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du même auteur

� Essais / critiqueLe Réel et le théâtral, Montréal, Hurtubise HMH, 1979 ; Paris, Denoël

(coll. « Les lettres nouvelles ») 1971. Prix France-Canada, 1971.Realty and Theatre (trad. anglaise de Alan Brown), Toronto, House of

Anansi.La Mémoire et la promesse, Montréal, Hurtubise HMH, 1978 ; Paris,

Denoël, 1979.Écrivains des Amériques, Tome I. « Les États-Unis », 1972 ; Tome II. « Le

Canada anglais », 1976 ; Tome III. « L’Amérique latine », 1980.Le Désir et le pouvoir, Montréal, Hurtubise HMH, 1983.Le Repos et l’oubli, Montréal, Hurtubise HMH, 1987 ; Paris, Méridiens-

Klinksieck, 1987.Le Père, Montréal, Hurtubise HMH, 1990.La Réconciliation, Montréal, Hurtubise HMH, 1993.Portraits d’un pays, Montréal, L’Hexagone, 1994.Culture : alibi ou liberté ?, Montréal, Hurtubise HMH, 1996.Idoles et images, Montréal, Bellarmin, coll. « l’Essentiel », 1996.Figures bibliques, Montréal, Guérin littérature, 1997.Les Villes de naissance, Montréal, Leméac, 2001.L’Écrivain migrant, Montréal, Hurtubise HMH, 2001.L’Écrivain du passage, Montréal, Hurtubise HMH, 2002.La Parole et le lieu, Montréal, Hurtubise HMH, coll. « Constantes »,

2004.

� ThéâtreLa Discrétion et autres pièces, Montréal, Leméac, 1974.

� Romans / nouvellesDans le désert (nouvelles), Montréal, Leméac, 1974.La Traversée (nouvelles), Montréal, Hurtubise HMH, 1976.Le Rivage (nouvelles), Montréal, Hurtubise HMH, 1979 ; Paris, Gallimard,

1981.Le Sable de l’île (nouvelles), Montréal, Hurtubise HMH, 1979 ; Paris,

Gallimard, 1981.

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La Reprise (nouvelles), Montréal, Hurtubise HMH, 1985.The Neighbour (recueil de courtes nouvelles traduites du français par

Judith Madley), Toronto, McClelland & Stewart.Adieu Babylone (roman), Montréal, Éditions La Presse, 1975 ; Paris,

Julliard, 1976.Farewell Babylon (trad. anglaise de Sheila Fischman), Toronto, McClelland

& Stewart.Les Fruits attachés (roman), Montréal, Hurtubise HMH, 1981.La Fiancée promise (roman), Montréal, Hurtubise HMH, 1983.La Fortune du passager (roman), Montréal, Hurtubise HMH, 1989.Farida (roman), Montréal, Hurtubise HMH, 1991.A.M. Klein (roman), Montréal, XYZ Éditeur, 1994.La Distraction (nouvelles), Montréal, Hurtubise HMH, 1994.La Célébration (roman), Montréal, L’Hexagone, 1997.L’Amour reconnu (roman), Montréal, L’Hexagone, 1998.Le Silence des adieux (nouvelles), Montréal, Hurtubise HMH, 1999.L’Anniversaire (roman), Montréal, Québec Amérique, 2000.

Le Gardien de mon frère (roman), Montréal, Hurtubise HMH, 2003.

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada

Kattan, Naïm, 1928-

Je regarde les femmes(Collection L’Arbre)

ISBN 2-89428-787-9

I. Titre. II. Collection.

PS8571.A872J43 2005 C843’.54 C2005-940152-4PS9571.A872J43 2005

Les Éditions Hurtubise HMH bénéficient du soutien financier des institutionssuivantes pour leurs activités d’édition :

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pement de l’industrie de l’édition (PADIÉ)• Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC)• Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du

Québec

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[email protected]

ISBN : 2-89428-787-9

Dépôt légal : 2e trimestre 2005Bibliothèque nationale du QuébecBibliothèque nationale du Canada

Imprimé au Canadawww.hurtubisehmh.com

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« Elle demeura étendue à ses pieds jusqu’au

lendemain matin ; puis Booz se releva avant

l’heure où l’on peut se reconnaître les uns les

autres, car disait-il : “Il ne faut pas qu’on

sache que cette femme a pénétré dans l’aire”.»

Livre de Ruth, 3,14

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JE REGARDE LES FEMMES

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Je regarde les femmes

Au restaurant, je regarde les femmes assises, debout,qui entrent ou sortent. Un beau corps ici, des seins tropgros, ou trop petits, là des tailles minces, des cheveuxabondants, touffus, lisses ou mal coiffés, des mollets effi-lés, de grosses chevilles, des bras pleins ou non. Enfin, levisage. Éclatant ou effacé, une bouche étroite, des yeuxéteints ou brillants. À peine si j’ai le loisir d’apercevoir unregard, un sourire, une démarche. Elles sont toutes pres-sées, attendues et souvent accompagnées. Les lentes, auxpas hésitants, m’impatientent et, détournant la tête, je dis :à la suivante. Les hommes, des pendants falots. Ils ont dela chance ou ils usurpent leur place. Sont-ils beaux ouvilains ? C’est aux femmes de le dire. Pour moi, quand ilsne sont pas manifestement laids, ils me sont indifférents.

Dans le métro, je suis frappé par la diversité des vête-ments et des couleurs. En plein été, parfois, des chaussureshorriblement grosses étouffent les pieds. Comment, parmiles Asiatiques, distinguer une Chinoise d’une Vietna-mienne ? J’admire leur chevelure lisse et noire, repous-sant la mascarade de celles qui les frisaient. J’imagine surma bouche les grosses lèvres des Noires, Africaines ou

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Haïtiennes, leurs peaux douces, sans l’ombre d’un poil. Jechoisis une des femmes assises, ni jeune ni vieille, j’ima-gine ses seins fièrement exposés, ses bras nus autour demon cou, ses cuisses se serrant contre moi. J’ai une enviefolle, puissante, infinie d’une femme unique et de toutes lesfemmes. Certaines réagissent quand mon regard devientinsistant. Les jeunes détournent la tête, me laissant surma faim. D’autres, celles de ma génération, de quarante oucinquante ans, s’attardent sur mon visage. Nous sommes-nous connus dans un cocktail, nous sommes-nous saluésà une réception ? Les années passent et il y a toujoursautant de femmes et d’hommes. Tu te trompes. Nous nenous connaissons pas. Je te vois pour la première fois etvoudrais t’inviter, t’accompagner. Tu vas bientôt des-cendre. Un mari, un amant t’attend. Des enfants. Nous nenous adressons pas la parole. Une vie que nous n’auronspas ni l’un ni l’autre. Tu détournes la tête. Je ne suis pas lepremier homme qui cherche à t’aborder. Aujourd’hui toutest permis, mais tu ne répondras pas. Une autre prend saplace. J’ai tout mon temps. Je la dévisage. Offusquée, elleserre ses lèvres, méprisante. Va-t-on instituer des règleset des lois pour les regards ? Je ne fais que voir ce qui estdevant moi. Je n’ai pas le choix. Tu n’es pas vilaine et je nevais pas abîmer ta beauté en la fixant. Elle ne t’appartientpas puisque tu la révèles à tout venant. Encore trois arrêtsde métro.

Pourquoi les femmes s’habillent-elles si mal ? Desjeans, des baskets. Des uniformes. Je vais bientôt arriver aubureau, j’hésiterai à embrasser Diane sur les deux joues.Je ne te reconnais plus, fera-t-elle. Tu es en demande. Tusollicites. Elle ne protestera pas. Peut-être cela va-t-il

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mal avec son amant, à moins qu’elle ne cherche la variété.Non. Pas Diane. Pas une femme au bureau, qui me sur-veillerait tous les jours de la semaine. Je suis un hommemarié et sais ce que cela signifie.

Quel orage ce matin ! Je regardais Véronique d’unemanière trop appuyée.

— Qu’est-ce qu’il y a ? me demanda-t-elle.— Mais rien. Je te regarde.De petites rides autour des yeux, une ligne au-dessus

des lèvres. Je suis toujours aussi sensible qu’à l’éblouis-sement du premier jour. L’éclat est le même. Pourtant,j’avais l’impression de la regarder pour la première foisavec détachement. Oui, elle est jolie, comme Diane, commetant d’autres que je vois circuler tous les jours autour demoi. Le monde regorge de femmes. Elles sont partout,offertes à l’émoi, ne fût-ce que l’espace d’un moment,d’un trajet de métro.

J’ai vécu pendant quinze ans dans un îlot, ensorcelépar Véronique, première lueur du matin, éclat du jour,quiétude du soir et repos de la nuit. Auprès d’elle, le désira été une constante. J’ai eu faim de sa peau, de l’odeur deson haleine au réveil, de sa transpiration, de ses yeux closet de l’ébauche de son sourire. À tout moment, mon émoirestait en éveil, mon désir jamais épuisé. J’ai été le servi-teur, l’esclave consentant et heureux. Elle était elle ausside la partie, sans répit. Son désir répondait au mien, sansrelâche. Loin d’être confiné, fermé, notre monde étaitplein et lumineux. Véronique était une lueur qui recou-vrait tout l’espace, ne laissant de place à rien d’autre.D’autres femmes virevoltaient dans une nuit d’ombres,lointaines, fantomatiques. Je n’accordais même pas un

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regard à la serveuse du restaurant, à la caissière de la ban-que. Véronique ne le supportait pas. Elle se détournaitalors de moi, se taisait. Cela m’était particulièrementcruel et elle le savait, car elle souffrait de tout momentd’inattention qui, pour elle, équivalait à une trahison.

J’ai pris l’habitude de ne jeter qu’un regard distrait àtoutes les femmes. Ce qui, au début, était calculé, voulu,est devenu, au fil des mois, une habitude. À la plage, jen’avais même pas besoin de m’abriter derrière des lunettesde soleil. Naguère, à la belle saison, le déploiement desbras et des jambes était irrésistible. À la longue, même cespectacle me laissait indifférent. Toutes les femmes meramenaient à Véronique et mon désir redoublait de force.N’était-ce pas normal que je ne regarde personne d’autre ?Prêtait-elle le moindre intérêt à un autre homme ?

La cassure ne fut pas ce déchirement venu de loin etmettant du temps à se manifester au grand jour. Elle futbrutale et imprévisible. Il nous arrivait, au cours desannées, de nous disputer, de nous fâcher pour des bêtises.Nous élevions la voix sachant que tout serait terminé avantd’aller au lit. Toujours accordés, nos corps nous récon-ciliaient.

Nous nous sommes un jour disputés, je ne sais pluspour quelle fadaise. Allongés au lit l’un à côté de l’autre,sans nous toucher, nous nous sommes souhaité bonne nuitsur un ton neutre, courtois, quasi amical, attendant quel’autre fasse le premier pas. Le sommeil nous a gagnés etle même jeu recommença le lendemain matin. Je n’allaispas céder. Véronique non plus. Cela a duré une semaine.Ni éclat, ni colère. Une distance. Inconsciemment, nousprenions la mesure de notre seuil de résistance. Celle-ci

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nous frappa par sa puissance, se transforma en habitude.Ainsi, je pouvais vivre à côté de Véronique, partager lemême lit et contenir mon désir. Femme parmi les femmes,elle appartenait à l’espèce.

La distance la rapetissait, la ramenait à une taille,apparemment la sienne, la rendait fragile et vulnérabletout en la laissant radieuse. L’avais-je jamais vraimentvue ? me répétais-je. Au début de notre vie commune, elles’amusait à m’interroger, à brûle-pourpoint, sans raisonapparente : « Quelle est la couleur de mes yeux ? » J’hési-tais et je finissais par avouer ma déconfiture. Ses yeuxétaient étincelants, m’éblouissaient et n’avaient pas decouleur.

Elle était allongée à côté de moi, je détaillais son corps.Chevilles minces dont les creux soulignaient ses mollets.Des cuisses charnues ni minces, ni grosses, un ventre àpeine bombé. Je connaissais ses seins pour les avoir telle-ment caressés et son visage était le même. Il n’était plusinaltérable comme auparavant, mais changeant, me don-nant la satisfaction d’y lire une interrogation, une inquié-tude. Elle me demanda un jour si je la trouvais toujoursaussi belle, car j’avais cessé de lui répéter qu’elle était laplus belle. J’étais moi-même perdu dans l’étalage de sesbras, de ses seins, de ses cuisses, j’avais du mal à discernerles détails de sa beauté.

J’allais vers Véronique les yeux ouverts. Je ne mesouviens plus comment nous nous étions réconciliés.Véronique avait-elle senti que je n’étais plus le mêmehomme, n’étais plus le petit garçon sous emprise, tenuen laisse, mais un homme enfin adulte qui regardait lesfemmes et allait vers la sienne avec une vision multiple,

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emplie de tous les corps, cherchant celui de l’élue, un signe,une trace, une marque ? D’abord incertaine, quasi timide,elle se montra bienveillante devant l’attente de l’hommeen train d’émerger. Elle demeurait neutre, presque crain-tive. Je la forçai à sortir elle aussi de l’ombre pour user deson pouvoir de séduction et se donner à moi en toute luci-dité, en pleine conscience, prenant ainsi mesure d’elle,ressentant le poids de son corps.

Franchissions-nous une étape, une barrière ? Nousfîmes l’amour en silence, alors que les mots et les bruitsétaient auparavant des ingrédients du désir et de sa remiseen élan.

Quand j’ai fait exprès d’insister, de regarder les fem-mes dans la rue ou au restaurant, Véronique a détournéles yeux et puis, un jour, j’ai pu apercevoir un sourire àpeine ébauché. Elle suivait le petit garçon qui affirmaitson statut d’homme, elle était sans condescendance, obser-vant son corps de femme, et se dégageait de l’attitude de lapetite fille refusant de grandir. Nous ne faisions plusl’amour dans la fièvre, mais étions en train de changer derythme, découvrant dans le silence une lenteur voulue, lesyeux ouverts. Une saveur inconnue, la conscience de nospropres corps.

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Mon physique

Quand Yvonne me suggéra de consulter un chirurgienesthétique, je me suis rebiffé. J’ai dit non. Trop c’est trop.Qu’il te plaise ou non, mon nez est mon nez. Pour la pre-mière fois de ma vie, je résistais à une femme. Aujourd’hui,je me regarde dans le miroir et me demande ce qui reste dujeune homme pimpant qui partait à la conquête du monde.

Me contentant de mon métier de comptable, j’aigrimpé les échelons tout en restant en place. Je gagnaisbien ma vie, assuré de pouvoir payer mon loyer, inviter dejeunes femmes dans les meilleurs restaurants, leur offrirdes cadeaux et parfois des vacances.

Libre, j’avais décidé de ne jamais me marier et de nejamais avoir charge d’enfants. Les rides sillonnent monvisage maintenant, me donnant du caractère comme m’adit Violette l’année dernière. Ni gros ni maigre, avec àpeine un peu d’embonpoint. Lise me disait que c’était jus-tement cela qui l’attirait en moi, car elle n’aimait que leshommes qui ont du ventre. J’ai encore des cheveux, desrestes comme je dis à mon coiffeur en plaisantant, je neles teins plus depuis le départ de Camille et n’ai plus lanostalgie de ma crinière de jeune homme. C’était elle qui,

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lors d’un concert, du haut du balcon de la Place des Arts,m’avait fait remarquer que la moitié des hommes avait lecrâne brillant et lisse. « Crois-moi, ajouta-t-elle, ce sontles hommes les plus intelligents et les plus sensuels. »

Sensuel ? Je le suis sans exagération. J’aime les femmes,leur compagnie, leur coquetterie, le soin qu’elles portentà leur corps, à leurs vêtements. Marcelle m’a accusé de lesenvier et, ce qui, pour elle, était une abomination, dechercher à les imiter. Elle était en colère, et quand elle sefâchait, elle pouvait être terriblement injuste. J’aime lapropreté, l’élégance chez les hommes comme chez lesfemmes et j’ai horreur des hommes efféminés.

Quand j’étais jeune, ma mère disait que j’étais lemoins beau de ses trois garçons. J’aurais bien voulu qu’ellesoit là aujourd’hui pour nous regarder. Comparés à moi,Édouard et Jacques sont des vieillards qui ont abandonnétout souci de leur apparence. Quand j’ai fait la remarque àJacques que j’avais l’âge d’être plusieurs fois grand-père,l’an dernier, il a rétorqué : « Et puis après ? Tu n’en es pasmoins homme et nul ne peut décider d’être négligé. » Mamère avait tort et cela m’a donné un coup d’entendre monfrère me déprécier ainsi.

V

Je venais de célébrer mon vingt-deuxième anniver-saire quand j’ai connu Fernande. Gaie, plus éclatante quebelle, elle riait à tout propos, mais c’est sa coquetterie quim’a surtout attiré. De quelques années mon aînée, elletravaillait comme hôtesse dans un magasin et dépensaittout son salaire en vêtements. Quand elle choisissait une

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robe, un chemisier, elle réclamait ma présence, car elleavait confiance en mon goût, répétait-elle. Je crois qu’elleavait surtout besoin de mon opinion pour mettre un termeà ses hésitations.

Je lui ai demandé un jour de me dire honnêtement,sans ménagement, comment elle me trouvait physique-ment. Charmant, oui, élégant, je le savais, mais physi-quement, dans mon corps ? Elle me regarda intensément etattendit de longs moments avant de prononcer son verdict.

— Quoique petits, tes yeux sont vifs et ton nez imposantest une véritable marque de virilité, mais c’est ta bouche,avec tes lèvres pleines, merveilleusement sensuelles, quiest irrésistible. Je crois que tu devrais l’encadrer pour ensouligner la force.

Aussitôt dit aussitôt fait. Trois mois plus tard, j’étaispourvu d’une barbe brune avec des reflets roux. Je passaisdes heures à la tailler, la laver, la parfumer. Cela n’a pour-tant pas empêché Fernande de me préférer un blondasse,long comme une perche, qui ne portait que des blousonset rejetait toute idée de s’affubler d’une cravate, et del’épouser un an plus tard. J’ai assisté au mariage où j’ai faitla connaissance de sa cousine Mireille. Elle s’était d’ailleursarrangée pour nous faire asseoir à la même table.

— Fernande m’a beaucoup parlé de vous, me dit-elledès la première danse.

Très curieuse de me connaître, elle n’était nullementdéçue. À la troisième danse, nous avons convenu de nousrevoir le lendemain. Contrairement à Fernande, Mireilleavait le regard grave, quasi sensuel et il fallait presque lachatouiller pour la faire rire. Caissière dans une banque,elle aspirait à devenir comptable. Nous étions faits pour

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nous entendre, affirmait-elle, mais il fallait toutefois quej’apporte quelques modifications à mon apparence. Elletrouvait aberrant, inconcevable que je cache mes lèvressensuelles sous une touffe de poils. De toute façon, elledétestait les barbes et la mienne la chatouillait désagréa-blement quand je l’embrassais. Comme elle était sûre,décidée, je me suis présenté le samedi soir suivant, lapeau du visage lisse comme celle d’un enfant. Je n’exagèrepas. Mireille n’arrêtait pas de me passer la main sur labouche, les lèvres et les joues. Elle s’écartait pour meregarder comme si j’étais son œuvre, le produit de sonimagination.

— Tu es tellement différent. Enfin toi-même.Je me demande encore aujourd’hui si elle me trouvait

beau ou même tout simplement joli. Elle m’embrassaitfurtivement comme si elle craignait de me faire mal. Unmois plus tard, elle me dit qu’elle me trouvait trop jeuneet qu’il lui arrivait de regretter le barbu qu’elle avait connuaux noces de sa cousine. Elle me fournit une éclatantepreuve de son goût pour la barbe quand elle décida de neplus sortir qu’avec son patron, un barbu, avec lequel il luiarrivait de déjeuner alors qu’il était en train de se séparerde sa femme. Un an plus tard, elle épousa son barbu, maisprit soin de ne pas m’inviter à la cérémonie intime où seulsles proches étaient conviés, me dit-elle sans s’excuser.

Pendant plusieurs années, malgré plusieurs tentati-ves, mon célibat fut synonyme de solitude. J’avais beauinviter les caissières à prendre le café et parfois à déjeu-ner, je devais me contenter des baisers sur les joues. J’enétais arrivé à me demander si mes défauts physiquesétaient si flagrants. Que fallait-il corriger ? Je me perdais

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dans les hypothèses et n’avais personne à qui demanderconseil.

Ce n’est qu’au mariage de mon frère Édouard que j’eusle sentiment que le jour se levait enfin pour moi. La célé-bration eut lieu au Ritz, car mon frère faisait son entréedans une famille fortunée, le père de son élue étant unimportant agent d’assurances. On me plaça avec la familleet ma voisine fut la cousine de ma belle-sœur. Petite,mince comme un clou, les cheveux coupés à la garçonne,elle ne payait pas de mine. Je commençais à déplorer mamalchance quand l’orchestre entonna l’appel à la danse.Elle se leva, les yeux fixés sur moi. Sans ouvrir la bouche,j’obtempérai et c’est alors que l’éblouissement se produi-sit. Angèle était brune et ses yeux verts dirigeaient surmoi des rayons de feu. Quand elle m’adressa son premiersourire, j’eus conscience que le sort s’était finalementrangé de mon côté. Elle ne ratait pas une danse et j’étaisson unique partenaire. À la fin de la soirée, tout en sueur,essoufflé, j’allais oublier de lui demander son adressequand, comme si c’était entendu dès le début, elle medonna rendez-vous le lendemain devant l’agence d’assu-rances où elle travaillait et qui était dirigée, comme il fallaits’y attendre, par le beau-père de mon frère.

Nous sommes allés voir le dernier James Bond.Chaque fois qu’une menace pesait sur le héros, Angèlesursautait et se jetait de tout son minuscule corps sur moi.Visiblement, elle aimait le mouvement. Nous sommesallés ensuite manger dans le petit restaurant où elle avaitl’habitude de déjeuner. On nous servit des salades et desverveines. C’est elle qui fit le choix du menu. Elle m’appritqu’au lieu de s’empiffrer, son souci était de bien traiter

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son corps. Quand, plus tard, dans le studio où elle habitaitavenue des Pins, en haut de la rue Stanley, elle se désha-billa, je la trouvai plutôt symbolique et me dis que le seulsoin qu’elle pouvait donner à son corps était de lui per-mettre de prendre un peu d’épaisseur. Encore une foisj’allais de découverte en surprise. Angèle était sportivejusqu’au bout des ongles, dotée de muscles d’une grandebeauté. Ce fut un choc. Et puis, quelle agilité, quelle éner-gie, quelle dextérité ! Heureusement que je fus à la hauteurdès notre première rencontre. Elle me l’a fait comprendrecomme si elle inscrivait une bonne note sur mon bulletind’écolier. Prodigue de ses leçons, elle en connaissait desmouvements ! Elle réservait le gros de son attention à soncorps, cette masse ramassée, vibrante. En plus des exer-cices qu’elle lui imposait, elle calculait scrupuleusementles matières qu’elle l’autorisait à ingérer. Chaque alimentétait pesé, évalué en matières grasses, vitamines, fer etcalcium.

À ma grande déconvenue, elle n’attendit pas le len-demain pour diriger son regard, que dis-je, ses foudressur l’état de mon corps. Sans perdre un instant, il fallaitme libérer de ma naissante bedaine, renforcer mes mus-cles de poitrine, des épaules et des cuisses. Seuls sortaientindemnes de l’épreuve mes bras et mes jambes. Angèle neméprisait point la sensualité, à condition qu’elle fûtsoumise à la règle primordiale de l’hygiène. Tout étaitmesuré : la nourriture évidemment, mais aussi l’exerciceet le sommeil.

J’ai passé des semaines et des mois à m’adapter aurégime que m’imposait Angèle pour mon propre bien etles résultats, il est vrai, furent plus que probants. J’ai

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perdu le gras qui alourdissait mon ventre et ma poitrineacquit de la vigueur. Je digérais merveilleusement, troprapidement à mon goût, car j’avais quasi constammentfaim et je dormais comme un enfant. Pour satisfaire auxbesoins de nos corps et veiller au bon fonctionnement denos systèmes, nous faisions l’amour tous les soirs. Certes,la sensualité n’était pas exclue, mais elle venait de surcroît.

Je vivais cette relation sans y penser. J’en ai prisconscience le jour où, victime de la grippe, accablé defièvre, je fus laissé à moi-même, seul dans mon lit, tout aulong de la journée. Angèle me reprocha mes maladressesqui me clouaient ainsi au lit : je m’habillais trop chaude-ment, n’abandonnais pas assez ma tête à l’air libre en hiver.Elle avait horreur, quant à elle, de tout ce qui pouvait cachersa courte chevelure. Prostré dans le lit, absorbant toutesles boissons à base d’herbes préparées par elle, je me suisposé, pour la première fois, la question sur ce qui nousliait. Dès notre première rencontre, arrangée, je l’ai suplus tard, par sa cousine, Angèle avait décidé de m’incor-porer à sa vie et d’octroyer à mon corps la mission de pro-longer le sien. Cela imposait des correctifs. Mes effortslui paraissaient souvent insuffisants et elle ne se gênaitpas pour me le dire. « Certains jours, me reprochait-elle,tes exercices ne se déploient que dans le lit. » « Ce ne sontpas des exercices », protestais-je. « C’est quoi alors ? »répliquait-elle avec un sourire sardonique.

Je ne me suis demandé ce qui m’attirait en elle que lejour où elle m’annonça qu’elle quittait Montréal pouraccompagner à Toronto son chef de service qui venait dequitter sa femme. Pendant les longs mois qui suivirent, melamentant dans la solitude, je me suis sévèrement mis en

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question. Je subissais, sans broncher, l’autorité d’Angèle,j’obéissais à ses ordres à la lettre, croyant vraiment quec’était pour mon bien. Et, en effet, je digérais bien, dormaissans problème et m’essoufflais moins en courant ou enfaisant l’amour. Elle m’avait remis en état et il m’arrivaitquelquefois de me demander où logeait l’amour dans ceremue-ménage. Cela ne me préoccupait pas outre mesureet, suivant son exemple, j’écartais toute interrogation futile.

L’amour ? Elle le pratiquait dans tous les sens et avecune incomparable habileté. Quand elle se déshabillait,son petit corps dégageait un érotisme dont je n’osais paslui parler. Le lit n’était ni un refuge ni un champ debataille. Il faisait partie du quotidien comme la cuisine oula salle de bains. Son mépris de ce qu’elle qualifiait desentimentalité adolescente ou de romantisme attardé melibérait de l’incertitude que j’éprouvais envers les fem-mes. Du moment que mon corps se conformait aux néces-sités d’un bon fonctionnement, je n’avais pas à chercher àplaire à Angèle.

Après son départ, ce furent ses recommandations,son approbation qui me manquaient le plus. Absorbais-jetrop de sucre, consommais-je trop de pain ? Je ne parve-nais pas à me transformer en mon propre garde-chiourme.J’ai commencé à tricher. Pendant quelques mois, je mesuis laissé aller, je ne regardais même plus les femmes.Elles étaient trop grosses ou trop maigres, trop grandes outrop petites. Je ne me rendais pas compte que le corpsd’Angèle était devenu la norme et qu’ainsi, même si ellem’avait quitté sans explication, elle continuait à exercerson contrôle. Sans explication ? Pas vraiment, pas si je merappelle ses mots. « Toute relation atteint son terme qui

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est sa limite », me dit-elle. Ainsi, nous pûmes parcourir,pour un temps, le même chemin, tant que ce fut bénéfiquepour l’un et pour l’autre. Lui dire qu’en ce qui me concer-nait, il nous restait des sentiers à explorer, aurait été vain.Elle aurait mis cela sur le compte d’une sentimentalitépuérile. Nous étions adultes et pouvions, par conséquent,nous quitter, comme nous nous étions liés, sans histoire.

La solitude fut longue et pénible, même si je l’accep-tais, m’y plongeais avec une complaisance qu’Angèle auraitconsidérée comme malsaine. Je faisais durer volontaire-ment l’épreuve. Ce n’est que le jour où je reçus une photod’elle que j’ai mesuré le passage des mois, que dis-je, desannées. Elle portait un bébé dans ses bras. La photo étaitaccompagnée d’une note : « Je pense souvent à toi et jesuis sûre que tu seras content de voir la tête de Robin quia un an. Je crois que le choix d’Armand comme père étaitle bon et tu serais d’accord si tu le voyais avec son fils. »

Elle habitait à Winnipeg où elle prenait soin de sapetite famille. Elle ne travaillait plus. En scrutant la photo,je me suis demandé si elle n’avait pas pris un peu depoids. En vérité, je n’étais pas mécontent de constaterqu’elle avait, à son tour, besoin de mon approbation.Décidant de la laisser dans l’incertitude, je n’ai pas réponduà ce qui, de toute évidence, était un appel. J’avais le des-sus, et je prenais en main la conduite de ma vie. Il étaittemps, car j’approchais du moment où l’on commence àse préoccuper de la retraite.

Au cours des années qui suivirent le départ d’Angèle,je ne cherchais plus, me contentant de prendre ce quipassait. Des aventures, dira plus tard Silvia. Je me diver-tissais et servais souvent moi-même de divertissement.

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