effectives que moyennant que l’Etat assume un certain nombre

d’obligations, négatives et positives ; à commencer, bien sûr, mais pas seulement, un

devoir de neutralité.

C’est ce qu’il nous faut voir maintenant.

C’est ainsi tout d’abord qu’il ne saurait exister ni liberté d’opinion et d’information905,

ni liberté de conscience, de croyance, de religion, de culte906, ni liberté des medias907,

ni liberté de la science908 ni liberté de l’art909 si l’Etat (au sens le plus large) se voyait

attribuer le pouvoir exclusif de définir, en ces divers domaines, une « vérité » unique,

exclusive de toute autre approche possible, et qu’il soit doté des moyens de l’imposer

à chacun à l’exclusion de toute autre.

On l’aura compris : est ici visée en premier lieu et avant toute chose l’interdiction de

903 Données : « L’économie suisse en danger », Le Temps du 11 avril 2018, p 1 et Anouch Seydtaghia, « Nous mettons en péril l’économie suisse », ibid., p. 17.904 A ce propos et pour plus de détails, cf. Message, pp. 6620-6622.905 Art. 16 Cst.906 Art. 15 Cst.907 Art.17 Cst.908 Art.20 Cst.909 Art.21 Cst.

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la censure. Et cette interdiction doit embrasser tous les domaines ci-dessus énumérés.

On s’étonnera à ce propos, pour le regretter, que l’interdiction constitutionnelle de la

censure ne figure expressément que dans la disposition consacrée à la liberté des

medias910. Pour nous, cependant, il ne saurait faire de doute que l’interdiction de la

censure participe aussi bien de l’essence – inviolable, on le sait911 – des autres libertés

fondamentales ci-dessus énumérées ; et nous disons que cette thèse découle

finalement de la garantie de la dignité de la personne humaine.

Mais il est d’autres voies plus subtiles par lesquelles l’Etat pourrait tenter d’imposer

sa propre « vérité » : concentration entre ses mains ou celles d’un organisme placé

sous son contrôle des medias, politique discriminatoire en matière d’octroi de

concessions aux medias dont le fonctionnement dépend de l’octroi d’une fréquence

d’émission, obligation pour les medias de révéler leurs sources (absence de garantie

du secret de rédaction)912.c’est tout le problème de la diversité.

Or, il est des domaines où même un comportement exemplaire de l’Etat de ce double

point de vue ne suffit pas à garantir la diversité : il est des domaines, en effet, où, pat

la force des choses, pour des raisons à la fois techniques et économiques, le libre jeu

du « marché » ne suffit pas à susciter cette nécessaire diversité. C’est alors, par un

apparent paradoxe, qu’il incombe à l’Etat de créer et d’entretenir cette diversité en

mettant en place, en organisant et en veillant à leur bon fonctionnement des

institutions et des processus propres à instaurer ou à restaurer cette diversité. C’est, on

va le voir, particulièrement le cas dans le domaine des medias.

1. Le domaine des medias

S’agissant tout d’abord des medias, nous commencerons par le domaine de

l’audiovisuel (a) et aborderons ensuite celui de la presse écrite (b).

a) L’audiovisuel

S’agissant de l’audiovisuel, l’article 93 de la Constitution, tout en conférant la

910 Art. 17 al. 2 Cst.911 Art. 36 al.4 Cst.912 Art. 17 al.3 Cst.

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compétence législative en la matière à la Confédération, fixe à cet égard un certain

nombre de principes : indépendance de la radio et de la télévision et autonomie dans

la conception des programmes ; tâche à elles assignée de contribuer à la formation et

au développement culturel, à la libre formation de l’opinion, et au divertissement, de

prendre en considération les particularités du pays et les besoins des cantons, de

présenter les événements de manière fidèle et refléter la diversité des opinions ;

instauration d’une autorité indépendante en matière de plaintes relatives aux

programmes.

La législation fédérale sur l’audiovisuel913 a repris et développé ces principes.

Indépendance à l’égard de l’Etat : la novelle914 de 2014 a expressément repris cette

exigence constitutionnelle915, et ce à un double point de vue916 : l’indépendance

structurelle et l’indépendance dans la conception des programmes, que la loi désigne

par le terme d’autonomie917.

Autonomie structurelle. S’agissant des diffuseurs de programmes suisses de radio et

de télévision, la loi prévoit un système de concessions, et ce à un double point de vue :

d’une part, quiconque entend diffuser de tels programmes doit être au bénéfice d’une

concession918 ; d’autre part, l’Etat (à tous les niveaux : fédéral, cantonal et communal)

ne saurait lui-même posséder ses propres chaînes de radio et de télévision, ni détenir

une participation majoritaire dans des chaînes privées.

Mais aussi : indépendance à l’égard de l’économie privée. Le diffuseur qui entend

obtenir une concession doit satisfaire à un certain nombre d’exigences, dont deux

intéressent directement le présent contexte : il doit indiquer à l’autorité concédante qui

détient les parts prépondérantes de son capital et qui met à sa disposition des moyens

financiers importants919 ; et il doit séparer ses activités rédactionnelles de ses activités 913 Loi fédérale sur la radio et la télévision du 24 mars 2006 (LRTV, RS 784.40). Cette loi a été révisée en dernier lieu par une novelle du 26 septembre 2014, entrée en vigueur le 1er juillet 2016 (ci-après : la novelle de 2016 ; RO 2016, pp. 2131 sv.) 914 Sur cette notion, cf. n. ci-dessus.915 LRTV art. 3a.916 Cf. à ce propos le Message du Conseil fédéral à l’appui du projet de novelle précitée, du 9 juillet 2013, FF 2013 no 26, pp. 4425-4501, p. 4469.917 LRTV art. 6.918 LRTV art. 3 lit. b.919 LRTV art. 44 lit. c.

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économiques920. Pendant toute la durée de la concession, le concessionnaire doit en

outre informer l’autorité concédante de la modification du capital et de la répartition

des voix ainsi que des participations importantes qu’il détient dans d’autres

entreprises921.

La concession implique un certain nombre de devoirs à la charge du concessionnaire :

outre l’obligation de verser une redevance de concession922 comme l’obligation de

renseigner gratuitement l’autorité concédante et l’autorité de surveillance923, ou

l’obligation de fournir annuellement son rapport et ses comptes924, ou encore des

obligations en matière d’enregistrement et de conservation des émissions925 et de

dépôt légal926. Certaines concessions peuvent être assorties d’un mandat de

prestations927, qui implique alors une obligation de diffuser928.

Autonomie dans la conception des programmes929 : sauf disposition contraire du droit

fédéral, les diffuseurs ne sont soumis à aucune directive des autorités fédérales,

cantonales ou communales. Mais la loi elle-même pose des exigences minimales

quant au contenu des programmes930. Outre l’exigence de fidélité dans la présentation

des événements et le respect de la diversité des opinions, il est prévu que toute

émission doit respecter les droits fondamentaux, en particulier respecter la dignité

humaine, ne pas être discriminatoire, ne pas contribuer à la haine raciale, ne pas porter

atteinte à la moralité publique, ne pas faire l’apologie de la violence ni la banaliser ;

sont également prévues diverses mesures destinées à la protection des mineurs :

obligation des diffuseurs de veiller que ceux-ci ne soient pas exposés à des émissions

préjudiciables à leur épanouissement931, exigences quant à la publicité qui s’adresse

aux mineurs ou dans laquelle apparaissent des mineurs, interdiction d’offres de vente

s’adressant aux mineurs932 . On aura reconnu ici un cas d’application de l’article 35

920 LRTV art. 44 lit. e.921 LRTV art. 16.922 LRTV art. 22.923 LRTV art. 17.924 LRTV art. 18.925 LRTV art. 20.926 LRTV art. 21.927 LRTV art. 38 à 43.928 LRTV art. 8.929 LRTV art.6.930 LRTV art. 4.931 LRTV art. 5.932 LRTV art. 13.

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de la Constitution.

Sauvegarde du pluralisme : les articles 74 et 75 de la loi traitent des mesures contre la

mise en péril de la diversité de l’offre et des opinions. Il y a mise en péril lorsque

qu’un diffuseur abuse de sa position dominante sur le marché ou lorsqu’un diffuseur

ou un autre entreprise active sur le marché de la radio et de la télévision abuse de sa

position dominante sur un ou plusieurs marchés liés aux medias933. Lorsque l’abus de

position dominante est avéré, ce qu’il incombe à la COMCO de déterminer à

l’intention du département934, ce dernier peut exiger que le diffuseur ou l’entreprise

concernée prenne des mesures garantissant la diversité, notamment en programment

un temps d’émission destiné à des tiers ou en collaborant avec d’autres acteurs du

marché, prenne des mesures contre « le journalisme de groupes de medias »935,

notamment en adoptant une charte assurant la liberté rédactionnelle ; et si cela ne

suffit pas, qu’il adapte les structures de l’entreprise quant à sa gestion et son

organisation936.

Et dans le même ordre d’idées, obligation pour le diffuseur au bénéfice d’un droit de

diffusion exclusive ou primaire d’un événement public de fournir à tout diffuseur

intéressé, à sa demande, un aperçu actuel et conforme aux usages médiatiques de cet

événement (extrait), l’accès à l’événement dans la mesure où la technique et l’espace

disponibles le permettent et les parties du signal de transmission demandées, à des

conditions raisonnables937.

La SSR occupe, on l’a dit, une position particulière. Il s’agit d’une entité juridique

créée de toutes pièces par la loi938, donc d’une entité de droit public, plus précisément

d’une société de droit public régie, en ce qui concerne les droit, les devoirs et la

responsabilité de ses organes, par les dispositions du droit de la société anonyme

applicables ici par analogie939. Mais il s’agit également d’une entreprise

933 LRTV art. 74 al. 1.934 LRTV art. 74 al. 2.935 Il s’agit visiblement d’une traduction peu heureuse ; si l’on se reporte à la version allemande, qui parle de Konzernjournalismus, on comprend qu’il faut entendre par là le journalisme pratiqué par un groupe concentrant entre ses mains une série de titres. 936 LRTV art. 75.937 LRTV art. 72.938 LRTV art-23 à 37.939 LRTV art. 32.

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concessionnaire, soumise, et au régime généralement applicable aux diffuseurs, et à

une série d’obligations qui lui incombent en propre : elle fournit, sans but lucratif 940,

un service d’utilité publique941, elle remplit le mandat constitutionnel en matière de

radio et de télévision942, ce qui implique à sa charge une série d’obligations et de

contraintes. Elle doit en particulier promouvoir la compréhension, la cohésion et

l’échange entre les différentes parties du pays, les communautés linguistiques, les

cultures et les groupes sociaux943 ; elle doit contribuer à la libre formation de l’opinion

en présentant une information complète, diversifiée et fidèle944 ; contribuer également

au développement de la culture et au renforcement des valeurs culturelles du pays

ainsi qu’à la promotion de la création culturelle suisse945.

La SSR doit s’organiser de manière à garantir son autonomie et son indépendance de

l’Etat et des différentes entités sociales, économiques et politiques946. Le Conseil

fédéral ne peut désigner qu’un quart au plus des membres du Conseil

d’administration947. Celui-ci ne donne pas de directives dans le cadre des affaires

courantes relatives aux programmes948 . Ses membres ne peuvent être employés par la

SSR ou une entreprise qu’elle contrôle et ils ne sont soumis à aucune directive949.

La SSR se trouve cependant depuis un certain temps sous le feu des critiques950. Un

article paru en 2016951 en détaillait déjà les diverses facettes. Son financement est

remis en question : actuellement, ses ressources proviennent en majeure partie de la

redevance que doivent acquitter tous les ménages et les entreprises atteignant un

certain chiffre d’affaires et enregistrées au registre des personnes assujetties à la TVA,

940 Mais elle peut déployer d’autres activités, y compris de caractère commercial, non prévues par la concession, mais est, dans cette mesure, soumise à certaines contraintes : art. 29 LRTV.941 LRTV art. 23942 LRTV art. 24 al. 1.943 LRTV art. 24 al. 1 lit.b.944 LRTV art. 24 al. 4 lit. a.945 LRTV art. 24 al. 4 lit. b.946 LRTV art. 31 al. 1 lit. a.947 LRTV art. 33 al. 1.948 LRTV art. 33 al. 2.949 LRTV art. 33 al. 3.950 Il s’agit du reste d’un phénomène plus général : cf. le dossier du Temps du 20 février 2018, Tempête globale pour les radios-TV publiques, pp. 4-5.951 Michel Guillaume, La SSR sous pression, in L’Hebdo no 23 du 9 juin 2016, pp.8-11, et Un rapport plus critique que prévu, pp. 10-11. Le même, SSR : la tempête politique à l’horizon, in Le Temps du 17 juin 2016, p. 6.

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qu’ils soient ou non en possession d’un récepteur de radio ou (et) de télévision952,

d’autres sources étant « possibles »953, notamment, bien sûr, la publicité954 ; d’aucuns

voudraient réduire la redevance de moitié et réserver la publicité aux seuls medias

privés : ils accusent la SSR d’être responsable d’une baisse de 60% de leurs annonces

publicitaires955 .

Le principe même de la redevance faisait d’ailleurs l’objet d’une initiative populaire,

qui a abouti en 2016956, mais qui, au terme d’une campagne d’une grande violence, a

été massivement rejetée en votation du 4 mars 2018.957

Il est reconnu que, pour pouvoir capter l’audience des jeunes générations958, elle

devrait pouvoir intervenir davantage sur le Net, mais cette perspective est vivement

combattue par les éditeurs privés.

Il lui est reproché de trop acheter de formats et de séries à l’étranger. Ces mêmes

milieux voudraient que le périmètre du service public soit soumis au principe de

subsidiarité : la SSR ne devrait plus faire ce que les privés font avec une suffisante

qualité959.

Sa concession, qui venait à échéance le 31 décembre 2017 a été renouvelée jusqu’à fin

2018. Une nouvelle concession doit entrer en vigueur le 1er janvier 2019 ; les travaux

préparatoires y relatifs ont déjà commencé, sur la base d’un rapport du Conseil fédéral

sur le service public, où se trouvent définies les attentes envers la SSR : se démarquer

davantage des offres commerciales, coopération accrue entre la SSR et les entreprises

952 LRTV art. 68 sv. Avant la novelle de 2014, la redevance n’était perçue qu’après des ménages et entreprises possédant un appareil de radio ou de télévision. Un nouveau système de redevance devrait entrer en vigueur en 2019, pour autant évidemment que, d’ici là, le principe même d’une redevance de réception n’ait pas été aboli en votation populaire.953 LRTV art. 34., 954 Il reste cependant que le marché de la publicité tend à se déplacer de la télévision au marché de la publicité en ligne : cf. Loïc Pialat, Le marché de la publicité en ligne dépasse celui de la télévision, in Le Temps du 20 décembre 2017, p. 15.955 Adria Budry Carbo, La presse en détresse, in Le Temps du 19 janvier 2017, p. 3.956 FF 2016 p.. 338.957 SSR, un triomphe qui a son prix, Le Temps du 5 mars 2018, pp. 1, 4,5 et 6.958 Alain Jeannet, L’heure de vérité pour la SSR, in L’Hebdo no 23 du 9 juin 2016, éditorial, p. 3. 959 Sur tous ces points, cf. Michel Guillaume, « No Billag », un Röstigraben au sein des éditeurs, in Le Temps du 17 novembre 2017, p. 9. Cf. également le vibrant plaidoyer contre l’initiative de Claude Torracinta, La SSR, bouc émissaire des frustrations de notre temps, in Le Temps du 29 novembre 2017, p. 12. .

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de medias privées, affectation de la moitié au moins de la redevance au domaine de

l’information960. Et ce sont d’anciens hauts responsables de la RTS et de l’ATS qui le

disent : « La SSR doit engager le débat sur la pertinence de ses contenus »961.

b) La presse écrite

La presse écrite se trouve notoirement en situation de crise962. Situation qui génère

tant des disparitions de titres que des concentrations ; et donc une situation qui fait

peser les plus graves menaces sur sa diversité et son indépendance. Et par là même sur

la liberté de l’information et donc finalement sur la démocratie963. On constate ainsi

que les groupes de presse suisses adoptent la « stratégie du manteau », consistant à

conserver les équipes de rédaction pour les informations locales et à mettre en

commun les ressources pour les rubriques de politique suisse, internationale, sport et

économie964.

C’est ainsi notamment que, durant les trois dernières décennies, la presse romande a

perdu plusieurs titres et connu plusieurs concentrations d’entreprises de presse965. Sans

parler de la toute récente et consternante disparition de L’Hebdo966, on citera celle de

la Nouvelle Revue et de La Suisse (1994), l’absorption de la Gazette de Lausanne par

le Journal de Genève, puis la fusion entre le Journal de Genève et le Nouveau

960 Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC), Office fédéral de la communication (OFC), Aperçu des thèmes medias actuels – Etat au 11.12.2017.961 Guillaume Chenevière, Philippe Mottaz, Oswald Sigg,. Raymond Vouillamoz, in Le Temps du 6 mars 2018, p.8. Cf. également Catherine Frammery, A quoi ressemblerait une réforme de la SSR, in Le Temps du 26 février 2018, p. 3962 Nicolas Dufour, Les turbulences de la presse romande, in Le Temps du 5 avril 2018, p. 15.Le professeur Alain Clavien vient de publier à ce sujet un livre intitulé La presse romande, cf, son interview par Boris Busslinger, La presse n’a pas toujours été une entreprise commerciale, in Le Temps du 11 octobre 2017, p. 7. Adria Budry Carbò, La presse en détresse, in Le Temps du 19 janvier 2017, p.3. Guy Mettan, Qui restera pour sauver la presse, in Le Temps du 25 septembre 2017, p. 10. 963 Luc Debraine, …Liberté de la presse et démocratie, un lien qui ne va pas de soi, in L’Hebdo du 15 janvier 2017, no 3, p. 16-17. Alain Modoux, Liberté de la presse et démocratie, in Le Temps du 3 mai 2018, p. 11.964 Emanuel Garessus, article éponyme, in Le Temps du 4 avril 2018, p.13.965 On en trouvera le rappel dans une décision de la Commission fédérale de la concurrence (COMCO) du 1er décembre 2007, concernant la création du quotidien Le Temps, publiée in Droit et politique de la concurrence (DPC) 1998/1, pp. 40 sv. Cf. également Le Temps, Numéro Anniversaire, du 17-18 mars 2018, notamment p.2, Nicolas Dufour, La naissance du « Temps » dans le bruit et la fureur, Une manifestation a eu lieu à Lausanne le 15 décembre 2017 contre la politique de l’un de ces grands groupes de presse pour protester contre le démantèlement de la presse : ATS in Le Temps du 16 décembre 2017, p. 9.966 Nicolas Dufour, « L’Hebdo » », la fin de l’aventure, in Le Temps du 24 janvier 2017, p. 3.

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Quotidien, pour créer un titre unique : Le Temps967. On citera encore la fusion toute

récente des deux quotidiens neuchâtelois L’Express et L’impartial, pour former un

titre unique : Arcinfo968. « La disparition programmée » de la version imprimée du

Matin969 est maintenant chose faite : la dernière édition papier du quotidien sortira le

21 juillet prochain970.

S’agissant plus précisément des fusions entre entreprises de presse, on relèvera que

s’appliquent les dispositions de la Loi fédérale sur les cartels971. On aurait pu attendre

du législateur que, vu les intérêts très importants et très particuliers affectés par ce

type de fusions, il leur consacre un régime particulier, comme c’est le cas pour les

banques. Mais ce n’est pas le cas. Les fusions d’entreprises de presse obéissent donc,

sous cet angle, mêmes règles que les fusions d’entreprises de toute nature ; et la

COMCO ne les examine donc que sous l’angle des effets (suppression de la

concurrence efficace) qu’elles produisent dans le secteur dont il s’agit, comme elle l’a

fortement rappelé dans sa décision précitée972.

On relève encore que, dans cette même décision, la COMCO a admis la fusion

projetée essentiellement pour le motif que, sur le marché des quotidiens romands

supra-régionaux, il n’y avait, sous l’angle de la rentabilité, plus place que pour un seul

titre. Mais elle a assorti son approbation de charges destinées à garantir

l’indépendance du nouveau titre par rapport aux entreprises contrôlantes ; elle a ainsi

exigé de compléter les statuts de l’entreprise éditrice du nouveau titre en ce sens que

le Président de son Conseil d’administration ne puisse faire partie simultanément des

organes, de l’actionnariat ou du cercles des associés des entreprises contrôlantes ou

d’entreprises qui leur sont liées ; et que toute modification de la structure du capital et

de la répartition des droits de vote de la société éditrice du nouveau titre soit

967 Cf. note précédente. On citera dans ce même ordre d’idées, le regroupement à Lausanne autour de 24 Heures et du Matin Dimanche de certaines rubriques de la Tribune de Genève : Servan Peca, Tamedia regroupe ses journaux à Lausanne, in Le Temps du 24 août 2017, p. 12 ;Sylvia Revello, La « Tribune » de Lausanne inquiète, in Le Temps du 25 août 2017, p. 2. 968 Yan Pauchard, Arcinfo, voix unique à Neuchâtel, in Le Temps du 18 janvier 2018, p.7.969 ATS, in Le Temps du 16 décembre 2017, p.9,970 Cf. Sylvain Besson, Nicolas Dufour et Marie Maurisse, « Le Matin disparaîtra le 22 juillet, in Le Temps du 7 juin, p. 13 la série d’articles consacrés à l’événement in Le Temps du 8 juin 2018, p. 1-3. « Le Matin » écrit sa dernière page », Une du Temps des 21-22 juillet 2018 et Sylvia Revello, Fin du « Matin » : le crève-cœur romand, ibid. p. 3.971 Loi fédérale du 6 octobre 1995 sur les cartels et autres restrictions de la concurrence (Loi sur les cartels, LCart, RS 251). 972 Décision précitée, p.43.

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également soumise à la COMCO pour approbation973 .

Ce mouvement de concentration a suscité, chez les rédactions romandes du groupe de

presse Tamedia, une saisine de l’Office vaudois de conciliation, autorité qui doit être

saisie avant toute ouverture de conflit collectif du travail974.

Il a également suscité une floraison de « medias alternatifs » qui tentent, non sans

difficulté, de prendre durablement pied sur le marché.975

La situation est jugée à ce point critique que l’idée d’une aide directe aux medias n’est

plus tout à fait un tabou976.

Autre institution en crise : l’Agence télégraphique suisse (ATS), qui, depuis sa

fondation, fournit les medias en informations contrôlées et constitue donc pour eux

une source irremplaçable. Récemment, l’ATS a procédé parmi ses collaborateurs à

une série de licenciements ; ce qui, a déclenché parmi eux un mouvement de grève ;

du jamais vu !977

c) Internet

La présente section serait incomplète si nous passions sous silence le phénomène

considérable que constitue l’Internet. C’est peu de dire qu’il intéresse au premier chef

la problématique des droits fondamentaux, de leur mise en œuvre et de leur exercice,

et à de multiples points de vue.

L’Internet constitue, d’un côté, un prodigieux instrument au service d’une série de

droits fondamentaux. La liberté de l’information et l’aménagement d’un temps et d’un 973 Décision précitée, p. 57-58.974 ATS, Le Temps du 4 avril 2018, p. 7.975 Adria Budry Carbò, Médias indociles en quête de modèle, in Le Temps du 4 avril 2018, p. 13. Cf. égalerment Charles Kleiber, Réinventer les medias, in Le Temps du 13 avril 2018, p.11.976 Editorial du Temps du 15 mars 2018, p. 1, Sylvain Besson, Aide aux medias : un risque et une chance ; Michel Guillaume, L’aide aux medias gagne des partisans, ibid., p.3 ; Florian Delafoi, Des communes soutiennent la presse locale, ibid.. Michel Guillaume, Aide directe aux medias ; un tabou brisé, in Le Temps du 31 octobre 2017, p. 7.977 Florian Delafoi, La grève de l’ATS remue la Suisse romande, in Le Temps du 2 février 2018, p. 6. ATS/LT, L’ATS suspend sa grève, in Le Temps du 3 février 2018, p. 9. Cf. également l’éditorial de Valère Gogniat, Ne pas oublier l’ATS, in Le Temps du 13-14-janvier 2018, p.1 et, ibid. p.11, le même, Pourquoi l’ATS traverse une crise.

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espace de loisir, une dimension fondamentale de toute existence digne de ce nom: en

tant qu’il permet d’accéder facilement et à moindre coût à d’innombrables sources où

consulter d’énormes volumes de données portant sur un nombre pratiquement illimité

de domaines de la science, du savoir978, de la culture, du divertissement. C’est aussi un

lieu de rencontre, où chacun peut exprimer une opinion sur un nombre illimité de

sujets, fût-ce les plus insolites ; où chacun peut apparaître et être vu979 – ce qui peut,

pour certains, constituer une certaine manière de se sentir exister, même si, il faut le

craindre, ce sentiment relèvera souvent de l’inauthentique et de l’illusoire… - ; où

chacun peut accéder et participer à des discussions, donner une audience jusque là

inimaginable à des manifestes, des mouvements de protestation, des messages

sociaux ou politiques, susciter des manifestations de terrain ou engendrer l’apparition

de nouveaux groupes d’action980.

Mais, d’un autre côté, l’Internet constitue ou peut de diverses manières mettre en péril

certaines libertés fondamentales.

On l’a déjà relevé au passage : les immenses possibilités qu’il offre peuvent inciter

l’internaute à ruiner la confidentialité de sa sphère personnelle, sans qu’il s’agisse

nécessairement d’un choix libre et réfléchi.

La crise que connaissent les medias et, en particulier, la presse écrite, a pour une part

non négligeable son origine dans les possibilités mêmes ouvertes par La Toile, voire à

une situation de dépendance où se trouveraient les medias traditionnels à l’égard des

GAFA981. Et ce, là encore à divers points de vue. Il y a, bien sûr, la monopolisation du

marché de la publicité par les géants de l’Internet982.

A côté de leurs aspects incontestablement positifs, les réseaux sociaux ont cet

inconvénient majeur qu’ils sont de puissants diffuseurs de fake news, souvent mises

978 On citerait volontiers dans ce contexte la célèbre formule « de omni re scibili et quibusdam aliis »…979 Avec, pour corollaire, une obsession croissante pour les « selfies » : Sylvia Revello, La « selfitis », maladie ou narcissisme ? in Le Temps du 22 décembre 2017, p. 2.980 On songe évidemment ici de manière toute particulière à l’apparition de Podemos dans l’espace politique espagnol. 981 Catherine Frammery, Medias et Facebook, la soumission à l’autorité, in Le Temps du 3 avril 2018, p. 13.982 Sylvia Revello, Tir groupé des medias contre Google et Facebook, in Le Temps du 13 juillet 2017, p. 11.

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en ligne par des internautes peu soucieux d’esprit critique et de vérité des faits ; le

phénomène atteint une telle ampleur que l’on parle désormais d’une « ère de post-

vérité »983. Ces fausses nouvelles, dont d’innombrables internautes font leur miel,

renforce des thèses « complotistes » : puisqu’elles ne figurent jamais - et pour cause !

– dans les medias « officiels », « c’est qu’on nous cache la vérité »984 ; résultat : la

confiance dans les medias faiblit, ce qui contribue encore à amplifier la crise qu’ils

connaissent985 … Comble des combles : sur un réseau social comme Twitter, le

« mensonge se diffuse plus vite et plus loin que la vérité »986. Nous avons signalé plus

haut le caractère grégaire du phénomène de bashing, nous ne serions nullement surpris

que ce caractère se manifeste tout autant en matière de fake news987.

Combattre cette désinformation suscite cependant un redoutable problème : il ne

saurait appartenir à un quelconque organisme officiel de démêler le vrai du faux parce

qu’il en serait alors fait de la neutralité de l’Etat en matière d’information, parce que

ce serait ouvrir la porte à une censure des opinions dissidentes, parce que, en

définitive, ce sont à la fois la liberté d’expression et la liberté de l’information qui se

trouveraient alors remises question dans leur essence même988. Là encore, le remède

devrait être cherché avant tout par une « transparence totale sur les algorithmes …et

sur qui est derrière l’information fournie » et sur une formation de l’esprit critique en

ces matières dès le plus jeune âge989 - et un recyclage du corps enseignant pour assurer

la formation aux medias, à l’image, aux technologies de l’information et de la

communication990. Et bien sûr sur des initiatives émanant du milieu lui-même, comme

983 Stéphane Benoit Godet, Bienvenue dans l’ère de la post-réalité, in Le Temps du 17 décembre 2016, p. 2. Agnès Gabirout Perron, Post-vérité et monde du travail, in Le Temps du 20 janvier 2017, Carrières. Öla Söderström, Post-vérité : résistons à la politique de l’ignorance, in Le Temps du 7 février 2017, p.9. 984 Cf. sur ce point précis notamment l’article d’Eric Albert consacré au scandale Facebook/Cambridge Analytica, Il faut réparer Facebook, pas l’effacer, in Le Temps du 27 mars 2018, p. 9.985 Stéphane Benoit-Godet, La confiance dans les medias faiblit, in Le Temps du 18 janvier 2017, p.6.986 Florence Rosier, article éponyme in Le Temps du 9 mars 2017, pp. 1 et 11. Sur la cause des fake news et de leur succès : cf. p. ex. Walter Quattrociocchi, Fake news, L’histoire secrète de leur succès in Pour la Science, Hors-Série, février-mars 2018, no 98, pp. 84-91 ; Charles Cuvelliez, La reconnaissance sociale, la vraie cause des « fake news », in Le Temps du 3 avril 2018, p. 14.987 Stéphane Bussard, Comment terrasser les « fake news », in Le Temps du 23 décembre 2017, p. 7.988 Courtney C. Radsch, Quand la lutte contre les « fake news » facilite la censure, in Le Temps du 13 avril 2018, p.12. Cf. également l’éditorial de Richard Werly, L’épidémie de « fake news » n’est pas une fatalité, in Le Temps du 5 janvier 2018, p.1 et, ibid. p.5, Macron contre les « fake news ».989 Article cité note précédente. Sur la transparence des algorithmes, cf. p.ex. Nozha Boujemaa, Les algorithmes sont-ils transparents et éthiques. Pour s’en assurer, nous avons besoin d’outils adaptés, in Pour la Science, Hors-série préc., pp-104-106.990 Jean-Claude Domenjoz, L’école et les « indigents médiatiques, in Le Temps du 10 avril 2018, p.10.

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la création de Wikitribune par Wikipedia991.

2. Science et recherche

S’agissant de la liberté de la science, il faut bien sûr exiger l’autonomie et

l’indépendance des organismes d’enseignement et de recherche.

On peut citer à ce propos les dispositions topiques concernant les Ecoles

polytechniques fédérales (EPF)992. Comme leur nom l’indique, les Ecoles

polytechniques sont des établissements de droit public autonomes de la

Confédération993. Elles organisent et conduisent leurs affaires de manière autonome994.

La liberté d’enseignement, de recherche et de choix des enseignements y est

garantie995.

Mais cette liberté comporte des limitations : les EPF et les établissements de

recherche qui leur sont annexés doivent tenir compte des besoins du pays996 ;

l’enseignement qu’elles dispensent et les recherches qu’ils pratiquent doivent être

guidés par le respect de la dignité humaine, la responsabilité à l’égard des bases

d’existence de l’homme et à l’égard de l’environnement et l’évaluation des retombées

technologiques997.

Le respect de la dignité humaine, en cette matière, c’est, bien sûr, l’interdiction de

toute recherche qui aboutirait à réduire l’être humain à la condition de simple objet ou

à créer une catégorie d’êtres humains dotés de certaines caractéristiques et de leur

reconnaître à eux seuls le droit d’exister (eugénisme) ; et de tout enseignement qui

inciterait à engager des recherches à de telles fins ou ferait la promotion de leurs

résultats.

Et il saute aux yeux que l’évaluation des retombées technologiques joue ici un rôle

991 Cf. l’interview de Jimmy Wales, à l’origine de Wikipedia, par Caroline Christinaz, « Wikipedia laisse le lecteur décider », in Le Temps du 9 avril 2018, p. 20.992 Loi fédérale sur les Ecoles polytechniques fédérale du 4 octobre 1991 (Loi sur les EPF, RS 414.110).993 Loi sur les EPF, art. 5 al. 1.994 Loi sur les EPF, art. 5 al. 2.995 Loi sur les EPF, art. 5 al. 3. 996 Loi sur les EPF, art. 2 al. 2.

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majeur ; on songe en particulier au « transhumanisme » dont il a déjà été question, soit

le fait de connecter l’être humain à toutes sortes d’appareils et de dispositifs censés

élargir à l’infini l’étendue de ses possibilités et de ses performances. Il ne saurait être

contesté que certaines applications permettent en effet d’élargir ou de restaurer

certaines de ses facultés ; la bionique en est un exemple frappant. Mais le risque

d’asservissement ne doit jamais être perdu de vue ; il serait intolérable que la machine

se mette sinon à « penser », du moins à « décider » aux lieu et place de celui qui lui

est connecté sous prétexte que « l’intelligence artificielle » dont sont dotés ces

dispositifs égale, voire surpasse celle du sujet!

Le critère des « besoins du pays », en revanche, ne va pas sans poser de délicates

questions, à commencer par celle-ci : à qui reviendra la charge redoutable d’en

décider ? 

Dans le même ordre d’idées, l’Académie suisse des sciences naturelles a lancé un cri

d’alarme sur le risque de détournement à des fins terroristes de certaines expériences à

haut risque mettant en jeu des agents biochimiques, dans le domaine des

modifications génétiques ou celui des nanotechnologies et a publié une brochure

destinée à sensibiliser les chercheurs sur les risques de détournement de leurs

travaux998.

3. Les domaines de l’art

Il est à peine besoin de rappeler que, sans la neutralité de l’Etat dans ce domaine, il ne

saurait y avoir de liberté de l’art. Il ne saurait appartenir à l’Etat de décréter ce qui

mérite d’être considéré comme de l’art – on ne sait que trop les horreurs qui ont été

réalisées sous le pavillon de « l’art socialiste » – ni, à plus forte raison, de taxer de

« dégénérées » certaines formes d’art, d’en prohiber la pratique et d’ordonner la

destruction de tous leurs produits.

Plus subtilement, là encore, la question de la neutralité de l’Etat dans le domaine de

l’art peut s’avérer plus délicate s’agissant de soutiens que l’Etat dispense aux diverses

formes de création artistique. Il n’est pas sans intérêt de mentionner ici que la

998 Pascaline Minet, Attention, recherche à haut risque, in Le Temps du 18 mai 2017, p.9.

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législation fédérale999 répartit les tâches en matière culturelle entre, d’une part, un

service de l’administration centrale, l’Office fédéral de la culture, et une fondation de

droit public, la Fondation Pro Helvetia1000 et que c’est cette dernière qui se voit confier

les tâches qui, sous l’angle de la neutralité, pourraient s’avérer les plus délicates :

promotion de la relève1001, soutien à des projets « particulièrement novateurs et

susceptibles de donner des impulsions à la culture »1002, encouragement à la

« médiation artistique »1003, soutien à la création artistique sous forme de contributions

à la création d’œuvres, de commandes ou de contributions à des projets1004 et soutien

des échanges culturels1005. Encore faut-il que la Fondation dispose, dans

l’accomplissement de ces tâches, d’une marge suffisante d’autonomie. On

mentionnera à ce propos que la Fondation est certes autonome dans

l’accomplissement de ses tâches1006, mais qu’elle est soumise à la surveillance du

Conseil fédéral1007, que c’est celui-ci qui définit tous les quatre ans les objectifs

stratégiques et en contrôle chaque année l’exécution1008 ; si le Conseil de fondation

veille à la mise en œuvre de ces objectifs et établit un rapport annuel à l’intention du

Conseil fédéral1009, c’est le Conseil fédéral qui nomme tous les membres du Conseil

de fondation et peut les révoquer pour justes motifs…1010 Tout au plus le Conseil

fédéral doit-il, lorsqu’il définit les objectifs stratégiques, tenir compte de la liberté

opérationnelle et artistique de la Fondation1011. Finalement, il est malaisé de

déterminer la marge réelle d’autonomie dont jouit la Fondation.

Nous aurons à revenir plus loin sur la liberté de l’art en tant que liberté de création, et

d’examiner en particulier la problématique de la pornographie.

4. En matière religieuse : le problème de la laïcité

999 Loi fédérale sur l’encouragement à la culture (LEC, RS 440.1). 1000 Art. 23 LEC.1001 Art. 11 LEC.1002 Art. 16 al.2 lit. b LEC.1003 Art. 19 LEC.1004 Art. 20 LEC.1005 Art. 21 LEC.1006 Art. 32 al.2 LEC.1007 Art. 44 LEC.1008 Art. 45 LEC.1009 Art. 34 al. 5 lit. a LEC.1010 Art. 34 al. 2 et 3.1011 Art. 45 al. 1 dernière phrase.

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La liberté de croyance, de conscience, de religion et de culte constitue une matière

particulièrement complexe.

D’abord par son double aspect individuel et collectif, l’un et l’autre étant d’ailleurs

indissociables. Il n’y a pas de liberté de religion qui tienne sans liberté des cultes.

L’Etat trouve donc en face de lui l’individu dont il doit respecter et, le cas échéant,

protéger la liberté en ces matières, voire en rendre l’exercice possible..

Mais il n’y pas de culte possible, donc pas non plus de liberté de culte, sans une

institution qui entreprend de l’organiser et de le célébrer : une « église », au sens le

plus large du terme. Il incombe donc aussi à l’Etat d’en respecter, le cas échéant de

protéger, voire d’en rendre possible l’existence et le fonctionnement.

Enfin, un ordre juridique qui consacre la liberté de chacun d’adhérer à la religion et de

pratiquer le culte de son choix implique nécessairement l’existence possible d’une

pluralité de ces institutions. L’Etat faillirait à son devoir de respecter et de protéger le

libre exercice de ce choix s’il ne respectait, ne protégeait voire ne rendait possible

l’existence d’une telle pluralité et ne le faisait pas de manière égale pour chacune de

ces institutions.

Il résulte de là que l’Etat ne saurait non seulement, cela va de soi, imposer l’adhésion

à une religion unique, mais pas davantage réserver la protection constitutionnelle à

une seule religion et à l’institution qui lui correspond ou, de toute autre manière,

favoriser une religion au dépens de toutes les autres.

C’est le principe de la neutralité de l’Etat en matière religieuse1012, c’est toute la

problématique de la laïcité de l’Etat.

Dans « l’opinion concordante » qu’il a émise à l’occasion de l’affaire des crucifix en

Italie (affaire Lautsi, sur laquelle nous aurons à revenir assez longuement) le Juge

Bonello énumérait un catalogue de « valeurs remarquables (souvent louables) qui sont

apparentées à la liberté de religion tout en étant distinctes de celle-ci : la laïcité, le 1012 Sur ce principe, cf, ATF 142 I 49, consid. 3.3, p. 53.

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pluralisme, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, la neutralité confessionnelle ou la

tolérance religieuse ». Il s’agit là, selon lui, « des matières premières démocratiques

dans lesquelles les Etats contractants sont libres d’investir » ; mais il ne s’agit pas de

« valeurs protégées par la Convention (européenne des droits de l’homme) ». Celle-ci

a certes confié à la Cour « la tâche de faire respecter la liberté de religion et de

conscience mais elle ne lui a pas donné le pouvoir de contraindre les Etats à adopter

un régime de neutralité confessionnelle ». C’est à chaque Etat « d’opter ou non pour

la laïcité et de décider si – et le cas échéant dans quelle mesure – il entend séparer

l’Eglise et la conduite des affaires publiques ».

Il résulte de ce qui précède que, sous cette forme absolue, cette opinion ne saurait être

acceptée. Le respect de la liberté religieuse ne saurait être complet si les relations

entre l’Etat et les institutions ecclésiastiques ne correspondent pas aux deux exigences

minimales que l’on vient d’énoncer. Il n’est donc pas possible de séparer entièrement

les deux problématiques : liberté religieuse et neutralité confessionnelle sont

indissociables.

a) Définir la laïcité

Définir la laïcité n’est, en dépit des apparences, pas chose facile.

Il faut se reporter ici à un très beau texte du Directeur du Centre islamique de Genève,

Hani Ramadan1013.

Ramadan commence par le « dire sans détour » : « … la grande civilisation de l’islam

n’est doctrinalement pas soluble dans la laïcité… ». Non seulement nous partageons

pleinement ce point de vue (y compris, nous n’hésitons pas à le dire, en ce qui

concerne la grandeur de la civilisation de l’islam), mais nous allons jusqu’à dire

qu’aucune religion n’est soluble dans la laïcité, pas plus d’ailleurs que dans la

démocratie.

Adhérer à une religion, c’est adhérer à une certaine vérité, précisément parce qu’on la

croit vraie, c’est faire sien un certain système de valeurs, c’est conformer son

1013 Islam et laïcité, entre doctrines et vivre-ensemble, Le Temps du 15 février 2016, p. 9.

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existence aux valeurs qui constituent ce système , c’est se plier à des impératifs, à des

contraintes, à des devoirs que nul, ni Etat, ni quelqu’autre institution publique ou

privée, ni qui que ce soit ne saurait imposer à quiconque qui ne partage pas cette

« vérité », précisément parce que cela reviendrait à violer sa liberté de croyance.

Adhérer à une religion c’est, en d’autres termes, renoncer, peu ou prou, à certaines des

libertés garanties par l’ordre juridique, parce que cette religion en condamne

l’exercice. Mais c’est dire alors qu’il ne saurait appartenir à l’Etat, en sa qualité de

protecteur de ces mêmes libertés, de prétendre « protéger » les adeptes de cette

religion et c’est précisément son rôle de garant de la liberté de conscience, de

croyance, de religion et de culte qui le lui interdit. Mais c’est ce même rôle qui lui

impose au contraire un devoir de protection lorsque cette adhésion n’est pas dictée par

un libre choix, lorsque le sujet se trouve en situation de devoir se plier à des

contraintes ou respecter des devoirs qui ne découlent pas d’une telle libre adhésion.

Pas dictée ou plus dictée : la liberté de choix constitutionnellement garantie au nom de

la protection de la dignité de la personne humaine commande en effet qu’aucun choix

ne soit irrévocablement et définitivement sanctionné par le droit. Et nous l’avons vu

aussi bien : selon une disposition expresse de notre Code civil, nul n’est autorisé à

aliéner l’essentiel de sa liberté.

Notre auteur distingue ensuite avec beaucoup de finesse trois types de laïcité : la

laïcité intrusive, la laïcité exclusive et la laïcité inclusive.

La laïcité intrusive, c’est, dit-il « celle qui donnerait à l’Etat le pouvoir de s’immiscer

dans la foi des autres pour décider, par exemple, que le port du voile ou du niqâb… ne

relève pas d’une pratique religieuse en islam ». Les considérations qui précèdent

établissent à suffisance que cette conception de la laïcité est frontalement

incompatible avec un ordre juridique qui garantit la liberté de croyance, de

conscience, de religion et de culte.

La laïcité exclusive, poursuit-il, c’est celle « qui prétend faire disparaître de l’espace

public tout ce qui peut rappeler une forme de religiosité quelconque ». Elle serait,

selon lui, le fait « des anticléricaux inconditionnés qui estiment que le monde devrait

être à l’image de leur athéisme ou de leur agnosticisme ». Ce qui est incontestable,

mais peut-être incomplet : nous serions pour notre part tenté d’y voir aussi le reflet

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d’une islamophobie ambiante et qui ne tend que trop à se répandre. L’interdiction en

Suisse de construire de nouveaux minarets en est sans doute l’une des manifestations

les plus criantes : pas un seul instant les auteurs de cette initiative indigne, pas plus

d’ailleurs que cette majorité de votants qui en a scellé le sort, n’ont songé un seul

instant à interdire les clochers ou la représentation des tables de la loi au fronton des

synagogues…ou encore l’implantation d’un temple bouddhiste de style thaïlandais

dans un parc lausannois !

Reste alors la laïcité inclusive, « avec laquelle il est possible de s’entendre ». C’est

celle qui « invite intelligemment tous ses citoyens à respecter les lois mais non pas à

les confesser. » C’est celle qui « leur garantit l’exercice de leur culte et la libre

expression de leurs convictions dans un espace ouvert à tous : juifs, chrétiens

musulmans, hommes de toute confession et libres penseurs. » Elle est une laïcité

d’ouverture, ou encore une laïcité plurielle ». Et Ramadan de s’interroger : « Pourquoi

un tel état d’esprit ne prédominerait-il pas en Suisse ? ».

La réponse, pour nous, ne saurait faire aucun doute : c’est incontestablement l’esprit

de la Constitution actuellement en vigueur, mais des initiatives du type de celles que

nous dénoncions à l’instant n’ont de cesse de le corrompre.

Finalement c’est donc à la lumière de la laïcité inclusive que doit être définie la

neutralité de l’Etat en matière religieuse. Et c’est le « contenu » de cette laïcité qu’il

nous faut maintenant examiner de plus près, ce qui nous permettra de définir du même

coup – l’un n’est que l’envers de l’autre – celui de la liberté de conscience, de

croyance, de religion et de culte.

b) Laïcité et enseignement

La neutralité de l’Etat en matière religieuse lui interdit, c’est un truisme, d’imposer

quelque religion, quelque système philosophique, quelque système de pensée que ce

soit à tout ou partie de ses citoyens et administrés.

Un cas d’application particulièrement important est celui des programmes de

l’enseignement public. Mais comme la neutralité en cette matière implique aussi une

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restriction du droit de l’élève – et de ses parents en tant que responsables de son

éducation religieuse – c’est dans ce second contexte que nous aborderons cette

problématique.

Mais cette neutralité présente aussi des côtés plus subtils : l’Etat ne saurait non plus

créer l’apparence qu’il se départit de cette neutralité dans certaines de ses

manifestations ou certains de ses actes.

Il s’agit par exemple de l’apposition, respectivement le port de signes religieux dans

des locaux affectés à l’enseignement public et, plus précisément encore, la présence

de crucifix aux murs des salles de classe.

C’est ainsi au nom de la neutralité confessionnelle de l’Etat – et de la neutralité

confessionnelle de l'instruction publique obligatoire1014 – que le Tribunal fédéral a,

voici bien des années déjà, ordonné l’enlèvement des crucifix accrochés au mur des

salles de classe des écoles publiques dans certains cantons « catholiques » (en

l’occurrence, il s’agissait du canton du Tessin)1015. Il a jugé que la présence de ce

symbole chrétien pouvait être ressentie comme une pression exercée sur des élèves

d’autres confessions, à un âge où ils demeurent influençables.

Mais, en Suisse même, dans certains cantons, divers mouvements se manifestent en

faveur de la présence de crucifix dans les salles de classe de l’enseignement

obligatoire1016. Le canton du Valais n’a pas hésité à licencier avec effet immédiat un

enseignant de l’école publique au motif que celui-ci avait refusé d’accrocher (ou,

selon une autre version, avait décroché) un crucifix dans sa salle de classe1017… En

2010, dans le canton de Lucerne, une pétition, émanant de milieux de la démocratie

chrétienne et du parti d'extrême droite UDC, réclamait le maintien de ce symbole dans

les lieux publics comme les établissements scolaires1018.

1014Cf. note précédente.1015 ATF 116 Ia 252ss.1016Patricia Briel, Le crucifix et la laïcité de combat, Le Temps du 23 octobre 2010, p. 10.1017 Patricia Briel, loc.cit.; Le Temps du 28 octobre 2010, p.7.la 1018 Le Temps du 28 octobre 2010, préc. On mentionner Bavière, in Le Temps du a encore que la Bavière vient de rendre le crucifix obligatoire dans toutes ses administrations : Nathalie Versieux, La croix et la Bavière, in Le Te mps du 26 avriul 2018, p. 5.

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Sans doute, la Cour européenne des Droits de l’Homme a-t-elle, dans un arrêt de

Grande Chambre 1019, déclaré admissible au regard de la Convention et de son

Protocole no 1, la présence en Italie de crucifix dans les salles de classe vouées à

l’enseignement public obligatoire.

Elle infirmait de la sorte un arrêt de Chambre qui avait, au contraire, conclu à

l’unanimité à la violation de l’article 2 du Protocole no 1 examiné conjointement avec

l’article 9 de la Convention. Pour l’essentiel, et après avoir confirmé la signification

religieuse prédominante du crucifix, la Chambre avait considéré que l’Etat devait

s’abstenir d’imposer, même indirectement, des croyances dans des lieux où les

personnes sont dépendantes de lui ou dans les endroits où elles sont particulièrement

vulnérables et souligné que la scolarisation des enfants représentait un secteur

particulièrement sensible à cet égard. Et elle a conclu que l’exposition obligatoire

d’un symbole d’une confession donnée dans l’exercice de la fonction publique

relativement à des situations spécifiques relevant du contrôle gouvernemental, en

particulier dans les salles de classe, restreint le droit des parents d’éduquer leurs

enfants selon leurs convictions ainsi que le droit des enfants scolarisés de croire ou de

ne pas croire.

Pour parvenir à un résultat exactement inverse, la Grande Chambre s’est, pour sa part,

fondée sur trois considérations. En premier lieu, la pratique des Etats dans ce domaine

est très variable, il ne saurait donc être question de consensus européen, ce qui

commande de reconnaître à chaque Etat une large marge d’appréciation. Ensuite, elle

a considéré ne pas disposer « d’éléments attestant l’éventuelle influence que

l’exposition sur des murs de salles de classe d’un symbole religieux pourrait avoir sur

les élèves ». Enfin, sans contester « la visibilité accrue que la présence de crucifix

donne au christianisme dans l’espace scolaire », elle a jugé que les effets de cette

visibilité devaient être relativisés en fonction d’un certain nombre d’autres éléments :

c’est ainsi que la présence de crucifix ne s’accompagne pas d’un enseignement

obligatoire du christianisme, que le port par les élèves du voile islamique et d’autres

symboles et tenues vestimentaires à connotation religieuse n’est pas prohibé, que des

aménagements sont prévus pour faciliter la conciliation de la scolarisation et des

pratiques religieuses non majoritaires, que le début et la fin du Ramadan sont souvent 1019 Arrêt de Grande Chambre du 18 mars 2011 dans l’affaire Lautsi et autres c. Italie, no 30814/06.

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fêtés dans les écoles et qu’un enseignement religieux facultatif peut être mis en place

pour toutes confessions religieuses reconnues ; de plus les requérants eux-mêmes ne

prétendaient pas que la présence de crucifix dans les salles de classe aurait incité au

développement de pratiques d’enseignement présentant une connotation prosélytique.

Aucun de ces arguments n’emporte la conviction.

S’agissant de l’absence de consensus, la Cour se réfère à la manière dont les divers

Etats en usent dans la pratique. Mais ce n’est pas là ce qui doit être décisif. Ce qui

importe bien plutôt, c’est la manière dont ont tranché les Cours suprêmes nationales

lorsqu’elles ont été saisies de cette question. Or, comme le rappelle fort

opportunément le Juge Malinverni dans son « opinion dissidente », lorsqu’elles ont

été appelées à se prononcer, « les cours suprêmes ou constitutionnelles européennes

ont chaque fois et sans exception fait prévaloir le principe de la neutralité

confessionnelle de l’Etat ».

Sur le deuxième point, l’absence prétendue de preuves d’une influence sur les élèves,

on serait enclin à dire que c’est de deux choses l’une. Ou bien l’on considère, et c’est

apparemment ce qu’a fait la Grande Chambre, qu’il s’agit d’une question de pur fait ;

il faudrait alors regretter que, dans cette mesure, les requérants n’aient pas

suffisamment étayé leur dossier ; mais on pourrait à l’inverse se consoler en songeant

que, si la même question devait à nouveau lui être posée mais sur la base d’un dossier

mieux étoffé de ce point de vue, la Cour pourrait juger différemment, de sorte que le

présent arrêt pourrait être considéré plus comme un arrêt d’espèce que comme une

décision de principe, appelée à faire jurisprudence. Ou bien, et cela nous paraît la

seule manière correcte d’aborder ce problème, beaucoup plus que comme un point de

pur fait, la question doit être traitée en termes de risque : est-il tolérable au regard de

la Convention que les enfants des écoles soient exposés au risque d’être indûment

influencés par la présence de ce symbole ? Et qui oserait prétendre sérieusement

qu’un tel risque est inexistant ? Poser ces questions, c’est y répondre. Comme le

relève encore le Juge Malinverni, reprenant sur ce point une considération de l’arrêt

de Chambre, « le pouvoir contraignant de l’Etat est imposé à des esprits qui manquent

encore de la capacité critique leur permettant de prendre de la distance par rapport au

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message découlant du choix préférentiel manifesté par l’Etat ». On ne saurait mieux

dire !

Le troisième argument tendant à relativiser la visibilité du seul christianisme dans

l’espace scolaire ne vaut pas mieux. On ne peut certes que se réjouir des signes

d’ouverture ainsi manifestés. Il reste cependant qu’en se comportant de la sorte, les

autorités scolaires italiennes ne font que se conformer au devoir qui leur incombe de

respecter la liberté religieuse des élèves, quelle que soit leur confession. Elles ne

sauraient donc s’en prévaloir pour excuser une violation sous un autre angle de cette

même liberté !

c) Laïcité et administration publique

Se pose ici la question du port d’insignes religieux par les fonctionnaires qui sont en

contact direct et « présentiel » avec les usagers des divers services public ?

Il faut se demander si une prohibition à cet égard serait justifiable au regard des droits

fondamentaux de ces fonctionnaires.

Il faut d’emblée faire abstraction, dans un premier temps, de la problématique du port

de tels insignes par les enseignant(e)s de l’école publique. Ce point fait intervenir des

considérations particulières et doit donc être traité séparément. Nous y reviendrons

dans un instant..

Ce point provisoirement mis à part, il faut donc se demander ce qui pourrait justifier

que les fonctionnaires de cette catégorie se voient infliger semblable restriction de

leur liberté de manifester librement et publiquement leurs convictions religieuses.

Faudrait-il invoquer ici le devoir de neutralité de l’Etat en matière religieuse ?

Faudrait-il, en d’autres termes, que le fonctionnaire en tant qu’individu doive s’effacer

au bénéfice de la fonction dont il est le représentant, pour ne pas dire l’incarnation… ?

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Nous soutenons que oui1020.

Autoriser ces fonctionnaires à arborer les signes distinctifs de leur religion, pourrait

susciter chez les administrés qui entrent en contact physique avec eux la crainte d’un

traitement discriminatoire s’ils ne partagent pas les convictions ainsi manifestées, ou

au contraire l’espoir, évidemment injustifié, d’un traitement de faveur dans le cas

contraire. Bref : l’apparence de possibles inégalités de traitement pratiquées au sein de

l’Etat, indirectement admises par celui-ci, dont la neutralité en matière religieuse

apparaîtrait ainsi sujette à caution.

Nous soutenons donc qu’une telle prohibition se justifie pour ce motif. Mais il va sans

dire que cette prohibition doit être appliquée sans aucune discrimination à tous les

signes distinctifs de quelque religion que ce soit. Une prohibition qui ne viserait que le

port du voile islamique dans l’administration serait donc clairement

inconstitutionnelle.

En 2016, un projet de loi sur la laïcité de l’Etat était à l’examen dans le canton de

Genève, projet qui imposait notamment aux fonctionnaires d’observer la neutralité

religieuse1021. La loi a finalement été adoptée le 26 avril 2018, mais elle fait l’objet de

quatre demandes distinctes de referendum, le délai pour la collecte des signatures

venant à échéance le 20 juin 20181022. Selon son article 3, les membres du Conseil

d’Etat, d’un exécutif communal ainsi que les magistrats du pouvoir judiciaire et de la

Cour des comptes, lorsqu’ils sont en contact avec le public, s’abstiennent de signaler

leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs1023 ; il en va de

même pour les agents de l’Etat, ceux du canton, des communes et des personnes

morales de droit public1024 ; quant aux membres du Grand Conseil et des Conseils

municipaux, ils doivent, lorsqu’ils siègent en séance plénière ou lors de

représentations officielles, s’abstenir eux aussi de signaler leur appartenance

1020 De même : ATF 123 I 296 consid. 3 et 4, pp.303 sv., cité dans ATF 142 I 49, consid. 4.4., p.58.1021 Cf. Olivier Francey, MCG et UDC veulent interdire le voile dans l’administration, in Le Temps du 3 mars 2016, p. 9.1022 Cf. Site officiel de l’Etat de Genève, Législation genevoise, Referendums cantonaux ; la loi a été publiée dans la Feuille des avis officiels du 11 mai 2018, les demandes de referendum dans celle du 16 mai 2018. Cf. également Yann Rossier, Quatre referendums contre une loi, in Le Temps du 16 mai 2018, p. 7.1023 Al. 3.1024 Al. 5.

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religieuse par des signes extérieurs1025.

Mais, on l’a dit, le problème se pose dans des termes particuliers s’agissant des

enseignants du secteur public.

Intervient ici un facteur propre à ce secteur : le caractère influençable de l’élève face à

un enseignant qu’il voit comme détenteur de la vérité . Il n’est pas admissible que

l’enfant soit de la sorte induit à penser que la religion dont les insignes sont ainsi

arborés est la seule « vraie ». Outre que l’enfant se trouverait de la sorte indûment

prévenu dans les choix qu’il lui appartiendra plus tard d’opérer en matière religieuse,

une telle situation pourrait le mettre en position de conflit avec ses parents, si ceux-ci

sont adeptes d’une autre religion et entreprennent de la lui inculquer. Par où l’on voit

encore que le droit des parents à déterminer l’éducation religieuse de leur enfant serait

lui aussi atteint. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que, selon l’article 303 du

Code civil, les parents disposent de l’éducation religieuse de l’enfant, que cependant

l’enfant âgé de seize ans révolus a le droit de choisir lui-même sa confession.1026

En cette matière, la jurisprudence du Tribunal fédéral est du reste parfaitement

fixée dans le sens ici défendu: un enseignant de l’école publique ne saurait invoquer

sa liberté de religion pour arborer en classe les signes distinctifs de celle dont il est

adhérent1027.

d) L’organisation des rapports entre les Eglises et l’Etat

Mais cette neutralité doit en outre et surtout se manifester dans la manière dont l’ordre

juridique aménage les relations organiques entre ces institutions que sont, d’un côté,

l’Etat et, de l’autre les Eglises. C’est si l’on veut le côté collectif de la neutralité de

1025 Al. 4.1026 On signalera aussi que l’art. 14 de la Convention sur les droits de l’enfant fait obligation aux Etats parties de respecter le droit et le devoir des parents de guider l’enfant dans l’exercice de son droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion d’une manière qui corresponde au développement de ses capacités. 1027 ATF 142 I 49, consid. 4.4, p. 58, qui se réfère sur ce point à l’arrêt ATF 123 I 296, consid. 3 et 4, p. 303 ss. ; il s’agissait dans cette affaire de l’interdiction faite par les autorités genevoises à une enseignante convertie à l’Islam de porter le voile pendant ses classes. On s’étonnera cependant que les juges de Mon Repos paraissent justifier cette solution par la tradition de « laïcité » de l’Etat propre au canton de Genève ; pour nous, et pour les raisons développées au texte, cette solution doit valoir de manière tout à fait générale.

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l’Etat en matière religieuse.

En Suisse, on l’a dit, c’est aux cantons qu’il appartient de régler les rapports entre

l’Eglise et l’Etat1028. Sous réserve, il va sans dire, que cette réglementation respecte

rigoureusement la liberté de religion et de culte garantie par le droit constitutionnel

fédéral. Liberté qui, il faut le relever dès à présent mais il faudra y revenir est

reconnue non seulement à toute personne physique, mais aussi aux personnes morales

à composante religieuse1029.

Divers modèles sont concevables et ont été appliqués, certains compatibles avec le

principe de neutralité, d’autres manifestement non.

Le premier modèle consistait à placer les Eglises sous étroit contrôle, c’est la solution

de l’Eglise d’Etat. Modèle symétrique inverse de « l’Etat chrétien » : pour s’assurer

que l’Eglise ne se livre pas à des menées contre le pouvoir politique, désormais

émancipé de la sphère religieuse, l’Etat soumet l’Eglise à une surveillance étroite, lui

refuse toute autonomie, se réserve la nomination du personnel ecclésiastique.

Ce sera le système adopté en Suisse, dans le canton de Vaud, entre 1839 et 1863. Il est

intéressant de noter à ce propos que le gouvernement de l’époque envisageait de lutter

contre le péril clérical en associant les fidèles au gouvernement de l’Eglise ; cette

solution s’étant heurtée à l’hostilité de la majorité des pasteurs, c’est, pour les mêmes

raisons, le système de l’Eglise d’Etat qui a prévalu1030.

Ce sera le système que Bismarck, soucieux de protéger le tout jeune Empire allemand

et qui redoute une rébellion de ses sujets catholiques des territoires anciennement

polonais, tentera d’imposer, pendant quelques années, en plein Kulturkampf, mais

sans beaucoup de succès.

Mais il est évident que ce modèle est incompatible avec la liberté religieuse.

1028 Art. 72 al. 1 Cst.1029 ATF du 13 septembre 2016, 2C_66/2015, Fondation Armée du Salut Suisse et Société coopérative Armée du Salut Œuvre Sociale c/ Grand Conseil et Conseil d’Etat de la République et canton de Neuchâtel, consid. 5.2, 5.3 et 5.4.1030 Robert Centlivres/ et Jean-Jacques Fleury, De l’Eglise d’Etat à l’Eglise nationale (1839-1863), Lausanne 1963, p.12-13.

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Un deuxième modèle, c’est la séparation de l’Eglise et de l’Etat, telle qu’elle sera

instaurée en France et dans le canton de Genève1031 au début du vingtième siècle.

Lorsque l’on parle de laïcité de l’Etat, mais cette fois dans un sens plus étroit et plus

spécifique, c’est précisément ce modèle que l’on entend. Comme on va le voir, la

nouvelle loi genevoise sur la laïcité de l’Etat demeure fidèle à ce principe.

Le modèle français se construit selon deux axes, que la loi de 1905 sur la séparation

de l’Eglise et de l’Etat énonce avec une clarté exemplaire.

D’une part, « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte »

(article 2). Mais, d’autre part, « La République assure la liberté de conscience. Elle

garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans

l’intérêt public » (article premier).

Il saute aux yeux que, ainsi défini, ce modèle consacre au mieux le principe de

neutralité confessionnelle de l’Etat dans le respect de la liberté religieuse. On l’aura

du reste remarqué : dans l’énoncé légal la garantie du libre exercice des cultes précède

l’énoncé du principe de neutralité confessionnelle. On serait enclin à penser que

l’ordre ainsi adopté n’est pas tout à fait innocent.

Il est au demeurant intéressant de relever que ce modèle de stricte neutralité

confessionnelle s’accompagne de prestations positives de l’Etat en faveur de

l’exercice des cultes.

1031 En fait, l'affaire n'est pas allée sans mal: de 1842 à 1907, ce ne sont pas moins de huit projets qui furent soumis au Parlement cantonal. En 1880 encore, un projet de loi de séparation est rejeté en votation populaire. Il faudra attendre 1907 pour que la séparation soit finalement consommée. La nouvelle Constitution genevoise, du 14 octobre 2012 (Cst. – GE, Recueil systématique genevois, RSG 200) prévoit à son article 3, que l’Etat est laïque et observe une neutralité religieuse, qu’il ne salarie ni ne subventionne aucune activité cultuelle et qu’il entretient des relations avec les communautés religieuses. On citera en outre la disposition constitutionnelle qui concerne les édifices ecclésiastiques dont la propriété a été transférée aux Eglises par les communes : art. 218 ; ces édifices conservent leur destination religieuse et il ne peut en être disposé à titre onéreux, sauf exception : quant au temple de Saint-Pierre, il demeure propriété de l’Eglise protestante de Genève, mais l’Etat en dispose pour les cérémonies officielles.. On notera encore que, en 1875, le canton de Genève s’était doté d’une loi, (du 28 août) « sur le culte extérieur », qui prohibait non seulement (art. 1), toute célébration de culte, procession ou cérémonie religieuse sur la voie publique, mais en outre (art. 3) le port de tout costume ecclésiastique ou appartenant à un ordre religieux sur la voie publique. Cette loi, à l’époque vainement combattue devant le Tribunal fédéral, n’a finalement été abrogée que par la nouvelle loi genevoise sur la laïcité de l’Etat.

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Cette même loi de 1905 définit en effet un statut d’associations cultuelles, lesquelles

bénéficient de certains avantages, notamment sur le plan fiscal. Et une loi du 2 janvier

1907 concernant l’exercice public des cultes règle le sort des « édifices affectés à

l’exercice du culte… », qui, à défaut d’associations cultuelles, « continueront à être

laissés à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur

religion ».

Encore faut-il, naturellement, que ces prestations positives soient dispensées dans le

strict respect du principe de non-discrimination.

La défunte Commission européenne des Droits de l’Homme1032 avait eu l’occasion de

le rappeler au gouvernement français dans un rapport du 6 juillet 19941033. A l’époque,

les associations cultuelles organisées selon la loi de 1905 pouvaient, moyennant

autorisation administrative, recevoir des dons et legs ; les associations organisées

selon le droit commun de la loi de 1901 ne le pouvaient pas. L’Union des athées qui

figurait au nombre de celles-ci se plaignait à Strasbourg d’une discrimination. La

Commission avait conclu à une violation de la Convention. Elle considérait

notamment que « la teneur philosophique, certes fondamentalement différente » entre

la doctrine professée par une association cultuelle et celle professée par la requérante

ne « semble pas un argument suffisant pour distinguer l’athéisme d’un culte religieux

au sens classique et servir de fondement à un statut juridique aussi différent ». La

Commission se fondait, certes, sur l’article 11 de la CEDH combiné avec son article

14 ; mais le résultat eût sans doute été le même si elle avait raisonné sur la base de son

article 9, dans la mesure où cette dernière disposition couvre aussi les convictions

philosophiques non religieuses.

Si le modèle de séparation de l’Eglise et de l’Etat tel que consacré par le droit français

réalise ainsi de manière exemplaire le principe de neutralité confessionnelle, ce n’est

pas le seul modèle qui soit compatible avec ce principe. Dans ce sens, le Juge

Bonello, dans son « opinion concordante » déjà citée, n’avait pas tort d’affirmer que

1032 Elle a été abolie en octobre 1999.1033 Union des athées c/ France, requête no 14635/89ss.

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la garantie de la liberté religieuse n’impose pas comme seul modèle possible celui de

la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Ce troisième modèle, c’est celui des Eglises reconnues, tel qu’il est consacré en

Allemagne et dans de nombreux cantons suisses, tant de langue allemande que de

langue française.

Dans un premier temps, la reconnaissance se limite aux Eglises incarnant l’une ou

l’autre ou les deux confessions majoritaires, la catholique et la protestante,

éventuellement à la communauté israélite. Les autres communautés étant renvoyées à

un pur statut associatif de droit privé. C’est ce que l’on pourrait appeler le modèle de

reconnaissance fermée.

Plus récemment, les autres communautés religieuses voient s’ouvrir de nouvelles

possibilités : soit qu’elles puissent elles aussi demander leur reconnaissance, comme

dans le canton de Lucerne1034 ; soit qu’elles puissent bénéficier elles aussi d’un statut

de droit public, statut certes réduit par rapport à celui de la reconnaissance pleine et

entière, mais qui leur confère néanmoins un certain nombre d’avantages ; c’est la

solution que consacre l’actuelle Constitution du canton de Neuchâtel, du 24 septembre

2’0001035. On est alors en présence d’un modèle de reconnaissance ouverte.

C’est ainsi par exemple que le droit vaudois prévoit un double statut : d’une part celui

des Eglises reconnues de droit public, soit l’Eglise évangélique réformée du canton de

Vaud et l’Eglise catholique romaine par la Fédération ecclésiastique catholique

romaine du canton de Vaud1036 ; et d’autre part les communautés reconnues d’intérêt

public1037.

Les unes et les autres bénéficient de prérogatives de droit public. Mais la différence

essentielle entre les deux statuts concerne le régime financier : l’Etat assure aux

Eglises reconnues les moyens nécessaires à l’accomplissement de leur « mission au

1034 Constitution du 17 janvier 2007, § 79.1035 Art. 97 – 99. RSN 101.1036 Cst.VD, art. 170. Loi sur les relations entre l'Etat et les Eglises reconnues de droit public (LREEDP), du 9 janvier 2007, RSV 180.05, art. 1 à 3.1037 Cst.VD, art. 171. Loi sur la reconnaissance des communautés religieuses et sur les relations de l'Etat avec les communautés religieuses reconnues d'intérêt public (LRCR), du 9 janvier 2007, RSV 180.51.

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service de tous » et ces moyens leur sont accordés sous la forme d’une subvention

versée dans le cadre d’une convention signée entre l’Etat et chacune d’elles ; il est

prévu de plus la mise à disposition par l’Etat ou par les communes de cures, lieux de

culte et autres locaux. Quant aux communautés reconnues, il est simplement prévu

que l’Etat peut leur octroyer une subvention, mais dans la mesure seulement où elles

participent à une mission exercée en commun au sens de la loi sur les relations entre

l’Etat et les Eglises reconnues de droit public.

On ne manquera pas de demander comment de telles solutions peuvent se concilier

avec le principe de la neutralité de l’Etat en matière religieuse.

La seule solution possible, à notre avis, est le recours à la notion de service public. En

accordant un soutien à des Eglises et à des communautés religieuses, l’Etat reconnaît

que celles-ci correspondent à un besoin de la population ou d’une partie de celle-ci, et

que ce besoin est suffisamment important pour que les missions qu’elles exercent

soient considérées comme constituant un service public, et qu’elles puissent, à ce titre,

bénéficier d’un statut exorbitant du droit commun des associations de droit privé. Et si

l’Etat n’accorde ce soutien qu’à certaines Eglises à l’exclusion de toutes les autres, et

(dans une mesure réduite) à certaines communautés religieus et non à d’autres, ce

n’est pas qu’il s’identifierait à celles-là seulement ; c’est en raison de l’intensité

variable du besoin qu’elles contribuent à satisfaire ; en particulier, les seules Eglises

reconnues sont celles qui incarnent une confession qui est à la fois majoritaire et

traditionnellement implantée dans le canton.

Mais ce modèle ne peut se concilier avec le principe de la neutralité confessionnelle

de l’Etat qu’à la condition que la reconnaissance, entière, respectivement restreinte,

soit accessible aux mêmes conditions à toute Eglise, respectivement à toute

communauté religieuse, et que le statut octroyé ne soit maintenu qu’aussi longtemps

que subsiste inchangé le besoin qui en a justifié l’octroi. S’il devait advenir que l’une

des confessions traditionnelles cesse d’être majoritaire, le statut de l’Eglise reconnue

qui l’incarne devrait être revu.

A nouveau, le droit vaudois illustre cette conception de manière très intéressante.

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Une disposition de la Constitution cantonale prévoit expressément que « L’Etat tient

compte de la dimension spirituelle de la personne »1038. Ce qui confère à l’idée de

service public au sens que nous venons de développer un ancrage juridique

incontestable et au plus haut niveau.

Puis, la loi sur les relations entre l’Etat et les Eglises reconnues de droit public1039

définit la « mission au service de tous » qui incombe à celles-ci. Mission que, dans le

cadre de leurs compétences, elles exercent dans les domaines de la vie communautaire

et cultuelle, de la santé et des solidarités, de la communication et du dialogue, de la

formation et de l’accompagnement.

De même, seules peuvent être reconnues les communautés religieuses qui ont une

activité cultuelle sur tout le territoire cantonal, exercent un rôle social et culturel,

s’engagent en faveur de la paix sociale et religieuse et participent au dialogue

œcuménique et/ou interreligieux1040.

Le principe de neutralité de l’Etat en matière religieuse commande, on l’a dit, que le

statut octroyé ne soit maintenu qu’aussi longtemps que subsiste inchangé le besoin qui

en a justifié.

La loi sur les relations entre l’Etat et les Eglises reconnues de droit prévoit aussi bien

que si l’une des confessions traditionnelles cesse d’être majoritaire, le statut de

l’Eglise reconnue qui l’incarne devrait être revu. Et il en va de même pour les

communautés religieuses reconnues d’intérêt public1041.

Des vois s’élèvent en faveur d’une reconnaissance de l’islam, celle, notamment, de

Jacques Neyrinck1042. Celle également de la Conseillère nationale Irène Kälin1043.

1038Constitution du 14 avril 2004 (Cst. VD), RSV 101.01 art. 169. 1039 LREEDP, du 9 janvier 2007, RSV 180.05.1040 LRCR art. 10.1041 LRCR art. 27.1042 Reconnaître pleinement l’islam, troisième confession nationale, in Le Temps du 7 janvier 2016, p. 11 Cf. également : Alberto Mocchi, Pour une reconnaissance des communautés religieuses, in Le Temps du 4 novembre 2016, p. 9.. 1043 Céline Zünd, Irène Kälin veut que l’islam devienne une affaire d’Etat, in Le Temps du 13.10.2017, p. 7.

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Pour sa part, l’Union vaudoise des associations musulmanes et ses dix-sept centres ont

déposé une demande de reconnaissance en tant que communauté religieuse reconnue

d’intérêt public.

La charte récemment signée par les Albanais musulmans de Suisse et leur

représentants, par laquelle ils s’engagent pour la laïcité, la transparence financière et

la formation civique1044, si elle devait faire école, constituerait sans nul doute une

étape cruciale sur la voie d’une telle reconnaissance, si elle venait à

être demandée.

Mais cette question divise profondément l’extrême gauche genevoise1045.

Quant à lui, le Réseau laïque romand s’oppose à la manière dont est appliquée, dans le

canton de Vaud, la loi cantonale sur la reconnaissance des communautés religieuses

d’intérêt public1046.

Tout récemment, on l’a vu, le canton de Genève s’est doté d’une loi sur la laïcité de

l’Etat, qui fait cependant l’objet de demandes de referendums. Celle-ci définit

notamment les relations entre autorités et organisations religieuses1047. On y lit que

l’Etat est laïque, en ce sens qu’il observe la neutralité dans les affaires religieuses1048.

Il ne salarie ni ne subventionne aucune activité cultuelle1049. La neutralité religieuse de

l’Etat interdit toute discrimination fondée sur less convictions religieuses ou l’absence

de celles-ci et toute forme de prosélytisme1050. Les communautés religieuses

s’organisent selon les formes du droit privé (association ou fondation)1051. Elles

peuvent, à certaines conditions, obtenir que l’Etat perçoivent pour elles une

1044 Lise Bailat, Pour une laïcité sans compromis ni double langage, interview de Mustafa Memeti, Président d l’Union des imams albanais, in Le Temps du 20 mars 2017, p. 6. 1045 Alexis Favre, L’extrême gauche se fracasse sur l’islam , in Le Temps du 18 avril 2016, p. 3. Magali Orsini, La laïcité contre le travail de sape de l’islam politique, in Le Temps du 28 avril 2016, p. 9. Laure Lugon Zugravu, Nouvel évangile de la laïcité selon l’extrême gauche, in Le Temps du 4 juin 2016, p. 8. 1046 Aïna Sjkellaug, « Nous prônons la laïcité contre l’intégrisme », interview de Sylviane Roche et Nadine Richon, membres fondatrices du Réseau laïque romand, in Le Temps du 10 décembre 2016, p. 8. Cf. également la même, L’Offensive anti-islam de l’UDC vaudoise, in Le Temps du 25 novembre 2016, p.7.1047 Chapitre II, art. 4-9. 1048 Art. 2 al. 1 et 3, al, 1.1049 Art. 3 al.1.1050 Art. 3 al. 2.1051 Art. 2.

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contribution religieuse volontaire1052. Sauf exception, les manifestations religieuses de

nature cultuelle se déroule nt sur le domaine privé, les manifestations religieuses de

nature non cultuelles sur le domaine public sont soumises à la législation générale sur

les manifestations sur le domaine public1053.

Si nous revenons, pour conclure sur ce point, aux fondamentaux : protection et respect

de la dignité humaine en combinaison avec la liberté de pensée, de croyance et de

religion, nous dirions, avec Jean Batou, membre de SolidaritéS et député d’Ensemble

à Gauche au Grand Conseil genevois, « la laïcité ne devrait en aucun cas être érigée

en credo, encore bien moins en fondamentalisme antireligieux »1054 ; il faut

absolument éviter que, sous couleur de laïcité, ne voient le jour des mesures qui

relèvent en réalité de l’islamophobie – comme l’interdiction faite aux écolières de

porter le voile islamique en classe, dont il sera question plus bas. Et nous n’hésitons

pas à dire que le régime vaudois des communautés religieuses reconnues d’intérêt

public, tel qu’il est conçu, ne constitue nullement le cheval de Troie dénoncé par

certains aux revendications des organisation islamistes les plus extrêmistes.

C) Trouver ses marques

Il s’agit ensuit de reconnaître, de définir, d’aménager, d’habiter son espace existentiel,

de trouver ses repères, de poser ses marques (1). Et, à partir de là, de quêter

éventuellement un sens dernier sous la forme d’une religion, d’une philosophie, d’une

pratique spirituelle individuelle ou (et) collective, d’une doctrine de vie, d’un système

de valeurs…auquel on adhère précisément parce que l’on s’est convaincu qu’il fait

sens; et d’y conformer son existence pour cette raison même (3).

1. Une batterie de libertés fondamentales

Reconnaître, définir, aménager, habiter son espace existentiel, trouver ses repères,

poser ses marques suppose une possibilité de déchiffrer, de comprendre le monde

comme aussi la situation particulière – l’être humain est par définition « en situation »

et c’est bien pourquoi il est acculé à des choix, ou pour reprendre un fameux énoncé

1052 Art. 5.1053 Art. 6 et loi du 26 juin 2008. 1054 Jean Batou, Islam, laïcité : pour y voir plus clair, in Le Temps du 22 avril 2016, p. 9.

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sartrien, « condamné à être libre » – où, comme disait Heidegger, on se trouve

« jeté », et d’acquérir les instruments nécessaires à cet effet.

D’acquérir, plus précisément, la formation, les méthodes, les connaissances, le savoir,

les ouvertures (notamment esthétiques) à partir desquels édifier son espace existentiel,

le maintenir, le nourrir, l’enrichir continument.

Il y faut, on l’a dit, une batterie de libertés fondamentales, de droits et de garanties.

a) Le droit de l’enfant à un développement harmonieux

Si ces processus d’acquisition commencent tout naturellement, par l’éducation que

l’on reçoit au sein de sa famille, encore faut-il que celle-ci soit encadrée par une série

de droits fondamentaux de l’enfant afin que celui-ci bénéficie d’un développement

harmonieux.

On citera dans ce contexte l’article 11 de la Constitution, qui confère aux « enfants »

et aux « jeunes » un «droit à une protection particulière de leur intégrité et à

l’encouragement de leur développement». L’article 296 du Code civil le proclame

aussi bien : l’autorité parentale doit servir le bien de l’enfant.

L’art. 11 précise dans un second alinéa qu’ « ils exercent eux-mêmes leurs droits

dans la mesure où ils sont capables de discernement » : on reconnaît là le souci de

traiter l’enfant et le jeune comme un sujet, dès qu’il est en mesure de se comporter

comme tel, et donc, en dernier ressort, une consécration de sa dignité. C’est ainsi,

pour ne citer que ces deux exemples, qu’un enfant capable de discernement ne peut

être adopté sans son consentement1055 ; et qu’il doit, en principe dans tous les cas, être

entendu en procédure d’adoption1056 ; et l’on a vu ce qu’il en était pour l’enfant en

matière de liberté de croyance, de conscience et de religion.

Mais on citera surtout la Convention du 20 novembre 1989 relative aux droits de

l’enfant, entrée en vigueur pour la Suisse le 26 mars 1997. Cette convention est

1055 Art. 265 al. 1 CC.1056 Art. 268a/bis, al. 1 CC.

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libellée sous la forme d’engagements que prennent les Etats parties, de principes dont

ils conviennent ou encore de droits de l’enfant qu’ils disent reconnaître. C’est ainsi

qu’ils s’engagent à respecter tous les droits énoncés dans la convention et à les

garantir à tout enfant relevant de leur juridiction sans aucune discrimination quelle

qu’en soit le motif1057. On pourrait donc penser que cette convention n’instaure que

des engagements des Etats parties, qu’elle n’est donc pas d’application immédiate en

ce sens que des particuliers, parents ou proches, voire les enfants eux-mêmes,

pourraient en déduire des droits ; toutefois, dans un arrêt récent, le Tribunal fédéral

semble ne pas exclure que l’enfant puisse faire valoir à l’appui d’un recours des droits

déduits de cette convention1058.

On signalera encore l’irritante question des châtiments corporels. On apprend que

trente-trois pays européens en ont instauré l’interdiction et des vois s’élèvent pour

qu’il en aille de même dans notre pays1059

Viennent ensuite les cursus scolaires successifs. Sont ici convoqués le droit à un

enseignement minimum ainsi que les mesures positives prises par l’Etat pour assurer

un minimum d’égalité des chances d’accéder aux enseignements de degré supérieur.

Nous en avons déjà traité dans un autre contexte, nous nous abstiendrons donc d’y

revenir ici. Nous nous bornerons à relever que la CDE consacre plusieurs dispositions

à cette problématique. C’est ainsi que les Etats parties reconnaissent le droit de

l’enfant à l’éducation et prennent les diverses dispositions destinées à assurer

l’exercice de ce droit « progressivement et sur la base de l’égalité des chances », au

nombre desquelles on citera celles que voici : ils rendent l’enseignement primaire

obligatoire et gratuit pour tous ; ils encouragent l’organisation de différentes formes

d’enseignement secondaire, tant général que professionnel, les rendent ouvertes et

accessibles à tout enfant et prennent les mesures appropriées telles que la gratuité de

l’enseignement et l’offre d’une aide financière en cas de besoin ; ils assurent à tous

l’accès à l’enseignement supérieur, en fonction des capacités de chacun par tous les

1057 Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 (CDE, RS 0.107), art. 2.1058 ATF 141 III 328, consid. 7.4, p.350, concernant un refus d’inscrire deux jumeaux issus d’une GPA aux Etats-Unis à l’état civil suisse. Dans le cas particulier, la question ne se posait pas, les jumeaux n’étant pas eux-mêmes recourants ; cela n’a pas empêché les juges de Mon Repos d’examiner la question de savoir si des droits déduits de la convention auraient été de nature à tenir en échec la clause d’ordre public sur laquelle se fondait le refus d’inscription. 1059 Philip D. Jaffé et Jean Zermatten, Assez de la gifle et de la fessée, armes pédagogiques d’une société d’antan, in Le Temps du 11 janvier 2018, p.8.

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moyens appropriés ; ils rendent ouvertes et accessibles à tout enfant l’information et

l’orientation scolaires et professionnelles1060.

On ne peut que répéter ici que, au regard de cet ambitieux programme, notre droit

positif en la matière laisse beaucoup à désirer…

b) La liberté d’information et d’opinion

L’article 16 de la Constitution garantit ainsi à toute personne le droit de recevoir

librement des informations, de se les procurer aux sources généralement accessibles et

de les diffuser1061. La loi sur la radio et la télévision proclame pour sa part que toute

personne est libre de recevoir les programmes suisses et étrangers destinés au public

en général1062.

Encore faut-il que ces sources existent, qu’elles soient de qualité, qu’elles reflètent la

diversité de tout ce qui est connaissable en l’état actuel des connaissances. Trois

autres libertés doivent être ici convoquées : la liberté de l’enseignement, la liberté de

la science, la liberté de la presse. Non que ces libertés puissent être directement

invoquées par tout un chacun au nom et sous la bannière du droit à recevoir de

l’information et d’y accéder ; envisagées de ce dernier point de vue, elles doivent bien

plutôt être conçues comme des conditions du plein exercice du droit à l’information,

d’où se déduit, de ce même point de vue, l’existence à la charge de l’Etat d’une

obligation positive de consacrer ces trois libertés. Etant encore entendu, à l’inverse,

que ces trois libertés se réduiraient à fort peu de chose sans la garantie du droit à

diffuser de l’information.

Il n’est pas de liberté de l’information là où l’Etat s’arrogerait le pouvoir de décider de

la vérité en toute chose et prendrait toute mesure pour éviter la diffusion de thèses

contraires.

C’est bien évidemment l’interdiction de la censure et l’exclusion de tout monopole de

l’information qui serait concentré entre les mains de l’ Etat.1060 Art. 28 premier alinéa et lettres a à d.1061 Al. 3.1062 Art. 66.

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Mais c’est aussi, plus subtilement, le devoir (positif) de l’Etat d’assurer et de

maintenir un pluralisme entre et au sein même des différents medias. Dans cette

perspective, il incombe selon nous, à l’Etat de s’opposer à une concentration

excessive des organes en charge de l’information et il doit s’en donner le pouvoir. Et

ce devoir lui incombe tant en sa qualité de garant de la liberté des medias qu’en celle

de garant de la liberté d’opinion.1063

S’agissant plus particulièrement de medias qui nécessitent pour fonctionner de l’octroi

d’une fréquence d’émission (radio, télévision) et qui, partant, ne peuvent coexister

qu’en nombre limité et sont soumis dès lors à concession, il importe que l’octroi de

celle-ci se fasse dans le respect de la diversité et du pluralisme.

S’il existe des chaînes de service public en mains de l’Etat, il s’impose également que

soit rendue possible et effective l’existence simultanée de chaînes privées.

Enfin, et compte tenu précisément du nombre nécessairement restreint de tels organes

d’information, il s’impose qu’un certain contrôle soit instauré pour assurer que la

pluralité des opinions et des points de vue puisse se faire entendre ; étant bien entendu

que l’organisme chargé de ce contrôle doit jouir d’une complète indépendance et, par

sa composition, refléter précisément cette diversité.

 

Au nombre des « sources généralement accessibles », on n’oubliera pas de mentionner

la législation sur la transparence de l’administration. C’est ainsi par exemple que la loi

fédérale sur le principe de la transparence de l’administration1064 reconnaît à toute

personne le droit de consulter des documents officiels et d’obtenir des renseignements

sur leur contenu de la part des autorité1065.

Dans un arrêt récent, le Tribunal fédéral1066, après avoir rappelé que cette loi confère à

1063 Il est intéressant de noter à ce propos que l’actuelle Constitution de la République Portugaise (CRP, de 1976) prévoit expressément l’instauration d’une entité administrative indépendante avec notamment pour mission d’assurer la non concentration des organes de communication sociale : art. 39, al. 1 lit.b.1064 Du 17 décembre 2004 (LTrans, RS 152.3). Pour deux cas récents d’application, cf. ATF 144 II 77 et 91.1065 LTrans art. 6 al. 1.1066 ATF 142 II 316, consid. 3.1., p. 315-316.

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chacun un droit subjectif à la consultation des documents officiels, a souligné la

relation qu’entretient ce droit d’accès avec la liberté d’information et, indirectement,

la liberté des medias.

La liberté d’information peut entrer en conflit avec la protection de la sphère privée de

tierces personnes. La loi précitée instaure, de manière satisfaisante selon nous, un

juste équilibre entre les deux exigences : non seulement elle exclut du droit d’accès

tous les documents officiels relatifs à une procédure civile, une procédure pénale ou

une procédure administrative mais elle dispose de façon tout à fait générale que, si des

documents officiels accessibles en principe à la consultation contiennent des données

sensibles concernant de tierces personnes, ils devront être anonymisés avant de

pouvoir être consultés1067.

La liberté de l’information conduit tout naturellement à la liberté d’opinion : tant il est

vrai que celle-ci ne serait rien sans celle-là.

Liberté qui a, elle aussi, son siège à l’article 16 Cst.1068, où elle est libellée en ces

termes1069 : « Toute personne a le droit de former, d’exprimer et de répandre librement

son opinion ». On remarquera l’étroite interaction entre ces trois termes et ce à un

triple point de vue : d’une part, que servirait-il de pouvoir former librement son

opinion sans la possibilité de l’exprimer et de la répandre tout aussi librement, à quoi

servirait la liberté d’exprimer et de répandre son opinion sans celle de la former tout

aussi librement ; d’autre part, nul ne saurait former librement son opinion sans

pouvoir librement prendre connaissance des opinions exprimées et répandues par

autrui ; et, troisièmement, sans pouvoir en faire librement la critique ni pouvoir

prendre librement connaissance des critiques formulées par autrui : par où l’on voit

que la liberté d’information et d’opinion inclut nécessairement celle de la critique.

Il faut s’arrêter un peu plus longuement sur la liberté d’expression de ses opinions et,

donc aussi, sur la liberté de la critique. Et sur les restrictions dont elles seraient

éventuellement susceptibles.

1067 Art. 19 LTrans.1068 Al. premier.1069 Al.2.

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Il faut citer ici un tout récent arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme1070

qui a condamné la Suisse pour violation de l’article 10 CEDH, arrêt sur lequel nous

aurons à revenir dans d’autres contextes. La Cour y proclame que « la liberté

d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et

l’une des conditions de base pour le progrès de celle-ci et pour la réalisation par

chacun de son propre accomplissement ».

La liberté d’exprimer ses idées, de les faire connaître, de les publier c’est aussi la

liberté de critiquer les idées des autres, d’en débattre avec ou sans eux, de tenter de les

convaincre de la fausseté de leurs idées. Le cas échéant sans ménagement ; la critique

peut être offensante : « offensant comme l’est un bon raisonnement » disait le

philosophe Maurice Merleau- Ponty ; il avait aussi cette formule admirable : « Il n’y

pas d’idées damnables, il n’y a que des idées fausses ». Nul ne saurait donc prétendre

être protégé de quelque manière que ce soit de voir ses pensées soumises à la critique.

Qui s’exprime s’expose !

Conçue de la sorte, la liberté d’expression a non seulement valeur individuelle, mais

tout autant valeur collective. La vérité, dit-on justement, jaillit du choc des idées. Rien

ne le montre mieux que le débat scientifique : c’est par la critique des paradigmes

reçus que progresse la science et tout progrès de la science profite à toute la société. A

peine de se figer et, finalement, de dépérir, toute société doit savoir se remettre en

question : la critique des modèles, des postulats et des présupposés, des non-dits, des

préjugés, des travers, des ridicules qu’elle véhicule en est précisément l’instrument.

Cette critique peut s’en prendre aux fondements mêmes d’une société donnée ; elle

peut, dans ce sens être subversive. Mais encore une fois : c’est le prix à payer pour

qu’une société évolue, et donc, finalement, progresse. Qui songerait à contester que le

jeu en vaut la chandelle ?

La satire, le dessin satirique est, c’est là une vérité triviale, une forme de critique

particulièrement acérée et, partant, particulièrement efficace – et donc aussi

particulièrement offensante pour ceux qu’elle vise de ses traits. Il n’est que de songer

à la merveilleuse férocité d’un Daumier à l’égard des « gens de justice » ! Férocité :

oui, la satire, pour remplir sa fonction, peut, voire doit être méchante. Qu’elle soit en 1070 Arrêt no 18597/13, du 9 janvier 2018, GRA Stiftung gegen Rassismus und Antisemitismus.

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outre « bête » ne change rien à l’affaire : elle risque simplement de se disqualifier.

Tout porte d’ailleurs à croire que quand un écrit se proclame « bête et méchant », la

formule doit être entendue au second degré ; il gagne ainsi en efficacité. Quoi de

mieux qu’une satire qui pratique l’autodérision !

Si elle a une valeur sociale au même titre que toute autre forme de critique, la satire,

faut-il ajouter, a cela de plus qu’elle suscite le rire. Et l’on connaît assez les vertus

salvatrices du rire !

Est-ce à dire que la liberté d’expression, la liberté de critiquer, de moquer, de

ridiculiser ne connaît aucune limite ?

Cette liberté peut entrer en conflit avec la protection de la personnalité, dont il sera

question plus loin ; on se contentera, pour l’instant, de relever la jurisprudence selon

laquelle une presse satirique peut aller très loin dans la critique qu’elle exerce, pourvu

qu’elle s’appuie sur des faits qui apparaissent au moins plausibles ; si cette condition

est satisfaite, un journal satirique ne se verra pas reprocher une atteinte illicite à la

personnalité pour avoir traité un sujet d’escroc, d’aigrefin, d’arnaqueur… ; s’agissant

d’« un article publié dans une revue au contenu et à la teneur notoirement satirique »,

dit notre Cour suprême, « il y a lieu d’accepter une certaine vivacité de ton, y compris

l’absence de goût et de tact, ainsi que les allégations de fait qui blessent l’honneur

pour autant que le public ne les ait pas prises à la lettre »1071.

Il va en revanche sans dire que ces libertés doivent s’exercer dans les limites de

l’ordre public.

Elles ne sauraient, en particulier autoriser une provocation publique au crime ou à la

violence1072.

Elles ne sauraient non plus être utilisées pour porter de graves atteintes à certains

1071 ATF de la IIè Cour de droit civil, du 14 décembre 2017, 5A_267/2017. Sur la mise en balance de la liberté d’expression et du droit à la protection de sa personnalité, cf. également l’arrêt précité de la CrEDH ; la Cour y énonce les critères qu’elle retient pour apprécier le poids respectif de chacun de ces deux droits compte tenu de toutes les circonstances de la cause.1072 Art. 259 CP.

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droits fondamentaux d’autrui.

Elles ne sauraient ainsi permettre d’offenser ou bafouer publiquement de façon vile

les convictions d’autrui en matière de croyance, en particulier de croyance en Dieu1073.

Le bien protégé ici est double : c’est d’une part la liberté de conscience et de

croyance, ou plus précisément, les égards dus à ses semblables et leurs convictions en

matière religieuse qui sont ainsi protégés, c’est d’autre part et par voie de

conséquence le maintien de la paix confessionnelle1074.

Elles trouvent en outre leurs limites lorsqu’il s’agit de protéger autrui dans sa dignité

en tant qu’il appartient à une race, à une ethnie, ou à une religion. C’est ainsi que le

Code pénal, réprime, entre autres choses, celui qui, publiquement, aura propagé une

idéologie visant à rabaisser ou à dénigrer de façon systématique les membres d'une

race, d'une ethnie ou d'une religion; celui qui, dans le même dessein, aura organisé ou

encouragé des actions de propagande ou y aura pris part; celui qui aura publiquement,

par la parole, l'écriture, l'image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre

manière, abaissé ou discriminé d'une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une

personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance

ethnique ou de leur religion1075. C’est ici la dignité qui est le bien juridique

directement protégé, le maintien de la paix publique ne l’étant que de manière

indirecte1076.

Est encore punissable celui qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement

ou cherchera à justifier un génocide ou d'autres crimes contre l'humanité1077. Se

trouvent ici en cause les théories “négationnistes” ou “révisionnistes” niant ou

minimisant la réalité de “l’Holocauste”1078. C’est ici le maintien de la paix publique

qui est ici directement protégé, la dignité de l’individu ou d’un groupe de personnes

ne l’étant qu’indirectement1079.

1073 Art. 261, al. 1 CP.1074 ATF 120 Ia 220, consid. 3c, pp. 224 sv.1075 Art. 261bis, al. 1 à 4 CP1076 ATF 143 IV 77, consid. 2.3, p. 79.1077 Art. 261bis al. 4 CP. 220, 1078 ATF 129 IV 95, consid. 3.4.1, p. 102.1079 Même arrêt, pp. 102-103.

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Mais encore faut-il que les libertés d’opinion et d’expression ne s’en trouvent pas

anéanties.

Le Tribunal fédéral s’est penché sur cette problématique dans un arrêt relativement

ancien relatif au dénigrement des convictions religieuses d’autrui1080. Dans une société

pluraliste, a-t-il exposé, il s’impose de ne limiter l’expression d’opinions dans ce

domaine qu’aux seuls cas où l’auteur met intentionnellement en péril le maintien de la

paix publique, manifeste une absence de la tolérance nécessaire et affecte autrui dans

ses droits fondamentaux. Le fait que l’auteur doive avoir agi de manière vile le

confirme d’ailleurs.

La même réserve doit s’imposer s’agissant de l’atteinte à la dignité du sujet en tant

qu’il appartient à une race, une ethnie ou une religion : il faut que l’acte de rabaisser

ou de dénigrer ait un caractère systématique, il faut que l’individu visé soit atteint

dans sa dignité, ce qui ne se réduit pas à une atteinte à son honneur1081.

S’agissant de la négation d’un génocide, le législateur a pris soin de préciser que cette

disposition ne visait pas la recherche historique sérieuse, ce qu’exprimait la limitation

à une négation ou à une minimisation “grossière”.

L’inconvénient, avec ce genre de clause, c’est qu’elles sont d’application délicate ; la

tentation peut être grande de qualifier de « grossière » une théorie qui heurte

frontalement les idées reçues en la matière, ou qui, pire encore, contredit un consensus

des spécialistes de la matière…1082 Après tout, la liberté d’expression est aussi la

liberté d’émettre des idées dérangeantes, comme ne manque pas de le rappeler fort

justement la jurisprudence, voire de débiter des sottises… Et il ne faut jamais oublier

que des idées jugées parfaitement incongrues et ridicules lorsqu’elles ont été émises

pour la première fois se sont avérées, plus tard, être parfaitement pertinentes et que

c’est souvent à partir de là que surgissent de nouveaux paradigmes…

1080 ATF 120 Ia consid. 3c p. 225.1081 ATF 133 IV 308, consid. 8.6.1, p. 313.1082 Nous retrouverons la même difficulté, mais décuplée, lorsque, en matière de liberté de la création, il s’agira du critère de la « valeur esthétique », censé départager entre une œuvre d’art licite et un produit pornographique prohibé…

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On en citera un exemple particulièrement éclairant : il s’agit de deux condamnations

prononcées par les tribunaux suisses en application de l’article 261bis quatrième

alinéa pour négation du génocide arménien. Dans ces deux affaires, des hommes

politiques turcs avaient, lors de conférences données dans notre pays, qualifié de

« mensonge international » la thèse selon laquelle un génocide avait été commis par

les Ottomans en 2015 contre le peuple arménien ; condamnés de ce chef, ils avaient

vainement recouru jusqu’au Tribunal fédéral, puis porté leur cause devant la Cour

européenne des droits de l’homme, qui, dans les deux cas, a condamné la Suisse pour

violation de l’article 10 CEDH. Dans le premier cas, l’affaire Perinçek1083, la Cour a

retenu l’ingérence dans la liberté garantie par cette disposition et conclu que celle-ci

ne pouvait être reconnue comme « nécessaire dans une société démocratique » ni pour

des considérations tirées du maintien de l’ordre, cette notion devant être entendue

dans un sens étroit et la conférence incriminée n’ayant manifestement pas engendré

ou risqué d’engendrer des troubles de l’ordre public ; ni pour protéger les droits

fondamentaux d’autrui, les propos tenus n’ayant pas été de nature à porter une grave

atteinte à la dignité des membres de ce peuple, ce qui aurait pu constituer une

violation du droit au respect de leur vie privée garanti par l’article 8 CEDH . Dans la

seconde affaire, Mercan et consorts1084, la Cour s’est pour l’essentiel bornée à

renvoyer à son arrêt dans la première affaire.

Il faut encore dire quelques mots d’éventuelles restrictions à la liberté d’opinion et

d’expression en rapport avec la diffusion sur les réseaux sociaux d’informations

illégales et d’opinions extrêmes, de fausses nouvelles, voire d’attaques ad personam.

Le problème en fait est double.

Il s’agit tout d’abord du pouvoir des autorités pénales d’exiger des réseaux sociaux

l’effacement de certains textes et (ou) de certaines images. Il va sans dire qu’elles

doivent intervenir contre des textes ou images illégaux : appels à la haine et à la

violence, favorisation d’activités pédophiles, pornographie dure pour ne citer que ces

quelques exemples. Mais elles ne sauraient agir contre des opinions extrêmes, tant que

1083 Arrêt du TF 6B_398/2007, du 12 décembre 2007 ; CrEDH, arrêt de Grande Chambre du 15 octobre 2015, no 27510/08. 1084 Arrêt du TF du 16 septembre 2010 ; CrEDH, arrêt du 28 novembre 2017, no 18411/11.

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celles-ci n’appellent pas à un passage à l’acte.1085

Il s’agit encore de la protection de droit civil contre des atteintes à la personnalité

commises à partir d’un site internet en libre accès1086 ; nous y reviendrons lorsque

nous traiterons de la protection de la personnalité.

Mais il s’agit aussi des « filtrages » opérés par les réseaux sociaux eux-mêmes. Là

encore, la problématique est double.

Il y a celle de la responsabilité pénale et civile de ces réseaux, en particulier de leur

responsabilité civile envers des tierces personnes pour la diffusion d’attaques

diffamatoire ou injurieuses au sens des dispositions du Code pénal en la matière ;

nous laisserons cet aspect de côté.

Mais il y a aussi, à l’inverse, la question de savoir si les réseaux sociaux sont libres

d’accepter ou de retirer n’importe quel « post » selon leurs propres critères, et, en

définitive, la question d’un effet horizontal 1087 des libertés d’opinion et d’expression,

voire de la liberté de la presse, ou encore d’une mesure positive de protection de

l’Etat. La question est d’autant plus pressante que, par exemple, les règles appliquées

par Facebook en cette matière ont pu être qualifiées d’ « ubuesques »1088 . C’est tout le

problème dit de la « neutralité » d’internet, question qui fait actuellement débat. On

apprend que les Etats-Unis viennent d’abolir ce principe, laissant ainsi aux

fournisseurs d’accès toute liberté pour diffuser, respectivement censurer comme bon

leur semble1089. C’est aussi la solution qui est proposée dans le projet de révision de la

loi fédérale sur les télécommunications, sauf que les fournisseurs de service de

télécommunication sont tenus d’informer le public lorsque, lors de la transmission, ils

1085 Le projet de modification de la loi sur les télécommunications, FF 2017, pp. 6327 sv., art. 46a al.2 oblige les fournisseurs de services de télécommunication à supprimer les informations à caractère pornographique au sens de l’art. 197 al. 4 et 5 du code pénal qui leur sont signalées par l’Office fédéral de la police.1086 Cf. p.ex. ATF 138 III 641.1087 Projet précité, art. 12a. 1088 Olivier Perrin, Les règles ubuesques de Facebook, in Le Temps du 24 mai 2017, p.19. Cf. également Nathalie Versieux, Facebook ouvre ses poubelles à un témoin, in Le Temps du 16 juin 2017, p. 5.1089 Anouch Seydtaghia, Donald Trump a réussi à tuer la neutralité d’Internet, in Le Temps du 15 décembre 2017, p. 11. La même : La Suisse protégera mieux ses internautes que les Etats-Unis, in Le Temps du 16 décembre 2017, p. 13.

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traitent des informations de manière techniquement ou économiquement

différenciées1090.

Ces questions doivent être posées. Pour notre part, nous nous bornerons ici à les

énoncer, nous réservant de revenir peut-être par la suite sur le sujet.

c) La liberté de croyance et de conscience

L’article 15 Cst. garantit la liberté de conscience et de croyance1091. Toute personne a

le droit de choisir librement sa religion ou de se forger ses convictions philosophiques

et de les professer individuellement ou en communauté1092. Toute personne a le droit

d’appartenir ou d’adhérer à une communauté religieuse et de suivre un enseignement

religieux1093, mais nul ne peut y être contraint1094.

La liberté de croyance, de conscience, de religion et de culte constitue, on l’a dit, une

matière particulièrement complexe.

Outre le devoir de neutralité de l’Etat dont il a déjà été amplement question, il

incombe à celui-ci, en cette matière, un double devoir positif et négatif.

Négatif : ne pas faire obstacle à la pratique, individuelle et (ou) collective de toute

religion ou, plus largement, à toute activité ou manifestation relevant de la sphère

spirituelle ou philosophique.

Positif : d’en créer et d’en maintenir la possibilité toujours ouverte. A commencer par

le maintien de la paix interconfessionnelle.

Le tout, il va sans dire, sans opérer aucune discrimination entre les diverses religions

et les divers courants spirituels ou philosophiques.

L’interdiction de construire de nouveaux minarets heurte ainsi frontalement deux

droits fondamentaux : la liberté religieuse en tant qu’elle implique le droit à une 1090 Projet précité, art. 12a. 1091 Al. premier.1092 Al. 2.1093 Al. 3.1094 Al. 4.

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pratique ouverte (visibilité dans l’espace public) et l’interdiction de toute

discrimination.

Il n’est pas davantage acceptable que, à Paris, la construction d’une nouvelle mosquée

relève, dit-on, du parcours du combattant…

Tout aussi inadmissible enfin est l’interdiction du port de tout signe manifestant

l’adhésion à une religion déterminée.

Il s’agit en particulier, on l’aura deviné, du port du foulard et du voile islamiques et,

plus spécialement encore, du port du foulard islamique par les élèves à l’école.

Bien loin que le port de ce signe distinctif soit, dans les faits, considéré comme une

conséquence nécessaire de la liberté de pratique en matière religieuse et de la

neutralité inclusive qui en découle, le débat, en cette matière, fait rage1095.

Le canton du Tessin a d’ores et déjà adopté en 2013 – avec la bénédiction du Conseil

fédéral ! – une interdiction constitutionnelle de dissimuler son visage ; s’inspirant de

la décision tessinoise, un « Comité d’Egerkingen », à l’origine déjà de l’initiative pour

l’interdiction des minarets, a lancé une initiative nationale pour l’interdiction de la

burqa dans les lieux publics, qui a abouti1096.

D’ores et déjà, le Conseil fédéral a fait savoir qu’il rejetait cette initiative au motif

qu’en tant qu’elle impose une solution pour l’ensemble de la Suisse, elle bousculerait

l’ordre de répartition des compétences entre la Confédération et les cantons puisque

c’est à ces derniers qu’il appartient de définir le régime de l’espace public ; et au

motif que, sur cet article, les sensibilités varient d’un canton à l’autre. Ce qui revient à 1095 Cf. p.ex. le débat organisé dans les colonnes du Temps du 12 mars 2016, p. 5 : Faut-il interdire le voile à l’école ? Contre : Maimouna Mayoraz, Une mesure de stigmatisation ; pour : Martine Chaponnière, Le foulard, un signe de soumission. Il n’est pas sans intérêt de relever que ces deux protagonistes se réclament toutes deux du féminisme… Cf. également Sylvain Odier, Initiative anti-burqa : simple répétition historique ? in Le Temps du 29 novembre 2017, p. 12, qui souligne avec raison le caractère crypto-islamophobe de l’interdiction, qu’il rapproche de l’initiative contre l’abattage israélite et l’interdiction des Jésuites…1096 FF 2017 no 41 p. 6109. ATS, Lancement de l’initiative contre la burqa, in Le Temps du 16 mars 2016, p.8. Céline Zünd, « L’Etat n’a pas à légiférer sur un vêtement », interview d’Andrea Caroni, président du Comité interpartis contre l’initiative, in Le Temps du 14 octobre 2017, p. 9.

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dire, implicitement mais certainement, qu’il n’existe aucun obstacle de niveau

constitutionnel à ce qu’un canton décide de promulguer une telle interdiction…1097 Le

Conseil fédéral envisage en outre d’opposer un contre-projet indirect, qui prévoirait

notamment de réprimer pénalement le fait de contraindre une femme à porter la

burqua. 1098.

Que la sensibilité varie d’un canton à l’autre, c’est effectivement une réalité. En

novembre 2017, le canton de Saint-Gall a lui aussi adopté une telle interdiction ; en

revanche les cantons de Glaris, de Zurich, Soleure, Schwyz et Bâle-Ville ont rejeté

une telle mesure1099. Elle divise aussi à l’intérieur même de certains partis1100.

Il est important de relever aussi que la question du port du voile islamique par les

écolières de l’enseignement public ne se réduit nullement à une question

d’organisation de l’enseignement, matière qui est de la compétence des cantons ; tout

au contraire, c’est l’organisation de l’enseignement public cantonal qui doit être

aménagée de manière à respecter la liberté de conscience et de religion ; le Tribunal

fédéral a eu l’occasion de le rappeler dans une affaire concernant le canton de Saint-

Gall.

Sous l’empire de la précédente Constitution cantonale, celle de 1847, une vieille loi

genevoise prohibait, sous peine d’amende, le port, sur la voie publique, de tout

costume ecclésiastique ou appartenant à un ordre religieux1101 ; demeurée dans un

premier temps en vigueur sous l’empire de l’actuelle Constitution de 2012, elle vient

d’être abrogée par la nouvelle loi genevoise sur la laïcité de l’Etat1102. Celle-ci confère

1097 Selon un article de Lise Bailat, Opération déminage contre l’initiative anti-burqa, in Le Temps du 21 décembre 2017, p. 5, l’argumentaire utilisé par le Conseil fédéral a varié ; alors que, en 2006, il faisait valoir les problèmes que poserait une telle interdiction en matière de Droits de l’Homme, il a abandonné cet argument au vu d’un arrêt de la Cour européenne des Droits de l’homme rendu 2014 qui a validé une loi française portant la même interdiction. Il s’agit en fait de l’arrêt de Grande Chambre S.A,S, c/ France, du 1er juillet 2014, req. No 43835. Cet arrêt a fait jurisprudence : par arrêt du 11 juillet 2017, Belcacemi et Oussar c/ Belgique, req. No 37798/13, la Cour a validé la même interdiction instaurée dans la législation belge. 1098 Communiqué du Conseil fédéral du 20 décembre 2017. Cf. également Lise Bailat, article précité. Boris Busslinger, Un contre-projet à l’interdiction de la burqa veut changer le Code pénal, in Le Temps du 28 juin 2018, p. 7.1099 Cf. Lise Bailat, article précité.1100 Laure Lugon Zugravu, La burqa n’est plus un tabou au Parti socialiste, in Le Temps du 3 juillet 2018, p. 4,1101 Loi sur le culte extérieur du 28 août 1875 (LCExt, RS/GE C 4 10).1102 Art. 12 lit.b.

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désormais au Conseil d’Etat le pouvoir de restreindre ou interdire, sur le domaine

public, dans les bâtiments publics, y compris les bâtiments scolaires et universitaires

le port de signes religieux ostentatoires, mais à une double condition : il faut que cela

soit nécessaire pour prévenir des troubles graves à l’ordre public ; et cela ne peut être

fait que pour une durée limitée1103 ; elle dispose d’autre part que dans les

admninistrations publiques, les établissements publics ou subventionnées, ainsi que

dans les tribunaux, le visage doit, sauf exception, être visible.1104

Les démarches de ce type posent un double problème.

Dans la mesure où, on l’a vu, le devoir de neutralité religieuse découle directement de

la liberté religieuse et que la garantie de celle-ci est de niveau fédéral, les cantons sont

radicalement incompétents pour prendre de telles dispositions : doit ici trouver

application le principe de la force dérogatoire du droit fédéral par rapport au droit

cantonal qui lui serait contraire1105. Ensuite, il s’agit précisément de la compatibilité de telles dispositions avec la garantie

fédérale.

Cette question a fait l’objet de plusieurs arrêts du Tribunal fédéral.

Il a, dans un premier temps, censuré une telle disposition thurgovienne pour défaut de

base légale suffisante1106. Il reconnaissait ainsi et que la prohibition du port du voile

constituait une restriction à la liberté religieuse, et que cette restriction était

suffisamment grave pour justifier l’exigence d’une base légale au sens formel,

autrement dit une loi au sens formel de ce terme. Mais, dès lors que le sort du recours

était ainsi scellé, il n’avait plus à se prononcer sur l’autre question de fond, soit la

question de savoir si une telle prohibition, reposant par hypothèse sur une base légale

suffisante, pouvait constituer une restriction encore admissible de la liberté de

croyance et de religion.

1103 Art. 7 al.1.1104 Art. 7 al.21105 Art. 49 al. 1 Cst.1106 ATF 139 I 280.

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Ce sera l’objet d’un arrêt plus récent1107. Il s’agit d’un arrêt de principe : jamais encore

le Tribunal fédéral n’avait eu à trancher cette question, comme il le rappelle lui-

même1108. Il s’agit aussi d’un arrêt longuement et soigneusement motivé : après avoir

rappelé les diverses fonctions de la liberté de croyance et de conscience, les juges de

Mon Repos se livrent à un ample exposé de la jurisprudence en la matière, la leur,

celle de la Cour européenne des droits de l’homme, de la Cour Suprême des Etats-

Unis, du Tribunal constitutionnel fédéral d’Allemagne…

De même, ils ont eu l'occasion dans un autre arrêt de rappeler que le port du voile

islamique ne traduit, en soi, aucun comportement qui heurterait les valeurs

fondamentales de la Constitution et de la démocratie1109.

La question s’est également posée, dans le canton de Zurich d’interdire la distribution

gratuite de Corans sur la voie publique, idée qui, fort heureusement, est demeurée

sans suite1110.

Comme tout autre droit fondamental, la liberté de conscience, de croyance et de culte

n’est pas illimitée ; comme tout autre droit fondamental, elle peut être restreinte. Mais

toute restriction doit être justifiée soit par un intérêt public – et l’on ne manquera

d’ajouter, pour respecter la conformité à la CEDH, et reconnue nécessaire dans une

société démocratique – soit par la protection d’un droit fondamental d’autrui. En

outre, l’essence d’un droit fondamental est inviolable.

Il va sans dire que la pratique (individuelle) d’une religion ou (collective) d’un culte

ne doit porter aucune atteinte aux droits fondamentaux de ceux qui ne s’y

reconnaissent pas et doit respecter l’ordre public (au sens étroit que cette notion revêt

en droit de la police).

L’apparition du djihadisme et son expansion jusqu’en Europe a conféré une acuité

particulière au problème des relations entre le maintien de l’ordre et de la sécurité, la

1107 ATF 142 I 49.1108 Arrêt précité, consid. 4.6, p. 61.1109 ATF 134 I 56 consid. 5.2. p. 63.1110 Céline Zünd, L’interdiction de distribution de corans divise la Ville et le canton de Zurich, in Le Temps du 28 juin 2017. ATS, Distribuer des corans devrait rester légal, in Le Temps du 8 septembre 2017, p. 7.

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libre pratique de la religion islamique et la garantie constitutionnelle dont elle fait

l’objet.

Problème qui n’épargne pas notre pays1111.

Il est évident que le maintien de l’ordre et, surtout, de la sécurité face à un nouveau

péril de ce type implique, en quelque sorte en amont, des activités du renseignement ;

nous avons décrit plus haut avec quelque détail le système instauré dans ce domaine

par la nouvelle loi ; nous nous bornerons donc ici à quelques rappels.

Si le SRC ne peut en principe rechercher ni traiter aucune information relative aux

activités politiques ou à l’exercice de la liberté d’opinion, d’association ou de réunion

en Suisse, des indices concrets laissant présumer qu’une organisation ou une personne

utilise ses droits pour préparer ou exécuter des activités terroristes, des activités

d’espionnage ou des activités relevant de l’extrémisme violent suffisent à justifier une

exception à ce principe. Des indices fondés justifient de même l’inscription d’une

organisation ou d’un groupement sur une liste d’observation si ces indices laissent

présumer qu’ils menacent la sûreté intérieure ou extérieure ; et le fait d’être inscrit sur

cette liste justifie aussi une exception audit principe.

Par menace concrète pour la sûreté intérieure ou extérieure, on entend toute menace

contre des biens juridiques importants, tels que l’intégrité corporelle, la vie ou

la liberté de personnes ou l’existence et le fonctionnement de l’Etat, que représentent:

les activités terroristes, au sens d’actions destinées à influencer ou à modifier

l’ordre étatique et susceptibles d’être réalisées ou favorisées par des infractions

graves ou la menace de telles infractions ou par la propagation de la

crainte; ou les activités relevant de l’extrémisme violent, au sens d’actions menées par

des organisations qui rejettent les fondements de la démocratie et de l’Etat de

droit et qui commettent, encouragent ou approuvent des actes de violence

1111 Lise Baillet, L’appel au djihad séduit malgré tout, in Le Temps du 13 mars 2017, p. 6. ATS, Un imam inculpé pour appel au meurtre, in Le Temps du 12 août 2017, p. 6. Gemma d’Urso, Un recruteur de djihadistes devant la justice suisse, in Le Temps du 17 août 2017, p. 3. Fati Mansour, Sur les traces d’un candidat au djihad, in Le Temps du 30 août 2017, p.7. Christian Lecomte, A Thonon, prison ferme pour un radicalisé qui avait menacé la Suisse, in Le Temps du 13 octobre 2017, p. 6. Sylvain Besson, Les services secrets suisses ciblent des islamistes pro-Qatar, in Le Temps du 6 janvier 2018, pp.2-3.

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pour atteindre leurs buts.

La loi sur le renseignement permet, d’autre part, au Conseil fédéral d’interdire à une

personne physique, à une organisation ou à un groupement d’exercer une activité

qui menace concrètement la sûreté intérieure ou extérieure ou qui sert

directement ou indirectement à propager, soutenir ou promouvoir d’une autre manière

des activités terroristes ou l’extrémisme violent. L’interdiction est valable cinq ans,

renouvelables.1112 En se basant sur une décision de l’ONU1113, il peut en outre interdire

une organisation, là encore pour cinq ans renouvelables1114. Décisions susceptibles de

recours au Tribunal administratif fédéral, puis au Tribunal fédéral en application de la

clause générale de l’article 83 de la loi.

Opérations de renseignement, mais aussi mesures policières : le 8 décembre 2017, le

Département fédéral de justice et police a mis en consultation1115 un avant-projet de

Loi sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme 1116. Ce projet porte

modification d’une série de lois fédérales ; il s’agit en particulier de la Loi fédérale du

21 mars 1997 instituant des mesures visant au maintien de la sûreté intérieure1117 ;

l’avant-projet prévoit d’y introduire une section 5 nouvelle, traitant des mesures visant

à empêcher les actes terroristes1118. Lorsque des indices sérieux et actuels laissent

présumer qu’une personne potentiellement dangereuse commettra un acte terroriste,

la police fédérale (Fedpol) pourrait ainsi prononcer toute une batterie de mesures, dont

l’exécution incomberait aux cantons : obligation de se présenter, interdiction de

contact, interdiction géographique, interdiction de quitter le territoire, assignation à

une propriété ; elle pourrait à cet effet, à certaines conditions restrictives, recourir à

des appareils techniques de localisation ou à la localisation par téléphonie mobile. Le

système de recherches informatisées de personnes et d’objets, prévu par la législation

sur les systèmes de police de la Confédération1119 que Fedpol exploite en collaboration 1112 LRens art. 73.1113 Il serait question de revoir la loi sur ce point précis, cf. Le Temps du 8 septembre 2017, p. 7. 1114 LRens art, 74.1115 Date limite : 28.03.2018.1116 Avant-projet consultable sur le site www.admin.ch/ch/f/gg/pc/pendent.html. Cf. également: Lise Bailat, Contre le terrorisme, la Suisse veut s’armer comme la France, in Le Temps du 9 décembre 2017, p.8.1117 LMSI, RS 120.1118 Art. 23f à 23n nouveaux. L’actuelle section 5, consacrée aux tâches relatives à la protection des personnes et des bâtiments, deviendrait la section 4a.1119 Loi fédérale sur les systèmes d’information de police de la Confédération du 13 juin 2008 (LSIP, RS 361), art. 15.

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avec les cantons, servirait désormais nouvellement à assister les autorités fédérales et

cantonales dans l’exécution de ces mesures.

On ignore le sort qui sera réservé à cet avant-projet, mais on veut espérer que, s’il

acquiert force de loi, il subsisterait un juste équilibre entre la pratique suivie dans le

prononcé et l’exécution de ces mesures et le respect des droits fondamentaux. Il

apparaît à cet égard tout à fait indispensable que soit définie de manière restrictive la

notion de personne potentiellement dangereuse1120 ; il serait tout à fait souhaitable que

la Suisse adopte à son tour le système RADAR-iTE dont l’Allemagne s’est déjà dotée

et dont il va être question.

Après la prévention, la répression. Un nouvel article introduit en 2003 dans le Code

pénal réprime le financement du terrorisme1121. Il serait actuellement envisagé d’y

introduire un article supplémentaire réprimant spécifiquement le recrutement,

l’entraînement ou encore le soutien financier à un tiers dans l’intention de commettre

un acte criminel, et le départ à l’étranger pour y commettre un attentat.1122

Une loi du 12 décembre 20141123, votée en procédure d’urgence1124, qui ne devait sortir

effet que jusqu’au 31 décembre 2018 mais qui vient d’être prorogée jusqu’à fin

20221125, – outre qu’elle interdit le groupe « Al-Quaïda », le groupe « Etat islamique »

et les groupes de couverture, ceux qui émanent de l’un des deux groupes et les

organisations et groupes dont les dirigeants, les buts et les moyens sont identiques à

ceux de l’un de ces deux groupes ou agissent sur son ordre1126 , et c’est là son

principal objet – réprime pénalement et menace d’une peine privative de liberté de

cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire quiconque s’associe sur le territoire suisse

à un de ces groupes ou à une de ces organisations, met à sa disposition des ressources

humaines ou matérielles, organise des activités de propagande en sa faveur ou en

faveur de ses objectifs, recrute des adeptes ou encourages ses activités de toute autre

1120 Même avis : Alain Bovard, juriste d’Amnesty International, « On n’empêchera personne de devenir terroriste avec de telles mesures », in Le Temps du 25 janvier 2018, p. 7.1121 Art. 260 quinquies CP.1122 Art. 260 sexies. Cf. à ce propos Lise Bailat, La Suisse veut punir en amont le terrorisme, in Le Temps du 23 juin 2017, p. 6.1123 RS 122.1124 Art. 165 al. 1 lit.b Cst.1125 Art. 4 al. 2. Concernant la prorogation : Le Temps du 7 juin 2018, p. 9.1126 Art. 1.

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manière1127.

C’est en se fondant sur cette dernière loi que le Ministère public de la Confédération

(MPC) a ouvert des enquêtes pénales contre plusieurs membres du Conseil central

islamique suisse (CCIS), dont son président et son porte parole, soupçonnés de

propagande et de fréquentation de personnalités appartenant notoirement à un groupe

djihadiste, et qui font actuellement l’objet d’un procès devant le Tribunal pénal

fédéral1128 ; ou encore contre le président de l’Association des savants musulmans,

soupçonné de financer un groupe djihadiste. 1129 Le but poursuivi en ouvrant ces

procédures serait de tester « jusqu’où va la liberté d’expression et où commence la

propagande pour des groupes terroristes »1130.

Louable préoccupation ! Et il faut souhaiter en effet que la pratique de la justice

pénale en cette matière tracera des limites claires et, surtout, qu’elle le fera en

respectant un juste équilibre entre les exigences de maintien de la sûreté et les libertés

constitutionnellement garanties d’expression et de conscience et de croyance. Le

procès susmentionné de membres du CCIS apportera peut-être quelque éclairage sur

ce point précis.

Le bruit fait autour de certaines mosquées pourrait, à cet égard, susciter quelques

craintes. Il suffit semble-t-il d’une obédience salafiste (réelle ou supposée ?), de

financements en provenance directe ou indirecte d’Arabie saoudite, d’avoir compté

parmi ses fidèles un ou quelques jeunes partis « faire le djihad »1131. 1127 Art. 2 al. 1.1128 Une du Temps du 15 mai 2018, Le procès à hauts risques du salafisme suisse, et Boris Busslinger, Le show médiatique des salafistes suisses, p. 7. Ce procès s’est finalement soldé, en première instance, par une condamnation relativement modérée assortie du sursis et de deux acquittements, dont celui du Président du Conseil islamique, Nicolas Blancho, cf. Le Temps du 15 juin 2018.1129 Le Temps du 9 mai 2016, une : La galaxie sulfureuse de Nicolas Blancho ; Valérie de Graffenried, Céline Zünd, Lise Bailat, Plongée dans le réseau opaque du Conseil central islamique, ibid.p. 2. Céline Zünd, Nicolas Blancho dans le viseur de la justice, in Le Temps du 26 novembre 2016, p. 5. Lise Bailat, Encore un proche de Nicolas Blancho sur la liste noire, in Le Temps du 9 décembre 2016, p. 7. Céline Zünd, Nicolas Blancho et deux de ses associés inculpés, in Le Temps du 22 septembre 2017, p. 7. Cf. également le reportage d’Antoine Menuisier, Musulmans en Suisse : un constant bras de fer, in L’Hebdo du 22 janvier 2015, no 4, p. 22 sv., avec les interviews de 4 membres du CCIS (respectivement : On m’a refusé ma naturalisation, Nous n’avons aucune mauvaise intention, Je me suis convertie toute seule et Vivre mon islam en Suisse est une bataille de tous les jours), d’où se dégage une image beaucoup plus nuancée de celui-ci… 1130 Article de Lise Bailat cité note précédente.1131 Cf, typiquement l’article de Laure Lugon Zugravu, Une mosquée et des questions, in Le Temps du 19 janvier 2017, p. 8. Cf. également Céline Zünd, La mosquée de Winterthour doit fermer ses portes, in Le Temps du 28 octobre 2016, p. 8 ; il s’agit certes dans ce cas d’un non-renouvellement de bail par

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Particulièrement significatif à cet égard est le combat mené par Saïda Keller-

Messahli1132.

Le salafisme ? Mais il en existe plusieurs courants, dont l’un, dit quiétiste, refuse la

violence1133. Islam rigoriste rime-t-il avec islam radical (après tout, chaque religion

possède son courant fondamentaliste…), islam radical avec extrémisme

violent, comme on pourrait le penser en lisant une interview de Cheikh Bentounes1134?

Et si Olivier Roy, spécialiste renommé de l’islam, avait au contraire raison, si « le

salafisme n’(expliquait) pas le terrorisme ? s’il était vrai que, comme il le dit, le

salafisme pose certes sur le plan sociétal de vrais problèmes de vivre ensemble et

d’intégration, mais n’est pas un problème de terrorisme1135 ? Et l’on ne manquera pas

de relever, avec Jean Batou, que les organisations terroristes ou djihadistes se sont

développées en rupture tant avec le salafisme traditionnel qu’avec « le programme

libéral-conservateur de l’islam politique dominant »1136.

Beaucoup plus pertinent à notre sens, le nouvel outil, baptisé RADAR-iTE, dont s’est

dotée la police allemande mérite ici une mention toute particulière1137. Il s’agit d’une

une société immobilière ; ce qui pose la question d’un effet horizontal de la liberté de conscience et de croyance… ; ce non-renouvellement est contesté, il sera donc intéressant de voir si l’autorité de protection des locataires abordera aussi sous cet angle le litige qui lui est ainsi soumis… Robert Habel, Abu Ramadan, l’imam haineux qui indigne la Suisse, Céline Zünd, Un imam tourmente Bienne in L’Illustré no 35 du 30 août 2017 (concernant la mosquée d’Ar-Ahram, à Bienne), et, sur le même objet Céline Zünd, Un imam tourmente Bienne, in Le Temps du 25 août 2017, p. 9 et Lise Bailat, A Bienne, silence, on déradicalise, in Le Temps du 9 septembre 2017, p. 3. ATS/LT, Un imam biennois visé par une enquête pénale, in Le Temps du 16 avril 2018, p.9. Cf. également l’interview du Professeur Auer, in Le Temps du 12 mai 2017 p. 7 : Face à la menace djihadiste, les autorités doivent pouvoir réagir. Pierre Aeppli, ancien commandant de la police cantonale vaudoise, Il ne peut y avoir de place pour « l’esprit de La Mecque » in Le Temps du 5 septembre 2017 Cf. également Lise Bailat, La Suisse veut punir en amont du terrorisme, préc.1132 Saïda Keller-Messahli, Islamische Drehscheibe Schweiz. Ein Blick hinter die Kulissen der Moscheen, s.l., 2017 ; cf, également le dossier Islamisme en Suisse, L’Illustré no 35 du 30 août 2017 avec entre autre une interview de l’auteur, pp. 22 sv., et une autre interview par Laurent Zugravu, L’islam radical s’est invité dans les mosquées suisses, in Le Temps du 2 septembre 2017, p.10. 1133 Cf. le reportage d’Antoine Menuisier cité note 734. Cf. également l’article précité de Jean Batou, qui va jusqu’à parler du « quiétisme politique traditionnel de la majorité des salafistes ». 1134 Fréderic Koller, Une profession de foi contre le wahhabisme, in Le Temps du 7 janvier 2016, p.13.1135 Interview de Fréderic Koller, in Le Temps du 16 octobre 2016, p. 6. 1136 Article précité (n.941).1137 Cf. Une du Temps du 20 décembre 2017, La solution suisse qui permet de repérer les terroristes potentiels, et Nathalie Versieux, Un outil pour cibler les terroristes potentiels, p. 7. C’est de cet article que sont tirés, pour l’essentiel, les développements ci-après. Cf. également l’interview de l’auteur de ce

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méthodologie développée par les services de psychologie médico-légale des

Universités de Zurich et Constance, en collaboration avec le l’Office allemand de

répression criminelle (BKA), destiné à l’évaluation du degré de dangerosité des

islamistes fichés dans le pays. Ce programme informatique est basé sur la définition

de 73 données tirées de la biographie des suspects, il permet de dégager trois

principaux profils, le profil violent, le profil « malade psychique » et le profil

« radicalisé » et d’opérer un classement selon trois niveaux de risque : modéré,

notable1138 et élevé. Ce qui apparaît particulièrement remarquable, c’est le caractère

très largement prépondérant du premier de ces trois profils dans le classement en

risque élevé. C’est aussi que la pratique religieuse ou les opinions affichées1139 ne

jouent à elle seules aucun rôle ; ce qui doit être salué sous l’angle du respect des

libertés fondamentales et mériterait d’être pris en considération dans les débats que

l’on vient de mentionner.

Une chose est en tout cas certaine et c’est là-dessus que nous en terminerons sur ce

point : il faut, avec Cheikh Bentounes et bien d’autres, proclamer sans répit que la

réponse ne peut pas être que sécuritaire et que les idées, en l’occurrence le

fondamentalisme islamique, « se combattent par les idées, en remontant au niveau

doctrinaire ».

Combattre le fondamentalisme par les idées en remontant au niveau doctrinaire ?

C’est bien évidemment du sein même de la communauté musulmane que doit surgir

un tel mouvement.

Il faut signaler ici l’orientation prise par la Ligue islamique mondiale, dont le nouveau

secrétaire général n’hésite pas à proclamer, en relation avec la mosquée du Petit-

Saconnex1140 : « Il faut que l’allégeance fasse place à la compétence. Les personnes

chargées d’animer ce lieu doivent avoir suffisamment de connaissances, en

conformité avec un islam ouvert et tolérant »1141.

logiciel, Jérôme Endrass, par Céline Zünd, in Le Temps du 11 janvier 2018, pp.6-7.1138 Nous traduisons ainsi le terme allemand auffällig, ce qui nous paraît plus proche que la traduction « modéré » qui semble s’être imposée.1139 Gesinnung.1140 Laure Lugon Zugravu, Grand ménage à la mosquée, in Le Temps du 25 novembre 2017, p. 7.1141 Ibid.

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On ne saurait, toujours dans cette perspective, insister assez sur l’existence en Suisse

d’un courant musulman laïque.

On ne peut que saluer la « Freiburger Deklaration » , déclaration commune de

musulmans laïcs d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse, qui plaide notamment et

s’assigne pour buts l’élaboration de lectures modernes du Coran fondées sur une

analyse du texte historico-critique, et d’une théologie nouvelle, moderne, d’inspiration

humaniste, qui fait de la foi une affaire personnelle et est intégralement compatible

avec la démocratie et les droits de l’homme1142.

Il faut citer aussi le Député au Grand Conseil bernois Mohamed Hamdaoui, musulman

laïque, qui vient de faire adopter un postulat incitant les communautés religieuses à

signer une charte dans laquelle elles s’engagent à respecter l’ordre juridique suisse,

qui se bat contre l’islam radical, pour la reconnaissance des musulmans de Suisse et

pour un dialogue interreligieux. Il n’hésite pas à proclamer que « la foi n’a pas à

dicter sa loi » et se déclare prêt à soutenir l’initiative anti-burqa, si le Parlement ne lui

oppose pas un contre-projet très différent de celui esquissé par le Conseil fédéral. Il a

même organisé à Bienne « Landsgemeinde » musulmane!1143

Dans cette même perspective, on rappellera l’initiative, déjà signalée, prise par

l’Université de Fribourg d’ouvrir un Centre islam et société, vainement combattu par

l’extrême droite1144.

On n’oubliera pas non plus qu’une étude toute récente de la Fondation allemande

Bertelsmann constate de « vrais progrès » dans l’intégration des immigrés musulmans

dans divers pays d’Europe, dont la Suisse1145 . Et l’on ne manquera pas de se réjouir

d’un exemple, lui aussi récent, d’un rituel musulman, le sacrifice de l’Aït el-Kebir, le

1142 Texte intégral sur le site http://saekulare-muslime.org/freiburger-deklaration. Cf. également le dossier précité de L’Illustré. 1143 Cf. son interview par Michel Guillaume, in Le Temps du 14 avril 2018, pp.10-11. Cf. également Doreen Enssle, in Le Temps du 24 novembre 2017, p.8.1144 ATF 143 I 134. Antonio Loprienio, A Fribourg, un centre d’expertise pour mieux inclure l’islam. In Le Temps du 15 décembre 2017, p. 9.1145 Florian Delafoi, L’intégration prometteuse des musulmans en Europe, in Le Temps du 25 août 2017, p. 7.

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sacrifice rituel d’un mouton abattu…conformément aux normes helvétiques1146. 

De manière plus générale, il est important de relever que, en matière religieuse, la

problématique des restrictions possibles se pose dans des termes particuliers.

On l’a vu : adhérer à une religion (latissimo sensu) et à une organisation religieuse

(même remarque) c’est éventuellement assumer des devoirs, se plier à des contraintes,

observer certains comportements qui ne sauraient en aucun cas être imposés à qui que

ce soit, ni par l’Etat, ni d’ailleurs par quiconque (effet horizontal). Pouvoir le faire est

un aspect essentiel de la liberté religieuse (latissimo sensu). L’Etat ne saurait donc

sans violer cette liberté prétendre, en sa qualité de garant des libertés fondamentales,

« protéger » l’adhérent contre l’adhésion à une telle discipline ou à son maintien.

Aussi longtemps toutefois, mais pas plus, que cette adhésion ou son maintien résulte

ou résulte toujours d’une libre décision.

Le rôle de l’Etat en cette matière se borne donc – mais il est essentiel dans cette

mesure même – à aménager en toute circonstance une « porte de sortie », à refuser

toute sanction à des engagements ou des « vœux  perpétuels» que leur auteur aurait

librement décidé de révoquer. C’est en cela et en cela seulement que l’Etat peut et doit

restreindre la liberté religieuse. Mais ce faisant, il en protège simultanément l’autre

face : celle de ne pas ou de ne plus adhérer à une religion ou à une communauté

religieuse.

On peut évoquer ici la problématique des mariages forcés. Une loi fédérale du 15 juin

2012 a modifié diverses autres lois pour y introduire une série de mesures de lutte

contre ce fléau1147. C’est ainsi qu’une nouvelle disposition du Code pénal réprime le

fait d’obliger une personne à conclure un mariage ou un partenariat enregistré en

usant de violence, de menace grave ou en limitant de quelqu’autre manière sa liberté

d’action1148. De même, il a été introduit dans le Code civil deux nouvelles causes

absolues d’annulation du mariage : le fait que le mariage ait été conclu en violation de

la libre volonté d’un des époux et le fait que l’un des époux est mineur, à moins, dans

1146 Christian Lecomte, in Le Temps du 2 septembre 2017, p.7.1147 Recueil officiel des lois fédérales (ROLF) 2013, p. 1035ss.1148 CP art. 181a nouveau.

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ce dernier cas, que son intérêt supérieur ne commande le maintien du mariage1149. En

droit des étrangers, la découverte d’un mariage forcé peut désormais faire échec à un

regroupement familial1150 ou permettre, après dissolution de la famille, au conjoint

étranger victime d’un mariage forcé d’obtenir une autorisation de séjour1151 ; et en

matière d’asile également, la découverte d’un mariage forcé peut faire échec à

l’extension du statut de réfugié au conjoint et aux enfants1152 ou à l’octroi d’une

protection provisoire1153.

Il faut citer encore un cas particulier de restriction de la liberté religieuse en matière

d’enseignement : la neutralité de l’Etat en matière religieuse doit, on l’a dit, se

manifester également dans cette matière ; ce qui peut impliquer que l’élève doive se

soumettre à un enseignement qui peut heurter certains articles de foi de la religion à

laquelle il adhère (directement ou par l’intermédiaire de l’éducation religieuse qui lui

est dispensée) et cela sans que les parents, tout responsables qu’ils sont de l’éducation

religieuse de leur enfant, puissent s’opposer à ce qui constitue aussi une restriction à

leur propre liberté religieuse.

Ainsi, il va tout d’abord sans dire que dans l’enseignement public, les programmes

doivent être rigoureusement neutres en matière religieuse ou, plus largement,

philosophique. Mais qu’en est-il dans l’enseignement privé ? D’un côté, la raison

d’être des établissements d’enseignement privé tient souvent à leur caractère

confessionnel ; de plus, le recours à ce type d’enseignement résulte d’un libre choix

des parents. Mais, d’un autre côté, ces établissements font l’objet d’une autorisation

officielle, laquelle ne sera délivrée que si les programmes satisfont à certaines

exigences ; il faut bien voir en effet que l’enseignement privé est destiné à se

substituer à l’enseignement public obligatoire et qu’il doit pouvoir délivrer des grades

officiellement reconnus, au même titre que ceux que délivrent les établissements

d’enseignement public1154 ; ce qui implique évidemment que les établissements privés

dispensent un enseignement de qualité au moins équivalente à celui que délivrent les

1149 CC art. 105, chiffres 5 et 6 nouveaux.1150 LEtr. art. 45a nouveau.1151 LEtr. art. 50 al. 2.1152 LAsi. Art. 51 al. 1bis nouveau.1153 LAsi Art. 71 al. 1bis nouveau.1154 Cf. p.ex. la loi vaudoise sur l’enseignement privé du 12.5.1984 (LEPr ; RSV 400.455. A son article 7 al. 2, elle prévoit que le département compétent « peut » ( !) s’assurer que l’instruction est au moins équivalente à celle dispensée par les écoles publiques.

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établissements publics, qu’en fin de parcours, les élèves ayant suivi une filière privée

disposent au minimum des mêmes connaissances que leurs condisciples provenant de

l’enseignement public. De ce point de vue, la question s’est posée à propos d’un

enseignement axé sur les doctrines créationnistes, présentées comme seules valables

par opposition aux théories darwiniennes ou néo-darwiniennes de l’évolution. Il ne

paraît pas sérieusement contestable qu’un tel enseignement, en tant qu’il prétend

substituer à une théorie reconnue par la communauté scientifique, une doctrine

d’inspiration religieuse dénuée de tout fondement de ce genre, ne saurait satisfaire à

ces exigences. La question s’est posée notamment dans le canton de Vaud, qui,

conscient du problème ainsi créé, a décidé de refondre complètement sa législation sur

l’enseignement privé1155… sans toutefois que, à notre connaissance, aucun projet dans

ce sens n’ait été publié jusqu’ici.

Se pose également dans ce contexte la question d’octroi à certains élèves pour motifs

religieux de dispenses de participer à certains enseignements ou à certains

entraînements. Le problème s’est posé principalement dans le domaine de la mixité

dans le du sport et, plus particulièrement, dans celui des cours de natation.

La jurisprudence du Tribunal fédéral a évolué de manière radicale.

Dans un premier temps, il a considéré que de telles dispenses devaient être accordées

à la double condition que le motif religieux fût démontré et que la gestion de ces

enseignements n’en soit pas excessivement perturbée1156.

Plus récemment, cependant, le Tribunal fédéral a retourné son char1157. Il décide

désormais que de telles dispenses doivent être refusées et il justifie cette solution en

invoquant l’intérêt de l’élève et le bénéfice qu’il retire de sa participation à de tels

enseignements sur le plan de son intégration. Cette affaire a été portée devant la Cour

européenne des Droits de l’Homme, qui, tout en admettant une ingérence dans la

1155 Cf. note précédente. Le Conseil d’Etat entend poser des limites plus précises aux écoles privées « en particulier à celles qui seraient tentées de privilégier l’enseignement de théories non fondées sur les connaissances scientifiques reconnues » ; cette refonte était censée intervenir durant le premier semestre 2016 : Le Temps du 15.12.2015, p. 10 ; mais, comme indiqué au texte, elle se fait toujours attrendre ! 1156 ATF 119 Ia p, 178 ss.1157 ATF 135 I 79 consid. 6 et 7, pp. 85-90.

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liberté religieuse des parents, a, pour les mêmes motifs, considéré que l’article 9

CEDH n’avait pas été violé.

Enfin, dans le même ordre d’idées, une affaire bâloise a défrayé la chronique et

suscité un débat enflammé, donnant ainsi à cette affaire une importance qu’à nos yeux

elle ne méritait nullement1158. Much ado about nothing, pour paraphraser

Shakespeare…

L’affaire était la suivante : dans une commune du canton de Bâle-Campagne, un

usage « immémorial » voulait que chaque élève, à son arrivée, serre la main de son

enseignant. Un élève de confession islamique s’était refusé à serrer la main de sa

maîtresse, en invoquant que sa religion lui interdisait de toucher toute autre femme

que la sienne. La Direction de l’école avait alors accordé la dispense. Décision qui a

suscité un véritable tollé ! Mais l’affaire n’en est pas restée là : le Département

cantonal de l’instruction publique a en effet annulé la dispense…suscitant de

nouveaux débats…1159

A notre avis, dans ce type de situations assurément fort délicates, il faut se garder de

solutions manichéennes, que ce soit dans le sens de l’intégration de l’élève sous un

seul modèle, que ce soit dans le sens d’un respect sans faille des pratiques religieuses

éventuellement contre le gré de celui-ci. Chaque cas devrait faire l’objet d’un dialogue

entre l’enseignant, l’élève et ses parents et devrait être autant que faire se peut résolu

de manière consensuelle1160. Une place importante devrait être, dans ce cadre,

reconnue à la libre détermination de l’élève – ce qui contribuerait à sa manière à son

intégration : dans la mesure précisément où il prendrait conscience qu’il peut

bénéficier dans ce domaine d’une marge de liberté. Inversement, il ne faut jamais

oublier que l’école doit enseigner aussi que l’existence de différences entre élèves n’a

rien d’anormal et doit être acceptée : c’est l’apprentissage de la tolérance et, du même

coup, le combat contre la stigmatisation d’autrui ; et c’est en définitive la seule

1158 Dans le même sens : le Professeur Yves Sandoz, Poignée de main et liberté religieuse, in Le Temps du 23 juin 2016, p.11 ; pour lui, il s’agissait d’un « problème pour le moins mineur »… 1159 Céline Zünd, Elèves musulmans dispensés de serrer la main : le tollé, in Le Temps du 5 avril 2016, p. 7. Mallorty Schneuwly Purdie, La valeur d’une poignée de main, in Le Temps du 6 avril 2016, p. 11. Sylvia Revello, La poignée de main obligatoire pour contrer l’islam radical, in Le Temps du 26 mai 2016, p.8.1160 Dans le même sens : Sylvia Revello, Poignée de main obligatoire à l’école : la solution bâloise ne résout pas tout, in Le Temps du 31 mai 2016, p.9 ; Yves Sandoz, article cité note précédente.

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manière valable d’œuvrer à l’intégration des différences.

3.3. La liberté d’opinion et la liberté de la critique qu’elle inclut nécessairement, on

l’a vu, voire la liberté de la création peuvent, lorsqu’elles s’exercent à propos des

croyances, dogmes, pratiques religieuses ou plus largement spirituelles ou

philosophique, entrer, au moins apparemment, en conflit avec la liberté de croyance et

de religion et de culte. Et le conflit peut être d’autant plus violent que la critique revêt

la forme extrême de la satire et de la caricature et que celles-ci visent des courants de

caractère fondamentaliste. Les attentats de janvier 2015 à Paris l’ont illustré de

manière tragique.

La question doit donc absolument être posée : la liberté de croyance et de culte

implique-t-elle le droit d’exiger le respect de croyances, de dogmes, de pratiques de la

part de ceux qui ne s’y reconnaissent pas, dont le droit à la critique se trouverait

restreint à l’avenant ?

On devine que cette question déchaîne les passions…

On se souvient que le Code pénal réprime l’atteinte à la liberté de croyance et des

cultes1161. Se rend ainsi punissable notamment celui qui publiquement et de façon vile

aura offensé ou bafoué les convictions d’autrui en matière de croyance, en particulier

de croyance en Dieu. Une autre disposition, qui nous est déjà connue par ailleurs,

réprime la discrimination raciale1162. Tombe notamment sous le coup de cette dernière

celui qui aura publiquement par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de

fait ou de toute autre manière abaissé ou discriminé de façon qui porte atteinte à la

dignité humaine une personne ou un groupe de personnes à raison de leur race, de leur

appartenance ethnique ou de leur religion.

Il faut se demander si, pour le cas où la revue dont les collaborateurs étaient visés par

l’attentat de janvier 2015 avait été éditée en Suisse, ceux-ci, ou certains d’entre eux,

auraient pu être poursuivis sur la base des deux dispositions précitées ou de l’une

1161 Art, 261 CP.1162 Art. 261bis CP.

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d’entre elles pour avoir publié les fameuses « caricatures de Mahomet ».

En dépit de ce que pourrait suggérer une lecture purement littérale de ces deux

dispositions, la réponse est peut-être moins évidente qu’il n’y pourrait paraître.

On l’a dit, le Tribunal fédéral a justement souligné le fait que ces deux dispositions se

trouvent insérées dans un titre consacré aux infractions contre la paix publique. Il a

ainsi jugé que, même s’il fallait considérer que, s’agissant des infractions visées par

l’article 261 et par l’article 261bis premier alinéa et quatrième alinéa première phrase,

le bien protégé était – à la différence des infractions visées par l’article 261bis,

quatrième alinéa, deuxième phrase - aussi les convictions religieuses individuelles

d’une personne, ces infractions n’étaient réalisées que si l’atteinte individuelle était

d’une gravité telle qu’elle était de nature à mettre en danger la paix publique1163. Pour

sa part, Dubey déclare que « la liberté de croyance et de conscience ne saurait fonder

une `interdiction du blasphème`(pour protéger les croyants) ou, au contraire, une

`obligation de discrétion`(pour protéger les non-croyants ou les autres croyants) »,

sous réserve du maintien de la paix publique1164.

Encore faut-il que la notion de paix publique ne soit pas interprétée trop largement.

Un écrit de nature polémique visant une religion déterminée ou certains de ses aspects

peut déchaîner des actes de violence de la part d’extrémistes isolés ou d’un petit

groupe d’entre eux. Si l’on considérait ce risque comme suffisant pour entraîner

l’application à son auteur de l’une des dispositions précitées, la liberté de la critique se

trouverait, en ces matières, restreinte de manière intolérable et c’est alors la

compatibilité de ces dispositions avec les droits fondamentaux constitutionnellement

garantis qui devrait très sérieusement être questionnée.1165

Et c’est bien, à notre avis, sur ce terrain-là, et c’est sur ce terrain-là seulement que la

question que nous posions il y a un instant doit être débattue.

On ne fait guère avancer le débat en répétant, comme on ne l’entend que trop souvent,

1163 ATF 129 IV 95 consid. 3.3. p. 101 ; ATF 120 Ia consid. 3c, p. 225-226.1164 Op.cit. II p. 248-249, n. 2019-2020. De même : Kiener/Kälin, Grundrechte, p. 325.1165 Joëlle Fiss, analyste des droits de l’homme auprès d’organisations internationales plaide pour une solution plus radicale : Pourquoi la suisse doit abroger sa loi anti-blasphème, in Le Temps du 17 octobre 2017, p. 99. Elle soutient elle aussi que la satire ne saurait être prohibée en matière de débats autour des religions. Elle préconise donc ,’abrogation de l’art. 261 CP.

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qu’il y collision entre ces deux droits fondamentaux et l’on croit avoir tout dit en

professant que la liberté d’expression s’arrête là où commence la liberté de religion.

Outre que cette formule ne résout rien – la question est précisément de savoir où

commence la liberté de religion – raisonner de la sorte, c’est mal poser le problème.

Il faut bien plutôt se demander comment l’exercice de la liberté d’expression peut

attenter à la liberté de religion et, pour résoudre cette question, il faut commencer par

définir l’objet de la liberté de religion.

La liberté de religion, c’est la liberté d’embrasser la religion de son choix – c’est donc

aussi celle de refuser de se voir imposer quelque religion que ce soit. C’est ensuite la

liberté de pratiquer ouvertement, publiquement la religion que l’on a choisie, sans y

être entravé ni par l’Etat, ni par des particuliers – ce qui, on l’a vu, implique pour

l’Etat une triple obligation : une obligation de neutralité, une obligation d’abstention

et une obligation positive de protection.

Il va sans dire que ce qui vaut pour « la société » vaut aussi pour ses diverses

institutions, politiques mais aussi sociales ou religieuses, pour la critique des dogmes,

des rituels, des cérémoniaux.

En quoi la critique – et donc aussi sa forme la plus extrême, la satire – attente-t-elle à

la liberté de religion lorsqu’elle prend la religion, une religion ou certains de ses

aspects pour cible ? C’est ce qu’il nous faut voir maintenant.

Critiquer la religion voire une religion en particulier, en faire un objet de satire n’a

jamais empêché personne d’embrasser la religion de son choix, de la pratiquer au su et

au vu de chacun, de la défendre par la parole, par l’écrit ou encore par l’image – fût-ce

même par une contre-satire ! – de la prôner, de tenter d’y attirer de nouveaux adeptes

– et là, bien loin de s’opposer, liberté d’expression et liberté de religion se

rencontrent. Dira-t-on que la satire risque justement de décourager certaines

adhésions ? Sans doute ; mais adhérer ou non relève de la libre décision de chacun –

de sa liberté de religion précisément – et la satire ne constitue jamais qu’une donnée

parmi d’autres propre à nourrir semblable réflexion.

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On objectera sans doute que toute religion se réfère nécessairement à un absolu,

professe par définition une conception du sacré, de la divinité, possède une

indispensable dimension de transcendance. Et que dans cette mesure, toute religion

devrait pouvoir exiger d’être protégée de la critique et, à plus forte raison, de toute

forme de satire. Mais une telle exigence reviendrait à postuler que toute religion doit

pouvoir imposer au monde entier son absolu, sa conception du sacré et de la divinité.

Or, on ne le répétera jamais assez : la liberté de religion, c’est aussi le refus de se voir

imposer une croyance, ou une autre croyance, et ce qu’elle charrie en matière

d’absolu, de conception du sacré et du divin.

D’une religion authentique, on peut attendre qu’elle soit suffisamment solide dans ses

fondements pour ne pas être mise en crise par une satire, si féroce soit-elle. Parmi les

dessins satiriques qui ont (re ?)fait surface à la suite des attentats du 7 janvier2015, il

en est un qui exprime, à ce propos, tout ce qui est à dire : on y voit Allah corrigeant en

ces termes un croyant usant de violence pour « venger Mahomet »: « Allah est assez

grand pour protéger Mahomet lui-même ». Et la sagesse arabe nous livre cet

aphorisme : « Les chiens aboient, la caravane passe »…

On dira encore qu’adhérer à une religion a, pour celui qui adhère, une véritable

dimension existentielle, que cette adhésion devient une part de son être, de son

identité, telle qu’il la constitue progressivement par ses choix successifs. On dira que

c’est la dignité de chacun de pouvoir ainsi, par ses choix, se constituer sa propre

identité. Et qu’attaquer autrui, le blesser dans cette dimension existentielle qui est la

sienne, c’est attenter à sa dignité.

On retrouve ici l’article 261 du Code pénal ! Mais on vient de voir justement que cette

disposition ne s’applique que si l’atteinte à la croyance est d’une gravité telle que la

paix publique s’en trouve mise en péril.

Là encore le seul respect qui puisse être exigé, c’est celui de cette liberté des choix.

Les critiquer, ce n’est pas attenter à cette liberté. Là encore, on peut attendre de celui

qui adhère une fermeté de convictions suffisante pour lui permettre de faire face,

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sereinement ou avec fureur, mais sans violence, à semblable critique.

Il est assurément vrai que la conception de la religion qui est ici convoquée est une

conception exigeante. Mais ne peut-on attendre d’une religion qu’elle soit à la hauteur

de la liberté qui en garantit le libre exercice ?

III.3. Concevoir, élaborer et réaliser des projets.

Une existence ne saurait être pleinement accomplie si le sujet n’a pas la possibilité de

se réaliser, de mettre en œuvre les compétences qu’il aura acquises de la manière que

l’on a vue, de les mobiliser pour concevoir, élaborer et finalement réaliser des projets.

Etant entendu que l’accomplissement d’un projet en laisse entrevoir d’autres et que le

sujet ne cesse de « se projeter » toute sa vie durant. Jusqu’à ce que, pour reprendre le

vers fameux de Mallarmé, « tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change » ; que, dit

autrement, la mort vienne nouer la gerbe de tout ce que le sujet aura accompli durant

son existence, qui constitue l’ultime état d’une identité que le sujet n’aura cessé de

construire étape par étape.

A chaque étape de son existence, le sujet développera simultanément plusieurs

projets, dans des domaines différents, qui interagiront, se nourriront les uns les

autres : projet de famille, projet de vie sociale, projet professionnel, projet politique…

Et la possibilité de chacun d’eux va dépendre, là encore, d’une batterie de droits

fondamentaux.

C’est ce qu’il nous faut voir maintenant.

A) Réaliser un projet familial

L’article 14 de la Constitution garantit « le droit au mariage et à la famille ».

Traditionnellement, cette disposition faisait l’objet d’une interprétation très

traditionnaliste et, partant, très étroite : il s’agit du mariage entre deux personnes de

sexe différent et la famille n’est autre que la famille mononucléaire, formée du couple

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issu du mariage et sa descendance.

Cette conception imprègne encore certains aspects de notre droit positif dans le

domaine du mariage et de la famille.

On rappellera ainsi que la procréation médicalement assistée est réservée aux couples

mariés ; que si le don de sperme est autorisé, le don d’ovules est prohibé ; que la GPA

est interdite et que cette interdiction est considérée comme faisant partie de l’ordre

public suisse, avec cette conséquence que le lien parental établi à l’étranger entre un

couple marié et un enfant issu d’une GPA ne sera pas reconnu en Suisse, l’adoption

constituant alors la seule possibilité de créer un tel lien ; que la possibilité d’un

diagnostic préimplantatoire, réservée de toute manière aux couples mariés, n’a été

introduite que tout récemment.

On remarquera encore que ces restrictions génèrent des discriminations au détriment

des couples non mariés, des couples stériles, des couples unissant des personnes de

même sexe. Discriminations qui semblent inconciliables, sinon avec la lettre, en tout

cas avec l’esprit du deuxième alinéa de l’article 8 de la Constitution ; certes,

l’orientation sexuelle n’est pas expressément citée comme critère de discrimination ;

mais on peut nous semble-t-il soutenir avec de bons arguments que l’orientation

sexuelle constitue un aspect parmi d’autres du « mode de vie », critère qui, lui, est

expressément mentionné. Sans oublier, pour le surplus, que la liste des critères

prohibés telle qu’elle figure dans cette disposition n’a qu’un caractère exemplatif

(« notamment »)…

Quant à l’esprit de cette disposition, il convient de revenir à la définition que donne le

Tribunal fédéral de la discrimination prohibée : un désavantage infligé à un groupe de

personnes, par rapport à d’autres personnes en situation semblable, désavantage qui

traduit une dépréciation ou une marginalisation des personnes appartenant à ce groupe

parce qu’il se fonde sur des critères qui touchent à un aspect essentiel, non ou

difficilement renonçable de l’identité de la personne ainsi désavantagée. Qui

songerait sérieusement à contester que l’identité sexuelle constitue précisément un

aspect essentiel de la personnalité ?

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A quoi s’ajoute que, pour cette raison même, l’identité sexuelle ressortit en outre à

l’objet protégé par la garantie de la dignité humaine.

Mais il faut bien constater, à l’inverse, que sous d’autres aspects, les conceptions de la

famille connaissent des évolutions fondamentales, qui pourraient déboucher sur des

avancées majeures.

C’est le cas en matière d’adoption par des couples homosexuels et de mariage

homosexuel1166 .

Une loi fédérale du 17 juin 2016, en vigueur depuis le 1er janvier 2018, a introduit

dans notre Code civil un article 264c qui permet désormais à une personne d’adopter

l’enfant se son conjoint, de son partenaire enregistré1167 ou encore de la personne avec

qui elle mène de fait une vie de couple, pourvu que le couple ait fait ménage commun

depuis au moins trois ans.

D’autre part, il paraît maintenant acquis que le Parlement fédéral sera saisi d’un projet

autorisant le mariage entre personnes de même sexe. Il n’est, dans ce contexte, pas

inintéressant de relever que le Bundestag allemand a, en date du 30 juin 2017, a

adopté la loi sur le mariage homosexuel1168.

Il reste à espérer que ces perspectives nouvelles deviendront réalité. Mais ce qui est

sûr, c’est que, le moment venu, le législateur trouvera de solides fondements dans la

Constitution pour défendre des solutions qui, comme ce fut le cas pour le diagnostic

préimplantatoire et dans les mêmes milieux, susciteront immanquablement des

oppositions passionnées. Il faudra alors tenter de rappeler à ces mêmes milieux,

d’ailleurs probablement en vain, que si les positions qu’ils adoptent sur ces divers

articles est parfaitement respectable et doit être respectée, elles ne sauraient être

1166 Les homosexuels reprennent le combat, une, Le Temps du 8 mars 2016 : Catherine Dubouloz et Sabine Pirolt, Et bientôt le débat sur le mariage pour tous, Catherine Dubouloz p. 3. Catherine Dubouloz, Familles homosexuelles, une victoire d’étape, in Le Temps du 9 mars 2016, article consacré à l’adoption par le Conseil des Etats d’une révision du Code civil permettant à l’un des partenaires d’adopter l’enfant de l’autre conjoint, in Le Temps du 9 mars 2016, p. 7. Magalie Goumaz, Les couples homosexuels auront le droit d’adopter l’enfant du conjoint, in Le Temps du 31 mai 2016, p.9. 1167 Cf. Loi fédérale du 18.06.2014 sur le partenariat enregistré entre les personnes du même sexe, RS 211.231.1168 Le Temps du 1er juillet 2017, p.5.

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imposées à ceux qui ne les partagent pas et dont les positions méritent, au titre du

respect et de la protection de la dignité humaine entendue dans le sens que l’on a vu,

un égal respect et une égale protection constitutionnels.

On mentionnera enfin, pour en terminer sur ce point que l’Eglise protestante a

instauré une « bénédiction à l’intention de deux personnes du même sexe au bénéfice

d’un partenariat enregistré »1169.

B) Participer à la vie sociale.

1. Dans le proche entourage

Edgar Morin le dit en termes excellents, toute personnalité présente une double face :

une face résolument égocentrique et une face ouverte en direction d’autrui et, plus

largement, des autres, face qui rend nécessaire, au minimum, l’établissement de

contacts suivis avec autrui, d’une vie sociale en d’autres mots, mais qui peut aller

jusqu’à dicter, à l’extrême, des comportements totalement altruistes et désintéressés,

voire carrément sacrificiels.

Etablir des contacts avec autrui : se rencontrer, s’inviter, correspondre, par voie

épistolaire ou en usant des télécommunications ; toutes choses qui impliquent un

minimum de confidentialité.

C’est, on l’a dit, la garantie de la sphère privée qui est ici convoquée, tout

particulièrement le secret des correspondances sous toutes leurs formes. On se bornera

à rappeler que toute opération de surveillance portant sur des faits et gestes relevant

de la sphère privée est soumise à autorisation ; comme l’est également la mise en

place d’écoute des conversations téléphoniques.

2. Dans la vie publique et associative

a) Mais c’est aussi la liberté de réunion, garantie par l’article 22 de la Constitution,

aux termes duquel toute personne a le droit d’organiser des réunions, d’y prendre part

1169 Camille Destraz, Mariage gay, tsunami d’émotions, in Le Temps du 25 novembre 2016, p. 11.

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ou non.

C’est, là encore, la liberté de mouvement1170 sans laquelle les libres rencontres ou les

libres déplacements entre amis seraient impossibles.

b) La vie sociale, c’est aussi et peut-être faudrait-il dire éminemment, la vie

associative : créer, gérer, développer, diriger des associations avec les buts les plus

divers, y adhérer ou non, participer ou non à ses activités, pouvoir quitter en tout

temps l’association à laquelle on avait adhéré : c’est l’article 23 de la Constitution qui

en consacre la liberté. Il est important, dans ce contexte, de relever qu’une association

régulièrement constituée peut elle aussi se réclamer de ces libertés dans la mesure où

l’exercice lui en est nécessaire pour accomplir ses buts statutaires.

4. Manifester

Il faut mentionner enfin la liberté de manifester. Comme sous l’empire de la

précédente Constitution, elle ne fait pas l’objet d’une disposition constitutionnelle qui

lui serait expressément consacrée. Mais elle découle de la liberté d’exprimer et de

répandre une opinion et de la liberté de réunion, comme le proclame une

jurisprudence depuis longtemps fixée1171.

5. Prestations positives

L’exercice effectif de ces libertés impliquera souvent une prestation positive de la part

de l’Etat.1172

C’est ainsi que la possibilité de faire connaître une opinion au-delà du cercle restreint

des proches et des familiers, en donnant par exemple une conférence publique – et, du

même coup, le droit à l’information du public intéressé –, suppose de pouvoir disposer

d’un local approprié ; un tel local n’est pas nécessairement toujours disponible dans le

secteur privé – surtout si le sujet est politiquement ou, plus largement, socialement

délicat - , de sorte que le recours à une salle appartenant à la collectivité publique reste 1170 Art. 10 al.2 Cst.1171 Cf. surtout ATF 127 I 164 concernant un refus d’autoriser une manifestation contre le WEF à Davos, en janvier 2001. 1172 Sur les obligations positives de l’Etat en relation avec le droit fondamental de manifester : ATF 132 I 256, consid. 3 pp. 258 sv., confirmé par ATF 143 I 147, consid. 3.2 p. 151.

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la seule solution encore possible : auditoire de l’enseignement public, salle

polyvalente d’une commune, etc.

C’est ainsi que la possibilité de manifester impliquera le plus souvent un usage accru

du domaine public : une rue pour y faire défiler un cortège, une place pour y organiser

un rassemblement.

Dans l’un et l’autre cas, le ou les organisateurs de la manifestation possèdent un droit

conditionnel à la mise à la disposition d’une salle ou d’une dépendance du domaine

public. Conditionnel en ce sens qu’une autorisation doit être demandée ; mais droit

tout de même, en ce sens que cette autorisation ne peut être refusée pour n’importe

quel motif. La neutralité de l’Etat joue ici à plein : il ne saurait opposer un refus pour

la seule raison que le thème de la conférence ou les revendications sur lesquelles doit

porter la manifestation heurtent certaines idées reçues.

Si, comme il va sans dire, l’autorisation peut être refusée parce que l’événement

représente un risque de perturbation grave de l’ordre public (risque de manifestations

ou de contremanifestations dirigées contre le projet de conférence ou de

manifestation, susceptibles éventuellement de dégénérer en affrontements entre

partisans et opposants à l’événement, voire en actes de violence ou en déprédations) ,

encore faut-il que ce risque ne puisse être conjuré par des mesures de police

appropriées et raisonnablement exigibles1173 ; il est en effet considéré que les libertés

dont il s’agit ici sont d’une importance telle que l’on doit pouvoir attendre de

l’autorité publique qu’elle fasse tout ce qui est raisonnablement en son pouvoir pour

rendre possible la réalisation de l’événement projeté, et en principe aux frais de la

collectivité publique. Quitte à exiger des organisateurs que, de leur côté, ils prennent

aussi des mesures appropriées (mise en place d’un service d’ordre, par exemple).

La ville de Fribourg avait ainsi refusé d’autoriser une conférence donnée par un

responsable d’une organisation islamique considérée - à tort ou à raison, peu importe

ici – comme radicale ; motif invoqué : le risque de remous, voire de manifestations

susceptibles de dégénérer. Le Tribunal fédéral a annulé ce refus, en considérant que le 1173 L’arrêt ATF 127 I 164 traite d’un cas où la chose ne s’est pas avérée possible ; le TF a confirmé le refus d’autorisation de manifester ; il s’agissait dans cette affaire d’un projet de manifestation à Davos contre le WEF, en janvier 2001.

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risque invoqué pouvait parfaitement être écarté par des mesures de police

raisonnablement exigibles.

La campagne politique orchestrée par Ankara dans divers pays européens, dont la

Suisse, à l’occasion du vote sur un récent referendum constitutionnel turc a fait

resurgir la question d’une remise en œuvre d’un vieux texte datant de 1948 portant

interdiction à un orateur étranger de participer à une manifestation politique sur sol

helvétique sans autorisation fédérale1174. Fort heureusement, le gouvernement

considère cette « loi obsolète et anticonstitutionnelle », comme « une restriction

disproportionnée de la liberté d’expression »1175.

La décision sur la demande d’autorisation peut être sujette à paiement d’un

émolument. La fixation du montant de celui-ci obéit à des règles particulières lorsque

l’autorisation d’utilisation accrue du domaine public est destinée à permettre une

manifestation publique en défense d’intérêts idéaux, comme vient encore de le

rappeler le Tribunal fédéral1176. D’une part, il faut éviter que des émoluments trop

élevés aient pour effet de dissuader d’exercer les libertés de pensée, d’opinion, et de

rassemblement. D’autre part, cet exercice correspond aussi à un intérêt public : il y va

de la vitalité démocratique. Dans cette affaire, s’agissant d’une manifestation de peu

d’importance, les juges de Mon Repos ont censuré un émolument de cinq cents francs

et estimé que seul se justifiait ici un modeste émolument de chancellerie compris entre

cinquante et cent francs.

Et ce sont ces mêmes considérations qui justifient que les frais des mesures prises par

l’Etat pour assurer le bon déroulement d’une manifestation demeurent à la charge de

la collectivité publique.

Ces mesures peuvent, le cas échéant, consister à imposer aux organisateurs d’une

manifestation certaines contraintes : par exemple de suivre un autre itinéraire ou de

manifester en un autre lieu ou à une autre date que ceux prévus à l’origine. En pareil

cas, cependant, l’effet d’appel au public qui est la raison d’être même de toute

1174 Céline Zünd, L’écho d’une loi qui faisait taire les voix étrangères, in Le Temps du 22 mars 2017, p. 7.1175 Ibid.1176 ATF 1C_20/2018, du 17 juillet 2018, avec des références de doctrine et de jurisprudence.

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manifestation ne doit pas être annulé ; sur ce point, la jurisprudence du Tribunal

fédéral est très précise. Il ne faut pas non plus que ces contraintes aient un effet

dissuasif pour les organisateurs de manifestations1177.

On peut aussi songer à des mesures dirigées contre les spectateurs désireux d’assister

à un événement déterminé. Il pourra s’agir par exemple d’interdictions de périmètre

ou de fouilles à l’entrée d’un spectacle ; ou encore de rétention de manifestants

potentiels à une manifestation prohibée1178.

Des dispositifs de ce genre se sont généralisés en matière d’événements sportifs1179.

On sait que certains matches suscitent des affrontements très violents entre les

supporters des deux équipes. Pour les prévenir, il est couramment recouru à des

mesures de ce genre, dirigées essentiellement contre les supporters de l’équipe venue

d’ailleurs. Les 26 cantons ont conclu un concordat intercantonal instituant des

mesures contre la violence lors de manifestations sportives, du 15 novembre 2007 ; ce

texte a été modifié en 2012 dans le sens d’un durcissement et 19 cantons ont d’ores et

adhéré à cette version modifiée1180. En outre, le Conseil fédéral ouvert en 2017 une

procédure de consultation1181 portant sur l’adhésion par la Suisse de la Convention du

Conseil de l’Europe du 3 juillet 2016 sur une approche intégrée de la sécurité, de la

sûreté et des services lors des matches de football et autres manifestations sportives.

Le Tribunal fédéral a eu à plusieurs reprises l’occasion de connaître de cas

d’interdiction de périmètre ou d’obligation de se présenter1182.

On peut songer que de telles mesures soient ordonnées contre les membres d’un

groupe dont les rassemblements donnent notoirement lieu à de graves perturbations de

l’ordre public ; tel a été par exemple le cas d’un groupe informel qui avait pour

habitude de se réunir dans un des passages souterrains d’accès aux quais de la gare de

Berne, pour y consommer force boissons alcooliques, y faire force tapage et y

1177 ATF 143 I 147 préc., consid. 3.3 pp. 152-153.1178 ATF 142 I 121.1179 Cf. p.ex. ATF 140 I 2.1180 TF 1C_653/2015. Le texte du Concordat peut être consulté par exemple dans le Recueil systématique de la législation vaudoise, RSV125.93.1181 Date limite : 20.10.2017.1182 ATF 140 I 2, et la jurisprudence citée ; cf. aussi l’arrêt cité note précédente.

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abandonner force détritus ; les membres de ce groupe ont fait chacun l’objet d’une

interdiction de périmètre, avec la bénédiction du Tribunal fédéral1183.

6. Liberté syndicale.

La liberté syndicale consacrée par l’article 28 Cst., ressortit elle aussi, dans son volet

individuel, à la liberté d’association : c’est la liberté d’adhérer ou de ne pas adhérer à

un syndicat, et d’y déployer une activité syndicale ; liberté protégée aussi bien contre

d’éventuelles interventions de la puissance publique que dans les rapports de travail :

discrimination à l’embauche ou licenciement pour cause d’appartenance syndicale du

travailleur – un licenciement fondé sur ce seul motif serait abusif.

Dans son volet collectif, la liberté syndicale protège les possibilités pour un syndicat de participer à la négociation d’une convention collective de travail ou d’adhérer à une CCT existante, moyennant qu’il puisse se prévaloir d’une représentativité suffisante et justifier de la loyauté de ses pratiques.

Elle permet aux agents syndicaux de disposer des moyens nécessaires pour recueillir les informations nécessaires à la défense des intérêts de ses membres. Longtemps débattue, la question de savoir si des agents syndicaux pouvaient pénétrer à de telles fins dans les locaux de l’entreprise, même contre la volonté de son propriétaire sans risquer une condamnation pénale pour violation de domicile1184 paraît désormais s’acheminer vers une réponse positive.

Elle couvre aussi toute la problématique des mesures de combat collectif en matière de relations de travail. Il s’agit au premier chef de la grève, reconnue licite à certaines conditions peu avant l’entrée en vigueur de l’actuelle Constitution1185, désormais ancrée dans celle-ci, aux mêmes conditions1186.

Mais d’autres mesures de combat moins radicales sont également couvertes par cette garantie, comme des manifestations publiques contre des conditions de travail jugées délétères, éventuellement, mais non nécessairement en parallèle avec une grève (dont la licéité doit alors être appréciée pour elle-même). Il s’agit alors de donner une large publicité aux fins dernières pour lesquelles est (sont) organisée(s) la(les) mesure(s) de combat, de sensibiliser un large public au bien fondé et à l’importance des objectifs pour lesquels ce combat est mené.

Il s’agira souvent d’occuper un espace déterminé, public (éventuellement privé, auquel cas de posera aussi la question d’une application des dispositions pénales réprimant la violation de domicile) d’y convoquer ou d’y provoquer – éventuellement

1183 ATF 132 I 49.1184 Art. 186 CP.1185 Arrêt de principe : ATF 125 III 277.1186 ATF 134 IV 216, consid. 5.1.1, pp. 233-234.

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en bloquant (intentionnellement ou par voie de conséquence) la libre circulation des passants et des véhicules – un rassemblement de personnes auxquelles un message pourra être diffusé ou un tract distribué. De telles mesures trouvent cependant leurs limites dans l’interdiction pénalement sanctionnée de la contrainte. Aux termes de l’article 181 du Code pénal, se rend coupable de cette infraction celui qui, en usant de violence envers une personne ou en la menaçant d’un dommage sérieux, ou en l’entravant de quelque autre manière dans sa liberté d’action, l’aura obligée à faire, à ne pas faire ou à laisser faire un acte.

Au titre, précisément, de l’entrave à la liberté d’action, le Tribunal fédéral a eu à juger sous l’angle de cet article 181 l’organisation de blocus d’une route ou d’une autoroute. L’arrêt le plus récent rendu à ce sujet1187 contient un exposé fort intéressant de sa jurisprudence antérieure et des controverses qui agitent la doctrine sur ce sujet. Il s’agissait dans cette affaire du blocus organisé à deux entrées du tunnel autoroutier de Baregg, afin d’interpeller les usagers de ceux-ci sur la nécessité d’instaurer dans l’industrie de la construction des possibilités de retraite anticipée dès l’âge de soixante ans, en raison de la pénibilité du travail dans cette branche. Le Tribunal fédéral a confirmé dans ce cas une condamnation pour contrainte des organisateurs.

Sous l’angle de la liberté syndicale (le blocus avait été organisé par un syndicat), il a considéré que celle-ci ne pouvait être invoquée : en tant qu’il n’affectait pas une ou des personnes, ou une entité responsable de l’état de choses dénoncé ou ayant le pouvoir d’œuvrer à y remédier, ce blocus ne pouvait être qualifié de mesure de combat collectif, bénéficiant comme telle de cette garantie. Ce blocus ne pouvait davantage se réclamer de la liberté de manifester pour faire passer un message : la plupart des automobilistes pris dans des bouchons s’étendant sur plusieurs kilomètres ne pouvaient, en raison précisément, de leur éloignement du barrage érigé à l’entrée des tunnels, discerner ni quelle était la cause du bouchon, ni le message qu’entendaient faire passer ses organisateurs.

C) La création artistique

Un projet d’existence peut s’inscrire notamment dans le domaine de la création artistique. Est ici convoqué l’article 21 de la Constitution, qui garantit la liberté de l’art.

Il se pose ici un double problème.

Il s’agit tout d’abord de la définition même de l’art. Mission quasiment impossible : les spécialistes en la matière sont eux-mêmes bien en peine de s’entendre sur une définition… Mais dans un ordre juridique qui, précisément, garantit la liberté de l’art, une telle définition non seulement n’est pas nécessaire, mais encore et surtout elle n’est pas compatible avec celui-ci ; elle constituerait en effet une forme insidieuse de censure. De ce point de vue, la démarche ne peut être que nominaliste : doit être réputé bénéficier de la garantie tout produit ou toute performance qui est rendu public comme produit ou performance artistique.

A une double restriction près, cependant : il s’agit des problématiques de l’atteinte

1187 ATF 134 IV 216.

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aux droits fondamentaux et, en particulier, aux droits de la personnalité d’autrui, d’une part ; de la pornographie, d’autre part.

Sur le premier point, il faut notamment citer une fois de plus les articles 261 et 261bis du code pénal. Nous en avons déjà traité dans un autre contexte, nous pouvons donc nous dispenser d’y revenir ici. On se bornera à rappeler cependant que ces dispositions répriment des infractions contre la paix publique, ce qui limite à l’avenant leur portée. On se bornera ici pour le surplus à rappeler les thèses que nous avons développées en matière de caricature et de satire. Et l’on citera comme exemple la représentation d’un spectacle public à relents racistes ; faut-il, pour cette raison même, en interdire la représentation ? Pour nous, la réponse ne saurait faire aucun doute : une interdiction ne se justifiera que s’il existe des risques désordre non susceptibles d’être conjurés par des mesures de police raisonnablement exigibles.

Les droits de la personnalité sont, sur le plan civil, protégés par des dispositions du Code civil1188 sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir plus à loisir dans notre dernière section. Il nous suffira pour l’instant de noter que nul ne saurait brosser et rendre public un portrait sans le consentement de la personne ainsi représentée, car ce serait violer son droit à la propre image1189. On peut évoquer aussi le problème des romans-clefs1190. Sur le plan pénal, ce sont les dispositions qui répriment les infractions contre l’honneur et le domaine secret ou le domaine privé qui s’appliquent1191.

Quant à la répression de la pornographie, elle a connu une évolution fort intéressante1192.

Pendant fort longtemps, la frontière entre œuvre d’art et objet ou comportement pornographique était tracée en fonction d’une morale « standard »1193 et ce qui était décisif à cet égard c’était l’idée de l’art que se faisait l’individu moyen1194.

La réforme du droit pénal en matière de sexualité, en tant qu’elle a porté également sur la matière de la pornographie1195, s’est exercée d’une double manière1196.

D’une part, elle a limité la répression généralisée de la pornographie à la seule pornographie dite dure : objets ou représentations pornographiques ayant comme contenu des actes d’ordre sexuel avec des animaux, des actes de violence entre adultes ou des actes d’ordre sexuel non effectifs avec des mineurs1197. Pour le surplus, et c’est le second point, la répression ne vise plus que la protection des « personnes de moins de 16 ans » ; se rend alors punissable celui 1ui offre, montre, rend accessible ou encore met à la disposition d’une telle personne des écrits, enregistrements sonores ou visuels, des images ou autres objets ou représentation pornographique ou les diffuse à

1188 Art. 28 ss. CC.1189 TF 27.05.2003, 5C.26/2003, consid. 2.4.1190 Sur cette problématique, cf. ATF 135 III 145.1191 Art. 173 ss. CP.1192 ATF 131 IV 64.1193 Arrêt cité note précédente, consid. 10.1.3, p. 68 : « …(die) Sexualmoral der Allgemeinheit… »1194 Ibid. : « …das Kunstverständnis des Durschnittsmenschen… »1195 C’est désormais l’article 197 CP qui règle cette matière.1196 Arrêt précité.1197 Art. 197 al.4 CP.

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la radio ou à la télévision1198 ; et celui qui recrute un mineur pour qu’il participe à une représentation pornographique ou favorise sa participation à une telle représentation1199.

On mentionnera dans ce contexte l’adhésion de la Suisse à la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (Convention de Lanzarote)1200. A son article 20, second alinéa, celle-ci précise que l'expression «pornographie enfantine» désigne tout matériel représentant de manière visuelle un enfant se livrant à un comportement sexuellement explicite, réel ou simulé, ou toute représentation des organes sexuels d'un enfant à des fins principalement sexuelles.

L’autre grand axe de la réforme du droit pénal en la matière a trait précisément aux rapports entre art et pornographie.

L’article 197 du Code pénal, dans sa toute nouvelle version en vigueur depuis le 1er

janvier 2014, énumère dans ses huit premiers alinéas les divers comportements

punissables au titre de la répression de la pornographie. Quant à son neuvième alinéa,

il précise que les objets et représentation précédemment définis qui présentent une

valeur culturelle ou scientifique digne de protection ne sont pas de nature

pornographique.

Selon la jurisprudence1201, la notion de pornographie renferme un double élément.

D’une part, il faut que les objets ou représentations dont il s’agit soient conçus de

manière à et avec pour seule fin de provoquer l’excitation sexuelle de celui qui les

« consomme ». D’autre part, il faut que la sexualité soit à ce point sortie de tout

contexte humain et émotionnel que la personne qui l’incarne apparaisse comme un

simple objet sexuel dont on peut disposer à sa guise.

Reste alors à définir l’élément culturel (artistique) ou scientifique qui retire leur

caractère pornographique à des objets ou représentations qui, en soi, tomberaient sous

le coup des huit premiers alinéas de l’article 197 du code pénal. C’est là encore à la

jurisprudence qu’il revient de trancher de cas en cas ; l’art a en effet pour

caractéristique d’être en perpétuel changement, de transgresser les normes établies, de

remettre en question les canons esthétiques, de sorte qu’il n’est pas possible de donner

1198 Art. 197 al. 1 CP.1199 Art. 197 al. 3 CP.1200 RS 0311.40. Conclue le 25.10.2007 ; entrée en vigueur pour le Suisse le 1er juillet 2014.1201 ATF 131 IV 64 préc., consid. 10.1.1., p. 67.

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une définition générale et définitive de ce qui a valeur culturelle ou scientifique. Mais

la référence n’est plus désormais l’individu moyen : compte tenu de la liberté de l’art

constitutionnellement garantie, il faut se référer au point de vue d’un observateur

éclairé dans le domaine de l’art1202. Enfin, cette valeur artistique sera réputée digne de

protection lorsque, globalement, l’élément artistique l’emporte sur l’aspect

pornographique1203.

Cette jurisprudence est remarquable à un triple point de vue : le refus d’un « ordre

moral » qu’il reviendrait notamment au droit pénal en matière de pornographie de

protéger ; la prise en compte dans ce domaine de la garantie constitutionnelle de la

liberté de l’art ; enfin une conception extrêmement ouverte de l’art.

Nous avons là un exemple particulièrement significatif de mise en œuvre par le juge

de la démarche générale que nous soutenons et qui constitue la substance même du

présent ouvrage.

D) La liberté économique

L’article 27 de la Constitution garantit la liberté économique, laquelle comprend

notamment le libre choix de la profession, le libre accès à une activité économique

lucrative privée et son libre exercice. Autrement dit : les libertés spécifiques

nécessaires à l’élaboration et à la mise en œuvre d’un projet professionnel. Etant

entendu que ces libertés ne pourront être pleinement mises à profit que moyennant, au

départ, un minimum d’égalité des chances en matière d’enseignement et de formation,

et, tout au long d’une carrière, le libre accès à l’information, la liberté de réunion et

d’association, entre autres choses. Là encore, on constate l’interaction entre différents

éléments du système.

Moyennant aussi, pour certains types d’activités professionnelles, certaines

prestations positives de la part de l’Etat. On songe ici principalement à des possibilités

d’utilisations accrues du domaine public. On a déjà évoqué le cas des prostituées ; on

1202 « … aus der Sicht eines künstlerisch aufgeschlossenen Betrachters… » ; arrêt précité, consid. 10.1.3, p. 69.1203 Ibid.

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peut mentionner également le cas des forains ou des marchés en plein air non

permanents.

IV. ASSEOIR ET DEFENDRE SON IDENTITÉ

Se construire progressivement une identité n’a de sens que si l’on peut s’y

reconnaître et y être reconnu. D’où aussi la nécessité de pouvoir défendre son identité

contre de tierces attaques. Nécessité qui découle donc en dernière analyse de la

garantie du respect et de la protection de la dignité du sujet.

Aussi bien l’ordre juridique offre-t-il au sujet qui se sent atteint dans son identité deux

séries de moyens dont les uns relèvent du droit pénal et les autres du droit privé.

A) En droit pénal

Le droit pénal réprime d’une part les infractions contre l’honneur et contre le domaine

secret ou le domaine privé1204 et d’autre part les comportements discriminatoires à

l’encontre d’un sujet en raison de son appartenance à certains groupes de personnes

ou de certains traits de sa personnalité1205.

Comme le Tribunal fédéral l’a opportunément rappelé dans un arrêt relativement

récent, les dispositions pénales relatives aux infractions contre l’honneur doivent être

interprétées conformément à la Constitution et, en particulier des droits fondamentaux

qu’elle garantit, soit d’une part la liberté d’expression et d’autre part la garantie du

respect et de la protection de la dignité humaine1206. Il confirmait ainsi que la

protection de l’honneur découle bien de cette dernière garantie.

Le droit pénal réprime trois formes d’atteinte à l’honneur : la diffamation1207,

soit le fait de, s’adressant à un tiers, d’articuler ou de propager une assertion de fait1208

attentatoire à l’honneur que l’auteur sait être vraie (dont il est en mesure de prouver la 1204 Art. 173 à 179novies CP.1205 Art. 261bis CP.1206 ATF 131 IV 160 consid. 3.3.1, p. 163.1207 Art, 173 CP.1208 Sur la distinction entre diffamation et calomnie (assertion de fait) et l’injure (jugement de valeur) cf. ATF 137 IV 313 consid. 2.1.2, p. 315.

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véracité) ou qu’il tient de bonne foi pour telle ; la calomnie1209, soit le fait, s’adressant

à un tiers, d’articuler ou de propager une assertion de fait1210 attentatoire à l’honneur

que l’auteur sait être fausse ; et l’injure1211, soit le fait, s’adressant à un tiers ou à la

personne visée (la victime) d’articuler un jugement de valeur1212 attentatoire à

l’honneur.

Le bien juridique protégé par ces dispositions c’est la réputation de la personne visée,

la réputation d’être une personne honorable, c’est à dire de se comporter comme il

sied à une personne digne, selon les conceptions généralement reçues1213. L’honneur

protégé par le droit pénal est conçu de manière générale comme un droit au respect,

qui est lésé par toute assertion propre à exposer la personne visée au mépris en sa

qualité d’homme1214. Quant au jugement de valeur qui caractérise l’injure, il s’agit

d’une manifestation directe de mésestime ou de mépris au moyen de mots blessants,

de gestes ou de voies de fait1215.

Quant à la discrimination raciale en tant qu’elle concerne le présent contexte, elle

consiste à abaisser ou à discriminer d’une façon qui porte atteinte à la dignité

humaine, publiquement par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait

ou de toute autre manière, une personne ou un groupe de personnes en raison de leur

race, de leur appartenance à un groupe ethnique ou de leur religion1216. Etant toutefois

rappelé qu’il s’agit d’une infraction contre la paix publique, qui n’est donc punissable

que si celle-ci a été mise en péril.

Que ce soit la jurisprudence à propos des articles 173 et suivants, que ce soit l’extrait

du texte même de l’article 261bis que l’on vient de lire, le lien entre ces dispositions

pénales et la garantie constitutionnelle du respect et de la protection de la dignité

humaine est on ne peut plus évident.

Cette garantie restreint donc la liberté d’expression, le cas échéant et plus

1209 Art. 174 CP.1210 Cf. note 235.1211 Art. 177 CP.1212 Cf. note 235.1213 ATF 137 IV 313 consid. 2.1.1, p. 315.1214 Ibid.1215 ATF 137 IV 313 consid. 2.1.2, p. 315.1216 Art. 261bis al. 4 pro parte qua.

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spécifiquement la liberté des medias ; voire la liberté de la recherche : la diffamation

ou la calomnie sont également punissables si elles visent une personne décédée ou

déclarée absente et ce pour une période de trente ans à compter du décès ou de la

déclaration d’absence1217.

Mais elle le fait dans d’étroites limites.

On conçoit tout d’abord que nul ne puisse se réclamer de l’une de ces trois libertés

pour se livrer à la calomnie ou à l’injure. Certes, il est loisible à tout un chacun

d’exprimer ou de diffuser une idée ou une information qu’il sait fausse – pour autant

encore qu’il ne s’agisse pas d’une menace adressée à une personne ou à un groupe de

personnes1218, que cela ne soit pas de nature à provoquer un mouvement de panique

dans le public1219, ou que la négation de certains événements ne puisse dans les

circonstances de l’espèce être considéré comme une discrimination raciale1220 propre à

mettre en péril la paix publique – encore que l’on voie mal quel en serait l’intérêt

pour l’auteur. Mais on touche ici à une différence essentielle : c’est que, dans ce cas,

l’honneur d’une personne n’est pas en cause.

Le cas de la diffamation est différent. A l’inverse de la calomnie, l’assertion

incriminée est ici vraie ou censée de bonne foi pour telle – la preuve en incombant à

celui qui la profère ou la diffuse1221. Ce qui justifie la prise en compte de la liberté

d’expression, de la liberté des medias, voire de la liberté de la recherche. Mais la

protection de l’honneur de la personne visée doit aussi y trouver son compte ; l’auteur

de l’assertion incriminée ne sera donc jamais admis à faire la preuve de vérité ou la

preuve de sa bonne foi lorsqu’il a agi sans égard à l’intérêt public ou sans autre motif

suffisant, principalement dans le dessein de dire du mal d’autrui, notamment

lorsqu’elle a trait à la vie privée ou à la vie de famille1222 – on retrouve ici le souci de

protéger la sphère privée.

1217 Art. 175 CP.1218 Art. 180 CP.1219 Art. 258 CP.1220 Art. 261bis al. 4 CP.1221 Art. 176 al.2 CP.1222 Art. 173 al, 3 CP.

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On a ici un bel exemple d’équilibre entre divers droits fondamentaux1223. On

remarquera en outre qu’aucune des solutions qui y concourent ne saurait être

considérée comme incompatible avec la garantie du respect et de la protection de la

dignité humaine.

On mentionnera encore que le harcèlement exercé à l’encontre du sujet peut tomber

sous le coup de la disposition pénale réprimant la contrainte1224, dont il a déjà été

question.

Enfin, une série de dispositions répriment toutes sortes d’atteintes à la sphère

privée1225.

B) En droit privé

L’article 28 du Code civil pose un double principe : celui qui subit une atteinte illicite

à sa personnalité peut agir en justice pour sa protection contre toute personne qui y

participe ; une atteinte est illicite à moins qu’elle ne soit justifiée par le consentement

de la victime, par un intérêt prépondérant privé ou public ou par la loi.

Dans un arrêt récent1226, le Tribunal fédéral a eu l’occasion de rappeler la définition de

la personnalité ; la personnalité, dit-il, englobe tout ce qui contribue à

l’individualisation d’une personne ; elle est « l’individuel dans sa totalité »1227, tout ce

qui n’est rapportable qu’à une personne déterminée dans son unicité, en tant que

susceptible d’être atteint par à un comportement blessant. Il s’agit non seulement de

la personne elle-même, mais de l’ensemble des biens matériels (objets, locaux) ou

immatériels (l’image qu’ont d’elle d’autres personnes) qui lui confèrent son

1223 Au sujet de la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit à la protection de la personnalité, on lira avec beucoup d’intérêt l’arrêt de la CrDH 185497/13, du 9 janvier 2018, GRA Stiftung gegen Rassismus und Antisemitismus, qui a condamné la Suisse pour violation du premier de ces deux droits (art. 10 CEDH). La fondation requérante avait qualifié de « racisme verbal » un discours prononcé par un membre du parti des Jeunes UDC à l’occasion de la campagne relative à l’initiative populaire (acceptée depuis lors en votation populaire) pour l’interdiction de construire de nouveaux minarets ; l’auteur du discours avait obtenu en dernière instance le retrait de ce commentaire du site de la fondation et celle-ci avait alors saisi la CrEDH. 1224 ATF 141 IV 437.1225 Art. 179 à 179novies CP.1226 ATF 144 III 1, consid. 4.4, pp. 5-6.1227 « …die Gesamtheit des Individuellen… ».

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empreinte1228.

Reste alors à définir ce qu’il faut entendre par « atteinte » à la personnalité.

Selon la jurisprudence, l’atteinte, au sens des articles 28ss du Code civil est réalisée

par tout comportement humain, tout acte de tiers, qui cause de quelque manière un

trouble aux biens de la personnalité d’autrui en violation des droits qui la

protègent1229. Ces biens sont d’une part le droit au respect de la sphère privée et le

droit à la considération d’autrui sur le plan social et professionnel1230. Ils sont protégés

en ce sens que leur titulaire possède le droit d’en disposer libre de toute intervention

externe1231. Ils sont atteints par toute ingérence dans la sphère secrète ou privée du

sujet, ou par tout comportement qui le rabaissent dans la considération dont il jouit1232.

Une telle atteinte ne pourra être qualifiée de licite que si elle est justifiée, hors le

consentement de la victime, par un intérêt public ou privé prépondérant. En matière de

presse, on distinguera selon que se trouve en cause le mandat d’informer qui lui

incombe, selon, dit autrement, que les faits rapportés correspondent à un véritable et

légitime besoin du lectorat d’être informé ; s’il ne s’agit au contraire que de divertir et

de satisfaire curiosité et goût du scandale, une atteinte à la personnalité sera beaucoup

plus facilement admise et un intérêt public ne sera retenu que de manière

exceptionnelle.1233

Traiter sur un site internet librement accessible à tout un chacun de « racisme verbal »

un exposé fait en public constitue une atteinte à la personnalité de celui qui l’a tenu et

cette atteinte est illicite si les propos incriminés ne justifient pas une telle

appréciation1234.

1228 Traduction libre dont nous assumons seul la responsabilité.1229 ATF 136 III 296 consid. 3.1 p. 302 ; 136 III 410 consid. 2.2.2. p. 413.1230 ATF 143 III 297 préc., consid. 6.4.2 p. 308.1231 Ibid.1232 Ibid.1233 ATF 143 III 297 consid. 6.7.3, pp.315 sv. Il s’agissait dans cette affaire d’une campagne médiatique qui avait pris une ampleur telle que la victime avait fait l’objet d’un véritable harcèlement et s’était vu priver de son droit à déterminer ce qu’elle entendait révéler de sa sphère privée. 1234 ATF 138 III 641.

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