Extraits Le Temps Du Cholera F G L

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Il numérota toutes ses lettres à partir du premier mois et commençait par un résumé des lettres précédentes, comme les feuilletons des journaux, par crainte que Fermina Daza ne s'aperçût pas qu'elles avaient une certaine continuité. Lors- qu'elles furent quotidiennes, il remplaça les enveloppes de deuil par des enveloppes longues et blanches, pour leur donner l'impersonnalité complice des lettres commerciales. Au début, il était disposé à soumettre sa patience à une épreuve plus grande encore, au moins tant qu'il ne constaterait pas qu'il perdait son temps avec la seule méthode différente qu'il avait pu inventer. Il attendit en effet, sans les souffrances de toutes sortes que dans sa jeunesse l'espérance lui infligeait, mais avec au contraire l'entêtement d'un vieillard de pierre qui n'avait à penser à rien d'autre, n'avait plus rien à faire dans une compagnie fluviale voguant de son propre chef sous des vents favorables, et qui possédait de surcroît l'intime conviction qu'il serait encore vivant et en pleine possession de ses facultés d'homme demain, après-demain, plus tard et toujours, lorsque Fermina Daza serait enfin convaincue que le seul remède à ses afflictions de veuve solitaire était de lui ouvrir toutes grandes les portes de sa vie. Evangiles, les cachettes des lettres sur le chemin de l'école, les leçons de broderie sous les amandiers. La mort dans l'âme, elle le remit à sa place par une question qui, au milieu d'autres banalités, sembla fortuite :« Pourquoi t'entêtes-tu à parler de ce qui n'existe pas ? » Plus tard elle devait lui reprocher son acharnement stérile à ne pas se laisser vieillir avec naturel; C'était, à son avis, la raison de son empressement et de ses revers constants dans l'évocation du passé. Elle ne comprenait pas comment l'homme capable d'élaborer les méditations qui l'avaient tant aidée à surmonter son veuvage sombrait dans l'infantilisme lorsqu'il tentait de les les appliquer à sa propre vie Les rôles se renversèrent et fut ce fut elle qui tenta alors donner la force de regarder l' avenir en face, avec une phrase que lui, dans sa hâte, ne sut pas déchiffrer : Laisse faire le temps, on verra bien ce qu'il nous réserve Car jamais il n'avait été, comme elle un bon élève

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Federico Garcia Lorca , french, extrait de "l'amour au temps du cholera"

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  • Il numrota toutes ses lettres partir du premier mois et commenait par un rsum des lettres prcdentes, comme les feuilletons des journaux, par crainte que Fermina Daza ne s'apert pas qu'elles avaient une certaine continuit. Lors- qu'elles furent quotidiennes, il remplaa les enveloppes de deuil par des enveloppes longues et blanches, pour leur donner l'impersonnalit complice des lettres commerciales.

    Au dbut, il tait dispos soumettre sa patience une preuve plus grande encore, au moins tant qu'il ne constaterait pas qu'il perdait son temps avec la seule mthode diffrente qu'il avait pu inventer.

    Il attendit en effet, sans les souffrances de toutes sortes que dans sa jeunesse l'esprance lui infligeait, mais avec au contraire l'enttement d'un vieillard de pierre qui n'avait penser rien d'autre, n'avait plus rien faire dans une compagnie fluviale voguant de son propre chef sous des vents favorables, et qui possdait de surcrot l'intime conviction qu'il serait encore vivant et en pleine possession de ses facults d'homme demain, aprs-demain, plus tard et toujours, lorsque Fermina Daza serait enfin convaincue que le seul remde ses afflictions de veuve solitaire tait de lui ouvrir toutes grandes les portes de sa vie. Evangiles, les cachettes des lettres sur le chemin de l'cole, les leons de broderie sous les amandiers. La mort dans l'me, elle le remit sa place par une question qui, au milieu d'autres banalits, sembla fortuite : Pourquoi t'enttes-tu parler de ce qui n'existe pas ? Plus tard elle devait lui reprocher son acharnement strile ne pas se laisser vieillir avec naturel; C'tait, son avis, la raison de son empressement et de ses revers constants dans l'vocation du pass. Elle ne comprenait pas comment l'homme capable d'laborer les mditations qui l'avaient tant aide surmonter son veuvage sombrait dans l'infantilisme lorsqu'il tentait de les les appliquer sa propre vie Les rles se renversrent et fut ce fut elle qui tenta alors donner la force de regarder l' avenir en face, avec une phrase que lui, dans sa hte, ne sut pas dchiffrer : Laisse faire le temps, on verra bien ce qu'il nous rserve Car jamais il n'avait t, comme elle un bon lve

  • . L'immobilit force, la conviction de jour en jour plus lucide de la fugacit du temps, le dsir fou de la voir tout lui prouvait que ses craintes, au moment de sa chute, avaient t justifies et plus tragiques qu'il ne l'avait prvu. Pour la premire fois il pensait de faon rationnelle la ralit de la mort. Ariza s'enttait le croire. Au contraire : il renforait chez Fermina Daza la certitude que l'moi fbrile de leurs vingt ans avait t un noble et beau sentiment qui n'avait rien voir avec l'amour. Malgr sa franchise brutale, elle n'avait pas l'intention de le lui dire ni par crit ni de vive voix, pas plus qu'aprs avoir connu le prodigieux rconfort de ses mditations elle n'avait eu le coeur de lui avouer combien le sentimentalisme de ses lettres sonnait faux, combien ses mensonges lyriques le dvalorisaient et combien son insistance maniaque retrouver le pass nuisait sa cause. Non : ni une seule ligne de ses lettres d'antan, ni un seul moment de sa propre jeunesse, qu'elle abominait, ne lui avaient fait sentir que les mardis aprs-midi sans lui pussent tre aussi interminables, aussi solitaires et aussi irremplaables. Au cours d'une de ses crises de dblaiement, elle avait envoy aux curies le poste galne que son poux lui avait offert pour un anniversaire et que tous deux avaient pens lguer au muse car c'tait le premier qu'on avait install en ville. Dans les tnbres du deuil, elle avait dcid de ne plus l'utiliser car une veuve de son rang ne pouvait couter de musique, ft-ce dans l'intimit, sans offenser la mmoire du mort. Mais aprs trois mardis de dlaissement elle l'installa de nouveau dans le salon, non pour s'abandonner comme autrefois aux chansons sentimentales de la radio de Riobamba mais pour remplir ses temps morts avec les romans larmoyants de Santiago de Cuba. Ce fut une russite car, aprs la naissance de sa fille, elle avait perdu l'habitude de lire, que son poux lui avaitinculque avec tant d'application depuis leur voyage de noces et que, sa vue baissant de plus en plus elle avait tout fait abandonne, au point de passer des mois sans savoir o se trouvaient ses lunettes. Sa passion pour les feuilletons radiophoniques de Santiago de Cuba tait telle que chaque jour elle attendait avec impatience la suite des pisodes. De temps en temps, elle coutait les informations pour savoir ce qui se passait dans le monde et

  • lorsqu'il lui arrivait d'tre seule elle baissait le volume pour couter, lointaines mais trs nettes, les megus de Saint-Domingue et les plenas de Porto Rico.

    une nouvelle bouleversante : un couple de vieillards qui chaque anne depuis quarante ans revivaient leur lune de miel au mme endroit avait t assassin coups de rame par le batelier qui les promenait et leur avait vol l'argent qu'ils portaient sur eux : quatorze dollars. Elle fut plus impressionne encore lorsque Lucrecia del Real lui raconta toute l'histoire, telle qu'elle avait t publie dans un journal local.

    La police avait dcouvert que les vieillards assassins coups de rame taient en ralit des amants clandestins qui passaient leurs vacances ensemble depuis quarante ans, et avaient chacun de leur ct une vie conjugale heureuse et stable, ainsi qu'une nombreuse famille. Elle avait soixante-dix-huit ans et il en avait quatre-vingt-quatre. Fermina Daza, que les feuilletons radiophoniques n'avaient jamais fait pleurer, dut retenir le flot de larmes qui nouait sa gorge. Florentino Ariza glissa la coupure du journal dans sa lettre suivante, sans aucun commentaire. Ce n'taient pas les dernires larmes que Fermina Daza devait retenir. Florentino Ariza n'en tait pas encore ses soixante jours de rclusion que la Justice rvla, sur toute la largeur de la une et avec les photographies des protagonistes, les amours secrtes du docteur Juvenal Urbino et de Lucrecia del Real del Obispo. On y spculait sur les dtails, la frquence et la nature de leurs relations, et sur la complaisance du mari qui se livrait des excs de sodomie sur les ngres de sa plantation sucrire. L'article, imprim l'encre rouge sang sur des caractres en bois, s'abattit comme un cataclysme foudroyant sur l'aristocratie locale dcadente. Toutefois, il n'y avait pas une ligne de vraie : Juvenal Urbino et Lucrecia del Real taient des amis intimes depuis bien avant leur mariage et l'taient rests par la suite, sans jamais avoir t amants. En tout cas il ne semblait pas que la publication et pour but de souiller le nom du docteur Juvenal Urbino dont la mmoire jouissait d'un respect unanime, mais de nuire au mari de Lucrecia del Real, lu prsident du conseil social la semaine prcdente. Le scandale fut touff enquelques heures. Mais Lucrecia del Real ne remit pas les pieds chez Fermina Daza et celle-ci l'interprta comme un aveu.