Trois carnavals et puis s’en vont…

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1 HMA 1951890 Derrière le masque… S’enivrer au rythme ternaire des valses et polonaises de l’Opus 2 de Robert Schumann jusqu’à son Opus 26, c’est comme traverser la salle de bal de sa première décennie créatrice, celle qu’il consacra au piano, son instrument consubstantiel. C’est aussi pénétrer dans l’imaginaire excentrique et vulnérable du plus lettré des romantiques. Sous les masques multiples de la fête bigarrée se dissimule une vision du monde imaginative en diable ! Robert Schumann (1810-1856) Papillons op.19 Carnaval op.2 Faschingsschwank aus Wien op.26 Trois carnavals et puis s’en vont… Papillons, Carnaval, Carnaval de Vienne, les trois bals masqués dissimulent sous les masques multiples de la fête bigarrée une Weltanschauung, une vision du monde imaginative en diable mais fermement maintenue dans les trois cercles successifs de Ré majeur, La bémol majeur et Si bémol majeur. S’enivrer au rythme ternaire des valses et polonaises de l’Opus 2 de Robert Schumann jusqu’à son Opus 26, c’est comme traverser en trois amples tournoiements la salle de bal de sa première décennie créatrice, celle qu’il consacra au piano, son instrument consubstantiel. C’est aussi cheminer de Zwickau à Leipzig, en Saxe, sa terre natale, avant de bifurquer à Vienne, d’où il revint meurtri. C’est pénétrer, enfin, sous les loups des carnavals jean-pauliens et hoffmannesques, dans l’imaginaire excentrique et vulnérable du plus lettré des romantiques. Car Schumann est à la fois le plus spontané et le plus réfléchi, le plus autodidacte et le plus tenace, le plus tendre (zart) et le plus sauvage (wild). Doué d’une plume à la Hoffmann, il est de surcroît un brillant critique, fondateur à vingt-trois ans de la Neue Zeitschrift für Musik, ambitieuse revue musicale lue dans l’Europe entière. Idéaliste et ludique, Robert adore un “enfant-ange” au prénom de lumière, une petite Clara, de neuf ans sa cadette, pianiste et compositrice prodige, fille de Friedrich Wieck son sévère professeur. Ils se parlent et se comprennent en musique. Sortilège ? Ces Doppelgänger pressentent que, double et moitié l’un de l’autre, ils ne sauraient exister séparément. Lorsque Robert publie les Papillons, la petite Clara a déjà envahi son Journal intime. Au temps du Carnaval, poussé par son entourage, il se fiance avec Ernestine von Fricken, une jeune fille d’un âge plus approprié au sien, qu’il devra abandonner lorsqu’il s’apercevra de sa désolante “confusion des sentiments”. “Tu es mon premier amour”, écrit-il alors à Clara : il dit la vérité. À Vienne, c’est encore l’image de Clärchen, devenue sa secrète fiancée, qui le hante. L’année précédente, elle a obtenu des triomphes dans la capitale impériale ; en février 1839, lui n’essuie que des déconvenues. Complice de toujours, échappatoire de rêve, un nouveau carnaval tombe à propos pour masquer – en partie seulement – sa profonde mélancolie. Quinze ans plus tard, le 27 février 1854, le créateur visionnaire de quarante- quatre ans, au seuil de la démence syphilitique, se coulera un jour de carnaval dans le Rhin noir glacial. La maladie n’achèvera son œuvre fatale qu’en juillet 1856, après vingt-neuf mois d’agonie dans l’asile d’Endenich (Bonn) devant lequel s’écoule, majestueux et imperturbable, le perfide Vater Rhein. “Je voudrais avoir ici, pour la Saint-Michel, mon cher vieux piano tant aimé. Il me rappelle mes plus beaux souvenirs de jeunesse. Il a partagé toutes mes sensations, toutes mes larmes et tous mes soupirs, comme aussi toutes mes joies”, écrit, le 13 juin 1828, le jeune Robert à sa mère. A peine établi à Leipzig, le garçon ne supporte déjà plus de toucher un piano étranger. Tel un violoniste, il fait corps avec son instrument. Il ressent l’impérieux besoin de retrouver son alter ego en noir et blanc, de le caresser, le pétrir pour en faire jaillir des combinaisons sonores encore inouïes : jeux de résonances par retrait des doigts, jeux de trompe l’oreille avec la complicité des étouffoirs, improbables effets aux confins du virtuel. Comme son “unique Jean Paul”, l’écrivain Jean Paul Richter – qui entendait dans “la musique le pays des âmes au même titre que les masques sont le pays des corps”, Robert pense, sent, existe à travers l’entendement. C’est cette ouïe faite créateur qui déclarera en 1839, de retour de Vienne, à sa compositrice aimée : “À l’écoute de ta Romance, j’ai entendu [gehören] une nouvelle fois que nous devions devenir mari et femme.”

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HMA 1951890

Derrière le masque…

S’enivrer au rythme ternaire des valses et polonaises de l’Opus 2

de Robert Schumann jusqu’à son Opus 26, c’est comme traverser

la salle de bal de sa première décennie créatrice, celle qu’il consacra

au piano, son instrument consubstantiel. C’est aussi pénétrer dans

l’imaginaire excentrique et vulnérable du plus lettré des romantiques.

Sous les masques multiples de la fête bigarrée se dissimule une

vision du monde imaginative en diable !

Robert Schumann (1810-1856)

Papillons op.19

Carnaval op.2

Faschingsschwank aus Wien op.26

Trois carnavals et puis s’en vont…

Papillons, Carnaval, Carnaval de Vienne, les trois bals masqués dissimulent sous les masques multiples de la fête bigarrée une Weltanschauung, une vision du monde imaginative en diable mais fermement maintenue dans les trois cercles successifs de Ré majeur, La bémol majeur et Si bémol majeur. S’enivrer au rythme ternaire des valses et polonaises de l’Opus 2 de Robert Schumann jusqu’à son Opus 26, c’est comme traverser en trois amples tournoiements la salle de bal de sa première décennie créatrice, celle qu’il consacra au piano, son instrument consubstantiel. C’est aussi cheminer de Zwickau à Leipzig, en Saxe, sa terre natale, avant de bifurquer à Vienne, d’où il revint meurtri. C’est pénétrer, enfin, sous les loups des carnavals jean-pauliens et hoffmannesques, dans l’imaginaire excentrique et vulnérable du plus lettré des romantiques. Car Schumann est à la fois le plus spontané et le plus réfléchi, le plus autodidacte et le plus tenace, le plus tendre (zart) et le plus sauvage (wild). Doué d’une plume à la Hoffmann, il est de surcroît un brillant critique, fondateur à vingt-trois ans de la Neue Zeitschrift für Musik, ambitieuse revue musicale lue dans l’Europe entière. Idéaliste et ludique, Robert adore un “enfant-ange” au prénom de lumière, une petite Clara, de neuf ans sa cadette, pianiste et compositrice prodige, fille de Friedrich Wieck son sévère professeur. Ils se parlent et se comprennent en musique. Sortilège ? Ces Doppelgänger pressentent que, double et moitié l’un de l’autre, ils ne sauraient exister séparément. Lorsque Robert publie les Papillons, la petite Clara a déjà envahi son Journal intime. Au temps du Carnaval, poussé par son entourage, il se fiance avec Ernestine von Fricken, une jeune fille d’un âge plus approprié au sien, qu’il devra abandonner lorsqu’il s’apercevra de sa désolante “confusion des sentiments”. “Tu es mon premier amour”, écrit-il alors à Clara : il dit la vérité. À Vienne, c’est encore l’image de Clärchen, devenue sa secrète fiancée, qui le hante. L’année précédente, elle a obtenu des triomphes dans la capitale impériale ; en février 1839, lui n’essuie que des déconvenues. Complice de toujours, échappatoire de rêve, un nouveau carnaval tombe à propos pour masquer – en partie seulement – sa profonde mélancolie. Quinze ans plus tard, le 27 février 1854, le créateur visionnaire de quarante-quatre ans, au seuil de la démence syphilitique, se coulera un jour de carnaval dans le Rhin noir glacial. La maladie n’achèvera son œuvre fatale qu’en juillet 1856, après vingt-neuf mois d’agonie dans l’asile d’Endenich (Bonn) devant lequel s’écoule, majestueux et imperturbable, le perfide Vater Rhein.“Je voudrais avoir ici, pour la Saint-Michel, mon cher vieux piano tant aimé. Il me rappelle mes plus beaux souvenirs de jeunesse. Il a partagé toutes mes sensations, toutes mes larmes et tous mes soupirs, comme aussi toutes mes joies”, écrit, le 13 juin 1828, le jeune Robert à sa mère. A peine établi à Leipzig, le garçon ne supporte déjà plus de toucher un piano étranger. Tel un violoniste, il fait corps avec son instrument. Il ressent l’impérieux besoin de retrouver son alter ego en noir et blanc, de le caresser, le pétrir pour en faire jaillir des combinaisons sonores encore inouïes : jeux de résonances par retrait des doigts, jeux de trompe l’oreille avec la complicité des étouffoirs, improbables effets aux confins du virtuel. Comme son “unique Jean Paul”, l’écrivain Jean Paul Richter – qui entendait dans “la musique le pays des âmes au même titre que les masques sont le pays des corps”, Robert pense, sent, existe à travers l’entendement. C’est cette ouïe faite créateur qui déclarera en 1839, de retour de Vienne, à sa compositrice aimée : “À l’écoute de ta Romance, j’ai entendu [gehören] une nouvelle fois que nous devions devenir mari et femme.”

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En avril 1832, surexcité, Schumann mande à sa famille : “Priez-les tous de lire au plus vite la scène finale des Flegeljahre [L’Âge ingrat] de Jean Paul ; et alors les papillons éclos de ce Larventanz [bal masqué] se transformeront rapidement en sons. Et demandez-leur si dans ces Papillons ne se reflètent pas l’amour angélique de Wina, le sentiment poétique de Walt et l’âme droite et clairvoyante de Vult ?” Premier carnaval, dédié à Thérèse, Rosalie et Emilie Schumann, ses belles-sœurs, les Papillons op.2 viennent de sortir. Très fier, le jeune compositeur ajoute que Wieck les apprécie beaucoup et que la jeune Clara les joue à ravir. Précédées d’une minuscule Introduction, les douze saynètes, sans titres, font trois petits tours et puis s’en vont : à l’auditeur de s’en saisir au vol. Evoquant une fois encore le “fantastique bal masqué de la scène finale des Flegeljahre”, notre imaginatif précise : “Le fil qui entoure mes Papillons est difficile à saisir si l’interprète ne sait pas qu’ils sont nés de cette lecture.” Deux ans plus tard, il dira pourtant avoir “adapté le texte à la musique et non l’inverse”...Kaléidoscope de vingt pièces, toutes titrées, le Carnaval op.9 de 1834 se présente en Scènes mignonnes composées pour le Pianoforte sur quatre notes. Autobiographique comme aucun autre, le nouveau carnaval de Robert-David, entouré de ses compagnons, les Davidsbündler, pour combattre les Philistins, alias les bourgeois réactionnaires, continue de filer la métaphore littéraire des bals masqués dans une atmosphère générale de commedia dell’arte. Cela sans jamais sacrifier l’unité musicale diffractée par trois Sphinxes énigmatiques. L’ancien bal masqué jean-paulien dégage de nouveaux effluves hoffmannesques. Pour la première fois, Robert incarne ses doubles en musique, Eusebius et Florestan (alias Pierrot et Arlequin), lesquels aiment… allez savoir ! La notation “Passionato” réunit Florestan-Robert et Chiarina-Clara au travers d’Aveu. Mais Estrella-Ernestine a droit à “Con affetto”. Quant aux “Lettres dansantes” (a/la s/mib c/do h/si) de cette fantasmagorie sonore elles évoquent, certes, Asch, le village natal d’Ernestine, mais aussi le nom de SCHumAnn lui-même, et encore le patronyme de Vult et Walt HArniSCH, les jumeaux des Flegeljahre/Papillons. Et volette dans le Carnaval une pièce-Papillons tandis que des tournures mélodiques de Vult résonnent d’un bal à l’autre.En 1839, Robert a souffert et mûri. Il a dû affronter la perte d’êtres chers : sa belle-sœur Rosalie, sa mère, et même sa bien-aimée Clara qu’il a crue perdue à jamais pour lui. Maintenant encore il ne peut correspondre avec elle qu’en cachette de Wieck et n’entrevoit aucun avenir possible pour eux. Sa “douleur” est devenue une présence indélogeable. Il compose avec elle, conjuguant le présent au futur antérieur. Au cours de sa genèse, le Carnaval op.9 s’était intitulé Fasching: Schwänke auf vier Noten für Pianoforte von Florestan. Le titre abandonné féconde maintenant le Faschingsschwank aus Wien, Fantasiebilder (Facéties du Carnaval de Vienne, tableaux de fantaisie) op.26. La musique aussi a mûri. Aux folles girations des carnavals de jeunesse répond ce que le compositeur considère, musicalement parlant, comme sa “Sonate en Si bémol majeur, la grande”, au moment où il découvre avec vénération la Symphonie en Ut majeur de Schubert, “la grande”. C’est dire l’évolution. La forme en quatre mouvements de sonate est bientôt étirée à cinq par ajout d’un Intermezzo en provenance des Nachtstücke (morceaux nocturnes), dans le ton de mi bémol mineur, le plus tragique de l’univers schumannien. Dans cette sonate-fantaisie de carnaval, tout s’inverse. C’est le finale qui accueillera une forme sonate tandis que le mouvement liminaire déploie un grand rondo versicolore, seul “romantisches Schaustück”, romantique morceau théâtral, encore en rythme ternaire de bal. Saturée d’intentions, la fragile Romanze en sol mineur pleure Clara absente. Le spirituel Scherzino s’empare du costume en Si bémol d’Arlequin dans le Carnaval op.9. Avant le brillant Finale s’insère donc l’Intermezzo, cri existentiel d’amour et de mort, sans exclure, peut-être, en période de carnaval, un zeste de Witz, le trait d’humour transcendantal des romantiques.

BRIGITTE FRANÇOIS-SAPPEY