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ENSEIGNER LES MATHEMATIQUES DANS LE CYCLE OBLIGATOIRE : QUOI ? POUR QUI ? POURQUOI ? UN DOSSIER DU COMITÉ SCIENTIFIQUE DES IREM Introduction, présentation et synthèse des documents par Gérard Kuntz. REPERES - IREM . N° 38 - janvier 2000 5 PRESENTATION DES DOCUMENTS Pendant des décennies, les enseignants de mathématiques se sont essentiellement préoccupés des contenus de leur discipline, tant les finalités de son enseignement leur paraissaient évidentes : la vertu formatrice des mathématiques (admise par tous sans véri- table discussion) et le développement scien- tifique et technique du monde contemporain, justifiaient sans conteste, à leurs yeux, une large formation mathématique pour tous les élèves dans l’enseignement obligatoire. Ces cer- titudes étaient si ancrées que les mathéma- tiques ont pu jouer, sans que les familles ne protestent vraiment, un rôle pervers de sélec- tion sociale : leur maîtrise semblait en effet la condition indispensable de la réussite per- sonnelle, professionnelle et sociale. La démocratisation de l’enseignement a remis en cause bon nombre de certitudes. Les contenus des programmes ont été profondé- ment modifiés pour s’adapter à un nouveau public, beaucoup plus nombreux et fortement hétérogène. Les méthodes d’en- seignement ont été aménagées : développe- ment des “activités”, réduction de la part du cours Depuis plusieurs mois, le comité scientifique des Irem s’est emparé d’une question que le corps social pose de façon insistante aux enseignants, par le truchement des media : quels pourraient être les finalités et les contenus d’un enseignement de qualité en mathématiques, dans le cycle obligatoire (école élémentaire et collège) ? Chacun de ses membres a rédigé un court texte de circonstances et d’humeur ( 1 ), desti- né à alimenter un très large débat parmi les enseignants de mathématiques. Ces documents seront sans doute contestés, enrichis, reformulés. Ils sont faits pour cela. Le comité scientifique remercie vivement tous ceux qui voudront bien lui faire part de leurs réactions. 1 L’année a été riche en discours, en articles de journaux, en émissions de radio et de télévision sur le sujet. Chacun y a réagi à sa manière. Certains ont privilégié l’analyse de la situation actuelle, d’autres parlent avec passion de leur métier et se prennent à rêver, ce qui n’exclut pas cer- taines inquiétudes...

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ENSEIGNER LES MATHEMATIQUESDANS LE CYCLE OBLIGATOIRE :QUOI ? POUR QUI ? POURQUOI ?

UN DOSSIER DU COMITÉSCIENTIFIQUE DES IREM

Introduction, présentation et synthèse des documentspar Gérard Kuntz.

REPERES - IREM . N° 38 - janvier 2000

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PRESENTATION DES DOCUMENTS

Pendant des décennies, les enseignantsde mathématiques se sont essentiellementpréoccupés des contenus de leur discipline,tant les finalités de son enseignement leurparaissaient évidentes : la vertu formatrice desmathématiques (admise par tous sans véri-table discussion) et le développement scien-tifique et technique du monde contemporain,justifiaient sans conteste, à leurs yeux, unelarge formation mathématique pour tous lesélèves dans l’enseignement obligatoire. Ces cer-titudes étaient si ancrées que les mathéma-tiques ont pu jouer, sans que les familles ne

protestent vraiment, un rôle pervers de sélec-tion sociale : leur maîtrise semblait en effetla condition indispensable de la réussite per-sonnelle, professionnelle et sociale.

La démocratisation de l’enseignement aremis en cause bon nombre de certitudes. Lescontenus des programmes ont été profondé-ment modifiés pour s’adapter à un nouveaupublic, beaucoup plus nombreux et fortementhétérogène. Les méthodes d’en-seignement ont été aménagées : développe-ment des “activités”, réduction de la part du cours

Depuis plusieurs mois, le comité scientifique des Irem s’est emparé d’une question que le corpssocial pose de façon insistante aux enseignants, par le truchement des media : quels pourraientêtre les finalités et les contenus d’un enseignement de qualité en mathématiques, dans le cycleobligatoire (école élémentaire et collège) ?

Chacun de ses membres a rédigé un court texte de circonstances et d’humeur (1), desti-né à alimenter un très large débat parmi les enseignants de mathématiques. Ces documents serontsans doute contestés, enrichis, reformulés. Ils sont faits pour cela. Le comité scientifiqueremercie vivement tous ceux qui voudront bien lui faire part de leurs réactions.

1 L’année a été riche en discours, en articles de journaux,en émissions de radio et de télévision sur le sujet. Chacuny a réagi à sa manière. Certains ont privilégié l’analyse de

la situation actuelle, d’autres parlent avec passion de leurmétier et se prennent à rêver, ce qui n’exclut pas cer-taines inquiétudes...

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magistral. L’évaluation des connaissances abeaucoup changé, sous la pression sociale quiexige “la réussite” (elle porte de plus en plus surdes aspects limités et répétitifs de ce qui est ensei-gné). Ces bouleversements ont engendré unprofond malaise chez les enseignants. Mais ilsont conduit à de salutaires interrogations sur lesfinalités de l’enseignement, éclairant d’unelumière nouvelle la question des contenus. Cebouillonnement est manifeste dans les Iremdepuis de longues années. Il a fait émerger desquestions difficiles, mais inévitables.

Parmi les disciplines enseignées, lesmathématiques ont-elles des spécificités quiles rendraient indispensables ?

En quoi l’étude des mathématiques est-elle formatrice ?

Quelle en est l’utilité pour l’élève, pourson développement personnel, pour sa vieprofessionnelle, pour sa vie économique etsociale ?

Est-il nécessaire d’enseigner des mathé-matiques à tous les élèves des cycles obli-gatoires ?

Quelles mathématiques faut-il leur pro-poser ?

Comment affronter et si possible dépas-ser les tensions et les contradictions inscritesdans les textes (les intentions des programmesne sont guère en accord avec le détail desprogrammes, les pratiques d’enseignementet l’évaluation des élèves) et renforcées par desattentes peu compatibles des partenaires dusystème éducatif (élèves, parents, profes-seurs, administration, ministre) ?

Les enseignants attendent des réponsesclaires à ces questions qui les préoccupent. Savoirce que l’on fait et pourquoi on le fait permetde travailler avec conviction, en dépit desinnombrables difficultés quotidiennes.

Ils sont convaincus qu’il faut résister fer-mement aux tentations de réduire la partd’une discipline ressentie (bien à tort) commeenvahissante, abstraite et éloignées des acti-vités quotidiennes.

Ils éprouvent le besoin de faire com-prendre aux parents l’importance d’une véri-table formation scientifique de leurs enfants,au-delà d’une réussite scolaire sans véritablecontenu que le système éducatif a mis enplace, sous la pression des “usagers”.

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D’une part la première question peut êtreprise dans différents sens :

1. Qu’est-ce que le développement psycholo-gique et psychogénétique des enfants permetde leur enseigner pendant la scolarité obligatoire,sous réserve des conditions didactiques. etpédagogiques favorables ?

2. Qu’est-ce que les conditions didactiques etpédagogiques actuellement «disponibles» dansle milieu (enseignants, société) permettentd’enseigner aux élèves ?

3. Que peut-on désirer enseigner aux élèves,compte tenu des finalités de la scolarité obli-gatoire et des exigences ultérieures de la sco-larité et de la société ?

4. Quelles améliorations, selon quels critèrespeuvent être envisagées par le moyen demodification «marginales» ou profondes, et àquels «coûts» ?

D’autre part la formulation des réponses— sinon les réponses elles-mêmes — et l’accentmis sur telle ou telle, varient selon les desti-nataires : responsables politiques en quêted’actions prestigieuses ou de critiques faciles,noosphériens friands de nouveautés sédui-santes, public inquiet de recettes faciles,enseignants sceptiques ou prompts à antici-per et à interpréter de façon excessive leshypothèses à l’étude, etc.

Or les différents points de vue ne peu-vent pas être dissociés : L’adaptation d’uneconnaissance mathématique aux possibili-tés et aux pratiques d’un niveau scolaire (età l’inverse l’adaptation des pratiques à unprojet) demande une adaptation et un consen-tement de l’ensemble des partenaires culturelset sociaux et de toute la chaîne scolaire.Trop d’intérêts et trop d’enjeux sans véritablerapports avec le bien privé et public desélèves s’expriment trop égoïstement et tropfort en éducation.

QUE PEUT-ON ENSEIGNER ENMATHEMATIQUES A L’ECOLEPRIMAIRE ET POURQUOI ?

Guy BROUSSEAU

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De sorte qu’une réponse courte, mêmeprudente sera une mauvaise réponse.

Finalité

Personne ne résiste à l’impérieuse néces-sité de formuler des finalités générales pourl’enseignement des mathématiques dans la sco-larité obligatoire.

L’apprentissage le plus fondamental — ily en a d’autres — que les enfants peuvent trou-ver dans les mathématiques à l’école pri-maire me semble être celui de la gestion per-sonnelle et sociale de la vérité et de la décision.Les mathématiques n’ont pas le monopole dela recherche de la vérité mais elles sont de cepoint de vue un domaine privilégié où on peutrechercher directement le plus précocementet où on peut apprendre à la traiter avec lemoins de savoirs préalables.

Dès l’école primaire, un enseignementdes mathématiques convenable devrait per-mettre le développement de la personnalitérationnelle de l’élève et lui enseigner les com-portements sociaux relatifs à l’établissementde la vérité. Qui l’établit ? par quels moyens ?Quand et pourquoi une déclaration mathé-matique est-elle «vraie» ? quels arguments sontrecevables ? Quels ne le sont pas ? Quand faut-il résister aux arguments de séduction, d’auto-rité et à la «rhétorique», pour ne s’en remettrequ’à son jugement, à ce qu’on peut constaterpar soi-même, de ce qu’on voit avec «éviden-ce», ou qu’on déduit. Au contraire quand est-il nécessaire, honorable, de passer outrel’amour propre, l’intérêt ou les engagementspour se ranger à l’opinion de l’autre parcequ’elle est vraie. Comment convaincre lesautres ? Quel rôles respectifs jouent lessavoirs, le jugement personnel, la réflexion etl’apprentissage ? Un tel projet ne se réalisepas peine et sans technique.

A propos de quelques connaissancesfondamentales de la scolarité obligatoire.

Les nombres y sont au service des mesu-rages avant d’être des objets d’études mathé-matiques. On devrait donc réintégrer et pré-ciser, sous une forme nouvelle peut-être,l’écriture et le traitement des unités demesure (ex. «3 F/m») , les changements d’uni-tés et l’étude du système métrique (dont la quasidisparition affaiblit la connaissance de lanumération).

La linéarité est une propriété essen-tielle, mais sa transposition didactique dansla scolarité obligatoire sous forme de pro-portionnalité n’est plus du tout satisfai-sante depuis la disparition (justifiée) dansles programmes du collège et du lycée, de lathéorie des rapports et proportions et del’arithmétique, puis celle des éléments devocabulaire qui permettaient d’identifier lesrapports.

Différents types d’espaces mesurablessont rencontrés (ensembles finis petits ougrands, segments, surfaces, «volumes», évé-nements, angles, capacités, temps, vitesses etdensités constantes etc.) les opérations propresaux (dénomination des objets et des classes,l’énumération des collections et les comparaisonsde listes, l’identification des opérations cor-respondant à la réunion et à l’intersection etau complémentaire, etc.) peuvent être ensei-gnées, à la fois avec un vocabulaire précis etstable, et sans étude formelle.

Il faut pour cela que les professeurssachent (et conviennent de) distinguer leur savoirde celui de leurs élèves. La tradition qui éta-blissait implicitement un partage entre lesconnaissances de différents niveaux et par consé-quent entre celles du maître et celles de ses

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élèves tend à disparaître lorsque les réformesse succèdent rapidement, elle doit être rem-placée par des conventions s’appuyant surdes techniques didactiques connues ou apprisespar les professeurs - ceux du niveau considé-ré et ceux des autres niveaux - et acceptéespar les autres. Il serait malveillant d’assimi-ler ces propositions avec «un retour aux mathé-matiques modernes» ou avec «les mathéma-tiques anciennes» et de réveiller ainsi desmalentendus qu’il faut dépasser.

L’écriture mathématique «formelle»est indispensable mais son étude formelle nel’est pas.

Le désir de faire précocement «commeen mathématiques» conduit les enseignantsà plusieurs choix discutables : faire écrireaux élèves des «formules numériques» correcteset abstraites qui préfigurent les écrituresalgébriques ne serait peut être pas impos-sible mais le faire pour représenter leurs pro-grammes de calculs arithmétiques conduitsûrement à fausser la signification des sym-boles mathématiques (“ + ” et surtout “ = ”)sans préparer en rien l’étude de l’algèbre etprépare les malentendus futurs sur ce que lesélèves savent ou pas. Ce même choix a conduità rejeter le traitement explicite des unitésvers les programmes de sciences du collège età ne traiter que des nombres «abstraits» (sansd’ailleurs rien faire pour les abstraire de quoique ce soit). Cette position met l’enseigne-ment primaire dans l’embarras.

On ne peut vraisemblablement pas reve-nir en arrière mais il faut corriger cette déri-ve que l’on observe aussi dans le développe-ment d’un enseignement de «géométrie»excessivement ambitieux et coûteux en temps.Il consiste essentiellement à «montrer» lesobjets et les propriétés qui seront étudiésplus tard en géométrie. Mais ces ostensions

ne servent pas et elles brouillent le caractè-re déductif de la géométrie et le rôle de «modè-le d’une théorie mathématique» qu’elle devraittenir dans le secondaire alors que l’étude desconnaissances spatiales pratiques (commentreprésenter, se diriger, mesurer... dans l’espa-ce familier, urbain rural...) est négligée.

La résolution de problèmes «de la viecourante» ou non devrait s’achever par uncompte rendu ou les élèves devraient montrerclairement les expressions arithmétiquesqu’ils traitent et les identifier (dénommer cequ’elles représentent), le programme de cal-cul suivi (représenté) et qu’ils doivent justi-fier (oralement), et les résultats. Il faudraitdonc leur faire utiliser (sans formalisme maisavec les termes élémentaires nécessaires),les moyens actuels utilisés pour ces t‚ches(expressions numériques, déclaration, dia-grammes, valeur et unités.

La tendance à utiliser l’algèbre dès lespremières classes de l’école primaire se mani-feste de plus en plus quoique de façon très confu-se. Cette tendance vient plutôt de ce que lesprofesseurs d’école n’ont pas appris autrechose que d’une décision raisonnée en fonctiondes élèves et des enseignements ultérieurs.L’introduction de l’algèbre au collège en estelle aussi brouillée et semble se réduire à descollections de techniques formelles.

Langage et rigueur

Il n’est possible ni de laisser entrer dansles classes n’importe quel vocabulaire etn’importe quelle conception sous prétextequ’ils sont utilisés quelque part hors de l’école,ni de prétendre à un usage «parfaitement» mono-sémique et rigoureux du langage mathéma-tique. De tout façon le sens des termes évo-lue avec l’environnement l’usage et le niveau.«Donner du sens» est utile, mais cela revient

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souvent à plonger une notion assez simple dansun univers «concret» qui la rend beaucoupplus obscure et difficile et qui contrarie lacompréhension et l’apprentissage. Une propriétéessentielle des mathématiques est de per-mettre de se débarrasser des conditions par-ticulières.

Il est possible d’enseigner à la plupart desélèves assez précocement de l’arithmétique élé-mentaire, du calcul mental ou non, des rudi-ments d’algèbre, et de vraie géométrie déduc-tive, de statistiques et même de probabilités,une construction mathématique des rationnelset des décimaux, des éléments de logique etc.cela s’est fait Mais il n’est pas possible de «géné-raliser» à tous les professeurs ce qui s’est réa-lisé dans des conditions particulières (qu’ellessoient d’innovation ou d’expérimentationrigoureuse) ni de «tout faire».

L’enseignement de ces connaissances sup-pose qu’elles sont suffisamment utilisées etrépétées aux niveaux suivants. Les trans-positions nécessaires en changent le sens, quidoit être repris et «régulé» à tous lesniveaux. Ce qui précède implique quel’ensemble du processus est pris en charge parl’ensemble des professeurs de la scolaritéobligatoire et au delà. La distance entre les

cultures des professeurs des écoles et celle desprofesseurs de collèges, ces derniers étroite-ment assujettis à la culture des lycée et despréparations aux grandes écoles, est excessiveet très dommageable. Il est indispensable dela réduire!

Les successions de trains de réformessouvent chaotiques favorisent l’abandon desprojets cohérents et des pratiques éprouvéesau bénéfice d’improvisations fugitives. Ellesaboutissent à rechercher des positions immé-diates de «moindre effort» pour les élèves etleurs professeurs, qui se révèlent en fait ensui-te très coûteuses (en efforts) sur le long terme.

Rien n’est possible si la formation desprofesseurs de mathématiques reste soumi-se aux deux conceptions opposées mais com-plémentaires suivantes. Selon la première, quasiofficielle, il suffirait de savoir «des» mathé-matiques (celles visées et mal atteintes pourle CAPES) pour enseigner celles dont lesenfants et la société ont besoin. Selon la secon-de à l’inverse, si on renonçait à cette positiond’amateur, il faudrait chercher uniquementles solutions dans diverses disciplines, entout cas ailleurs que dans une connaissance(scientifique, donc expérimentale) des spéci-ficités didactiques des mathématiques.

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Comme il se doit, l’adjectif “obligatoire”dominera ma réflexion. Jusqu’à nos joursdu moins, la mathématique a toujours eupartie liée avec son enseignement ; le mot mêmemathemata désignait en grec ce qui s’ensei-gnait. Il y avait l’intention de délimiter ainsila nature de ce qui pouvait s’enseigner, de toutce dont on pouvait se rendre maître à lasuite d’un enseignement parce que la certi-tude était au bout. Le contraste se faisait alorsavec ce qui ne pouvait se transmettre que dansune relation de maître à disciple, ou encorepar l’apprentissage d’un art lorsque le coupde main s’acquiert par lente imitation. Tel est,pour moi, le sens profond des Elémentsd’Euclide : le livre que l’on peut maîtriser parun travail scolaire.

Mais jusqu’à la fondation des lycées en 1802,l’enseignement des mathématiques fut option-nel ; il résultait de l’élection particulière d’unediscipline par l’étudiant. Lorsqu’un courttemps les choix avaient été complètement

libres, dans les Ecoles centrales de la Révo-lution, après le dessin la mathématique devintla discipline la plus choisie par les élèves.Aujourd’hui, en France particulièrement, lamathématique est à l’opposé de cette position :elle représente l’inévitable.

Un triple inévitable ! Puisqu’il y a l’inévi-table intellectuel, sinon on est considérécomme un imposteur ; un inévitable scolaire,pour compter parmi les meilleurs ; un inévi-table social enfin, savoir calculer étant pris sym-boliquement au sens de savoir assurer sa car-rière. Je le dis autrement : la lourdeur desréférences mathématiques en sociologie jouedu premier inévitable, les mathématiquesobligatoires lors de la première année demédecine jouent le second inévitable, cet autrenom de la sélection ; et les mathématiques dansles Ecoles commerciales jouent du doublesens de l’inévitable social. J’ai donné troisfigures de l’enseignement obligatoire desmathématiques post baccalauréat, trois figures

LES MATHEMATIQUES DANSL’ENSEIGNEMENT OBLIGATOIRE

Jean DHOMBRES

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qui ne peuvent que porter image dans lesmentalités des collèges et des lycées, profes-sionnels, classiques ou techniques.

Comme pour toute représentation ins-titutionnalisée, il y a du vrai, de l’efficace, del’utile même dans ces côtés inévitables de lamathématique. Et pourquoi les enseignantsseraient-ils déçus qu’ait enfin disparu la “fri-volité” française d’il y a peu, lorsque de beauxesprits affectaient de ne rien pouvoir com-prendre aux mathématiques tellement cettediscipline paraissait omettre tout ce qu’ilpouvait y avoir de beau et de digne d’être étu-dié. Je ne déteste pas la représentation quedes Anglo-Saxons nous font d’être des gre-nouilles cartésiennes, trop attachés auxmathématiques.

En soi, la mathématique inévitable n’estcertainement pas qualifiée par cet adjectif :il se présente beaucoup de choix possiblesdans les mathématiques à apprendre. Maisreste-t-il une certaine liberté dans la mathé-matique obligatoire, celle qui suscite en par-tie l’ennui de par son obligation même ? Neserait-il pas advenu que la mathématiqueenseignée n’ait plus pour objectif la maîtrised’une connaissance, cette maîtrise dont onse rend compte pour soi-même et à soi-mêmelorsqu’elle est acquise. C’est le seul sens, etnon le sens quasiment sportif, que je comprendsdans l’expression encore usuelle : “il n’y apas de mathématiques sans larmes”. Lesdidacticiens ne cessent de traquer les condi-tions d’acquisition d’une telle maîtrise ; les his-toriens modulent sur le thème de ce que l’onpeut faire avec certains instruments seulement,au point d’ailleurs qu’une part de l’histoire desmathématiques pourrait se lire comme étantce que les mathématiques élémentaires (notiontrès relative) peuvent faire dans les mathé-matiques supérieures (notion que je définis sim-plement par les mathématiques pratiquées par

la recherche). D’autres historiens essaient decomprendre ce que signifie l’attirance pour lesmathématiques dans le cadre de sociétés hié-rarchisées, ou de sociétés où l’élégance decelui qui sait doit être de ne pas montrer sonmétier, mais son aisance, etc. Et les mathé-maticiens, quand ils ne font pas de la recherche,que font-ils ?

Ma question qui peut paraître un reprocheest bien sûr exagérée : didacticiens et histo-riens se sont eux aussi facilement enfermésdans la tour d’ivoire de leurs réflexions théo-riques, ou tout simplement poussés par lebesoin d’une reconnaissance professionnellede leurs travaux spécialisés. Il n’empêche : pourqu’une mathématique s’enseigne avec intérêt,en particulier celui des maîtres, il faut que cettemathématique ne soit pas uniforme, quand bienmême elle serait obligatoire. La recherchemathématique n’est pas uniforme, ce qui negêne ni le développement des modes, cesfaçons d’espérer à certains moments parvenirà des solutions par des moyens bien délimi-tés, ni les estimations de la valeur des travauxdes chercheurs.

La mathématique unique, voilà sansdoute la tare la plus lourde de l’enseignementmathématique français. Elle est avant toutle résultat d’un manque de culture ; dès leprononcé de ce mot, je regrette de l’avoiremployé. Car je crains les esprits techno-cratiques qui, avec le sens de l’obligatoire, ris-quent d’en déduire que l’enseignement pour-rait se réduire à un discours autour destechniques mathématiques, celles-ci étantoubliées. Il existe plusieurs façons de conce-voir l’intégrale, les limites, ou tout simple-ment des cercles quand ils forment une famil-le à un paramètre, etc. ; la culturemathématique consiste à jouer de ces façonsdifférentes. Où l’enseignant les méditerait-il, s’il ne lit pas d’autres ouvrages que des

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manuels du secondaire ? Cette absence de lec-ture, et je ne parle même pas de l’ignorancede l’histoire des notions et concepts mathé-matiques, fournit un signe tout matériel : j’aibien fait de parler de culture. La vulgarisa-tion mathématique est encore un désert.J’exagère, je le sais, mais on conviendra quenous ne vivons plus l’époque autour de 1800,si brillante dans les mathématiques développéesen France, lorsque l’on publiait quatre foisplus de textes de diffusion que de textes derecherche. Est-on d’autant plus sensibleaujourd’hui à cette faible culture que les

choses sont en train de changer ? Ce pour-rait être ma vision positive de l’avenir.

Passe ton bac d’abord semble rester laréponse de la société à toute question de cul-ture mathématique au lycée ; et l’on se payeen plus le luxe de mettre comme annotationpossible à propos d’un candidat : doit faire sespreuves. C’est devenu, en mathématiques dumoins : doit faire la preuve. La culture mathé-matique, mais c’est simplement ce qui permetde dire, avec la confiance d’être objectif, don-ner sa preuve.

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Nous vivons, grands et petits, dans unmonde assailli voire agressé par l’informa-tion, flot abondant qui nous vient des quatrecoins de la planète sous les formes les plusvariées. Nous sommes sollicités de toutesparts pour faire quelque chose, prendreposition, adhérer quelque part.. .Et cepen-dant, toute abondante qu’elle soit, l’infor-mation fournie ne peut être qu’une sélectionde celui qui l’a recueillie puis transmise. Lerisque de disposer d’une information sur-abondante sans disposer en même temps desconnaissances et compétences suffisantes pourla traiter et agir en connaissance de cause,est d’être amené à se déterminer confor-mément à des habitudes ou à faire confian-ce à d’autres pour opérer ses choix et prendredes décisions.. Il est vital de la recevoir enétant capable de la trier, de la sélectionner,de confronter les éléments les uns auxautres, de recouper les différentes sourcessur un même sujet. Bref, de la traiter de façoncritique. Dans une civilisation où la télévi-

sion, les media, la rumeur occupent la placeque l’on connaît, il est essentiel de voir etentendre de façon critique. Cela demandede disposer de connaissances et de compé-tences variées. Il est à la charge de l’écolede préparer et d’éduquer les futurs adultesà cela dès la petite enfance. L’échec scolai-re c’est entre autres choses celui de la prisede responsabilité.

La société a besoin que les citoyens dis-posent d’une culture scientifique de base com-mune. Créer une telle culture est une mis-sion de l’école, lieu privilégié de développementet de communication du savoir.

Cette mission est indissociable d’une autremission: développer le goût de l’étude etde l’effort. Or cela passe par la disponibili-té d’outils intellectuels et de connaissancesqui permettent d’appréhender des situa-tions inhabituelles à la lumière de situationsfamilières, en prolongement ou en contre-

LES MATHEMATIQUESAU COLLEGE

Régine DOUADY

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point. De telles situations sont créatrices desens.

Les mathématiques ont un rôle spéci-fique à jouer dans un tel projet.

En effet, analyser, traiter une situa-tion demande en général de repérer, sélec-tionner une partie de l’information pertinentepour les questions posées, convenir de la façonde la formuler et oublier, au moins provi-soirement, le reste. C’est un travail demodélisation. Faire des mathématiques,c’est travailler dans le modèle selon desrègles précises. Le travail préalable, demême que le travail de retraduction desrésultats mathématiques dans la situationd’origine font partie de l’enseignement-apprentissage des maths. C’est au coursde ces phases que s’exercent la prise desens, le contrôle des productions, la recherchedes cohérences ou le repérage d’incompa-tibilités.

Apprendre à transférer, interpréter,changer de langage, changer de point de vue,confronter, comparer, repérer des phénomènesanalogues sous des apparences différentes...avec une certaine fiabilité, toutes compétencesqui demandent de la souplesse de pensée,font pour moi partie de l’éducation de basedu citoyen.

Les mathématiques sont pour cescompétences, un excellent domaine d’appren-tissage et qui de plus, offre pour cela un trèsbon rendement par rapport au temps. Eneffet, dans un temps que le professeur peutgérer en classe, en choisissant bien le contex-te mathématique, le travail à faire et lesformes dans lesquelles il doit se dérouler,il est possible de mettre les élèves en situa-tion d’avoir à faire des prévisions, de les tes-ter et d’obtenir des réponses pour lesquelles

finalement les démonstrations apportentla certitude. C’est aussi un domaine où lesélèves avec peu de connaissances, peu-vent avoir raison contre de plus savantsqu’eux, pourvu que l’analyse critiquesoit licite dans les rapports avec autrui,en particulier dans le contrat de laclasse.

Ainsi les mathématiques occupent uneplace importante et même irremplaçable nonseulement en tant que domaine de connais-sances mais aussi dans l’éducation au senscritique et à la responsabilité, et aident àcapitaliser bien d’autres connaissances dedomaines différents.

Une des manières de faire jouer auxmathématiques le rôle attendu est de mettreles élèves en situation d’avoir à faire des choix,faire des hypothèses, de les amener à pré-voir puis tester effectivement les consé-quences de leurs choix et hypothèses. Puissi les résultats ne correspondent pas auxattentes, il faut qu’ils puissent revenir surleurs choix, les analyser à la lumière des effetsprévus ou obtenus, et qu’ils puissent faired’autres choix mieux adaptés à la situa-tion, faire d’autres hypothèses à nouveau àtester... Les élèves ont besoin d’apprendreà construire des modèles mathématiquesdes situations à traiter, d’en éprouver la por-tée et les limites. Tout cela constitue les ingré-dients de base du travail scientifique.

La réalisation d’un tel travail par lesélèves suppose qu’ils disposent de connais-sances dans des domaines différents enrelation avec la situation à traiter, d’une cer-taine familiarité et d’une certaine souples-se de traitement. En retour, L’étude de lanouvelle situation peut engendrer un nou-veau regard, une compréhension plus pro-fonde des outils mathématiques que l’on

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croyait familiers... D’où un progrès de laconnaissance et de nouvelles possibilitésd’adaptation, de transformation de sesconnaissances anciennes pour traiter denouveaux problèmes, dans de nouveauxcontextes. Cela suppose aussi que, du côtéde l’enseignant, il y ait reconnaissance dela valeur et de l’intérêt à long terme d’untel travail, même si à court terme, voire au

jour le jour, le sentiment est que le tempspasse vite sans qu’on puisse comptabiliserprécisément les progrès.

Ainsi conçu, on peut espérer quel’apprentissage des mathématiques contri-bue à la compréhension mutuelle, à lacommunication sociale et à la prise de res-ponsabilité.

Régine DOUADYUniversité Paris 7, IREM

CP 7018,2 place Jussieu, 75251 Paris cedex 05

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Pourquoi les mathématiques ?

Si dans un groupe d’adultes, on découvreque vous êtes enseignant de mathématiques,deux attitudes complètement opposées scin-deront l’assemblée. Ceux qui vous renver-ront une image définitivement négative desmathématiques : «Je n’aimais pas ça» en ajou-tant «j’étais nul» comme si vous alliez enco-re les interroger. Ceux qui au contraire vousdiront : «J’aimais ça» en précisant «j’avais debonnes notes» comme une espèce de connivenceavec vous. Aucune autre matière ne renvoieune image aussi affective : un profond res-sentiment associé à l’échec, une grande affec-tion associée à la réussite. Et la question«Pourquoi les mathématiques ?» renvoie sys-tématiquement à ce temps heureux ou mal-heureux de l’enseignement, et très rarementà un essai d’analyse de ce qu’elles ont puapporter dans la vie personnelle ou profes-sionnelle.

Pour beaucoup d’entre nous, enseignantsde mathématiques, cette question posée àbrûle-pourpoint surprend, voire déstabilise.Et pourtant, nous leur avons donné une placeimportante dans notre vie personnelle et pro-fessionnelle. En quoi nous paraissent-ellesdonc si fondamentales ? Je vois pour ma parttrois niveaux de réponse :• pour les outils qu’elles forgent, pour les pro-

priétés qu’elles établissent, pour les beauxrésultats qu’elles construisent.

• pour ce qu’elles développent comme apti-tudes lors de la résolution de problèmes :un comportement d’expert, avec la recherchede la meilleure stratégie, du modèle leplus pertinent.

• pour l’expérience intellectuelle qui d’abordtranscende notre pensée, dans une visionidéalisée du monde qui nous le rend plusintelligible, puis la libère dans une visionimpossible ( «Je le vois mais je ne peux lecroire» Cantor)

POURQUOI LES MATHEMATIQUES ?QUELLES MATHEMATIQUES ?

Point de vue d’un enseignant de collège

Jean-Claude DUPERRET

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ENSEIGNER LES MATHEMATIQUESDANS LE CYCLE OBLIGATOIRE…

Pour beaucoup de nos élèves la questiondevient vite : à quoi ça sert ? Nous ne pouvonséchapper à ce souci d’utilité, et les premièresmathématiques que nous leur proposons pren-nent fortement appui sur leur quotidien, ou,de manière plus précise, sur leur perception«naturelle» du monde qui les entoure : l’ancra-ge dans la réalité est la condition nécessairepour motiver leur apprentissage. Mais notresouci va être de les amener à changer ceregard sur le monde, en développant desmodèles théoriques non contingents à la réa-lité. Un enjeu fondamental de notre ensei-gnement va être la modélisation, c’est à direle passage de la «réalité» au «modèle», et du«modèle» à la «réalité». Et la gageure va êtrede mener de front l’apprentissage des modèleset de la modélisation.

Quelles mathématiques ?

Si elles ne sont que techniques, recettes,algorithmes souvent déconnectés de la réali-té, leur apprentissage apparaîtra vite commerébarbatif et stérile, leur enseignement devien-dra alors une suite de recettes, donnant desconnaissances à court terme. A plus longueéchéance cela conduira à cette dichotomiedans la population dont je parlais au début :ceux qui auront bien voulu entrer dans notrejeu et en feront un élément de développe-ment personnel et de réussite ; ceux qui y serontrestés hermétiques et en garderont toujoursun profond sentiment d’échec. Sans nier la néces-sité d’un tel apprentissage, il faut donc pourjustifier la place des mathématiques leur don-ner une double dimension : culturelle et for-matrice de l’individu. Culturelle, en les pla-çant dans une perspective historique qui situeleur mission première : résoudre des pro-blèmes, c’est à dire se mettre dans une constan-te confrontation au non savoir. Formatrice del’individu, en développant ce comportementd’expert dont je parlais plus haut.

Pour que nos élèves sentent que ce que nousleur enseignons est vivant, et participe à leurconstruction, il faut les rendre acteurs, c’està dire les placer en activité mathématique. Celleci commence en général par une recherche per-sonnelle, défi entre le problème et nous,démarche intellectuelle intime qui développeet construit notre pensée. Celle ci continue dansune communauté scientifique, la classe dansnotre enseignement, communauté qui per-met successivement le débat en soumettantaux preuves et réfutations les diverses pos-sibilités de solutions, puis l’assurance de la cer-titude partagée.

Quels contenus ?

En termes de contenus les programmesde collège, lieu de la scolarité obligatoire, mesemblent relativement bien pensés, en proposanttrois grands types de travaux, interactifs etcomplémentaires.

Les travaux géométriques.

Leur contenu est fortement marqué parl’héritage des Grecs, qui ont toujours eupour souci de modéliser le monde réel. En cesens, on peut dire que les axiomes d’Eucli-de apparaissent comme des règles de bon senstraduisant, de façon locale, la perceptionque l’on peut avoir du monde. Et on retrou-ve dans notre enseignement cette démarche :passage d’une «figure physique» à une «figu-re idéale» ; passage d’une validation par lamesure à une validation par la démonstra-tion ; rencontre avec des figures de plus enplus complexes dans lesquelles il faudraapprendre à retrouver des figures plussimples, porteuses de propriétés, démarcheheuristique qui préparera l’argumentation.Tout cela participe à une conceptualisationdu réel sur laquelle se fonderont des règlesde traitement scientifiques.

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Les travaux numériques.

Le passage du numérique au littéral, lepassage du traitement arithmétique au trai-tement algébrique sont là encore des enjeuxfondamentaux du collège. Qu’une lettre puis-se cacher n’importe quel nombre, qu’elle puis-se être tour à tour inconnue, variable, para-mètre, ce statut n’étant déterminé que par lacompréhension du contexte, est un obstacleredoutable. Que le symbole d’égalité puissecacher des statuts aussi différents que l’iden-tité, l’affectation, une égalité conditionnellerajoute à cet obstacle. Cet apprentissage esten tout point comparable à celui d’une langueétrangère, avec ses conventions d’écriture (levocabulaire ) , ses règles de travail, les pro-priétés algébriques (la grammaire)

La gestion de données.

Cette partie du programme est «natu-rellement» celle où les mathématiques et laréalité vont être le plus en interaction. C’estdans cette partie que l’élève va de façon pri-vilégiée développer des aptitudes à trier, ran-

ger, transformer des informations, en s’appuyantsur de fréquents changements de registre.Partant d’un texte, souvent écrit en français,comportant un certain nombre de donnéeschiffrées, il devra déjà organiser ces données,par exemple sous la forme de tableau ou degraphique, deux cadres dont il faut dévelop-per l’interactivité. Puis des calculs permettrontde transformer ces données, de les synthéti-ser. De même les résultats pourront eux aussiêtre donnés dans différents registres suivantla nature du problème étudié : texte fran-çais, tableau, graphique, résultat numérique...

C’est enfin dans cette partie qu’apparaîtle mieux le rôle éducatif et social des mathé-matiques. La lecture, l’interprétation, l’utili-sation de diagrammes, tableaux, graphiques,leur analyse critique aident l’élève à mieux com-prendre les informations qu’il reçoit, et, en cela,contribuent à son éducation civique. La liai-son avec l’enseignement d’autres disciplines,en particulier sciences de la vie et de la terre,géographie, technologie prend ici tout sonsens, en intégrant les connaissances dansune vision plus large.

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Si les mathématiques sont intéres-santes, ce n’est pas pour les belles chosesqu’elles me montrent ou qu’elles construi-sent, ou pour les outils qu’elles fourniraientau consommateur, au citoyen, ou à quoi quece soit d’autre que l’avenir voudra que je sois,c’est pour ce qu’elles me laissent lorsque jeles ai abandonnées ou que j’en suis venu àles oublier complètement. Quoi donc ? Unecertaine expérience qui fait que je ne regar-de plus les choses comme avant, que je sensma pensée devenue un peu plus puissanteet un peu plus libre, même à l’égard desmathématiques, de leurs contenus, de leursmodèles, de leurs structures... Cela touche-t-il le raisonnement ou plutôt la diversifi-cation dans la manière d’organiser ses rai-sonnements, la capacité de visualisation, lasouplesse dans les modes de représenta-tion ou cette liberté d’expression que donneune meilleure maîtrise des discours ? Celaconcerne-t-il le besoin de toujours saisirexactement la question et de quoi il est

question avant de chercher à résoudre ouà dissoudre un problème, ou encore le sensdu caractère intime et personnel d’unedémarche intellectuelle un peu sérieuse ?Allez donc savoir. Il n’y a pas à choisir cartout cela se tient d’une certaine façon. Lesmathématiques sont intéressantes si le peude temps que l’institution scolaire imposed’y consacrer laisse un quelque chose de toutcela. Autrement...

La réponse à la question «pourquoi fairefaire des maths ?» change selon le point devue d’où on la pose. Il y a le macro-point devue du système éducatif d’une société. Il s’agitde préparer des classes d’age, d’environ800 000 individus, à entrer dans la vie pro-fessionnelle de façon à assurer la relève etl’innovation dans les multiples secteursd’activité de la société. De ce point de vue,la question «pourquoi... ?» signifie « quelleplace donner à l’apprentissage des mathé-matiques dans l’enseignement ?». Et il y a

LES MATHEMATIQUES :QUOI ENSEIGNERET POURQUOI ?

Raymond DUVAL

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ENSEIGNER LES MATHEMATIQUESDANS LE CYCLE OBLIGATOIRE…

le micro-point de vue de chaque individu,lequel se trouve devoir apprendre et travailleren s’adaptant à un défilé d’enseignants aulong de son parcours scolaire. De cet autrepoint de vue, la question «pourquoi… ?»signifie «qu’est-ce que les mathématiquesme permettent de développer parmi mespotentialités intellectuelles, par rapportaux autres disciplines ?».

Du macro-point de vue, nécessairementadministratif, il y a un éclatement desmathématiques utiles selon les multiples sec-teurs d’activité professionnelle prévisibles.Le système éducatif raffine à chaque réfor-me en diversifiant les filières après la pério-de de scolarité obligatoire. Pour chacune, unecertaine proportion d’individus est censéeatteindre un certain niveau de performan-ce dans l’utilisation des outils mathématiquesproposés dans une filière. Mais aupara-vant, il y a cet enseignement des mathé-matiques qui précède les multiples ensei-gnements de mathématiques utiles,c’est-à-dire tout ce qui se fait jusqu’en secon-de. La «communauté» mathématique s’yintéresse peu ou pas du tout. Elle attend seu-lement qu’il s’y fasse un certain nombred’acquisitions élémentaires qui permet-tront ensuite soit d’enseigner des mathé-matiques utiles soit de se mettre enfin à fairede «vraies maths». Pourtant c’est peut-êtrelà que se joue véritablement la reconnais-sance ou le rejet, «dans la tête» des élèves,de l’importance des mathématiques pour laformation. Et, là, il ne s’agit pas de mathé-matiques utiles, il s’agit que chacun puis-se «s’éclater» comme je tentais de le suggéreren ouverture de mon propos.

Pour un mathématicien, ou même pourun enseignant de mathématiques, je n’ai enco-re rien dit puisque je n’ai pas répondu à laquestion «quoi (faire apprendre) ?». Ces

propos sur le pourquoi, c’est souvent pris pourde la rhétorique. Les choses sérieuses ne com-mencent que lorsqu’on précise les conte-nus. Mais là il y a un problème de taille. Iltient à la quantité considérable de contenusnon seulement possibles mais estimés néces-saires. Il suffit de parcourir les longueslistes de notions dans toutes les propositionsde programme jusqu’à la seconde incluse,alors que le temps annuel pour un élève n’estguère plus d’une centaine d’heures. Et ceslistes peuvent être encore allongées si on seplace dans une logique curriculaire où ce quiimporte c’est ce qui sera nécessaire pour lasuite, ce qu’aux étapes ultérieurs on attendque l’élève sache. En réalité la dispropor-tion entre les contenus nécessaires à acqué-rir dans une logique curriculaire et le tempsréellement disponible, sans compter le ryth-me nécessaire aux premiers apprentissages,ne cesse de grandir. Il devient donc urgentde prendre d’autres critères que ceux d’unelogique curriculaire obsédée par la massedes contenus dans des domaines mathé-matiques très différents.

Le choix des contenus ne peut plus êtrefait selon le macro-point de vue. Il faut,enfin, en venir à celui de l’individu. Cela veutdire que ce choix doit viser à ce que lescontenus retenus permettent de découvrirle type de fonctionnement intellectuel impli-qué dans les différentes démarches mathé-matiques. Et cela par contraste avec desdémarches apparemment proches mises enœuvre dans d’autres disciplines. Dans unpremier temps le but du travail d’appren-tissage ne doit pas tant être l’acquisition d’uncontenu que la prise de conscience desdémarches cognitives. Naturellement, c’estsur des contenus mathématiques détermi-nés qu’un élève peut prendre conscience ets’approprier le fonctionnement cognitifimpliqué par les mathématiques. Mais il ne

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ENSEIGNER LES MATHEMATIQUESDANS LE CYCLE OBLIGATOIRE…

s’agit pas d’avoir le nez collé sur les conte-nus mathématiques. On n’apprend pas lenez dans le guidon. Ce qui importe d’abordc’est la prise conscience de différentesdémarches cognitives, c’est-à-dire une formede cette expérience suggérée en ouverture.Car c’est elle qui met un individu en posi-

tion de s’approprier de façon efficace, par-fois avec passion, toutes ces connaissancesqu’il lui assimiler au titre de la formationet celles que les mathématiciens rêvent delui faire découvrir en raison de cette obscureexigence de transmission de la culturemathématique.

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La journée disciplinaire Mathématiquesdu 21 Mars, en préparation de ce colloque, mesemble revêtir une importance particulière.Il me semble en effet que l’enseignement desMathématiques au Lycée soit engagé dans unesorte d’impasse résultant de la nécessité des’adapter à un public d’élèves de moins en moinsprêts à fournir un effort intellectuel en pro-fondeur, et débouchant sur des épreuves debaccalauréat limitées à des questions simples,fermées au maximum, ne laissant aucuneplace à toute innovation qui demanderait auxcandidats de remplacer les applications immé-diates de résultats élémentaires auxquellesils sont habitués, par des questions de réflexion.

Ainsi, l’évolution progressive d’un ensei-gnement de connaissances mathématiquesrelevant de définitions et propriétés précisesvers une présentation intuitive et une miseen fonctionnement de notions vagues au sta-tut ambigu, conduit à l’abandon d’outils de base: concepts logiques et vocabulaire ensemblis-

te, groupes en algèbre et en géométrie des trans-formations, limites et continuité, lois élé-mentaires de probabilité ...

Cette évolution me semble être renforcéepar une certaine pratique des “activités”, dumoins dans les classes que j’ai la possibilitéde visiter. Partant de l’objectif souhaitable demettre les élèves en situation d’agir eux-mêmes pour progresser dans l’explorationd’une question, les activités ont tendance à seréduire à des listes de tâches ou de questionstrès progressives et fermées, sans que l’onpuisse bien souvent dire à l’issue de la séan-ce ce que les élèves ont réellement appris ouacquis. Des études didactiques plus approfondies,notamment dans le cadre de mémoires pro-fessionnels d’IUFM, montrent ce phénomène,décrit ici dans l’espace de ces deux pages sousla forme d’une impression générale.

Prenant le risque d’être à contre-courant,je pense que les conditions d’enseignement que

QUELS SAVOIRS ENSEIGNERDANS LES LYCEES ?

Michel HENRY

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rencontrent nos collègues en lycée ne leurpermettent pas de faire beaucoup mieux :des classes très hétérogènes, aussi bien surle plan des acquis que sur celui des attentesdes élèves vis à vis des mathématiques, voirsur le plan des types de rapports au savoir sco-laire et au delà scientifique qu’ils présentent; et une trop faible quantité d’heures accor-dées à l’activité mathématique, en classe eten dehors, ne permettant pas de la diversifier(exercices techniques, problèmes ouverts, syn-thèses de connaissances, entraînement à la pré-cision des formulations et à la rigueur desdémonstrations ...).

Quoi enseigner en mathématiques ?

Peut-être moins de choses en quantité, maisplus précises, mieux organisées, redonnant uneplace plus importante aux définitions, auxénoncés de théorèmes, et aux démonstra-tions. Ceci ne s’oppose pas aux démarchespédagogiques innovantes, notamment au fonc-tionnement d’activités de découverte, bienau contraire, si celles-ci débouchent systé-matiquement sur des énoncés précis, desméthodes bien dégagées, ou des techniques maî-trisées.

Les contenus mathématiques de base res-tent indispensables, dans les branches tra-ditionnelles : arithmétique élémentaire,connaissance des nombres et de leurs repré-sentations, équations algébriques du premieret du second degré, géométrie élémentaire ettrigonométrie, bases de la géométrie analytique,transformations géométriques, fonctions élé-

mentaires de l’analyse, limites, dérivation etintégration, statistique et probabilités ... Danstous ces domaines, il est possible de s’appuyersur les performances de l’ordinateur commeoutil donnant accès à des problèmes et desméthodes de résolution nouveaux.

Mais il faut aussi clarifier les objectifs dela formation mathématique de base. Lesconnaissances acquises devraient révéler leurpuissance dans la résolution de problèmesissus des autres disciplines ou de la réalité del’activité humaine.

Alors se pose la question de l’apprentis-sage de la modélisation. A partir de la descriptiond’une situation réelle ou rencontrée dansd’autres disciplines d’enseignement comme l’éco-nomie, la biologie, la physique, la chimie ouencore d’autres, il s’agit pour les élèves de pou-voir faire appel à des connaissances théo-riques pour transformer les questions poséesen problèmes de mathématiques. Dans ceprocessus, les élèves devraient être amenésà évaluer le degré de pertinence des outilsmathématiques dont ils disposent, à discuterdes solutions théoriques obtenues relativementaux hypothèses de modèle posées, à dévelop-per ainsi un apprentissage de démarchesscientifiques.

Je vois donc un double objectif dans la ques-tion “quoi enseigner ?”: des savoirs élémentaires,bien dégagés et structurés, pouvant interve-nir comme outils de résolution de problèmesd’une part, l’apprentissage de la modélisa-tion à partir de situations réelles, ne se rédui-sant pas à des exercices de mathématiques mal-adroitement habillés, d’autre part.

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Comme prime à l’innovation, je proposeque l’on assigne comme premier but à l’écoleet au collège d’apprendre aux enfants à lire,écrire et compter. Chaque terme doits’entendre dans un sens large et actuel. Unrôle accru des mathématiques s’impose dansla lecture et dans l’écriture, autant que dansle calcul.

Lire aujourd’hui, c’est être capable delire un roman, un journal, une notice technique,rédigés en français. Lire d’autres langues,lire la musique, sont des objectifs d’avenir. Mais“lire” la télévision, déchiffrer l’audiovisuel,lire les panneaux, les plans, les horaires faitpartie de l’expérience quotidienne des enfants.Or il y a beaucoup de mathématiques là-dedans. J’écris pendant une semaine électo-rale : lire les résultats électoraux supposeune bonne compréhension de l’arithmétiqueélémentaire; lire les sondages ou les pronos-tics suppose une compréhension des élémentsde la statistique, qu’ont fort peu de lecteurs.

Objectif : recenser les termes et notions mathé-matiques qui interviennent dans l’existencequotidienne, y compris l’information et lesloisirs; c’est là un vocabulaire de base queles enfants doivent rencontrer et éclaircir aucours de leur scolarité. “Eclaircir” mène fortloin...

Ecrire aujourd’hui, c’est s’exprimerpar voie graphique, avec un crayon, une craie,un pinceau, un clavier, un écran etc. Il ne s’agitplus seulement d’écrire une lettre ou un rap-port, mais de savoir tenir un fichier dans unecalculette, éditer un texte à l’aide d’un ordi-nateur et d’une imprimante etc. Il faut avoirà sa disposition un univers de signes et deformes. Les signes et les formes mathématiqueslégués par notre histoire sont à examinerdans cet esprit : lesquels sont indispensables,utiles, inutiles, à l’expression des enfants ? Natu-rellement, les signes et les formes ne valentque par leurs relations, leurs enchaînements,leur syntaxe. Ecrire une formule, construire

MATHEMATIQUES DANSL’ENSEIGNEMENT OBLIGATOIRE

Quoi enseigner, et pourquoi ?

Jean-Pierre KAHANE

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ENSEIGNER LES MATHEMATIQUESDANS LE CYCLE OBLIGATOIRE…

une figure géométrique, sont des façons,propres aux mathématiques, d’exprimer unepensée. L’expression orale est égalementindispensable (“écrire et raconter”). Objectif: recenser, dans les programmes et dans nospratiques (y compris dans la correction descopies), les signes, les formules, les figures quijouent un rôle clé dans l’expression mathé-matique, ainsi que les expressions françaisesauxquelles nous donnons un sens spécifique.Y a-t-il du ménage à faire ?

Compter aujourd’hui, c’est bien sûr,savoir utiliser une calculette. Mais c’estsurtout savoir d’où l’on vient, quelles sontles données, et où on va, ce qu’on cherche.On peut traiter des données bien plus faci-lement qu’autrefois, et la géographie oul’instruction civique sont des mines d’exer-

cices en tous genres. Objectif : recenseretc. J’insisterai sur un seul point, relatif aucalcul mental. Le calcul mental doit signi-fier, par rapport aux outils, la prévision etle contrôle, et, par rapport à l’individu, unapprentissage original de l’articulationentre mémoire et raisonnement. L’organi-sation du moindre calcul mental fait appelà la mémoire acquise (type table de mul-tiplication), à la mémoire instantanée (stoc-ker les résultats d’opérations partielles)et à l’esprit critique. Galois se demandait,au niveau d’enseignements avancés, si onfaisait assez pour que le raisonnementdevienne comme une seconde mémoire. Onpeut aujourd’hui se demander, au niveauélémentaire, si on fait assez pour que lamémorisation serve de première assise auraisonnement.

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1° ) LES TROIS PRIORITESDE LA FORMATION DE BASE

Le système éducatif doit proposer auxjeunes qui lui sont confiés une formation dela personne, du futur acteur économique et ducitoyen.

a) Comprendre le monde pour mieux se comprendre

Le premier devoir de l’école est de donneraux jeunes les instruments d’intelligibilité dumonde dans lequel ils sont plongés et dont ilsdeviendront des acteurs. Parmi les outils pourcomprendre l’univers et les sociétés humaines,il en est deux dont l’importance semble pri-mordiale : la langue maternelle (écrite et par-lée) et les mathématiques. Le premier permetde penser, de débattre, d’exprimer des émo-tions (donc de réduire la violence). Le secondrend possible le dialogue avec le monde phy-sique et la prévision (“la nature s’écrit en

langage géométrique”). La compréhension dumonde et l’accès aux biens culturels passentpar une solide formation de la personne humai-ne dans toutes ses dimensions (rationnelle, émo-tionnelle, éthique, spirituelle).

b) Préparer l’entrée dans le monde du travail.

Le jeune en formation aspire à entrerdans le monde du travail. L’école doit l’y pré-parer, sans se limiter aux besoins immé-diats des entreprises. Une adaptation étroi-te au monde du travail condamne à êtretrès rapidement dépassé. Une formationgénérale solide, qui donne de l’importanceaux liens, dépendances et hiérarchies entreles objets de savoir, et qui se place à un bonniveau d’abstraction, est vitale. Il faut yajouter une indispensable formation autravail en équipe (donc aux relationshumaines), aux différentes formes de com-munication (un ingénieur parle et écrit plus

ENSEIGNER LES MATHEMATIQUESDANS L’ENSEIGNEMENT OBLIGA-TOIRE : POUR QUI ? POURQUOI ?

Gérard KUNTZ

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ENSEIGNER LES MATHEMATIQUESDANS LE CYCLE OBLIGATOIRE…

qu’il ne calcule) et à une maîtrise des tra-vaux de longue durée que l’école ignoresuperbement (1).

c) Former le futur Citoyen.

Le citoyen des sociétés modernes est sou-mis à un flot d’informations qu’il peine àcontrôler. Il est souvent désarmé face auxstatistiques, aux courbes, aux formules mathé-matiques compliquées qui masquent des apriori idéologiques. L’école doit préparer le futurcitoyen à décoder le discours des dirigeants,à le discuter, à faire des contre-propositions,à démasquer les manipulations statistiques,à déceler les raccourcis simplificateurs del’information et les demi vérités de l’image télé-visée.

2°) PLACE ET IMPORTANCEDES MATHEMATIQUESDANS CETTE FORMATION.

a) Des mathématiques pour comprendrele monde.

L’aventure scientifique a pris au 20èmesiècle un essor fabuleux. Les mathématiquesy ont joué un rôle important, comme instru-ment de modélisation. Pour s’émerveillerdevant l’univers, il suffit de regarder les pho-tographies du télescope spatial Hubble. Pourcomprendre plus intimement la démarchescientifique, des notions mathématiques sontutiles. La perspective du temps libre multi-plié et l’intérêt grandissant du public pour l’aven-ture scientifique appellent à diffuser largementles mathématiques comme outil de culture etde compréhension de la science moderne.

b) Des mathématiques pour l’entreprise.

Les techniciens, les ingénieurs et les cher-

cheurs ont besoin, dans leur pratique pro-fessionnelle, de mathématiques, souvent inté-grées dans des logiciels, dont ils sont conduitsà interpréter et à contrôler les résultats.

Au-delà de cet usage direct, l’enseignementdes mathématiques développe des aptitudesintellectuelles qui sont très utiles dans la vieprofessionnelle. La capacité de raisonner,d’analyser une situation, de conjecturer, de détec-ter l’erreur dans une démarche, de modéliserun problème sont des pratiques que les mathé-matiques développent très largement et qui sontprécieuses dans la vie professionnelle.

La plupart des activités industrielles met-tent en œuvre des procédures abstraites (pro-grammation d’automates, conception assistéepar ordinateur, méthodes de gestion). Or, unaspect fondamental de l’activité mathéma-tique consiste à traiter de l’information abs-traite. Sous cet angle, elles sont puissam-ment formatrices et utiles dans l’activitééconomique : les capacités qui y sont acquisessont transférables à de nombreux secteurs (infor-matique, médecine, services commerciaux,logistique etc.) dont l’activité essentielle consis-te à traiter de l’information. L’apprentissagedes mathématiques prépare remarquable-ment à ces emplois, caractéristiques des socié-tés postindustrielles (2).

c) Des mathématiques pour le citoyen.

Dans les médias, des courbes, des sta-tistiques, des sondages, des formules et destableaux illustrent (ou obscurcissent) le pro-pos. Il convient que le citoyen puisse, au mini-mum, lire ces représentations, passer desunes aux autres, vérifier leur cohérence et enfaire la critique. La démocratie est à ce prix.Les secteurs de la population qui n’ont pas accèsà ce décodage de l’information sont aisémentmanipulés. Les décisions sont alors dictées par

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ENSEIGNER LES MATHEMATIQUESDANS LE CYCLE OBLIGATOIRE…

les experts (les politiques eux-mêmes étant sou-vent dépassés). Le débat démocratique supposeun accès à l’information et aux outils de déci-sion, donc au formalisme mathématique de based’une partie de plus en plus large de la popu-lation.

3) UN ENSEIGNEMENTDES MATHEMATIQUESA REFORMER EN PROFONDEUR

a) Diminuer la pression de sélection.

Aujourd’hui la pression de sélection s’estatténuée autour des mathématiques, maisles enjeux de réussite éclipsent encore trop lavocation formatrice de l’école. Un bachotagebien organisé donne de bonnes statistiques deréussite, pas nécessairement la maîtrise d’unsavoir utile et transférable.

b) Choisir entre qualité et quantité.

La formation mathématique de base doitprivilégier les démarches fondamentales (rai-sonnement, représentation des connaissances,traitement des informations, accès à un cer-tain niveau d’abstraction) sans souci nirecherche d’exaustivité. Ceux qui choisissentune carrière scientifique doivent recevoir encomplément un enseignement plus spéciali-

sé, destiné à leur donner les outils que leurchoix requiert. Même dans ce cadre, il faut renon-cer à tout enseigner et choisir ce qu’il convientd’approfondir.

c) Favoriser le transfert des connaissances et des compétences.

Il est indispensable de développer unenseignement des mathématiques qui favo-rise le transfert des compétences (2). Mei-rieu et Develay apportent à ce sujet de pré-cieux éléments de réflexion. (5)

Textes complémentaires.

1) Quelques idées d’activités glanées aucontact des entreprises. G. Kuntz. Repères-Irem n° 7.

2) Conjectures sur l’utilité d’une formationmathématique pour la vie économique etsociale. G. Kuntz. Repères-Irem n° 18.

3) Le débat scientifique en cours de mathé-matiques et spécificité de l’analyse. MarcLegrand Repères-Irem n° 10.

4) Introduction à la pensée complexe. EdgarMorin. ESF éditeurs. 1990.

5) Meirieu et Develay. Emile, reviens vite...Ils sont devenus fous. ESF éditeurs. 1992.

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1°) Pourquoi enseignerles mathématiques ?

a) Un constat : Les mathématiques sont omni-présentes par leurs applications et leur rôlede modélisation. Elles sont en arrière-plan descaractéristiques actuelles de la Société : péné-tration dans tous les secteurs des nouvellestechnologies de l’information, accélérationdes connaissances scientifiques, de leur dif-fusion et de leur utilisation dans l’industrie,recherche médicale, ... Elles sont partout,même si elles ne sont pas visibles et leur rôles’amplifie.

Une telle situation peut engendrer l’émer-gence d’une société «cognitive» dans laquellele rapport cognitif i.e. position du savoir dansl’espace et la compétence, sera décisif pourchaque individu. Il y a à terme un risque descission de la société entre «ceux qui savent»et «ceux qui ne savent pas», entre ceux qui éla-

borent ou dominent les concepts et les simplesutilisateurs.

Ne pas enseigner les mathématiques àl’école obligatoire, ce serait s’interdire de sus-citer un flux d’élèves intéressés par les mathé-matiques et à terme créer cette scission de lasociété avec au mieux une situation de «tiers-mondialisation» où le gros de la société dépen-drait totalement du savoir et des compétencesd’une petite «sous-société», voire de l’étranger,et au pire une explosion !

b) Il est aussi significatif que les centresde formation professionnelle soient de plus enplus souvent amenés lors de formations de recon-version, ou de formations à de nouvelles tech-nologies à reprendre les bases d’une culturescientifique générale avant d’apprendre un nou-veau métier ou de nouvelles techniques :l’existence d’une culture scientifique suffi-sante fait figure d’»ultime rempart» dans laperspective de l’emploi.

POURQUOI ENSEIGNER LESMATHEMATIQUES A L’ECOLEOBLIGATOIRE ET QUELLESMATHEMATIQUES ENSEIGNER

Louis MAGNIN

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ENSEIGNER LES MATHEMATIQUESDANS LE CYCLE OBLIGATOIRE…

L’acquisition d’un minimum de notionsmathématiques, d’un bon sens scientifique, estdevenu indispensable même à l’exercice de ladémocratie : appréhension de la significationdes sondages, ...

c) Il y a donc en gros deux types de raisonspour enseigner les mathématiques à l’écoleobligatoire :

Raison 1 : maintien d’un flux suffisant d’élèvesintéressés par les mathématiques

Raison 2 : création pour les élèves moins inté-ressés d’un bagage minimum leur permet-tant de s’insérer et d’exercer leur citoyen-neté.

2°) Alors quelles mathématiques ?

Les mathématiques enseignées, sou-mises aux deux contraintes ci-dessus doi-vent comporter un socle minimal sur lequelil sera possible soit de b‚tir une technicitéprofessionnelle, soir de procéder au déve-loppement de connaissances plus profondes,et d’autre part comporter un aspect déve-loppement du goût et de la curiosité pourles mathématiques par des travaux de miseen condition de recherche personnelle surdes activités à caractère moins scolaire,différent. Ce deuxième aspect est assez peudéveloppé actuellement en dehors d’opéra-tions ponctuelles style «rallye». Les deuxaspects ont bien entendu une intersection: c’est les mathématiques du réel.

Concernant le socle, il semble importantde s’attacher plus au fonctionnement et àla compréhension des concepts et résultatsmathématiques qu’à leur démonstrationthéorique tout au moins dans un premiertemps.

Développer les outils et notions néces-saires, faire acquérir les savoir-faire, en tenantcompte de l’outil informatique qui libère dest‚ches calculatoires et permet une approche faci-le par l’expérimentation. On ne s’intéresseplus à faire acquérir une habilité techniquecalculatoire pour elle-même (par exemple quicalcule encore à la main une racine carrée ?De même calcul de dérivées fastidieux, calculsfractionnaires compliqués, tracés de courbessont faits par des calculettes) mais on recen-trera sur la compréhension de la structuremathématique sous-jacente, les limitations del’outil mathématique (par exemple validité del’approximation donnée par la calculette) etles questions que ce dernier ne résout pas defaçon satisfaisante (par exemple les singula-rités des courbes). Noter cependant qu’il n’estpas question de faire disparaître purement etsimplement la formation aux techniques decalcul : un minimum est indispensable, ne fût-ce que pour écrire des programmes de calcu-latrice programmable.

Tout cela n’est nullement contradictoireavec l’acquisition d’une rigueur scientifiqueet même, dans la perspective de l’outil infor-matique, exige l’acquisition d’un bon sensscientifique permettant de le pas être abusépar des résultats erronés. Simplement, lesaspects les plus abstraits, sont destinés àêtre repris ultérieurement, ou encore cer-taines démonstrations considérées commenon indispensables à la compréhension et aufonctionnement des concepts, sont repous-sés. C’est seulement quand l’élève a comprisle fonctionnement et les subtilités d’un résul-tat qu’il sera à même de profiter de sa démons-tration.

L’écueil à éviter c’est que les mathéma-tiques tout entières ne soient perçues par l’élèveque sous cet aspect utilitaire, que l’élèven’acquière que des savoir-faire sans com-

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préhension réelle des structures mises en jeu.Ou pire encore, qu’il ne soit jugé que sur sesaptitudes à faire fonctionner des forma-lismes. Il est indispensable d’enseigner àl’élève un esprit imaginatif et critique. A cesujet, on peut se féliciter de l’introduction dela notion de contre-exemple dans les pro-grammes de 6ème. Au contraire, il faut lut-ter contre l’appauvrissement des notions : parexemple, étudier la symétrie orthogonaleen 6ème et montrer qu’elle conserve les lon-gueurs semble une démarche creuse pour lesélèves car ils n’ont pas connaissance desymétrie non orthogonale qui ne conserve pasles longueurs. Egalement les exemples de miseen équation en 5ème sont trop souvent dutype ax=b et l’élève n’en saisit plus l’intérêtcar il peut résoudre le problème sans équa-tion. Il s’agit donc bien de stimuler l’espritcritique et créatif de l’élève. Les idées clefsde l’algèbre sont dans cet optique indispen-sables dès le collège.

Concernant les activités personnelles des-tinées à stimuler l’originalité, la créativitéet une recherche personnelle concrète pour unecompréhension profonde, on pourra proposer

aux élèves de définir des stratégies, conjecturerdes théorèmes, repenser des définitions, inven-ter des démonstrations et les amener à consta-ter que la créativité mathématique est quelquechose qui, dans des conditions appropriées toutau moins, peut être à leur portée personnel-le. Il est bien connu que les jeunes ont des dis-positions pour la poésie, ils peuvent aussiavoir des idées originales et élégantes enmathématiques, qu’il faut stimuler en leur don-nant l’opportunité de chercher sur des mathé-matiques importantes. Bien entendu, au furet à mesure que cet aspect sera développé, pro-fesseurs et élèves incorporeront automati-quement de plus en plus d’approches «inves-tigation» et «réflexion» à tout leur curriculum; et la frontière entre les deux aspects des mathé-matiques enseignées sera de plus en plusfloue.

Mais il reste une question de taille : com-ment faire pour qu’un grand nombre de pro-fesseurs de l’école obligatoire aient uneapproche vivante, orientée «recherche» desmathématiques, alors que le plus souventleur propre expérience n’a pas ces caracté-ristiques ?

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Le contexte politique et social

On ne peut couper la question du contex-te politique et social et du processus dit de “démo-cratisation” qui depuis les années 50 a for-midablement ouvert l’école à de nouvellespopulations d’élèves en même temps que réa-lisé une unification formelle ( collège uniqueet seconde d’orientation ).

En fait derrière le discours écran del’égalité des chances et la volonté politiquede la réussite pour tous, le processus est mar-qué de très grandes différenciations, d’uncôté “ l’élite” qui préserve un milieu éducatifen sympathie avec son propre milieu ; àl’autre bout, dans les banlieues pauvresdes grandes cités, la concentration dansles établissements des élèves les plus dému-nis culturellement et qui n’ont aucune chan-ce de sortir de leur handicap social et cul-turel gr‚ce à l’école.

Actuellement , le système garde à l’inté-rieur de lui-même ceux qui étaient jadis exclusou qui s’en excluaient , mais il les exclut de faità travers les filières et l’orientation, en faisantsemblant de leur donner leur chance. A ces exclusde l’intérieur, il reste l’illusion planquée, la sou-mission anxieuse, la révolte, la violence. Sureux s’exerce la “violence symbolique d’un arbi-traire culturel” dont ils ne reconnaissent pasla légitimité et qui ne leur offre rien, pas de sens,pas de gratification, pas d’avenir.

Mais il faut les faire réussir ; pour cela ilfaut faciliter, alléger les programmes, limiterle règne des disciplines. La rationalisationdes pratiques d’enseignement aboutit à laconstitution d’une technologie du condition-nement, l’enseignement vise à coller à destests d’évaluation et le tout entraîne unerétention globale du savoir qui pénalise lesjeunes soumis à cet entraînement, en décer-velle plus d’un et rend fous les autres.

QUOI ENSEIGNER EN MATHEMATIQUESET POURQUOI ? AU COURS DE LAPERIODE D’ENSEIGNEMENT OBLIGATOIRE

Anne-Marie MARMIER

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La place des disciplines

Réfléchir. à la question “quoi enseigner etpourquoi ?”, c’est aussi de l’intérieur des dis-ciplines chercher à réduire les circuits de vio-lences à l’école.

Les disciplines permettent d’apprendre àpenser, cela procure du plaisir, de la libertéet de la sociabilité, cela permet d’avoir une prisesur le présent et le futur, de sortir de son cassubjectif et particulier.

C’est aussi à l’intérieur d’un champ dis-ciplinaire que les méthodes trouvent leurscontenus culturels et scientifiques et ça n’estpas parce qu’une compétence est transversalequ’elle doive être transversalement acquise.

Cinq principes

Quelle que soit la réponse au “quoi ensei-gner ?”

— Ce qui est enseigné n’a pas à produirenécessairement des compétences qui semanifestent à court terme, sont évaluables,ou mesurables.

— Le contenu est à penser en terme de cur-riculum pour une progression intellectuelleen prise avec le monde sur l’ensemble des5 années, le programme et l’évaluationsont à penser après.

— Il faut chercher à faire prendre conscien-ce des méthodes utilisées

— Il ne faut pas rejeter la question naïve “à quoi ça sert” mais l’affronter en la dépla-çant

— Il faut avoir le souci d’intégrer dans l’orga-nisation du contenu les références à l’expres-sion , la communication, la réflexion sur letravail effectué

Pourquoi enseigner les mathématiques

Les mathématiques sont utiles au plusgrand nombre, elles s’inscrivent dans lessavoirs nécessaires pour participer à la vie ensociété et se débrouiller dans les circons-tances courantes de la vie professionnelle etquotidienne. Il reste à déterminer de quelstock de connaissances techniques et pra-tiques il s’agit.

Tout individu pense, discute, argumente,décide, pour lui ou pour les autres ; il identi-fie, différencie et compare, il évalue une situa-tion à l’égard d’une autre, il classe....

Les mathématiques procèdent ainsi, maissous une forme hautement symbolisée, ten-dues par un désir de maîtrise totale et mar-quées par des pratiques d’artisans : identifieret différencier, intégrer la multiplicité dansl’un en gardant la mémoire du multiple, mesu-rer l’obstruction à pouvoir le faire, dégager unestructure, classifier, caractériser , lire unesituation à travers une autre pour pouvoir latravailler...De là, elles énoncent des résul-tats “vrais” à caractère universel et qui sontnécessairement ce qu’ils sont.

L’histoire montre qu’elles ne s’élabo-rent pas de façon linéaire mais aux prisesavec des problèmes, elles offrent une priserationnelle sur le monde , et d’une certai-ne manière en donnent une épure idéalementsimple.

Elles restent en prise sur le monde parcequ’elles construisent des idées générales,prennent du recul par rapport à la réalité ;cet écart permet de la voir mieux et de reve-nir dessus. De ce fait elles s’intègrent dansd’autres disciplines comme élément hétéro-gène et productif ; elles sont omniprésenteset souvent invisibles.

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Dans une société pénétrée par les tech-niques, elles apportent à ceux à qui elles sontenseignées un bénéfice intellectuel au delàdes connaissances pratiques élémentaireset courantes ( ce qui reste quand les pro-grammes sont oubliés ), mais à condition d’êtredes mathématiques et pas un système dedroits et de non-droits , de règles cherchantà adapter l’enfant à des formes réperto-riées de questions, des “messages” dont onévaluera la “réception” et le “traitement”,à condition de ne pas faire semblant et detransmettre réellement un contenu desavoir, à condition de faire entrer l’élève dansles savoirs existants, à le faire s’exercerpour le conduire à une autonomie et une créa-tivité propre, en pensant son activité mathé-matique au plus près de ce qui a fait que lesmathématiques se sont construites et déve-loppées.

Quoi enseigner en mathématiques

Enseigner les mathématiques à tous, oui,mais pas dans le simulacre, et si le passa-ge d’une pratique raisonnée à une pratiquemathématique se révèle parfois impossible, autant penser faire deux enseignementsde mathématiques : un enseignement obli-gatoire qui soit conscient de ce passagenécessaire mais n’oblige pas à le faire, unenseignement optionnel qui organise cepassage.

L’enseignement obligatoire

les nombres et les situations spatiales ( cal-culer et disposer d’une connaissance élémen-taire des figures planes et des solides per-mettant de traiter avec recul des situationspratiques ) : problématiques de l’égalité etde la ressemblance de formes, proportionna-lité... calcul d’aires ....

La mixité des mathématiques avec desproblèmes qui ont concouru à leur élaboration(ce qui suivant les domaines amènera à un exer-cice raisonné de l’observation) beaucoup dechoses peuvent rentrer dans ce cadre : cos-mographie ,astronomie, le travail du géomètre,les lois du hasard, processus indéfinimentrépété (l’infini), le mouvement (les transfor-mations comme mouvement et comme dépla-cement d’un état initial à un état final), la sphè-re (cartographie)...

L’organisation de l’espace et sa représen-tation( les points de vue, plan, plan relief,perspective cavalière, dessins technologiques...)

Les technologies nouvelles (y a-t-il unenseignement de l’informatique possible ?)

L’enseignement optionnel

Les transformations (régularité, invariants)Les vecteurs, barycentre, produit scalaireTout ce qui peut initier à l’analyse synthèse Logique des propositions et langue françaiseUn vrai problème concret à traiter profondé-ment

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I — La quadrature du cercleou les contraintes du système

L’enseignement des mathématiques commediscipline spécifique est asujetti à diversescontraintes dans son fonctionnement et misau défi de répondre à des demandes variées.

Les principales contraintes

Nous en relevons trois : les finalitéssociales du collège, les tensions sur les conte-nus, les champs visés par l’enseignement aucollège

Les finalités sociales du collège lui donnentdeux orientations de fait :

— être une école moyenne pour un ensei-gnement de base et de masse accessible dansdes conditions de passage de classe qui nesont plus toujours prioritairement subor-données aux connaissances acquises; dans

ce contexte les orientations de l’institu-tion relatives aux programmes ont ten-dance à diminuer la quantité des exigencesen terme de contenu.

— préparer aux études secondaires puissupérieures pour une proportion de plusen plus élevée d’élèves d’une classe d’âgedonnée, avec des contenus pilotés par lelycée. Pour les enseignant, cette orientationest peut être plus importante que la pre-mière.

Les tensions sur les contenus : elles sontliées aux deux finalités des connaissancesenseignées : leur fonctionnalité pour permettreaux élèves d’entrer ensuite dans la vie pro-fessionnelle, leur importance «culturelle»comme instruments de compréhension et destructuration de la pensée d’une part etd’action sur le monde d’autre part. Si lademande sociale est plus proche de la pre-mière, les enseignants ont une position

MATHEMATIQUES AUCOLLEGE, QUOI, POURQUOI ?

Claude TISSERON

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plus proche de la seconde. Pour notre objet,il est essentiel de noter qu’elles se rejoi-gnent sur l’importance d’une «culture scien-tifique» dans laquelle les mathématiques ontleur place comme systèmes d’études régléd’objets de pensée généraux susceptiblesd’applications indéfinies.

Ces tensions sur les contenus se manifestentsous une autre forme dans les logiques d’appren-tissage qui évoluent entre accumulation et inté-gration.

les champs visés par l’enseignement au col-lège: ils sont en relation avec les contenusd’apprentissage comme connaissances (champcognitif) et méthodes (champ méthodologique)et avec l’organisation de cet apprentissagecomme instrument de formation et de socia-lisation (champ éducatif).

Ces contraintes nécessitent plus quejamais que l’enseignement permette auxélèves de construire le sens de leurs appren-tissages en lien avec la fonctionnalité de leursconnaissances (contenus et méthodes) commeinstruments permettant de penser et de com-prendre le monde.

Le sens des mathématiques par leur effi-cacité à résoudre des problèmes internes à cettediscipline n’est peut être plus suffisant dansun contexte culturel et social où le savoirmathématique n’est plus à lui même sa proprefin comme objet d’apprentissage.

II — Mathématiques au collège,lesquelles, pourquoi ?

Les remarques ci-dessus sur les contraintessuggèrent de proposer une organisation desapprentissages privilégiant le champ des pra-

tiques sociales comme origine des contenusd’apprentissage. Il s’agit donc de prendred’une part de prendre en compte des pra-tiques réelles ou plausibles (nombres négatifs,nombres décimaux...astronomie) et d’autrepart de problématiser l’étude des mathéma-tiques à un double niveau.

Au niveau des méthodologies, des para-digmes organisateurs existent, ils sont asso-ciés à des procédures de validation ou decontrôle spécifiques (les problématiques del’A.P.M.E.P. en fournissent une bonne des-cription):

— L’expérimental : faire des dessins, lire etmesurer sur le dessin; faire des calculsapprochés (avec ou sans contrôle d’erreurd’approximation).

— La modélisation : la géométrie comme des-cription et représentation de l’espace, lesprobabilités.

— L’universel théorique : la géométrie déduc-tive, l’algèbre...Si l’organisation en théoriesglobale n’est à envisager que plus tard, lesens de ces approches est cependant étroi-tement lié à un contexte de théorisation.

Au niveau des contenus, outre les tech-niques qui restent à acquérir comme outils,les problèmes peuvent donner une place plusimportante à des domaines comme la cosmo-logie, l’arithmétique...

Le manque de théorisation (déja présent)peut s’accompagner du développement detechniques «affaiblies» sous une forme limi-tée à la résolution d’exercices types. Ce risquepeut être compensé par la variété et la riches-se des situations les mettant en œuvre d’unefaçon mathématiquement pertinente.

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Les objets d’apprentissage sont insépa-rables dans leur esprit des méthodes pour lesétudier.

De ce point de vue il convient de fairejouer à plein le texte des programmes «lesactivités de formation, distinctes des travauxd’évaluation portant sur les connaissancesexigibles seront aussi riches et diversifiées

que possible. Elles seront aussi l’occasion demobiliser et de consolider les acquis antè-rieurs dans une perspective élargie». Pourcela, le développement de pédagogies de«mini projets» ou mini études permettantle travail en équipe sur des activités com-plexes à court, moyen ou long terme, inté-grant l’activité mathématisante dans unedimension sociale importante.

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Qu’apporte une pratiqueassidue(1) des mathématiques ?

Dès l’école primaire, l’activité mathé-matique développe la rationalité(2) et fami-liarise l’élève avec les démarches indivi-duelles et sociales qui permettent d’établir lavérité. Quand et pourquoi une affirmationmathématique est-elle vraie ? Pourquoi telargument est-il recevable ? Pourquoi telautre est-il à rejeter ? Qui établit et garan-tit la vérité ? Par quels moyens ? Peut-on laremettre en questions ?

L’activité mathématique met en œuvre desidées suffisamment générales, des objets suf-fisamment abstraits pour prendre du recul parrapport à la réalité, pour mieux l’appréhenderet pour pouvoir la modéliser. Omniprésenteset invisibles dans la plupart des activitéshumaines, les mathématiques sont (c’est une

de leurs multiples facettes) une discipline auservice de toutes les autres.

Faire des mathématiques, c’est aussi trai-ter de l’information abstraite(3) : trier, sélec-tionner, rejeter, choisir, rapprocher, critiquer.Activité intellectuelle constante et capitaledans la société actuelle, sa maîtrise est unecondition pour s’y insérer utilement.

Modéliser, c’est extraire d’une informationsurabondante, celle qui paraît pertinente parrapport au problème posé et en négligerd’autres (consciemment et peut-être provi-soirement). C’est interroger le modèle, leremettre en cause, en débattre, en concevoird’autres, mieux adaptés. Cette pratique, cou-rante en mathématiques, est le cœur mêmede la démarche scientifique.

Les mathématiques pratiquées dans debonnes conditions(2) confèrent des compétences

QUELQUES IDEES FORTESPOUR UNE SYNTHESE

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professionnelles directes ou induites : approcherationnelle des problèmes, esprit de métho-de, qualités d’imagination, de remise en causeet de jugement. Elles favorisent une bonne inser-tion dans l’entreprise et une participationutile aux débats sur l’organisation du travailen son sein (s’adapter ou résister aux chan-gements “inéluctables” ).

Les mathématiques(2) fournissent aucitoyen des instruments de compréhension,de contrôle et de critique, face aux discoursqui cherchent à le séduire ou à le manipu-ler. Dans un environnement technique etscientifique, la démocratie requiert, par sonmode de fonctionnement, l’accès du plusgrand nombre à cette culture scientifique debase.

La pratique assidue(2) des mathématiquesinduit un regard nouveau sur le monde, uneautre organisation du raisonnement, desmodes de représentation souples, une meilleu-re maîtrise du discours, la capacité de bien sai-sir un problème avant d’en rechercher dessolutions, une pensée plus puissante et pluslibre. Elle développe l’imagination et la créa-tivité. Elle est source de plaisir.

Spécificité des mathématiques.

En mathématiques, l’erreur peut êtredébusquée sans humilier celui qui l’a commise :elle est indissociable de la démarche mathé-matique qui progresse en tirant parti deserreurs commises (la science progresse “de ratu-re en rature”). C’est un domaine où un élève,avec peu de connaissances, peut avoir raisoncontre plus savant que lui, où il peut trouverune solution plus rapide ou plus élégante quecelle de son professeur.

Les mathématiques offrent un accès privilégiéà la gestion individuelle et sociale de la véritéet de la décision. La force du raisonnementmathématique opère même sur des modèlestrès simples, dès l’école élémentaire.

Les mathématiques enseignées dans le cycleobligatoire constituent un monde épuré, où lesobjets et les réseaux de connaissances mis enjeu peuvent être exhibés de façon exhausti-ve(4). Les inégalités culturelles des élèves yjouent, au départ, un rôle moindre que dansd’autres disciplines.

C’est un univers de signes et de symbolesdéfinis avec précision et sans ambiguïté et quipermettent d’exprimer une pensée. Dans lemonde actuel où l’on passe beaucoup de tempsà lire, à écrire et à compter (évaluer) au moyende signes et de symboles abstraits, les mathé-matiques permettent d’aborder la complexi-té et apprennent à s’y mouvoir.

En un temps relativement court, on peutfaire des prévisions, les tester, acquérir des cer-titudes (ou changer d’approche en cas d’échec).L’activité mathématique permet de traiter en peude temps un problème complet. Du point de vuede l’institution scolaire, elle offre un excellentrendement par rapport au temps.

Contenus et méthodes.

A tous les élèves de l’enseignement obli-gatoire, il faut proposer des bases minimalespour asseoir une pensée rationnelle, per-mettre une technicité professionnelle et unevie citoyenne.

On peut énumérer quelques noyaux dursde cette formation souhaitée, en les organisant

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de différentes manières et en pointant lesliens, les interactions et les synergies entreles domaines.

— L’univers des nombres, des grandeurs etleurs traitements.

— L’algèbre et la résolution de problèmesnumériques.

— L’organisation et la représentation del’espace, les bases de la géométrie.

— La gestion de données et leur traitement.

L’études des grandes questions d’oùsont issues les mathématiques (avec l’éta-blissement de liens historiques), en insis-tant sur les relations et sur les interac-tions entre elles :

— l’arithmétique.

— l’astronomie

— géométrie.

— lois du hasard.

— et l’infinitésimal.

— Le mouvement.

— La combinatoire.

Quelques méthodes sont préconisées :

— Expérimenter, modéliser, diversifier lessituations.

— Utiliser fréquemment les outils de base aucours de l’année et au fil des ans pour que l’élèveles assimile durablement.

— Recenser les termes et notions mathéma-tiques qui interviennent dans l’existence quo-tidienne (y compris dans l’information et lesloisirs) et leur donner un contenu précis et scien-tifique.

— Travailler en équipe sur des mini-projets.Introduire des activités qui supposent la durée.

— Utiliser à bon escient l’outil informatiquepour visualiser, conjecturer, faire de la recherchedocumentaire, organiser et traiter des données.

— Valoriser l’originalité et la créativité.

Tensions et contradictions.

La nécessité sociale de la réussite se heur-te à de dures réalités. Il est parfois tentant deréduire les exigences pour masquer la diffi-culté d’amener des jeunes de plus en plusnombreux au baccalauréat. D’autant que lespressions des “usagers du système éducatif”se font insistantes...

La grande hétérogénéité des classes rendplus difficile une pratique riche et formatri-ce (problèmes ouverts, synthèse des connais-sances et des méthodes, rigueur de la penséeet de la formulation). Il est indispensable,dans l’intérêt même des élèves, de ne pas selimiter à des activités stéréotypées, dont lesrésultats, faciles à évaluer, font illusion. Uneréduction des horaires irait évidemment àl’encontre de ce projet.

L’insuffisante formation scientifique d’ungrand nombre de professeurs d’école -aux-quels on réclame une polyvalence illusoire- poseun problème fondamental : comment donneraux très jeunes élèves une idée vivante etstimulante des mathématiques si on n’en a passoi-même l’expérience (à défaut de l’experti-se) ? Comment remédier à ce déficit dontbeaucoup de collègues souffrent dans leurpratique quotidienne ?.

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Cette liste de tensions et de contradictionsn’est pas exhaustive : chacun pourra la complé-ter en fonction de sa situation et de son expérience.

L’enseignement des mathématiques aconnu de profondes mutations en quelquesannées. En dépit des critiques qu’on peutlégitimement lui adresser et des contra-dictions que nous avons soulignées, ses qua-lités sont reconnues et appréciées dans le

monde entier. L’esprit qui inspire notredocument souffle déjà en bien des endroits.Il faut continuer à réfléchir et à œuvrerpour que l’immense investissement scolairepermette de mieux former les jeunes àl’imagination, à la clarté et à la rigueurpour vivre et agir efficacement dans unesociété de plus en plus complexe. Lesmathématiques occupent dans ce projetune place essentielle.

Pour le comité scientifique

G. Kuntz.

Notes :

1 Dans notre esprit, il s’agit d’une pratiquede résolution de problèmes qui met en œuvreles connaissances enseignées et nécessite defréquents retours sur ces connaissances pourles approfondir et les fixer. L’activité de réso-lution de problèmes forge des outils précieuxen-dehors du cadre dont ils sont issus etenrichit les connaissances et les compétencesde l’élève. Son implication personnelle dansces démarches est essentielle. Elles lui appren-nent un questionnement, un esprit critique.Elles développent l’imagination et le pou-voir créatif, composantes essentielles de larationalité.

2 Les mathématiques ne sont évidemmentpas le seul lieu où la rationalité se dévelop

pe. Toute activité intellectuelle qui définitses concepts avec rigueur et approfondit leursignification a des vertus dans ce domaine.

3 Traiter de l’information, c’est mettre enrelation des données avec un réseau de connais-sances en vue d’un résultat déterminé. Dansce domaine, la spécificité des mathématiquesde l’enseignement obligatoire réside dans lapossibilité d’exhiber, de façon exhaustive, leréseau de connaissances nécessaire à la réso-lution d’un problème (objets, définitions etthéorèmes).

4 Voir “Conjectures sur l’utilité d’une forma-tion mathématique pour la vie économique etsociale” pages 8-11 dans Repères-Irem n°18.