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74 EPISTEMOLOGIE ET HISTOIRE DANS LA FORMATION MATHEMATIQUE Evelyne BARBIN Centre François Viète et Irem de Nantes REPERES - IREM. N° 80 - juillet 2010 moitié est constituée d’enseignants de col- lèges et d’universitaires. Rappelons que les années 1970 furent celles de la « réforme des mathématiques modernes ». Les promoteurs de cette réforme dénonçaient le style qualifié d’historique de l’enseignement antérieur et reprochaient à cet enseignement de ne pas donner une concep- tion unifiée des mathématiques 3 . La réforme devait donner, pour utiliser une terminologie de l’époque, le dernier « spectacle » des mathé- matiques 4 . Assez vite, cette réforme et sa mise en œuvre sont remises en cause, en par- ticulier dans les IREMs, car elle présentait les mathématiques comme une langue et parce que les mathématiques étaient devenues une discipline de sélection. L’histoire des mathématiques : une panacée ? Si l’intérêt pour l’histoire s’est poursuivi et même amplifié au cours des trente der- nières années, il a eu divers motifs et il a pris diverses formes. En particulier, les apports attendus dans les années 1970 et celui des années 2010 sont en partie différents 2 . La Commission inter-IREM « Épistémo- logie et histoire des mathématiques » a été créée en mai 1975 à l’initiative de Jean-Louis Ovaert et de Christian Houzel. Nous étions une peti- te dizaine lors de la première réunion. Par la suite et aujourd’hui, cette Commission rassemble une cinquantaine de participants, dont la moitié sont enseignants de lycées, et l’autre Résumé : La Commission inter-IREM « Epistémologie et histoire des mathématiques » a été créée en mai 1975. Dès cette époque, des stages académiques sont proposées, puis la Commis- sion organise des colloques et édite des ouvrages. À la création des IUFMs en 1991, seulement trois postes d’universitaires sont créés en épistémologie et histoire des sciences, puis quelques autres suivront. En 2007, l’Académie des Sciences affirmait l’importance de formations épis- témologique et historique pour les enseignants 1 . Les textes à propos de la « mastérisation » des formations des enseignants » vont dans le même sens. Mais, ce que l’on attend de l’histoire des mathématiques vis-à-vis de l’enseignement, change avec le temps. C’est donc en prenant un recul historique que cet article situe les enjeux et les apports de l’histoire des mathématiques dans la formation initiale et continue des enseignants.

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Evelyne BARBIN Centre François Viète et Irem de Nantes

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moitié est constituée d’enseignants de col-lèges et d’universitaires.

Rappelons que les années 1970 furentcelles de la « réforme des mathématiquesmodernes ». Les promoteurs de cette réformedénonçaient le style qualifié d’historique del’enseignement antérieur et reprochaient à cetenseignement de ne pas donner une concep-tion unifiée des mathématiques 3. La réformedevait donner, pour utiliser une terminologiede l’époque, le dernier « spectacle » des mathé-matiques 4. Assez vite, cette réforme et samise en œuvre sont remises en cause, en par-ticulier dans les IREMs, car elle présentait lesmathématiques comme une langue et parceque les mathématiques étaient devenues unediscipline de sélection.

L’histoire des mathématiques :une panacée ?

Si l’intérêt pour l’histoire s’est poursuiviet même amplifié au cours des trente der-nières années, il a eu divers motifs et il apris diverses formes. En particulier, les apportsattendus dans les années 1970 et celui desannées 2010 sont en partie différents 2.

La Commission inter-IREM « Épistémo-logie et histoire des mathématiques » a été crééeen mai 1975 à l’initiative de Jean-Louis Ovaertet de Christian Houzel. Nous étions une peti-te dizaine lors de la première réunion. Par lasuite et aujourd’hui, cette Commission rassembleune cinquantaine de participants, dont lamoitié sont enseignants de lycées, et l’autre

Résumé : La Commission inter-IREM « Epistémologie et histoire des mathématiques » a étécréée en mai 1975. Dès cette époque, des stages académiques sont proposées, puis la Commis-sion organise des colloques et édite des ouvrages. À la création des IUFMs en 1991, seulementtrois postes d’universitaires sont créés en épistémologie et histoire des sciences, puis quelquesautres suivront. En 2007, l’Académie des Sciences affirmait l’importance de formations épis-témologique et historique pour les enseignants 1. Les textes à propos de la « mastérisation » desformations des enseignants » vont dans le même sens. Mais, ce que l’on attend de l’histoire desmathématiques vis-à-vis de l’enseignement, change avec le temps. C’est donc en prenant un reculhistorique que cet article situe les enjeux et les apports de l’histoire des mathématiques dansla formation initiale et continue des enseignants.

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Les recherches historiques ont constituéalors pour les enseignants, comme nousl’écrivions en 1980, une « thérapeutiquecontre le dogmatisme, un ensemble de moyensleur permettant de mieux s’approprier etmaîtriser leur savoir ». Nous ajoutions que :« pour les élèves, elles ont préparé un ter-rain où les mathématiques cessent de jouerle rôle de monstre froid qui normalise, jugeet condamne, pour être rétablies dans leurstatut d’activité culturelle indissociable desautres pratiques humaines 5 ». Il ne s’agit plusde voir les mathématiques comme un pro-duit achevé, mais comme un processus his-torique, ni de les comprendre comme unlangage, mais comme une activité intellec-tuelle 6. En réaction contre le rôle sélectif desmathématiques, une réflexion sur les rela-tions entre mathématiques et société estentreprise dans les IREMs, qui organise-ront à la fin des années 1970 trois colloquessur ce thème. Nous résumions l’apport de l’his-toire des mathématiques en 1982 en écrivant :« Le regard de l’historien […], loin de com-mémorer une mathématique morte, y obser-ve au contraire un savoir débordant devitalité ; en prise sur des recherches intraet extra mathématiques ; inséparables deproblèmes d’astronomie et de physique,d’optique, de technique et de création artis-tique ; transi de controverses philosophiqueset théologiques ; confronté aux pouvoirs etaux institutions 7 ».

Après l’abandon de la réforme, l’ensei-gnement des mathématiques a connu plu-sieurs « nouveaux programmes » successifs,qui n’étaient pas guidés, comme lors de la« réforme des mathématiques modernes »,par un plan d’ensemble. Tout au contraire, ilrésulte plutôt, des différentes suppressions etajouts qui ont été faits, un éparpillement dessavoirs et des procédés. De sorte que, bien que

les programmes soient allégés ils semblent tou-jours trop lourds pour le temps imparti, quia d’ailleurs beaucoup diminué. Après la réfor-me des mathématiques modernes, qui repo-sait sur une conception axiomatique forte, ila été proposé dans les années 1980 d’ensei-gner à partir d’« îlots déductifs ». Depuis,l’idée de déduction s’est fortement diluée. Lesraisonnements sont souvent réduits au collègeà enchaîner une ou deux étapes. De plus, lesassertions ont un statut confus : définition ?propriété ? proposition ? Enfin, les « nou-veaux programmes » sont souvent interpré-tés comme une réduction des mathématiquesà une « discipline de service ».

L’histoire des mathématiques devien-drait alors plutôt une « thérapeutique contrel’hétéroclisme », permettant de construire etde relier les différents savoirs mathématiquesà partir de champs de problèmes, mathéma-tiques ou non, d’analyser la construction d’unsavoir à partir ou à l’encontre d’autres savoirs,de repérer des savoirs pérennes, de com-prendre les liens entre les mathématiques etles autres activités scientifiques. Le colloqueinter-IREM de Montpellier de 1985 portait sur« le rôle des problèmes dans histoire et dansl’activité mathématique ». Il fut suivi de la publi-cation8 de l’ouvrage Histoire de problèmes, his-toire des mathématiques en 1993 où il estquestion du problème de l’irrationalité, de larésolution des équations aussi bien que de lareprésentation en perspective dans l’histoire,et où il est proposé aux lecteurs des « exerciceshistoriques ». Nous écrivions en 2000 dans lesactes du colloque inter-IREM sur les « mathé-matiques dans la longue durée » que « prendrel’histoire à partir de grandes problématiquesest une manière de saisir en même temps lapérennité de certaines conceptions et les dif-férences entre les approches successives 9».L’histoire montre que les mathématiques

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n’ont pas été inventées pour servir de supportà des activités pédagogiques mais qu’ellesont été d’abord un instrument de compré-hension et de maîtrise du monde. Ceci estessentiel, puisqu’en dépend aussi la légiti-mation d’un enseignement des mathéma-tiques pour tous.

Il peut paraître paradoxal, qu’après avoiravancé à l’époque de la « réforme des mathé-matiques modernes » que les mathématiquessont une activité, certains dénoncent plustard un « activisme pédagogique10». Pour leverce semblant de paradoxe, je me rapporteraià un échange avec un stagiaire de l’IUFM deCréteil dont le mémoire portait sur l’ensei-gnement par activités. Dans son mémoire,l’auteur se félicitait d’avoir toujours pu mon-trer à ses élèves que les savoirs ou les connais-sances servaient à résoudre des problèmes, maisil regrettait que pour la trigonométrie se soitimpossible car « la trigonométrie ne sert à rien ». Cette affirmation indique une méconnais-sance historique, car la trigonométrie, c’est-à-dire la mesure des angles à l’aide de mesuresde segments est très ancienne. Nous pouvonstrouver cette idée dans les problèmes de pentedes pyramides des mathématiques égyp-tiennes vers 1650 avant J.-C., elle est présentedans la géométrie d’Euclide et constituéedans l’astronomie de Ptolémée. La trigonométriepeut servir à se repérer dans l’espace 11 ou àmesurer des distances inaccessibles et aussi,comme aime le rappeler Martine Bühler, à cou-per des tartes en six parts 12. Inversement, laconnaissance des angles permet de mesurerles distances. Ainsi, le mathématicien AlexisClairaut enseigne en 1765 les angles à par-tir de la triangulation utilisée pour établir descartes géographiques. Mais, l’affirmation lais-se aussi à penser que le jeune stagiaire ima-ginait qu’enseigner les savoirs comme activités,serait seulement une injonction didactique, ou

que l’on enseignerait des savoirs qui ne seraientque des objets scolaires. Ici, l’histoire desmathématiques peut servir de « thérapeu-tique contre une pédagogisation » de l’ensei-gnement des mathématiques, car elle indiquela portée authentique des savoirs enseignés.Autrement dit, enseigner par les activités,ou mieux par les problèmes, mérite d’êtreépaulé par une connaissance de l’histoire. Iln’y a plus de paradoxe.

Le triple enjeu de l’histoire des mathématiques pour l’enseignement

Les apports de l’histoire à l’enseignementsont liés au contenu de cet enseignement,mais aussi aux préoccupations des ensei-gnants. Or, comme l’a écrit Henri-Irénée Mar-rou, « l’histoire est inséparable de l’histo-rien ». De ce point de vue, l’histoire quiintéresse les enseignants peut avoir trois ver-tus en étant dépaysante, épistémologique etculturelle 13.

L’histoire a la vertu de nous dépayser,de nous « étonner de ce qui va de soi » commel’écrit l’historien Paul Veyne. Tout simple-ment et d’abord, parce que les mathéma-tiques n’ont pas toujours été, ni pas tou-jours été telles qu’on les enseigne aujourd’hui.Elles sont l’œuvre d’hommes, de femmes etde communautés. Ensuite, elles ont été pro-duites à une certaine époque, dont elles reflè-tent les préoccupations et les conceptionsmathématiques. Enfin, elles ont été pro-duites dans une aire culturelle et géographiqueet elles ont circulé. Le dépaysement est aussibien mathématique que culturel. Il peutnous permettre de comprendre les difficul-tés de nos élèves qui ne sont pas, commenous enseignants, en pays connu. Il nousaide aussi à mieux entendre leurs questionsou à mieux interpréter leurs erreurs.

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Après un cours sur l’histoire des méthodesde fausse position à l’IUFM de Créteil, une sta-giaire m’avait raconté qu’elle n’avait pas arrê-té immédiatement un élève de collège quiessayait de résoudre un problème numériqueen essayant des nombres. Au contraire, elleavait fait avec lui le chemin qui permet d’abou-tir d’une mauvaise valeur à la solution. Lesméthodes de fausse position sont trèsanciennes14, on les trouve en Inde, dans les Paysd’Islam puis en Europe à la Renaissance.Elles reposent sur un raisonnement de pro-portionnalité et c’est peut-être la raison pourlaquelle elles étaient toujours enseignéesdans les années 1900. Il va de soi, pour nousenseignants, que la résolution d’un problème,dit du premier degré, passe par celle d’une équa-tion. Pourtant l’algèbre a été inventée parAl-Kwarizmi pour résoudre des problèmesdits du second degré. Ce constat dépaysant sou-lève bien des questions : pourquoi enseignerl’algèbre s’il s’agit seulement de résoudre desproblèmes du premier degré, souvent si simplesque les élèves ont envie d’essayer des nombres ?L’investissement algébrique n’est-il pas déme-suré vis-à-vis des effets qu’il procure ? Engénéral, les savoirs et les procédures enseignéssont-ils bien en adéquation avec la difficultédes problèmes posés ?

Nous donnerons trois exemples d’une his-toire épistémologique qui peut intéresserl’enseignant.

Le premier exemple concerne les trans-formations réciproques des problèmes et desconcepts. Dans l’enseignement, un problèmedonne lieu à l’application d’un concept ou d’unsavoir, en général celui qui a été abordé encours juste avant. Puis un autre problème sui-vra qui permettra d’utiliser un autre conceptou un autre savoir, etc. Alors que l’histoiremontre qu’un problème connaît des trans-

formations, et que les résolutions nécessitentdes transformations de concepts. Ainsi, lesdémonstrations sur les tangentes sont géo-métriques dans les textes grecs, tandis quedans les années 1630, le problème de trou-ver la tangente à une courbe devient un pro-blème cinématique chez Roberval et un pro-blème optique chez Descartes. De sorte queles notions de tangente et de courbe s’entrouvent changées. Roberval conçoit unecourbe comme la trajectoire d’un point en mou-vement et la tangente comme la direction dumouvement en un point. Descartes associeune équation à une courbe et recherche uncercle tangent à la courbe en un point. Le pro-blème optique qui intéresse Descartes est celuides ovales : il faut trouver la forme d’undioptre, tel que des rayons incidents venantd’un même point se réfractent en des rayonsconvergeant tous en un point. Les brouillonsde Descartes indiquent qu’à cette occasion,il explore le problème de trouver les nor-males à une courbe. La méthode qu’il donnedans La géométrie de 1637 pour résoudre cedernier problème consiste à écrire algébri-quement que la courbe et un cercle se tou-chent en un seul point.

Le second exemple concerne les statuts desdémonstrations et des méthodes. À partir ducollège, l’élève doit « démontrer », et il s’agitalors de raisonner en s’appuyant sur la déduc-tion logique. Mais il peut aussi obtenir des résul-tats et des propositions en utilisant des cal-culs algébriques, puis plus tard des calculsvectoriels. Quels étaient les statuts de cescalculs vis-à-vis du discours démonstratif àl’époque où ils ont été produits ? L’histoire per-met de comprendre ces calculs en tant que« méthode », notion qui a disparu en grandepartie de l’enseignement, à savoir la métho-de algébrique de Descartes de 1637 et laméthode des équipollences de Bellavitis de 1837.

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Quand Descartes introduit la méthode algé-brique de résolution des problèmes géométriques,ce qui s’appelle démonstration est le discoursaxiomatico-déductif que l’on trouve dans lesÉléments d’Euclide. Cependant, pour Des-cartes, il y a bien deux façons de démontrer :par l’exposé déductif (la synthèse) ou par laméthode de recherche (l’analyse).

Le troisième exemple concerne la notionde nombre. Dans les programmes, il y a lesentiers, les décimaux, les fractions, les néga-tifs, les irrationnels, les complexes, qui sonttous considérés, au même titre, comme desnombres. Il semblerait que cela ne pose pasde difficulté : les élèves accepteraient sans pro-blème que le produit de deux négatifs soitpositif, « puisque c’est bien ce qu’indique la cal-culatrice », tout comme la racine carrée cor-respond à une touche de la calculatrice. Il enrésulte que, lorsqu’il faut opérer avec lesnombres négatifs ou irrationnels, pourtant sidifférents des entiers, des élèves considèrentqu’ils se comportent « comme » ces entiers. C’estainsi que, la somme de deux racines carréesdevient la racine carrée de la somme, etc.L’histoire indique les obstacles épistémologiquesqu’il a fallu franchir pour étendre la notion denombre. L’existence et la nature de ces obs-tacles sont intéressantes pour l’enseignant, toutcomme les arguments qui ont conduit à étendrela notion de nombre.

L’histoire culturelle des mathématiquespermet de situer les mathématiques dansle contexte philosophique, littéraire, artis-tique ou social d’une époque. Elle permet defaire des rapprochements historiques signi-ficatifs, comme la démonstration de la géo-métrie grecque, avec la naissance de ladémocratie, ou comme la méthode de réso-lution des problèmes de Descartes, avec lavolonté de progrès de son siècle. Les ensei-

gnants de mathématiques peuvent ainsiétablir des liens avec les enseignementsdes professeurs de philosophie, mais aussid’histoire. Un thème, comme l’histoire de laperspective, intéresse aussi les enseignantsd’arts plastiques. Dès la fin des années1970, l’IREM de Caen a commencé à étudierce thème, qui est devenu maintenant bienconnu par les enseignants 15.

Les relations historiques entre les mathé-matiques et la philosophie sont profondes etconstitutives. La Commission inter-IREM« Épistémologie et histoire des mathéma-tiques » comprend, depuis ses débuts en 1975,des enseignants de philosophie. Dans lesannées 1990, elle a inscrit dans ses sémi-naires et ses universités d’été la question desrelations entre les philosophes et les mathé-matiques. Il en a résulté un ouvrage, Les phi-losophes et les mathématiques, qui offre un pano-rama de la façon dont des philosophes ont penséles mathématiques, mais aussi les inspirationsqu’ils ont pu en tirer pour leur théorie de laconnaissance ou pour leur doctrine méta-physique. Le panorama couvre seize philosophes,de Platon à Cavaillès, en passant par Pascal,Comte, Husserl ou Wittgenstein 16.

L’apport épistémologique de l’histoire des mathématiques

Nous avons indiqué plus haut troisexemples d’une histoire épistémologique. Pluslargement, l’histoire permet d’étudier les rôlesdu problème, de la conjecture, de la preuve,de l’écriture, de la rigueur, de l’intuition, del’erreur comme de l’évidence dans la pratiquemathématique. Nous avons déjà dit l’intérêtpour les problèmes dans les travaux desIREM. En 1975, les participants de la premièreréunion se disaient tous adeptes de Bachelard,par référence à sa Formation de l’esprit scien-

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tifique : son influence reste importanteaujourd’hui, même si elle n’est plus directe.Nous parlerons plus loin du rôle de l’expériencedans l’activité mathématique.

Le colloque de Clermont-Ferrand de 2006,qui constituait un point d’aboutissementd’une recherche INRP-IREM menée pendantquatre ans, avait pour thème « Histoire et ensei-gnement des mathématiques : rigueurs,erreurs, raisonnements ». En effet, les idéesde rigueur, d’évidence et de démonstration ontchangé au cours des époques : il y a une his-toricité de ces idées. De même la qualificationd’erreur doit être prise dans un contexte his-torique. On doit donc parler au pluriel, derigueurs, d’erreurs et de raisonnements, dansl’histoire. Ces constats suscitent beaucoup dequestions sur la temporalité des apprentis-sages mathématiques. Qu’accepte-t-on commerigoureux, comme évident, au collège, aulycée, à l’université ? Que décide-t-on dedémontrer ? Quand et pourquoi ? Est-ce qu’ily a des niveaux de rigueur et d’abstractionau cours de la scolarité ? Lesquels ? Commentdistinguer entre erreur et insuffisance d’unraisonnement, au collège, au lycée, à l’uni-versité ? Quelles explicitations de ces ques-tionnements et quelles réponses les ensei-gnants doivent-ils élaborer pour eux-mêmesou pour leurs élèves ?

Le colloque a donné lieu à un ouvrage 17

publié par l’INRP, qui se compose de quatregrandes parties consacrées respectivementaux thèmes des rigueurs, des expériences etdes preuves géométriques, des multiplicitésdes points de vue, des raisonnements entre géo-métrie et algèbre, dans l’histoire et dansl’enseignement des mathématiques. Les douzechapitres abordent des moments historiquesprécis, ils s’appuient sur la lecture de texteshistoriques et ils s’ancrent sur des réflexions

épistémologiques et didactiques. La « multi-plicité des points de vue » en mathématiques,est un thème abordé par les didacticiens, quise nourrit par l’approche historique. RenaudChorlay analyse dans cet ouvrage la mise enplace de quatre points de vue en analyse,ponctuel, infinitésimal, local et global, à par-tir de deux concepts, ceux de croissance et demaximum. Deux moments importants sont misen évidence dans le travail historique sur lespoints de vue : celui où ces points de vue sontdistingués et celui où ils sont mis en relation.En effet, de nombreux résultats mathématiquesconsistent à les relier, comme le théorèmequi lie le signe de la dérivée aux variations dela fonction. La mise en perspective historiquepermet ainsi d’éclairer les choix didactiquesdans l’enseignement de l’analyse. De nom-breux autres chapitres montrent l’intérêt dela confrontation de méthodes ou de démons-trations dans la résolution d’un problème oudans l’établissement d’un théorème.

L’histoire est riche d’exemples de théorèmesdémontrés de nombreuses façons, à com-mencer par les théorèmes de Pythagore etde Thalès. Pourquoi les mathématiciens onttenu à donner de nouvelles démonstrations d’unrésultat déjà établi ? La réponse concerne laportée de leurs mathématiques. C’est le casavec Leibniz, qui redémontre des résultats pourmettre en valeur la simplicité de son calcul infi-nitésimal. La réponse peut aussi être liée àleurs conceptions méthodologiques. Ainsi,Arnauld, qui veut suivre « l’ordre naturel » desfigures de la géométrie, donne en 1667 une nou-velle démonstration du théorème dit de Tha-lès parce qu’il n’admet pas la démonstrationd’Euclide, car elle utilise des triangles pourdémontrer une proposition sur de simplessegments. Dans son mémoire de 1817, Bolzanos’oppose aux démonstrations données jusque-là du théorème des valeurs intermédiaires, pour

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des raisons méthodologiques et philosophiques.Il ne veut pas que les démonstrations soientréduites à des « fabrications d’évidence »,mais qu’elles soient des « fondements ». Par-fois, un certain esthétisme est proclamé quandun mathématicien écrit qu’il a voulu unedémonstration « plus élégante ». C’est souventle cas, à partir des années 1810, pour lesdéfenseurs de la géométrie synthétique quis’opposent aux calculs analytiques.

Tous ces exemples historiques indiquentque les mises en présence de méthodes ou dedémonstrations aux prises avec les mêmes ques-tions permettent d’apprécier leurs significa-tions et leurs portées. En particulier, la puis-sance d’une méthode peut valoir pour sonadoption par les mathématiciens. Cela nevaudrait-il pas aussi pour que nos élèvesapprécient de nouvelles connaissances ?

L’histoire des logarithmes est particu-lièrement intéressante pour explorer les dif-férentes facettes d’une notion. Les quinzechapitres de l’ouvrage Histoires de logarithmes,publié par la commission inter-IREM en 2006,sont organisés autour de quinze histoires surles logarithmes. Il ne s’agit pas d’une histoi-re exhaustive des logarithmes, mais les his-toires choisies marquent des étapes à la foisessentielles et riches pour l’histoire des idéesmathématiques, et plus largement des idéesscientifiques et culturelles. Elles sont pré-sentées en suivant la chronologie et renvoientles unes aux autres, mais elles peuvent aussiêtre lues chacune pour elle-même. Leurs titressoulignent que les logarithmes font partie debien des épisodes de l’histoire des mathéma-tiques, aussi cet ouvrage est conçu égalementcomme une introduction à celle-ci depuis le XVIesiècle jusqu’au XXe siècle. L’ouvrage auraitpu s’intituler aussi bien Histoires de loga-rithmes et d’exponentielles, tant les deux

notions de logarithme et d’exponentielle sontproches dans l’esprit des mathématiciens.

Il y a des logarithmes partout, dans lessciences et dans les mathématiques. Il y a demultiples façons de les introduire et de les défi-nir. Voilà deux constats, que l’histoire permetde comprendre et d’approfondir, puisqu’elleindique les contextes des inventions, desconjectures, des problèmes et des résultats,les circonstances des changements de point devue, et qu’elle montre l’intérêt d’avoir à sa dis-position une multiplicité de points de vue.Accompagnés de leur histoire, les logarithmesconstituent un sujet de réflexion et d’ensei-gnement passionnant et instructif. D’abord,ce sont des outils de résolution de divers pro-blèmes mathématiques. Ensuite, ils relient dif-férents domaines des mathématiques - arith-métique, algèbre, géométrie et analyse. Enfin,ils interviennent dans de nombreuses sciences,physiques, naturelles et humaines. Ils for-ment toujours l’une des parties des pro-grammes de l’enseignement mathématique,et constituent ainsi un de ses savoirs pérennes.

L’histoire des mathématiques comme instrument d’une approchepluridisciplinaire

L’histoire des mathématiques conduit àl’histoire des sciences. En effet, la lectured’un texte ancien nécessite souvent de lesituer vis-à-vis des préoccupations scienti-fiques de l’auteur. La résolution d’un problè-me demande parfois aussi d’établir des pas-serelles ou de faire des analogies entre dessciences. Inversement, il est intéressant d’exa-miner le passage de l’histoire des sciences àcelle des mathématiques, parce que la créa-tion et l’autonomisation des différentes sciencessont des faits de l’histoire des sciences etparce que la séparation entre les différentes

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sciences explicite des distinctions établiesdans la résolution de problèmes.

La circulation entre l’histoire des mathé-matiques et l’histoire d’une science peutêtre du côté des problèmes, par rétrécisse-ment ou au contraire par élargissementd’un problème. Par exemple, le problèmeinverse des tangentes – c’est-à-dire les pro-blèmes où il faut trouver une courbe connais-sant une propriété de ses tangentes – devient,pour Leibniz, le problème auquel doivent seramener les problèmes physico-mathéma-tiques, comme celui de la chaînette. La cir-culation peut aussi être du côté des conceptset des méthodes : spécification d’une scien-ce par autonomisation d’un concept ou d’uneméthode, transfert d’un concept ou d’uneméthode d’une science à une autre. Parexemple, Newton fonde son calcul des fluxionssur les notions de mouvement et de temps,qui appartiennent à la physique depuisAristote.

Le cloisonnement et le décloisonnementdes sciences est un propos à historiciser.Par exemple, dans son Organon, Aristotecondamne le « mélange des genres », commeceux de l’arithmétique et de la géométrie. Sonpropos est de fonder la science sur la démons-tration axiomatique afin de distinguer lascience de l’opinion, de sorte que deuxsciences, dépendant d’axiomes différents,ne doivent pas se mélanger. En revanche, Des-cartes dans les Règles pour la direction del’esprit, prononce l’union et l’interdépen-dance des sciences. Son propos est tout autreque celui d’Aristote, puisqu’il s’agit de don-ner des « règles pour acquérir plus facilementla science ». Or, ce qui est commun à toutesles sciences, ce sont les « opérations del’entendement » que nous sollicitons pour lesacquérir.

De manière générale, toutes les univer-sités d’été, organisées depuis 1984 par la com-mission inter-IREM pour le Ministère del’Éducation Nationale, ont été des « univer-sités d’été interdisciplinaires » ouvertes auxenseignants de sciences physiques, de philo-sophie et d’histoire. La septième, organisée parl’IREM à Nantes en 1997, avait pour thèmes« les mathématiques et la réalité » à proposdes relations entre mathématiques et sciencesphysiques, et aussi « les mathématiques et lanavigation ». En 2001, le thème de la neuvièmeuniversité d’été organisée par les IREMs était« l’histoire des sciences comme instrument d’uneapproche pluridisciplinaire des enseigne-ments en collège et en lycée 18».

Nous soulignons ici encore deux enjeuxglobaux de l’histoire des sciences vis-à-visde l’enseignement : celui de replacer lessciences dans l’histoire des idées, des socié-tés, des techniques, et celui de susciter uneréflexion en profondeur sur les méthodes etles contenus de l’enseignement scientifique.L’histoire des sciences peut jouer un rôleessentiel pour garder des enseignementsscientifiques cohérents et pour proposer uneapproche pluridisciplinaire fructueuse. Àcondition cependant qu’elle ne devienne pasune discipline scolaire de plus, détachée dela pratique des sciences proprement dit. Il s’agit,plutôt et d’abord, de rassembler des enseignantsautour de cette histoire, de répondre au sou-hait exprimé dans le Rapport Lecourt, celuide « montrer aux élèves une réflexion com-mune de leurs enseignants sur les démarches,les perspectives et les enjeux des sciencesqu’on leur enseigne 19».

Plusieurs exemples ont été donnés lors del’université d’été de 2001 où l’histoire est uneressource en vue d’une approche pluridisci-plinaire de l’enseignement des sciences. Parmi

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ceux-ci, nous citerons la théorie de la repro-duction de Buffon pour les liens entre la bio-logie et la physique, l’étude de la musique chezEuler pour les liens entre les mathématiques,la physique et la biologie, les conceptions desatomes pour les liens entre la physique et lachimie, les travaux de Galilée, pour les liensentre les mathématiques, la physique etl’astronomie.

L’analyse historique de l’étude des mou-vements par Galilée est au carrefour de la phi-losophie, des techniques, de la physique et desmathématiques. Elle souligne l’oppositionentre deux questionnements philosophiquesdes phénomènes physiques : l’un par lescauses et l’autre par les effets de ces phéno-mènes. Aristote est du côté du premier etGalilée du second. Ensuite, elle situe les tra-vaux galiléens dans le contexte de la recherchedes trajectoires des projectiles pour lesartilleurs. Les Discours concernant deuxsciences nouvelles de 1638 se terminent pardes tables de portée selon l’inclinaison dujet (ou du canon). Ce problème avait intéressél’ingénieur et mathématicien Tartaglia ausiècle précédent. Puis, elle identifie les rôlesdifférents des hypothèses, des expérienceset des raisonnements dans la physique moder-ne initiée par Galilée. Enfin, elle cerne les dif-ficultés d’une notion physique comme celled’accélération, tout en rendant compte des dif-ficultés d’ordre mathématique dans la démons-tration de la loi de chute des graves.

Les relations entre les mathématiqueset les autres disciplines ont été subsumées cesdernières années par la notion de modélisa-tion. Il a été tenu à ce sujet des propos qui sem-blent contradictoires, mais qui ne le sont passi on tient compte des différentes acceptionsqu’elle a prises dans son histoire, qui estrécente. En effet, une théorie mathématique

peut avoir besoin de modèle, mais un modè-le peut aussi être une construction mathé-matique élaborée à partir d’une réalité. La notionde mathématiques comme « science expéri-mentale » dépend aussi d’un va-et-vient. Eneffet, les mathématiques ont été construitesdans l’histoire à partir d’expériences, la géo-métrie notamment à partir d’expériences spa-tiales, mais elles sont aussi productricesd’expériences, grâce à l’invention de logicielsde géométrie par exemple.

L’introduction d’une perspective historique dans la formation mathématique

Il y a donc des enjeux spécifiques de l’his-toire dans la formation des enseignants. Dansla formation initiale des enseignants, elle vaà l’encontre d’un savoir « scolaire » et d’un savoirde plus en plus « hétéroclite ». Dans la formationcontinue des enseignants, elle autorise uneréflexion sur les contenus et les programmesenseignés. Par exemple, l’histoire des ren-contres historiques entre probabilités et sta-tistiques est un élément de réflexion vis-à-visde l’approche statistique de la probabilitéd’un évènement 20. L’introduction de l’histoi-re des mathématiques va à l’encontre d’unevision arbitraire des procédures mathéma-tiques enseignées. La connaissance histo-rique permet à un enseignant, auquel unélève demande « à quoi cela sert ? », de ne pasrépondre « en maths, c’est comme ça qu’on fait »ou « vous le verrez plus tard ».

La lecture des textes anciens est parti-culièrement bénéfique vis-à-vis de ces enjeux.Elle permet un « choc culturel », en plongeantd’emblée l’histoire des mathématiques dansl’histoire. Il ne s’agit pas alors de lire cestextes en rapport avec nos connaissances,mais plutôt dans le contexte de celui qui les

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a écrits. C’est à cette condition qu’elle devientune source d’un « étonnement épistémolo-gique », par une mise en question des savoirset des procédures qui « vont de soi ». Elleconfronte la question : pourquoi les contem-porains n’ont-ils pas compris telle nouveau-té ? à la question : pourquoi les élèves necomprennent-ils pas ?

La pensée historique conduit à l’idée derectification des notions, car une notion peutchanger dans l’histoire et un même mot peutdésigner dans le temps plusieurs notions. Cetteidée introduit à son tour celle du long termedans la temporalité enseignante : c’est-à-dire enseigner en s’appuyant sur le passé del’élève et en anticipant le futur de l’élève. Parexemple, la notion de fonction comme cor-respondance, qui est celle de l’enseignementactuel, est l’aboutissement d’un processus his-torique qui va de la fonction comme expres-sion analytique à la fonction comme dépen-dance, puis comme correspondance. Dansce processus interviennent des questionsphysiques, mais aussi épistémologiques. Or,dans l’enseignement, on voit des élèves qui,après avoir surtout fréquenté des fonctionsdéfinies par une expression, résistent à l’idéegénérale de correspondance. L’histoire des rela-tions entre les notions de fonction continueet de fonction dérivable mérite d’être mise enrapport avec les difficultés dans l’enseigne-ment de l’analyse. Comme souvent, l’histoi-re permet aux enseignants de se poser laquestion de l’adéquation entre les notions ensei-gnées vis-à-vis des problèmes étudiés, lesunes étant souvent trop sophistiquées et lesautres trop simples.

Les enseignants peuvent nourrir leurenseignement par une réflexion historique etépistémologique, mais ils peuvent aussi intro-duire directement des éléments historiques

auprès des élèves. Un enseignement autonomede l’histoire des mathématiques ou des sciencespourrait conduire à une discipline autonome,coupée des enseignements scientifiques, avecle risque de perdre le bénéfice que nous attri-buons à l’histoire. La voie développée par lesIREMs est celle de « l’introduction d’uneperspective historique dans l’enseignement ».Il ne s’agit pas de donner des cours d’histoi-re, ni non plus d’un enseignement calqué surl’histoire. Cette expression désigne la mobi-lisation de toute la réflexion historique etépistémologique de l’enseignant. Il s’agitd’intégrer l’histoire dans l’enseignement, dedater l’invention d’un concept, d’expliquerla portée historique d’un concept, de fairelire des textes anciens, mais aussi de résoudredes « problèmes historiques ». L’objectif n’estpas de créer une discipline ou un moment sco-laire complètement détaché de la pratique desmathématiques.

Le premier colloque organisé par lesIREMs à la fin des années 1978 portait sur« l’introduction d’une perspective historique »dans l’enseignement. Un ouvrage relatant detelles expériences fut publié par l’IREM deLyon à l’occasion du congrès international surl’enseignement des mathématiques (ICME)qui s’est tenu en 1988 à Budapest. Dès 1980,la Commission inter-IREM a participé auxrencontres du « Groupe international on therelations between History and Pedagogy ofMathematics » (HPM) affilié à ICME. L’ouvra-ge de 1988, intitulé Pour une perspectivehistorique sur l’enseignement des mathéma-tiques 21, a ensuite été édité en anglais parl’Association britannique des professeurs demathématiques.

La commission inter-IREM a écrit une suiteavec l’ouvrage Des défis mathématiques d’Eucli-de à Condorcet, qui est paru en 2010 chez Vui-

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bert. Il rassemble neuf expériences d’introductiond’une perspective historique dans l’ensei-gnement des mathématiques, depuis le collègejusqu’au post-baccalauréat. Il ne propose pasune formule toute faite ou une réponse unique.Les différentes expériences relatées par leursauteurs indiquent la variété des ressources qu’unenseignant de mathématiques peut trouver dansl’histoire de sa discipline à tous les niveauxd’enseignement. En effet, si les auteurs deschapitres indiquent les circonstances danslesquelles ces expériences ont eu lieu, c’est pourcerner leurs conditions et pour inviter les lec-teurs à les adapter ou à les transférer àd’autres lieux, d’autres classes ou d’autresniveaux. Car beaucoup d’elles peuvent être ima-ginées dans d’autres classes que celles oùelles ont d’abord eu lieu. Ceci parce que les pro-grammes et les élèves changent, mais aussi,plus profondément, parce que l’histoire desmathématiques permet d’explorer des savoirspérennes, qui font partie du socle commun del’enseignement des mathématiques.

Les différents chapitres de cet ouvrage onttous pour point de départ des problèmes his-toriques, mathématiques ou non. Ils parcou-

rent beaucoup d’époques très diverses, depuisles Pythagoriciens jusqu’au XXe siècle. Ilsconcernent la géométrie, l’analyse, l’algèbreaussi bien que les probabilités. Nous les avonsrépartis en quatre parties. La première par-tie concerne la mesure des grandeurs géo-métriques, qui correspond aux savoirs ensei-gnés en collège et en seconde. La deuxième parties’intéresse à la représentation des grandeurspour comprendre leurs relations au numé-rique et au vectoriel. Les probabilités fontl’objet de la troisième partie. Les problèmesd’approximation rapprochent des deux dernierschapitres de l’ouvrage.

L’introduction d’une perspective histo-rique dans l’enseignement nécessite, qu’enamont, les enseignants reçoivent une forma-tion. Nous espérons donc que cette forma-tion sera donnée partout en formation initiale.Les IREMs continuent à organiser, quandcela est possible, des stages pour la formationcontinue. Les universités d’été européennesdestinées à rassembler enseignants, didacti-ciens et historiens continuent à être organi-sées : la prochaine aura lieu à Vienne enAutriche en juillet 2010. L’histoire continue.

Notes

1 Institut de France, Académie des Sciences, La for-mation des professeurs à l’enseignement des sciences,novembre 2007.2 une rétrospective historique est parue lors des dixans de la Commission inter-IREM dans le Bulletin del’APMEP : « Histoire et enseignement des mathéma-tiques, dix ans d’histoire des mathématiques dans lesIREM », Bulletin APMEP, 358, avril 1987, pp.143-163. Je reprends ici certains éléments d’un articleplus récent : « Apports de l’histoire des mathéma-tiques et de l’histoire des sciences dans l’enseigne-ment » paru dans un numéro de la revue Tréma coor-

donné par Murielle Guedj, IUFM de Montpellier, 2006,pp.21-28.3 Barbin-Le Rest, Evelyne, « Histoire et enseignementdes mathématiques, dix ans d’histoire des mathématiquesdans les IREM », Bulletin de l’APMEP, 358, 1987, p.177.4 l’expression est de Rudolf Bkouche, voir le Bulletininter-IREM n°18 « Épistémologie et histoire des mathé-matiques » publié en 1979.5 dans un mélange de textes présenté au CongrèsICME de Berkely puis dans la préface du premierouvrage de la CII : IREM, La rigueur et le calcul,Paris, Cedic, 1982, p. 6.

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6 Barbin, Evelyne, « Les effets pervers de la Réformedes Mathématiques Modernes », Société Française,n°33, décembre1989, pp. 26-28.7 IREM, La Rigueur et le calcul, op. cit., p. 5.8 IREM, Histoires de problèmes, histoire des mathé-matiques, Paris, Ellipses, 1993. 9 IREM, 4000 ans d’histoire des mathématiques, IREMde Rennes, 2002, p. 10.10 pour reprendre la fameuse formule de RudolfBkouche utilisée dans le « Point de vue » de Repères-IREM, n°9, octobre 1992.11 sur l’utilisation de l’histoire pour l’enseignement desangles, voir Guichard, Jean-Paul, « Les angles au col-lège : arpentage et navigation » in IREM, Enseignementdes mathématiques : une perspective historique, Paris,Vuibert, 2010.12 Martine Bühler est membre de l’équipe M:ATH(Mathématiques : Approche par les Textes Historiques)de l’IREM Paris 7.13 Barbin, Evelyne, « Histoire et enseignement des mathé-matiques » in Histoire des sciences et des techniques,Rosmorduc, J. (éd.), 1997, p.72.14 sur les méthodes de fausse position, voir les publi-cations de l’IREM de Toulouse, voir aussi Chabert, Jean-Luc et ali, Histoires d’algorithmes, en cours de réédi-tion chez Belin.

15 voir les publications de l’IREM de Caen sur le sitede cet IREM. L’IREM de Caen a organisé en 1986 uncolloque Destin de l’art, desseins de la science. Voir aussiles écrits de Jean-Pierre Le Goff dans Histoires deproblèmes, histoire des mathématiques, Paris, Ellipses,1993, et dans Arts et sciences à la Renaissance, Paris,Ellipses, 2007.16 Barbin, Evelyne, Caveing, Maurice (éd.), Les phi-losophes et les mathématiques, Paris, Ellipses, 1996.17 Barbin, Evelyne et Bénard, Dominique (éd.), His-toire et enseignement des mathématiques : rigueurs, erreurs,raisonnements, Lyon, INRP, 2007.18 La pluridisciplinarité dans les enseignements scien-tifiques : 1er tome Histoire des sciences, Actes de la Desco,CRDP Basse-Normandie, 2003. Ils sont disponibles àl’adresse eduscol.education.fr/D0126/uescience_his-toireT1_acte.pd19 « Rapport sur l’enseignement de la philosophie dessciences » de Dominique Lecourt au Ministre de l’Édu-cation, de la Recherche et de la Technologie. 20 voir IREM, Histoires de probabilités et de statistiques,Paris, Ellipses, 2004.21 IREM, Pour une perspective historique dans l’ensei-gnement des mathématiques, Lyon, IREM, 1988.

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