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Jack Kerouac

Maggie CassidyTraduit de l’américainpar Béatrice Gartenberg

Gallimard

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Titre original :

© First published by Avon in 1959.© Jack Kerouac, 1959.

© Éditions Stock, 1984, 2006, pour la traduction française.

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Jack Kerouac est né en 1922 à Lowell, Massachusetts, dansune famille d’origine canadienne-française.Étudiant à Columbia, marin durant la Seconde Guerre mon-

diale, il rencontre à New York, en 1944, William Burroughs etAllen Ginsberg, avec lesquels il mène une vie de bohème àGreenwich Village. Nuits sans sommeil, alcool et drogues, sexeet homosexualité, délires poétiques et jazz bop ou cool, vaga-bondages sans argent à travers les États-Unis, de New York àSan Francisco, de Denver à La Nouvelle-Orléans, et jusqu’àMexico, vie collective trépidante ou quête solitaire aux lisièresde la folie ou de la sagesse, révolte mystique et recherche dusatori sont quelques-unes des caractéristiques de ce mode de viequi est un défi à l’Amérique conformiste et bien-pensante.Après son premier livre, The Town and the City, qui paraît en

1950, il met au point une technique nouvelle, très spontanée, àlaquelle on a donné le nom de « littérature de l’instant » et quiaboutira à la publication de Sur la route en 1957, centré sur lepersonnage obscur et fascinant de Dean Moriarty (Neal Cas-sady). Il est alors considéré comme le chef de file de la beatgeneration. Après un voyage à Tanger, Paris et Londres, il s’ins-talle avec sa mère à Long Island puis en Floride, et publie, entreautres, Les Souterrains, Les clochards célestes, Le vagabond solitaire,Anges de la Désolation et Big Sur.Jack Kerouac est mort en 1969, à l’âge de quarante-sept ans.

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C’était la nuit de la Saint-Sylvestre, il neigeait surle nord du pays. Bras dessus, bras dessous, lescopains descendaient la route enneigée en soute-nant celui qui était au centre et qui chantait toutseul d’une voix triste et fêlée le refrain qu’il avaitentendu chanter par le cow-boy au Gate Theater, levendredi après-midi, « Jack o Diamonds, Jack o Dia-monds, You’ll be my downfall », mais comme il ne sesouvenait que du début, seulement de Jack o, ilcontinuait en poussant des tyroliennes d’une voixnasillarde façon western. Le chanteur, c’étaitG. J. Rigopoulos. Il se faisait traîner, la tête ballot-tant comme celle d’un soûlard, les chaussures dra-guant la neige, bras pendants, lèvres molles etdébiles, affichant un total laisser-aller qui obligeaitles autres à s’escrimer dans la neige glissante pourle soutenir. Pourtant, sous les gros flocons qui leurtombaient dru sur la tête, c’était bien de son cou de

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poupée brisée que montaient les notes plaintives deJack o Diamonds, Jack o Diamonds. C’était le nouvel an1939, avant la guerre, quand personne ne connais-sait encore les intentions du monde à l’égard del’Amérique.

Tous les copains étaient canadiens français, àpart G. J. qui était grec. Aucun des autres, pas plusScotty Boldieu qu’Albert Lauzon, Vinny Bergeracou Jacky Duluoz, ne s’était jamais demandé pour-quoi ce G. J. avait passé toute son enfance avec euxplutôt qu’avec les autres garçons grecs de son âge,pourquoi il les avait choisis comme âmes sœurs etcompagnons de puberté alors qu’il lui aurait suffide traverser la rivière pour retrouver des milliersde copains grecs, ou de grimper jusqu’au quartiergrec de Pawtucketville, assez important, où il auraitpu se faire un tas d’amis. Lauzon aurait pu sedemander pourquoi G. J. ne fréquentait jamais deGrecs, Lousy1, le plus réfléchi et le plus attentif dela bande, à qui rien n’échappait et qui jusque-làn’avait jamais parlé de ça. Mais les quatre Françaiséprouvaient pour ce Grec l’affection la plus sincèreet la plus fantastique du monde, une affectiondépouillée, sans détour, véritablement profonde.Ils tenaient à lui comme à la prunelle de leursyeux, toujours à l’affût de quelque nouvelle blaguequ’il aurait inventée, fidèle à son rôle de bouffon.Ils marchaient sous les arbres majestueux de l’hiver

1. Jeu de mots sur Lousy : bidon, pouilleux, miteux. (N.d.T.)

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noir dont les branches sombres, comme autant debras sinueux et tordus, se dressaient au-dessus de laroute – Riverside Street – en lui faisant un toitsolide le long des quelques pâtés de maisons quivenaient après les vieilles demeures fantomatiquesaux lumières de Noël blotties derrière lesimmenses vérandas, vieilles reliques de l’immobi-lier qui dataient du temps où on ne construisaitque de riches demeures le long de la rivière. Main-tenant, à partir du minuscule bazar grec, éclairéd’une lumière sépia, situé en bordure d’un terrainvague, Riverside Street se perdait dans un méli-mélo de rues bordées de bicoques qui descen-daient vers la rivière ; c’était là, entre ce quartier etle terrain de base-ball envahi par les mauvaisesherbes, que sévissaient librement les balles perduesbriseuses de vitres et les feux de camp d’octobre detous les galopins et garnements de la ville dont G. J.et sa bande avaient fait et faisaient encore partie.

« Passez-moi une boule de neige, les gars ! » fitsoudain G. J., abandonnant brusquement sonnuméro de poivrot titubant ; Lauzon, trop heureux,lui en tendit une en pouffant de rire, dans l’expec-tative :

«Qu’est-ce que tu vas faire, Mouse ?— Je vais canarder ce pauvre type pour qu’il

s’active un peu ! répondit-il d’un ton hargneux. Jevais semer la révolution tous azimuts ! Les Roteursvont lever leurs grandes pattes pour faire caca surles plages du Sud, Palm Miami Beach ! » et, avec un

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long mouvement de fouet, il lança méchamment leprojectile sur une voiture qui passait, elle explosasur le pare-brise en y laissant une étoile brillante quiscintilla dans les yeux des copains écroulés de rire ;le plof avait fait juste assez de bruit pour attirerl’attention de l’automobiliste au volant d’une vieilleEssex pétaradante chargée de bois, d’un arbre deNoël et de quelques bûches à l’arrière, de quelquesautres devant, sur lesquelles s’appuyait un petitgosse, son fils – des fermiers de Dracut ; l’homme seretourna seulement pour leur lancer un regardtorve avant de poursuivre lugubrement sa routevers Mill Pond et les pins qui bordaient les vieillesroutes goudronnées.

« Ah ! ah ! ah ! vous avez vu la gueule qu’il afait ? » hurla Vinny Bergerac, frémissant d’impa-tience ; il bondit sur la route et sauta sur G. J. qu’ilfit culbuter avec une joie sauvage, délirante, hysté-rique. Ils roulèrent presque dans un tas de neige.

Un peu à part, silencieux, marchait Scotty Bol-dieu, tête penchée, comme s’il était seul dans sachambre en train de contempler le bout de sa ciga-rette ; épaules massives, pas grand, visage d’aigle,poli, le teint un peu mat, les yeux marron, il daignasortir de sa méditation pour lancer aux autres unpetit rire courtois, histoire de participer au chahutgénéral. Mais il y avait dans son regard une lueurd’incrédulité pour les singeries qui se déroulaient àses côtés, comme s’il découvrait avec surprise etgravité les mouvements secrets de ces âmes qui pla-

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naient tout près de lui ; alors Lousy, le voyant obnu-bilé par ses pensées qui l’empêchaient de prendrepart à l’hilarité ambiante, posa une seconde sa têtesur son épaule avec un rire de grande sœur et lesecoua un peu pour voir : «Hé ! Scotty, t’as pas vuEl Mouso balancer sa pomme en plein sur la vitredu mec ? C’est comme quand il a lancé sa glace surl’écran du Crown le jour où on passait le film surles saisies d’immeubles hypothéqués ! Bon Dieu !Quel dingue ! T’as vu ça ? »

Scotty agita la main et acquiesça en se mordantla lèvre, il tira une longue bouffée taciturne sur saChesterfield, à coup sûr la trentième ou quaran-tième cigarette d’une nouvelle existence ; dix-septans, et destiné à s’enfoncer progressivement, lour-dement, avec décontraction, dans son travail ; beauet tragique, de voir la neige recouvrir ses sourcils etsa tête nue si bien coiffée.

Vinny Bergerac était maigre comme un clou, ilbraillait tout le temps, il était heureux : son pèredevait sûrement s’appeler Bonheur ; son petit corpsfluet, décharné, articulé sur des hanches inexis-tantes et de longues, pathétiques jambes blanches,évoluait à l’abri du manteau flottant des activités etdes hurlements de la bande. Son visage en lame decouteau, d’une beauté aiguë, découpé à la lime àongles ; les yeux bleus, les dents blanches, étince-lants les yeux, fous, il avait les cheveux mouillés, uncran sur le devant, impeccablement brossés versl’arrière, sombres et lisses sous l’écharpe de soie

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blanche ; ses sourcils, conscients de leur beauté, sedressaient un peu comme ceux de Tyrone Power.Mais il était tout le temps dispersé et agité. Son rireperçant éclata sur la colonne serrée enneigée etsilencieuse des ouvriers, de corvée pendant lesfêtes, qui allaient au travail, courbés sous leurs bou-teilles et leurs paquets, le nez reniflant dans la nuit.La neige tombait sur sa tête et sur la buée torren-tielle de ses cris. G. J. émergea de sa tombe de neigeoù « ce Maudit Chien » était tombé tellement elleétait molle, et plongea en frissonnant dans le froid ;il était tout blanc maintenant, il tenait Vinny par laceinture sur son épaule et le faisait tournoyercomme ils l’avaient tous vu faire aux catcheurs dansles matches du Rex, du Club athlétique et commeils le pratiquaient eux-mêmes gaillardement dansleurs arrière-cours – sauvages, braillant, ils dan-saient autour de l’inévitable apogée à l’abri du fiermanteau flottant de leur adolescence.

Ils n’avaient même pas encore commencé deboire.

G. J. et Vinny s’écroulèrent ensemble sur le tasde neige, ils s’enfoncèrent, tout le monde dansaen poussant des cris, la neige vola, il en tomba desbranches frissonnant au cœur de la nuit ; c’était lanuit de la Saint-Sylvestre.

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Albert Lauzon porta son regard triste sur JackDuluoz, singulièrement pensif à côté de lui.

«Hé ! Zagg, tu l’as vu ? T’as vu comment Mousel’a fait valdinguer avant de le plaquer ? Commentt’appelles cette prise, Zagg ? Tu sais ? » Il émit unpetit sifflement convulsif entre les dents. « Il l’a eu,ce cinglé de Vinny ! T’as vu comme il l’a pris entraître, ce salopard ? Il l’a carrément enfoncé dansla… Tu sais ? Hein, Zagg ? » dit-il en saisissant Zaggpar le bras et en le secouant pour qu’il voie ce quivenait d’arriver. Mais quelque réflexion ou souve-nir lointain avait envahi l’esprit de l’autre qui seretourna pour regarder Lousy et comprendrequelle réaction celui-ci attendait de lui. Il vit lesyeux tristes de Lauzon, enfoncés de chaque côtéde son long nez bizarre, le regard comme enseveli,caché sous un grand feutre marron – il était le seulde la bande à porter un chapeau – qui dévoilaitseulement la joie impatiente, éclatante de jeunessede ses yeux rapprochés ainsi que sa longuemâchoire et sa longue bouche contractée parl’attente. Une ombre de frémissement, un tres-saillement, effleura le coin des lèvres de Lauzonquand il vit Zagg hésiter avant de s’arracher à sespensées ; sa déception ne dura pas ; Jack Duluozétait en train de se rappeler le jour où il avaitlancé une pierre sur une voiture qui passait devantla caserne des pompiers – il avait quatre ans à

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l’époque, c’était la fin d’un après-midi empourprédu mois de mai, la voiture s’était arrêtée et le typeen était sorti avec une expression catastrophée envoyant sa vitre brisée ; devant l’air déçu de Lauzon,Zagg se demanda s’il devait lui parler de cettefameuse pierre, mais l’autre ne lui en laissa pas letemps : « Zagg, reprit-il, c’est dommage que t’aiespas vu le grand Mouse foutu par terre par cettemauviette de Vinny Bergerac, ça valait le coup ! »Et il continua à le tanner : «Ma parole, t’étais à desmillions de kilomètres, t’as rien vu ! C’était pascroyable ! Tu réalises ? Le grand, l’unique G. J.Regarde où il est en ce moment ? Zagg, t’es fou !T’as vu ? » Il tirait son copain en lui parlant, legiflait, le secouait. Il avait tout oublié en uneseconde. L’oiseau de la discorde venu se poser surces âmes perlées était reparti aussitôt. Un peu àl’écart, toujours seul, plongé dans ses pensées,Scotty avançait d’un pas lourd.

G. J. alias Mouse et né Rigopoulos, ou probable-ment Rigopoulakos, nom que ses travailleurs deparents avaient certainement écourté, s’était relevéet s’appliquait maintenant à brosser la neige de sonbeau manteau neuf en pensant à sa mère qui, toutefière, le lui avait offert pour Noël, la semaine passée.«Doucement les gars, bas les pattes, ma vieille vientde me payer ce manteau en cachemire, le prix quiétait marqué sur l’étiquette était exorbitant, j’ai dûy mettre ma griffe, en signe immemoriam », maissoudain il explosa de vigueur et de vitalité mal

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contenues, l’intérêt qu’il portait au monde sedéchaînait à nouveau, on aurait dit un ivrogne qui,dans un sursaut désespéré, se relève, aspire lemonde, en baise les fondations. « Zagg, hé ! Zagg,hé ! Qu’est-ce que c’était déjà, ce mot immémo-rieux que tu m’as sorti l’autre soir au square, non,pas au square, en face de l’hôtel de ville ? Tu disaisque tu l’avais trouvé dans l’encyclopédiac, Zagg, lemot avec le monument ?…

— Immemor…— Immemorialamums ! Youpi ! » gueula Mouse

en sautant sur Zagg par-dessus les bras des autreset l’agrippant, en proie à une fiévreuse anxiété.« Les monuments immémoriaux de la guerre mon-diale… les six millions de mémoriaux de… Wad-worth Longfellow… il y a longtemps… Zagg, c’étaitquoi le mot ? Dis-nous ce que c’était ! » Il s’égosillaitavec une insistance grandissante en tirant et entirant Zagg vers lui pour le montrer aux autres, enfaisant semblant d’être à la fois excité et « assa-bourdi », comme il disait, donnant l’impressiond’être près de s’envoler sous la poussée explosived’incertitudes irrépressibles jusque-là refrénées. Ildisait dans son charabia que c’était un sujet d’uneimportance telle qu’il fallait absolument décapitercet homme sur-le-champ, appeler la Tour, douzesoixante-neuf, appeler tous les numéros du bureau,appeler la lune, cet homme au bord de la mort, latête sur le billot refuse de parler, Boris Karloff etCompagnie, Bela Looboosi et nous autres vampires

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et toutes les personnes en contact avec Franken-stein et aussi…, chuchota-t‑il d’un air sournois, « ledomicile… de… Muxy Smith… » Ce à quoi tous lesautres réagirent en explosant de rire et de stupé-faction. Quelques semaines plus tôt ils avaientramené un vieux poivrot de Pawtucketville jusquechez lui, à l’autre bout de Riverside Street, au croi-sement des routes qui menaient à Dracut et à Lake-view ; c’était une maison hantée : arrivé dans sacuisine, le petit vieux s’était écroulé en marmon-nant qu’il entendait tout le temps des fantômesdans les autres pièces ; juste au moment où ilsallaient repartir, le vieillard avait trébuché contreun rocking-chair et était tombé en se cognant latête par terre où il était resté allongé en gémissant.

Ils l’avaient aidé à se relever et traîné jusqu’audivan ; il avait l’air d’aller bien. Mais quand ilsavaient entendu le vent dans les gouttières et dansles mansardes inutilisées du grenier… ils avaientfilé sans demander leur reste. Plus ils se rappro-chaient de chez eux, plus G. J. s’excitait, persuadéque Muxy était mort, qu’il s’était tué dans sa chute.« Il est couché sur le divan, blanc comme un linge,aussi mort qu’un fantôme, murmurait-il. Je vous ledis… À partir de maintenant, plus de Muxy Smith,ça sera son fantôme. » À tel point que le lendemainmatin, un dimanche, ils s’étaient tous précipitésavec appréhension sur le journal pour voir si onavait trouvé le cadavre de Muxy Smith dans lavieille maison hantée. «Quand on l’a rencontré sur

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le trottoir de Textile Street, la lune était haute,c’était mauvais signe, on n’aurait jamais dû rame-ner ce vieux à moitié mort chez lui », disait encoreG. J. à minuit. Mais, le lendemain matin, personnen’avait entendu dire qu’une bande de jeunes gar-çons s’était échappée d’une maison en abandon-nant un homme mortellement blessé par un objetcontondant. Après la messe – les Canadiens fran-çais avaient suivi l’office à Sainte-Jeanne-d’Arc, enhaut de la colline de Pawtucketville, et G. J., accom-pagné de sa mère voilée de noir et de ses sœurs,celui de l’église byzantine orthodoxe, de l’autrecôté de la rivière près du canal –, ils s’étaient tousretrouvés, rassurés. « Regardez Muxy Smith quiarrive au loin avec son orchestre de jazz immemo-riam, murmura G. J. sous la neige de la Saint-Sylvestre… Quel mot, dis donc ! Hé ! Lousy, t’asentendu le mot ? Et toi, Scot ? .Gravé dans la pierre pour toujours et à jamais.C’est ça que ça veut dire. Seul Zagg pouvait avoirdécouvert un mot pareil. Ça fait des années qu’ilétudie dans sa chambre, qu’il apprend… . Zagg, l’As de la Mémoire, conti-nue à écrire des mots comme celui-là, tu serascélèbre. On te nommera président d’honneur desRoteurs au congrès des Pets généraux, dans la divi-sion motorisée des superintendants de Wall Street.Je serai là, Zagg, et je t’attendrai dans un apparte-ment avec une belle blonde et une bonne bou-teille… Ah ! Messieurs, je n’en peux plus ! Quel

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beau match de catch !… Comment je vais fairepour danser ce soir ? Comment je vais faire pourdanser le jitterbug maintenant ? » Et, à bout de res-source, il se remit à chanter Jack o Diamonds,comme il l’avait fait un peu plus tôt, tristement,triste comme un chien de cirque, et comme leshommes qui chantent, avançant brisé et prophé-tique dans la neige de la nuit, Jack o Diamonds, tan-dis que bras dessus, bras dessous ils se rendaient entraînant les pieds vers le Rex, où avait lieu le bal dela Saint-Sylvestre, leur premier bal à tous ; devanteux leur premier et dernier avenir.

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Pendant tout ce temps, sur l’autre trottoir, avan-çait parallèlement Zaza Vauricelle qui, sans sonénorme mâchoire prognathe d’hydrocéphale etavec quinze centimètres de moins, aurait pu être lefrère au visage buriné et souriant de Canadien fran-çais de Vinny Bergerac ; il faisait partie de la bandemais, comme tous ceux qui ont l’habitude de mar-cher en groupe sur de longues distances, avait émi-gré sur l’autre trottoir depuis un moment pourréfléchir tranquillement et faire aller ses jambes oùbon lui semblait, tout en leur lançant de temps àautre des commentaires presque inaudibles telsque : « Sacré bande de cinglés ! » (en canadien :

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gange de baza !) ou : «Hé ! Les gars, vous avez vu lesjolies filles qui viennent de sortir de cette maison ? »

Zaza Vauricelle était le plus âgé du groupe, il yétait entré récemment parrainé par Vinny, et avaitfait sensation chez ces larrons sceptiques, non seule-ment parce qu’il était fantastiquement dingue etcapable de n’importe quelle blague, la principaleétant : « Il fera tout ce que lui dit Vinny, n’importequoi ! », mais surtout parce qu’il connaissait tout desfilles et de l’amour par expérience directe. CommeVinny, il avait les traits fins, le visage avenant etagréable, mais il était très petit, jambes arquées,l’aspect comique, des yeux vifs, la mâchoire lourdeet un nez défectueux qui le faisait renifler sansarrêt ; il devait avoir dix-huit ans, se masturbait tou-jours devant les autres, et pourtant, curieusement, ily avait en lui quelque chose d’innocent, d’insensé,de presque angélique bien que tout le mondes’accordât à le trouver un peu simplet et même légè-rement débile. Lui aussi portait une écharpe de soieblanche, un pardessus sombre, des caoutchoucs, pasde chapeau, et il avançait d’un pas décidé dans laneige épaisse en direction du bal – d’ailleurs l’idéevenait de lui ; les garçons étaient sortis d’unemaisondu centre-ville, quelque part dans Lake Avenue, oùcommençait un réveillon d’adultes ; après êtrepassés chez G. J., puis chez Zagg où avait lieu lerendez-vous final, ils étaient tous partis chercherZaza. L’atmosphère était propice à la marche àpied, ça faisait les joues roses ; personne n’eut de

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voiture avant l’été. «On va y aller*. Allez, on y va ! »avait braillé Zaza. Pour l’instant Zaza Vauricelle fai-sait une boule de neige qu’il lançait sur Vinny, sonidole : «Hé ! Vinny, va t’asseoir sur cette putain deboule et ferme ta gueule sinon je t’arrache lesjambes… », disait-il doucement sur l’autre trottoir,avec un sourire idiot que les autres virent rayonner.G. J. s’arrêta pour l’écouter et chuchota aux autresen les faisant taire : « Écoutez à quoi il pense !…Sacré Zazay ! », et le voilà qui traverse la chaussée encourant, bondit sur les épaules de Zaza et le poussedans la congère, tandis que l’autre, peu habitué auxtraitements brutaux, hurle, sincèrement affolé :«Hé ! Hé ! » en s’étalant dans la neige avec son beaupardessus et son écharpe blanche ; les autresarrivent sur lui, le soulèvent à l’horizontale et des-cendent Riverside en braillant avec leur copain Zazasur les épaules.

Ils arrivaient maintenant sur une grande penteherbeuse derrière une palissade en bois, près d’unpresque château en pierre avec des tours qui domi-nait Riverside Street. Tout en haut de la pente,blanc dans la nuit, se dressait un mur de pierreconstruit à même la falaise, couvert de vigne viergeséchée scintillante de glace qui pendait dans laneige ; et, au sommet de la falaise, trois maisons.

* Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en françaisdans le texte, et sont orthographiés tels que dans l’éditionoriginale. (N.d.T.)

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BEAT GENERATION

TRISTESSA (Folio no 5567)

MAGGIE CASSIDY (Folio no 5568)

Sur Jack Kerouac

Dans la collection Folio biographies

KEROUAC, par Yves Buin

Aux Éditions Denoël

LES ANGES VAGABONDS (Folio no 457)

ANGES DE LA DÉSOLATION

BOOK OF BLUES , édition bilingue

UNDERWOOD MEMORIES

Aux Éditions de La Table Ronde

AVANT LA ROUTE

LE LIVRE DES HAÏKU

LIVRE DES ESQUISSES (1952-1954)

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Maggie Cassidy Jack Kerouac

Cette édition électronique du livre Maggie Cassidy de Jack Kerouac a été réalisée le 16 octobre 2013

par les Éditions Gallimard. Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage

(ISBN : 9782070451807 - Numéro d’édition : 249824). Code Sodis : N54802 - ISBN : 9782072485213

Numéro d’édition : 249826.

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