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Gérer le peuplement et la transformation structurelle en Afrique Sub-Saharienne Jean-Marie Cour, démo-économiste. Version du 12 février 2019 1. L’ASS, région en voie de peuplement et d’ouverture à l’économie de marché Croissance démographique et redistribution de la population Entre 1950 et 2018, la population de cette région du monde en voie de peuplement 1 a été multipliée par six et la population urbaine par plus de vingt. Avec l’agglomération d’une fraction croissante de la population totale a entraîné dans des lieux de densité plusieurs centaines de fois plus forte que dans le milieu rural, le ratio PNP/PP 2 du nombre d’habitants non producteurs de denrées alimentaires par agriculteur, représentatif de la taille du marché alimentaire par agriculteur, a été multiplié par sept : telles sont les premières manifestations de la transformation structurelle de cette région du monde en voie de peuplement et d’ouverture au reste du monde et à l’économie de marché. ASS M ultiplicateur m illions d'habitants 2050/1950 Population totale 180 1050 2200 12 Population urbaine 20 420 1300 65 Population rurale 160 630 900 6 N iveau d'urbanisation 11% 40% 59% Ratio Pop non agricole / Pop agricole 0,15 1,0 2,2 14 1950 2050 2018 1 Voir en Annexe la définition et la caractérisation des pays en voie de peuplement 2 PNP : population non primaire ; PP : population primaire. 1

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Gérer le peuplement et la transformation structurelle en Afrique Sub-Saharienne

Jean-Marie Cour, démo-économiste. Version du 12 février 2019

1. L’ASS, région en voie de peuplement et d’ouverture à l’économie de marché

Croissance démographique et redistribution de la populationEntre 1950 et 2018, la population de cette région du monde en voie de peuplement1 a été multipliée par six et la population urbaine par plus de vingt. Avec l’agglomération d’une fraction croissante de la population totale a entraîné dans des lieux de densité plusieurs centaines de fois plus forte que dans le milieu rural, le ratio PNP/PP2 du nombre d’habitants non producteurs de denrées alimentaires par agriculteur, représentatif de la taille du marché alimentaire par agriculteur, a été multiplié par sept : telles sont les premières manifestations de la transformation structurelle de cette région du monde en voie de peuplement et d’ouverture au reste du monde et à l’économie de marché.

ASS Multiplicateur

millions d'habitants 2050/1950

Population totale 180 1050 2200 12Population urbaine 20 420 1300 65Population rurale 160 630 900 6Niveau d'urbanisation 11% 40% 59%Ratio Pop non agricole / Pop agricole 0,15 1,0 2,2 14

1950 20502018

L’ASS est-elle sur-urbanisée ?Les deux graphiques ci-dessous, basés sur les données officielles (WDI et FAO) confirment que la corrélation entre le PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat et l’indicateur d’urbanisation, représenté par le ratio PNP/PP est la même en ASS que dans le reste du monde : l’ASS n’est pas sur-urbanisée pour son niveau de développement.

1 Voir en Annexe la définition et la caractérisation des pays en voie de peuplement 2 PNP : population non primaire ; PP : population primaire.

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En Afrique comme ailleurs, l’urbanisation est à la fois une implication et un moteur de la croissance économique. Un habitant rural qui tente de s’installer en ville arrive dans un lieu cent à mille fois plus dense : source de multiples contraintes, de surcout (logement, transport) mais aussi et surtout source d’opportunités : incitation à l’innovation, passage de l’autosuffisance locale à la division du travail et au marché permettant la spécialisation, etc. Dans les pays en voie de peuplement, ce processus d’agglomération est aussi une condition nécessaire du développement et du « peuplement durable », et un accélérateur de la transition démographique.

Quel scenario d’urbanisation à moyen et à long terme ?D’ici 2050, le doublement probable de la population totale de l’ASS s’accompagnera d’une croissance de la population agglomérée à un rythme qui dépendra du contexte géopolitique et macro-économique. Sauf si l’ASS est le siège de crises politiques et économiques généralisées et à répétition, les gouvernements et les collectivités locales de ces pays auront encore à gérer d’ici à 2050 le triplement de leur population urbaine et sans doute le quadruplement de la superficie des agglomérations. Le scenario d’urbanisation future présenté dans ce tableau, conforme aux projections de la division de la population des Nations Unies, est compatible avec le scenario de croissance économique future à des taux de l’ordre de 6% par an en longue période présenté ci-après, ce qui n’a rien d’aberrant. Cette croissance urbaine entrainera une multiplication par 2.2 du ratio PNP/PP.

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PIB par habitant en parité de pouvoir d'achat et niveau d'urbanisation : 151 pays du monde

y = 2300 *[(PNP/PP)^0.59]

ratio PNP/PP

y =

PIB

par

hab

itant

en

PPA

PIB par habitant en parité de pouvoir d'achat et niveau d'urbanisation : 46 pays africains

y = 2100 *[(PNP/PP)^0.61]

ratio PNP/PP

y =

PIB

par

hab

itant

en

PPA

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Malgré l’urbanisation, la population rurale devrait continuer à augmenter dans la plupart des pas d’ASS jusque vers les années 2050, mais à un taux moyen tendant vers zéro : on ne peut encore parler d’exode rural au sens européen, car le peuplement rural se poursuit, en se restructurant.A Compléter : la croissance urbaine s’accompagne d’une multiplication du nombre de villes (loi de Zipf) e d’une densification du maillage urbain du territoire. Extraire cartes Africapolis ASS 1960-2018

Redistribution de la population dans l’espace africain et migrationsLa multiplication par 12 de la population totale de l’ASS en un siècle (1950-2050) n’est évidemment pas possible dans toutes les parties qui la constituent, telles les zones subdésertiques aux confins du Sahara ou même du Sahel, ou certaines zones rurales déjà densément peuplées où la contrainte foncière est forte, ou certains pays enclavés aux potentialités limitées comme le Niger ou à très forte densité comme le Rwanda et le Burundi. Avec des taux de croissance naturelle de 2 ou 3 % par an, l’ajustement du peuplement aux contraintes et potentialités physiques mais aussi et surtout aux forces du marché implique des flux migratoires totaux entre la cinquantaine de pays africains de l’ordre de plusieurs millions de personnes par an. Les flux migratoires intra-africains réels sont mal connus et sensiblement inférieurs à cette évaluation, mais il est évident que les flux migratoires constatés entre l’ASS et le reste du monde ne sont que l’écume qui se dépose entre autres lieux sur nos rivages.

Il faut se souvenir qu'une partie des migrations constatées dans le passé entre l’intérieur et les côtes répondait au besoin de repeuplement des zones côtières de l’ASS qui avaient été déstructurées et en partie vidées de leurs habitants. En dépit du fait que les frontières y font obstacle, ce processus de réparation des dommages causés par la traite devrait sans doute se poursuivre.

Que constate-t-on par exemple au Sahel ? Alors que le poids de cette région dans la population totale de l’Afrique de l'ouest avait logiquement décru de 9 % en 1950 à 8 % en 1994, il a commencé à

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recroitre depuis cette date, et il pourrait dépasser 11% en 2050 selon les projections officielles. L'insécurité dont souffre aujourd'hui une partie du Sahel est probablement due à deux facteurs liés et cumulatifs : le freinage de la transition démographique qui résulte du sous-développement de cette région par rapport aux zones côtières, et le ralentissement, voire le renversement des flux migratoires nets.

La gestion des flux migratoires entre pays et entre zones pédoclimatiques est d’autant plus difficile en ASS que ce continent a été balkanisé et que les frontières nationales imposées par les colonisateurs sont artificielles. Contrairement à ce qui s’est passé pour l’Amérique latine lors de sa "découverte" par les Européens, aucune autorité supranationale n’a malheureusement pu mettre un peu d’ordre et de raison dans le processus de colonisation de l’Afrique. L’ASS détient le record du monde du nombre de pays enclavés. Quand on s’interroge sur les performances passées et sur les perspectives de développement de l’Afrique, il ne faut pas sous-estimer le handicap induit par cette balkanisation. La communauté internationale ne doit pas oublier d’en corriger les effets, et doit à tout le moins s’abstenir de toute mesure susceptible de les aggraver.

Peut-on faire abstraction de la redistribution du peuplement dans les projections démographiques par pays ? Selon les projections officielles, le Niger aurait entre 160 et 270 millions d’habitants en 2100, soit plus de 5% de la population de l’ASS selon les variantes basse et haute, une proportion quatre fois supérieure à celle de 1950 ! Même constat, mais dans un contexte différent, pour la région des Grands Lacs : en 2050, le Burundi devrait se contenter de 500 m² cultivables par habitant rural pour faire face aux besoins du marché intérieur ! Ce serait la famine assurée, alors que le Maniéma voisin (RDC) serait encore aux trois quarts vide, ce qui ne pourrait conduire qu’à un génocide comparable à celui de 1994 au Rwanda.

En conclusion sur cette question de peuplementIl faut d'abord se méfier des erreurs d’optique et des anachronismes. Les africains vivent, pensent, et gèrent aujourd’hui le processus de peuplement et d’urbanisation non comme nous le faisons aujourd’hui, mais comme le faisaient les Français du temps de Napoléon III, ou comme les Américains du temps du Président Thomas Jefferson ("On the peopling of the United States").

Dans cette phase de transition démographique que traverse l’ASS, la gestion du peuplement, est une question essentielle, on serait tenté de dire la question numéro 1, à laquelle doivent s’atteler les gouvernements, les institutions régionales et leurs partenaires extérieurs. Aucune solution durable ne pourrait être trouvée à ces problèmes en l’absence de toute stratégie de gestion du peuplement, dont l'une des composantes est de prévoir et de faciliter par tous les moyens la redistribution de la population au sein du continent, condition nécessaire du peuplement durable.

Si regrettable qu’elle puisse apparaître, la croissance de la population des Pays en voie de peuplement (PVP) est un fait qu'il faut affronter comme tel et dont il faut gérer les implications. Les politiques démographiques peuvent certes influer sur la fécondité et réduire la croissance naturelle de la population totale à long terme, et elles sont nécessaires, mais leurs effets à moyen terme sont forcément limités, surtout dans les pays les moins avancés, car la baisse de la fécondité est largement la conséquence du développement.

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2. Transition démo-économique, économie formelle et économie populaire

La croissance démographique et l’ouverture à l’économie monde impliquent la coexistence, en milieu urbain et en milieu rural, de deux formes d’économie différentes mais complémentaires : l’une, dite « moderne », est directement influencée par l’ouverture au monde. Conforme au « modèle » des pays développés, elle est soumise aux règles du marché des biens dits échangeables, et donc nécessairement compétitive. Elle ne peut de ce fait concerner qu’une fraction de la population totale. Tous les autres habitants dépendent du secteur dit « informel », ainsi nommé parce qu’il n’obéit pas aux standards habituels. Ces deux formes de l’économie ne sont pas indépendantes l’une de l’autre, leurs relations sont nombreuses et complexes mais elles répondent à des logiques différentes.

L’économie est ainsi composée de cinq secteurs aux logiques distinctes : le secteur extractif (largement étranger et extraverti), le secteur public, le secteur privé moderne ou formel (PNP1), le secteur informel non-agricole (PNP2), majoritairement urbain mais pas exclusivement, et le secteur agricole ou primaire (PP), très majoritairement rural. Le secteur extractif et une partie du secteur privé formel sont constitués d’emplois compétitifs (au plan mondial) ; le reste, essentiellement d’emplois protégés (de la concurrence extérieure), publics et privés et, s’agissant des emplois dits informels, par la tolérance intéressée des pouvoirs publics à leur égard.

Les trois premiers secteurs constituent, ensemble, l’économie formelle de ces pays, aujourd’hui minoritaire en termes d’emplois (moins de 20%, emploi public inclus, et souvent beaucoup moins) mais beaucoup plus importante (2 à 3 fois plus) en termes de production (VA). L’avenir de l’économie formelle en ASS est très dépendant de l’environnement international et du contexte géopolitique sociopolitique régional, donc difficilement prévisible. Mais il dépend aussi de ce qu’il advient des quelque 80% de la population qui n’en font pas partie.

Les deux derniers secteurs, primaire et non primaire, constituent, ensemble, l’économie qualifiée habituellement d’« informelle », urbaine et rurale, largement majoritaire en termes de population concernée, dont la contribution au PIB est plus faible que celle de l’économie formelle mais reste d’importance comparable (35 à 60% du PIB en 2000).

Les activités dites informelles vivent avant tout de la production et de l’échange de biens et services essentiels à la population, y compris à une grande partie de la population formelle qui n’a pas accès aux équivalents importés ou qui réserve un maximum de ses revenus à l’acquisition d’autres biens et services importés. On doit naturellement y inclure les activités agricoles traditionnelles ou familiales, qui présentent toutes les caractéristiques des activités informelles urbaines et qui constituent proprement le secteur primaire de l’économie informelle. Cette économie populaire est une économie de la demande, mais avec toutes les branches d’une autre économie nationale, ou presque - de la production alimentaire aux services de santé et financiers, en passant par le logement, les transports, les loisirs…etc.

Le secteur public mis à part, les activités de l’économie formelle (entreprises et sociétés enregistrées) relèvent des modèles et outils classiques (modernes) de gestion économique car les notions de fonction de production, de courbe d’offre, de rémunération des facteurs, de compétitivité … s’imposent à elles, à commencer par la recherche continue de la productivité. Le « Tableau des Echanges Interindustriels », ou TEI, ne se remplit que lentement des relations interbranches caractéristiques des sociétés industrialisées.

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L’économie populaire évolue dans un autre registre. Elle existe et se développe pour répondre à une demande soutenue de biens et de services banals, notamment alimentaires, et pour gérer l’urbanisation qui répond au désir populaire d’émancipation, Cette stratégie rencontre l’adhésion des investisseurs potentiels nationaux, qui peuvent tirer parti du faible coût de la main d’œuvre, de la souplesse de son utilisation et de faibles prélèvements publics et contraintes réglementaires, pour dégager un profit, au moindre risque. La productivité moyenne y est de l’ordre du cinquième de celle de l’économie formelle et peu évolutive – ce qui n’empêche pas une fraction de la population concernée d’augmenter ses revenus et de constituer ainsi une pépinière d’opérateurs économiques. Le capital productif de cette économie populaire est de nature différente de celui comptabilisé par les entreprises de l’économie formelle. L’habitat, si rudimentaire qu’il apparaisse, l’espace densifié et structuré et le capital public de fonction locale, en font partie - ce qui la rapproche d’une économie préindustrielle. Cette économie informelle est le lieu par excellence de l’apprentissage de l’économie de marché, nécessaire au développement de l’entreprenariat.

Ce sont comme deux sociétés vivant sur un même territoire, sans frontière les séparant. L’une, tête de pont de l’économie (coloniale puis) mondialisée, domine l’autre, réduite à exploiter ses “avantages comparatifs” : abondance, souplesse d’emploi et faible rémunération de la main-d’œuvre, échappement variable à la réglementation et à la fiscalité, accès direct à la production agricole et rurale du milieu d’origine. L’une dépendant beaucoup de l’investissement étranger, du monde extérieur pour ses débouchés et ses moyens de production, très sensible à la conjoncture économique mondiale ; l’autre locale, socialement et économiquement intégrée tout en subissant les avatars de la première, et dont la localisation est fortement influencée par l'économie formelle qui détermine la dotation en infrastructures et l'attractivité des territoires et qui influence de ce fait la redistribution spatiale de toute la population.

Le secteur « informel » ne doit pas être considéré comme une anomalie temporaire, destinée à se formaliser rapidement, ni comme une source de nuisances, mais comme une composante incontournable de la gestion du peuplement et une des clefs du développement durable. Pour que, d’ici 2050, ce secteur « informel » ne représente plus que 10 % de la population totale, il faudrait un taux de croissance à deux chiffres du PIB formel de l’ASS sur la période 2018-2050, ce qui semble fort peu probable.

Il importe pour la sécurité, pour la prospérité et pour la soutenabilité de la croissance démographique que tous les africains, et non le seul milliard d’entre eux qui seront alors impliqués dans l’économie formelle, mais aussi l’autre milliard d’habitants qui auront dû être en mesure de trouver leur juste place sur ce continent

Plutôt que d’attendre que cette économie populaire se dissolve dans l’économie formelle, ce qui ne peut arriver avant la phase finale de la transition démographique, mieux vaut chercher à en comprendre les raisons d’être, les vertus, et les besoins :

- les nouveaux venus, par naissance ou par migration, font partie de la société, ils ne peuvent être perçus comme des hommes superflus ou inutiles ;

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- la priorité dans l’économie populaire est nécessairement accordée par tous les acteurs à l’accueil de ces nouveaux venus et non à la croissance de la productivité individuelle, ni à la course à la compétitivité ;

-cette économie populaire est à la fois urbaine et rurale, non primaire et primaire : l’agriculture traditionnelle en fait partie ;

- seule cette économie populaire peut répondre à la demande de biens et de services banals d’une population croissante qui ne peut accéder aux mêmes biens et services produits par l’économie formelle ou importés. De nature extensive, la productivité moyenne y est aujourd’hui de l’ordre du dixième de celle de l’économie formelle ;

- le lieu d’exercice de l’activité et le lieu de résidence des opérateurs de cette économie populaire sont nécessairement très proches, voire confondus, d’où, notamment en ville, l’importance des voies, des trottoirs et autres « communs » : la santé de cette économie populaire dépend surtout de la qualité du cadre physique qui lui est imparti ;

- le capital productif de cette économie populaire est de nature différente de celui pris en compte dans la « FBCF » de l’économie formelle : l’habitat, si rudimentaire qu’il apparaisse, l’espace densifié et structuré et le capital public de fonction locale, en font partie.

- enfin cette économie populaire est le meilleur des incubateurs qu’on puisse imaginer pour le plus grand nombre : c’est le lieu par excellence de l’apprentissage de l’économie de marché et la première étape de l’accumulation nécessaire au développement de l’entreprenariat. La stagnation ou la faible croissance apparente de la productivité moyenne n’empêche pas une fraction de la population concernée d’augmenter ses revenus et de constituer ainsi une pépinière d’opérateurs économiques, qui font aussi partie de l'Afrique qui gagne. Tous ces nouveaux opérateurs n’émigrent pas vers la capitale ou le reste du monde, ceux qui restent forment le tissu de PME du milieu urbain et de l’hinterland rural.

Le développement de l’économie populaire n’est pas magique : en ville, cette économie tire son dynamisme de la demande exprimée par les nouveaux arrivants (image de la bicyclette, qui tient la route tant qu’elle roule), de la contrainte exercée sur les individus par la très forte densité (plusieurs centaines de fois plus forte que dans le milieu rural d’origine pour les migrants) et de la nécessité de réagir ; en milieu rural, le moteur principal est la demande urbaine : d‘où dans les deux cas la capacité à innover, à interagir.

Confronté aux nouveaux besoins de dépense impliqués par la vie en milieu urbain, l’immigrant récent apparaît comme pauvre mais cette pauvreté relative est temporaire. L’expérience montre que, sauf en cas de crise, la majorité des nouveaux arrivants trouvent les moyens de se hisser au niveau de vie imposé par leur nouveau milieu. En dépit de l'afflux continu de nouveaux habitants qui, lorsqu’ils changent de lieu de résidence, sont à leur arrivée plus pauvres que la moyenne des résidents, les standards de vie dans les quartiers populaires ont tendance à s’améliorer.

C’est en grande partie l'économie formelle qui détermine la dotation en infrastructures et l'attractivité des territoires et qui influence de ce fait et involontairement la redistribution spatiale de toute la population, et non de sa seule composante formelle. Cet effet d’entraînement ne doit pas être simplement subi, comme c’est le cas actuellement, mais être pensé et géré en fonction des besoins de l'économie populaire, à laquelle il faut donc s’intéresser de près.

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3. La transformation structurelle et « l’urbanisation informelle” La croissance de la population urbaine est le résultat combiné de la croissance naturelle forte et durable et du processus d’urbanisation, c’est-à dire de l’élévation continue de la proportion de la population urbaine dans la population totale. Et c’est à l’intérieur de l’économie populaire que s’opère l’essentiel de la transformation structurelle de l’économie : Il y a une urbanisation populaire comme il y a une économie populaire.

Cette urbanisation populaire implique la transformation structurelle de l’économie populaire (en est à la fois la conséquence et la condition). Elle prend la forme de la redistribution de la population entre activités agricoles ou primaires et activités secondaire et tertiaire, dont le développement est la conséquence de la concentration de la population en des lieux de forte densité, de l’ordre de 100 fois celle du milieu rural diffus. Cette transformation peut être qualifiée de transformation structurelle préindustrielle pour insister sur le mode de production des biens et services, avec faible recours au capital « productif ».

Cette transformation structurelle traduit une division progressive du travail, d’abord entre activités agricoles et activités non-agricoles et d’échanges entre les deux milieux, puis au sein de l’économie populaire urbaine, pour “produire la ville” et répondre à divers besoins de la population urbaine et rurale mais aussi, avec la croissance des agglomérations et le développement de l’économie de marché, porteurs de nouvelles demandes, une diversification de l’économie populaire (réparation automobile, d’appareils électriques, électroniques, informatiques, transports, commerces, restauration…etc) jusqu’à offrir toutes ou presque toutes les activités d’une économie nationale banale. Elle procure ainsi des emplois à la mesure de la croissance urbaine et une indéniable élévation des revenus moyens en milieu rural (très inégalement répartis) indexés sur le mouvement d’urbanisation (via l’évolution du rapport entre producteurs et consommateurs de produits agricoles).

Dans la situation duale, le rythme de l’urbanisation est fortement lié au dynamisme du secteur moderne de l’économie nationale. Parce que ledit secteur moderne (ou formel) est pourvoyeur de revenus individuels substantiels et réguliers, clients des activités populaires, qu’il est le principal demandeur (solvable) d’infrastructures et de services publics modernes et le pourvoyeur majeur de ressources publiques pour l’aménagement du territoire avec les retombées sur l’économie locale. En période de haute conjoncture, le rythme de l’urbanisation s’accélère. En période de basse conjoncture, le mouvement d’urbanisation ralentit, sans s’arrêter totalement - du moins si la stagnation ne dure pas indéfiniment ou ne se transforme pas en récession sévère.

Telles sont les logiques de l’économie duale et de l’urbanisation qui lui est consubstantielle. Logiques que d’éminents experts ont négligées, allant jusqu’à déclarer injustifiée la croissance urbaine sans industrialisation et à recommander l’arrêt des migrations … et donc de la transformation structurelle rurale-urbaine, telle qu’elle se réalise naturellement au sein de l’économie populaire.

Des formes d’urbanisation adaptées à l’économie populaireEn classant dans l’“habitat précaire“ l’ensemble des logements qui ne disposent pas d’accès à l’eau potable, de raccordement à l’électricité et de solutions minimales pour l’évacuation des eaux usées et des déchets, les Nations Unies ont pu déclarer que 62% de la population urbaine de l’ASS vivent dans un habitat précaire, caricaturant ainsi gravement la situation. Une grande partie de ces quartiers sont des quartiers sous-équipés, desservis et améliorés avec le temps et l’élévation de revenu de leurs habitants (habitat évolutif). Ne sont à la vérité précaires, c’est-à-dire non-améliorables, que les installations sauvages, sans tracé de voirie ni réserves pour équipements

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publics, a fortiori lorsqu’elles sont construites sur des terrains inconstructibles (inondables, de pentes trop fortes ou soumis à d’autres risques) – qui devraient être déplacées avant de s’être trop durcis, les occupants de ces installations n’étant pas condamnés à y vivre.

Avec ses variantes et son évolution, le schéma de la production urbaine informelle est bien devenu partie intégrante du paradigme du développement en ASS. L’économie informelle est en effet capable de produire le parc de logements requis par la croissance enregistrée de la population informelle urbaine, et au-delà, financement inclus. Elle mobilise, à cette fin, l’épargne locale et produit une accumulation de capital substantielle (primitive en l’absence de capital agricole). Son activité immobilière (construction, améliorations, transformations, réparations, transports et commerces d’intrants…, i.e. le complexe “se loger” d’ECOLOC) fournit du travail à une part notable de la population informelle urbaine de l’ordre de 10% (très sous-estimée par la comptabilité nationale). C’est beaucoup et c’est un développement économique et social. Certes, les modalités et les résultats de cette réponse au défi du peuplement de l’ASS peuvent être critiqués mais, à moins de nier la réalité de la dualité économique, ils se sont imposés aux Etats de l’ASS. Et une politique urbaine réaliste d’amélioration progressive de l’espace urbain peut les faire évoluer favorablement (le budget participatif de Porto Alègre).

Produire la ville pour et avec l’économie populaireS’agissant de la production d’un milieu urbain rassurant et porteur, qui lance aux gestionnaires nationaux et à l’aide internationale le défi le plus manifeste et le plus lourd à gérer - dans l’attente des transferts d’activités massifs, sinon de l’achèvement de la transition démographique – et dont la qualité participe largement de l’attractivité des territoires en développement, il faut, dans les logiques de l’économie populaire :

- Répondre à la demande, telle qu’elle se manifeste, informelle comme formelle, sans prétendre à tout normaliser - politique qui produit le rejet, l’exclusion et l’illégalité et jusqu’à la précarité absolue des bidonvilles installés sur des terrains inconstructibles par nature (inondables, de trop fortes pentes, pollués ou présentant d’autres risques…). Car la précarité n’est pas le produit de la pauvreté mais du refus d’accepter en ville des personnes qui ne satisfont pas à certaines caractéristiques, voire de la prétention de certains de ne produire que des villes modernes, interdites à ceux qui ne peuvent en assumer le coût (apartheid socio-économique).

- Accepter donc que la “production urbaine” offre légalement aux candidats à la Ville toute la gamme des situations possibles et acceptables (i.e. dès lors qu’elles sont améliorables), car une ville est un organisme vivant, en évolution constante et qu’aucun citadin ne doit y être assigné à résidence. Limiter délibérément la production publique de quartiers entiers aux normes internationales, parce qu’elle ne peut s’adresser qu’aux ménages formels ou modernes (et encore pas à tous). Laisser de telles réalisations à la production privée (la promotion immobilière, formelle ou informelle), en réponse à des demandes particulières (segmentaires, y compris “gated communities”), pour lesquelles il appartient au promoteur d’ajuster sa production aux capacités financières de la clientèle visée (incluant d’éventuelles aides publiques transparentes).

- Donner la priorité à l’investissement minimum requis pour accueillir correctement la croissance urbaine, telle qu’elle se manifeste - le freinage des migrations rurales-urbaines étant abandonné – avant de consacrer des moyens importants à des opérations de restructuration de quartiers anarchiques (sans plan ni emprises de voies ou réserves pour équipements publics ou collectifs) qui constituent un passif urbain.

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- Dès lors que le sol occupé est constructible et que la trame de voirie est acceptable – donner la préférence à la pénétration progressive des différents réseaux urbains à l’intérieur de quartiers sous-équipés, indépendamment les uns des autres, en réponse à une demande formalisée des intéressés qui fonde le paiement du service (abonnement ou taxe municipale). Car la prétention de réaliser la desserte de quartiers ou de lotissements par tous les services en même temps (L’approche intégrée des services urbains) débouche, inévitablement et à la fois, sur la démobilisation des gestionnaires de ces réseaux dans la recherche technique et juridique du meilleur rapport coût-service rendu, sur une élévation du coût des terrains constructibles et donc de l’accueil de la croissance urbaine, qui exclut les plus démunis, et sur la quasi obligation pour les propriétaires (ou ayant droits), bénéficiaires réels de l’opération, de louer leur bien à plus offrant pour se procurer des revenus ou de revendre leurs lots démesurément valorisés pour se constituer un capital destiné à des investissements jugés prioritaires.

- Convenir que le “réseau viaire” est, en vérité, le service urbain qui est absolument essentiel (primordial au sens étymologique) parce qu’il est le domaine public par excellence, indispensable à la fourniture de tous les autres services urbains ou à leur desserte, y compris la sécurité, et parce qu’il est le réseau qui se transforme le moins au fil du temps et le plus coûteux à modifier lorsque la modification est incontournable. A ces titres, pour être implanté, le réseau viaire doit être approuvé et homologué par l’autorité publique, versé dans son patrimoine, sans considération de la réalisation, plus ou moins différée dans le temps, des autres réseaux ou de leurs modifications. Ce qui implique de séparer la production foncière de la production immobilière et de l’équipement en divers services urbains, marchands et non-marchands. Cette exigence ne justifie pas le monopole d’un service public sur cette “production foncière nue”. Elle exige, en revanche, l’intervention obligatoire et contrôlée de géomètres assermentés (et de plus en plus compétents), qui trouvent leur efficience dans le fait qu’ils produisent un bornage et des documents fonciers contradictoires – laissant la délivrance des titres fonciers à un service public (cadastre), sous certaines conditions (mise en valeur, p.e.).

- Parallèlement, imposer et donner les moyens aux gestionnaires des différents réseaux d’intégrer dans leurs programmations, indépendantes les unes des autres et sans systématisme, la desserte progressive des quartiers ainsi produits régulièrement et occupés mais très variablement sous-équipés. Plus exactement la desserte des habitants de ces quartiers, devenus des abonnés potentiels (ou des contribuables, s’agissant des services non-marchands), et non l’équipement du sol ou de la voirie, en tant que tels (les “terrains tout-équipés”).

Le fait que ces quelques principes, là où ils ont été plus ou moins strictement et durablement appliqués - qu’ils soient hérités de l’histoire urbaine nationale (coloniale notamment) ou introduits plus récemment, en général séparément, par les différents organes gestionnaires - avec les adaptations requises par le contexte socio-économique local et toutes les précautions de mise en œuvre nécessaires, ont été bientôt et assez facilement appropriés par le “capital social local” informel (y compris coutumier), rend confiant sur leur généralisation et leur amélioration.

Conclusion sur ce point : l’économie populaire est une des clefs du peuplement durableDans cette phase de restructuration du peuplement, l’économie populaire fonctionne nécessairement de façon extensive, puisque la priorité y est donnée à l’accueil et à l’’emploi du plus grand nombre sur la croissance de la productivité et sur la compétitivité. La stagnation ou la faible croissance apparente de la productivité moyenne n’empêche pas une fraction de la population qualifiée d’«informelle » d’augmenter ses revenus et de constituer ainsi une pépinière d’opérateurs économiques, qui font aussi partie de l'Afrique qui gagne. Tous ces nouveaux opérateurs n’émigrent

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pas vers la capitale ou le reste du monde ; ceux qui restent forment le tissu de PME du milieu urbain et de l’hinterland rural.

4. Urbanisation, sécurité alimentaire et développement rural

De l’autosuffisance locale à la production pour le marchéLes cultures d’exportation produisent des biens dits échangeables, elles peuvent, pour aller vite, être assimilées à la fraction dite « moderne » du secteur primaire et de l’économie rurale. Ce secteur représente sauf exception moins de 10 % de la valeur ajoutée du secteur primaire, et, que les perspectives de croissance par agriculteur de cette activité sont au mieux voisines de zéro.

Le processus d’urbanisation s’accompagne du passage progressif de l’autosuffisance locale en denrées alimentaires, dont la production nécessite de l’espace cultivable, à l’économie de marché. En milieu urbain, le nombre d’habitants par km² est de l’ordre de plusieurs centaines de fois celui du milieu rural. Par ailleurs, la diversification des activités au sein d’une localité donnée dépend de la population de cette localité et du niveau de développement du pays, qui est fonction croissante du degré d’urbanisation.

Il résulte de ces deux facteurs que, dans un pays donné et à une date donnée, la probabilité pour un habitant d’une localité d’être agriculteur est fonction décroissante de la population de cette localité. Au début du processus d’urbanisation, le pourcentage de population agricole d’une ville est ainsi de l’ordre de 4% pour une ville d’un million d’habitants, de 30% pour une ville de 100 000 habitants, et de 80% pour une ville de 10 000 habitants. Quand le niveau d’urbanisation atteint 50 %, ces mêmes ratios sont de l’ordre de 1%, 10% et 50% respectivement.

On peut ainsi définir l’indicateur « taille du marché alimentaire » (sous- entendu marché intérieur, à échanges extérieurs équilibrés) d’un pays donné à une date donnée comme le rapport entre le nombre de consommateurs non producteurs de denrées alimentaires de ce pays et le nombre de producteurs de ces denrées alimentaires, qui peut être évalué à partir des données observables sur l’urbanisation.

Pour l‘ensemble de l’Afrique de l’ouest, la disponibilité alimentaire nette par habitant s’est accrue en quatre décennies de 1900 à 2700 Kcal par habitant et par jour. Si cette croissance passée se poursuit à un rythme comparable, elle devrait atteindre 3200 kilocalories avant 2030, soit le niveau actuel de l’Egypte.

Le contenu alimentaire des importations nettes des exportations de l’ensemble de l’Afrique de l’ouest a presque toujours été inférieur à 10% de la disponibilité alimentaire totale, et inférieur à celui de l’Italie ou de l’Egypte, beaucoup moins peuplées.

De ces données, il résulte que les besoins de consommation alimentaire de l’année « n » ont, en moyenne, été satisfaits par la production locale avant l’année n+3 ou n+4, à bilan import-export équilibré. Compte tenu de la croissance démographique forte et de la croissance de la ration alimentaire à près de 1% par an, les performances passées de l’agriculture ouest africaine apparaissent comme plus que respectables : la productivité ou production alimentaire marchande par agriculteur (au-delà de l'autoconsommation) ainsi évaluée à partir des bilans alimentaires s’est en effet accrue au cours du demi-siècle passé au taux moyen de 4% par an. La trajectoire d’évolution de la productivité alimentaire moyenne par agriculteur du Sahel est semblable à celle de la région côtière d’Afrique de l’ouest, mais décalée d’une vingtaine d’années : ceci confirme le rôle moteur de l’urbanisation dans la transformation structurelle de l’économie agricole.

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Cette conclusion ne doit évidemment pas faire perdre de vue que l’Afrique subsaharienne dans son ensemble est, plus que d’autres régions du monde, sujette à des périodes de sècheresse comme au Sahel, et à d’autres aléas d’ordre géopolitique, qui sont en partie la conséquence de la balkanisation du continent, et qui en perturbent le développement.

L’urbanisation ne fait pas obstacle à la sécurité alimentaire mais y contribue et la rend possible.Du fait de l'urbanisation, les habitudes alimentaires évoluent et des produits de substitution apparaissent : maïs ou manioc à la place du blé, tubercules à la place des céréales. Elles se diversifient également (plus de fruits et de légumes…) et se tournent vers des produits transformés (plus faciles à consommer).

La croissance de la demande alimentaire régionale par agriculteur suscite et rend ainsi possible la croissance de la productivité des agriculteurs et facilite l'intensification de la production agricole, en donnant naissance à une économie rurale de plus en plus intégrée à l'économie nationale. Malgré la baisse structurelle des prix relatifs des produits agricoles et l'augmentation des coûts de production engendrés par l’intensification, le revenu monétaire net (hors autoconsommation) par agriculteur suit un trend de croissance à long terme de 3 % par an si la balance des échanges de produits primaires entre la région et le reste du monde reste proche de l’équilibre, ce qui a été à peu près le cas.

C'est grâce à cette augmentation continue du revenu monétaire net que les agriculteurs peuvent investir dans leur exploitation et se procurer les biens et services non agricoles, d'origine principalement urbaine. Le milieu rural a donc besoin de villes dynamiques capables de structurer leur hinterland et d’attirer la population et les activités. D’où l’importance des interactions villes-hinterland et du développement local.

Evolution des tensions de marché La capacité des agriculteurs à répondre à la demande urbaine et leur propension à s’adapter aux sollicitations du marché ne sont évidemment pas les mêmes partout. La confrontation entre demande et offre agricole s'effectue dans un espace structuré par les réseaux de transport et de communication, avec des coûts de transaction et dans des conditions de compétition interne et externe qui sont très dépendants de la localisation. L’indicateur dit des « tensions de marché présenté dans l’étude WALTPS reflète l'intensité du « signal » émis par les villes en direction de l'espace rural. Cet indicateur tient compte : du poids des différents marchés et de l'éloignement de ces marchés ; de l'hétérogénéité des coûts de franchissement des distances, due aux infrastructures, au relief, à l'hydrographie... ; des conditions de l'offre de surplus de denrées agricoles (caractéristiques agro-climatiques, niveau de peuplement rural...) ; des effets de concurrence entre les différents marchés dans l'allocation de ces surplus ; et de la concurrence des produits importés.

Les trois cartes des tensions de marché de l’étude WALTPS présentent la valeur de cet indicateur pour 1960, pour 1990, et pour l’année 2020 et mettent en évidence les zones fortement connectées au marché, les zones qui le sont modérément, et celles qui à chaque date sont très peu connectées au marché, de sorte que le comportement des agriculteurs y est principalement déterminé par des considérations locales, telles que la sécurité alimentaire. La densité du peuplement rural est bien corrélée avec la tension de marché : plus une zone est "exposée" au marché, plus sa densité de population est élevée.

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A l'échelle ouest-africaine, cette relation explique mieux les fortes variations de densité de peuplement que les critères pédoclimatiques, qui n'interviennent de façon très significative qu'aux densités élevées de population. Et la production par hectare (ou rendement) et la production par habitant rural (ou productivité agricole) sont également étroitement corrélées aux "tensions de marché" : ces dernières permettent ainsi d'expliquer d'importantes différences de rendement et de productivité entre régions aux mêmes conditions pédoclimatiques.

Les cartes de tensions de marché permettent en outre de visualiser les "bassins de marché". On voit sur les cartes ci-dessous que, jusqu'à présent, les principaux marchés restent disjoints. Ils ne se connectent fortement qu'à l'horizon 2020, époque à laquelle la moitié du commerce agro-alimentaire portera sur des échanges entre pays de la région.

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A l’échelle macro-régionale, le marché, représenté par un ensemble de villes reliées par des réseaux de transport et de communication, est l’un des principaux moteurs de la transformation des systèmes de production ruraux et de la croissance de la productivité et des revenus des agriculteurs.

Les implications spatiales, économiques, socio-économiques et environnementales de cette transformation du peuplement et de l’émergence du marché régional sont largement prévisibles et ne dépendent qu’au second degré des « politiques agricoles » et des « projets agricoles ». Encore faut-il que ce marché ne soit pas perturbé par le recours aux importations et à l’aide alimentaire. La pression extérieure est d’autant plus forte que le continent est balkanisé, que les pays riches excédentaires en céréales et autres produits de base s’intéressent davantage à la conquête du marché africain qu’à l’aide proprement dite. D’où la nécessité pour le continent africain d’assurer, autant que le permet la balkanisation, la protection de son marché alimentaire contre la concurrence extérieure.

La croissance des revenus monétaires des agriculteurs et leur capacité à investir et à intensifier leur production par le recours accru à la mécanisation et aux intrants dépendent donc beaucoup plus de l’évolution du marché intérieur et surtout local que de toute autre mesure, telles que l’évolution des prix relatifs du secteur primaire par rapport aux autres secteurs, ou des cultures d’exportation. Quant à la diversification des activités en milieu rural, elle est surtout corrélée à celle de de l’évolution du marché intérieur, telle que schématisées sur les cartes de tension de marché, et elle ne peut être que marginalement influencée par les politiques.

Sur la longue durée, la seule façon de garantir une croissance forte et continue des revenus moyens par habitant rural consiste donc à favoriser (ou tout au moins ne pas freiner) la division du travail entre les agriculteurs et les consommateurs non producteurs de denrées alimentaires, qui sont principalement des urbains. Les migrations des zones rurales les plus enclavées vers les zones rurales les mieux dotées et les mieux connectées au marché sont, au même titre que les migrations entre pays et l’urbanisation, une des clefs de la “soutenabilité” de la croissance démographique.

En résumé sur cette question de l’urbanisation, de la sécurité alimentaire et du développement rural La croissance de l’offre de tous les biens et services est certes un enjeu important. Mais, s’agissant des biens essentiels tels que les biens alimentaires, ne perdons pas de vue que, dans les PVP, c’est la croissance de la demande marchande de ces biens et les modalités d’interaction entre demande et offre qui ont été et qui resteront les principaux moteurs de la croissance de la productivité et des revenus des agriculteurs et du développement rural.

5. Interactions entre villes et hinterland, développement local et sécurité3

Les villes sont les pôles de restructuration de l'économie localeL'importance économique des villes tient non seulement à leur contribution au PIB, qui n'est presque jamais évaluée, mais aussi à l'influence qu'elles exercent sur l'économie de leur hinterland rural. Cette influence des villes sur leur hinterland ne s'exerce pas de manière identique sur tout l'espace : le surplus de produits agricoles par agriculteur disponible pour la commercialisation croît en général des zones les plus éloignées aux zones les plus proches des marchés, qui sont plus à même de

3 Voir World Bank Workshop on Urban-Rural Linkages 9 March 2000: Population dynamics, urban-rural linkages and local development in West Africa: a demo-economic and spatial conceptual framework Jean-Marie Cour

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profiter des opportunités de commercialisation que les zones éloignées, et ce malgré les contraintes imposées par les fortes densités de peuplement rural des zones proches des villes. Environ les quatre cinquièmes de l’activité économique totale des pays sont ainsi concentrés sur moins du cinquième de la superficie totale dans les villes et leur zone d’influence proche. La production et les échanges au sein de ces zones urbano-rurales croît plus que proportionnellement à l’économie nationale.

Emergence des RUCHESC'est à la description et à la promotion de ces petites zones urbanocentrées qu'était consacré le programme ECOLOC, lancé par le Club du Sahel dans la foulée de l'étude WALTPS, sur la base du même paradigme, appliqué non plus à l’échelle régionale, mais à l’échelle locale. Ces petites zones étaient appelées des RUCHES : acronyme pour Région Urbano- Centrée à Haute intensité d'Echanges et de Services (en anglais : BEEHIVES: Basic Economic Entity with High Intensity and Velocity of Exchanges and Services). Cette image de la ruche aidait à comprendre que, de même que les abeilles en butinant le nectar transportent l'information génétique et fécondent les plantes visitées, de même, les transporteurs et les commerçants venus de la ville apportent l'information indispensable à la promotion des exploitations de l'hinterland tout en prélevant à leur profit une partie de la valeur ajoutée de ces exploitations.

Le programme ECOLOC a montré que les trois principaux obstacles au développement de ces RUCHES étaient : d’abord l’ignorance de leur existence : ces objets non identifiés étaient et sont encore largement hors du champ de vision des acteurs nationaux et de leurs partenaires extérieurs ; ensuite l’insuffisance manifeste du capital public de fonction locale, notamment dans le pôle urbain dont la taille double tous dix ou quinze ans, et dans les infrastructures dont dépendent les échanges entre ville et hinterland ; enfin, l’absence criante de toute information pertinente sur les réalités locales, obligeant les gouvernements et les acteurs locaux à agir à l’aveuglette. Ces trois catégories d’obstacles sont évidemment liées. En ASS, les systèmes d’information restent presque exclusivement conçus pour répondre aux besoins des administrations centrales, ce qui est en contradiction flagrante avec les politiques de décentralisation prônées dans presque tous les pays africains.

Ce programme ECOLOC, malheureusement abandonné depuis 2007, répondait à des besoins bien réels des gouvernements et des opérateurs locaux, il permettait de corriger nombre de faiblesses et d'incohérence des systèmes d'information existants, il ouvrait la voie à une meilleure compréhension des restructurations en cours et de la façon de les accompagner, et il fournissait de l'économie africaine une analyse plus réaliste et concrète parce que spatialisée4.

6. Pauvreté : un impératif absolu, remédier à l'extrême pauvreté, non des habitants, mais des collectivités locales.

Cette question de la pauvreté incite d’abord à se poser la question : être pauvre par rapport à qui ? à quelle distance de quel voisin ? par rapport à quand ? par rapport à où ? 5

Cette question de la pauvreté incite aussi et de nouveau à s’interroger sur le choix des mots. Si le terme de pays sous-développé a peu à peu été abandonné, l’image sous-jacente est toujours présente, avec les expressions de pays émergents (d’où ?) de pays les moins avancés, de pays faillis. Migrants et migrations, secteur informel, pauvreté, exode rural, explosion démographique,

4 Voir le Manuel ECOCOL Evaluation et prospective de l’économie locale. Club du Sahel et PDM (2001)5 Voir la note « Il ne pourra y avoir de développement durable sans une réduction des disparités de niveaux de vie entre pays riches et pays en voie de peuplement ». Jean-Marie Cour, 2016

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urbanisation galopante, bidonvilles (shanty towns) sont des mots et concepts à connotation inutilement négative. Plutôt que de lutter contre la pauvreté, ne vaudrait-il pas mieux de parler de lutter pour l’enrichissement ? Gardons provisoirement ce terme de pauvreté, qui envahit toute la littérature, mais en l’assortissant de guillemets, sauf à propos de la pauvreté (bien réelle) du cadre de vie.

Lutter contre la « pauvreté rurale » ?Dans l’état actuel de la transition démographique en ASS, on a vu que la « pauvreté rurale » est avant tout une question de taille du marché alimentaire, au sens défini précédemment, et d’accès à ce marché, c’est-à-dire le marché urbain et le marché régional. Les cultures d’exportation vers le marché mondial ne représentent en général pas plus de 10 % de la production primaire totale, et, par agriculteur, les perspectives de croissance du revenu correspondant sont au mieux voisines de zéro, alors qu’elles sont illimitées pour toute production primaire destinée au marché intérieur.

Lutter contre la « pauvreté urbaine » ?En milieu urbain, le problème de la pauvreté se pose différemment. Pour lutter contre la pauvreté urbaine, faudrait-il freiner le rythme de l’urbanisation ? On a vu que les villes des pays en voie de peuplement ont pour fonction d'attirer le maximum de personnes compatible avec les conditions de survie en milieu urbain et d'aider ces nouveaux pauvres à s'assimiler rapidement, puis à accueillir de nouveaux venus qui, par leur demande de biens et services essentiels, contribuent à la prospérité des populations déjà installées.

L'analyse de ce processus montre que la proportion de pauvres d'une ville est une fonction croissante du taux de croissance de la population de la ville. Ce n'est donc pas de la présence de pauvres en ville qu'il faut s'inquiéter (une ville sans pauvres serait une ville d'apartheid, ne jouant pas son rôle), mais du temps moyen d'assimilation des migrants.

Les conditions pour que ce temps d'assimilation soit faible et pour que le miracle urbain opère sont la disponibilité en capital public de fonction locale tel que les infrastructures urbaines, la qualité des sites ouverts à l'urbanisation qui détermine la qualité de l'habitat et la productivité des quartiers populaires, le dynamisme de l'économie formelle dont dépendent les grands investissements publics et l'attractivité des villes, et la facilité des relations de voisinage entre chaque ville et son hinterland.

Dans la majeure partie des cas, il faut s’attendre à ce que la proportion de personnes comptées comme pauvres dans la population urbaine totale ne régresse pas de façon significative avant que des niveaux d’urbanisation de l’ordre de 50 % ne soient atteints et que les disparités de niveaux de vie entre pays voisins ne baissent notablement, grâce aux migrations. Au début du processus d'urbanisation, il faudrait que le taux de croissance du PIB dépasse 8 % par an en longue période pour éradiquer la pauvreté d'ici 2035. L'éradication de ce qu'on appelle la pauvreté urbaine et la pauvreté rurale ne peut donc être décrétée ni résulter de quelque politique pro-pauvre que ce soit, et ne peut constituer qu'un objectif de long terme. Pour atteindre un jour cet objectif, il faut faciliter par tous les moyens la mobilité géographique et sociale au sein de la région, et se garder de toute mesure visant à inciter les pauvres à rester là où ils sont.

Les collectivités locales sont presque toujours plus pauvres que leurs habitantsUne des conclusions les plus frappantes des exercices ECOLOC est l’extrême faiblesse du prélèvement opéré par les communes urbaines d’Afrique de l’ouest sur l’économie locale. Dans la

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majeure partie des cas, ce prélèvement équivaut à quelque 0.3 % à 0.5 % du produit local brut (PLB) de la ville, mais cela ne se sait pas parce que personne ne connait ne serait-ce que l’ordre de grandeur de ce PLB et la façon dont il évolue. Le prélèvement sur le patrimoine foncier est la plupart du temps inférieur à 0.1 % de la valeur de ce patrimoine mais cela ne se sait pas davantage que pour le cas du prélèvement sur le PLB.

La capacité à dépenser des communes urbaines en ASS est, par habitant, mille fois plus faible que dans les pays développés et déjà peuplés, alors que tout est à faire, et c’est en laissant cette anomalie se perpétuer que l’on fabrique les bidonvilles de demain

L’insuffisance de la dépense publique locale constitue l’un des freins à l’activité locale. L’incapacité des gouvernements locaux à dépenser est à l’origine d’un cercle vicieux dans lequel la pauvreté du cadre de vie entraîne la stagnation, voire la régression relative de l’économie locale : moins une collectivité locale prélève et dépense, plus tout le monde finit par s’appauvrir. Les études ECOLOC montrent pourtant que la dépense publique locale, dont le contenu en «importation » (du reste du pays et du monde) peut être très modeste, a un effet d’entraînement sur l’activité locale, sur l’investissement privé et sur la mobilité des personnes. Un Franc CFA supplémentaire prélevé par les collectivités sur les ressources locales pour alimenter la dépense locale peut se traduire par un surcroît d’activité et donc de revenus des ménages d’au moins deux Francs CFA.

Il est nécessaire et possible de tripler le niveau actuel de ce prélèvement, pour le plus grand bien des ménages et des opérateurs locaux. Mais une telle ambition passe l’instauration du dialogue informé sur les réalités locales et une gestion efficace et transparente de la part de la municipalité. C’est à l’échelle de l’économie locale, urbano-rurale, et non de la ville et des villages pris isolément, que ce prélèvement doit être organisé et réinjecté.

S’il faut lutter contre la pauvreté, c’est donc d’abord et avant tout contre la pauvreté du cadre de vie qui est octroyé aux habitants des quartiers populaires, l’enrichissement du plus grand nombre des ruraux et des urbains n’en sera que plus aisé.

7. La décentralisation et les systèmes d’information économique et sociale

L’intervalle théorique de dix ans entre deux recensements successifs de la population, pourtant trop long étant donnés les taux de croissance démographiques, est de moins en moins respecté (18 ans au Cameroun, et au moins 22 ans à Madagascar). Ceci est encore plus vrai pour le suivi d’autres variables clef concernant le peuplement, telles que les flux migratoires entre pays, la population urbaine et rurale, la population agricole et non agricole.

On parle beaucoup de décentralisation et de gouvernance économique, mais aucune décentralisation de l’information économique et sociale n’a été engagée. L’une des conséquences de ce défaut d’information sur l’économie locale est l’extrême pauvreté des gouvernements locaux, soulignée précédemment.

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8. Conclusion : se donner les moyens de gérer le peuplementSi l’ASS diffère des autres régions du monde en voie de développement, c’est bien par le fait qu’elle est aussi, et plus que toute autre, en voie de peuplement, et plus précisément en voie de repeuplement, c’est-à dire de croissance et de redistribution de sa population, dans un contexte géopolitique et économique mondial qui rend ce processus particulièrement difficile.

La multiplication par douze de la population totale de l’ASS en un siècle est en partie la conséquence de l’héritage que les Européens ont laissé dans ce continent, avec la traite et ses conséquences sur le dépeuplement et la déstructuration politique et sociale de l'ensemble du continent, puis avec la colonisation sans respect ni retenue, chacun pour soi, et la balkanisation qui en a résulté.

Le poids de l’Afrique subsaharienne dans la population mondiale a certes doublé depuis 1950, mais il ne fait que retrouver aujourd’hui son niveau d’avant l’ère coloniale, après avoir chuté de moitié en raison notamment de la traite, et il faut s’attendre à ce que ce poids relatif retrouve en 2035 son niveau des années 1600 et atteigne quelque 22% en 2050.

Population de l'ASS Source Hérodote jusqu'en 1900 et UN 2017 variante moyenne

Année 1600 1700 1800 1900 1950 2000 2018 2035 2050

millions 104 97 92 95 180 650 1050 1600 2200

% du monde 18% 14% 10% 6% 7% 10% 14% 18% 22%

Les politiques démographiques peuvent certes influer sur la fécondité et réduire la croissance de la population totale à long terme et sont indispensables, mais leurs effets à moyen terme sont du second ordre. La transition démographique dépend d’ailleurs moins de ces politiques sectorielles que du processus de développement lui-même : la baisse de la fécondité n’est pas un objectif en soi mais un résultat du développement. Prenons donc ces perspectives de croissance démographique comme réalistes, à plus ou moins 10% près à l’horizon 2050, et comme un fait potentiellement porteur d’avenir, et cherchons comment tous les intervenants, à commencer par l’Union Européenne, héritière des anciennes puissances coloniales, peuvent aider l'Union Africaine à gérer le (re-)peuplement de ce continent.

Puisque c’est maintenant et pour encore quelques décennies que cette région du monde se peuple et que sa population s'agglomère (s’urbanise) et s’installe, il n'y a d'autre solution rationnelle que de remettre l’espace et le processus de peuplement au centre de tous les raisonnements, et de pousser le plus loin possible les implications qui en découlent en termes de systèmes explicatifs, d’outils d’analyse et de prévision, de politiques, d’ingénierie institutionnelle, de conception des rapports nord-sud et d’organisation de l’économie monde.

Avec des taux de croissance naturelle de l’ordre de 2 ou 3 % par an, l’ajustement du peuplement aux contraintes et potentialités physiques mais aussi et surtout aux forces du marché et l’émergence des réseaux de villes de toutes tailles qui structurent l’espace continental et transcendent les frontières entre la cinquantaine d’Etats hérités de la colonisation et aux frontières artificielles devraient conduire à des taux de migration entre ces pays de l’ordre de 1 % par an et qui devraient croitre avec le développement. Pour l’ensemble de l’Afrique subsaharienne, on devrait donc s’attendre à des flux migratoires nets de l’ordre de plusieurs millions de personnes par an en provenance des pays d’émigration tels que le Niger ou le Burundi vers une douzaine de pays d’immigration comme la Côte d’Ivoire ou la RDC.

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La redistribution de la population totale entre les pays africains est à la fois incontournable, et d’autant plus difficile, couteuse et douloureuse qu’elle est différée. Le scenario basé sur l’hypothèse que de telles migrations sont désormais politiquement inacceptables et impensables conduit inévitablement au chaos.

Parmi les multiples obstacles à la mobilité régionale, il ne faut pas oublier le rôle pour le moins ambigu des partenaires du nord, qui transposent en Afrique leurs propres angoisses à l’égard des migrations et de l’exode rural. Cette attitude anti-migratoire contribue en fait à aggraver la pauvreté, la désertification et les risques de conflits, et retarde la transition démographique.

Dans cette phase de transition démographique que traverse l’Afrique, la gestion du peuplement est une question essentielle, sinon la question numéro 1, à laquelle doivent s’atteler les gouvernements africains, les institutions régionales, leurs partenaires extérieurs, à qui devrait incomber la responsabilité de définir, en accord avec le pays ACP, le cadre stratégique d’intervention des pays membres de l’Union, car aucune solution durable ne pourra être trouvée à ces défis en l’absence de toute stratégie de gestion du peuplement.

Gérer le peuplement, c’est suivre, comprendre, prévoir et accompagner les restructurations de la «matrice de peuplement » par lieu et par strate d’activité et de mode de vie, au lieu de se contenter de les subir. Gérer le peuplement, voilà un beau slogan. Mais comment procéder ? D’abord évidemment en apportant au paradigme de l’aide au développement les compléments indispensables, condition sine qua non pour comprendre les enjeux du peuplement et dire à propos des migrations des choses pertinentes. Et en se donnant les moyens de suivre les dynamiques de peuplement et le développement de chaque territoire, puisque c’est dans l’espace régional, dans toute sa diversité, que s’opère le développement.

Se doter d’un nouveau cadre conceptuel Voici quelques conditions à satisfaire pour s’attaquer effectivement à cette question :

- un préalable : reconnaitre que l’aide au développement, qui dérive directement de l’économie capitaliste de marché, est à la fois sans profondeur historique, trop « u-topique » au sens étymologique, avec une attention insuffisante apportée à la dimension spatiale du développement, trop «désincarnée » c’est-à-dire avec une conception étroite de la démographie, et trop « démostatique », c’est-à-dire avec une insuffisante prise en compte des dynamiques de peuplement : toutes caractéristiques qui montrent que tant que l’aide au développement est ainsi formattée, elle risque fort de rester structurellement inapte à servir de guide à l’action dans cette région du monde en voie de peuplement

- par conséquent, et si difficile et douloureux que cela paraisse, l’aide doit être repensée dans le cadre d’un autre paradigme, qualifié de démo-économique et spatial, permettant de remettre le peuplement au centre de tous les raisonnements et d’en pousser le plus loin possible les implications en termes de systèmes explicatifs, d’outils d’analyse et de prévision, de politiques, d’ingénierie institutionnelle, de conception des rapports nord-sud et d’organisation de l’économie mondiale6 .

Le cadre conceptuel démo-économique et spatial dont il convient de se doter pour rendre compte de la composante populaire, non formelle ou capitalistique de l’économie réelle, tant urbaine que rurale, agricole que non agricole, et de ses spécificités rappelées précédemment repose sur les postulats suivants :

6 Voir l’Annexe 2 : Le paradigme démo-économique et spatial et ses implications

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- la demande de biens et services essentiels des ménages dépend de la distribution de la population par lieu et type de lieu (diffus, concentré) et par strate (primaire, non primaire) ;

-le fait que cette économie populaire réponde avant tout et en priorité aux besoins essentiels de la population n’implique pas qu’elle soit archaïque, elle est simplement adaptée au contexte social, et elle évolue avec ce contexte ;

- cette demande de biens et services essentiels est le véritable moteur de l'offre correspondante ;

- sauf si on l'en empêche, l'offre répond à cette demande mais avec un délai et des modalités qui dépendent des relations de voisinage entre demande et offre et de l'environnement physique et institutionnel.

Quelques implications de ce nouveau paradigme - tout faire pour faciliter la mobilité au sein de l’Afrique, et surtout ne rien faire (à l’échelle mondiale, régionale, nationale, locale) qui entrave directement ou indirectement ce processus ;

- comprendre et accepter que l’économie des pays en voie de peuplement est nécessairement et durablement duale : à la fois « moderne » ou plutôt formelle (qui respecte les formes) et « informelle », ou plutôt populaire. Cette économie populaire, qui concerne près de 80 % de la population urbaine et une fraction variable de la population rurale, la plus éloignée des marchés, est consubstantielle du processus de peuplement, dont elle constitue une composante irremplaçable ;

- prévenir les conflits en tenant compte des impératifs du peuplement : le môle de peuplement très dense des pays des Grands Lacs qui voisine avec le Maniema et les provinces orientales de la RDC quasiment vides, et le Sahel qui voisine avec la zone forestière et le littoral qui sont restés longtemps sous-peuplés sont deux exemples de régions où cette question se pose avec acuité ;

- équiper les territoires au rythme imposé par le peuplement et prévenir ainsi les conflits en tenant compte des impératifs de ce peuplement ;

- enfin garantir les pays d’immigration contre les risques encourus et les dissuader de faire marche arrière en cas de retournement de la conjoncture, comme cela est arrivé en Côte d’Ivoire en 2002, faute d’avoir su gérer les flux et l’allocation de l’aide de façon anticyclique.

Cet autre paradigme et ses implications sont présentés plus en détail dans l’Annexe 2.

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Annexe 1 : Définition et identification des pays en voie de peuplement

La plupart des pays dont on constate qu’ils avancent moins vite que les autres selon les critères habituels du développement sont des pays en voie de peuplement (PVP), dont la population est encore en forte croissance et en pleine redistribution spatiale et restructuration socio-économique.

Ces PVP, qui sont-ils ? Cela dépend du critère retenu et de la période considérée. Si l’on retient comme critère le doublement de la population totale en moins de trente ans, soit en moins de deux générations, le nombre de ces PVP était d’une centaine avant 2000, il est de 60 aujourd’hui, dont 36 en Afrique Sub-Saharienne (ASS), il sera d ’une vingtaine en 2035 (dont tous en Afrique sauf un), et vraisemblablement nul après 2060, selon l’hypothèse moyenne des Nations Unies7.

A l’échelle de temps d’une centaine d’années, soit la période 1950 – 2050 qui correspond à la dernière phase du processus de peuplement de la planète, on peut retenir comme PVP les 74 pays du monde dont le taux moyen de croissance de la population sur cette période aura été de plus de 2% par an, et dont la population aura au moins été multipliée par 7. Au cours de cette période, la population mondiale aura quadruplé, de 2.5 milliards en 1950 à 7.5 milliards aujourd’hui et à 10 milliards en 2050, chiffre probablement proche de l’asymptote. Près de 60% de la croissance de la population mondiale hors Chine et Inde aura été le fait de ces 74 PVP, dont une quarantaine sont en ASS.

Cette note traite donc surtout de l’ASS, région en voie de peuplement par excellence, mais des conclusions analogues s’appliquent aux autres PVP de la planète.

Pourquoi s’intéresser plus particulièrement aux pays en voie de peuplement ? La première raison est que nombre d’entre eux font à la fois partie du groupe des pays dits les moins avancés (les 60 PVP d'aujourd'hui, où vivent 15% de la population totale, ne contribuent qu’à 3 % du PIB mondial) et de celui des pays dits fragiles, et que ces groupes de pays devraient constituer la cible privilégiée d’intervention des institutions en charge du développement. La seconde raison plus fondamentale est que l’état de la planète en 2050, qui sera alors peuplée de 10 milliards d’habitants, et la soutenabilité de cette population dépendront beaucoup de la façon dont le processus de peuplement des PVP aura été géré : c’est le moment ou jamais de s’en préoccuper.

7 Voir la Note : : Définition et profils démo-économiques des pays en voie de peuplement

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Annexe 2 : Le paradigme démo-économique et spatial et ses implications

Le paradigme de l’aide au développement est inadapté au cas des pays en voie de peuplement Rappelons, en italiques, quelques-unes des idées préconçues et contestables qui émaillent nombre de diagnostics sur la situation et les perspectives de développement des pays africains :

- la « bombe démographique », l’« explosion urbaine » : en fait, ni bombe, ni explosion, ni surprise ! Simple déni de réalité.

- Si nombre de pays africains sont en guerre, c’est en partie la faute des envahisseurs venant des pays voisins : les pays développés transposent au « sud » leurs frayeurs, ce qui ne facilite pas la mobilité et n’aide pas à surmonter le handicap de la balkanisation.

-Si nombre de pays africains dépendent de l'aide alimentaire, c’est en partie la conséquence de l'exode rural et de l'urbanisation galopante.

-Pour remédier à l'anarchie urbaine, il faut freiner l'invasion des villes par les pauvres et formaliser l'économie informelle, ce qui revient à promouvoir l’apartheid. Mais on ne se demande pas pourquoi les ressources propres par habitant d’une ville africaine, où tout est à faire, sont aujourd'hui mille fois plus faibles qu’en Europe. Et la solution qui consisterait à changer les règles du jeu afin d’y porter effectivement remède (comme la création d’une seconde monnaie pour le développement local) n’est pas considérée comme faisant partie des solutions envisageables.

- Dans les programmes de lutte contre la pauvreté, il faut concentrer les efforts sur les poches de pauvreté et inciter les populations les plus pauvres à ne pas changer de type d'activité ni de lieu de résidence (ce qui n’est pas pour déplaire aux pouvoirs en place !).

- Si l'ASS est si en retard sur le reste du monde, c’est parce que ses populations sont moins douées que d'autres pour le développement, et beaucoup plus enclines à la corruption et à la mauvaise gouvernance.

-Le salut pour l’Afrique passe par la compétitivité sur les biens échangeables : d’où le projet de « villes à charte », mises à l’abri des contingences locales.

La plupart de ces erreurs de jugement ont pour origine l’oubli du facteur peuplement dans le cadre conceptuel de l’économie du développement. Les principaux défauts du paradigme de l’aide, qui dérive de celui de l’économie capitaliste de marché, sont d’être anhistorique, « u-topique » au sens étymologique, avec une attention insuffisante apportée à la dimension spatiale du développement, trop « désincarné » c’est-à-dire avec une vision de la démographie trop réductrice, et trop démostatique, c’est-à-dire avec une insuffisante prise en compte de la dynamique de peuplement.

Anhistorique , le paradigme de l’Aide ? Les pays aujourd’hui peuplés oublient trop la façon dont ils ont dans le passé géré leur propre processus de peuplement, et, dans leurs rapports avec les pays africains qui sont encore en voie de peuplements PVP, ils oublient trop facilement les cicatrices de l’histoire, telles que les conséquences de la traite sur le dépeuplement des zones côtières et celles de la balkanisation du continent.

U-topique, ce paradigme ? Il a fallu attendre 2009 pour que la Banque consacre un de ses rapports annuels sur le développement dans le monde à la dimension spatiale de l’économie, sous le titre «

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repenser la géographie économique », et ce dans des termes difficilement compréhensibles. Les géographes appartenant au staff de la Banque consacrent beaucoup plus de temps aux questions d’environnement et de changement climatique, qu’à l’aménagement des territoires. Autre preuve de cette u-topie structurelle : les agrégats de la comptabilité nationale et les 1452 indicateurs sur le développement dans le monde qui sont régulièrement publiés par la Banque Mondiale traient de nombreux sujets, mais ne fournissent à peu près aucune donnée sur la contribution du milieu urbain et de chaque entité locale au PIB.

Désincarné et démostatique ? Il suffit pour s’en persuader d’examiner la structure des modèles macroéconomiques, les agrégats de la comptabilité nationale et le contenu des bases de données comme les WDI. Par exemple, dans les fonctions de production, le capital résidentiel public (les rues) et privé (l’habitat) ne sont pas pris en compte dans l’agrégat « K » du capital dit « productif », et seul intervient au titre du travail la force de travail employée « L », et non la population proprement dite. Les modèles de ce genre ne peuvent rendre compte du fonctionnement de l’économie populaire, dans laquelle la production des biens et services essentiels est d’abord fonction de la demande des ménages, et donc de la transformation de la matrice de peuplement (modification dans le temps de la répartition de la population totale par type de lieux et par strates, primaire, populaire, formelle), et du capital résidentiel.

Ignorant l’espace et le processus de peuplement, ces modèles font aussi perdre de vue que la plupart des relations de causalité entre variables ne sont en réalité pertinentes qu’à une certaine échelle géographique, à un certain horizon temporel et à un certain stade de la transition démographique et qu’elles doivent être inversées si l’on change d’échelle, d’horizon et de contexte.

L’économie du développement, ainsi conçue, ne rend compte en fait, et non sans œillères, que de la partie dite moderne de l’activité, qui ne concerne qu’une faible fraction des acteurs des pays en voie de peuplement. Ce paradigme appliqué sans précaution dans les pays en voie de peuplement induit nombre d'erreurs de jugement et conduit à des stratégies et des politiques contestables, de la lutte contre l'urbanisation « galopante » et contre l' «exode rural » à la prétention de formaliser le « secteur informel », d'éradiquer la pauvreté et les bidonvilles, et d'atteindre d'ici 2030 les 169 cibles des 19 objectifs des Objectifs de Développement Durable (ODD). Tout en ratissant de plus en plus large, ces ODD oublient que la première condition du développement durable est, aujourd’hui et pour encore un demi-siècle, de gérer de façon responsable le peuplement de la planète.

Pourquoi ce cadre s’est-il imposé sans ajustement au contexte ? On peut avancer les explications suivantes. La première est que l’économie du développement est une simple transposition de la théorie économique en vigueur dans le monde, et celle-ci a toujours reposé sur la notion d’équilibre. Qu’y a-t-il de plus déséquilibré que le peuplement ? Le moteur de la redistribution de la population est le déséquilibre, spatial, social, rural-urbain, entre pays. C’est sans doute la raison pour laquelle les économistes ont si peu d’intérêt et d’appétence pour la démographie en général, et pour le peuplement : toute cette population qui bouge, et cette économie « informelle », cela fait désordre dans ce no mans land ou ce wonderland de l’équilibre.

La deuxième explication est que cette transposition – sans précaution ni ajout- de la théorie économique en vigueur a dans le passé et continue d’être aujourd’hui pour l’essentiel le fait d’experts des pays où ces questions de peuplement n’ont plus beaucoup d’importance, et d’experts formés dans ces mêmes pays et dans des réseaux d’universités également acculturés : la transition démographique y est depuis longtemps achevée, la géographie humaine y est stabilisée.

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La troisième explication est que, si les circonstances font qu’il semble quand même nécessaire de chercher à comprendre ce qui se passe dans les pays où se pose la question du peuplement et de ses implications, les rares chercheurs qui voudraient s’y atteler sont tentés d’y renoncer parce que ces pays ne sont pas assez avancés pour leur fournir toute l’information qui serait nécessaire pour faire tourner leurs modèles, qui sont de plus en plus complexes et exigeants en données.

Enfin, et par-delà ces explications qui tiennent au contexte, il reste que, changer de paradigme, c’est admettre qu’on aurait pu s’en aviser plus tôt, ce qui n’est pas facile. D’où, en attendant, le recours sans cesse étendu à toutes sortes de corrections ou de compléments à la marge : avant-hier les huit Objectifs du Millénaire pour le Développement, hier, les dix-neuf Objectifs pour le Développement Durable et leurs 169 cibles, aujourd’hui la redécouverte des « communs », demain peut-être les « villes à charte ». La multiplication des initiatives ne sera jamais une alternative à la remise en cause du paradigme pour toutes les raisons rappelées, et parce qu’elle met à mal les systèmes d’information, qu’elle incite à oublier le passé, et qu’elle décourage toute réflexion à long terme, pourtant indispensable pour comprendre les changements structurels et apprendre à les accompagner.

Comprendre que l’économie des pays en voie de peuplement ne peut être que dualePrenons acte que, le monde étant ce qu’il est, cette croissance démographique implique la coexistence, en milieu urbain et aussi évidemment en milieu rural, de deux formes d’économie différentes et complémentaires : l’économie « moderne » ou plutôt formelle, qui obéit aux règles habituelles, qui est majoritaire en termes de valeur ajoutée mais ne concerne qu’une fraction de la population totale faible et appelée à le rester longtemps ; et l’économie dite « informelle » ou plutôt populaire, dont dépend tout le reste de la population.

Remettre le processus de peuplement et l’espace au centre de tous les raisonnementsCette économie populaire requiert un cadre d'analyse démo-économique et spatial permettant de rendre compte de ses spécificités, et notamment :

- de la forte propension à la mobilité, sans laquelle la croissance démographique ne serait pas soutenable ;

- de la priorité accordée à l'activité sur la productivité : les sociétés se doivent d'accueillir les nouveaux arrivants, et la croissance de la productivité8 ne peut constituer qu'un objectif secondaire ;

- de la pluriactivité et de l’importance des transferts entre ménages qui facilitent la mobilité et accroissent la résilience ;

- et de l’existence de fortes hétérogénéités spatiales qui résultent à la fois des faibles densités de population et d’activité économique hors des pôles urbains et de leur hinterland proche et du déficit d'infrastructures dont le développement ne suit qu'avec retard les besoins liés au peuplement et n'est en général conçu que pour servir l'économie moderne.

Le cadre conceptuel dont il convient de se doter pour rendre compte de cette économie populaire repose sur les postulats suivants :8 Rappel : le terme de « productivité » (urbaine, rurale, informelle.) désigne dans toute cette note la valeur ajoutée par personne (au sens large : actifs ou inactifs) de la strate de population impliquée dans la production : c’est la productivité du travail.

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- la demande de biens et services essentiels des ménages dépend de la distribution de la population par lieu (diffus, concentré) et par strate (primaire, non primaire) ;

- cette demande de biens et services essentiels est le véritable moteur de l'offre correspondante ;

- sauf si on l'en empêche, l'offre répond à cette demande mais avec un délai et des modalités qui dépendent des relations de voisinage entre demande et offre et de l'environnement physique et institutionnel ;

- c'est en grande partie l'économie moderne qui détermine la dotation en infrastructures et l'attractivité des territoires et qui influence de ce fait la redistribution spatiale de la population, et il est donc inacceptable de laisser s’organiser et s’équiper les territoires et les lieux de vie en ne prenant en compte que les besoins de ce secteur moderne.

Rappel de quelques implications de ce cadre conceptuel démo-économique et spatial

C’est la demande de tous les biens et services essentiels qui est le moteur de l’offre Le moteur de l'économie populaire est la demande de biens et services essentiels, qui représente plus des trois quarts des dépenses totales des ménages. Le premier de ces biens essentiels est l’alimentation. Pour faire face aux besoins des consommateurs non producteurs de denrées alimentaires, le surplus que chaque agriculteur doit, en moyenne, mettre sur le marché au-delà de son autoconsommation doit croître en première approximation comme le rapport entre la population urbaine et la population rurale, ou plus exactement comme le rapport entre la population non agricole et la population agricole. Dans le contexte africain et compte tenu de l'amélioration de la ration alimentaire, ce rapport croît d'un facteur cent en un siècle. Si, comme c'est le cas en ASS, la balance des échanges extérieurs de produits primaires reste proche de l’équilibre, et compte tenu de l'augmentation des coûts de production et de la baisse structurelle des prix relatifs des produits agricoles, le revenu monétaire moyen par agriculteur (net de l'autoconsommation) suit un trend de croissance à long terme de 3 % par an. C'est grâce à cette augmentation continue du revenu que les agriculteurs peuvent investir dans leur exploitation et se procurer les biens et services non agricoles, d'origine principalement urbaine.

La capacité des agriculteurs à répondre à la demande urbaine et leur propension à s’adapter aux sollicitations du marché ne sont évidemment pas les mêmes partout. L'indicateur des "tensions de marché" introduit dans l'étude WALTPS représente l'intensité du « signal » émis par les villes en direction de l'espace rural, c'est un bon outil de description de la géographie agricole et rurale existante et de prévision des transformations sur la longue durée, liées au peuplement. Lutter contre l'urbanisation et les migrations, interdire aux paysans de détourner l'eau des périmètres rizicoles proches des villes pour s'adonner à la culture des légumes sont donc parmi les plus sûrs moyens de freiner la croissance des revenus des agriculteurs et de lutter contre la sécurité alimentaire en ASS.

Plutôt que de se préoccuper de la croissance de la production agricole, mieux vaut faire en sorte que chaque agriculteur ait un nombre croissant de consommateurs à satisfaire, et s'attacher à la bonne organisation et à la protection des marchés. Et il ne sert à rien de pousser à l’intensification ou à l’adoption de nouvelles technologies si celles- ci n’apparaissent pas comme évidemment profitables dans le contexte local. Ces changements interviendront spontanément si les circonstances s’y prêtent, c’est-à-dire quand l’augmentation de la production par unité de superficie est rendue intéressante, comme dans le cas des zones péri-urbaines.

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Ce qui est vrai de l’alimentation est aussi vrai des autres biens essentiels comme la vie de relation, moteur du processus d’agglomération, le cadre de vie et le logement, dont la conception et le mode de production doivent répondre à la demande effective plutôt qu’à des normes transposées du reste du monde.

Urbanisation, économie populaire et pauvretéSauf en période de crise, le milieu urbain accueille un flux net de migrants mesuré par le différentiel des taux de croissance de la population totale et de la population agglomérée. Les villes les plus dynamiques doivent donc accueillir et occuper le maximum de nouveaux venus tout en leur procurant des moyens d’existence compatibles avec le coût de la survie en milieu urbain, où, contrairement au milieu rural, tous les biens et services essentiels, y compris le logement, sont payants.

Malgré cet afflux de migrants, comment se fait-il que la productivité urbaine et le revenu monétaire moyen (en dehors de la strate moderne) restent deux ou trois fois plus élevés qu'en milieu rural ? Les postulats énoncés précédemment conduisent aux éléments d'explication suivants.

L'afflux continu de migrants nets montre à la fois que l'offre de biens et services suit la demande et qu'une fraction importante des nouveaux urbains arrivent assez rapidement à ajuster leurs revenus et donc leur productivité : chaque unité de production informelle bénéficie de l'augmentation de la demande. Comme pour une bicyclette qui tient la route tant qu'elle avance, la stabilité de ce système offre-demande est favorisée par l'afflux continu de nouveaux clients.

Le coût par habitant des biens et services essentiels augmente aussi avec la taille de la ville. L'équilibre offre demande implique que la productivité populaire moyenne augmente parallèlement9. Si tel est bien le cas, c'est parce que ses entreprises et ses ménages ont effectivement accès à un plus grand nombre de voisins plus exigeants. L'agglomération offre aux habitants de nouvelles opportunités en compensation des contraintes qu'elle leur impose.

Pour comprendre la nature et la raison d’être du « miracle » urbain », on peut prendre comme image la loi de Mariotte P*V* = nRT, dans laquelle la température T du gaz est remplacée par la productivité et la pression P est remplacée par la densité de population, qui est de l'ordre de cent fois plus forte en ville qu'en milieu rural. De même que l’on peut décrire le comportement d’un gaz sans analyser chacune des molécules qui le constituent, de même, on peut décrire le comportement de l’économie populaire sans chercher à analyser chacune des « unités de production informelle (les UPI) qui la constituent, tâche d’autant plus difficile que le seul fait de les examiner une par une en modifie le comportement.

S'il est bien exact que seule l'urbanisation peut à terme permettre l'augmentation générale du niveau de vie, il est aussi patent que les nouveaux migrants apparaissent comme relativement pauvres par rapport aux urbains qui les précèdent, et que la proportion de personnes comptées comme « pauvres » d'une ville est une fonction croissante du taux de croissance de la population de la ville et donc de sa contribution à la gestion du peuplement. Ce n'est donc pas de la présence de pauvres en ville qu'il faut s'inquiéter, mais du temps moyen d'assimilation des migrants.

Les conditions pour que ce temps d'assimilation soit faible et pour que le miracle urbain opère sont la disponibilité en capital public de fonction locale tel que les infrastructures urbaines, la qualité des sites ouverts à l'urbanisation qui détermine la qualité de l'habitat et la productivité des quartiers

9 L'étude WALTPS a conclu que la productivité moyenne (toutes strates) d'une ville de 100 000 habitants était de l'ordre du double de celle d'une ville de 10 0000 habitants et inférieure d'un tiers à celle d'une ville millionnaire.

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populaires, le dynamisme de l'économie moderne dont dépendent les grands investissements publics et l'attractivité des villes, et la facilité des relations de voisinage entre chaque ville et son hinterland.

Dans la majeure partie des cas, il faut s’attendre à ce que la proportion de personnes comptées comme pauvres dans la population urbaine totale ne régresse pas de façon significative avant que des niveaux d’urbanisation de l’ordre de 50 % ne soient atteints et que les disparités de niveaux de vie entre pays voisins ne baissent notablement, grâce aux migrations. Au début du processus d'urbanisation, il faudrait que le taux de croissance du PIB dépasse 9 % par an en longue période pour éradiquer la pauvreté d'ici 2030. Cette éradication de la pauvreté ne peut donc constituer qu'un objectif de très long terme.

Interactions entre économie moderne et économie populaireComme mentionné précédemment, c'est en grande partie l'économie moderne qui détermine la dotation en infrastructures et l'attractivité des territoires et qui influence de ce fait et involontairement la redistribution spatiale de la population. Cet effet d’entraînement ne doit pas être simplement subi mais être pensé et géré en fonction des besoins de l'économie populaire. Ce thème des interactions entre économie moderne et économie populaire ouvre un vaste champ de recherche, qui implique entre autres de porter attention aux éléments suivants :

- réhabiliter la prospective, comme cela a été tenté dans l'étude WALTPS qu'il conviendrait de refaire tous les dix ans ;

- penser en conséquence l'aménagement et l'équipement des territoires, les politiques sectorielles, la gestion des migrations, la coopération régionale ;

- planifier la ville réelle en sachant qu'elle restera duale, que les quartiers populaires en occuperont la majeure partie, que l'économie populaire devra partout pouvoir s'y épanouir, que l'équipement des quartiers ne pourra être que progressif, que la gestion foncière devra être adaptée en conséquence ;

- penser la décentralisation en tenant compte des besoins des RUCHES, en évitant les effets de frontières entre commune urbaines et communes rurales ;

- repenser les outils de gestion macro-économique et les indicateurs tels que la FBCF et le PIB en tenant mieux compte de l'existence de l'économie populaire ;

- enfin, repenser la politique d'aide en lui donnant pour vocation première de contribuer à la gestion du peuplement.

Interactions entre villes et milieu rural : émergence des RUCHESLe peuplement et l’activité tendent à s’organiser en des milliers de systèmes centrés sur des villes petites et moyennes structurant des hinterlands majoritairement ruraux, qui sont présentés dans le programme ECOLOC sous le nom de RUCHES : acronyme pour Région Urbano- Centrée à Haute intensité d'Echanges et de Services (en anglais : BEEHIVES : Basic Economic Entities with High Intensity and Velocity of Exchanges and Services). Cette image de la ruche aide à comprendre que, de même que les abeilles en butinant le nectar transportent l'information génétique et fécondent les plantes visitées, de même, les transporteurs et les commerçants venus de la ville prélèvent à leur profit une partie de la production des exploitations de l'hinterland tout en leur apportant les intrants et surtout l'information indispensable à la promotion de ces exploitations.

Le principal obstacle au développement de ces économies locales est l’insuffisance manifeste du capital public de fonction locale, notamment dans le pôle urbain. Il ne pourra y être porté remède

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tant que l'on s'obstinera à penser le développement rural et agricole en faisant abstraction de sa composante urbaine et en ne voulant pas comprendre que le processus d’urbanisation est le principal moteur du changement structurel des économies locales10.

Avant de s'évertuer à lutter contre la pauvreté toute relative des habitants, il faut remédier à l'indigence des gouvernements locaux, qui en est en partie la cause. Ces gouvernements locaux sont non seulement pauvres mais aussi privés d'accès à l'information sur le territoire dont ils ont la charge, ce qui est en contradiction flagrante avec les politiques de décentralisation prônées dans la plupart des pays africains. Avant son abandon, le programme ECOLOC présentait plus généralement une approche détaillée des moyens à mettre en œuvre pour une véritable relance de l’économie locale de chacune de ces RUCHES, dont dépend l’économie nationale et le développement lui-même.

10 Un exemple récent et emblématique : l’étude « Prospective territoriale sur les dynamiques démographiques et le développement rural en Afrique » de l'AFD (2016) : dans cette étude qui est censée servir de modèle d’étude prospective territoriale, l’image 2035 de la région de Ségou au Mali qui est présentée est basée sur l’hypothèse que le % de population agricole supposé être de 79% en 2012 (ratio très surestimé) sera toujours égal à 79% en 2035 ! « Pour les projections des besoins en terres agricoles, nous faisons l’hypothèse de la reproduction simple de la structure actuelle des exploitations, en faisant progresser le nombre d’exploitations au rythme de la croissance naturelle de la population »…

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Table des matières

1. L’ASS, région en voie de peuplement et d’ouverture à l’économie de marché..............................1

Croissance démographique et redistribution de la population..........................................................1

L’ASS est-elle sur-urbanisée ?.............................................................................................................1

Quel scenario d’urbanisation à moyen et à long terme ?...................................................................2

Redistribution de la population dans l’espace africain et migrations.................................................3

En conclusion sur cette question de peuplement...............................................................................4

2. Transition démo-économique, économie formelle et économie populaire...................................5

3. La transformation structurelle et « l’urbanisation informelle”.......................................................8

Des formes d’urbanisation adaptées à l’économie populaire............................................................8

Produire la ville pour et avec l’économie populaire...........................................................................9

Conclusion sur ce point : l’économie populaire est une des clefs du peuplement durable..............10

4. Urbanisation, sécurité alimentaire et développement rural........................................................11

De l’autosuffisance locale à la production pour le marché...............................................................11

L’urbanisation ne fait pas obstacle à la sécurité alimentaire mais y contribue et la rend possible.. 12

Evolution des tensions de marché....................................................................................................12

En résumé sur cette question de l’urbanisation, de la sécurité alimentaire et du développement rural..................................................................................................................................................14

5. Interactions entre villes et hinterland, développement local et sécurité.....................................14

Les villes sont les pôles de restructuration de l'économie locale.....................................................14

Emergence des RUCHES...................................................................................................................15

6. Pauvreté : un impératif absolu, remédier à l'extrême pauvreté, non des habitants, mais des collectivités locales...............................................................................................................................15

Lutter contre la « pauvreté rurale » ?...............................................................................................16

Lutter contre la « pauvreté urbaine » ?............................................................................................16

Les collectivités locales sont presque toujours plus pauvres que leurs habitants............................16

7. La décentralisation et les systèmes d’information économique et sociale...................................17

8. Conclusion : se donner les moyens de gérer le peuplement........................................................18

Se doter d’un nouveau cadre conceptuel.........................................................................................19

Quelques implications de ce nouveau paradigme............................................................................20

Annexe 1 : Définition et identification des pays en voie de peuplement.............................................21

Annexe 2 : Le paradigme démo-économique et spatial et ses implications.........................................22

Le paradigme de l’aide au développement est inadapté au cas des pays en voie de peuplement. .22

Comprendre que l’économie des pays en voie de peuplement ne peut être que duale..................24

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Page 30: 1818france.org1818france.org/Documents/2019/Cour/Securite europe pe…  · Web viewEn Afrique comme ailleurs, l’urbanisation est à la fois une implication et un moteur de la croissance

Remettre le processus de peuplement et l’espace au centre de tous les raisonnements................24

Rappel de quelques implications de ce cadre conceptuel démo-économique et spatial.................25

C’est la demande de tous les biens et services essentiels qui est le moteur de l’offre.................25

Urbanisation, économie populaire et pauvreté............................................................................26

Interactions entre économie moderne et économie populaire....................................................27

Interactions entre villes et milieu rural : émergence des RUCHES................................................27

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