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La difficulté de construire sa parentalité est un déterminant majeur de nombreuses formes d’éclosion de pathologies invalidantes dans la famille (Manciaux, 2001). L’objectif de cet article, qui s’inscrit dans une réflexion plus large (Dollander & de Tychey, 2002) visant à différencier les facteurs favorisant dans la dynamique parentale une croissance harmonieuse de l’en- fant ou au contraire sa fragilisation, est d’interroger l’apport et l’éclairage possibles de la psychanalyse au processus médiateur de cette construction (et de ses avatars), en l’occurrence la nature des interactions éducatives parents- enfants. Nous essayerons dans cette contribution de faire une synthèse de la posi- tion contrastée de Freud (1915) sur cette question ; puis nous passerons en revue l’évolution du mouvement psychanalytique et ses positions sur l’éclai- rage de l’éducation par la psychanalyse ; enfin, nous examinerons la position originale de Françoise Dolto (1983, 1984), à partir notamment d’un concept essentiel de sa théorisation, celui de « castration symboligène ». La position ambivalente de S. Freud La psychanalyse est-elle de nature, une fois l’enfant né, à éclairer le pro- cessus éducatif, à favoriser une réflexion sur une construction harmonieuse ET AUSSI… Éducation et difficultés de la parentalité : La psychanalyse peut-elle apporter un éclairage ? MARIANNE DOLLANDER CLAUDE DE TYCHEY DIALOGUE - Recherches cliniques et sociologiques sur le couple et la famille - 2002, 3 e trimestre

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La difficulté de construire sa parentalité est un déterminant majeur denombreuses formes d’éclosion de pathologies invalidantes dans la famille(Manciaux, 2001). L’objectif de cet article, qui s’inscrit dans une réflexionplus large (Dollander & de Tychey, 2002) visant à différencier les facteursfavorisant dans la dynamique parentale une croissance harmonieuse de l’en-fant ou au contraire sa fragilisation, est d’interroger l’apport et l’éclairagepossibles de la psychanalyse au processus médiateur de cette construction (etde ses avatars), en l’occurrence la nature des interactions éducatives parents-enfants.

Nous essayerons dans cette contribution de faire une synthèse de la posi-tion contrastée de Freud (1915) sur cette question ; puis nous passerons enrevue l’évolution du mouvement psychanalytique et ses positions sur l’éclai-rage de l’éducation par la psychanalyse ; enfin, nous examinerons la positionoriginale de Françoise Dolto (1983, 1984), à partir notamment d’un conceptessentiel de sa théorisation, celui de « castration symboligène ».

La position ambivalente de S. FreudLa psychanalyse est-elle de nature, une fois l’enfant né, à éclairer le pro-

cessus éducatif, à favoriser une réflexion sur une construction harmonieuse

ET AUSSI…

Éducation et difficultés de la parentalité :

La psychanalyse peut-elle apporter un éclairage ?

MARIANNE DOLLANDERCLAUDE DE TYCHEY

DIALOGUE - Recherches cliniques et sociologiques sur le couple et la famille - 2002, 3e trimestre

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de la parentalité qui viendrait éclairer les interactions éducatives à chaquestade de développement de l’enfant ?

Force est de reconnaître que les positions de Freud et des autres psycha-nalystes intéressés par cette question difficile sont partagées et parfois trèsambivalentes, à l’image de celle développée par Freud lui-même. Nous lesexaminerons d’abord à partir des excellentes synthèses qu’en ont faites plu-sieurs auteurs (Cifali & Moll, 1985 ; Cifali, 1994 ; Cifali-Imbert, 1998 ; Che-baux et al., 1999).

La pensée de Freud paraît contrastée. À certains moments de sa vie,Freud a semblé penser que cette mission de la psychanalyse n’était pas réali-sable, point de vue que privilégie Millot (1979) qui parle d’un « Freud anti-pédagogue ». À l’appui de cette affirmation, nous pourrions reprendre, en lessortant de leur contexte, certaines des affirmations du père de la psychana-lyse. La première, le 9 février 1909, dans une lettre à son ami Oscar Pfisteroù il pointe le danger que peut représenter l’application de la psychanalyse àl’éducation : il évoque « l’incendie qu’elle est en passe de propager dans lechamp de l’éducation ». En 1937 (in Freud, 1985), dans Analyse avec et ana-lyse sans fin, il compare l’impossible du métier de psychanalyste à celui dedeux autres métiers : gouverner et éduquer !

Peu de temps auparavant (1931), il aurait répondu à Marie Bonaparte,interrogé sur la conduite éducative à tenir pour prévenir la névrose future del’enfant : « wie man es macht, macht man es schlecht », c’est-à-dire : « Dequelque façon qu’on s’y prenne, on s’y prend mal », suggérant peut-être parlà qu’aucun éducateur ne peut prétendre avoir une totale prise sur les produitsrefoulés de son inconscient. Mais Françoise Dolto (1994) a une lecture pluspositive de cette boutade. Elle pense que Freud a voulu dire que « l’éduca-tion doit toujours être contestée par celui qui l’a reçue. En ce sens-là, il n’y apas de bonne éducation. Si le jeune la trouve bonne, c’est qu’il n’est pasdevenu un adulte et qu’il continue à être soumis imaginairement à la façon defaire de ses parents comme si lui n’était pas devenu totalement autonome ! »

Dans d’autres écrits, Freud semble au contraire militer pour l’applicationde la psychanalyse à l’éducation. Il affirme en 1931 : « C’est entre les mainsd’une éducation psychanalytiquement éclairée que repose ce que nous pou-vons attendre d’une prophylaxie individuelle des névroses. » Cifali & Imbert(1998) notent avec justesse que, pour Freud, « une application généralisée dela psychanalyse à l’éducation devrait porter sur un autre point : celui de l’ana-lyse des éducateurs et des enseignants, qui, par ailleurs, semble une mesureprophylactique plus efficace que celle des enfants eux-mêmes ».

Selon Freud (1931 in Freud 1985), l’objectif que la psychanalyse doitfaire passer dans l’éducation est « d’apprendre à l’enfant la domination surles pulsions. Lui donner la liberté de suivre sans restrictions toutes ses impul-sions est impossible ». Cifali & Imbert (1998) notent qu’implicitement ils’agirait en conséquence de trouver la voie royale, l’optimum entre « leScylla du laisser-faire et le Charybde du refuser ». Mais il n’y a chez Freudaucune tentative de construire une théorie débouchant sur une application en

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termes de pratiques éducatives susceptibles d’éclairer la parentalité. Il sedéclare d’ailleurs incompétent et reconnaît sa négligence. Celle-ci sera répa-rée par sa fille Anna, ce qui semble de nature à soulager sa culpabilité ! Eneffet, il déclare : « C’est peut-être la chose la plus importante de tout ce quifait l’analyse. Je veux parler de l’application de la psychanalyse à l’éducationde la génération suivante. Je me réjouis de pouvoir dire au moins que ma filleAnna Freud s’est assigné ce travail comme tâche de sa vie, réparant de cettefaçon ma négligence. »

Freud ne croit pas si bien dire, puisque, dès 1930, Anna Freud publie unlivre qui mettra une quarantaine d’années à être traduit en langue française etqui a un titre extrêmement provocateur : Initiation à la psychanalyse pouréducateurs. Elle y fait une déclaration de foi pour le moins ambitieuse quantaux objectifs de cette psychanalyse appliquée à l’éducation : « Le devoird’une pédagogie psychanalytique consisterait à indiquer pour chaque âge ledosage convenable des satisfactions permises et limitations imposées à la viepulsionnelle, mais cette pédagogie psychanalytique n’existe pas encore et ils’écoulera un certain temps avant l’édification d’une théorie et la mise aupoint de recettes dont on pourra recommander l’utilisation généralisée. »

Historique de l’évolution du reste du mouvement psychanalytique

Près de soixante ans plus tard, Bettelheim (1988), tout en écrivant unouvrage destiné aux parents intitulé Pour être des parents acceptables,semble avoir une position plus dubitative sur l’aptitude de la psychanalyse àoffrir des solutions éducatives généralisables à tous les parents. Il déclare eneffet dans la conclusion de son livre : « Les conseils et les généralisationssont rendus inopérants par le caractère unique de chaque adulte et de chaqueenfant ainsi que par l’immense variété des situations qui se présentent. »

Dans l’intervalle, le mouvement psychanalytique dans son ensemble aconnu une évolution tout aussi ambivalente quand il s’est agi d’essayer d’en-visager une psychanalyse appliquée à l’éducation. Le lecteur en trouvera uneexcellente synthèse dans l’ouvrage de Cifali & Moll (1985) s’il veut suivreles méandres de la période qui va de 1908 à la fin de la vie de Freud. Pourrésumer, on peut dire que, dès 1908, Ferenczi (in Ferenczi 1974), au congrèsdes psychanalystes de Salzbourg, se demandait « quels enseignements pra-tiques la pédagogie pouvait tirer des observations dues à la recherche psy-chanalytique ». Cette interrogation se concrétisa une vingtaine d’années plustard par la création d’une revue de pédagogie psychanalytique, la Zeitschriftfür Psychoanalytische Pedagogik, dont il est intéressant de relever qu’elleétait diffusée en Suisse (Zurich), en Autriche (Vienne), en Allemagne (Stutt-gart, Berlin), mais non en France. Les plus grandes plumes parmi les psy-chanalystes de l’époque lui ont apporté des contributions sous la formed’environ 300 articles destinés à aider pédagogues et éducateurs dans leurtâche à partir de l’éclairage de la psychanalyse. Un grand nombre d’entre eux

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mettent en question les principes d’éducation traditionnels imprégnés del’époque victorienne et se posent la question des changements qui peuventêtre induits par la psychanalyse. Cette revue a évolué en trois étapes : – une première phase d’espoir dans les apports possibles de la psychanalyse(1926-1932) ; – puis, à partir de 1932, une phase d’essoufflement et de désenchantement,que traduit bien la conclusion d’Alice Balint au 12e Congrès international despsychanalystes de Wiesbaden (donc deux ans seulement après la déclarationde foi optimiste d’Anna Freud). Balint déclarait « qu’on ne pouvaitqu’échouer à vouloir partir des expériences des psychanalystes thérapeutespour en déduire des principes d’éducation » ;– une dernière phase, de 1932 à la montée du nazisme, avec la prise de pou-voir d’Hitler en 1936, a entraîné l’internement ou la migration d’une majo-rité de psychanalystes de l’époque, qui étaient, rappelons-le, juifs pour ungrand nombre d’entre eux. Beaucoup ont eu alors pour priorité de survivre endéveloppant leur pratique psychanalytique dans un cadre libéral et se sontparallèlement éloignés d’une des applications possibles de la psychanalyse,et ce d’autant qu’à l’intérieur du courant psychanalytique des voix s’élevaientpour faire entendre qu’il n’était pas possible de transposer un modèleconstruit à partir d’une relation duelle (le psychanalyste et son patient) à unerelation de groupe (familiale ou scolaire).

En France, la pensée lacanienne (Lacan, 1966) était incompatible avecune diffusion-application-vulgarisation de la psychanalyse au plus grandnombre. Lacan pensait qu’elle ne devait pas sortir du cadre de la cure. Il pritd’ailleurs un malin plaisir, en optant pour un style d’écriture particulièrementsophistiqué et hermétique, à en interdire la vulgarisation. Parallèlement, lepoids qu’il attribuait à la pulsion et à l’imaginaire interdisait au psychanalystequ’il était de se centrer sur les attitudes éducatives réelles et fantasmatiquesde l’objet (c’est-à-dire l’autre investi par la pulsion) à l’égard du sujet…

La position originale de F. DoltoS’engager sur le terrain de la psychanalyse appliquée à l’éducation pour

aider les parents en difficulté à asseoir leur fonction parentale devenait alorspresque un équivalent de marche à haut risque sur des sables mouvants. Fran-çoise Dolto, qui eut le courage de s’y lancer, faillit l’apprendre à ses dépens.Elle fut en effet menacée d’être radiée de l’ordre des médecins parce qu’elledonnait des conseils aux parents en tant que médecin psychanalyste sur lesondes d’une radio périphérique… Il faut dire quelques mots des raisons quipoussèrent Françoise Dolto à faire ce choix d’une psychanalyse diffusée auxparents en charge d’éduquer que nous partageons pleinement. Elle les rap-pelle dans un de ses derniers ouvrages posthumes (1994), mais les affirmaitdéjà en 1946 dans le Journal des Femmes françaises où elle commençait unechronique pour former une nouvelle génération de parents plus aptes à com-prendre les difficultés de leurs enfants. Elle déclarait notamment : « L’édu-

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cation est un art et une science à la fois, ce sont les éléments de cette sciencetels que les médecins et les psychologues commencent à en découvrir les loiset les bases que nous voudrions donner. » Elle pensait, comme tant d’autresaujourd’hui le rappellent (Manciaux, 2001), qu’il faut préparer, aider lesadultes à construire leur parentalité. Elle affirme en effet dans ce journal :« Tout le monde ne naît pas avec des dons d’éducateur mais tout le monde estparent. Combien d’entre eux voudraient être aidés dans leur tâche quoti-dienne, dans cette œuvre magnifique mais difficile d’éducation de leursenfants. Nous croyons que l’éducation peut être mise à la portée de tous ceuxqui sont de bonne volonté, de tous ceux qui sont émus devant la vie d’unenfant que la nature leur a confié pour le guider dans son développementindividuel et son adaptation à la vie sociale. »

Près de soixante ans plus tard, lors de son voyage au Québec (1983), ellesemble assez proche de Bettelheim (1988) et fait preuve d’une prudencelouable : prenant le contre-pied d’Anna Freud (1930), elle précise qu’il esthors de question de donner des recettes de cuisine aux parents, mais qu’ils’agit de s’ajuster à la subjectivité de chaque enfant et de donner un sens auxinévitables situations de conflictualité qu’il traverse au cours de son déve-loppement (et nous avec lui…) et aux souffrances qu’elles génèrent. Elledéclare : « Nous psychanalystes sommes peut-être un peu coupables de lais-ser croire qu’il peut exister des directives comme si tout le monde devait êtreélevé pareillement. Je tiens à vous le dire, en matière de prévention, il n’y apas de normes, seulement des étapes successives dans le développement qu’ilne faut pas brûler… La prévention, ce n’est pas d’éviter à un enfant de souf-frir mais de mettre des mots sur ce dont il souffre et de reconnaître avec com-passion qu’il en souffre. »

Cependant, si chaque acte éducatif exige de prendre en considération lessingularités de chaque enfant (et engage aussi les singularités liées à l’histoireet à l’inconscient de l’éducateur), il ne fait pour elle pas de doute qu’il existedes principes généraux applicables à toutes les situations.

Le premier serait de renoncer à un idéal de perfection et de considérerl’enfant comme une personne, ce qui implique d’être capable d’un doublerenoncement. D’abord, faire le deuil du fantasme de toute-puissance qu’agénéralement le parent sur l’enfant. Dolto le dit clairement dans au moinsdeux de ses ouvrages (1982, 1985) : « Sommes-nous prêts à considérer lesenfants comme nos égaux en intelligence, et à ne pas les bafouer à l’occasionde leurs ignorances et de leurs impuissances à chaque fois qu’ils se dérobentà notre vouloir autoritaire ? La réponse est incertaine car il se pourrait que lesenfants soient encore un gibier de colonisation. »

Le corollaire de ce principe est le respect de l’enfant en toute circons-tance. Ce que l’adulte a malheureusement tendance à mettre entre paren-thèses quand il agit au nom de son propre idéal et ce qui a de lourdesconséquences, comme en témoignent deux autres grandes psychanalysteseuropéennes très proches de Françoise Dolto sur ce plan. On retrouve en effetcette position chez Mireille Cifali (1994) : « Éduquer ne se fait jamais sans

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souffrances, sans reproches, sans regrets de ne pas s’y être pris autrement.L’acte éducatif est fondé sur un discours qui s’organise au nom d’un idéal,mais pour que soient respectées ces valeurs on prescrit parfois des mesuresqui ont pour résultat l’accomplissement d’un véritable meurtre psychique,d’un assassinat de l’âme. » Alice Miller (1983, 1984) est encore plus viru-lente. Elle dénonce les ravages de la « pédagogie noire », « qui se fondent surl’humiliation et la dépendance d’un enfant pour le manipuler, le voler, enfaire un animal domestique », alors qu’au contraire « l’enfant a besoin d’êtreconsidéré pour ce qu’il est dans une atmosphère de respect et de tolérancepour ses sentiments ». Dans le processus éducatif, Alice Miller redonne uneplace plus centrale à l’objet, c’est-à-dire au parent qui interagit et aux inter-actions réelles. Elle reproche à une certaine partie du courant psychanaly-tique d’être trop centrée sur les fantasmes et les pulsions internes de l’enfant.Ce qui la conduit à une nouvelle mise au point dans la dernière préface (1991)de son ouvrage paru en 1983, Le drame de l’enfant doué. Elle y expliquequ’elle a démissionné de l’Association psychanalytique internationale et dela Société suisse de psychanalyse parce que « la théorie et la pratique psy-chanalytique dissimulent ou travestissent les conséquences et les causes desmauvais traitements infligés aux enfants, notamment en qualifiant les faits defantasmes ». Même si on peut objecter à Miller que toute conduite éducativeréelle est mue au moins en partie par le désir inconscient qui la sous-tend, ellea le mérite d’insister sur l’importance de l’interaction réelle, ce qui noussemble s’articuler à un autre concept théorique général que développe Fran-çoise Dolto (1984) dans le champ de la pratique éducative, celui de la cas-tration à donner, sur lequel nous reviendrons plus loin.

Auparavant, il faut dire quelques mots du deuxième renoncement impor-tant mobilisé par l’exercice de la fonction parentale, que décrit de façonremarquable dans une contribution récente Palacio-Espasa (2000). Cet auteurnote que devenir parent pour le jeune adulte ne va pas de soi, car ce statutexige de « renoncer à la place d’enfant tenue jusque là auprès de ses propresparents et ensuite de s’identifier à eux pour pouvoir fonctionner en tant queparent ». Si nous ne prenons pas suffisamment conscience de l’idéal éducatifque nos parents avaient pour nous, le risque est alors de projeter sur l’enfanttous les désirs de nos propres parents que nous n’avons pas réalisés. Si nousavons subi enfants une pression d’idéaux trop exigeants, le risque de s’ins-crire dans une répétition aliénante est majoré. Il ne nous est plus possiblealors de reconnaître l’enfant comme une personne avec ses propres désirs, carnous cherchons à le transformer en une copie idéalisée de nous-mêmes. Ilnous est alors difficile de percevoir et d’accepter ses caractéristiques réelles,car nous cherchons à le faire correspondre massivement à cette image idéaleà travers la pression imaginaire exercée par notre désir, ce qui, au pire, peutconduire à la pathologie. La difficulté à reconnaître l’enfant comme une per-sonne réelle distincte de nous est tout aussi grande quand il nous rappelle desaspects négatifs de nous-mêmes ou de figures importantes de notre entouragefamilial passé.

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À titre illustratif, nous reprendrons deux des vignettes cliniques de Pala-cio-Espasa (2000). Elles montrent que le parent peut projeter sur l’enfant –par un mécanisme qu’on appelle l’identification projective – des imagesidéales ou négatives de lui-même ou d’un de ses parents qui lui interdisent dereconnaître l’enfant pour ce qu’il est et conduisent à la pathologie de l’inter-action, en aboutissant dans ce cas à la consultation psychothérapeutique.Robert, dix-huit mois, violent à la crèche, est aux yeux de sa mère le portraitcraché de son propre père qu’elle a idéalisé, bien que ce fût un homme vio-lent qui criait très fort avec elle. Ici, la projection sur l’enfant de l’imagepaternelle idéalisée de la mère est conflictuelle pour l’enfant dans la mesureoù elle véhicule une composante agressive que l’enfant ne peut que mettre enacte avec les autres enfants s’il veut correspondre au désir de sa mère.

Le deuxième exemple de Palacio-Espasa montre comment, par identifi-cation et projection d’une partie négative d’elle-même sur l’enfant, une mèrepeut développer avec lui une interaction pathogène qui s’inscrit dans unenouvelle répétition aliénante. La fillette de dix mois est amenée ici en consul-tation pour d’énormes difficultés de séparation. Elle ne veut pas quitter samère ni même la laisser aller aux toilettes. Durant l’entretien, la mère fait partau thérapeute de « la représentation de monstre qu’elle avait eue dans son vil-lage natal étant enfant parce qu’elle faisait des crises spectaculaires aumoment où sa mère la confiait à sa grand-mère pour aller travailler, allantmême jusqu’à frapper sa grand-mère ». C’est la liaison entre ces deux évé-nements et l’attention progressive de la mère aux petites différences mani-festées par son bébé qui va l’aider à le considérer vraiment comme unepersonne distincte et faire disparaître le symptôme.

Pour éviter d’aboutir à des interactions pathogènes symptomatiques etdans une perspective de prévention primaire, il nous paraîtrait pertinent desuggérer aux parents de s’interroger dès le départ sur les caractéristiques dubébé qui sont communes et différentes de la représentation imaginaire qu’ilss’en faisaient, et plus particulièrement de repenser aux points de leur enfancequi sont chargés de souffrance et de négativité et qu’ils auraient peur d’avoirà revivre avec leur enfant.

Pour revenir aux principes généraux, le dernier principe, fondamental,qui doit guider toute éducation pour Françoise Dolto, se résume en unephrase capitale : « Savoir donner la castration de manière symboligène. »

Elle énonce ce propos dans son ouvrage L’image inconsciente du corps,qui comporte une première partie aussi aride que dense sur ce concept consti-tuant en fait son testament théorique. Par contre, le chapitre suivant sur lescastrations est à nos yeux le texte le plus riche publié dans le champ de la psy-chanalyse tout entière sur les fondements d’une psychanalyse appliquée àl’éducation.

Il est nécessaire en premier lieu de préciser qu’avec le concept de cas-tration, Dolto s’inscrit aux antipodes d’une philosophie éducative laxiste del’enfant-roi sans limites, dont le plus triste représentant est l’AméricainSpock (1961), qui soutenait qu’il ne fallait jamais dire non à son enfant pour

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ne pas le traumatiser ! En effet, pour Dolto (1981), la castration, qu’elle défi-nit de manière particulièrement originale par rapport à ses autres significa-tions dans le champ de la psychanalyse, « est le processus qui se réalise chezun être humain quand un autre être humain lui signifie que l’accomplisse-ment de son désir, sous la forme qu’il voudrait lui donner, est interdit par laloi ». La castration est douloureuse mais nécessaire, dit Dolto (1985). Il y apour elle de nombreuses restrictions à apporter nécessairement au désirhumain de sorte que la castration est la condition à la fois de la constructionde l’identité de l’enfant, de son humanisation et de sa socialisation. Doltoprécise les conditions générales à respecter pour donner la castration. Celle-ci exige notamment : – d’être donnée à un moment adéquat dans le temps, c’est-à-dire d’être arti-culée au stade de développement de l’enfant. Ainsi la castration ombilicalequi correspond à l’interdit de maintenir une relation fusionnelle risque d’êtrefragilisée pour la mère et l’enfant si ce dernier naît prématurément, ce quiproduit toujours une séparation plus traumatique, plus difficile à élaborerpour les deux protagonistes. De même, la castration orale qui correspond àl’interdit de consommer ce qui n’est pas alimentaire et à l’interdit de mainte-nir une relation de corps à corps peut connaître un destin identique si la mèreretarde considérablement le moment du sevrage et si elle ne remplace pas larelation de corps à corps par une relation langagière riche. Quant à la castra-tion anale, dont un des aspects est l’interdit de nuire à autrui et de maintenirune relation de dépendance, risque de devenir problématique si la mère entre-prend un conditionnement à la propreté trop précoce (c’est-à-dire avant dix-huit, vingt mois), qui s’apparente alors plus à un dressage qu’à une éducationrespectueuse de l’enfant ;– la nécessité de respecter l’enfant et de renoncer à la toute-puissance. La loisignifiée à l’enfant doit être la même pour l’adulte, ce qui est d’ailleurs trèsproche du point de vue de Bettelheim (1988), pour qui : « Chaque fois qu’unparent prêche ce qu’il ne pratique pas, la leçon tourne court. » En effet, pourDolto (1984), la symbolisation de la loi ne peut se faire que par une identifi-cation de l’enfant à l’adulte lui-même soumis à la loi. Les applications pra-tiques à l’éducation de ce principe théorique général sont immédiates. Parexemple, il est clair qu’un éducateur qui, confronté à une situation de trans-gression de l’enfant qui en agresse un autre, choisit de donner la castrationanale en lui infligeant une sanction physique va le placer dans une situationparadoxale où il sera quasiment impossible à l’enfant d’apprendre le contrôlede ses pulsions, puisque son principal référent lui renvoie le modèleinverse ! ;– il importe aussi que l’adulte mis en position de donner la castration ait desqualités suffisantes pour être l’objet d’un attachement fort, attachement quel’enfant doit nécessairement lui porter pour accepter les limitations que cetadulte lui inflige : « Un enfant n’accepte une limitation ou une temporisationà la satisfaction de ses désirs, voire un interdit de pouvoir les satisfaire, quesi la personne qui lui en fait l’interdit est une personne aimée au savoir et au

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pouvoir de laquelle il sait qu’il est en droit un jour d’accéder. » Dolto pointepar là indirectement que le ressentiment inévitablement lié à la limitation dudésir ne peut s’élaborer que si l’enfant s’appuie sur des pulsions d’amour suf-fisamment fortes à l’égard du même modèle adulte référent. Ce point de vueest assez proche d’ailleurs de celui de Jean Bergeret (1984) quand il définitles conditions d’intégration de la violence fondamentale qui existe en toutêtre humain ;– une dernière condition générale est soulignée par Dolto : la castration, pourêtre symboligène, doit se doubler « d’une sublimation des pulsions refou-lées ». Le terme symboligène n’est à notre connaissance jamais défini demanière spécifique par Dolto. Il ne figure pas davantage dans les diction-naires de psychanalyse existant actuellement ! Il comporte selon nous plu-sieurs dimensions. Il suppose d’abord que l’interdit signifié à l’enfant par lelangage puisse être intériorisé et surtout accepté par l’enfant. Il exige aussiqu’on prête attention à la tension résiduelle due à la non-satisfaction de lapulsion, qui va continuer à chercher un exutoire. Dès lors, l’adjectif symboli-gène désigne aussi pour Chebaux (1999) « le processus d’élaboration qui doitse mettre en place à la suite de l’interdit pour trouver une satisfaction com-patible avec la vie sociale ».

Nous sommes ici renvoyés aux attitudes éducatives qui favorisent ou aucontraire entravent cette élaboration, et, avec elle, la construction de l’indi-vidu. À chaque stade de la vie, Dolto pense en effet que tout enfant (et parent)va être confronté à une castration structurante de son développement et deson autonomisation. À la naissance, il faut avec la castration ombilicaleaccepter l’interdit de maintenir une relation fusionnelle. Au stade oral, le tra-vail de séparation-individuation se poursuit avec la castration orale quand onaccepte l’interdit de maintenir une relation de corps à corps. Au stade anal,l’interdit central de continuer à être dépendant de l’autre parallèlement à l’ac-quisition de l’autonomie motrice et sphinctérienne marque une nouvelleétape de la construction de l’identité. Au stade phallique œdipien, la castra-tion œdipienne va dans le meilleur des cas permettre à l’enfant d’accepter sonsexe et l’interdit de conserver des liens incestueux familiaux homo ou hété-rosexuels (parents, frères et sœurs), condition de la possibilité de construireà l’adolescence (ou) à l’âge adulte un lien sexuel génital extra-familial. Lesattitudes éducatives des parents face aux inévitables situations conflictuellesassociées à la traversée de chacun de ces stades peuvent favoriser le travailde symbolisation que l’enfant va devoir opérer, ou l’entraver et le fragiliser.Sans doute est-il pertinent dans ces conditions que chaque éducateur réflé-chisse sur le sens de ses conduites éducatives : il y a celles qui sont reliées àsa propre histoire personnelle porteuse de mandats positifs ou négatifs, cellesqui émergent de chaque interaction réelle et inévitablement fantasmatiquenouvelle… Mais l’éducation, si elle peut être éclairée grandement par lesapports de la psychanalyse, ne le sera jamais complètement. N’ayons pas laprétention d’un contrôle absolu sur nos pulsions et notre histoire passée !Comme le pointait déjà Reich (1971), « il ne suffit pas de connaître la théo-

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rie pour agir correctement ». Tout éducateur est aussi confronté à l’enfantqu’il a été. Il a tendance à reproduire des systèmes de relation qu’il avait dansson enfance avec ses propres parents ou d’en éviter soigneusement d’autres.Et c’est d’autant plus vrai, selon Bettelheim (1988) « qu’il a devant lui unenfant de même sexe que lui avec lequel la relation est généralement plusconflictuelle ».

Pour conclure Les réflexions présentées ici trouvent leur suite dans notre ouvrage (Dol-

lander ; de Tychey 2002) écrit dans la continuité du projet élaboré par Dolto,qui constitue à nos yeux la formalisation la plus avancée de psychanalyseappliquée à l’éducation et d’aide à la construction de la parentalité. Nosobjectifs sont à la fois :– de définir les conditions générales qui peuvent à chaque stade de dévelop-pement rendre la castration et l’élaboration du conflit qui y est rattachée pro-blématique ou non dans la dynamique parent-enfant ;– de réfléchir aux attitudes éducatives singulières mises en place après lanaissance par chaque parent lors de chaque étape structurante (sevrage,acquisition de la marche et de la propreté, découverte de la différence dessexes et complexe d’Œdipe). Chacune d’entre elles peut infléchir la crois-sance de l’enfant de manière positive ou négative. L’ambition que peut avoirune psychanalyse appliquée à l’éducation est de permettre à l’éducateur dedevenir non pas un parent parfait, mais un parent plus « acceptable », pourreprendre le qualificatif de Bettelheim (1988), ou tout simplement « suffi-samment bon », pour réutiliser le mot de Winnicott (1991). Y parvenir passeaussi par une interrogation sur les déterminants de notre histoire qui sontassociés à chacune de nos conduites éducatives et par une réflexion sur lesconséquences positives ou négatives qu’elles peuvent avoir sur la manièredont nous allons donner et recevoir la castration de l’enfant.

Marianne DollanderMaître de conférences en psychologie clinique,

Groupe de recherche en psychologie de la santé- Laboratoire de psychologie (E.A. N° 2337),

Université Nancy 2, 23, bd. Albert-1er, 54000 Nancy.

Claude de TycheyProfesseur de psychologie clinique,

directeur du Groupe de recherche en psychologie de la santéet du Laboratoire de psychologie (E.A. N ° 2337),

Université Nancy 2, 23, bd. Albert-1er, 54000 Nancy.

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RÉSUMÉ

Les auteurs posent la question de l’application de la psychanalyse à l’éducation pour prévenirla fragilité psychologique de l’enfant et aider les parents en difficulté à construire leur paren-talité. Ils passent en revue la position de Freud et celle du mouvement psychanalytique surcette question et développent la perspective originale de Françoise Dolto, mise en parallèleavec celle de quelques psychanalystes contemporains, dans l’optique de poser les conditionsgénérales et spécifiques susceptibles de donner une réponse positive à cette question.

MOTS CLEFS

Psychanalyse, éducation, fragilité psychologique, enfant, prévention.

Éducation et difficultés de la parentalité 97

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Summary The authors put the question of psychoanalysis application to education field to prevent child’spsychological vulnerability and help parents to surmount their difficulties to build their paren-tality. They make a review of Freud’s and psychoanalytical movement about that question anddevelop Françoise Dolto’s original perspective in relation to contemporary psychoanalyticalviews. They point out general and specific conditions able to give us a positive answer to thatquestion.

KEYWORDS

Psychoanalysis, education, psychological vulnerability, child, prevention.

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