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Les Études du CERI N° 128-129 - septembre 2006 Entreprendre en Chine : contexte politique, management, réalités sociales Stéphanie Balme, Jean-Luc Domenach, Yuxin Jiang, Martine Le Boulaire, Jean-Louis Rocca et Denis Segrestin Centre d'études et de recherches internationales Sciences Po

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LesÉtudesduCERIN°128-129-septembre2006

EntreprendreenChine:contextepolitique,

management,réalitéssociales

StéphanieBalme,Jean-LucDomenach,YuxinJiang,MartineLeBoulaire,Jean-LouisRoccaetDenisSegrestin

Centred'étudesetderecherchesinternationales

SciencesPo

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EntreprendreenChine:

contextepolitique,management,réalitéssociales

StéphanieBalme,Ceri-SciencesPo,Jean-LucDomenach,Ceri-SciencesPo,YuxinJiang,AlstomTransport,MartineLeBoulaire,Entreprise&Personnel,

Jean-LouisRocca,Ceri-SciencesPo,etDenisSegrestin,CSO-CNRSINTRODUCTIONLa montée en puissance de la Chine dans l’économie mondiale, son développementrapide, l’enrichissement spectaculaire d’une partie de sa population et l’ouverture qui lesaccompagne conduisent toujours plus d’entreprises à vouloir s’y implanter. Le rythmedesondéveloppement1défie lescomparaisons.D’autantplusquelecadrepolitiqueetsocialde ce développement est très éloigné des contextes habituels de la mondialisationéconomique.Lerégimesedéfiedumodèledémocratique,lalibéralisationdesmarchésestloind’êtrecomplèteetl’interventiondel’Etatdansl’économieresteprépondérante.Depuislemilieudesannées1980,laChinen’acesséd’attirerl’investissementdirectd’entreprisesàcapitauxétrangers2.En2004,celles-ciréalisaient20%delaproductionindustrielleet54%du commerce extérieur du pays. Les investissements directs à l’étranger (IDE) en Chinereprésententaujourd’hui500milliardsdedollarsUS.

1Atitreindicatif,envingt-cinqans,lePIBaétémultipliéparneuf,lerevenuréeldesménagesaquadruplé,lecommerceextérieuraétémultipliépardix.Lacroissancesedéveloppeaurythmede10%paran.

2 Chine: la longue marche vers la «société de prospérité moyenne», Ministère de l’Economie et desFinances,DREE,dossiersEnjeuxéconomiquesinternationaux,2004.

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CetteEtudeestnéedelademanded’entreprisesadhérentesd’Entreprise&Personnel(E&P)qui souhaitaient bénéficier d’éclairages sur les conditions d’implantation et dedéveloppement en Chine. Leurs attentes portaient sur deux grands points: les clés decompréhensiondelasociétéchinoise,sesdynamiqueséconomiques,sociales,politiques…,etleursconséquencessurlesstratégiesd’implantationetlesmodesdemanagement.Quefairedel’expériencedesIDE?Ces entreprises n’en sont généralement pas à leur première expérience d’IDE: Asie duSud-Est, Mercosur, Japon, Europe de l’Est… Pour plusieurs d’entre-elles, l’analyse desconditions d’implantation en Chine prolongeait une réflexion menée à E&P sur leursimplantations dans les PECO (pays d’Europe centrale et orientale). Avaient alors étéidentifiés, àpartirducontexteeuropéen, troismodèlesopérationnelsd’implantationetdemanagementdeleursIDE3.– Le modèlede la rationalisation industrielle: certaines entreprises ont choisi d’embléed’ignorerlecontextecultureletlescontrainteslocalespourmettreenœuvreunsavoir-faireindustrieletorganisationnelacquis«àdomicile»etstabilisédeplusoumoinslonguedate.Dans la construction automobile, par exemple, elles ont recherché une main-d’œuvrecapabledes’inscriredansdesstandardsdeproductionprédéfinis,selonunpactesocialoùs’échangeraitobéissancedansletravailcontreavantagespécuniaires.–Lemodèledelastandardisation internationale:d’autres,commeDanone,ontprivilégiéune unification mondiale du management de leurs unités industrielles sur la base d’unmodèle organisationnel de type lean corporation. Ici, la culture locale n’est pas ignorée,maisellenepeutêtrepriseencomptequepourpeuqu’elle s’exprimedans le cadredesvaleursetdesstandardsinternationauxdemanagementdugroupe.–Lemodèledel’apprentissagecontinu:enfin,certainesentreprises,commeSalomon,ontcherché à s’imprégner de leur nouvel environnement en tirant le meilleur parti possibled’une combinatoire entre quelques principes clés d’organisation, la culture et lescompétences locales. Cette approche les a conduits à promouvoir rapidement unencadrementlocal.Nous avions souligné que ces modèles dépendaient de l’histoire et de la culture dumanagementde l’entrepriseetnondespaysoùelle s’installait.Or, enChine, le contexteprend soudain le dessus et «dicte sa loi» auxmodèles demanagement. Seul celui de lastandardisation internationale semble réellement perdurer. De loin le plus répandu, ilconsiste à piloter les implantations internationales à partir de principes ou de valeurs«universels»dugroupe.On retrouve icibien évidemmentDanone,mais aussi SchneiderElectric,L’OréalouSodexho4.

3 Pierre Leclair, Martine LeBoulaire, Birgit Hennig et Balazs Nattan, Investir en Europe de l’Est. Lemanagementàl’épreuvedescontextes,Entreprise&Personnel,EnsamCluny,2005.

4Pourlesexemplesd’entreprisesdanslecontextechinois,sereporternotammentauxannexesréuniesàlafindudocument.

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Les tenants de la rationalisation industrielle sont moins nombreux. Beaucoup ont dûréviser leur stratégie. Le groupe Saint-Gobain, toutefois, a cherché à maintenir dans sanouvelle usine de float de Quingdao le modèle industriel qui a fait la réussite del’entreprise. Il privilégie plusieurs dimensions: des unités de production répondant auxnormes technologiques les plus avancées, une organisation du travail fondée sur laprofessionnalisationdesopérateurset la responsabilisationdesmanagers intermédiaires, latranspositiondestandardsdesécuritéetdeconditionsdetravailélevés.Arevapoursuitunedémarche identique dans les sites de production qu’elle a ouverts en Chine. Quant aumodèle de l’apprentissage continu, ou de l’adaptation locale, il a disparu. Soit que lesentreprises concernées l’aient abandonné, soit qu’elles aient préféré tout simplementrenonceràs’installerenChine,àl’instardeSalomon.Ilestviteapparuquelesspécificitésducontextechinoisnepermettaientpasdecapitalisersurdesexpériencesantérieuresdansd’autres régionsduglobe,ycomprisdansdeszonesprochescommeleJapon.Bienaucontraire,certainesdecesentreprisesontvulesmodèlesopérationnels qu’elles comptaient reproduire en Chine fortement remis en question.Ducoup,s’implanterenChineserévèleunevéritableépreuveentrepreneurialeencequ’ilfaut,d’unecertainefaçon,repartiràzéro.Pourquois’installerenChine?Pour quelles raisons les grandes entreprises occidentales décident-elles de s’installer enChine?Onpensed’embléeauxstratégiesdedélocalisationvisantàfabriquerdesproduitsmanufacturésd’entréeetdemoyennegammeenprofitantdesbascoûtsdemain-d’œuvre.Cette stratégie concerne avant tout les entreprises opérant dans le domaine des biens degrandeconsommation,commelestextiles,lesjouets,l’électroménager(Seb)ouencoreleséquipements sportifs (Salomon). Mais ces stratégies comportent des risques: perte deconfidentialité,copiage,pillagestechnologiques5…Enfait,lamajoritédesgrandesentreprisesoccidentaless’implantentenChineparcequel’accès à ce marché –dont la croissance est de 10% par an– profite à leur propredéveloppement. Les firmes françaises figurant parmi les grandes entreprisesinternationalisées, commeDanone,L’Oréal, Saint-Gobain, SchneiderElectricouSodexho,entendentdevenir,dansleurdomained’activité,unopérateurparmid’autressurcemarchénational.Ellesproposentdesbiensoudesservicesquidoiventêtrenécessairementcrééssurplace pour satisfaire une demande locale (produits frais, services de proximité, produitsmanufacturésàbascoût…).La Chine peut également présenter des atouts dans le domaine des activitéstechnologiques. Certaines entreprises cherchent alors à accéder aux moyens locauxd’innovation afin d’adapter des produits et des services préalablement conçus en Europe.Ainsi,lorsqueFranceTélécominstalleuncentrederechercheetdéveloppementàPékinen

5 Ce sont ces écueils qui ont conduit, par exemple, Salomon à quitter la Chine pour rapatrier ses IDE enRoumanie.

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2005, il entend sepositionnercommeun futuropérateurpossible sur lemarchéchinois.Pour ce faire, il investit dans la connaissance de l’évolution des normes detélécommunicationschinoisesets’inscritdansuneperspectivedeco-développementavecdes industriels nationaux très puissants. Il crée ainsi les conditions d’accès à unenvironnement de marché qui n’est contraint ni par les conventions de la technologieexistante, ni par les modèles traditionnels du marché. Ces deux caractéristiques sontsupposéescontribueràinstaurerunclimatfavorableàl’innovation.Opportunités,risques,incertitudesOr,quellesquesoientlesraisonsdesonimplantation,toutvatrèsvitepouruneentreprisequi s’installeenChine.Profiterde la forte croissancede l’économiechinoise supposedeprendrerapidementpositionsurlesmarchés.Maislaforteattractivitédecesderniersapourcorollaire une prise de risque particulièrement élevée. Même si le dumping, fortementdéveloppé,offrelaperspectivedeprofitssubstantielsdansunpaysoùlesystèmebancairene régule pas l’économie, beaucoup d’entreprises chinoises seraient de fait en faillitevirtuelle.Dansuntelcontexte,l’implantationenChinen’estpasuniquementguidéeparuncalculderentabilitéimmédiate–rentabilitéqui,d’ailleurs,sefaitsouventattendre.Al’instarde l’engouement des années 1990 pour la bulle Internet, l’important est «d’y être»: lerisque est bien plus grand de se trouver marginalisé dans son propre secteur pour avoirrefusé de s’inscrire dans l’«orientalisation» des affaires. A cela s’ajoutent les multiplesparamètresenvironnementauxquel’ondécouvreaufuretàmesure.Les entreprises occidentales expérimentent l’omniprésence de l’Etat et apprennent nonsansdifficultéàcogérerdesjoint-venturesavecsesreprésentants.Opacitédel’information,conflits de vision sur la place du management et des ressources humaines, primauté ducourt terme sur les démarches de projet… Dans les secteurs récemment libéralisés, lesentreprisesoccidentalespréfèrentlesinvestissementsdanslesquelsellessontmajoritaires–les«Whollyownedforeignenterprises»(WOFE).Maisl’EtatcontrôleégalementlesIDEàtraverssapolitiqued’aménagementduterritoire.Legouvernementvientainsid’engagerunepolitiquederattrapageéconomiquedanslesrégionsduCentreetduNord-Est,oùilvoitdesréserves de croissance, qui peut contrarier les projets d’implantation de grands groupesoccidentaux.Lesentreprisesdécouvrentaussilesdisparitéséconomiquesetsocialesrégionales.Ellessesont prioritairement et massivement installées sur la façade maritime Est, où est né le«miracle économique» chinois6. Les tensions du marché du travail y sont très fortes, lesturnoversvertigineux,lessalairesparticulièrementélevés.Endéplaçantleursimplantationsvers l’intérieur du pays, elles espèrent trouver des conditions de développement plusstables…pourautantqu’elless’inscriventdanslesprojetsd’aménagementdel’Etatchinois.Ces tensions sont liéesnotammentà laprésence desmigrants,qui constituentunepartimportante de la population active de laChine: 145millions de personnes ont ainsi été

6LetauxdecroissancedelarégiondeShanghaiétaiten2004de15%.

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identifiéesaudernierrecensementde2000commenerésidantpasdansleslieuxoùellessontenregistréesviaun«livretderésidence»(hukou)7.Enfin,lesentreprisesdoiventfairefaceauxnouvellesattentesdesgénérationsquiarriventsurlemarchédutravail.La«religiondutravail»étaitlefaitdesanciens,portésparl’espoirdes’éleverdeleurconditionéconomiqueinitiale.Leurscadets,nésdanslesannées1970,ontsouventeffectuéunepartiedeleursétudesàl’étranger.Ilsn’ensontqueplusexigeantssur la nature des missions qui leur sont confiées et sur les contreparties offertes par lesentreprises: salaires, perspectives de progression… Quant à la génération de l’enfantunique,néedans lesannées1980,ellebénéficied’unentourage familial issude laclassemoyenne ou bourgeoise. Son pouvoir d’achat est élevé, de même que sont fortes sesexigencesàl’égarddesentreprises.Etsesattentesnesontpasseulementéconomiques,ellesportent également sur les conditions de travail et, préoccupation nouvelle en Chine, surl’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Les entreprises occidentales, mais aussichinoises, doivent donc se préparer à gérer la cohabitation de ces différents profils desalariés,conditioncentraledufonctionnementdel’entreprise.Acelas’ajoutebienentendul’obstacledelalangue.Lesunsneparlentpaslechinois,lesautres pas le français, et l’anglais n’est qu’imparfaitement maîtrisé de part et d’autre. LacommunicationentreChinoisetFrançaiss’avèredoncsouventdistendueetindirecte.Regardscroisésetéchangesd’expériencesFaceàcesdifficultésmultiples,oncomprendque lesentreprisesoccidentalesaient toutparticulièrementbesoind’appréhender lecontextepolitique,économiqueetsocialchinoispour élaborer des stratégies appropriées de management et de gestion des ressourceshumaines. Entreprise&Personnel et l’Observatoire social international ont conduit, d’avril2005 à mars 2006, les travaux d’un groupe d’échanges composé d’une quinzained’entreprisesinternationalesdéjàprésentesenChine(Adidas-Salomon,Applicationdesgaz,AlstomTransport,Areva, FranceTélécom,Danone,Legrand,Seb,Suez,L’Oréal, Renault,Saint-Gobain,SchneiderElectric,SodexhoAlliance,Temex,Sociétégénérale).Ces travaux ont consisté, d’une part, à analyser de manière approfondie, avec lesentreprises,lespratiquesquecelles-cimettentenœuvredansleursinstallationsenChine.Ilssesontappuyés,d’autrepart, suruneenquêtedeterrainmenéedirectementenChineparYuxin Jiang, étudiante en mastère de recherche à SciencesPo Paris et attachée au CSO(Centre de sociologie des organisations), ayant effectué un stage d’un an àEntreprise&Personnel en appui du groupe d’échanges. Enfin, ils ont été éclairés par lesapportsdechercheursduCERI(Centred’étudesetderecherchesinternationales):Jean-LucDomenach, Jean-Louis Rocca et Stéphanie Balme, et de Denis Segrestin, professeur àSciences Po et chercheur au CSO.Cette étude, qui livre les enseignements croisés des

7 Selon certains experts, ce chiffre serait largement sous-évalué. Isabelle Thireau-Mak, directrice duCentred’étudesurlaChine,lorsdesonexposédevantlegrouped’échanges«GéreretmanagerlesressourceshumainesenChine:quellesconditionsderéussite?»,9décembre2005.

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membres de ce groupe de travail, est donc le fruit d’une confrontation entre grilles delectureetcasd’entreprisesenChine.Dans la première partie, les chercheurs du CERI nous invitent à décrypter les réalitéséconomiques,socialesetpolitiquesde laChinede2006.Leurs travauxrévèlentcombienlesévolutionsrécentesdelasociétéchinoisesont,pourlesentreprises,autantdepossibilitéset de risques à la fois à prendre en compte. Dans une deuxième partie, Denis Segrestinmontrequ’enmatièredemanagement l’adaptationaucontextechinoisprésentedescoûtsd’entréeparticulièrementélevés.Cescoûtsconduisentlesentreprisesàaltérerleurmodèleinitialdemanagement,quitte à «sacrifier» lesorganisations.Dansquelles limites etpourquelsbénéfices?Dansunetroisièmepartie,MartineLeBoulaireetYuxinJianganalysentlespratiques de gestion des ressources humaines (GRH) pour en pointer les difficultés:rétentiondestalents,pénuriesdemain-d’œuvre,déploiementdesprincipesdemanagementde la maison mère, développement, voire invention d’un dialogue social… et avant toutcréationdelafonction«ressourceshumaines»(RH).Cetteréflexioncollectiveneprétendniàl’exhaustiviténiàlagénéralisation.Elleconstitueplutôt un arrêt sur image, un essai de regards croisés sur les pratiques de quelquesentreprisesqui représententnéanmoins soixantemillesalariéssur lescentcinquantemillequ’emploient les six cents entreprises françaises implantées en Chine. Ses auteursvoudraient ainsi contribuer à éclairer d’un jour nouveau les méthodes des entreprisesoccidentalesenChine.I–L’ENVIRONNEMENTCHINOISLatransitionaléatoiredelapolitiquechinoise8La tentation est grande de résumer l’évolution de la Chine depuis le massacre de juin1989 par la formule suivante: le crime a payé. En effet, l’économie chinoise a repris sacourse,lesturbulencespolitiquesontcesséet,autraversdessuccessionsdeDengXiaopingetde JiangZemin, le régimecommuniste s’est consolidé. LaChinepopulaireest enbienmeilleuresantééconomiqueetpolitique(sinonmorale)aujourd’huiqu’àl’automne1989.Ayregarderdeplusprès,cependant,letableauparaîtmoinslumineux.•LanouvelledonneTout d’abord, pour avoir refusé de modifier son fondement monopolistique, le Particommuniste chinois a été contraint d’apporter d’autres satisfactions à la population:

8ParJean-LucDomenach,directeurderechercheauCERI-SciencesPo.

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notamment l’élévationdesonniveaudevie,une libérationmassivede lavieprivéeainsiqueladétentedel’atmosphèresociale.Lacroissanceéconomiquechinoisetantcélébréeàl’étranger relève au plan interne d’une nécessité absolue, qui conditionne à la fois leconsentement populaire et la loyauté d’un encadrement souvent corrompu. Elle se paied’une transformation de la société qui sape l’ordre traditionnel: fin programmée de lapaysannerie,urbanisationdébridée,extensiondelaconsommation,érosiondelafamilleetduquartier,explosiondelalibertésexuelle...La population a donc abandonné l’espoir d’un changement politique global pour seconcentrer sur sa propre sphère, quitte à se révolter de façon brutale chaque fois que,localement, elle subit des abus particuliers et qu’elle a les moyens de s’exprimer. Aprèsavoir été écrasé à la fois militairement et politiquement, le mouvement démocratique,méprisé pour son échec, a pratiquement disparu de la scène –même si le souvenir dumassacredeTiananmencontinueàpeserlourdementsurlesconsciences,etceladesdeuxcôtés.Maislepouvoirn’apaspourautantgagnélescœurs.Déconsidérépoursacorruption,il ne peut espérer de ses administrés aucune discipline volontaire ni aucune patience.Chaque fois qu’il se trompe ou faiblit, il se voit durement frappé par le sarcasme ou larévolte.Précisonsenfinquecetteévolutionest clairement comprisepar tous les acteurs commemarquéeparlecourtterme:carpersonneenChinenesait(etneditdefaçonconvaincue)comment la croissanceéconomique se stabiliserad’iciunedizained’années, comment lePCCpourraéviter la corrosionet ladispersion,oude sérieusesconcessionspolitiques,nicomment lasociétéréagiraitàunprocessusdepluralisation institutionnelle. L’anxiétéquecette incertitude nourrit explique largement la hâte rageuse avec laquelle chacun, cadrescompris,veuts’enrichirafindesemettreàl’abriou,pourleplusgrandnombre,simplementéchapperà lamisère, et laméfianceprudhommesqueavec laquelle lePCCaménage sonfonctionnementinterneetdistribuesesconcessions.•DutotalitarismeàunautoritarismealéatoirePremièreconséquencedecettenouvelledonne,lerégimechinoisresteunrégimedepartiunique, mais non un régime totalitaire. La domination du Parti communiste sur tous lesrouagesimportantsdupaysestunecaractéristiquedécisivedupaysquelespartenairesdelaChinenedevraientjamaisoublier.LespostesdedirectionréelssontceuxduParti(ou,entout cas, ceuxoccupéspardesmembresduPCC), jusqu’àdesniveauxassezbas, et l’onferaitbiendeserappelerquetelancienambassadeurdelaChineenFrancequiparadesurla scène entre ces deux pays n’est même pas le secrétaire du Parti de l’université qu’ilpréside…Dans lesministères,ce sontencore lescomitésduPartiquicommandent,et lemodeste«Waiban»(oubureaudesAffairesétrangères)ducomitécentral,quin’estjamaispubliquementcité,ouledépartementdesliaisonsinternationalesduPCC,quil’estunpeuplussouvent,jouentdansl’orientationdeladiplomatiechinoiseunrôlebienplusréelquecelui du ministère des Affaires étrangères, lequel est, comme les autres, dirigé par soncomitéduParti.Cequiestvraideladiplomatiel’estaussidumondedesaffaires,ycomprisàlaBoursedeShanghai,oùilexistenaturellementuncomitéduParti.DanstouteslesentreprisesétrangèresintervientégalementungroupeduParticlandestin,

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souvent confondu avec le syndicat, qui, lui, a une existence publique. Sa fonction estd’informersinécessairelahiérarchieduPCCdelasituationdel’entrepriseetdeveilleràcequecelle-cinenuiseàaucunedespolitiquesofficielles.Sil’entrepriseentretientdebonnesrelations avec les autorités locales et si ses dirigeants ne rencontrent pas de problèmeparticulier avec leur personnel, la présence du Parti peut y jouer un rôle stabilisateur,contribuant même à prévenir d’éventuels mouvements sociaux. Il n’en est pas de mêmedanslescas,rares,oùlesrapportsaveclesautoritésserévèlentdélicats:legroupeduPartipeutalorssemontrerhostileàlahiérarchiedel'entreprise.Entoutétatdecause,laprésencedu PCC dans l’entreprise est un élément dont il faut tenir grand compte en matière deprotectiondessecretsindustriels.Etpourtant,quelerégimesoitencoredominéparlePCCnesignifiepasqu’ilsoittoujourstotalitaire.Eneffet,laplupartdesmonopolesquicaractérisentunsystèmetotalitairesesontaffaiblis.Lepouvoirconservecertes lemonopolede laviolence,mais il l’exercede façonbienplusmodéréequ’autrefois:lesdétenuspolitiquessontdemoinsenmoinsnombreux,etmêmelesexécutionscapitalesontsérieusementdiminuédepuisqu’ellessontsoumisesàl’accordultimedutribunalduniveausupérieur.Uneraisonàcelaestquelemonopoledela vérité ne s’exerce plus sérieusement. Le catéchisme marxiste-léniniste n’est plus qu’unritueldémodédansunesociétéquivitàl’heured’HarryPotteretdansunPartiquilorgnevers l’Internationale socialiste, admire TonyBlair et juge l’économie française victime detroplourdesdépensessociales.C’estdireque,malgrélescontrôlesnombreuxettatillons,lemonopole de l’information apparaît très ébréché, entre autres par Internet, et celui del’organisationéconomique sérieusement limitépar lamontéede l’économieprivéeetdesinvestissementsétrangers.Alavérité,lerégimechinoispeutêtreplusjustementdéfinicommeunrégimeautoritairede typealéatoire. Eneffet, si lepouvoir estàpresque tous lesniveauxconfisqué,c’estauprofitduParticommuniste,maisaussi,plusgénéralement,àl’avantagedelacouchesocialequ’ilaengendrée,quiconduit ledéveloppementéconomiqueetsocialdupaysenmêmetempsqu’elleentireunprofitmajeur.Nousavonsditailleurs9commentellecontribuaitàl’ordrepolitiqueetàlastabilitésocialeen«enveloppant»lepays.Il fautinsistericisurlefaitque, à l’imagedecellesquiont réalisé l’industrialisationde l’Occident auXIXesiècle,cetteclassen’estnisocialementhomogènenipolitiquementunifiée.Sapluralitésocialeetidéologique ne cesse même de s’affirmer, ce qui la pousse à désirer des politiques plusrespectueusesdesindividus,voirefranchementsociales,quelePCCappliqueprudemment.LerésultatenestquesilesChinoisdemeurentméprisésentantquecitoyens,ilslesontdemoinsenmoinsentantquepersonnesprivées,consommateursetmême,dansunemesurecroissante, travailleurs.D’autres facteurs politiques et culturels, internes et internationaux,favorisent une évolution que la propagande officielle elle-même, le plus sérieusement dumonde, n’hésite pas à présenter comme orientée vers la démocratie. Formellement, elles’accordeavecsesplusâprescritiquesd’Occidentpourdécréterladémocratiesouhaitableouinévitable…Mais, en réalité, personne ne peut se risquer à prédire quelles formes politiquesengendrera la transition engagée dans la Chine d’aujourd’hui: c’est la grande différenceaveclessituationsd’Europecentraleetorientaleàlafindelaguerrefroide.Oncomprend

9Jean-LucDomenach,OùvalaChine?,Paris,Fayard,2002.

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donclaméfiancedecertainsanalystesdevantl’applicationaucaschinoisduvocabulairedela «transitologie». Nous préférons pour notre part utiliser l’expression de «transitionaléatoire».Car,si l’onnepeutnierqu’une transitionestà l’œuvre,celle-ci est totalementimprévisible,etriennegarantitqu’elleaboutisseàuneformeouuneautrededémocratie.•UnesociétédépolitiséeParmilesnombreuxrécifsquerencontreraitlanavigationdelaChineversladémocratie,il en est de relativement bien connus: notamment les récurrences despotiques, leshésitations et les hypocrisies d’un pouvoirmonopolistique.D’autres, qui sortent de notrecadre, sont de façon réelle ou imaginaire liés à la nécessité impérative d’une croissanceéconomiquetrèsrapide.Maisilenestaussidedeuxsortesquel’onignoretropsouventenOccident. Les premiers tiennent aux relations du social et du politique dans la Chineactuelle,lessecondsauxinfluencesdésormaisconfusesetenpartienéfastesdel’ouverturesurlemonde.Cesobstaclescontredisentunprésupposénaïfetpourtantrépandu:àsavoirquelepassageàladémocratieseraitunenécessitétéléologiqueengendréeàlafoisparlesexigencesde la «sociétécivile» chinoiseetpar leseffetsde l’entréede laChinedans lemonde.Or,leconceptde«sociétécivile»serévèled’unusagetrèsmalaisédanslecaschinois.Eneffet, il donne à penser que, dans ce pays, la société présente toujours au pouvoir desexigencesà la fois cohérentesentreellesethostiles à sapolitique.Celaapu seproduirejusqu’à un certain point à des périodes où le régime communiste s’était renduparticulièrement impopulaire,notammenten1978-1981et en1986-1989. Ilnous sembleau contraire que, depuis, ses succès politiques et économiques ainsi que sa politique decontrôleetdedivisiononteudeseffetsconsidérables.Lepremierdeceseffetsestunedéqualificationde l’opposition.Nonpasque lepouvoirsoit aimé, bien au contraire: il est très souvent considéré comme une fatalitééventuellement dégoûtante dont il faut tirer profit ou s’écarter. Or, cette déqualifications’étendbiensouventàlapolitiquetoutentière,jugéeàlafoiscorrompueetcorruptrice.Lasociétéchinoiseesttrèsprobablementl’unedesplusdépolitiséesdumondecontemporain,aupointqueladépolitisationpénètreàl’intérieurduParti–cequilégitimedescampagnesrituellesderesserrementdesdisciplinesidéologiques.Sans doute la politique se rappelle-t-elle au souvenir de nombreuxChinois chaque foisque des erreurs ou des excès des autorités les contraignent à réagir. Mais l’interventionpopulairedans lapolitiqueestalorscontraintedeseglisserdans les faillesducontrôle,etdoncdesepriverd’unepartiedesonefficacitépotentielle.Ainsienest-ildesmouvementsqui se manifestent dans l’Internet et dans le comportement des consommateurs; ils sesituentdésormaispourunelargeparthorsdeportéedupouvoirettraduisentl’apparitionsurlascènechinoised’unacteuràlafoispermanentetmassif:l’opinion.Maiscesmouvementssontdenaturelargementinfrapolitique;laconditiondeleurdéveloppementestqu’ilsnesedésignent pas comme politiques et leur effet n’est nullement garanti, d’autant qu’ils sontdépourvus de consistance idéologique. Les élections locales tenues dans les villagesdiffèrent assez peu de ces phénomènes d’opinion au sens où, si elles traduisent desmécontentements assez largement répandus, elles se déroulent dans des conditions fort

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inégales, notamment parce que les étiquettes d’opposition sont interdites, et n’autorisentaucuncapitalisationidéologiqueoupolitique–leursrésultatsglobauxfontseulementl’objetdesupputations.Enfin,envillecommeà lacampagne, lesmodesd’interventiondirectsetexplicites,telsquelesinnombrablespétitions,grèvesoumanifestations,demeurenttoujoursdans un strict cadre local et sont généralement annihilés par une combinaison deconcessions et de répressions ciblées. Ces protestations ne s’étendent ni ne durent assezpour recevoir une définition politique –sans qu’il soit pour autant totalement impossibled’imaginerqu’unjour,commel’avaitdéclaréleGrandTimonier,«uneétincellemettelefeuàlaplaine»…La déqualification de l’opposition, et plus généralement de la politique, ainsi que lemaintiendesinterventionspopulairesdansl’infrapolitiqueexpliquentquelepouvoirnesetrouvepasenbutteàunesociétécivilequipourraitlecontraindreàsedémocratiser,voireàchangersubstantiellement.Aucontraire,ilpeutconsidérerquelasociétén’estpaspourluiune limite décisive, aussi longtemps du moins qu’une crise économique ne vient paschangerlesrèglesdujeu.S’ilsetransformeetabandonneprogressivementladéfinitiond’unparti totalitaire pour celle d’un parti simplement dirigeant, s’il se pluralise socialement,psychologiquementetmêmedanscequel’onpourraitappelerson«idéologiespontanée»,c’estpourd’autresraisons:lesévolutionsduclimatinternational,legoûtdelaprédationetde la jouissance, la mutation des mœurs dans une société de plus en plus urbaine, lerenforcementdescorpsprofessionnels,lapluralisationcroissantedel’administration,lejeudes maffias et des factions en son sein. Et c’est d’une façon prudente et confuse qui nes’identifie ni à une démocratisation interne, ni à une orientation claire en faveur de ladémocratisationexterne.En cas de ralentissement économique, le pouvoir pourrait être tenté de compenser lesdifficultés matérielles et de diffuser la responsabilité en accordant des satisfactions«démocratiques».Qu’enserait le résultatvéritable?Nulne lesait,maiscommentnepascraindre le pire? Car les indications disponibles donnent à penser que le pouvoircommunisteetlapopulationdanssonensemblenesontpasprêtsàconstruireundialoguedémocratique.Desévolutionsbricoléesetconfuses,mêlantdesbribesetdesapparencesde«démocratie» àdespratiquesmaffieuses,mercantilisteset technocratiques sont tout aussivoireplusprobables.•Lesratésdel’ouvertureUndeuxièmefacteurvientcompliquerletableauaulieudelesimplifier:c’estlefacteurextérieur. Au début des années1980, celui-ci était clair: la contrainte de l’ouvertureexposait la Chine à la séduction puissante et multiforme des démocraties occidentales.Aujourd’hui, la séduction est moins celle de la démocratie que celle de la richesse del’Occident.DeplusenplusdeChinoissemontrentscandalisésparlapolitiqueintérieureetextérieure de George Bush, incrédules devant le poids financier de la protection socialedans lesdémocratieseuropéennes, etstupéfaitsdesdésordressurvenusdans lesbanlieuesfrançaises.Alorsmêmeque le régimechinoisparaissait réussir à survivredurablement, laconceptuelledémocratiqueaperduune largepartde l’attractionqu’elleexerçaitdans lesannées1980.L’idéeque laChinedevrait inventersonproprerégimepolitiqueprogresse:

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unrégimequi,certes,respecteraitplusclairementladivisiondespouvoirsetladiversitédesopinions, du moins au sein des couches sociales privilégiées, mais qui cultiverait lesdifférentes formes de l’autorité et continuerait à donner la priorité à la croissanceéconomiqueetàunenrichissementàlafoisuniverseletinégalitaire.Parailleurs,l’idéedémocratiqueestégalementatteinteparl’évolutiondesopinionsetdespolitiqueschinoisesenmatièreinternationale.Forceestainsidereconnaîtrequelesprogrèséconomiquesetleshorizonsdepuissancequeceux-ciouvrentontexercésurunepartiedel’opinionuneffeteuphorisant.A l’heureoùPékinprépare les jeuxOlympiqueset jurederaflerlapremièreplaceautableaudesmédailles,oùlescourbesstatistiquespromettentdeslendemains qui chantent, la société chinoise se trouve en proie à une très anciennetentation: croire que le succès lui est fatalement réservé par sa supériorité culturelle. Lemomentestdoncvenudehausserlescritèresd’appréciationdes«amisétrangers»,etl’onse montre sévère pour la bêtise desAméricains, l’égoïsme desAnglais ou la paresse desFrançais…Surtout,lemomentestvenuderéglerunvieuxcompteavecleJapon.LaChinetout entière exige des «excuses» qu’elle a pourtant déjà reçues plusieurs fois: c’est qu’ils’agit,cettefois,commeausumo,deprojeterlelutteurjaponaisendehorsducercledelacivilisation et, ainsi, de faire oublier cent cinquanteans de supériorité japonaise en Asieorientale.Unesupérioritéscandaleusedelapartd’unsipetitpays,sidépendantàl’originede laculturechinoise–unesupérioritéqui renvoyait leséliteset lapopulationchinoiseàl’impossibleexamendeleurserreursetdeleursfaiblesses.Nonquel’opinionsoittentéede quelque façon que ce soit par une idéologie impérialiste, voire guerrière: elle estprofondément pacifique, profondément curieuse aussi du reste du monde, prête à sedéverserparmillionssur lesgrandesplaces touristiqueseuropéennes.Mais lesuccèset lafaçon fort peu égalitaire dont celui-ci procède ravivent chez elle une perceptionhiérarchiquedelasociétémondialedontlesoriginesplongentloindanslepasséconfucéendupays.Redevenueelle-même,laChineexigesimplementqu’onluimarquelerespectdûàlagrandepuissancequ’elleestànouveau…Certes, ladiplomatiechinoise,quin’avaitpoursapart jamaiscomplètementabandonnédetellesexigences,enuseengénéralavecdiscrétion,connaissantlesvéritablesrapportsdeforce.Cette luciditéprofessionnelleexplique la remarquablemodérationdePékindans laplupartdesdossiers internationaux,etmêmedansceux,commel’affaire irakienne,oùsespositionsdeprincipesontnettes.LaChinesedéfinit toujourscommeallantausoutiendudéveloppement,etdoncdel’intégrationéconomiquedupaysdanslemonde.Danscesens,elleestdevenueunfacteurd’apaisement,àl’intérieurcommeàl’extérieur.Cependant,lesfacteurséconomiqueslaconduisentdésormaisàdespratiquesdeplusenplus franchementprédatrices–celaestparticulièrementvraidans lespaysproducteursdematièrespremièresdu tiers-monde–,etàuneattitudeplusoffensivedans lescontentieuxcommerciaux avec les pays occidentaux. On peut penser que ces deux tendances sedévelopperont dans les années prochaines.D’autre part, les dangers proprement politico-militairesn’ontpasdisparud’Extrême-Orient,oùseconcentrentcertainsdesconflitslesplusdangereux du monde contemporain, en particulier ceux de Corée et de Taiwan. Sous lecommunisme maoïste, c’était déjà la zone d’intervention privilégiée de la puissancechinoise,etcelan’apaschangé.Cequiinquiète,c’estquedanslesdeuxdossierslesplussensibles, le JaponetTaiwan, ladiplomatiedePékinn’estpascomplètement à l’abridespassionspopulaires.Onl’aobservédurantlacrisesino-japonaiseduprintemps2005,quele

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ministèredesAffairesétrangèresn’aétéautoriséàcalmerqu’auboutdeplusieurssemaines.On le verrait aussi sans doute si d’aventure le gouvernement taiwanais venait à déclarerunilatéralementsonindépendance.Ces évolutions consolident une tendance de plus en plus répandue dans l’opinionpublique comme à l’intérieur du Parti, qui consiste à croire que la situation de laChineexigedessolutionsautoritaires.Cettetendancerisqueraitsansdoutedeserenforcerencore,en même temps que d’autres tout aussi dangereuses, si la croissance économique seralentissait sérieusement. Là réside le plus grave facteur d’inquiétude. C’est ce qui avaitmotivélastratégieàhautrisqueadoptéeparDengXiaopingàlafindesannées1970,cequicimenteencorel’unitédelacouchedirigeanteetlacoexistenceduPartietdelapopulation.Unecrisefinancièremajeure–quepersonnen’exclutcomplètement–produiraitdeseffetspolitiquesproprementindescriptibles.C’estpourquoilesautoritéss’efforcentdenettoyerlesecteurfinancier,avecunsuccèsdifficileàévaluer.Maismêmelescénariobeaucoupmoinsextrême,etparailleurstrèsprobabled’iciunedizained’années,d’uneréductiondutauxdecroissance provoquerait de graves tensions et conflits. Après avoir été des années durantétroitement contrôlée, lapolitiquechinoisepourrait alors imploseretdévelopperà la foisdestendancesautoritairesetdémocratiquesinédites…Silepiren’estévidemmentpascertain,l’envisagerpermetd’éclairerlanatureduprésent.Celui-cisecaractériseparunautoritarismecertesbienmoinsdurqu’autrefois,maisquin’enfinit pas de finir, et de nuire. L’admiration des commentateurs et la fureur des jaloux nedoiventpas faireoublier l’ampleurimmensedesaléasquirestentouvertsdevantlaChine.Craignonsqueceux-cifassentapparaîtreladémocratiedanslapiredescirconstancesetque,plus tard, l’on se représente commeune époque relativement positive celle où laChine,quoique«pauvre»politiquement,s’enrichissaitéconomiquement…TravailcapitalisteetstabilitésocialeenChine10Au début des années 1990, la Chine est entrée dans l’ère du capitalisme. Une formeparticulièredecapitalisme,certes–maischaquecapitalisme«national»n’est-ilpastoujoursspécifique?–,quiimposedenouvellesrelationsdetravailsansquelepersonnelpolitiquene subisse de changements profonds. Ce scénario «thermidorien» –pour reprendre leterme de Jean-François Bayart – s’articule autour d’une reconversion des puissants auxvertusde l’accumulation.Legouvernementchinois s'est lancédansune refontecomplètedes fondements du travail dans l’espace urbain. Jusque-là, la population des villes étaitquadrillée par un système de contrôle et de protection basé à la fois sur le travail et larésidence. Dans les années 1990, plusieurs millions de personnes ont été licenciées, lesassurances santé, maladie et vieillesse ont été démantelées, des vagues continues depaysanssesontdéplacéesvers lescitésde l’Estpoury travaillersansprotectionsocialeetsouventsanscontrat.Néanmoins,cettevéritablerévolutions’estrapidementaccompagnée

10 Par Jean-Louis Rocca, chercheur au CERI-Sciences Po, actuellement directeur de l’antenne de sciencessocialesàPékin.

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de laprisedeconscienced’unnécessaire«soucidusocial». Il reste toutefoisunprofonddécalageentrelavolontépolitiqueaffichéeetlespratiqueséconomiques.•RestructurationindustrielleetpolitiquessocialesLechômageetlaprécaritétouchentsansdouteunbontiersdelapopulationurbaine.Ace chiffre, il convient d’ajouter les 100 à 200 millions de paysans «en trop» dans lescampagnesetdontunepartieestvenuetravaillerenville.Autotal,prèsdelamoitiédelapopulationactivechinoisenedisposed’aucunesourcerégulièreetsûrederevenu.Deplusenplusdepersonnesviventdetravauxtemporairessanscontratniprotectionsociale,àmi-cheminentrel’emploietlechômage(oulanon-activité).Toutefois, l’Etat n’est pas resté inactif face aux conséquences sociales des réformes, dumoinsdans leszonesurbaines.Si ledémantèlementde l’«unitéde travail»asignifiéuneincontestablerégressionsocialepourunepartiesignificativedelapopulation,l'Etatsembleavoir mesuré les dangers de tels phénomènes sur la stabilité sociale. Dès le milieu desannées1990,despolitiquessocialesontétéadoptéesenfaveurdeslicenciésetdesurbainsendifficulté.Unstatutparticulier,celuid’«ouvriersetemployésquiontquittéleurpostedetravail»(xiagangzhigong),avulejour,instituantunsasentreletravailetlechômagepourles licenciés qui ne retrouvent pas d'emploi. Un nouveau système de sécurité sociale(assurance-retraite, assurance-maladie, assurance-chômage), financé par les cotisations desemployés et des employeurs, a été mis en place; il couvre aujourd'hui l'ensemble destravailleursayantuncontratdetravail.L'aidesocialeaprisunegrandeampleur.Dès1998,les autorités ont introduit un «système de seuil de garantie vitaleminimumdes résidentsurbains» (chengshi jumin zuidi shenghuo baozhang xian zhidu), censé permettre auxurbainsensituationprécairedebénéficierdesbiensetservicesnécessairesàleursurvie.Lasomme versée varie selon les municipalités. En parallèle, des aides ponctuelles sontapportées pour couvrir certaines dépenses (paiement des frais de scolarité ou du loyer,traitements médicaux). Dans nombre de villes, les autorités ont élaboré des dispositifsdestinésàaméliorerlasituationdel'emploi.Desstagessontproposésauxchômeurset,plusrécemment,auxjeunessansqualification.Despostes«parapublics»ontétécréésdanslesquartiers afin d’y faciliter la vie quotidienne (gardiennage, circulation, etc.). L'emploiinformel–les«petitsboulots»sansprotectionsociale–sontnonseulementfavorisésmaismême parfois «organisés» par l'administration. Dernièrement, des catégories à peu prèstotalement oubliées comme les migrants et les paysans ont profité de la sollicitude dugouvernement.Commentpeut-on expliquer cette capacité à «fairedu social»pourévitertouteremiseencausedurégime?Contrairement aux lieux communs, la société chinoise est très vivante et n'hésite pas às'en prendre parfois violemment aux représentants des institutions. Il est légitime des'interrogersurleséventuellesconséquencespolitiquesdesmouvementsdeprotestationquiaccompagnent la«marchandisation»desrelationséconomiques.LaChineestune sociétéde croissance mais aussi de contestation. Chômeurs, précaires et indigents issus de lapopulationurbaineserejoignentdansdesformeslargementritualiséesdeprotestation.Lescauses du mécontentement sont liées à la remise en cause du paradigme de l'emploisocialisteetlesrevendicationsvisentàobtenirdescompensationsfinancièresgénéralement

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prévues mais souvent inexistantes. Les ouvriers licenciés sans reclassement et sansindemnités,leschômeursetlesxiagangzhigongdontlesallocationsnesontpasverséesetàqui aucun travail n'est proposé, les retraités sans pension se regroupent généralementdevant lesbâtimentsmunicipauxpourexigerd'êtrereçusparunresponsable.Parfois,descortèges rassemblant plusieurs milliers de personnes bloquent les rues du centre.Exceptionnellement, on déplore des violences envers des fonctionnaires ou des chefsd'entreprise.Larépressionesttoujourstrèsmesurée:aupire,quelquesleaderssontarrêtés,voirecondamnés.Politiquement,laquestionouvrièredevientsecondaire.Les«déclassés»occupent une place marginale dans le domaine économique et sont de plus en plusdépendantsdel'Etat.Parconséquent,lenœudduconflitsefocaliseprogressivementsurlamobilisationderessourcesfinancières.L'Etatest-ilcapablederéunirlessommesnécessairesàlamiseenplaced'unfiletsocialdestinéàprotégerlesexclusdelacroissance?Danscecadre, si lesdéclassésn'ontguèred'atoutspolitiques, ilsnemanquentpasdemoyensdepression:laChineresteunpayssocialiste,lesexclusdelacroissanceconstituentunepartnonnégligeabledelapopulationurbaine.•Unenouvellepopulationouvrière:lesmigrantsFace à la population migrante, le discours officiel a progressivement évolué. Jusqu'audébutdesannées1990,lesmigrationssontrestéescontrôlées,lesautoritéslocalesadoptantdenombreuxrèglementsinterdisantlerecrutementdepaysansdanscertainesprofessions.Ils'agissait de canaliser lamain-d’œuvre rurale vers les tâches lesmoins valorisantes et lesplus productives du point de vue de la croissance économique. De plus, la prospéritéagricoledesannées1980n'incitaitguèrelespaysansàquitterenmasselescampagnes.Lesmigrationsétaientsouventde trèscourtedurée. Lasituationchangedans lesannées1990avec l'accélération des réformes. Les migrants ont troqué defacto leur statut de quasi-clandestinsutilespourceluide travailleurs indispensablesà lacroissanceéconomique.Lediscoursofficiel insisteaujourd'hui sur l'importancede leurcontributionà laprospéritéetsur lenécessaire transfertdeplusieursdizainesdemillionsdepaysansdont l'avenirn'estplusdanslescampagnes.On note aussi de profonds changements dans lamentalité desmigrants. La plupart destravailleurs-paysansn'envisagentplusun retourdans lesvillages. Leur avenir est enville:travaillerdur,améliorersaformation,acheterunappartement,inscriresesenfantsdansunebonneécole.Phénomènerévélateur,deplusenplusdepaysansémigrentenfamille.Ilfauten outre compter avec une recrudescence des mouvements revendicatifs dans lesentreprisesemployantdesmigrants.L’essentieldumécontentementconcerneleniveauderémunérationetlesconditionsdetravail.Silesentreprisesoccidentalesontlaréputationdetraitercorrectementleursemployés,cen’estpaslecasdescompagniesasiatiques.Danslemême temps, les migrants ont tendance à «protester avec leurs pieds» en refusant detravaillerpourdespatronsindélicats.Enfin,l'accroissementdunombredetravailleursmigrantsetleurmarginalisationsoulèventdegravesproblèmessociopolitiques.Nonpasquecettecatégoriesocialefassepreuved'unegrande agitation. Certes, suicides, manifestations et pétitions rappellent régulièrement ledestindramatiquedesmigrants,maisleniveaudecontestationrestelimité.Laquestionqui

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seposeestpluslarge,elletoucheàla«gestion»decenouveau«social».Ainsi,larécenteépidémiedeSRASarévéléunanglemortde lapolitiquesanitaire.Lesmigrantsmalades,fautedepouvoirpayerleurssoins,ontétésystématiquementrefusésauxportesdeshôpitauxet ont continué à propager l'épidémie. Demême, l’urbanisation et la spéculationimmobilière fontpeuàpeudisparaître leszones intermédiairesoù les travailleurs-paysanstrouvaient refuge. Sans protection légale, les migrants sont souvent tentés de régler eux-mêmes, par la violence, leurs différends avec les patrons qui refusent de les payer. Ilsseraient responsables d'une proportion importante des homicides commis en zonesurbaines.Dernierexemple,lascolarisationdesenfantsdemigrantsplacelesautoritésfaceàundilemme:laisserdesmillionsdejeunesChinoissanséducationoumettreuntermeàlaségrégationscolaire.•Laquestiondela«représentationdestravailleurs»Laquestiondespolitiquesdutravailrevêtunedimensionsymbolique.LaChinedemeureunpays socialiste, les contestataires le rappellentdans leurs revendications. En substance,comment un pays socialiste peut-il négliger le «peuple»?Même si le cynisme l'emportesouventdanslecomportementdesfonctionnaires,ilsnepeuventnégligersystématiquementunetelleargumentation,surtoutauniveauinférieurdelabureaucratie,celuiquisubitavecleplusdeforcelapressiond'enbas. Ilfautensuitecompteraveclaréorientationgénéralede l'Etat,qui,dorénavant, seveut «gouvernement», au sens foucaldiendu terme, c'est-à-direpuissanced'administrationdelasociété:ilnes'agitplusdelacontrôlerglobalementnide la «totaliser»,maisde sedonner lesmoyensd'unegestion toujoursplusprécise,plusfineet«technique»detouslessecteursdelaviesociale.Laproblématiques'imposedufaitdelamobilitédelapopulation,delarapiditédeschangements,delasegmentationsociale.Aujourd'hui, les politiques se donnent toutes pour objectif le bien-être matériel de lapopulation,outoutaumoinsdelaplusgrandepartied'entreelle.Lescadressedoiventdese«salirlesmains»enmettantenplacedesdispositifscensésàlafoissatisfaireetcontrôlerses différentes composantes. C'est à ce prix que peut apparaître une nouvelle légitimité.C'estaussiàceprixquel'investissementdesfonctionnairesdansdesactivitéséconomiquespeut être accepté par les couches sociales en difficulté.Dans ce cadre, l’interrogationessentielle porte sur la façon de «représenter» les intérêts des travailleurs. Si les intérêtssociaux sont aujourd'hui très divers, ils n'ont pas l'occasion de s'exprimer publiquementdans des institutions démocratiques ou des organisations possédant un minimumd'autonomie.Maisilexistedes«lobbies»,composésdefonctionnairesetdepersonnalités(députésdesdifférentesassemblées,intellectuels,anciensdirigeants),quidéfendenttelleoutelle catégorie sociale. Par exemple, les fonctionnaires du ministère des Affaires civiles,chargésdelaluttecontrelapauvreté,militentenfaveurd'uneextensiondesaidessociales.Les syndicats ou la Fédération des femmes tentent de se définir une nouvellemission endéfendant respectivement les intérêts des ouvriers licenciés et des migrantes. Desuniversitairesoudesdéputésprennent lepartide telleou tellecatégoriesocialedansuneaction où se mêlent de manière souvent inextricable conviction sociale et ambitionpolitique.

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•PerspectivesEnmatièredeperspectives, tout repose sur l’hypothèsede lapoursuitede la croissancechinoise.Lescénariod’unretournementdeconjonctureimpliqueraitdesconséquencesquepersonnenepeutimaginer.Toutefois,mêmedansl’hypothèsedumaintiendelacroissance,les interrogations restent vives sur la capacitédu régimeàpréserver la stabilité sociale. Sil’ancienne classe ouvrière est amenée à disparaître naturellement sous le coup duvieillissementdelapopulation,lesjeunesurbainsontdeplusenplusdemalàtrouverdutravail, y compris les jeunes diplômés. En parallèle, l’«installation» des migrants en villeconduira à des exigences de plus en plus marquées en termes de rémunérations et deprotectionsociale.LaChinedevraalorssortirdel’informel,un«système»quifaitpourtantsaforce.PratiquesdelaChine:étatdudroitetEtatdedroit11La pratique quotidienne de laChine révèle des relations complexes entre des systèmesinformels,bienétabliscarsouventefficaces,etleurnécessaireformalisationaurythmedelacomplexification de la société. La dynamique des relations sociales et interpersonnelles(localement appelées guanxi) de même que la flexibilité de la politique économique dugouvernement chinois contrastent en effet de plus en plus avec la technocratisation despolitiques publiques et l’objectif de standardisation (guifanhua) des systèmes juridique etjudiciaire. Pour autant, le caractère autoritaire du régime chinois ainsi que l’absence deculture de la procédure juridique au sein de la société ne doivent pas nous interdire deprendre au sérieux la modernisation, sinon la révolution du droit, qui s’opère en ChinedepuislafinduXIXesiècle,etparticulièrementdepuislasortiedumaoïsme(1976-1978).Le droit n’a jamais été aussi important dans la société chinoise post-impérialequ’aujourd’hui.Enoutre,lesconditionssociales,matériellesetintellectuelles,généralementindigentes,dusystème juridiqueconstituentunecontrainteplus fortesur la réformede lajusticequel’absenced’indépendancepolitique.•ImportancecroissantedudroitpourlepouvoiretlasociétéContrairement à la conviction de nombreux Occidentaux, le vaste mouvement deréformes juridiques lancéparDengXiaopingetses fidèlesn’apasétéprioritairementuneréponse docile aux injonctions de la communauté internationale. La métamorphose del’économie chinoise s’est en effet nourrie d’un processus parallèle de reconnaissanceendogènedel’effectivité,etdoncdelalégitimité,dudroitdanslarégulationducapitalismenaissant. Entre 1982 et 2004, les amendements constitutionnels ont principalement

11 Par Stéphanie Balme, chercheur au CERI-Sciences Po, actuellement détachée à la faculté de droit del'universitéQinghua(Pékin).

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concerné l’orthodoxieéconomiquedurégime,autorisant ladiversificationdesdroitsde lapropriété (1988), l’économie «socialiste de marché» (1993), des formes pluriellesd’économieprivée (1999)et,enfin,ledroitdepropriétéprivée(2004).Dansunesecondeétape seulement, en particulier entre les congrès du PCC de 1997 et 2002, la Chine,désireused’accéderàl’Organisationmondialeducommerce(OMC),s’estengagéeàrendreson droit économique et commercial progressivement compatible avec les normesinternationalesenvigueur.Aujourd’hui,l’offreetlademandededroitinteragissentdetellefaçonquel’Etatchinoisseretrouveautantl’initiateurqueleprestatairederéformesquipeuventmêmeêtreexigéespardesgroupesidentifiésdumondesocial.Lalégalisationprogressivedelasociétésuscitedespassionspourledroitauseindepansentiersdelapopulation.Enlamatière,unepartiedel’opinionpubliqueparticipeàl’agencementduprogrammedesréformes;elleestcomposéede simplesparticuliers,d’entreprises chinoisesouétrangères,de représentantsdesmédiasainsiquedejuristes,praticiensouacadémiques.Plusieurscaschoquantsdeviolationgravedu droit de la personne ontmontré que la société pouvait obtenir gain de cause, parfoismêmeau-delàdesespérances.L’affaireSunZhigang,dunomdecetétudianttabasséàmortpar lapoliceenmars2003pournonprésentationdesonpermisderésidence,ouencoredes waijianu, ces femmes mariées hors de leur village d’origine qui se retrouvent sanspermis de résidence, témoignent de cette évolution. Dans les deux cas, des actionscollectivesontpermisd’aboliroud’amenderdesloisdésuètesetinjustes.Le processus de réformes juridiques est devenu structurellement interactif dans le senségalementoùplusledroitestarchaïqueounonappliqué,pluslesabussontimportants,etplussecréentdesattentesàl’égarddesjuges,desavocatsmaisaussidupouvoir.Pékinvoitdans ces situations un moyen efficace de faire appliquer des règlements négligés par sesadministrationslocalestoutenobtenantdelalégitimité.Maissiledésirdejusticesocialeluiapporteuneréservedelégitimité,ilpeutégalementnourrirunecontestationdirectedesonautorité. La place nouvelle de la loi et du droit en général (si l’on tient compte du rôlecroissant de la jurisprudence de la Cour populaire suprême) dans la société s’exprimentainsi depuis quelques années par un mouvement important, bien qu’informel, deconscience des droits et des intérêts des citoyens, correctement nommé «mouvement dedéfensedesdroits»(weiquanyundong).La progression, certes non linéaire, du nombre d’affaires en droit civil, commercial etadministratif traitées par les cours de première instance entre 1986 et 2004 illustre cettetendance:ellessontpasséesrespectivementde309000,990000et632selonleschiffresofficiels à 1300000,3500 000et 120000. Selon les mêmes sources, le pourcentaged’aboutissementdesplaintesdéposéescontrel’administrationvarieentre40%et30%.Lesprincipauxmotifsdelitigeconcernentlescasdedivorce,lesconflitsdutravail,lesaccidentsde la route, la violation des droits de la propriété (intellectuelle ou non), les cas dediscrimination (dans l’administration, à l’embauche et dans le système éducatif) etd’expropriationabusive.Autreaspectimportant,desprocèsnesontplusseulementintentéspardes individus isolésmaisaussipardesgroupes.Lastratégiedemobilisationcollectiveest parfois actionnée simultanément à la présentation officielle d’une pétition (shangfang)auprèsdesautorités.Lesaffaireslesplusmarquantesdepuis2002ontimpliquéuncollectifde plus de 1000 porteurs du virus de l’hépatiteB, des villageois refusant de payer lessurtaxeslocalesoudesgroupesd’ouvriersluttantpourobtenirdesarriérésdesalaires.

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Dansledomainedudroitdutravail,lenombredelitigesaétémultipliéparplusdecinqentre 1993 et 2002, passant officiellement de 33000 à 184000 cas. Les violations étantsouvent flagrantes, le taux de réussite pour les plaignants tend à être très élevé: plus de80%descas àShanghai selon les statistiques fourniespar lamunicipalité. Le recours audroitpourlesentreprises,chinoisesouétrangères,segénéraliseégalementtrèsrapidement.Lorsdessixpremiersmoisdel’année2005,lescourschinoisesauraientaccepté1549casde violation des droits de la propriété intellectuelle, soit une augmentation de 26% parrapport à 2004. Selon Franck Desevedavy, avocat au cabinet Adamas, «le droit de lapropriété intellectuelleenChine témoigne […]d’unengouementcroissantdesentrepriseschinoisespourlaprotectiondeleursdroits.[…]Plusde2millionsdemarquesauraientainsifait l’objet d’une demande d’enregistrement depuis l’année 2000 […], les demandesd’enregistrementdebrevetssontenaugmentationdeprèsde20%parandepuis1985,à82%aunomd’entités chinoises, etplusde90%desactionsadministratives aux finsdeprotectiondesmarquesenChinesontlefaitdesociétéschinoisescontredescontrefacteurschinois». Les sociétés commerciales sont aussi témoins de la complexité de la réalitéchinoise.LegroupeLouis-Vuitton,parexemple,aquasisimultanémentannoncél’ouverturedeplusieursmagasinsenChineetdéposéuneplainteassociantd’autresgrandesmarquesdeluxe(Burberry,Chanel,Gucci,Prada)contreundeshautslieuxtouristiquesdeventedecontrefaçonsenChine:lemarchéYaxiuàPékin.Parmilesréformeslesplusrécentes,lanouvelleloisurlessociétésentréeenvigueurenjanvier 2006 stipule dans ses dispositions générales l’obligation de signer un contrat detravail avecchaque salarié. Encasde liquidationde la société, salaireset indemnitésdusdoivent être réglés prioritairement. Est également affirmé le droit à l’information desactionnairesd’uneSARL.Désormais,ensituationdelitige,cesdernierspourrontfaireappeldevantunecourouun tribunalpopulaire. Ladécision finaled’intenterunprocèsdépendlargement du risque qu’un individu ou une société consent à prendre en termes de coûtfinancier, palabres et lourdeur bureaucratique. Les conditions d’exercice de la justiceordinairedansles17000tribunauxpopulairesetquelque3000coursdebasequecomptelaChine demeurent encore globalement difficiles. Logiquement dans un tel contexte, lespratiquesparajuridiquescommelamédiationsonttrèsrépandues.Dans l’ensemble, malgré le fait que de nouveaux acteurs sociaux tenant de nouveauxrôless’affirmentdans lemonde juridique (lesmédiasnotamment,quioccupentdésormaisunepositioncléd’alerteàlafoisdel’opinionetdupouvoircentralsurlesabuslocaux),lascènejudiciairechinoiseoffrel’imaged’unimmensechantierenconstruction.•DesconditionssocialesetmatériellesquiprimentsurlepolitiqueLemanquederessourcesfinancières,d’équipementsmodernesdetravail,l’incompétence,leconservatismesocialouencorelacorruptionetlechauvinismecourammentobservésauseindesprofessionsjuridiquesexercentdespressionsquotidiennesplusredoutablessurlefonctionnement de la justice que le contrôle politique. Certes, la grande majorité dupersonneljuridiqueestmembreduParticommunisteetlesjugesdépendentdesassembléeslocalesquilesnomment,maisnilePCCnisesinstitutionsnes’exprimentplusd’uneseulevoix. En outre, la majorité du contentieux civil ou pénal concerne des dossiers sans

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dimensionpolitiqueoudes litigesentreindividusplutôtqu’uneconfrontationdirecteaveclepouvoir,enparticuliercentral.L’accèsaudroitvarieconsidérablementnonseulementd’uneprovinceà l’autremaisauseind’unemêmeprovince:entre lacampagneet lavilleet,plus sûrement,d’un tribunalpopulaireoud’unecouràl’autre.Leschiffresofficielsfontétatd’environ110000avocatsregroupés dans 12000 cabinets, dont une vingtaine seulement travaillerait selon desstandards internationaux; 700 parmi eux seraient titulaires d’un doctorat et 9500 d’unmastère en droit. Par ailleurs, à moins d’un avocat pour 10000 habitants (contreapproximativementplusde32auxEtats-UnisetcinqenFrance),laprofessionseconcentregéographiquementdanslesgrandesvillescommercialesdeShanghai,Shenzhen(cetteseulecité crééedans les années1980 réunitplusde3500avocatset250cabinets),Canton etPékin.Comptetenudesémolumentsélevésdecettejeuneprofession(lesalairedesavocatsestpasséenmoyennede6500eurosparandanscesvillesen2002à40000eurosparanen2004),celle-ciattire,depuis2002,50000candidatssupplémentairesàchaqueconcoursannuelcommunauxprofessionsjuridiques(letauxderéussiteoscillecependantentre7%et10%seulement).Malgrécetteeffervescence,lesystèmeserévèleàcejourincapablederépondreàplusieursbesoinsurgents:formerdesavocatscapablesd’exercerdanslesvillesdemoyenneimportancesinondanslespetitesbourgades,etdesavocatsspécialisésdanslesdomainesde la finance,dudroitde lapropriété intellectuelleetdu travail, ainsiquedeshautes technologiesetdescontrats internationaux.Depuis l’accèsà l'OMCs’estopéréunpartagedescompétencesentre lesavocatschinoisetétrangersquinesontpasautorisésàtraiterdirectementlescontentieux.Parexemple,lesavocatsenChinepréparentlesdossiersou bien réalisent les audits, tandis que leurs homologues étrangers rédigent les contratsinternationaux,notammentlorsqueceux-cisontcomplexes.SelonHansGuntherHermann,avocat au cabinet PaulWeiss à Hong Kong, la Chine souffrirait d’un manque chroniqued’avocatsqualifiésversésdansledroitcivil,soitlatraditionjuridiquelaplusprochedudroitchinois contemporain. Les rares professionnels formés à l’étranger ayant généralementétudié aux Etats-Unis, ils se trouvent démunis lorsqu’il s’agit d’adapter leur propre droit,qu’ilsconnaissentparailleursassezmal,àleurformationjuridiquedecommonlaw.La profession de juge est décriée. Très peu ou moins rémunérée (entre 100eurosmensuels pour un juge de campagne ayant vingtans d’ancienneté et 600euros pour unjeune diplômé, juge d’une cour supérieure de niveau provincial), elle n’attire pas lesmeilleurs éléments, ou presque exclusivement désormais des candidats féminins. Lareprésentation populaire des cours, dans l’ensemble désastreuse, se comprend aisément:dépendancequasitotaleàl’égarddesgouvernementslocauxquiadministrentleurbudget,absence de formation de la majorité des magistrats (et pas uniquement en droit), aspectmartialdecesderniers(quis’expliqueparlamilitarisationdelaprofessiondepuis1949)et,enfin, pratiques de corruption.Gérées commede simples agences gouvernementales, lescours n’auraient pas plus d’autorité que la poste selon l’image populaire. Chaque annéedepuis 1996, les rapports de la Cour populaire suprême révèlent une augmentation dunombredecasdecorruption,quiseraitpasséde4000àplusde9000en2004.Entre2003et 2005, la presse a rendu publics de graves scandales impliquant les présidents et vice-présidentsdescourssupérieuresduGuangdong,Hunan,HeilongjiangetHainan.Si le contrôle politique s’exerce, il montre surtout, comme dans l’affaire de la juge

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LiHuijuanàLuoyang12,ladifficultédupouvoircentralàluttercontrelesprotectionnismeslocaux.Généralement,lescasjuridiquesdifficilessontrésolusparunpaneld’aumoinstroisjuges. L’autoritédécisive reste le «conseildu jugement» (shenpanweiyuanhui), constituéduprésidentdelacour,desvice-présidents,deschefsdedépartementetdesjugesderangsélevés.Ainsi, alorsque, statutairement,un juge isolé joueun rôleclédans le cadred’unprocès,danslastructuredutribunaloudelacoursonautoritéestcontrôléeparunsystèmecomplexe de supervisions. La fragilité du statut du juge, mais aussi celle des cours ettribunaux, fragmente son autorité. Cette situation explique la dépendance à l’égard dupouvoir national et local ou, inversement, consolide de petits royaumes autonomes, fiefsprotectionnisteset/oufoyersdecorruption.Face à l’immensité de la tâche à accomplir pour moderniser le système judiciaire, lesderniers plans de réformes de 1999-2004 et 2004-2008 se sont concentrés sur la(re)constructiondesbâtimentsdescoursettribunaux,laprofessionnalisationdupersonneletla standardisation des procédures. Les jugements peuvent désormais être publics, voiremédiatisés,etmoinsunilatéralementinquisiteurs.Ladistinctionprogressivedustatutdejugeparrapportauxautresprofessionsmanifesteuneprisedeconsciencerécentemaisréelledel’importancedustatutdumagistrat.Lesétrangers,pourleurpart,continuentàêtresoumisàdenombreusesrestrictions,notammentauniveaudel’accèsauxjugements.Enfin, théoriquement, si les litiges n’ont pas de valeur de précédents ni ne fontjurisprudence, en pratique la plupart des cours s’en inspirent en tentant égalementd’appliquer,lorsdesjugements,letextedétenantlaplusgrandeautoritédanslahiérarchieformelledesnormesquiestprogressivemententraindes’élaborer(loisurlalégislationdemars2000).Lescomptes-rendusdesjugementsdevantêtredésormaisdavantageoumieuxargumentés, le problème du contrôle de la légalité des textes devrait progressivementconstituerautantunesourcededifficultéspourjugerqu’unvivierpotentielderéformes.Deséchangeshumains, intellectuels et commerciauxcroissants avec laChine, il ressortdoncdeuxlecturesassezopposéesdestransformationsencours.Lapremièreeuphémismelesprogrèsréalisésdepuisvingt-cinqansaumotifquelesréformesengagéesn’ontpaspourobjectifdirectladémocratisationpolitiquedurégime,voireconfortentunsystèmepolitiquedangereuxethybride:mélangedes régimesmilitaires latino-américainsdesannées1970,des richesdictatures coréenneset taiwanaises avant leurdémocratisationetde l’ancienneEurope communiste. Prendre au sérieux la révolution du droit actuellement à l’œuvrereviendrait à cautionner lapropagandedu régime dePékin. La seconde lectureprivilégiel’explication sociologique au discours idéologique. Sont prises en compte les originalitéshistoriques et non les spécificités culturelles de l’Empire du Milieu. Dès lors, il devientpossible d’envisager la Chine contemporaine comme un cas connu sinon classique quicorrespondendenombreuxaspectsauxparcourshistoriquesdespayseuropéensdepuisleXVIIIesiècle. En Europe, en effet, la légalisation de la société et du système politique ontprécédégénéralementladécouverte,parailleurstrèsprogressive,del’Etatdedroitpuisduconstitutionnalismeet,enfin,deladémocratie.

12Enmai2003,sadécisiondeconsidérerinvalideunerégulationlocalesurlescontratsenmatièredeventesde graines en conflit avec la loi nationale correspondante lui avait valu des sanctions sévères de la part dugouvernementlocaldontelleesttenaitsanomination.Cettesituationavaitsuscitéunetrèsviveémotionchezlesjuristes.

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II–LESOBSTACLESAUDÉVELOPPEMENTDESORGANISATIONS13Lescoûtsd’entréeenChine:concurrenceetdéséquilibredeséchangesDans la plupart des cas, la grande entreprise occidentale qui s’implante en Chine visel’essor de ses marchés. Sa stratégie est une stratégie de développement international: ils’agit de prendre place sur le marché chinois –non de «délocaliser» et de profiter desdifférentielsdecoûtsentrel’Asieetl’Europe.Cemobileseconçoitd’autantmieuxquelescoûts d’entrée dans l’économie chinoise sont lourds. Les barrières font objection auxinstallationsopportunistes:parlaforcedeschoses,elless’accordentmieuxàdesstratégiesde long terme. Un premier inventaire de ces coûts d’entrée conduit à distinguer deuxélémentsdifférents.•Dessituationsdemarchédifficiles–DesmarchéshautementconcurrentielsSur le territoire chinois, la plupart des entreprises occidentales doivent affronter dessituations fortement concurrentielles. La firme Danone, présente sur plusieurs marchés(produits laitiers,boissons,biscuits, sauces), retrouveenChine les leadersmondiauxmaisaussiunemyriadedesociétéslocalesquisaturentl’offre.Ilenestdemêmedansnombredesecteursindustriels.Lesmarchéssontd’autantplusdifficilesàconquérirquelesentrepriseslocalesnepratiquentpaslesrèglesdujeuquiprévalentsurlesmarchésinternationaux:lessalairesproposés sontgénéralement très faibleset les technologies souvent rudimentaires,de même que les conditions de travail et de sécurité; l’imitation et la contrefaçon deproduits sont monnaie courante. Les industriels n’hésitent pas à parler de situationsconcurrentiellesopaquesoudéloyales.–DesmarchéstrèsévolutifsLes marchés chinois ne sont pas seulement difficilement accessibles, ils sont aussiturbulents(pournepasdireenrévolutionpermanente),etdoncfortpeuprévisibles.Danslecontextedecroissancequel’onsait,cetteincertitudevautàlafoissurlemarchédutravailetsurceluidesbiens.Danslecasdupremier,l’emballementconjuguédel’offred’emploistrès qualifiés et de l’effectif des diplômés passés par le système de formation supérieureproduituneffetde spiraleque les firmesétrangèrespeinent à contrôler.Ainsi, les jeunesingénieurschinoisrépugnentauxcyclesdecarrièreconsidérésailleurscomme«normaux»:ils visent la gestion financière plutôt que les métiers techniques et aspirent très vite auxresponsabilitéséconomiquesoudemanagement.Alalimite,etaumoinsmomentanément,lesnouveauxdiplômés semblent adopterdescomportements irrationnels. Lesemployeursdoivents’accommoderdecetteeffervescenceconjoncturelle,sanséquivalentdanslesautres

13ParDenisSegrestin,directeurderechercheauCSO-CNRS.

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économiesasiatiquesdéveloppées.De la même manière, l’offre de l’entreprise occidentale est soumise à l’évolutionaccélérée de l’économie chinoise. Il n’est pas rare que des groupes soient conduits àreconsidérer à la hâte leurs programmes de développement enChine pour s’adapter auxtransformationsdelademandeetauxprogrèsdescompétenceslocales.Cescorrectionsdetrajectoiren’épargnentaucunmétier,mêmeles firmesétroitementspécialiséesetusantdetechnologies de pointe y sont confrontées. La société Areva, établie en Chine pouraccompagnerledéveloppementduparcnucléairechinois,enafaitl’expérience:quoiquepartenaire de référence pour les équipements de transformation et de distribution del’énergie nucléaire, elle a dû redéfinir son offre et «monter en gamme» bien plus vitequ’ellenel’avaitprévu,defaçonàprendreencomptelamontéeenpuissancedessavoir-fairedesespartenairesetconcurrentsnationaux.•Unefaiblemaîtrisedestermesdel’échangeCequiprécèdel’indiquesuffisamment:l’entréedansl’espaceéconomiquechinoisn’estpas une entrée en «terrain vierge». Les firmes occidentales doivent s’inscrire dans unpaysage complexe et d’autant plus difficile à pénétrer qu’il lie le passé et le présent, lessphères de la politique et celles de l’économie, l’héritage communiste et le nouveausystèmedemarché.Decettesituationparticulière,ilressortquelesfirmesétrangèressonttributairesd’unvéritablesystèmed’échange,dans lequelellesn’ontpasnaturellement«lamain».Durantladécenniepassée,cetteasymétrieaétéparticulièrementmanifestedanslefonctionnement des joint-ventures. Rétrospectivement, la «J-V» n’apparaît pas seulementcomme la modalité centrale de la prime implantation en Chine: elle est aussi un bonrévélateur des sujétions auxquelles ont dû se soumettre la plupart des entreprisescandidates.–L’asymétriedespositionsdanslesjoint-venturesCommeilaétéditplushaut,laplupartdesgroupesoccidentauxquientendaientprendrepiedsurlemarchéinterneetyopérerdesinvestissementsstratégiquesontdûconcluredesaccordsavecdessociétésd’Etatqui,aumoinsenphaseinitiale,sesontréservélapositiondominante. Telles furent les conditions de l’entrée en Chine d’«entreprises pionnières»tellesqueDanone,SchneiderElectricouSeb,maisaussi,plusrécemment,deSuez,Areva,Saint-Gobain…Ces groupes n’ont pas eu la partie facile. Ils ont dû jouer le rôle de pourvoyeurs demoyens et de compétences au sein d’entités dont ils ne maîtrisaient pas la gouvernance.Souvent, ils ont été contraints de s’engager dans des co-entreprises sans disposer d’unevisibilité«normale»surl’étatdesressourcesdeleurpartenaire,leurstratégie,leurmargedejeuauregarddesautoritéspolitiques.Cetteasymétriedespositionss’esttrouvéerenforcéepardesclausesplusoumoinsexplicitesdetransfertsdetechnologies,alorsmêmequelesécartsentrelespartenaires(écartsdesavoir-faire,maisaussidistancespolitiques,culturelles,linguistiques…) ne permettaient qu’exceptionnellement d’établir de véritables rapports deconfiance, à la différence des ambitions que l’on s’assigne ordinairement dans lespartenariatsindustrielsd’intérêtmutueletconcluspourdurer.

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–LanécessitédecomposeraveclesactifslocauxLes récits des installations les plus anciennes fourmillent d’anecdotes étonnantes,révélatricesdesincertitudesconsentiesparles«firmespionnières»(voiredesdéconvenuesquiontsuivi),l’espoirdesdirigeantsétantévidemmentdeparveniràtermeàdeséchangespluséquilibrés,parlaconquêtedelapositionmajoritaireetlecontrôledumanagement.Or,globalement,telestbienlesensdesévolutionsactuelles.Danslabiscuiterie,Danoneaprislecontrôledesociétésoùellefutd’abordtrèsminoritaire.Dansleverreplat,Saint-Gobainse substitue peu à peu aux acteurs coréens, imposant son management à ses partenaireschinois.Danslessecteursdelaproductionetdeladistributiondel’eau,legroupeSuezestactionnaire d’une myriade de sociétés locales via SinoFrench Water Development (unejoint-venturedétenueà50%avecunpartenairelocal,New-World),lecapitalétantrépartientre SinoFrench Water Development et les municipalités chinoises destinataires de laprestation. De son côté, Suez se contente de cette situation, qui lui permet un rôled’opérateurdepleinexercice.Cependant, sur le territoire chinois, un opérateur occidental qui prend le pas sur sonpartenairelocalnerécupèrepasipsofactosalibertéstratégique.Eneffet,mêmemajoritaire,lafirmeétrangèrerestetributairedesactifsapportésparlapartiechinoise.Orceux-cisontparnaturepeumobiles,notammentdanslessecteursàforteintensitédecapital:lasociétéd’Etatmetaupotcommundesinfrastructures,deséquipementstechniques,descollectifsdetravailquirisquentdes’apparenterdavantageàun«passif»qu’àunactif.Celaexpliqueenpartieque,mêmelorsqu'ellesontpuprendreenmainlemanagementdeleursaffaires,lesentreprisesétrangèresrestenttrèssouventauxprisesavecdes«effetsdesentier»enrapportavec les circonstances de leur implantation. Par exemple, la montée en charge de Saint-GobainVitrage dans les joint-ventures deNankin et deQingdao supposait la reprise desinstallationsexistantes (deuxusineschinoisesbâties respectivementen1993et1995).Dumêmecoup,legroupeadoptaitaussidesterritoiresdotésd’histoiressingulières.C’estainsiqu’àNankinlafirmeadûréemployerlatotalitédupersonneldel’ancienneentreprised’Etat–dupersonnelàpeuprèsinamovible,carfixésurunsitemono-industrieletlogésurplace.–LepartagedurabledessystèmesdegouvernanceEnChine,cet«effetdesentier»estd’autantplusfortqu’ilestredoubléparunecontrainted’ordrepolitique.Une foisdevenuesactionnairesdominants, les firmesétrangèresdoiventeneffetcomposeravecunpartageplusoumoinsformalisédeleursystèmedegouvernance,face à des partenaires chinois qui tendent à s’affirmer comme les porte-parole desgouvernementslocaux.Cetteévolutionseconçoit:dufaitmêmedesbouleversementsnésde l’ouverturedesmarchésetde lacroissance, l’unedes fonctionsassignéespar l’autoritépolitiqueauxactionnaireschinoisestdeveilleràlasauvegardedesintérêtsdupays,etplusspécialement à la maîtrise des transitions locales –aux plans économique, social etpolitique.Si,surlesiteverrierdeNankin,legroupefrançaisaprisenmaintoutleprocessusindustrieletmanagérial,lapartiechinoises’estréservéladéfensedesintérêtsdusiteetdel’emploidanslarégion.Onluidoitlacréationdansl’établissementd’unpuissantsyndicat.Dans le cas de Suez, l’opérateur occidental a dû composer avec les municipalités,présentesdanslecapitaldechaquesociétélocaleetoùsetrouvetoujoursunreprésentantdu Parti communiste, à l’accord duquel doit être soumise la gestion des ressources

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humainesetduchangement.L’intérêtdugroupeesteneffetdepréserversesrelationsavecles autorités locales, avec lesquelles il cherche à maintenir un partenariat à long terme(contrats d’en moyenne vingtans). Même minoritaires, les municipalités embauchent etgèrentlesrelationsaveclespopulations.Comptetenudelanaturedel’activité(unservicepublic?), le groupe vise certes à recouvrer ces prérogatives,mais il avance prudemment.L’enjeuestendéfinitivedeménager lepouvoirpolitique, incarnéparlesreprésentantsduParticommuniste.Lesdirigeantsdesfirmesétrangèresadmettentdefactolepoidsdecettetutelle.–LesévolutionsencoursetleurslimitesBienentendu,niles«effetsdesentier»nilepartagedelagouvernanceneconstituentdescontraintes homogènes. Ils sont globalement plus prégnants dans les secteurs à forteintensité de capital et dans les régions où la gestion administrative des emplois prévautencoresurle«modèledemarché».Certainesactivitésrestentétroitementcontrôléesparlepouvoir (dont l’automobile, avecuneparticipationchinoised’aumoins50%), tandisqued’autressontprogressivement«dérégulées»…Lemodèledelajoint-venturetendlui-mêmeà reculer. Ainsi le développement de L’Oréal emprunte-t-il désormais d’autres voies: lasociétéaabordélemarchéparlebiaisdestart-up,avantdecréerdesfiliales,pourenvenir–trèsrécemment–aurachatdemarqueschinoises.Des firmespratiquentdespartenariatsindustriels«classiques»14...Pourautant,ilseraitimprudentd’eninférerquelesentreprisesétrangèresseraiententrainde s’exonérer des «systèmes d’échange» décrits ci-dessus. Même les firmes qui sedéveloppent sur les grandes places marchandes de la Chine (telle Shanghai), et sur desmarchés largementouverts à la compétition internationale,doivent encore s’accommoderdelatutelle (extérieure)despouvoirslocauxetduParti(auseinmêmedesorganisations).Ellesrestentdeplustributairesderéseauxd’affairesquilesrelientfatalementauxsujétionsdu système chinois (réseaux de fournisseurs, de distribution, clients, système deformation…). En dernier ressort, l’accélération des mutations et les incertitudes quis’ensuivent quant aux règles du jeu à l’œuvre –incertitudes économiques, sociales,juridiques– renforcent paradoxalement la sujétion politique et la tendance desentrepreneursàcompteravecelle.L’effetorganisationnel:lafaiblessedesentreprisescommeinstitutionsOn fera valoir que ce faisceau de conditions complique singulièrement la tâche desdirigeantschargésdes implantationschinoises.Ladifficultéestd’autantplusgrandequ’auregarddel’histoirerécentedupayslesfirmesquiveulentréussirenChinesetrouventdansl’obligation absolue d’y bâtir leur légitimité. En première analyse, cette obligation n’est

14C’estlecasdeSalomon,filialed’Adidasjusqu’en2005.Maiscetteentreprisenevisepaslemarchéchinois:elleypratiqueunsourcingdegrandeampleur,étroitementcontrôléetétenduàdestâchesdedéveloppement.

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certesnullement lepropredecepays:partoutdans lemonde, le succèsd’uneentreprisedépendducréditqueluiaccordentsesactionnaires,sessalariés,etlasociétéenvironnante.EnChine,cependant,ilsepourraitquecesélémentsdelégitimitésoientencoreplusvitauxqu’ailleurs,ne serait-cequedu faitde laplacequ’occupait traditionnellement l’entreprised’Etatdansl’ordrepolitiqueetdansletissusocial.Parhypothèse,nousnoustrouvonsdoncdansune situationoù les stratégiesdedéveloppement internationalnepeuventenaucuncas faire l’économie de lamise en place de véritables institutions, aptes à faire référencedansleurnouvelenvironnement15.Le problème apparaît ainsi dans toute son ampleur. Les obstacles que l’on vientd’identifier–l’étatdesmarchés, lesconditionsd’échangeavec le système local–risquentdecontrarier l’insertionde l’entreprisedanssonnouveau«milieu». Ilestàcraindrequ’ilsnuisent à la cristallisation de communautés productives homogènes et auxquelles leursmembres seraient susceptibles de s’identifier. Concrètement, ces «barrières à l’entrée»handicapentpourlemoins(momentanémentdumoins)lamissiond’ensemblequiéchoitaumanagement: bâtir des organisations cohésives et efficaces. Plusieurs phénomènes enrapportdirectaveccequiprécèdesontdenatureàexpliquercephénomène.•Lacommunautéd’entrepriseenquestion–Partagedelagouvernance,partagedesappartenancesAussi longtemps que les actionnaires chinois ont dominé les joint-ventures et s’y sontarrogél’essentieldesattributionsgestionnaires,lacohésioninternedesentreprisesestrestéeindexéesurl’ancienmodèle«socialiste»delacommunautédetravail.Ilestvraique,dansdessecteursenproieàune fortecroissance,onavu lemodèlesocialistedemanagementchangerrapidement,maissurdesmodesévoquantplutôtlepaternalismeautoritairequelesstandardsdemanagementmoderne.Danstouslescas,lagestionchinoisen’aguèrepermisauxacteursoccidentauxdetrouverleursmarques,leurinfluencerestantcantonnéeàteloutelsegmentdela«technostructure»(lemarketing,lesfinances, lalogistique…).Despetitsgroupes d’experts se sont greffés sur la structure dominante, sans que celle-ci en ait étéprofondémentaffectée (mêmesidesChinoisontétéamenésàcôtoyer lesexpatriésparmilesnouveauxvenus).Lesdirigeantslocauxsesontemployésàfiltrerl’apportoccidental,enle confinant à des missions techniques ou fonctionnelles, hors de la sphère proprementmanagériale.Cen’estdoncquelorsquelafirmeoccidentaleestdevenuemajoritairequelesstandardsdegestionde l’entrepriseontétébousculés.Pourtant,on l’adit,même lorsque legroupeétranger a pris sur lui toutes les charges de l’opérateur industriel, il n’a pas été en sonpouvoir (ni dans son intérêt?) d’expulser l’actionnaire chinois de toute mission générale.Celui-ci était «chez lui» (parfois au sens propre: détenteur des lieux), lié au Parti, augouvernement régional, aux municipalités; il disposait du relais syndical –autant depositionsqu’ils’estnaturellementemployéàprotéger.Concrètement,lapartiechinoisegère

15 Sur l’analyse de l’entreprise comme institution, voir Renaud Sainsaulieu, Sociologie de l’entreprise.Organisation, culture et développement, Paris, Presses de Science Po, Dalloz, 1995, et Denis SegrestinSociologiedel’entreprise,Paris,ArmandCollin,1996.

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souvent lesmarchés interneset les recrutementsdeproximité.Elledéfend les salariésdesex-firmes d’Etat, dans l’entreprise et dans la cité, s’octroie un rôle demédiation dans lesrapportsdeproductionvialessyndicats–àlafoisgardiensdesdroitsdessalariésetagentsdelaproductivitédutravail.L’un des résultats notoires de ce partage des pouvoirs est que l’entreprise esttendanciellementscindéeentredeuxsphèresd'attraction.Pourlanouvelledirection,l’enjeuprioritaireconsisteàseconcilierl’essentieldelastructuredepilotagedel’organisation:lahiérarchieopérationnelle,lesresponsablesdesgrandesfonctionssupport.Leplussouvent,l’appui des groupes s’avère décisif: les «structures pays» prennent en charge lesrecrutements aux postes clés, déployant tous lesmoyens en leur pouvoir pour attacher àl’entreprisedescadreschinoisdequalité, assurer leur formationet leur acculturationà lasociété–notammentviadesséjoursenEurope.Le«deuxièmecercle»del’entreprisepeutcomprendre non seulement le personnel d’exécution, mais aussi les ingénieurs ettechniciens, les agents de maîtrise, les cadres administratifs. Pour eux, les mécanismesd’enrôlement dans la firme sont bien plus faibles, et la tutelle alternative des autoritéslocales apparaît d’autant plus manifeste. Même lorsque celles-ci n’ont pas le pouvoir derecruter, elles restent l’acteur de référence pour la défense de l’emploi, pour l’accès desjeunesautravail,pourlesoutienauxfamilles(droitaulogement,auxécoles,ausystèmederetraite).–DeslignesdepartageinstablesetconflictuellesDans les situations les plus favorables, cet état de segmentation fait l’objet d’uncompromisrelativementpaisible.C’est lecaspour lesentreprisesdont l’activitéseprêteàuneséparationphysiquedessegmentsplacéssous l’empiredechacundesdeuxpouvoirs.Ainsi,chezDanone, lepartagede lagouvernanceest rendu«soutenable»par l’existenced’unelignedepartagenettementtracéeentredeux«mondes»:lesmétierstertiairesd’unepart (tel le marketing), à haute valeur ajoutée, sur lesquels se concentrent lesinvestissements; les usines d’autre part, parfois traitées comme de «quasi-sous-traitantsinternes» du fait de cahiers des charges quelque peu routiniers. Al’opposé, dans lessecteurs à forte intensité de capital –comme dans le cas de Saint-Gobain Vitrage –, latechnostructuremiseenplaceparlegroupecohabitedefactoaveclepersonnelindustriel.Lepartagedelagouvernancepeutalorss’avérercritiqueetsourcedegravestensions,mêmesi chacun des deux «mondes» tire objectivement des bénéfices spécifiques de la sphèred’attractiondanslaquelleils’insère.Le contentieux tend alors à se porter sur la ligne de partage qui sépare les sphères depouvoir en présence. Parce que cette ligne n’est pas étanche, les directions européennessont incitées à étendre leur emprise «vers le bas». En production, elles tendentprogressivement à s’attacher des cadres techniques et administratifs, puis des agentsd’exécution susceptibles d’élever le niveau général des compétences. A cette fin, ellesouvrentdes filièresde recrutement soustraites au système local, soumettent cesnouvellesrecruesdumarchéauxnormesindustriellesoccidentales,lesaffectentàdespostesclés,leuroffrent des salaires, des perspectives de formation et de carrière supérieurs à ceux desanciens.Cefaisant,cesstratégiesexposentlesorganisationsàdesrisquessérieux–quelesdirigeants assument plus oumoins explicitement, escomptant qu’ils seront transitoires. Lerésultatdece «déplacementde lignes» est eneffetdemettreplusoumoinshors jeu les

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personnels anciens ou recrutés par le biais des partenaires chinois. Or, ces «laissés pourcompte»,reléguéspeuouprouaux«mauvaisjobs»,nesontpasspécialementenclinsàlarésignation, et ce pour plusieurs raisons cumulées. D’abord, ils sont les spectateursquotidiens du «double système» qui tend à s’installer, à l’intérieur même des ateliers.Ensuite, les agents des anciennes firmes d’Etat ont logiquement fondé des espérances surl’arrivéedesnouveauxinvestisseurs,yvoyant lapossibilitéd’unetransformationrapidedeleursituationetdel’accroissementdeleurssalaires.Enfin,lesortdecespersonnelsfournitun motif substantiel de récrimination aux représentants des actionnaires chinois et auxsyndicats: il arrive ainsi que le «deuxième pouvoir» joue sur les frustrations de sa basepour se faire entendre, allant jusqu’à susciter une certaine agitation sociale et desmouvementsrevendicatifsendémiques.–Ledéficitde«GRH»danslesétablissementsOnpeutconcevoirquel’objectifdesdirectionssoitdeparvenirrapidementàlarésorptiondece«doublesystème»parl’effetcumulédeleuremprisecroissantesurlemanagementetduretraitprogressifdesanciens.Maisdeuxfacteursfreinentceprocessusdenormalisation.Le premier est extérieur à la firme: il tient au rôle que s’octroie la tutelle politique. Lesecond,propreàlafirme,concernelesdifficultésdelamontéeenpuissancedelafonction«ressources humaines» dans les établissements.Normalement, les politiques RH sont eneffetaupremierrangdecellesquiœuvrentàl’intégrationdelacommunautédetravail,parl’effet combiné des dispositifs de formation et d’incitation dont les grands groupesoccidentauxsontmaintenantfamiliers.Or,enChine–onyreviendraplusabondammentauchapitre3–,lagestiondesressourceshumainesestencoreloind’avoirconquissaplacesurle terrain. Si les groupes occidentaux ne négligent nullement les problèmes de main-d’œuvre, ils les traitent par le haut, aux niveaux corporate et pays: leur priorité est deprendre la mesure du marché du travail chinois et de constituer des équipes demanagement. Dans les établissements, les pratiques de ressources humaines restent auxprises avec la routine administrative héritée des sociétés d’Etat. De sorte qu’elles necontribuentguèreàlaformationd’authentiquescollectifsdeproduction.Aucontraire:leurdéfaillancesoulignelesdifficultésdelacommunautéd’entreprise.•Lesacrificedesorganisations?–L’urgencecontrelaperformanceD’une façon plus générale, les conditions du développement des groupes étrangers enChine n’ont pas porté leurs dirigeants à donner la priorité à la qualité des organisationsqu’ils prennent en charge, ni à leur imposer immédiatement les exigences de bonnepratiquegestionnairequi seraient la règleenEurope.Tout sepasseeneffet commesi lesgroupesqui«parient»surlaChineétaientconduits–aumoinstemporairement–àreléguerlavariableorganisationnelleaurangd’unaléasecondaire,etdece fait faiblementpris encomptedanslesstratégies.Telleestentoutcasl’explicationqu’ilsemblepossibled’inférerdes données précédemment décrites: les implantations se justifiant par une visée à longterme (l’accès au marché chinois), les directions sont par avance acquises à la nécessitéd’acquitter des coûts d’entrée élevés (le prix à payer pour la concurrence locale, pour la

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frénésiedumarchédutravailqualifié,pourl’insertiondansl’économied’Etat…).Demêmesont-elles résignéesàendurerde très fortes incertitudes,pour toutes les raisonsque l’onadéjàamplementsoulignées:volatilitédesmarchés,aléaspolitiques,nécessitédecomposeravec des partenaires incertains… On conçoit que ces conditions élèvent le seuil detoléranceàl’égarddesdysfonctionsdesorganisations:l’urgenceesteneffetpourlesfirmeseuropéennesdemarquerleurterritoireetnondebrillerparleursperformancesinternes.Acescirconstancesstratégiquess’ajoutelefaitque,danslapratique,lepilotagedesjoint-ventures, sous l’effetd’un faisceaudedifficultésplusoumoins irréductibles,peuts’avérerrétif à toute forme de contrôle externe. Les tensions qui résultent du partage de lagouvernanceetde lapersistancede«doublessystèmes»degestiondupersonnelnesontpasseulesencause:enChine,mêmelesfirmesoccidentalesdéjàrompuesauxexpériencesinternationalessubissentl’épreuved’unintenseéloignementcultureletdesincertitudesquil’accompagnent. Cette difficulté se conjugue avec les problèmes objectifs que pose legouvernement à distance de systèmes industriels complexes: ici plus qu’ailleurs lesarbitrages sont malaisés entre les orientations définies au niveau corporate, l’interventiondesentitésàvocationinternationale(branches,divisionsproduits,etc.)etcelledescountrymanagersetdeleursservices.–Ladélégationdel’intendanceToléranceàl’égarddesdysfonctionsorganisationnelles,difficultéobjectiveàlescontrôlerouàlesréduiredel’extérieur:leseffetsdececocktailsontcaractéristiques,surtoutaustadede la prise en main des joint-ventures par l’actionnaire étranger. Hormis les affaires«réservées»,traitéesauxniveauxcorporateetpays(ycomprisenmatièrederecrutement),latendanceestàdéléguer lepilotagedesfilialesetdesétablissementsàdes«hommesdeconfiance»chargésd’opérerlestransactionsnécessaires,deparerauxurgences,dedéminerlesproblèmesaucoupparcoup.Aeuxd’arrangerlesrelationsaveclestutelles,degarantirtantbienquemallamarchedesaffaires,detranchersurlesdossierssensiblesnormalementdévolusauxservices fonctionnels,d’arbitrerlescontentieuxindividuels…Leprofildescesdirecteurs généraux (DG) ainsi commis à la tâche est typique de ce régime de «mandatgénéral»:cenesontnidesdirigeantsspécialementformésàlapolyvalencenidesexpertsdel’implantationétrangère,plutôtdesingénieursdotésdequelqueatoutsingulieraccordéàlasituation.Parmieux,onremarquedesdirecteursd’originechinoisepasséspardescursuseuropéens ou ayant acquis une expérience managériale hors de Chine. On perçoit plusgénéralement l’éclosion d’une nouvelle classe de «managers nomades» aux contoursencore flous: des cadres expérimentés, souvent issus des pays émergents de la nouvelleéconomie mondialisée, dévoués aux groupes qui les emploient et prêts à s’acquitter desmissionslesplusdiversesqueceux-cileurconfientenquelquepointduglobe.L’autoritépersonnelledecesdirecteursestd’autantplussollicitée–etlerisquededérivesautoritairesd’autantplusgrand?–queleurtâcheestenquelquesorted’assurerunsemblantdecohésionauseindestructuresdont l’unedespropriétésest justementd’êtreauxprisesavecundéficitderèglesinternes.Leurmissionestd’ailleursrendueplusdélicateencoredufait que, face à eux, lescorporatemanagers ont toutes les chances de persister dans unecertainepropensionàplaiderlanécessitédesécartsauxbonnesrègles.NousyreviendronsdanslechapitreIII:dufaitdelapressiondumarché,lesresponsablesRHAsiechargésde

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recruter les hauts potentiels chinois se voient souvent contraints de faire exploser lessalaires,lesavantagesetlestitresquileursontconsentis.Ilslefontaurisquedemettreenpéril,surleterrain,lesfondementsd’unecohabitation«normale»entrelesjeunesrecrues,lesmanagersseniorsetlesexpatriés–lesquelspeuventnourrirlesentimentd’êtreplusoumoins lâchés! Derrière un tel viol des bonnes pratiques, reconnu en haut lieu maisnéanmoins légué aux structures opérationnelles, comment ne pas voir une expression deplusdece «sacrificedesorganisations» consenti, aumoinsmomentanément, aunomdel’urgenceetdel’intérêtsupérieurdesfirmes?•DesespacesalternatifsdecirculationetdereconnaissanceCertes, la plupart des implantations occidentales en Chine réussissent à s’attacher unefrange de salariés qui trouvent leur compte dans l’identification à leur nouvelle structure.C’est lecasdenombrede jeunescadres,attiréspar la renomméede la firmeétrangèreetretenusparlesstratégiesd’intégrationqu’ellemetenœuvre(lorsquecelles-ciparviennentàleurs fins…). Une tendance équivalente s’observe parmi les personnels d’exécution, lesagentstechniquesetadministratifs,dèslorsquelesrèglesdumarchéleursontpeuouprouapplicablesetquelessociétésleurouvrentdesdroitsàlaformationetàlacarrière.Maisceprocessus d’intégration est encore très inégal: trois formes d’appartenance et dereconnaissance étrangères à l’espace de la firme sont encore massivement à l’œuvre,corroborantl’instabilitédumarchédutravail.–L’espacedumarchénationalDans le contexte d’effervescence économique déjà amplement décrit, beaucoup dejeunescadreschinoisrépugnentàbornerleurambitionàdesinstitutionsparticulières.Leurhorizonest celuidumarchénational, appréhendé commeunespacedepossibilitésqu’ilserait absurde de perdre de vue, quels que soient la fierté que l’on tire d’une positiondonnée,lessatisfactionsqu’elleapporteetlesintérêtsmatérielsquiluisontattachés.C’estpourquoilesfirmesétrangèrespeinenttantàretenirlesmanagersqu’ellesrecrutent,endépitde leur réputation et de l’intensité des efforts déployés pour inverser la tendance. Lesprogrammesdefidélisationdesmanagerssesontcertesmultipliés,maislesobjectifsquileursontassignéssontrestésmodestes:uneactionestunsuccèssil’évaluationattestequ’ellearalentilesflux;uncadreenfonctiondepuistroisansestdéclaréfidèle…Certainesactionséchouent:desdiplôméschinoisenvoyésenEuropesemontrentpressésderentreraupays,soucieuxdenepastrancherprématurémententre l’entrepriseetlemarché.Mêmeauseinde L’Oréal China –une société portée par son label commercial–, la loyauté descollaborateursn’estpasacquise.Siuneenquêteinternemenéeen2003arévéléune«fiertéd’appartenance» au groupe et une «culture d’organisation» supérieures à la moyennechinoise, un «collaborateur fier» n’en reste pas moins un cadre mobile: le turnover sesituantautourde25%,lesdirigeantsadmettentqu’ilssontdémunispourfairecoïnciderlafiertédeleursrecruesetleurfidélité.Bienentendu,cettemobilitéest lepropred’uneminoritéde jeunesprivilégiés issusdesbonnes universités. Pourtant, il est frappant que même à l’autre extrémité de l’échellesocialel’identificationàlafirmepuisseresterenconcurrenceavecl’espacedumarché.

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Auplusloindesjeunesmanagersseprofilelecasdestravailleursmigrants(mingong):cettemasse laborieuseestleplussouventvouéeàlacirculationsurlemarché,neserait-cequeparce qu’elle se trouve privée des droits des résidents. Malgré des évolutions politiques(l’octroi de certificats) et l’action de certaines sociétés (une firme comme la Sodexhos’efforcedelogerunepartiedesesemployésnon-résidents),l’identificationdesmingongàl’entreprisen’estnullementàl’ordredujour.Ellel’estd’autantmoinsque,pourlesgroupesétrangers,l’emploidesmigrantsseconfondaumoinsenpartieaveclerecoursàl’intérim,en plein essor. Sur les lignes de Danone-Biscuit à Shanghai, les responsables de laproduction sollicitent directement les filières de travail intérimaire pour l’embauche desouvriers: la présence des mingong sur ces marchés contribue à entretenir une volatilitéextrême de la main-d’œuvre. De sorte que, dans cette J-V, par ailleurs rompue à desstratégies actives de stabilisation des collaborateurs, la population ouvrière demeuretotalementtransparente,voireétrangèreàlafirme.–L’espacedesmarchéslocauxEntrecesextrêmes, ladistanceà l’égardde l’entreprise s’observeencoreàproposd’unsalariatindustrielclassique,attachéauxbassinsd’emploietauxmarchéslocauxdutravail.EnChinecommeailleurs,ledéveloppementindustriels’estopéréaubénéficedeterritoiresparticuliers. Aujourd’hui, en dépit des lourdes restructurations entraînées par lamodernisationetl’ouverturedesmarchés,letissuindustrielrégionalcontinueàdéfinirdesespacesprivilégiésd’identificationetdecirculationde lamain-d’œuvre.Cesespaces sontd’autant plus vivaces que l’autorité politique met tout enœuvre pour les encadrer et lesprotéger. Dans ces conditions, les entreprises occidentales s’inscrivent souvent dans des«systèmes industriels locaux» complexes, animés par des marchés du travail actifs etconcurrentiels. Sur place, l’élite professionnelle des anciennes entreprises d’Etat (ouvriersqualifiés,cadrestechniques)aspirenaturellementàprofiterdumouvement.Cefaisant,etdenouveau,cettemain-d’œuvre localen’estpasaisémentacquiseà l’entreprise: le territoireiciestl’espacedepossibilités,quifaitréférenceetretientlepersonneldetoutestabilisationprécoce.L’installationdeSaint-GobainàQingdao,surunsiteancienetdynamique,illustrecephénomène:lamobilitéyestforte,etmêmelescadrestechniquesissusdel’ex-sociétéd’Etat monnaient chèrement leur fidélité, scrutant toutes les occasions d’un reclassementlocal.–LesréseauxdeconfianceprimairesEnfin, les témoignagess’accordentsur le faitquemêmelessalariéschinoispeumobilescultivent volontiers une distance inattendue à la firme, privilégiant plutôt les relationsfamiliales et de voisinage, dans lesquelles ils trouvent leurs repères et échangent enconfiance.Onreconnaîticilaforcedesréseauxlocaux:lestravailleursquibénéficientdelaprotection du hukou (le livret de résidence), qui vivent en famille et dans leur régiond’origine,«appartiennent»àleurcommuneouàleurcitébienplusqu’àleurentreprise.Cetattachement local se conçoit d’autant mieux que le statut de résident local reste le«sésame» de l’accès au logement, à la retraite et au système d’éducation, sans parler del’emploi lui-même. Pour le dire autrement, le système politique demeure extrêmementstructurant, dès lors que les instances du Parti persistent à contrôler les municipalités, la

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participationchinoisedansles joint-ventures,lessyndicats…Dumêmecoup, lesautoritéslocalespeuventencores’attacherlestravailleursetleursfamilles,lesquelsleursonttoujoursredevablesdeladéfensedeleursdroitsfaceaux«invasions»extérieuresetauxagressionsdumarché…L’importance des réseaux de proximité transparaît à l’intérieur même de l’entreprise.Nombre d’observateurs soulignent que les travailleurs chinois sont aujourd’hui moinsattachésàleurentreprise«vued’enhaut»qu’àleurcommunautéconcrètedetravail–celleque définit l’atelier, le bureau ou le petit collectif professionnel qui borne l’activitéquotidienne.Demême,lepersonnelestd’aborddévouéàsonchefdirect,àsonmanager.LerespectdesChinoispour lahiérarchie joue fortementencesens: il s’agitd’unrespectconcret,souventdoubléd’affection,etpropredecefaitàapaiserlesrapportsdetravailaujourlejouretàprotégerlepersonneldesaléasdumondeextérieur.Parlaforcedeschoses,le passage de la firme d’Etat à la société occidentale a été une source d’incertitudesintenses:d’où le rôlemajeurdont sevoit investi le chefdirect,devenu–debongréounon– le «traducteur» des nouvelles règles du jeu, mais aussi un rempart contre lesmenacesaléatoiresquefontplanerlesnouveauxdirecteurs.–DescontremaîtrespeupressésderentrerdanslerangQuefaire,précisément,pourqueceschefsdirectssoientdes«traducteurs»,desrelaisdel’autorité supérieureplutôtquedes remparts contrecelle-ci? Laquestion est évidemmentposée sur le terrain, et les standards occidentaux de la gestion des ressources humainessemblentmontrer lavoie: les chefsdepremier rangontvocationàdevenirdevéritablesmanagers,c’est-à-diredesanimateursde lacommunautéproductive.C’estàce titrequ’ilsprennent en charge les entretiens trimestriels, les revues d’objectifs, les diagnostics decompétence…Defait,cespratiquestendentàserépandredanslesimplantationschinoises.Avecquelsuccès?Selon lestémoignages,nonsansdifficulté:outrequelesnormesdelaGRHoccidentalenes’imposentquetrèslentement,l’indépendancedelahiérarchiedirecteresteunfait.Donnéeculturelle?Effetdelasegmentationdupouvoirmiseenlumièreplushaut?Probablementlesdeux.Globalement,lescontremaîtressemblentplusattachésàleurrôled’interlocuteurde labasequ’àceluidemédiateurdupouvoir.C’estpourquoi iln’estpas rareque leur fonction seconjugueaveccelle du syndicatoudesautorités locales, etqu’ellejouesouventdavantageenfaveurdesappartenanceslocalesquedel’identificationàl’entreprise.Plusgénéralement,etparadoxalement,larelationprivilégiéeentrelescollectifsdetravailet leurs responsables de premier rang demeure un ferment de la mobilité de la main-d’œuvrechinoiseplusqu’elleneconcourtàlafixationdecelle-cidanslafirme.Apreuve:iln’estpasrarequ’uncollectifdetravailaccompagnelamigrationdesonchefsurlemarchélocal du travail. De même, selon Isabelle Thireau-Mak, les pérégrinations des mingongs’organisent fréquemment à l’initiative de contremaîtres qui forment des équipes et lesemmènentaveceuxd’uneentrepriseàl’autre.Danstouslescas,lerésultatestidentique:lescollectifsdetravailsemaintiennentàdistancedelacommunautéd’entreprise.

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Lefacteurculturel:uneillusiond’optique?Nosinterlocuteursindustrielssesontsouvent faitl’échodessingularitésculturellesqu’ilsontdéceléesdans lesattitudesdes travailleurschinois,etdesproblèmesquiendécoulentdans la conduite des implantations européennes. Selon eux, l’une des singularités dupersonnelchinois tiendraitdans sonrespectscrupuleuxde lahiérarchie,desrèglesetdesprocédures. L’enquête menée au sein de L’Oréal China en 2003 révélait que les jeunescadresrecrutéspar lasociétésedistinguaientparune«très forte sensibilitéà laclartédesrègles»etparuneexigencedetransparencedanslacommunicationinternedugroupe,tantpourcequiestdumanagement,desconditions salarialesquede lagestiondescarrières.ChezAreva,également,aétédéceléeunevivesensibilitépourlestitresprofessionnelsetlesclassements,signedelademanded’unestructurejusteet transparente.Toujoursselonnosinterlocuteurs,ilyauraitlàlamatièred’unvéritabledéfi:lessalariéschinoisjugeraientlesentreprises européennes notoirement défaillantes à ce sujet, au point que cela susciteraitparmieuxdegravesinsatisfactions,propresàcontribuerauturnover.Dupointdevuedumanagementoccidental,cette«donnéedeculture»supposéeestbiensûr ambivalente.Dans l’entreprise, le goûtde l’ordreetde la transparenceest certesunevertu indiscutable, sous cette réserve essentielle qu’il ne vienne pas contrarier l’espritd’initiativedupersonneletlavaleuraccordéeàl’autonomiedansletravail…D’oùlesoucides dirigeantsAsie de progresser simultanément dans les deux directions: la clarificationdesrèglesdujeu,lastimulationdel’espritd’initiative.Cequiprécèdetendcependantàsuggérerquelevraiproblèmepourraitsesituerailleurs,et que l’argument des spécificités culturelles chinoises pourrait bien être une commoditérhétorique éloignée des réalités. Dans le cas des implantations occidentales enChine, laquestion décisive est en effet celle des conditions concrètes dans lesquelles opèrent lesentreprises:celles-cinesont-ellespasréellement,voireextraordinairemententravéesdansleurcapacitéàproduiredesrèglescommunes–à fonderunordrecollectif susceptiblederassemblerlacommunautéproductive?Lesdivisionsconsécutivesàl’existencedeplusieurssphèresd’influencedanslafirmeetautourd’elle,latendanceà«sacrifierlesorganisations»enraisondeladistanceetdel’urgence,lerôlecentrifugedel’Etatetdumarchéàl’encontredel’identificationàl’entreprisesontautantdefacteursdenatureàcompliquerl’assimilationdes firmesàdes institutions stablesetcapablesd’échangeravec lasociétéd’accueil.Acetitre, l’appel à la clarification des règlesméritemieux que d’être considéré comme l’effetd’une improbablepropriétédu tempéramentasiatique: ilestun signalparmid’autresdesdifficultésgénéralesauxquelleslesgroupesoccidentauxsontconfrontés.Cesdifficultéspeuvent-ellesêtresurmontées?Certaines,etnondesmoindres,dépendentde l’évolution de la situation économique et politique: elles participent d’unenvironnement dont on conçoit qu’il offre peu de prise aux entrepreneurs. L’avenir n’estdonc pas écrit, pas plus que ne le fut jamais dans l’histoire celui du développementéconomique.Uneprisedeconsciences’imposenéanmoins:lemodelagedesorganisationsdoit être appréhendé comme un enjeu aussi décisif que les enjeux «stratégiques» (ladéfinitiondel’offre,laconquêtedesmarchés…).Ilfautluiconsacrerdelacompétence,desressources financières et humaines, du temps. L’issue n’est pas si incertaine: touteconfrontation sociale tend à la construction de règles communes dès lors que les

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protagonistes partagent quelque intérêt mutuel. Heureusement, les épreuves de lamondialisationnefontpasexception.III–GÉRERLESRESSOURCESHUMAINESENCHINE16LesentreprisesoccidentalesimplantéesenChine,commecellesquis’apprêtentàlefaire,doivent fairefaceàdesérieuxdéfis:mutationssociales,tensionssurlemarchédutravail,complexitéorganisationnelleissuedesjoint-ventures,comportementsnésdel’ambiguïtédudialogue social… Elles sont convaincues du rôle essentiel de la fonction «ressourceshumaines»dans lechangement.Dece fait,celle-ciavocationàaccompagner l’évolutionde la structure sociale qui se met en place dans le nouvel environnement concurrentiel.C’est pourquoi ces entreprises cherchent à développer dès leur arrivée une gestion desressourceshumainesauservicedeleursenjeuxstratégiques.Cependant,cetteapprocheseheurterapidementàunevisionsensiblementdifférentedumanagementchinois,pourlequelles ressources humaines se résument à une pure fonction administrative. L’analyse despratiquesrencontréesparlesentreprisesoccidentalesdèsleurimplantationenChineetlesenquêtesquenousavonsréaliséessurleterrainmontrentquel’améliorationdelafonctionRHconstitueundéfipourl’efficacitédesIDE.Lafonction«ressourceshumaines»,unefonctionjeuneenvoiedeprofessionnalisation•UnevisionadministrativedesressourceshumainesDepuislongtemps,enOccident,lafonction«ressourceshumaines»n’estplusseulementunfournisseurdeservicesauseindesentreprises.Danslesgrandsgroupes,notamment,elleaévoluéversunrôled’agentstratégiquedechangementetdebusinesspartner.Cettevisionn’est pas partagée par le management chinois, ce qui s’explique en grande partie par lestatutqu’occupaitl’entreprisedanslasociétéchinoisesouslerégimecommuniste.Celle-ciétaitalorsuneentreprised’Etatetune«unitédetravail»(unedanwei);elleproduisaitselonlaplanificationétatiquecentraleetétaitunlieuoùserencontraientdifférentsintérêts:celuidespouvoirspublicsquiexerçaientuncontrôlesocial,maisaussiceluidesemployésquiytrouvaient moyens d’existence et sécurité (le «bol de riz en fer»). Initialement, donc, savocation n’est pas de réaliser du profit mais de garantir aux travailleurs une sécurité

16 ParMartineLeBoulaire,directeurdupôleOrganisationetmanagement, Entreprise&Personnel, etYuxinJiang,Compensationofficer,AlstomTransport.

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matérielle.Fragmentd’Etat,l’entrepriseestaussiunemicrosociétémettantàdispositiondeses salariés les services nécessaires à la couverture de leurs besoins (écoles, crèches,hôpitaux,magasins…). En échange,elle exiged’euxexécution,obéissanceauxconsignesdutravailetintégrationdansuneorganisationfortementhiérarchisée.Dansun tel contexte, lemanagement se résume àun systèmebureaucratique: autoritéhiérarchique,prépondérancedustatutdans les relationsprofessionnellesetdisciplinesontdesprincipesdedirectionquiconduisentàprivilégierunevisionpurementadministrativedelagestiondupersonnel,cedernierétantconçuàlafoiscommeunfacteurdeproductionetcommeunecommunautésocialefortementhiérarchisée.Le contrôle du système politique reposait donc alors sur le contrôle du personnel, enéchanged’unepriseenchargequasitotaledelaviedesemployés…Lesyndicatjouaitàcetégardunrôletrèsimportant:ilorganisaitdesprogrammescollectifstoutenhomogénéisantlaviequotidienneetlesactivitésculturellesdessalariés.Danscertainesentreprises,ilallaitjusqu’à s’occuper de leur formation et de leur développement personnel. Ce système degestion du personnel a engendré une faible mobilité professionnelle: la dépendance àl’égarddel’entrepriseétaittrèsforte,etlemarchédutravailinexistant.Dansuntelcontexte,lafidélisation,lagestiondecarrièreetledéveloppementpersonneldessalariésnesontpasdes sujets de préoccupation. Ce système perdure aujourd’hui dans les entreprises d’Etat.TellegrandeentrepriseducentredelaChinepossèdequasimenttoutunquartierdelaville,dontunedouzained’écolesprimaires,plusieursécolessecondaires,troisuniversitésetdeuxhôpitaux. L’ensemble du personnel y réside, et les transports publics leur sont réservés.L’accès des enfants à l’école est fonction de la hiérarchie des postes occupés par leursparentsqui,lorsqu’ilstravaillenttouslesdeuxdans l’entreprise,bénéficientd’unepriseenchargequasitotaledesfraisdescolarité.Ce modèle subsiste également dans certaines joint-ventures. Dongfeng-Yueda-KIAAutomobileestainsiunejoint-venturesino-coréennedanslaquellelagestiondupersonnel,quiestplacée sous ladirectionde l’administration, fonctionne selonunmodèlehéritédeceluidel’ancienneentreprised’Etat.L’organisationdelagestiondesressourceshumainesyest un sous-secteur administratif très éloigné de la sphère de direction. De plus, elle faitl’objet d’un partage entre l’entreprise et le syndicat unique (PCC), celui-ci prenant encharge,outre la formation,diverses fonctions importantescommelacommunicationentrelessalariésetladirection,lesconditionsdutravail,lesœuvressociales,àl’instardumodèledel’entreprised’Etat.•UneformationauxressourceshumainesencorelacunaireLa gestion des ressources humaines est une spécialisation récente dans la formationuniversitairechinoise.Lesthéoriesoccidentalesdemanagementenressourceshumainesontété introduites enChine dans les années 1990. Le premiermanuel chinois portant sur laquestion,utilisédansunMBA,n’aétépubliéqu’en1996.SelonZhangDe17,professeurengestion des ressources humaines à l’université de Tsinghua, le développement rapide de

17EnquêtemenéeparlemagazineCaiZhi(«Intelligencedefortune»),11avril2005.

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cettedisciplineenChinen’apasmisfinàdeuxsériesdeproblèmes.D’unepart,s’agissantd’unmétierjeune,lesenseignantseux-mêmesnemaîtrisentpasvraimentcettefonction,ets’appuient surdesmanuelsuniversitaires souvent traduitsdemanuels américains.D’autrepart, les liens entre la formation et les pratiques professionnelles sont encore faibles. Lesprofesseurs, qui ont rarement pu acquérir une expérience concrète de la gestion desressources humaines dans les entreprises chinoises, se révèlent souvent incapables detransmettreàleursélèvesdessavoirsetsavoir-faireopérationnels.Ces lacunes rendent difficile le recrutement de directeurs des ressources humaines enChine. C’est pourquoi la plupart des postes de DRH sont aujourd’hui occupés, selon lachambre de commerce et d’industrie de Shanghai, par des personnels expatriés: unesolution qui s’avère souvent inefficace, ces derniers souffrant d’une connaissanceinsuffisante du pays et de la langue. Cela a conduit nombre d’entreprises occidentales àconcevoirunefonctionassociantdirecteurdesressourceshumainesexpatriéetresponsablesdesressourceshumaineschinoissurleterrain.•UnpositionnementincertaindansuneorganisationcomplexeLemoded’organisation en joint-venture entraîne unproblèmedepositionnementde lafonction «ressourceshumaines». Lespartenaires chinoisplacentde très fortes attentesdetransferts de savoir-faire dans leurs homologues occidentaux. Ces attentes portent sur lesdomainesoù il leur sembleque lesOccidentauxdétiennentuneexpertise incontestée.Lagestiondesressourceshumainesenfaitpartie.–LedifficilepartagedesrôlesCommeon l’a vuprécédemmentàproposde leurmodedepilotage, les joint-venturessont confrontées à une situation très complexe: la coexistence d’un double système degestiondupersonnel.L’un,issudel’ancienmodèled’entreprise,concernelessalariésvenusdes entreprises d’Etat; l’autre, renvoyant aux approches plus actuelles de la GRH et dudéveloppementdumarchédutravail,s’attacheauxnouveauxsalariésplusqualifiés.Cettesituationadesconséquences,onl’adit,surlemoded’organisationetlepartagedepouvoir entre lesparties chinoise etoccidentale. Il envaainside la fonction «ressourceshumaines». Ce partage est le résultat d’un subtil compromis: la politique générale estsouventconfiéeàunsalariéexpatriéde l’investisseurétranger,majoritaire,quiconduitlesaffaires; le partenaire chinois représente lui l’intérêt territorial, défend l’emploi local etadministre le personnel. Cette complexité est encore plus manifeste sur les sites deproductionquedanslessiègescentrauxdesjoint-ventures.Or,lesprincipesdegestiondesressourceshumainesoccidentaux sontplusdifficiles àdiffuserdès lorsque l’on s’éloignedeslieuxoùs’exercelepouvoirdecontrôledel’investisseurétranger…–L’interventionduParticommunistechinoisS’iln’existepasàproprementparlerdesyndicatsdesalariésdansl’entreprisechinoise,ausens occidental du terme, un «représentant syndical» est néanmoins systématiquementimposédanschaqueentrepriseétrangère.IlestenfaitlereprésentantduParticommunisteChinois à l’intérieurde l’entreprise: lié augouvernement local, il apour rôleessentiel le

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maintiendel’«ordresocial»;ainsiplusieursvice-directeursd’usinesdeDanoneoud’Arevasont-ils des cadres du Parti communiste chinois. Il peut également intervenir dans lapolitique de recrutement local de l’entreprise étrangère (comme pour Saint-Gobain àNankin).Cesyndicat«officiel»est toutefois jugéutilepar lesentreprisesanalysées: leursdirigeantsapprécient sonrôledecourroiede transmissionetd’information.Celaétant, encasdeconflitdéclaré, ledit syndicatuniquene joue, semble-t-il,qu’un rôledemédiationtrèslimitéentredirectionetsalariés.Partietsyndicatprennentnéanmoinsunepartindéniableàlarégulationsocialeterritorialeenparticipantàlamiseenplacededispositifsdeprotectionsociale,amortisseurssociauxdelamodernisationdestinésàprotégerlessalariésvictimesderestructurationsindustriellesdegrandeampleur.–LesambiguïtésdusystèmederégulationsocialeLesdifficultésdepositionnementde la fonctionRHdans les joint-ventures sontd’autantplusproblématiquespour lespartenairesoccidentauxqu’ilsdécouvrentuncontextesocialet sociétal sur lequel ils peinent à avoir prise. Ces difficultés découlent notamment desambiguïtésoudumanquederepèresstablesdanslesystèmederégulationsociale.◊Lesambiguïtésdudroitdutravail.Nousavonsvuaupremierchapitrequ’en1995undroitdutravailavaitétécrééenChinepour,selonsesauteurs,«édifieretdéfendreunsystèmedetravail adapté à une économie socialiste de marché». Applicable à toutes les entrepriseschinoises ou à capitaux étrangers, il réunit tous les attributs d’un système moderne degestiondesrelationsdutravail.Danslaréalité,ilconcernesurtoutlesentreprisesétrangères.◊Descomportements irrespectueuxdespersonnes. Lerespectdes individusau travail,deleurdignitéetdeleursdroitsestdifficileàfaireobserverparlemanagement intermédiairechinois. Plusieurs entreprises comme Danone ou Salomon font état de «mauvaisessurprises» telles que la découverte, lors de visites d’installation, de cas de mauvaistraitementd’ouvrierspar leurssupérieursdirects.Cescomportements, jugés inacceptables,voiredangereuxpour l’efficacitéet l’imagede l’entreprise,demandent,pour évoluer,desinvestissementsdelongtermeenformationetenaccompagnement.◊Des normes de conditions de travail qui ne font pas encore sens. Les entreprisesindustriellescommedeservicessoulignentlesdifficultésqu’ellesrencontrentfréquemmentà faire respecter leurs normes d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail par lesmanagers et les employés chinois. Ayant le plus souvent transféré localement destechnologiess’appuyantsurunhautdegréd’exigencedemaîtrisetechniquedesinstallations(Saint-Gobain, Areva, Schneider) et de maîtrise des risques d’accident du travail, cesentreprises butent tout à la fois sur la formation insuffisante et la médiocre prise deconsciencedumanagement intermédiairesurcesquestions,pourtantessentielles,etsur lalenteévolutiondesreprésentationsdessalariés.–LadifficiletranspositiondesprincipesderesponsabilitésocialeLa plupart des entreprises étudiées ici ont mis en place dans leur pays d’origine despolitiquesdedéveloppementsocialconcernantleurssalariésnationaux.Conscientesdenepas toujours être «irréprochables» hors de leurs frontières, la majorité d’entre elles ontélaborédessoclesminimauxapplicablesdanstouslespaysdumondeoùelless’installent.Plusieurssesontaussidotéesdecodesouchartesd’éthique (DanoneWaychezDanone,

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charte de valeurs chez Suez, éthique du développement durable et principes decomportementchezSaint-GobainetAreva).Il reste que, face à la question du respect des droits individuels ou collectifs enChine,leursmargesdemanœuvreetleurengagementserésumentsouventàpoursuivredeuxtypesd’objectifs prioritaires: d’une part s’assurer que, localement, les filiales détenues, lespartenaires, les sous-traitants et les fournisseurs respectent les principes édictés parl’Organisation européenne de coopération économique (OCDE) et l’Organisationinternationale du travail (OIT), à savoir «la liberté d’association, l’élimination du travailforcé, l’abolition du travail des enfants et l’éradication des discriminations en matièred’emploi»;d’autrepart investirdepréférencedans l’améliorationet lapréservationde lasantéetlasécuritéautravail,etsemontrerintransigeantsurlerespectdesrèglesdugroupeencedomaine.La dimension de la responsabilité sociale apparaît néanmoins aujourd’hui comme undomaine de prise de risque très sensible pour les entreprises occidentales, soucieuses depréserverleurimage.•UneprofessionnalisationenconstructionSilafonctionRHadumalàsedévelopperenChineselonlesstandardsdesinvestisseursoccidentaux,l’ampleurdesdéfissociauxetgestionnairesàaffronterlaissesupposerqu’elleest amenéeàconnaîtreuneprofessionnalisation inégalemais rapide. Sonpositionnementestfortementinfluencéparlanaturedumarchédutravaillocal.Dansunmarchéfermé,lagestiondesressourceshumainespeutdifficilementmettreenœuvrelemodèleattenduparl’investisseuroccidental,etselimitealorsàunefonctionadministrative.Enrevanche,danslesrégionsmarquéespardestensionsplusoumoinsfortesdumarchédutravail(Shanghai,Pékin),lesgestionnairesRHdoiventrapidementmonterencompétence:recrutementàunrythmesoutenu,contrôled’unturnoverexcessif,conceptiondepolitiquesderétentiondelamain-d’œuvre...LeschantiersdesDRHenChineEndépitdela«faiblesse»delafonctionRHenChine,lesentreprisesoccidentalestententde mettre en place des politiques qu’elles jugent nécessaires pour répondre aux enjeuxqu’elles se fixent. L’analyse de leurs pratiques montre des visions et des approchessensiblement différentes, signe qu’en Chine la gestion des ressources humaines reste unchampexpérimentalpourbeaucoupd’entreprises.

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•AffronterdesmarchésdutravailhypertendusLes marchés du travail sont, en Chine, très disputés. La compétition que se livrent lesgrands groupes permet au personnel qualifié de jouer le plus offrant. Des problèmesanaloguesseposentpourlessalariésd’exécution:mêmesil’offreestgonfléeparlereculdel’emploi dans les sociétés d’Etat, par les migrations internes et par la croissanceexponentielledescentresurbains, les firmesétrangèresn’ensontpasà fixeraisémentunemain-d’œuvredequalité.Enplusdesfreinsréglementairesauxdéplacements,l’avantagevasouventencoreà la firmechinoise, apteàgarantir l’insertion localede ses salariésvia lelogement,l’accèsàl’école,etc.Ces difficultés ont notamment pour origine une offre de travail très abondante dans leszones d’implantation privilégiées des entreprises occidentales (respectivement installées àraisond’unquartàShanghai,CantonetPékin,lequartrestantserépartissantsurl’ensembledelaChine),cequin’estpassansconséquencessurlescoûtssalariaux.–Unepénuriedemain-d’œuvrequalifiéeLes groupes internationaux installés en Chine cherchent prioritairement à atteindre larentabilitéfinancièrenécessaireàleurmaintiensurlemarché.Celapasseparaumoinstroisconditions d’efficacité: lamise en place d’un système de gestion de la performance, desrèglesde transparenceet l’exerciced’unpouvoirdecontrôlepar lamaisonmère.Or,cesconditions sont souvent malaisées à réunir par le seul recrutement de managers chinois.Selon plusieurs entreprises, la clé de la réussite résiderait dans l’embauche de managerschinois rodésauxméthodesdemanagement «occidentales»,parlant anglais etpossédantune expérience antérieure dans d’autres entreprises internationales. Pour de telsrecrutements, les compétences prises en compte sont alors le diplôme, la capacitélinguistiqueetl’expériencedanslesecteur.Pourtant, cette source de «talents» demeure limitée. En effet, jusqu’à récemment, unetellecatégoriedeprofilsn’existaitpasenChine,lesChinoisn’ayanteuaccèsniauxmodesde formationni auxexpériencesprofessionnelles leurouvrant l’accèsàde telspostes. Enconséquence, le recrutementdes entreprisesoccidentales seconcentreprioritairement surdeux types de profil: les jeunes diplômés de la nouvelle génération (que les entreprisesétrangères vont alors former elles-mêmes) et les «pionniers» issus des anciennesgénérations,quiparlentanglais,cherchentàquitterlesentreprisesd’Etatouontdéjàacquisdesexpériencesdansd’autresentreprisesétrangères.Lesjeunescadreschinois–surtoutles«hautspotentiels» formésdans lesuniversités– sontextrêmementmobiles: ils visentdescarrières rapides, aupointque la fidélisationde lamain-d’œuvrequalifiée estdevenue ledéfilemieuxpartagéparlesgroupesétrangers.Laconfrontationde lademandedes investisseursétrangersà l’offre limitéedes talentsaentraîné sur le marché du travail chinois une concurrence féroce entre des entreprisesétrangèresetunehausserapidedesniveauxderémunération.Ainsi,pour lacatégoriedesmanagers, les candidats chinoisontplutôt tendanceàappuyer leursprétentions salarialessur les salaires de référence dans les zones très développées d’Asie, commeHongKong,Singapour ou Taiwan. Cette situation a pu se traduire dans certaines entreprises commeL’OréalouArevaparlanégociationdesalairespourdesmanagerschinoissouventégaux,voiresupérieursàceuxpratiquésàniveauéquivalentpourdesmanagersoccidentaux.

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–UnturnoverélevéLesjeunescadreschinois,guidéssouventparunsoucidesurenchèresalariale,pratiquentactuellementunemobilitéprofessionnelleintensive(dix-huitmoisenmoyenne)quiposeunproblèmed’efficacitéauxentreprises:gérerunturnovermoyende20à25%descadresestune préoccupation ordinaire de la fonction RH en Chine. Le recrutement de managersopérationnelss’avèreplusdélicat.Pourcettecatégoriedepersonnel, le turnoverserévèlehautement problématique sur un marché où la quantité de talents est évidemmentinsuffisante.Celaaconduitàunedoubleincertitude:surlasurenchèresalarialeauseindesentreprisesétrangères,etsurlaqualitédesmanagersainsirecrutés–deleurpropreaveu,lesresponsablesdesressourceshumainesn’ontpasassezdetempspoureffectuercorrectementla sélection à l’embauche et sont fréquemment conduits à recruter dans l’urgence danscandidatsquiserévèlentdevéritablesmercenairessurlemarchédutravail,accumulantdesexpériencesprofessionnellesmultiplesauprèsdenombreuxemployeursdansleseulespoird’uneascensionsalarialerapide.En revanche, la main-d’œuvre non qualifiée, en dépit de sa rotation élevée, n’est pasconsidéréecommeunenjeuprioritaire, car il y a abondancedecandidats sur lemarché.Toutefois, l’évolutionducoûtsalarialet laprotectionsocialedecettecatégoriedesalariésdeviennentégalementunepréoccupationdepremier rangpour lesentreprises implantéesdansleszonescôtières.•DévelopperdesstratégiesderecrutementdifférentesenfonctiondescontextesLe recrutement est donc une priorité pour nombre d’entreprises d’origine occidentale.Uneétudemenée en2004par laCégosàShanghai sur lesmissionsde la fonctionRHamontréqu’ildemeurelapremièreactivitédecette fonctionenChine.L’enquêtequenousavonsréaliséechezDanoneBiscuitàShanghaien2005aconfirméquelesresponsablesdesressources humaines consacraient l’essentiel de leur temps à recruter et à suivre ledéveloppementdecarrièredupersonnel.Danoneaadoptéunepolitiqued’embauchequiviseàécarter lescandidatsneprésentantpasuneexpériencedeplusdedix-huitmoisauseind’unemêmeentreprise, tandisqu’à l’inverse L’Oréal estpartisaned’un «principederéalité»:l’entrepriseétantentrèsfortecroissance,illuiestdifficilepourl’heured’écarterdetelscandidats.Certaines entreprises développent une autre stratégie, faisant du turnover un ingrédientmêmedeleurpolitiquedegestiondesressourceshumaines.C’estlecasd’Areva,quiamisen place des plans de succession systématiques. Ainsi, pour chaque poste clé, deuxsuccesseurs possibles sont identifiés dès l’embauche. Ce faisant, l’entreprise intègredésormaisdanssapolitiquederessourceshumainesleprinciped’unvivierdecompétences.Danone Biscuit, à Shanghai, complète cette approche par un effort de formationsupplémentaireenfonctiondesaspirationsdesonpersonnel.Lechoixdespostesetdespersonnesclésestassurépar les responsablesdesressourceshumaines,dontl’essentieldel’activitéconsisteàidentifierlesbesoinsdedéveloppementdecarrière des salariés. Ils cherchent à anticiper les départs et à préparer les successeurs.L’intégration d’un salarié dans un plan de succession s’accompagne souvent d’une

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évaluationindividuelleetd’unplandeformation.Sondéveloppementdecompétencesestorganisévia de multiples expériences de travail, telles que lamise en situation dans desprojetsconcrets.Parailleurs,plusieursentreprisesont renoncéàrecruterdemanièresystématiqueauprèsdesuniversitéslesplusprestigieusesdupays:ellessetournentaujourd’huiverslesjeunesformés dans les universités de second rang, situées ailleurs que dans les trois grandesmétropolesd’attractionquesontShanghai,CantonetPékin,etoùlarotationchezlesjeunesdiplômés est souvent moins élevée. C’est le cas de L’Oréal et de Saint-Gobain, quis’intéresseauxécolesd’ingénieursducentredupaysettented’améliorersonattractivitéenjouantsursonancragelocaletsaculturedegestiondecarrièredelongterme.•FidéliserparledéveloppementdescarrièresFace à des taux de turnover qui ne faiblissent pas, notamment dans des villes commeShanghaiouCanton,certainesentreprisescherchentàfidéliserleursjeunescadreschinoisetàmaîtriserlesrisquesdedépart.Ellesanalysentleursattentesafinderépondreaumieuxàleursambitionsprofessionnelles.En 2003, L’Oréal a ainsi mené une étude comparée sur les aspirations des jeunes enChine, enCorée et au Japon.Deces enquêtes réalisées auprès d’étudiants, il ressort quel’intérêt pour le contenu de l’activité professionnelle est davantage privilégié par lesétudiantschinoisqueparlesétudiantsjaponaisoucoréens.LesjeunesChinoisnésàlafindes années 1970 ou au début des années 1980 prétendent à une prise de responsabilitérapidedansdespostesimportantsauseindesentreprisesoccidentales.Letravailestd’abordpour eux l’occasion d’acquérir des compétences supplémentaires, mais leur activitéprofessionnelle doit également leur offrir de bonnes perspectives de développement decarrière,quitteàexigerd’euxunfortniveaud’engagementautravail.Cependant,lesprojetsdecarrièredesétudiantschinoisgardentunhorizondecourtterme.Enréponseàcesattentes,lesentreprisesdéveloppentdespolitiquesdegestiondecarrièrequi tententdedonnerde la lisibilité auxparcoursprofessionnels.ChezDanoneBiscuit, àShanghai, le modèle de gestion par les compétences doit permettre de dessiner lesévolutions de carrière des cadres. Ce modèle inclue un processus de description descompétences attendues de chacun, un processus d’évaluation des aptitudes individuellesparlesmanagers,etunecartepossibledesparcoursdecarrière.Cetensembledemoyensviseà aider les jeunesmanagers à seprojeterdans l’avenir au seinde l’entrepriseet leurdonnerenvied’ypoursuivreleurcarrière.La tendanceaurecrutement localdesmanagersaaussicommeobjectifdediminuer lescoûtsd’expatriationtoutenpromouvantlamobilitéinterne.SchneiderElectricafaitlechoixdeproposerdespromotionsrapidesà l’intérieurde l’entreprise,pariantquecettepratiqueconstituerait à l’avenir un facteur puissant d’attractivité pour les cadres chinois, auxquelsl’entrepriseconfiedeplusenplusderesponsabilités.Laconstructionet ledéveloppementde carrières attractives représentent également une occasion de professionnalisation de lafonctionRHchinoiseelle-même,quifranchitainsiàmarcheforcéelesétapesd’unecourbed’expérienceirrésistible.

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•Lescompétences,enjeucultureldudéveloppementDans un contexte de forte croissance, l’augmentation considérable des effectifs desentreprisesa trèsviteposé laquestiondudéveloppementdescompétences.De fait, si lesbesoins en compétences se révèlent très importants dans les entreprises occidentalesimplantées en Chine, celles détenues par les salariés chinois n’apparaissent pas toujoursconformesà leursattentes.Aussilesentreprisesmettent-ellesunaccentparticuliersur leureffort de formation. Les salariés chinois, nous l’avons dit, ont une forte demande deformation;celle-ciestd’autantplusun levierdechoixpour transférer lesavoir-faireet lescompétencesdelamaisonmère.Les entreprises occidentales ont des besoins en formation continue que ce marché,aujourd’huiendéveloppement,neparvientpasàcombler.C’estpourquoinombred’entreelles choisissentdenouerdespartenariats avec lesuniversités chinoisespourélaborer lesformationsdontellesontbesoin.LegroupeCarrefouraconçuavecuneuniversitéchinoisedu Sichuan un programme destiné à transférer les principes de son propre système demanagement à ses salariés. Des entreprises françaises comme Saint-Gobain offrent desbourses à de jeunes diplômés chinois pour étudier dans une école d’ingénieurs; ainsi,l’école des Mines accueille chaque année deux étudiants chinois en France, tandis queSafran accorde chaque année quelques bourses à des étudiants chinois pour étudier àl’Ecolecentrale. SchneiderElectric,qui sedéveloppeàun rythmede20%decroissanceparanenChine,recrutechaqueannéeplusde600personnes.Cettecroissancerapideexigeun effort rigoureux de développement parallèle des ressources humaines. L’entreprise adécidé d’élaborer avec la China Europe International Business School (CEIBS) unprogrammedeMBAquiprenneencomptelesspécificitésdesbesoinsdel’entreprisedanslesprogrammesdeformationproposés;ilenvademêmepourAreva.Lebesoinimpérieuxdedéveloppementdescompétenceslocalesinduitparlerythmedecroissancea incitéd’autresentreprisesàcréer leurpropredispositifde formation.C’est lecasd’entreprisesdontlesmétiersn’ontpasd’équivalenceenChine,commelarestaurationcollective. Sodexho, convaincue qu’une des clés de croissance rapide enChine (+30%)repose sur sa capacité à préparer auxmétiers du management opérationnel, a fondé uneécole de formation continue, la Sodexho Management Academy, pour initier la ligneopérationnelleàlacompréhensiondesstandardsdegestiondugroupeetauxprincipesderétentionetdedéveloppementdesventes.LapolitiquedepromotiondescompétencesdecettecatégoriedesalariésenChineestconsidéréeparSodexhocommeunenjeudegestionprioritaire, une approche en totale cohérence avec la place que la formation occupetraditionnellementpartoutdans lemonde,dansce groupe, comme vecteurdepromotionsociale.Enoutre,certainesentreprisesencouragentdeséchangesentrelesmanagerschinoisetdesmanagersd’autrespayseuropéensouasiatiques.Uneexpatriationdecourteduréefavoriseun transfertdecompétences, surtoutdans lesmétiers technologiques.Ainsi, Saint-Gobainexpatriedesexpertsfrançaispouraideràinstallerleslignesdeproductionetpourtransférerlessavoir-faireauxopérateurschinois.Lesmanagerschinoissevoientégalementproposerdesparcoursdemobilitéinternationaleafind’acquérirunevisionplusinternationaledeleurmétier.Celaétant,commeon l’avuauchapitreprécédentàproposdel’enjeudumarché

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national,si,pourlesmanagerschinois,travailleràl’étrangerestperçucommeunechancequandlamissionestdecourtedurée(inférieureàunan),l’expatriationlonguesusciteunecrainte:celled’êtrerapidementexclu,aprèsleretourenChine,d’unmarchédutravailenmutation.CetteréticenceaétésoulignéepardesentreprisestellesqueDanoneetAreva,quionteudumalàfaireaccepterdesexpatriationsdelongueduréeàleursmanagerschinois.•CréerlaconfianceparletransfertdesresponsabilitésdemanagementLes entreprises occidentales ont fait le choix de recruter en Chine la majorité de leursmanagers et de leur proposer plus d’évolutions internes. Leur nombre d’expatriésoccidentauxdelongueduréeabeaucoupdiminuédepuisdixans.Cetteévolutionestvécuecomme l’une des conditions nécessaires au succès de leur implantation. On observe lamême situation chez Schneider Electric, Danone ou Sodexho Alliance; l’expatriation decourte durée remplaçant progressivement les pratiques antérieures, elle a pour objectifessentieldedévelopperlescompétenceslocales.Maiscetteapprochedoitaussis’apprécierenfonctiondesmétiersexercésparl’entreprise.PourlegroupeSuez,parexemple, l’expatriationdemanagersoccidentauxdehautniveauestperçuecommeunfacteurderéussite.SelonSuez,lesChinoisattendentavanttoutd’unpartenariatavecl’entreprisedes’enrichirdusavoir-fairefrançaisdanslesmétiersdel’eauetdutraitementdesdéchets.Laprésenced’unmanagereuropéenexpérimentéestégalementconsidérée comme un facteur de réussite et de bonnes relations avec le territoire. Nulbesoinqu’ilaituneconnaissancepréalabledupaysoudelalangue:onattenddeluiqu’ilpossède une solide expérience dumétier et une forte crédibilité professionnelle face auxcollaborateurschinois.C’estégalementl’avisd’uneentreprisecommeL’Oréalqui,surdeuxcentscadresprésentsenChine,emploieenpermanencevingtexpatriés (dontcinqousixenmissiondecourtedurée).Lesentreprisesoccidentalesont,pourbeaucoupd’entreelles,tentédesubstitueràleur politique d’expatriation de managers occidentaux le recrutement de managersasiatiques,àleurtourexpatriésenChine.Cettequestions’estrévéléedélicateàtraiter.Vud’Europe, les «Asiatiques» –Chinois, Coréens, Singapouriens, etc.–, géographiquementproches, sont supposésappartenir aumêmeuniversde sens.Cen’est évidemmentpas lecas. Si, en effet, les «Chinois» comprennent, outre les Chinois continentaux, lesHongkongais, les Taiwanais et les Chinois d’outre-mer, l’histoire du siècle derniercomplique les relations entre ces «Asiatiques» et ces «Chinois» au destin sensiblementdifférent.Les salariés originaires deHong-Kong, de Taiwan ou de Singapour partagent davantaged’affinitésaveclesOccidentaux.Deplus,ilsparlentlechinois.Cesatouts leurontpermisd’occuper des postes clés dès le début des implantations des entreprises étrangères enChine. Aujourd’hui, celles-ci soulignent les problèmes posés par des rapports parfoisconflictuels entre ces expatriés asiatiques et lesChinois continentaux, qui jugent souventarrogantslescomportementsàleurégarddecertainscadreshongkongaisousingapouriens.

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•AideràmettreenplaceunmodedemanagementadaptéPlusieursentreprisesfontétatd’unfortdésirdessalariéschinoisqueleurentreprisesache«construireunepetiteambiance»,c’est-à-diresachecréerdesrelationsharmonieusesentreles membres d’une équipe de travail. Ce management par l’harmonie serait l’une desprincipalesdemandesadresséesauxmanagersetauxpolitiquesderessourceshumainesdesentreprisesoccidentales.D’uncôté, lesenquêtesde terrainmenéesenChine soulignentunepréférencepourunmanagementpluspaternalistequ’enOccident.Del’autre,l’analysedufonctionnementdescollectifsdutravailmontrel’attachementdessalariésd’abordàleurmanagerdeproximitéplutôtqu’àl’entreprise:ladémissiond’unmanagerentraînesouventdesdépartsdanssonéquipe. Un chef d’atelier d’une des unités de Saint-Gobain décrit ainsi comment ilcomprend sa mission auprès de ses collaborateurs: déborder largement des activitésprofessionnelles pour s’intéresser au domaine privé, passer du temps avec son équipe endehors du travail font partie selon lui des missions d’un bon manager en Chine. ChezDanone, la fonctionRH intègre l’organisation de manifestations variées ou festives, voirefamilialespour lesouvriers,afinderenforcer lesentimentd’appartenancedessalariésà lacommunautéentreprise.Les enjeux portés par la gestion des ressources humaines en Chine concernent nonseulementlaqualitédesprocessusquelesentreprisesontàmettreenœuvremaisaussileurvisionmêmedumanagement.Lesentreprisesoccidentalessontcaractériséesparunevisionrationnelle,fondéesurlaprévisibilitédescomportementsindividuelsdansuncontexteoùlagestion de l’individu prime sur la gestion collective. EnChine, cette approche estmise àl’épreuve par une vision qui constitue une source de nouveaux apprentissages pour lemanagement occidental: accepter la combinaison modernité et tradition; accorder del’importance à l’individu dans sa relationà l’autre; développer un leadership à l’écoute;faireconfianceauxsentimentsdansleschoixàeffectuer.CONCLUSIONL’étudedespratiquesdesentreprisesoccidentalesimplantéesenChinenousproposeunelecturecertessituéedansletemps,maisutileàlacompréhensionducontextechinoisetdesconditions socio-organisationnelles qui président aujourd’hui aux investissements directsdanscepays.LaChineconnaîtundécollageéconomiquespectaculaire,maiscedécollagesuscitedelapartdesobservateurstoutàlafoisadmiration,fascinationetcraintedevantlesrisquesd’emballementqu’ilcontient.Incontestablement,unenouvelledonneéconomique,politiqueetsocialeestàl’œuvreenChine,quidoitêtrepriseencompteparlesentreprises.Enpremierlieu,lecapitalismetriomphedansunpaysdontlaloifondamentaleaadoptéleconcept d’«économie socialiste de marché». Dans le même temps, celui-ci estinstrumentalisépourpouvoirêtrecombinéausystèmepolitique,quidemeureautoritaireet

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d’obédience marxiste. Découvrir le monde chinois, c’est d’abord prendre en compte ce«doublesystème»qui fait ladifférenceentre laproblématiquedes investissementsdirectsen Chine et dans tout autre pays. Cette co-existence de deux références idéologiques semanifeste à travers le poids de l’Etat dans les stratégies des entreprises, leur moded’implantationetleurmodèledemanagement.Undeuxièmefacteuràprendreencompteestceluide lapousséedes tensionssocialesqui affectent le pays. La rapidité des changements qu’a connus la société chinoise(restructuration industrielle massive, exode rural, démantèlement de l’entreprise comme«unité de travail») a conduit à une régression sociale pour une partie significative de lapopulation;danslemêmetemps,l’écartderevenusentrelesclasses lesplusaiséeset lesclasses lespluspauvresest l’undesplusélevésaumonde.Cettesituation,quidonne lieuactuellementàunepériodederéflexionetd’actiondelapartdespouvoirspublicschinoispourtenterdeprévenirlamenaced’éclatementsocial,constitueunfacteurderisquepourles entreprises occidentales même si, pour l’heure, les transitions semblent relativementmaîtrisées.S’agissantdespratiquesdemanagementdesentreprisesoccidentalesimplantéesenChine,c’est principalement d’instabilité dont il est question: instabilité des choix économiques,instabilité sociale, du marché du travail, des organisations. Cette série de facteursd’instabilité questionne leur modèle habituel d’opération et de management. Dès lors,quelles pratiques de gestion ont-elles pu développer? Tout d’abord, le pragmatisme aprimé. La Chine offre des marchés émergents, largement immatures, en croissance trèsrapideetoùlavitessed’exécutionprimesurlarationalitédesactions.Maiscepragmatismea un coût qui s’avère particulièrement lourd pour la plupart des entreprises, dont uneminoritéseulementaffichedesrésultatsàlahauteurdesambitionsdedépart.Cecoûtestliéà la faible maîtrise par les Occidentaux des marchés locaux et de leurs modesd’implantation sur cesmarchés,mais aussi à l’asymétrie desmarges de pouvoir détenuesdansleursinstallationsparrapportàleurspartenaireschinois.D’unecertainefaçon,l’implantationenChineobligelesdirigeantsàrenonceràlaqualitédesorganisationsetauxbonnespratiquesdemanagementqu’ilsprivilégientenEurope.Ce«sacrifice des organisations», les entreprises y sont également contraintes par l’état desmarchéslocauxdutravail.Révisantenpermanenceleurpolitiquedegestiondesressourceshumainesetderémunérationpourtenterdemaîtriserlavolatilitégénéraliséedupersonnel(qualifiéounon)danslesrégionsoùellesontprivilégiédes’installer,ellessontcondamnéesàcombinertraitementdel’urgenceetstratégiederétentiondelongterme.La complexité du contexte social et sociétal chinois ne permet pas aux entreprises detrouverdesrepèresstablesenmatièrederégulationsociale.Aussi,nombred’entreelles ssont employées à mettre en place des politiques de développement et de responsabilitésociale, tentant ainsi de créer un levier de différenciation et un facteur d’attractivité parrapport à leurs concurrents chinois ou étrangers. Il reste que l’accompagnement duchangementestrendudifficileparlafaiblessedesfonctionsdemanagementintermédiaireetde gestion des ressources humaines. Alors que de multiples chantiers apparaissentprioritaires (fidéliser unemain-d’œuvre qualifiée, segmenter les stratégies de recrutement,développer les compétences, transférer des responsabilités et professionnaliser lemanagement local),nombred’entreprisesmisentsur ledéveloppementde la fonctionRH,considéréedésormaisparbeaucoupcommelaclédeleurperformance.

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La Chine devrait, dans les prochaines années, continuer à attirer des investissementsdirects importants de la part des entreprises occidentales, en raison d’une part de sacompétitivité salariale (résultant notamment de vastes gisements de main-d’œuvre sous-employée), d’autre part de l’attrait et de l’ouverture croissante de son marché intérieur.L’analysedespratiquesdesentreprisesdéjàinstalléesmontrequecetengouementnepourrase poursuivre, semble-t-il, que si les entreprises occidentales sont prêtes à réinventer leurmodèledemanagement.

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Bibliographie

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Annexes

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PrésentationdesentreprisesétudiéesenChineArevaImplantéinitialementenChineàtraversdeuxsecteurs,l’énergieetlaconnectique,legroupeArevaestmaintenant recentré entièrement sur lesmétiers de l’énergie (pôles nucléaire et transmission etdistribution[T&D]d’électricité)aprèslacessiondesonpôleconnectique.Pasmoinsde75%delaconsommationd’énergiedelaChineprovenantaujourd’huidel’énergiethermique(charbon),lepaysa pour ambition de faire passer la part du nucléaire de 2% à 4% en 2020, alors que laconsommation électrique chinoise croît de 15% par an. La stratégie générale d’Areva en Chineconsiste à devenir le partenaire de référence de ce pays pour ses futurs investissements dans ledomaine de l’énergie, en mettant à disposition ses développements technologiques et enprofessionnalisantleséquipesdeproductionetdeservices.Et,pourlesmétiersduT&D,derépondrelocalementàlafortecroissancedumarché.Leproblèmeprincipalrencontréparl’entreprisesurplaceestceluidurecrutement,suivideceluidela fidélisation. Pourmaîtriser son taux de turnover, ArevaT&D amis en place deux stratégies degestiondesressourceshumaines,quipassent,d’unepartparl’élaborationsystématiquedeplansdesuccession,d’autrepartparunepolitiquedeformationdelonguedurée.Pourchaqueposteclé,deuxsuccesseurs possibles sont identifiés.Ce faisant, l’entreprise intègre désormais dans sa politiquederessources humaines le principe d’un vivier de compétences. Une formation de longue durée,sanctionnéepar undiplômede typeMBA, vise à freiner lamobilité des employés, qui hésitent àquitter l’entreprise tant qu’ils n’ont pas obtenu leur diplôme, et décident de rester ensuite,reconnaissant la politique de formation-développement mais aussi de mobilité et de promotioninternedontilsprofitent.La très forte croissance de l’entreprise (plus de 400recrutements par an) et sa phase dedéveloppementpermettentnaturellementd’attirerlesmeilleurstalentschinois.EtrechinoisenChine,politique forte de ressources humaines, faire bien «du premier coup» tout en croissant, vasteprogramme!DanoneDanoneaétél’unedespremièresentreprisesfrançaisesàs’installerenChineen1989.Sastratégierepose sur l’acquisitiond’entreprises locales et le développement demarques de produits locaux.Danone est aujourd’hui le n°1 du marché des boissons et des biscuits emballés. L’entrepriseprivilégietroisformesd’implantation:desjoint-venturesoùelleestmajoritaire,desjoint-venturesoùelleestminoritaireetdesfilialesà100%.L’ensemblereprésente27000salariés.Danoneareproduitlesprincipesdemanagementetdegestion transnationauxquistructurent legroupedans lemondetout en investissant dans un «apprentissage de la société chinoise» relativement approfondi:identificationdesmotivationsdesemployéschinoisàtraversdesenquêtessociologiques.Lespostesclés(finances,formation,achats)sontdétenuspardesexpatriésdelamaisonmère.DanoneBiscuitestlaseulefilialeà100%.Lemodedemanagementissudugroupeadoncpuyêtreimplantécomplètement.LafonctionRHyestautonomeetpleinementreconnue.LeDRHaétéformé en France et a travaillé pendant plusieurs années chez Danone France. L’investissementconséquentenmatièredeGRHconduitàuntauxdeturnoverparmilesmoinsélevéssurlemarchédutravail,danslecontextepourtantextrêmementconcurrentieldeShanghai.Cescontraintesfortes

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de l’environnement favorisent, par nécessité, une professionnalisation de la fonctionRH. La GRHs’appuiesurunegestiondescompétencesquipermetauxresponsablesRHd’identifierlespersonnesclésdanschaquedomaineetdedessinerlesévolutionsdecarrièredescadres.Danscecontextedeforte tension du marché du travail, ils consacrent une grande part de leur activité à identifier lesbesoinsdedéveloppementdecarrièredecespersonnesclés,cherchantàanticiper lesdépartsetàpréparer les successeurs. L’intégration d’un salarié dans un plan de succession est souventaccompagnée d’une évaluation individuelle et d’un plan de formation: de quoi doit donner auxjeunes cadres autant de raisons de poursuivre leur carrière chez Danone. Le développement descompétencesreposesurdemultiplessituationsprofessionnalisantes,tellesquel’implicationdansdesprojetsconcrets.SuezEnvironnementPrésentenChinedepuis1975viasasociétéDegremont,spécialiséedansletraitementdel’eauetde l’assainissement, Suez Environnement a développé deux autres activités en Chine, dans laproductionet ladistributiondel’eau(SinoFrenchWaterDevelopment)ainsiquedansletraitementdesdéchets(SwireSita).LaparticularitédumodèledeSinoFrenchWaterDevelopmentenChineestfondée sur une interaction forte avec les collectivités locales: l’entreprise s’est essentiellementimplantée au moyen de co-entreprises (joint-ventures) avec les pouvoirs publics locaux(municipalités),quiontcédéunepartieducapitald’anciennesentreprisespubliquesàSuez.Cette caractéristique a de multiples conséquences sur la gestion. D’une part, l’organisation del’entreprise est contrainte de s’inscrire dans celle qui prévalait avant son arrivée. D’autre part, lamaîtrisedespostescléscommelafonctionfinancièreestconservéeparlesChinoisetéchappentauco-contractant étranger. Malgré trente ans d’expérience dans la région (à Macao), la fonction«ressources humaines» demeure atrophiée. La coordination entre les différentes joint-ventures esttrèsfaible.Elleserésumeaureportingdesmanagersverslescadresadministratifssurlessalaires,lescharges sociales et les relations industrielles. Cette atrophie s’explique notamment par l'influenceprépondérantedessecrétairesduParticommunisteprésentsdanschaquefiliale.Auniveaudurecrutement,Suezmaintientdesrelationsdurablesautantavecl’universitédeTongjiqu’avec d’autres universités moins prestigieuses. En effet, celles-ci sont complémentaires pour legroupe. D’un côté, l’université de Tongji forme des ingénieurs brillants mais aux attentes trèsimportantesenmatièredesalaires,etquimontrentpeudeloyautéenversleurrecruteur(turnover).Del’autre,lesuniversitésprovincialesformentdescontingentsnonnégligeablesdebonsspécialistestechniques. L’entreprise tente par conséquent d’effectuer un panachage entre ces deux sortesd’étudiants.Suezdisposedesonproprecentredeformation,SuezUniversity.Legrouperestreintauminimumle nombred'expatriés enChine afin de favoriser unepolitiquedemobilité interne.Denombreuxmanagers formés dans les joint-ventures locales sont ensuite envoyés dans les centres dedécisionsituésàMacao,ShanghaiouPékin.Néanmoins, laplanificationde lamobilité interne reste freinéeparlecaractèrerudimentairedelafonctionRHsoulignéci-dessus.SodexhoAllianceImplantéeenChinedepuis1995,Sodexhoydéveloppedesactivitésderestaurationcollectivemaisaussi de services variés aux entreprises: nettoyage, gestion d’immeubles… Le groupe emploie8800employésdéployéssur370sitesdeprestations.

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SontauxdecroissanceenChines’élèveà30%grâceàdeuxatouts:sapolitiquedeformationetsapolitiquededéveloppement dumanagement local. L’entreprise formeses salariésà sesmétiersdemanagementopérationnel.Uncentredeformation,crééàPékin,formelescollaborateurschinoisaunouveaumétierde larestaurationcollective.Lapolitiquedepromotion interneconduitàcequ’ungrand nombrede cadres soient d'anciens opérationnels: le directeur pour la Chine est un anciencuisinier, la directrice financière une ancienne caissière. Les responsabilités sont ainsi transféréesrégulièrementverscenouveaumanagementlocal.Larétentionetlafidélisationsontunenjeucentral.Leurtauxen2005n’étaitquede20à30%.Lastabilisationde la populationnon résidente, qui représente 54%du total des effectifs, dépenddel’investissementdel’entrepriseenmatièredelogement.Elleestconfrontéeégalementauxcoûtstrèsélevésdumarchéfoncieret immobilierdansdesrégionstellesquecelledudeltadelaRivièredesPerles.Saint-GobainVitrageL’activitédeSaint-GobainVitrageenChineestprincipalementdestinéeaumarchéintérieurchinois.Dans le domaine du verre plat, les deux sites de Saint-Gobain HanGlas China sont gérés encoopérationavecdespartenairescoréensetchinois:uneusineestimplantéeàNankindepuis2001,l’autre à Qingdao depuis 2004. L’effectif total de Saint-Gobain HanGlas China est de 1022personnes,dont20ausiègeàShanghai,698àNankinet303àQingdao.Saint-GobainVitrage,quidétientlamajoritédesactionsdugroupecoréenHanglas,estmajoritairedanscesdeuximplantations.Saint-Gobainachoiside«reconstruire»enChinedesusinesconformesàsesstandardsindustrielsinternationaux: progrès continu, programme de permis à points pour la sécurité, démarche5S,systèmedeformationdesopérateurssursimulateur…Al’ouverturedesesdeuxusines, legroupeacherchéàprivilégiersesstandardsenmatièretechnologiqueetdegestiondesjoint-ventures.Les«topmanagers»sonteuropéens,chinoisetcoréens.Néanmoins,Saint-GobainHanGlasChinarencontredes difficultés dans lamise enœuvre de sonmode demanagement. Ainsi les écarts de standardrestent-ilsimportants.Le contexte multiculturel rend les relations de travail complexes au sein de l’entreprise. Lesmanagers chinois intermédiaires se concentrent de préférence sur la technologie, la gestion desressourceshumainesn’étantpasconsidéréepareuxcommeunenjeu.De fait, lescompétencesdeleadershipdecettepopulationsontinsuffisantes.DesdifficultéslinguistiquesentreChinois,CoréensetFrançaisrendentdepluslemanagementlocaldifficile.Lesbonsmanagerslocauxsontdifficilesàtrouversurlemarché,àformeretàgarder.L’entrepriseaadoptétroisapprochesderecrutement,deformationetdedéveloppementdecarrière.Lerecrutementcibleplutôtdescandidats«matures»ou«stables».Danssaculture,Saint-Gobainprivilégie les personnalités, l’attitude au travail et l’ancrage local. En outre, Saint-GobainHanGlasChinaaélaboréunprocessusd’intégrationquipasseparuneformationenEuropeetpeutdurerdesixmoisàunan.L’étudedesattentesdesmanagerschinoismontrequeledéveloppementpersonnelestsouventplacédanslesmotivationsavantleniveaudesalaire.Unsystèmederevuedupersonnelaétémisenplace.L’entreprisesouhaiteégalementdévelopperlapratiquedeplansindividualisésdecarrière desmanagers, consciente de la nécessaire prudence à adopter face à des salariés souventimpatientsdefranchirrapidementlesétapesdelapromotioninterne.

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SchneiderElectricSchneiderElectricest implantéenChinedepuisvingt-cinqans.Sondéveloppementrapideafficheuntauxdecroissanceduchiffred’affairesde20%paran.Actuellement,legroupecompte17entités,4centresdedistribution,32agencescommerciales,2centresderechercheetdéveloppement(R&D)à vocation mondiale et 2centres de formation. Son effectif est de 8500personnes, 85% de sonactivitéportantsurlemarchéchinois.Ledéveloppementrapidedel’entrepriseentraîned’importantsbesoinsdepersonneletd’évolutiondescompétences.Afind’assurercettecroissance,quatredomainesontétéprivilégiés:–lerecrutement:SchneiderembauchechaqueannéeenChineplusde600personnes.L’entreprisefavorise ensuite la promotion interne. Le retrait progressif de certains expatriés européens permetd’offrir beaucoup de possibilités à son personnel chinois, et, ainsi, de répondre aux attentes depromotion rapide. Cette politique évite que l’expatriation ne plafonne le développement desemployéschinoisetpermetderetenirlestalentslocaux.– la formation: Schneider Electric a développé une formation MBA avec CEIBS (China EuropeInternationalBusinessSchool)àShanghai.Cette formationaétéconçueenprenantencomptedesspécificitésdesbesoinsdeSchneiderElectric.–l’internationalisation:l’entrepriseorganisedesmobilitésavecdesexpatriésenprovenancedespaysde l’Asie-Pacifique. Ainsi des employés chinois ont-ils plus d’occasions d’aller dans d’autres paysasiatiqueset,réciproquement, lesexpatriésenChinesont-ilsdeplusenplusissusdelazoneAsie-Pacifique(Singapour,Australie,Nouvelle-Zélande).Au cours de ses vingt-cinq années d’expérience en Chine, Schneider Electric est parvenu àdévelopperunmodèledemanagement spécifique.Lagestiondes ressourceshumaines s’yeffectuesurlesmêmesbasesqu’enEurope.Avecledéveloppementrapidedubusiness,lesjeunescadressevoient proposer des promotions rapides à l’intérieur de l’entreprise. Cela constitue un facteurd’attractivité puissant. Les changements rapides du travail en Chine se sont accompagnés dechangements tout aussi rapides d’attitude du personnel: les salariés anticipent désormais lesévolutions,internesouinternationales,quel’entrepriseseraitsusceptibledeleurproposer.FranceTélécomOuvert en juillet 2004, le centre de R&D France Télécom de Pékin est détenu à 100% par legroupe. Cette implantation relève d’une stratégie de moyen-long terme visant à s’approcher d’unmarché en forte croissance afin d’y capter des innovations et des talents. Néanmoins, l’accès aumarché comme opérateur de télécommunication en Chine est encore exclu pour les opérateursétrangers.A traverscecentred’explorationetde recherche, l’entreprisepoursuit troisobjectifs:profiterdupoolde talents enChinedans le domainedes télécommunications;contribueraudéveloppementglobaldeFranceTélécomencaptantlesinnovationspourlestransférersurd’autresmarchés;enfin,participeràlanormalisationàvenirdestélécommunicationschinoises.UndeuxièmecentredeR&Dest prévu en coopération avec China Télécom à Canton. Aujourd’hui, l’effectif de 111personnesinclue8expatriésfrançais.Lamoitiédupersonnelpossèdeundiplômedemastère(bac+5),environunquartundoctorat.Toutlepersonnelparleanglais,untierspratiquelefrançais.Letauxdeturnoverestrelativementfaibleparrapportauxentreprisesdusecteur.Néanmoins,desactions sont en cours pour fidéliser les salariés et rendre le centre de recherche attractif pour les

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chercheurs chinois.Certaines de ces actions portent sur l’environnement de travail: conditionsdetravail, facilitésde transport, restaurationcollective,aménagementdu tempsde travail.Enplusdesassurancesobligatoires(retraite,chômage,maladieetaccidentsdutravail),l’entrepriseoffreaussidesgaranties complémentaires, comme par exemple une assurance complémentaire maladie, unecouverture des accidents personnels, des compléments de retraite, ainsi que des facilités pour seloger.Par ailleurs, des évènements conviviaux sont organisés pour favoriser une bonne ambiance detravail parmi une population jeune (l’âge moyen du personnel est de 25-30 ans): célébrationd’anniversaires, dîners amicaux, tournois sportifs, voyages en famille et toutes formes d’actionscontribuantàcréerune«petiteambiance».

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Tableau2Personnesrencontréesenentreprise

AlstomTransportSA

CélineBellonenchargeducentredurecrutementFranceMarcFrancois-Braziervice-présidentKnowledgeandRHDevelopment

Areva OlivierBurgervice-présidentdesressourceshumainesEurope,Moyen-Orient,Asie

Carrefour Jean-LucDelennedirecteurdescarrièresetrelationssocialesinternationales

Coleman-ADGCampingGaz Jean-NoëlVelaydirecteurdesachats

Danone JérômeTubianadirecteurdelaprospectivesocialePierreDeheunynckvice-président,People&OrganisationDevelopment

FranceTélécom MoniqueCleachresponsabledupôledéveloppementetcarrières

FranceTélécomRecherche&Développement Jean-FrançoisBernarddirecteurduprojetChinaTélécom

L’Oréal AnthonyRusselldirecteurduprogrammedirigeants

Lafarge AnneLarratjuristeendroitsocialPatriceLucasdirecteurdespolitiquessociales

LafargeCiments AlainGuillendirecteurdesressourceshumaines

Renault RogerGillotconsultantenprojetsinternationauxMichelChassatresponsabledudépartementcentraldel’emploi

Saint-GobainVitrage MichelMagotvice-présidentInternationalOperationsOlivierBousquetdirecteurdesaffairessociales

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SalomonSports PierreJarniatdirecteurdesachatsetsourcingRikaDunderresponsabledesachatsenAsie

SchneiderElectric Jean-FrançoisPilliarddirecteurgénéraldesressourceshumainesetdelacommunicationLaszloMarkotanseniorvice-présidentCommercialEfficiencyandCommunicationDanièleN’GuyendirecteurdesrelationssocialesdugroupeetdelacommunicationRH

Seb ThierryGeedirecteurdudéveloppement

Sociétégénérale RenaudPhelipadjointresponsabledesressourceshumaines

SodexhoAlliance ElisabethCarpentierdirectricedesressourceshumainesdugroupeDanielVannierdirecteurdel’organisationetdudéveloppementdumanagementChristopheSolasdirecteurgénéraldeSodexhoenChine

Suez MurielMorindirectricedesrelationssocialesdugroupe

SuezEnvironnement DavidHespedirecteurdudéveloppementdesressourceshumaines

Temex RéginePailhes-Rosetdirectricedesressourceshumaines

Tableau3Organisationsinternationales

AmnestyInternational JacquesNoëlLeclercqresponsabledudépartementpartenariatentreprises

Confédérationinternationaledessyndicatslibres JanekKuckzkiewiczdirecteurdudépartementdesdroitssyndicaux

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Tableau4LesentretiensenChine

Universiténormaledel’estdelaChine,Shanghai M.Madoctorantetenseignantengestiondesressourceshumaines

Renault,Pékin Jean-PaulRogerdirecteurdesressourceshumainesChine

DanoneBiscuitChine,Shanghai XiangdongZhangdirecteurdesressourceshumainesdesmanagersopérationnels(Sales&Marketing,production…)Desresponsablesdesressourceshumaines

Saint-Gobain,Shanghai AlainChendirecteurdesressourceshumainesdeladélégationenChineHouchanShoeibidirecteurgénéraldelabrancheVitrageMarySongdirectricedumarketingetdelavente

Saint-GobainVitrage,Quingdao,provincedeShandong HongtaoWangdirecteurgénéralJunningZhoudirecteurdesressourceshumainesDesmanagersopérationnels,desresponsablesdesressourceshumainesetdesopérateursdeproduction

Saint-GobainVitrage,Nankin,provincedeJiangsu AiguoWandirecteurgénéralYingchunZhoudirecteurdesressourceshumainesDesmanagersopérationnelsetdesresponsablesdesressourceshumaines

Dongfeng-Yueda-KIAAutomobile,provincedeJiangsu ZhonghouLiuvice-présidentdugroupeM.XuadirecteurdesressourceshumainesDesmanagersopérationnelsetdesopérateursLeprésidentdusyndicatchinoisdansl’entreprise

LasociétédecontrôledugroupedeWuhanSidérurgie,provincedeHubei

WeipingWangdirecteurgénéralLesdirecteursdedépartements:organisation,propagande,travailetformation