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Les Pérégrinations d’Irma de Manziarly dans les contradictions de l’orientalisme de l’entre deux guerres Annie Montaut * (Littérature 184) En 1935, paraît un recueil de tableaux et scènes de voyage, intitulé Pérégrinations Asiatiques, d’une française d’origine russe, Irma de Manziarly, aujourd’hui à peu près totalement inconnue 1 . L’auteur présente son livre sans prétention comme les « impressions d’un cœur corrompu par la sympathie et les prédilections ». Elle n’en construit par moins une pensée fortement inspirée par ce que l’Inde lui a donné à voir, pensée qui s’inscrit assez mal dans ce qui à l’époque commence à émerger dans un certain discours occidental comme les prémices de l’orientalisme tant décrié ultérieurement, mais tout à fait bien dans diverses tendances du discours indien. Car l’Inde, les Indes à l’époque, occupent dans l’ouvrage la place principale, entre l’Asie moyenne et la Chine, et révèlent à l’auteur plus de « vérités » qu’aucun autre lieu de ses pérégrinations. Ces « vérités » sont à la fois bien distinctes de celles que la civilisation européenne a données à la narratrice, propres donc à lui faire espérer la découverte d’une « nouvelle réalité » (p. 2), et compatibles avec une aspiration qui transcende les particularités culturelles et nationales (sections 1 et 2), à l’inverse des pensées de la binarité déjà bien présentes (section 3). Ce qui motive enfin mon choix de cette porte d’entrée dans la « pensée à partir de l’Inde », porte si modeste qu’elle s’est jusqu’à présent dérobée à l’attention de la littérature comparée, c’est aussi le caractère extrêmement contrasté des comptes rendus qui ont salué sa réception en 1935, et ce que peut signifier cette disparité dans notre manière à nous d’apprécier ce qu’on appelle « l’orientalisme » (section 4). 1 Le Voyage vers le monde intérieur et le monde extérieur : un chemin sans fin En 1936, Paul Masson-Oursel, indianiste très respecté à cette époque, fait un compte-rendu de l’ouvrage dans des termes d’autant plus élogieux, de sa part qu’il peut être redoutable voire sarcastique pour tout ce qui lui semble relever de la fausse érudition, du plagiat, de la banalité ou de l’illuminisme. De ce « voyage souverainement lucide, sympathiquement attendri, plutôt que pèlerinage », voici ce qu’il écrit dans les colonnes du Mercure de France: : « Elle n’a * UMR8202Sedyl (INALCO/CNRS/IRD). Avec le soutien de l’Institut d’Etudes Avancées de Nantes. 1 Les références indiquées par un simple numéro de page entre parenthèses renvoient à cette édition. 1

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Les Pérégrinations d’Irma de Manziarly dans les contradictions de l’orientalisme de l’entre deux guerres Annie Montaut* (Littérature 184)

En 1935, paraît un recueil de tableaux et scènes de voyage, intitulé Pérégrinations Asiatiques, d’une française d’origine russe, Irma de Manziarly, aujourd’hui à peu près totalement inconnue1. L’auteur présente son livre sans prétention comme les « impressions d’un cœur corrompu par la sympathie et les prédilections ». Elle n’en construit par moins une pensée fortement inspirée par ce que l’Inde lui a donné à voir, pensée qui s’inscrit assez mal dans ce qui à l’époque commence à émerger dans un certain discours occidental comme les prémices de l’orientalisme tant décrié ultérieurement, mais tout à fait bien dans diverses tendances du discours indien. Car l’Inde, les Indes à l’époque, occupent dans l’ouvrage la place principale, entre l’Asie moyenne et la Chine, et révèlent à l’auteur plus de « vérités » qu’aucun autre lieu de ses pérégrinations. Ces « vérités » sont à la fois bien distinctes de celles que la civilisation européenne a données à la narratrice, propres donc à lui faire espérer la découverte d’une « nouvelle réalité » (p. 2), et compatibles avec une aspiration qui transcende les particularités culturelles et nationales (sections 1 et 2), à l’inverse des pensées de la binarité déjà bien présentes (section 3). Ce qui motive enfin mon choix de cette porte d’entrée dans la « pensée à partir de l’Inde », porte si modeste qu’elle s’est jusqu’à présent dérobée à l’attention de la littérature comparée, c’est aussi le caractère extrêmement contrasté des comptes rendus qui ont salué sa réception en 1935, et ce que peut signifier cette disparité dans notre manière à nous d’apprécier ce qu’on appelle « l’orientalisme » (section 4).

1 Le Voyage vers le monde intérieur et le monde extérieur : un chemin sans fin

En 1936, Paul Masson-Oursel, indianiste très respecté à cette époque, fait un compte-rendu de l’ouvrage dans des termes d’autant plus élogieux, de sa part qu’il peut être redoutable voire sarcastique pour tout ce qui lui semble relever de la fausse érudition, du plagiat, de la banalité ou de l’illuminisme. De ce « voyage souverainement lucide, sympathiquement attendri, plutôt que pèlerinage », voici ce qu’il écrit dans les colonnes du Mercure de France: : « Elle n’a jamais cherché là-bas de l’occulte, ou du mystérieux, mais la nature et l’humanité plus largement comprises, en dehors de nos préjugés scientifiques ou sociaux » (…) Ce récit, entre tous attachant, décrit non pas la quête d’une foi, non pas une expérience métaphysique, mais un contact avec des formes diverses de la nature, humaine ou physique. (…) Aussi le livre sera-t-il utile tant aux Européens qu’aux Asiatiques : il est de ceux qui contribuent à créer de l’humanité. Il mérite admiration et reconnaissance »2.

L’année précédente, Raymond Janin, historien du byzantinisme et spécialiste des églises orientales, également reconnu dans sa spécialité, fait au contraire pour les Echos d’Orient un compte-rendu dévastateur : « Grâce à sa faculté d’adaptation, Mme de Manziarly a pu saisir ce qui fait la caractéristique de chaque peuple et pénétrer dans les mentalités religieuses qui sont souvent une énigme pour les Occidentaux. Elle semble cependant les avoir embellies, à tel point qu’on se demande parfois si le christianisme de l’auteur est réel devant l’admiration qu’elle éprouve pour telle ou telle forme de la pensée spirituelle de l’Inde (…). Romantisme peut-être inconscient qui déforme les choses et les enjolive au gré des rencontres. (…) Elle enrichit sans doute le folklore, mais on fera bien de ne pas se baser uniquement sur son texte si l’on veut avoir une idée exacte des pays qu’elle a visités »3.

* UMR8202Sedyl (INALCO/CNRS/IRD). Avec le soutien de l’Institut d’Etudes Avancées de Nantes.1 Les références indiquées par un simple numéro de page entre parenthèses renvoient à cette édition. 2 Paul Masson-Oursel, Le Mercure de France, 265-903, 1936, p. 628-629.3 Raymond Janin, Echos d’Orient, 1935, vol. 34-180, p. 506.

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Précisons d’emblée que les « déformations » et « embellissements » imputées à l’auteur par le dernier compte-rendu cité ci-dessus font plutôt état des préjugés du recenseur que des défauts de l’objet recensé : ni les descriptions du travail manuel à l’Ashram de Sabarmati (p. 235sq) et des vices sociaux contre lesquels il s’est institué, ni les pages sur la condition des femmes, veuves et mariées enfants (p. 242-52, ne vont dans ce sens. Il est vrai que l’auteur se porte plus volontiers, comme elle l’indique dans son introduction, vers ce qui lui est sympathique. Mais ce qui lui est antipathique est aussi mentionné (et notamment les dissensions entre sectes, cf fin ?). Précisons aussi que sous ce titre modeste, et sa manière plus modeste encore de conduire le récit des Pérégrinations, ces « impressions d’un cœur corrompu par la sympathie et les prédilections » n’émanent en rien d’un amateur : Irma de Manziarly est la traductrice d’un ouvrage fondamental de Th Steherbataky en français, La théorie de la connaissance et la logique chez les bouddhistes tardifs parue chez Geuthner en 1926, et anime les Cahiers de l’Etoile, périodique publié entre 1928 et 19304, qui a publié, entre autres, des œuvres de Krishnamurti, André Gleizes, Carlo Suarez, Benjamin Fondane.

Dès sa préface, IM précise d’emblée que son voyage, ce « cheminement », loin d’être une évasion ou une fuite, procède d’une volonté de comprendre, et s’inscrit immédiatement dans ce que Masson reformule comme « cheminement de la pensée » et quête épistémologique5. Un vouloir-comprendre qui relève d’un « élan irrésistible de notre être profond qui veut approcher de la réalité » et s’apparente « à l’instinct migrateur et à la certitude du départ inévitable au terme de la vie » (p. 1). Il implique donc le sujet dans sa totalité, consciente et inconsciente, un sujet se colletant corps et âme à la question de sa finitude et de son besoin d’infini. Prenons le texte comme il se donne dès lors qu’on en décrypte l’absence de formalisation théorique comme une élégance de la pensée vive, trop vive et trop sûre de son honnêteté intellectuelle pour asseoir explicitement ses prémices, et non comme un simple vécu jeté sur le papier « au gré des rencontres » et des enthousiasmes faciles, comme le présuppose Janin. L’homme, poursuit la préface, « fatalement nomade » et « prédestiné à errer sur une planète vagabonde de sa naissance à sa mort, ne peut se passer de stabilité et veut comprendre le sens de son trajet solitaire (…). Sur la route il se sent plus conforme à son destin et plus près de sa vérité – l’équilibre instable » (p. 1). Il y a certes là quelque chose de très accordé au bouddhisme, qui a intéressé l’auteur, par ailleurs traductrice de la théorie bouddhiste de la connaissance de Stcherbatsky. Les raisons données par IM à cette urgence de « franchir le seuil » rassurant du monde connu, une fois cassé « le filet serré de la routine » et du « rouage de notre vie quotidienne » sont que « seul, décortiqué du milieu habituel, soumis à de nouvelles réactions, en face de l’imprévu, on se découvre comme on découvre le monde environnant » (p. 2). Dans ce double mouvement, vers la co-découverte du monde intérieur et du monde objectif, on lit aisément les conditions indiennes (bouddhistes et aussi hindoues), et sans doute plus largement orientales, de l’accès à la connaissance, avec leur postulat classique du « décorticage » des habitus sociaux et individuels, mais contrairement aux hiérarchies traditionnelles en Inde, modernisées par Gandhi par exemple, la connaissance de soi n’est pas donnée comme condition à la connaissance du monde extérieur. Il s’agit chez IM d’une connaissance simultanée, sans que l’une procède de l’autre. Le fruit de cette connaissance, également, marque l’emprise forte de la pensée indienne que l’auteur « fait sienne », mais qu’elle supplémente d’une inflexion pas vraiment indienne, en l’occurrence la curiosité passionnée de l’autre, susceptible de créer une nouvelle forme de pensée. « Et l’on apprend peu à peu qu’à travers les fluctuations de l’existence il se trouve une constante : l’homme. Partout et toujours il reste cet être misérable et magnifique qui se préoccupe du ciel et adore la terre, qui cherche la sagesse et se conduit en insensé (...) ;

4 Edition anglaise : Star Review. Les Cahiers reprennent partiellement des textes du Bulletin de l’Ordre de l’Etoile d’Orient (Star Herald) 1913-1930. Ils sont aussi mondialistes mais sans la perspective théosophe du premier numéro, prophétisant la venue du Grand Instructeur Mondial..5 En référence à l’ouvrage récent de « l’épistémologiste » Emile Meyerson, analyste de la science classique et de la physique contemporaine Le Cheminement de la pensée (1931). Compléter.

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découvrir que nous participons à la vie de l’humanité de tous les temps nous amènera peut-être à connaître une nouvelle réalité » (p. 2).

De même, à la fin de la préface, la très longue citation de l’Aitareya Brāhmana sur le thème « pour cette raison, chemine ! », conclut d’une façon très personnelle sur le thème posé dès la page 3. Le thème en question est que le progrès de la connaissance consiste, non à attendre des réponses extérieures aux questions qu’on cherche à résoudre, mais à « apprendre à les formuler de telle sorte qu’elles embrassent ce qu’on cherche à savoir, comme la graine contient la plante ». Tout ceci est très indien, ainsi que la citation, filée sur plusieurs pages, du dialogue entre Rohita et Indra dans l’Aitareya Brāhmana. Rohita a dû partir en exil dans la forêt pendant six ans pour échapper au sacrifice auquel l’a promis son père et erre donc, en quête d’une solution à son problème (vital !), solution qu’il ne trouvera que dans l’échange avec un autre sacrifiable en la personne de śunahśepa6. Il rencontre Indra dans la forêt qui lui enjoint de faire effort pour vivre une vie d’homme épanoui et de viser les nobles objectifs auxquels ne peut prétendre le paresseux qui ne bouge pas et dort7. Le leitmotiv de ce dialogue est caraiveti, caraiveti, traduit en français « pour cette raison, chemine ». De même que l’abeille ne cesse de se déplacer pour butiner, l’oiseau pour grapiller divers fruits, de même que le soleil jamais ne se repose, « pour cette raison, chemine » (caraiveti). Cela sert déjà parfaitement l’introduction à un récit de voyage qui se veut, sans l’expliciter, le cheminement de la pensée en action, sans telos, mais il y a une conclusion de cette conclusion si l’on peut dire, qui ne laisse pas de troubler si l’on ne cherchait dans la genèse de la voyageuse que la reproduction de la pensée indienne. « Le seuil franchi le voyageur se transforme en vagabond, la route le tient et sur l’écran de sa conscience commence une nouvelle projection » (p 8). Voyageur vagabond, c’est déjà ériger l’absence de telos préconstruit en éthique du nomadisme8, mais la nouvelle projection sur l’écran de la conscience dit encore autre chose. Autre chose qui rappelle la « nouvelle réalité » mentionnée plus haut.

Si cette découverte passe par des expériences situées en marge des processus et des positionnements qu’on a l’habitude d’associer à la culture occidentale, c’est plus parce que l’ensemble du processus de cheminement décrit par IM suppose un départ des habitudes quelles qu’elles soient, ce filet serré des conditionnements conscients et inconscients, que du fait d’une opposition radicale des cultures et de leurs représentations, telle qu’on la trouve par exemple constamment réitérée chez Guénon (j’y reviens plus loin). Ainsi, alors même que la voyageuse semble opposer deux cultures musicales, et introduit sa longue description de la musique indienne en soulignant le désarçonnement du mélomane occidental à l’audition d’un concert indien9, elle dépasse cette opposition apparente et propose d’y déchiffrer cette autre chose qui, en fait, s’adresse à l’Occidental aussi bien qu’à l’Indien. Ce passage est d’autant plus intéressant que la musique indienne, pour IM, représente par excellence l’expression de cet individu « décortiqué » des rouages de son quotidien, le langage même, donc, de celui qui se met en « chemin ».

« Chez nous, l’artiste se raconte, alors qu’en Inde il exprime surtout l’impersonnel. Nous aimons la musique qui traduit des émotions humaines, des états d’âme que nous connaissons pour les avoir éprouvés en partie nous-mêmes » commence IM. Elle pointe ainsi d’emblée sur la spécificité de l’émotion proposée en partage à l’auditeur en Inde, qu’il

6 Il l’achète pour cent vaches, à cause de son nom, qui le prédestinait à « valoir » cent vaches. C’est d’ordinaire cet épisode qui est retenu dans le narratif de l’Aitareya Brāhmana, mais ce qui a attiré l’attention d’IM est le dialogue avec Indra, beaucoup moins débattu et commenté (Aitareya Brahmana VII).7 Aitareya Brāhmana 33.3.8 L’auteur n’a visiblement pas connaissance des grands textes de la bhakti ou religion de l’amour dévotion, propagée par des poètes mystiques errants, vagabonds de Dieu, sans foi ni loi puisque la plupart rejettent dos à dos le temple hindou et la mosquée musulamane, hétérodoxes aussi sur le plan linguistique et culturel puisqu’ils choisissent la langue parlée par le peuple (le nouvel indo-aryen dialectal dans ses diverses variétés régionales de la première moitié du second millénaire) contre la langue de culture qui est alors le sanskrit, expression du brahmanisme orthodoxe, mais elle croise leur cheminement dans sa propre démarche.9 Ou l’inverse : « Les Indiens sont stupéfaits du bruit que nous faisons en chantant et en jouant tant de choses différentes à la fois », etc. (p. 148).

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s’agisse de musique ou des arts de la scène : le rasa en effet, ou saveur esthétique que goûte l’amateur, est bien fondé sur des émotions – qu’on en décompte neuf comme dans le Natyaśāstra ou bien onze comme chez Abhinavagupta plus tard – mais ce sont des émotions dites permanentes (sthāyi bhāva) qui justement se distinguent des émotions contingentes (celles que nous éprouvons en tant que sujet psychologique particulier dans le contingent de notre histoire sociale et individuelle) par le fait qu’elles sont décantées des limitations psychologiques de l’ego et se stabilisent ainsi dans une sorte de généralité trans- ou non- individuée. L’artiste qui « se raconte » et associe l’excellence à l’individuation de son interprétation procède donc à l’inverse de l’Indien qui vise « l’impersonnel », comme le dit très justement IM. De même, l’harmonie des accords, si importante dans sa tradition musicale n’existe pas dans ce qu’elle entend en Inde, remplacée par celle des rythmes. Cela n’empêche pas la musique indienne de « nous parler », mais d’autre chose que de possibles identifications par le vécu personnel : « La musique indienne nous parle, dans une langue étrangère, de quelque chose d’inconnu : il faut apprendre cette langue et se familiariser avec cet inconnu. L’impersonnalité, l’infini, l’indéfini, déterminent le caractère de la musique de ce pays » (p. 147). « Impersonnel », du côté du « self » plutôt que du « moi », et donc, du fait même de cette « impersonnalité », susceptible de parler à tout humain pour peu qu’il accepte d’en apprendre la langue, c’est-à-dire d’entrer dans ce processus de désindividuation. Un des effets les plus frappants de la culture de la voix en Inde est pour IM la recherche de l’unisson avec l’instrument qui accompagne le vocaliste : « On tend ici à dépersonnaliser la voix, à la rendre pareille à un instrument (…). Le comble de l’art est d’arriver à ce qu’on ne distingue plus la voix de l’instrument » (p. 148), car c’est la réussite suprême de l’impersonnalité. Le synonyme donné à la notion d’impersonnalité est celle d’indéfini (à côté de celle d’infini, probablement trop chargée de flou et de banalité quand il est question de l’Inde pour que l’auteur ne la rectifie pas par « indéfini »).

Il se trouve que c’est une notion qui a été très sollicitée dans la création et la réflexion sur diverses formes de la musique occidentale en rupture avec la tradition de l’harmonie, du bel canto, de la linéarité, de la narrativité et de la mélodie. Le musicologue et philosophe Daniel Charles a magistralement montré le lien entre ce principe d’indéfinition, d’anti-expressionisme, refus de la narrativité linéaire de la mélodie, comme de l’harmonie, et la sortie d’un système ontologique fondé sur la linéarité du temps, l’ordre rationnel et la mimesis de la représentation. Ce qu’on appelle musiques de la stase comme celle des répétitifs visent pour lui à une forme de temporalité qu’il appelle l’oubli, et qui se caractérise par le refus des articulations de la logique d’enchaînement dans le développement canonique, un « temps zéro » obtenu par les effets de bourdon, de répétition, par le travail du son pur, isolé des paramètres d’identification classiques comme l’opposition et l’enchaînement, et par un mouvement ondulaire plutôt que linéaire (Charles 1987). Mais ce temps de l’oubli, comme ce refus de la rationalité de l’harmonie, chez les répétitifs, ne se replie pas sur un une pure réitération mécanique, de même que dans la musique indienne, le caractère délibérément dénué d’inventivité personnelle propre à la « reproduction » de la tradition n’est pour autant fixiste. Comme le signale Charles (1978, p. 265), « rien, dans les musiques statiques – ou apparemment statiques – de la Monte Young ou Reich, de Glass ou Eliane Radigue, de Vaggione ou Riley, n’est laissé à la mémoire ; ce ne sont nullement des musiques de la stasis, mais des musiques du renouvellement incessant, qu’on n’écoute jamais deux fois de la même façon.

Renouvellement incessant et non répétition « à l’identique », la transmission rigoureuse de la tradition, comme la commente IM, fait aussi de l’invariant, à sa façon, différente de la musique contemporaine occidentale, le lieu de la créativité et du renouvellement, dans une temporalité libérée du déterminisme de la linéarité. Temporalité du sacré certes, dont l’économie n’est pas régie par les enchaînements rationnels et l’organisation par un sujet en position de maîtrise sur le monde, mais dans lequel l’indéterminé, l’ « indéfini », n’est pas pour autant l’indifférencié d’un « infini » mystique où « tout est dans tout ». Son langage se comprend, selon l’auteur, à condition d’ « oublier la démarcation

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établie par nous entre le profane et le sacré, démarcation qui n’existe pour ainsi dire pas dans un pays où le sacré englobe la presque totalité des choses » (p. 149). Il ne s’agit donc pas de tourner le dos au profane pour comprendre la pensée indienne, aux objets matériels pour comprendre les réalités spirituelles, comme le proposent trop souvent les vulgates de la mystique hindoue popularisées à cette époque, comme d’ailleurs aujourd’hui. Il s’agit de saisir cet « englobement » comme absence de démarcation claire entre catégories tranchées, comme « indéfinition » généralisée10.

2 Temps et espace : cheminement vers l’autre ou chemin commun ?

La même relation d’englobement vaut pour les relations entre passé et présent, ainsi que pour les relations entre éléments de l’espace. Si une lecture rapide peut faire croire à un simple décalque des grands textes philosophiques accessibles à l’époque sur le temps éternel, ou la suspension des catégories différentielles de la deixis, notamment dans les Upanishad souvent citées dans l’ouvrage, le détail, là encore, révèle une inflexion personnelle de ce qu’on peut associer à la « spiritualité indienne ». Voyons d’abord la manière dont IM réfléchit sur les catégories du temps. Le prétexte à sa méditation sur les rapports entre passé et présent est un voyage, qu’elle entreprend contre tous les conseils de ses amis, convaincus que les fatigues éprouvantes de ce déplacement ne se justifient pas, sur le site de Mohenjo Daro où il n’y a, d’après eux, rien à voir. Elle fait ce voyage en bateau, traversant le « jardin du Sindh » par les canaux, et s’enchantant du défilé de bêtes, de plantes, d’hommes qu’elle croise sur les berges. L’arrivée sur les lieux lui inspire des sentiments à l’opposé de la poétique romantique des ruines, associée au sentiment de perte irrémédiable, d’un temps irrévocablement passé dont ne subsistent que les reliefs monumentaux. Pour IM au contraire, « c’est le quotidien (…) qui nous fait sentir l’actualité de cette haute antiquité » (p. 181), car le quotidien est ce qui « a dû se modifier le moins ». Après avoir décrit les trois niveaux de la ville sur la base des documents archéologiques de l’époque qu’elle connaît visiblement bien, dans ses trois niveaux, celui des sceaux énéolithiques  « rattaché peut-être à la civilisation suméro-dravidienne », celui où l’influence aryenne se manifeste déjà et celui, enfin, qui correspond à l’ère bouddhiste, elle résume ainsi sa « joie indescriptible » au milieu des ruines : « Comment définir cette transformation de l’être qui s’éveille à une résonnance inconnue ? Il sent dans cet « ici » un présent qui englobe le passé dans une plénitude merveilleuse. Nul besoin de reculer en pensée, puisque ce passé est là, devant moi, que je le touche et que je le vois » (p. 183).

Les mêmes réactions (sentiment de plénitude, de joie, de procéder d’une même âme, âtmîyata) et pratiquement les mêmes formulations se retrouvent sous la plume de l’écrivain hindi contemporain Nirmal Verma quand il traite des fondamentaux de la civilisation qui est la sienne : « Mon sentiment d’appartenance à la culture indienne [est] de vivre dans un temps tout englobant qui m’est intégralement contemporain. Ce que j’héritais était précisément cela que j’habitais : les images dont se soutient tout Indien pour trouver un sens à sa vie sont toujours celles de son habitat présent ». L’inaptitude à séparer le passé du présent et du futur est une manifestation typique de ce que d’aucuns considèrent comme conscience mythique, poursuit l’auteur, mais ce mode de conscience, de type holiste, est surtout le propre de la conscience indivise des sociétés traditionnelles, qui « appréhende tout simultanément, tranchant sur les frontières du temps comme de l’espace »11.

Une semblable critique du temps orienté progressant depuis le passé vers le futur et valorisant le changement est courante tant dans la pensée brahmanique classique que dans ses 10 Ashis Nandy (1983/2007) fait de cette faculté le pivot de la culture indigène, avec l’absence corollaire de centre organisateur et hiérarchisant. 11 Chapitre ‘kāl aur srijan’, Le temps et la création, qui ouvre le recueil Dhalân se utarte hue (En descendant la pente) : jo kāl aur spes kī sīmāo ko bhedkar sab kuch eksāth dekhtī hai, p. 16, traduit en français avec d’autres extraits des essais de l’auteur dans Verma 2004.

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versions modernisées comme celle qu’en donne Gandhi en 1909, et de ses interprétations contemporaines comme celle d’Ashis Nandy en 1983 : ces derniers commentaires en montrent très clairement la supériorité sur le temps dit « historique » propre aux sociétés occidentales modernes, parce ce temps éternel contient (englobe) le temps historique (longue discussion du passé, nullement ignoré ou « confondu » avec le présent contingent, mais perpétuellement renouvelé et à renouveler et non déterminé), au lieu que le temps historique se construit dans le rejet du temps éternel.

La « résonnance inconnue » qui déclenche la « transformation de l’être » chez IM, est donc bien la perception du temps, classique en Inde, décrite par Nirmal Verma, et dans des termes très proches, par Gandhi et Nandy. Mais la supposée indianisation que prête Janin à l’auteur des Pérégrinations s’arrête là, car si, comme pour Nirmal le corollaire immédiat de ce présent englobant est dans les images du quotidien, ces images, bêtes, plantes, rivières chez Nirmal, sont chez IM le nœud où se tissent les cultures matérielles dans la dimension du travail le plus concret. « Dans mes mains dorment les gestes avec lesquels les hommes d’autrefois ont fait ces vieilles briques. Mes oreilles perçoivent le même grincement de roues que celui que ces hommes entendaient quand passaient les chars qui ont usé le dallage des rues, usure dont nous voyons la trace aujourd’hui. Les outils exposés dans le musée et qui ont servi à créer le bien-être de ces hommes sont les mêmes que ceux dont nous nous servons encore à l’heure actuelle pour augmenter le nôtre (…). Bols, passoires, lampes, aiguilles, hameçons, l’aiguille de tant de siècles avant notre ère est parente de celle dont je me sers tous les jours. Le modeste pliant que nous achetons dans nos bazars, je l’ai reconnu sur un papyrus égyptien, dans les fresques d’Ajanta, sur une stèle funéraire, et je l’ai retrouvé rouillé dans le musée de Taxila » (p. 183).

Rien de métaphysique ou de spéculatif dans cette pensée résolument matérialiste, beaucoup plus proche ici de l’historien marxiste Kosambi (1962), pour qui, et sur la base de vestiges archéologiques également, nombre de rites religieux et de croyances hindoues sont les survivances ou les adaptations de cultures antérieures à l’hindouisme et à l’arrivée des indo-aryens. Dans les vestiges premiers occupants qu’il recense principalement dans l’Inde centrale, se lisent les ressemblances avec des divinités ou objets de culte mésopotamiens, assyriens. Les similitudes, identité dit-elle même, qu’IM perçoit entre l’aiguille de l’Indus plusieurs fois millénaire et la sienne, entre le pliant des bazars européens et le pliant des papyrus égyptiens, celui d’Ajanta et de Taxila, relèvent de son inflexion personnelle, la même, trente ans plus tôt que celle qu’imprime Kosambi à l’histoire nationaliste indienne, fort peu indienne dans ce genre de mise en évidence d’identités transculturelles.

L’occupation de l’espace lui semble par contre plus « exotique », mais là encore rien qui s’apparente à une altérité radicale alors même qu’elle en marque les particularités d’une façon qui consonne extraordinairement avec la représentation indienne elle-même. Arrivée à Madura(i), c’est le « vertige » devant la prolifération du décor dans le temple et de la vie grouillante à l’entour. « Ce que nous appelons volontiers confusion chaotique dans l’Inde, ce qui trouble tant d’Européens, ce qui les aveugle, les repousse, les choque, c’est l’enchevêtrement des lignes et des formes, cette foule, cette diversité, ces variations, ces répétitions, cette richesse, cette fécondité qui caractérise ce pays. Quand on voit les Gopuram, ces tours qui surmontent les entrées principales des temples, chargées de sculptures, de statues, de groupes, de dieux, de déesses, d’animaux, de monstres, d’allégories, de symboles, de scènes, de légendes, quand on regarde ces édifices où il n’y a pas de vide, de surface lisse, de repos pour l’œil, on sent qu’on est en présence d’une transposition de la nature luxuriante, surabondante, qui jamais ne s’arrête, jamais ne se repose, jamais ne dort (…). C’est une production incessante » (p. 253).

Ce texte est « juste », dans son adéquation à la représentation que l’Inde donne d’elle-même, à plusieurs titres. D’abord par la notion d’ « enchevêtrement » de tous les éléments du

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vivant, bêtes, hommes, dieux, cette interdépendance de tous les composants du vivant, que Nirmal Verma, encore, dit exactement dans ces termes un demi siècle plus tard12, et que les psychologues de la société indienne rapportent comme constante fondamentale du rapport à l’espace sous le terme de « (inter)connectedness » : dès les travaux pionniers de Lannoy (1975) à Kakar (1978) sur la genèse du sujet indien, il est clair que la représentation du temps et de l’espace, sans frontières nettes entre dedans et dehors, est lié à celle du moi, comme il est clair que cette dernière, via la notion de « self », dépose les frontières entre moi et autre (Montaut 2012).

Ensuite par la référence à la nature comme « production incessante », qu’IM retrouve dans la représentation du monde sculpté sur les gopuram comme dans le flux de la foule de gens, de bêtes et d’objets qui grouille dans la ville, et qui caractérise pour elle la spécificité culturelle du pays. Elle retrouve dans cette intuition la théorisation classique de la nature comme agir, sensible dans le mot même qui la désigne en sanskrit comme dans les langues indo-aryennes modernes, prakrti. Le mot est dérivé de la base verbale kr/kar, qui signifie faire, créer, précédée du préfixe pra- qui renvoie à un mouvement dynamique, vers l’avant, et il désigne un réservoir d’énergies libres, structuré et symbolisé par le principe mental purusa, mais non pour autant indifférencié et inerte. Structurée par ce principe mental, masculin, qu’est purusa (l’homme primordial, l’humain), la nature, prakrti, féminin, devient culture, toujours sur la même base verbale et toujours féminin, samskrti, avec le préfixe sam- qui signifie cohésion, mise ensemble structurée. Ces développements, détaillés dans Montaut (2014 :XX) ne figurent pas dans Pérégrinations Asiatiques mais la manière dont est décrite et commentée les suppose13. Ce qui est propre à la pensée d’IM est la capacité, une fois compris et approprié ce qui a priori « choque » ou « repousse » l’Occidental, c’est de voir dans cet apparemment autre la manifestation d’une même capacité à déchiffrer le monde et le moi et d’un même intérêt pour ce déchiffrement.

Les Cahiers de l’Etoile en effet, que dirige avec Carlo Suarez Irma de Manziarly, se donnent comme objectif la mise à disposition d’un plus large éventail de textes et de traditions (orientales en l’occurrence) visant à développer une réflexion sur l’humanité au sens large et plein du terme, non inféodée aux seules traditions occidentales, mais ne les rejetant pas non plus, partant du principe que toute civilisation chemine à sa manière vers l’être, et que la connaissance des civilisations autres ne peut qu’élargir la représentation de l’humanité propre à chaque culture. La civilisation indienne a joué pour la revue un rôle crucial mais nullement à la manière d’une altérité radicale comme c’est le cas pour Guénon.

3 Orientalismes de la binarité

René Guénon, également connu dans le monde musulman sous le nom de Abd al-Wâhid Lahiyâ (1815-1951), a en effet voué sa vie et son œuvre à la critique radicale du monde occidental moderne et a fait de l’Inde un des leviers d’attaque de cette critique. Contemporain d’Irma de Manziarly, et fascinant certains des poètes, artistes et penseurs qui ont contribué aux Cahiers de l’Étoile (Gleizes, Coomaraswami), ou à des revues amies comme les Cahiers du Sud et le Grand Jeu (Daumale), il présente dans son ouvrage de 1921

12 « Toutes les créatures, tous les vivants, y sont tissés l’un à l’autre et comme enchevêtrés (antargumphit), dans la réciprocité de l’interdépendance, et ce, non seulement des créatures douées de souffle vital, mais aussi bien de celles qui vues de l’extérieur ont l’air inanimé. Dans ce monde de l’interrelation, les objets sont liés aux hommes, l’homme à l’arbre, l’arbre à l’animal, l’animal à la forêt, et la forêt au ciel, à la pluie, à l’air. Une création vivante, animée, qui respire et palpite à chaque seconde, une création intégrale qui tire sa complétude d’elle-même, qui contient en elle l’homme, mais, et c’est capital, où l’homme n’est pas le centre de la création, supérieur à tout et mesure de tout. » (Verma 2004 [Dhalan se 25-26]).13 Maintes petites notations qui pourraient sembler proches de l’animisme ou d’une perception sentimentale de la nature dans la tradition du romantisme européen, vont dans ce sens :à compléter.

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Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues une dichotomie sans appel entre les pensées occidentales et orientales, déterminée par ce qu’il appelle une différence raciale, qui lui sert essentiellement à déconstruire les modes cognitifs occidentaux, à commencer par la rationalité et le matérialisme, pour survaloriser la pensée « orientale »14 :

La première chose que nous ayons à faire dans l'étude que nous entreprenons, c'est de déterminer la nature exacte de l'opposition qui existe entre l'Orient et l'Occident, et tout d'abord, pour cela, de préciser le sens que nous entendons attacher aux deux termes de cette opposition. Nous pourrions dire, pour une première approximation, peut-être un peu sommaire, que l'Orient, pour nous, c'est essentiellement l'Asie, et que l'Occident, c'est essentiellement l'Europe; mais cela même demande quelques explications. Quand nous parlons, par exemple, de la mentalité occidentale ou européenne, en employant indifféremment l'un ou l'autre de ces deux mots, nous entendons par là la mentalité propre à la race européenne prise dans son ensemble. Nous appellerons donc européen tout ce qui se rattache à cette race, et nous appliquerons cette dénomination commune à tous les individus qui en sont issus, dans quelque partie du monde qu'ils se trouvent : ainsi, les Américains et les Australiens, pour ne citer que ceux-là, sont pour nous des Européens… (1921 [1987], p. 16-17)

L’ouvrage de 1924, significativement intitulé Orient et Occident, confirme le caractère essentiel de cette opposition et le rejet intransigeant de l’Occident, en faveur de modes cognitifs attribués à l’Orient et plus particulièrement à la pensée indienne. La surenchère sur les Hindous « dans l’aversion contre les idéaux et les procédés de l’Occident » a au moins, selon Masson Oursel, « le mérite de faire penser », jusque dans ses outrances et ses injustices, et de « secouer les préjugés ». Mais il ne lui trouve pas la générosité et l’humanité « sublime » de Tagore, qui aussi dénonce certains aspects de la pensée occidentale, et il imagine même que Tagore « le trouverait sans doute bien européen, trop Européen dans son hostilité à l’Europe, car personne jamais ne s’est autant plu à opposer l’Orient et l’Occident »15. Avec L’Homme et son devenir selon le Vedanta, en 1925, Guénon précise le rôle fondamental qu’il donne à l’hindouisme (brahmanique) dans la genèse de la pensée « authentique », mais à part sa constante dénonciation de la faiblesse de la pensée occidentale, on n’y trouve rien de nouveau par rapport aux textes, qu’il cite et explique de seconde main, et qui sont bien connus en France au moins des spécialistes : penser à partir de l’Inde est donc pour lui exclusivement l’occasion de stigmatiser l’Occident en présentant la pensée orthodoxe indienne le plus scrupuleusement possible au grand public, ce que les spécialistes à ses yeux n’ont pas su faire. Le meilleur résumé de cette attitude est encore celui de Masson-Oursel en 1926 :

M. Guénon est à mille lieues de vouloir se comporter en historien. Il veut être métaphysicien comme indianiste, et indianiste comme métaphysicien ; car il tient l’ésotérisme brahmanique non pas pour une métaphysique, mais pour la métaphysique même. On ne le blâmera donc pas de décrire « un Vedanta pris dans l’éternel », et de donner avec une connaissance approfondie sinon critique, des idées justes d’une certaine partie de l’intellectualité indienne. M Guénon aime à se montrer au moins aussi orthodoxe que le brahmanisme officiel : bornons nous donc à faire l’anjali »16.

14 Guénon emploie le terme « race » comme il dirait « peuple ». Il ne peut qu’être au courant de la communauté de race entre Aryens hindous et Européens et des dérives biologiques qu’elle avait prises (voir infra), mais cela ne l’intéresse pas. Son disciple Michel Vâlsan définit sa mystique initiatique, doctrine de la Vérité unique et universelle, comme un « rappel suprême » des vérités détenues, de nos jours encore, par l'Orient immuable, et comme une « convocation » ultime comportant, pour le monde occidental, un avertissement et une promesse ainsi que l'annonce de son « jugement ». 15 Compte-rendu de Orient et Occident Mercure de France 180-646, 1925, p. 253-4.16 Compte-rendu dans Mercure de France 188-678, 1926, p. 221-2. L’anjali est une pratique rituelle hindoue équivalant à l’action de grâce.

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Guénon a eu, et continue à avoir à un certain degré, une influence considérable sur les intellectuels européens, de Julius Evola à Mircea Eliade, et a notamment attiré l’attention des surréalistes qui voyaient d’un bon œil les accusations portées contre la logique rationnelle et la promotion de l’ésotérisme. Mais il procède en pur cérébral17 et Breton par exemple, longtemps fasciné par ses œuvres, dénonce en lui le réactionnaire qu’il fut sur le plan social et le contempteur aveugle de Freud qu’il se montra, pour trancher : « Sollicitant toujours l'esprit, jamais le cœur, René Guénon emporte notre très grande déférence et rien d'autre »18.

À l’opposé de Guénon, mais partageant cette logique binaire, et le plus souvent le même usage de seconde ou Nième main des sources établies par les spécialistes, il existe depuis longtemps un autre usage de l’Orient qui en fait l’Autre négatif de l’Occident. Cette veine à vrai dire, la mieux connue en Occident depuis la critique de l’orientalisme, n’est pas tout-à-fait la symétrie inverse de l’exclusivisme de Guénon. Ce qu’il s’agit de destituer en effet, ce n’est pas l’ensemble de l’Orient mais l’Orient sémite, dans l’idée de promouvoir la culture indo-européenne comme détentrice des plus hautes valeurs de l’humanité. Dans cette perspective, la découverte de William Jones qui marque le début de la construction de la « famille indo-européenne » est bien sûr providentielle. Les ressorts profonds de cet engouement sont très variés, procédant de contextes historiques et nationaux différents : s’il s’agit chez Michelet de faire pièce à la tradition occidentale classique fondée sur l’autorité de la Bible, les enjeux en Allemagne à la même époque ne sont pas les mêmes. Le ton est donné dès 1808 avec Schlegel19, avant la grammaire comparée et sur la seule base de Johns : les langues flexionnelles, dont la plus parfaite est le sanskrit, avant le grec, le latin, sont investies de « la lucidité la plus achevée » et de la capacité d’ « exprimer les plus hautes notions de la pensée universelle ». Bien au-dessous dans la hiérarchie, les langues agglutinantes, dont le seul exemple cité est l’arabe (sic), avec « leur mécanique et stérile agrégat de particules », sont « absolument dépourvues d’art dans leur structure », « rocailleuses », « incohérentes », « rudimentaires » (p. 55-62). Les langues enfin au bas de l’échelle, à peine évoluées à partir du cri et de l’imitation des bruits naturels, étant les langues isolantes (chinois). Cette hiérarchie fantastique des cultures par les langues donne l’air du temps au milieu du 19ème

siècle, de Gobineau et son Essai sur l’inégalité des races humaines (1953-5) au tournant biologique imprimé par Schleicher. Même le Suisse Pictet (1856), apprécié par Saussure, célèbre les Aryens pour « la beauté du sang et les dons de l’intelligence ». Le plus surprenant dans cette lignée est sûrement Michelet dont la Bible de l’humanité (1864) en deux parties, « Les Bibles des lumières » (L’Inde, la Perse du Shah Nameh, la Grèce) et « Les Bibles des ténèbres » (le Coran, la Bible hébraïque) peut étonner qui ne connaît de l’historien que L’histoire de la Révolution et Le Peuple. A « la trinité de la lumière » que sont nos « parents », les Aryas, les Perses et les Grecs, s’oppose la « Bible juive », « d’une autre race », « belle mais ténébreuse et pleine de scabreuse équivoque ». A la première, émanant de « la race des profondes pensées », du « génie des hauts arts », s’oppose « la stérile incohérence de la moitié secondaire du genre humain ». Bref, « c’est le privilège énorme, et la royauté unique de cette race indo-grecque, de voir où les autres races ne voient rien, de pénétrer des mondes d’idées et de dogmes, des épaisseurs incroyables » (p. 51). « La grandeur généreuse des races indo-celtiques […] éclate dans leur poésie, du Ramayana au Shah Nameh, des Niebelungen aux chants français de Roland et de Merlin » (p. 366)20.

17 « Hyperintellectualisation ésotérique » de la connaissance, dénoncée par Jacques Maritain comme menant la raison à l’absurde et l’âme à la mort (Les Degrés du Savoir, 1932).18 André Breton, « René Guénon jugé par le surréalisme », NRF, juillet 1953 (publié originellement en mai 1953 dans Medium, Informations surréalistes).19 Converti au catholicisme la même année où il publie l’Essai sur la langue et la sagesse des Indiens (traduit en français en 1937) et désireux surtout d’apporter au romantisme naissant (Herder, les mythologues de Creuzer) la caution du vaste ensemble « indo-germanique ».

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Au vingtième siècle, dans les années 30, moment où écrit IM, sort le fleuron, si l’on peut dire, de ce que Léon Poliakov (1971) a appelé le mythe aryen, avec l’ouvrage d’Alfred Rosenberg, le Mythe du vingtième siècle (der Mythus des zwangsitsten Jahrhunderts, 1930), ouvrage comme on sait capital, même si sa reconnaissance a été tard venue, dans l’idéologie du troisième Reich, et qui explique le système des castes (varna « couleur ») par la répulsion des races aryennes supérieures au contact des sombres aborigènes21. L’histoire de cette dérive à partir des langues a été suffisamment documentée pour qu’il ne soit pas utile d’y revenir, pour les grandes lignes.

Gardons en tête toutefois que, si ce sont toujours, ‘à l’époque, les langues qui servent de point de départ aux théorisations raciales, les travaux des spécialistes de ces langues, les « orientalistes », ne fournissent guère d’autre élément que la construction de la famille indo-européenne : Bopp, le premier linguiste comparatiste et le plus magistral, apporte le démenti le plus radical aux rêveries schlegeliennes sur la flexion et son traducteur, le premier sémanticien français, Michel Breal, dénonce aussi bien la hiérarchie des races que la notion de surhomme chez Nietzsche. Notons aussi que cet usage de l’orientalisme érige le monde sémite en autre de l’Occident, alors que pour Guénon les fractures ne passent pas au même endroit : islam et hindouisme servent chez lui ensemble de repoussoir à la modernité occidentale, et on dit que si Guénon s’est converti à l’islam c’est faute d’avoir pu se convertir à l’hindouisme.

Il est clair que la pensée d’IM se situe directement à l’opposé de la radicalisation de la différence revendiquée par Guénon, comme à l’opposé des hiérarchies construites par une certaine interprétation de la famille indo-européenne. Elle conclut son cheminement sur une question qui lui est souvent posée : « A votre avis, y a-t-il vraiment un abîme entre les Occidentaux et les Orientaux ? ». Voici sa réponse : « Quel cliché vieux et faux ! Les distinctions etre les êtres humains ne sont pas limitées à la nuance de leur peau. Pensez-vous qu’une réelle unité existe entre les Européens, ou même entre hommes d’une même nationalité ? L’abîme entre un Anglais et un Indien est-il plus grand que celui qui sépare, dans un de nos pays, un conservateur d’un anarchiste, ou, aux Indes, un brahmane d’un pariah ? » (p. 272).

Le contact entre l’Inde et l’Asie a certes transformé la pensée et la personnalité de l’auteur, comme le signale P. Masson-Oursel dans le compte-rendu déjà cité, mais en élargissant sa pensée de l’humanité, non en la reconstruisant dans l’opposition, et sans quintessentialiser les différences ni homogénéiser pour ce faire la culture de l’autre plus que la sienne propre. Et c’est bien ce que loue dans son œuvre le même Masson-Oursel, saluant « cet état d’esprit qui concilie avec bonheur les aptitudes orientales et occidentales, trop souvent campées en antagonisme », où « s’enlisent les demi-connaisseurs », comparant même sa démarche à celle de Goethe qui « dominait l’antithèse classicisme romantisme ».

4 Orientalismes et critique de l’orientalisme ; vrai procès fausse cible

20 Michelet connaissait les mythologues allemands par son ami Quinet, traducteur de Herder. Voir pour plus de détails Montaut, 1993.21 « Quand la première grande vague nordique déferla sur les hautes montagnes de l'Inde, elle avait déjà rencontré de nombreuses races hostiles. Instinctivement, les Indo-Aryens se tinrent à l'écart des peuples étrangers à peau sombre qu'ils rencontrèrent. L'institution des castes fut le résultat de cette répulsion instinctive. Varna signifie caste, mais signifie aussi couleur. Les Aryens à la peau claire conçurent alors un système social acceptable pour eux, et créèrent une barrière entre eux-mêmes, la race conquérante, et les indigènes à la peau sombre de l'Inde pré-aryenne. S'accordant avec cette opposition entre deux sangs, les Aryens élaborèrent une conception du monde qui, en profondeur et en portée, ne peut être dépassée par aucune philosophie même aujourd'hui, bien que cela n'ait pu être réalisé qu'après une longue lutte contre les idées dissolvantes des aborigènes racialement inférieurs ».

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C’est la nature et l’ambition même de « l’orientalisme » qui est ici en jeu, tant pour le spécialiste que pour le non spécialiste. Dans la la présentation de son propre ouvrage Esquisse de la philosophie indienne, Masson-Oursel en résume ainsi le dessein général : « Le souhait exprès de l’auteur serait que la pensée de l’Inde et celle de la Chine fussent désormais intégrées à la philosophie tout court, c’est-à-dire à l’étude de la pensée humaine sur la base de l’histoire comparative »  (1934, p. 512)22. Cette ambition rejoint l’éloge du livre de Manziarly comme contribuant à créer plus d’humanité en élargissant la base empirique et théorique sur laquelle penser l’humain.  De cette mondialisation (altermondialisation par rapport à l’idée que les seuls savoirs et modes d’accès à la connaissance mondialisés seraient occidentaux) des savoirs et des pensées, sur un mode non réducteur et non homogénéisant, il fait encore l’éloge à propos de deux ouvrages de R. Grousset, Sur les traces du Bouddha et Histoire de l’Asie (1931) qui donnent

la claire vision de l’opulente civilisation inter-asiatique dont les influences s’étendent à notre Extrême-Occident comme à l’Extrême-Orient. L’Asie se trouve alors [7ème siècle] plus près de l’unification qu’elle ne le fut jamais, sous l’influence hautement civilisatrice du Bouddhisme. Les Hiuen-Tsang, les I-Tsing et combien d’autres moines moins célèbres triomphent des plus redoutables obstacles pour établir le contact entre la Chine et l’Inde, et l’ « humanisme » n’a jamais plus fleuri qu’à cette époque où les peuples les plus divers – parmi lesquels il faut ajouter les Turcs, les Mongols, les Iraniens – participent à une même culture23.

Il n’est pas le seul parmi les « orientalistes » de son époque à avoir cette conception généreuse du champ, en vertu de quoi non seulement les Occidentaux doivent voir de l’Orient autre chose qu’un faire valoir, mais surtout, en se mettant à l’écoute des savoirs et des pratiques culturelles orientales, repenser leurs propres traditions en en relativisant la portée ou les enjeux selon les domaines de savoir, sans la dénier. C’est aussi comme cet humanisme large que Sylvain Levi, héritier des lumières, voyait les études orientalistes, « un humanisme entendu comme l’éthique d’une pratique savante visant à faire accéder à la connaissance universelle des groupes humains dont les réalisations sont trop souvent considérées comme l’apanage de la civilisation occidentale »24. Dès 1911, Levi posait clairement dans une conférence au Musée de l’Homme sur « Les Etudes orientalistes, leurs leçons, leurs résultats » que l’étude de l’orient se donne à cœur de « détruire les préjugés occidentaux », mission soulignée par Charles Malamoud en 1993 dans Le Livre blanc de l’orientalisme.

C’est cependant l’œuvre d’un poète, non spécialiste, La Renaissance orientale de Raymond Schwab en 1950, qui est la plus significative de cette pensée de l’orientalisme, de par la trajectoire de l’auteur, proche des symbolistes puis des surréalistes, et de par la paternité ambigüe que lui reconnait Edward Said, bien plus connu que lui lorsqu’il s’agit de « penser » un orientalisme qu’il pense à l’opposé de son prédécesseur. Schwab (1884-1956). Originaire d’une famille juive et lui-même converti au catholicisme, Schwab est venu à l’orientalisme par la poésie (Regarde de tous tes yeux, 1910) et la recherche spirituelle : « Toute connaissance que n’a pas précédée la sensation m’est inutile », pose-t-il en guise d’épigraphe au Poème impossible, publié dans la NRF en 1910. Co-directeur avec Guy Lavaud de la revue Yggdrasill, Bulletin de la poésie en France et à l’étranger, ce « parti de la poésie » (dont le nom fait allusion à la légende scandinave de l’arbre des mondes) 1936-40, Raymond Schwab attend la toute fin de sa vie pour produire la Renaissance Orientale, ouvrage longuement mûri et commencé dans la clandestinité alors qu’il était réfugié dans l’Ain pour échapper aux persécutions– une fois privé de son poste par les autorités de la France occupée en 1940--, avec d’énormes difficultés d’accès aux textes dont il avait besoin. Mais le projet est en germe

22 Mercure de France 254-869, 1934, p. 122-5.23 Mercure de France 225-781, 1931, p. 215.24 Mes italiques. Roland Lardinois, In Pouillon (2012 : 633).

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depuis trente ans, et dans une volonté explicite et constamment honorée dans ses écrits de rejeter radicalement l’eurocentrisme : dans la contribution qu’il donne à son ami Queneau (1955 : 219) sur le « Domaine oriental » pour l’Encyclopédie de la Pléiade, il pose la nécessité « évidente » d’une vaste psychologie comparée Asie/Europe où l’Europe se renseignerait « enfin » sur les autres cultures en les traitant comme des égales » : « l’Asie c’est notre tome 1, qui a toujours l’air pour nous d’un tome 2 ». Renou ne s’y est pas trompé, lorsqu’il rend compte dans Diogène (1952 : 113) de l’ouvrage comme une « étude de la diffusion de l’orientalisme dans la recherche d’un humanisme intégral en France et ailleurs à l’époque romantique ».

Les « linguistes » ou « spécialistes » par ailleurs, honorés par l’œuvre de Schwab, méprisés par Guénon, détournés par la dérive raciale mentionnée plus haut, accusés par Said (1978) d’avoir eu le projet politique de refaire le monde à partir de l’hégémonie culturelle de l’Occident, et par Poliakov (1971) d’avoir induit les théories raciales du 20ème siècle (chapitre significativement intitulé « La tyrannie des linguistes »), ont aussi vu leur domaine, dans leur grande majorité, comme une extension de l’humanité et non une altérité. On oublie trop souvent que August Friedrich Pott, presque toujours cité uniquement par un titre de 1856, ambigu il est vrai car inspiré de Gobineau (L’Inégalité des races humaines, principalement du point de vue linguistique, en considérant surtout l’ouvrage du même nom du comte de Gobineau,,en considérant avec un aperçu des rapports linguistiques des peuples), présente en fait une critique impitoyable de l’exclusion, et revendique l’idée forte, de son maître Humboldt que la diversité n’est pas l’altérité :

S’il y a une idée qui, tout au long de l’histoire, se fait jour avec une importance accrue, s’il y en a une qui souligne le perfectionnement maintes fois nié et aussi maintes fois incompris de l’espèce entière, c’est celle de l’humanité, de l’aspiration à abolir les frontières que le préjugé et les opinions unilatérales de toutes sortes posent hostilement entre les hommes, c’est celle de considérer l’humanité entière, sans distinction de religion, de nation et de couleur de peau, comme une seule lignée unie par des liens fraternels, comme un Tout tendu vers la réalisation d’un seul but : le libre développement de sa force interne 25

Il y a donc plusieurs « orientalismes », celui de Guénon, qui oppose radicalement Occident et Orient pour valoriser l’Orient et déconstruire la supériorité l’Occident, celui, largement fictif, déconstruit par Said, qui présente les œuvres de la pensée orientale pour cautionner l’hégémonie politique de l’Occident, et celui de Manziarly, Masson-Oursel, Lévi, Schwab et bien d’autres, qui se placent dans un dialogue mondial entre cultures à égalité. Les deux premiers, à l’inverse, instaurent ou restaurent, avec des moyens et des langages très différents, une pensée binaire de l’exclusion.

L’injustice de Said dans le traitement de son principal inspirateur, qu’il salue du reste comme tel dans la préface à la traduction anglaise de Renaissance Orientale, n’a plus à être relevée : Sarga Moussa la rappelle en 2014, après Sophie Basch en 2013. Rappelons simplement certains des compte rendus cités dans cette admirable étude sur et « La situation de Raymond Schwab, entre Elémir Bourge, Erich Auerbach et Edward Said », érudite et vigoureuse26, ceux de Kemp dès la sortie de l’ouvrage et celui de Ibn Warraq dans les années 2000, car ils dénoncent, avec l’injustice, le danger proprement politique de la démarche fondatrice des études postcoloniales et culturelles. Kemp est tranchant : « pour sortir de la binarité épistémologique, il faudrait user d’un langage barbare, alors que le langage de Said est (…) maté, dressé et rationalisé par le projet qui le parcourt, celui d’un rédempteur », qui

25 Humboldt, Kawi III p. 462, texte mis en épigraphe de L’inégalité des races humaines … . Pott, spécialiste des langues bantoues, avait d’ailleurs vivement reproché à Gobineau d’ « affirmer péremptoirement que les noirs constituent une race inférieure » et mettait fortement en doute la validité de sa « chimie raciale ».26 Sarga Moussa (2014), est nettement plus indulgent.

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« veut gagner » et se garantir « un avenir majoritaire », « contribuant ce faisant « à cette logique du bien assis qui, lentement et subrepticement, fige et momifie les dynamiques qui la soutiennent en les traduisant dans le langage du pouvoir »27. Ibn Warraq, Pakistanais fondateur de l’Institute for the Secularisation of Islamic Society et signataire avec entre autres Rushdie du Manifeste « Together facing the new totalitarism », en connaissance, un quart de siècle plus tard, des conséquences théoriques et pédagogiques de la pensée saidienne de l’orientalisme, est aussi radical : il engage à relire Schwab pour avoir honoré les orientalistes « qui font une apparition fugace et honteuse dans Orientalism » et dont Said « ne peut parler qu’en ricanant », orientalistes qui a ses yeux sont des chevaliers de la connaissance et de l’humanisme et ont non seulement enrichi la civilisation occidentale mais surtout « brisé les barrières culturelles, jeté à bas les clôtures que Said s’acharne à reconstruire entre l’Orient et l’Occident, entre les Etats Unis et eux »28.

Cette dénonciation, peut-être plus facile aujourd’hui qu’en 1980, rencontre le projet politique de Schwab, pour qui la radicalisation des différences (on dirait aujourd’hui l’essentialisation) est une vieille menace qu’il a toujours combattue avec vigueur, élégance et fermeté. Déplorant dans La Renaissance Orientale que l’exploration des « archives du genre humain » (le travail des orientalistes) puisse dériver chez les théoriciens allemands du racisme aryen en un « antagonisme auprès duquel les guerres médiques n’étaient qu’un jeu de pacifistes », il explique la dérive par un règlement de compte franco-allemand. Dépitée de se voir déboutée du prestige de leader de l’Europe par l’ébranlement européen de la révolution française et la déclaration d’égalité des droits de tous les hommes « qui avait soulevé partout les peuples et partout battu la Prusse », la frange prussienne revancharde oppose à ce principe celui de l’inégalité des races et l’impose au monde. Quelle que soit le bien fondé de l’explication, les conclusions en sont d’une actualité plus préoccupante que jamais :

On peut opposer, et bientôt substituer, quelque chose qui a pour soi la science et la philosophie, quelque chose qui a toujours beaucoup tenté le cœur des hommes : la déclaration des Inégalités. Une déclaration des droits de ceux qui la font. Il suffisait de faire encaisser à la Renaissance orientale le contraire de son contenu et de sa justification  (Schwab 1950, p. 454).

Véritable anticipation du sort fait à la critique par Said de ces mêmes orientalistes, peu, pas, ou vite lus. C’est sur les conséquences politiques et théoriques de cette construction du binarisme de la différence, aujourd’hui dominant les études postcoloniales et culturelles, que je voudrais conclure cette étude. Certes la différence, revendiquée avec une constance jusque là inégalée dans les études subalternes et postcoloniales, n’est pas une déclaration de l’inégalité des hommes. Mais, c’est un truisme, ce n’est pas non plus une déclaration d’égalité. Elle tourne de façon massive à la déclaration d’incommensuarabilité. Le relativisme culturel désormais au cœur de la bien pensance est, comme l’a été la critique des dérives l’orientalisme, à première vue salutaire : qui voudrait nier l’historicité des cultures et donc la diversité des conditions dans lesquelles s’élaborent des systèmes de pensée et de représentation du monde ? Mais à insister exclusivement, comme c’est devenu le cas, sur la différence, les études postcoloniales centralisent la thèse qu’un abîme structurel sépare l’Orient de l’Occident, invalidant explicitement tout cadre théorique susceptible de s’appliquer universellement. La déconstruction des « grands récits » poursuivie depuis plus de trente ans avec un succès international, dans le sillage de Foucault et Derrida, par les Subaltern Studies, avec la critique de la rationalité des lumières (« Enlightenment ») et particulièrement du marxisme comme cible essentielle, a été à son tour magistralement déconstruite par Chibber dans Postcolonial Theory and the specter of capital (2013). L’ouvrage se fonde sur la critique des présupposés fondamentaux de Chakarbarthy que sont

27 Kemp « Orientalismes éconduits, orientalisme reconduit », Arabica 27-2, p. 119. Cité dans Basch 2013.28 Defending the West. A Critique of Edward Said’s Orientalism, New-York, Prometheus, 2007, p. 209.

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la spécificité de la bourgeoisie indienne à l’origine d’une forme de domination inanalysable en termes de « capitalisme » et la spécificité de la psychologie orientale, insensible l’intérêt individuel, également inanalysable comme les forces de résistance observables en Occident. Chibber montre point par point, et l’universalité de l’expansionnisme du capital, une fois correctement défini dans sa grande hétérogénéité voire sa compatibilité avec d’autres formes politiques de hiérarchie, et l’universalité de la psychologie humaine susceptible d’engendrer des formes de résistance à la domination. Sa conclusion est tranchante : « Ce n’est pas en rabâchant continuellement qu’un fossé infranchissable sépare l’Orient de l’Occident qu’on peut provincialiser l’Europe, mais en montrant que les deux moitiés du globe sont sujettes aux mêmes forces fondamentales et font par conséquent partie de la même histoire fondamentale »29.

Cette critique politique radicale et la théorie sociale qu’elle rend possible rejoignent les conclusions de Kamala Visweswaran (2010) sur les constructions du concept de race dans les sciences sociales (anthropologie et sociologie) au vingtième siècle et leurs conséquences dans les études culturelles. Insister sur des identités irréductibles, incommensurables, aboutit à construire des catégories tranchées forcément génératrices d’exclusion et de conflit car c’est ce que l’auteur appelle « uncommon » qui l’emporte sur le « common » et le bien commun. La notion de commensurabilité entre cultures différentes, oblitérée par le relativisme culturel et le culte de la différence essentielle, notion à ses yeux fondamentale dans une perspective de lutte contre l’injustice et l’asservissement de l’humain, donne tout son sens au titre : la reconnaissance de la diversité (uncommon) ne doit pas interdire pas la commensurabilité fondatrice du bien commun (common).

Enfin et parallèlement, ce n’est pas en rabâchant les thèmes obligés de la littérature dite postcoloniale, ainsi enfermée dans l’élucidation de son rapport avec le fait colonial et la subversion de la langue coloniale, qu’on va honorer les littératures du « troisième monde ». Comme pour l’orientalisme dans lequel se situe Manziarly, celui de Schwab, Lévi, Renou, Humboldt, la seule façon digne de parler de ces littératures est de « les traiter en égales », au lieu d’en promouvoir l’altérité radicale par rapport à celles du premier monde comme le fait Jameson par exemple. Pour lui, et c’est ce que critique, violemment, Aijaz Ahmad dans In Theory (2008), les littératures du « third world », inanalysables car « non canoniques », avec les outils élaborés pour rendre compte de celles du premier monde, sont nécessairement allégoriques et nationalistes, reflétant l’expérience du fait colonial (ce pourquoi on ne peut pas en attendre d’émotion esthétique aussi haute et universelle que de Woolf ou Proust). Ahmad souligne vigoureusement que celles de l’Inde et du Pakistan, comme du reste celles de l’Occident, sont fondamentalement hétérogènes, que le roman s’y est aussi formé avec l’émergence d’une bourgeoisie mesquine et la violation des normes sociales (2008, p. 116), et qu’il y a aussi toujours eu des auteurs pour défier le discours dominant, national ou autrement bien pensant (2008, p. 116-9). Simplement, la connaissance directe, érudite, des diverses traditions linguistiques dans leur langue et leurs états historiques, jointe à une théorie forte, comme par exemple Kosambi put les réunir pour écrire un nouveau récit de l’histoire de l’Inde (2008, p. 284-5), n’est pas encore mobilisée et a peu de chances de l’être si on se focalise sur les textes aisément accessibles, en anglais.

Ahmad, Aijaz, In Theory : classes, nations, literatures 2008 [1992] New York : Verso Basch, Sophie, « Un autre orientalisme : la Renaissance Orientale. Situation de Raymond Schwab, entre Elémir Bourges, Erich Auerbach et Edward Said », Passeurs d’Orient, les Juifs 29 Chibber précise que ce rabâchage est même la meilleure manière de  « promouvoir sans relâche l’eurocentrisme », en décrivant l’Occident comme lieu de la rationalité, de la culture démocratique, de la laïcité, et l’Orient comme immuable lieu de la tradition et de la religiosité. Au prix, évidemment, pourrait-on ajouter, d’omissions énormes, comme celle de Kosambi, de M.N. Roy, etc.

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dans l’orientalisme (Michel Espagne et Perrine Simon Nahum eds.), Paris : Editions de l’Eclat, 85-106.Chapitre 3 « Jameson’s rhetoric of otherness and the ‘National Allegory’ 95-122Charles, Daniel, “Semiotics of musical time », Semiotica 66-1/3, pp. 171-179, 1987.Charles, Daniel, Le Temps de la Voix, Paris: Delarge, 1978.Chibber, Vivek, Postcolonial Theory and the specter of capital. Londres/New York, Verso, 2013.Gandhi, Mohandas K., Hindi Swaraj, l’émancipation à l’indienne, Paris, Fayard, 2014 [édition indienne, en gujarati 1909, anglais 1910, puis 1911… 2012, 2013].Guénon, René, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, Paris, Marcel Rivière, 1921 [1987, 2012 Edition numérisée Canada]Guénon, René, L’homme et son devenir selon le Vedanta, Paris, Bossard, 1925.Guénon, René, Orient et Occident, Paris, Payot, 1924. Kakar, SudhirKosambi, Damodar Dharmananda, Myth and Reality: Studies in the Formation of Indian Culture, Bombay, Popular Prakashail, 1962.Lannoy, Richard, Malamoud, Charles, « Critique et critique de la critique de l’orientalisme », Le livre blanc de l’orientalisme, 1993, p. 87-91.Manziarly de, Irma, Pérégrinations asiatiques, Paris: Geuthner, 1935.Manziarly, de, Irma & Suarez, Carlo (eds.), Cahiers de l’Étoile, 1928-1930.Michelet, Jules, Bible de l’humanité, Paris, Chamérot, 1864.Montaut, Annie, “De la bible des lumières à?? in L’Europe, Reflets littéraires (C. Astier et C. de Grève eds.), Paris, Klincksieck, 1993, p.Montaut, Annie, “Hindi”, In Legendre, Pierre (ed.), Le tour du monde des concepts, Fayard, 2014, p.xxxMontaut, Annie, “Le moi, le je, le soi et l’autre”, Anthropologie et Sociétés 34-3, 2010, p. 99-115.Moussa, Sarga, “Edward W. Said lecteur de Raymond Schwab”, Sociétés et Représentations 37, no special Edward Said: une conscience inquiète, 2014, p. 69-78.Pictet, Adolphe, Les origines indo-européennes ou les Aryas primitifs, Paris, Cherbuliez, 1859.Poliakov, Léon, Le Mythe aryen, Paris, Calman Levy 1971.Pouillon, François (ed.), Dictionnaire des orientalistes de langue française, Paris : Karthala, 2012.Pouillon, François, in Passeurs d’Orient, les Juifs dans l’orientalisme (Michel Espagne et Perrine Simon Nahum eds.), Paris, Editions de l’Eclat, 85-106.Said, Edward, Orientalism, New York, Vintage Books, 1978.Schlegel, Friedrich, Über Sprache und Weisheit der Indier, Heidelberg, Mohr und Zimmer, 1808 (Essai sur la langue et la philosophie des Indiens, traduit par M. A. Mazure, Paris, Parent-Desbarres, 1837).Schwab, Raymond, « Domaine oriental », In Queneau, Raymond (ed.), Encyclopédie de la Pléiade, Histoire des littératures, tome 1, 1955.Schwab, Raymond, La Renaissance Orientale, Paris, Payot, 1950.Sigaud, Pierre-Marie (ed), René Guénon, Cahiers de l’Herne, Lausanne: L’Age d’Homme, 1984.Verma, Nirmal, « L’art et la conscience dans l’Inde aujourd’hui », Purushartha 24, 2004.Visweswaran, Kamala, Un/common Cultures: Racism and the Rearticulation of Cultural Difference, Duke, 2010.

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