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C e texte est paru sous le titre "Fonction de l'écrit pour le psychotique", in Ligeia. Dossiers sur l'art., n°13-14. Octobre1993-Juin 1994, pp. 117-125. Ci-dessous il a été revu et augmenté.
FONCTIONS DE L'ECRIT POUR LE PSYCHOTIQUE*
.
par J-C Maleval.
Beaucoup de psychotiques sont des créateurs. Une telle affirmation n'a rien d'une
évidence. Pour saisir sa modernité il faut se souvenir de son inconcevabilité rapportée aux aliénés.
Un changement radical de perspective est intervenu après la première guerre mondiale. La théorie
de la dégénérescence, qui domina la psychiatrie de la fin du XIX ème siècle, ne pouvait appréhender les productions des malades que sous l'angle de débris de la pensée, dont l'intérêt résidait tout au
plus dans leur contribution au diagnostic1. En discernant que le délire constitue une tentative de
guérison, la découverte freudienne révèle le dégénéré comme une construction née de la peur. Là où
ne se décelait auparavant qu'un déficit majeur de l'entendement, la psychanalyse souligne l'existence
d'un travail créatif élaboré. Il fallait que s'opère une telle révolution copernicienne pour que "l'art
des fous" devienne "l'art brut". Aussi les premières études portant sur les travaux originaux des
artistes psychotiques n'apparaissent-elles guère que dans le sillage du mouvement freudien2. La
monographie du psychanalyste suisse, Walter Morgenthaler, consacrée aux productions d'Adolf
Wölfli, à ses vingt-cinq mille pages, et à ses seize mille dessins, est publiée en 19213; tandis que
l'admirable recueil de Hans Prinzhorn regroupant un grand nombre de créations de patients
1 Rogues de Fursac. Les écrits et les dessins dans les maladies nerveuses et mentales. Paris. Alcan. 1905. 2 Le travail sur L'art chez les fous (1907) de Marcel Réja -pseudonyme du Dr Meunier- constitue à cet égard une notableexception. Son intérêt pour les productions des aliénés est suscité par une quête des mécanismes de la création géniale.
[Réja M. L'art chez les fous. Z'Editions. Nice. 1994.] 3 Morgenthaler W. Ein Gesteskraker als künstler: Adolf Wölfli. (Un malade mental en tant qu'artiste: Adolf Wölfli).Berne. Ernst Bircher. 1921.
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hospitalisés, date de l'année suivante4. Il est à noter que ces deux psychiatres ne respectent pas la
tradition du secret médical en divulgant le nom authentique des sujet dont ils présentent les oeuvres,
par là ils indiquent nettement que l'artiste prime pour eux sur le psychotique. C'est encore en 1922
que Jaspers publie son travail sur Strindberg, Van Gogh, Swedenborg et Hölderlin dans lequel il
étudie "la relation entre la schizophrénie et l'oeuvre" concluant que la psychose semblerait avoir
constitué pour ceux-ci "une condition excitante" mais non spécifique du processus créateur 5. Au
début des années 20, les temps sont mûrs pour que "l'art brut" sorte d'un ghetto et pour qu'il
devienne une source d'inspiration dont s'emparent les surréalistes, Max Ernst, Paul Klee, René
Magritte et quelques autres. L'efflorescence créatrice des psychotiques constitue un phénomène si
remarquable et si peu exceptionnel qu'il suscite la fondation d'un musée de l'art brut fixé à Lausanne
depuis 1975.
La forclusion du Nom-du-Père postule certes une désorganisation initiale et foncièrede l'ordre symbolique, mais dans le même mouvement elle souligne la mise en oeuvre d'un travail
psychique acharné pour remédier à celle-ci par le truchement de productions multiples. C'est
pourquoi un pousse-à-la-création s'avère inhérent à la structure psychotique. "Un fait du moins
paraît acquis, affirme Réja dès 1907, les perturbations psychiques sont susceptibles de déterminer
l'apparition d'une activité artistique complexe"6 Elles suscitent l'élaboration de dessins, de
peintures, de sculptures, etc.; mais ce sont surtout les écrits qui prédominent. "Les fous, les vrais,
constatait Réja, ont une littérature excessivement riche; à quelque rang qu'ils appartiennent, pourvu
qu'ils ne soient pas réduits à une existence purement végétative, tombés en la décrépitude finale, ilssont capables de confier au papier leurs conceptions plus ou moins intéressantes" 7. La richesse des
ressources expressives des écrits en font la voie royale pour l'étude des productions artistiques des
psychotiques.
Le dépôt de la jouissance
La forme la plus sommaire d'écriture, celle de certains schizophrènes, consiste en
traits informes, en griffonnages vides, en ratures vagues. Ces productions qui n'emportent aucune
signification n'en sont pourtant pas moins déjà des successions de lettres, en tant que le trait de
4 Prinzhorn H. Expressions de la folie: dessins, peintures, sculptures d'asile. (1ère édition: Heidelberg. Springer. 1922).Paris. Gallimard. 1984. 5 Jaspers K. Strindberg et Van Gogh. Swedenborg-Hölderlin. Etude psychiatrique comparative . Paris. Ed. de Minuit.
1953, p. 220. 6 Réja M. L'art chez les fous, o. c., p. 33. 7 Ibid., p. 76.
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plume sur la feuille incarne la matérialité qui se trouve au principe de celles-ci8. Il n'est pas rare de
rencontrer des sujets hospitalisés qui se livrent à une activité de création de telles choses scripturales
de manière inlassable. S'ils le font avec une insistance si remarquable, tout porte à croire que ce
travail possède pour eux une fonction importante.
Pour préciser laquelle, il faut se tourner vers d'autres psychotiques, ceux qui peuvent
servir de phares dans les arcanes de l'illisible, en raison de leurs dons intellectuels et de leur lucidité.
Artaud se situe au premier rang de ceux-ci. Il affirme que son écriture s'ancre en ses affres et en sa
douleur extrême9, mais qu'elle "immunise et détourne les coups"10. D'après lui, ses peintures, ses
mises en scène et ses écrits lui ont permis de "canaliser" ses "épouvantables tempêtes internes" 11. Il
a le sentiment que la publication de son premier livre, sa Correspondance avec Jacques Rivière,
dans laquelle il relate certains de ses troubles psychiques, pourrait constituer "une sorte
d'homéopathie extrêmement bienfaisante"12. Dès 1923, il tente de convaincre Rivière du caractèrede nécessité que présentent pour lui l'écriture et la publication :
"Je souffre d'une effroyable maladie de l'esprit, confie-t-il. Ma pensée m'abandonne à
tous les degrés. Depuis le simple fait de la pensée jusqu'au fait extérieur de sa matérialisation dans
les mots. Mots, formes de phrases, directions intérieures de la pensée, réactions simples de l'esprit,
je suis à la poursuite constante de mon être intellectuel. Lors donc que je peux saisir une forme, si
imparfaite soit-elle, je la fixe, dans la crainte de perdre toute la pensée ... "13
L'écriture, la peinture et la sculpture se révèlent en ces lignes comme pouvant
contribuer au soutien de la pensée du psychotique. Quand le sujet pressent la désorganisation de sa
structure, elles servent à produire des fixations formelles ressenties nécessaires. Schreber confirme
l'importance de la saisie des formes pour préserver l'intégrité de sa raison lorsqu'il note que "toute
suppression de l'éclairage, tout prolongement de l'obscurité naturelle" impliquait pour lui une
aggravation de son état14.
L'on constate sans surprise que la période lors de laquelle Artaud cessa de faire
œuvre d'artiste, entre 1939 et 1943, concorda avec son état de détérioration psychique le plus
8 La lettre ne naît pas en tant que servant à la transcription de la langue: elle se trouvait déjà là antérieurement en samatérialité. Elle n'est pas pure notation du phonème: elle est nommée en tant que telle à l'instar de tout autre objet, ainsila graphie "w" se lit "double v" et se prononce [v]. La lettre ne s'ancre pas dans son lien au son, mais dans un traitdifférentiel désignant le rapport du langage au réel. A l'encontre de ce dont l'écriture alphabétique tend à donner l'illusion, la lecture ne consiste pas à extraire des phonèmes enclos, mais à dénommer un tracé. 9 Artaud A. Oeuvres complètes. Paris. Gallimard. 1981, XVI, p. 10. 10 Artaud A. Lettre à J. de Boschère du 20.11.1928, in Oeuvres complètes, o.c., II, p. 262. 11 Ibid., XI, p. 184.
12 Ibid., I**, p.133. 13 Ibid., I*, p. 24. 14 Schreber D.P. Mémoires d'un névropathe. Paris. Seuil. 1975, p. 148.
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avancé. Pourtant, selon Roumieux, "il avait en permanence des bouts de papier dans les mains, il
écrivait sans arrêt, en long et en large. Evidemment on essayait de recueillir ses écrits, mais c'était
absolument indéchiffrable: un embrouillamini épouvantable, dont il ne sortait rien du tout". Selon
un autre témoignage: "il écrivait des lettres au médecin-chef, au directeur, à l'interne et aussi à sa
famille. Et puis il écrivait sans qu'on sache pour qui, donnant l'impression d'écrire pour le seul
besoin d'écrire. La plupart du temps, les feuilles ainsi écrites, il les chiffonnait et les jetait dans un
coin"15. Il est concevable que certaines d'entre elles aient été des conjurations, puisque l'on sait
qu'en cette période il croyait que les "Bohémiens", au nombre desquels il se comptait, étaient en
proie à une conspiration ourdie par les "Initiés"16. Déjà, au Mexique, en 1937, quand il s'était cru
entouré de démons, il avait éprouvé la nécessité de rédiger des "conjurations" sur "n'importe quel
bout de papier ou sur les livres qu'il avait sous la main"17. Artaud suggère nettement que l'écriture
possède pour lui une fonction de soulagement. Un autre psychotique d'exception, Ludwig
Wittgenstein, confiait que son écriture s'ancrait dans l'obsession toujours renouvelée d'avoir à sedébarrasser de quelque chose18.
Reste cependant à préciser de quoi le sujet cherche à se défaire. L'examen du
contenu des textes devrait l'indiquer. Il est aisé de constater que dans la majorité des cas ils trouvent
leur source dans des thèmes délirants. Ils sont à l'évidence trop au service de ces derniers pour que
l'on puisse suggérer que ce soit du délire dont le sujet s'efforce de se déprendre. A celui-ci, il tient,
selon le mot de Freud, comme à lui-même19, car là se situe sa jouissance. Cependant il s'agit d'une
jouissance hors-la-loi, Autre, non régulée par la signification phallique, et d'autant plus angoissantequ'elle est moins contenue par la construction délirante. Le psychotique s'avère encombré par une
jouissance envahissante génératrice d'hallucinations, de troubles hypocondriaques, d'intuitions
étranges, de sentiments de persécution, etc. La non-extraction structurale de l'objet a, corrélative de
la forclusion du Nom-du-Père, implique une délocalisation angoissante de la jouissance, de sorte
qu'elle porte volontiers le sujet à tenter de s'en débarrasser . Pour ce faire, certains opèrent sans
médiation en recourant à des mutilations réelles, d'autres empruntent le truchement plus élaboré de
la production d'objets. L'écrit peut prendre place parmi ces derniers au même titre que d'autres qui
se détachent du corps. Quelques mois avant son suicide, lors d'une conférence débat, Attila Jozsef 20
explique devant son public passablement ahuri, la naissance de ses poèmes: ce sont des sécrétions
de son corps qui jaillissent comme son sperme ou ses excréments21. Ecoutons encore Schreber
15 Virmaux A. et O. Antonin Artaud. Qui êtes-vous? Lyon. La Manufacture, 1986, pp. 68-69. 16 Artaud A. Nouveaux écrits de Rodez. Paris. Gallimard. 1977, p. 129. 17 Artaud A. Les Tarahumaras. Paris. Gallimard. Idées, 1971, p. 32. 18 Cité par Chauviré C. in Ludwig Wittgenstein. Paris. Seuil, 1989, p. 230. 19 "Ces malades aiment leur délire comme ils s'aiment eux-mêmes" (Freud S. Lettre à Fliess du 24.1.1895, in Lanaissance de la psychanalyse. Paris. P.U.F. 1969, p. 101).
20 Sauvagnat F. Une passion psychotique du vrai: ironie et déréliction chez A. Jozsef, in La Cause freudienne. ECF.1995, 31, pp. 141-152. 21 Kassai G. Attila Jozsef et ses psychanalystes hongrois, in Sublimation et suppléances. GRAPP. 1990, p. 130.
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confier le soulagement que lui procure la défécation. Quand, "sous la pression d'un besoin, je
décharge réellement, [...] eh bien, affirme-t-il, chaque fois cela s'accompagne d'un déploiement
extrêmement intense de la volupté d'âme. La délivrance de la pression causée dans le gros intestin
par les excréments a notamment pour conséquence un bien-être intense procuré aux nerfs de la
volupté; c'est la même chose quand j'urine "22.
Lacan note l'exceptionnel bien-être éprouvé en ces circonstances afin de souligner
que le Président sent alors "se rassembler les éléments de son être dont la dispersion dans l'infini
de son délire fait sa souffrance"23 La défécation produit pour Schreber la perte d'un objet qui
condense temporairement sa jouissance, de sorte qu'elle le libère un instant des affres suscitées par
la délocalisation de celle-ci. Pour tenter d'offrir à l'Autre l'objet qu'il réclame, le psychotique se
trouve poussé à effectuer des sacrifices propitiatoires, des plus bénins, telles que la défécation et la
miction, jusqu'à ceux qui mettent en jeu son être même, les suicides et les automutilations (l'oreillecoupée de Van Gogh, l'œil crevé de Saint-Simon, etc.), voire ceux qui prennent le semblable comme
objet à la faveur d'un passage à l'acte. Le décret de la castration s'impose à tout parlêtre. Or plus il
est rejeté plus son exigence s'affirme avec force.
Ce processus retient particulièrement ici notre attention quand la jouissance attachée
à l'écrit se trouve prise en compte. Souligner qu'une production textuelle constitue un dépôt de
jouissance possède une pertinence très générale, qui dépasse la particularité du sujet psychotique,
cependant celui-ci, plus que le névrosé ou le pervers, se trouve parasité par une jouissance hors-la-loi. La fonction paternelle n'est pas intervenue pour opérer un travail de séparation à l'égard de
celle-ci, de sorte qu'il manque du manque, ce qui se discerne au principe de l'angoisse. Dès lors, s'il
est poussé à l'écriture avec une telle fréquence, et souvent avec une telle nécessité, tout concorde
pour considérer, comme le suggère Artaud, qu'un soulagement est recherché par l'intermédiaire de
cette activité. S'il en est bien ainsi, le contenu du texte possède moins d'importance que sa
conception même.
Lacan fait très tôt remarquer que les productions "littéraires", dont les
psychotiques inondent volontiers leur entourage, sont d'abord à appréhender comme des "feuilles de
papier couvertes avec de l'écriture"24. Il faut en premier lieu porter l'accent sur leur dimension
objectale. Dès le griffonnage vide, pas moins essentiel à tel schizophrène que ne l'est au fou
littéraire sa complexe élaboration scripturale, le psychotique met sa production au service d'une
tentative de mise à distance de l'objet a incarné dans un dépôt de lettres. À l'instar de tout parlêtre, il
sait qu'il a contracté une dette à l'égard de l'Autre, mais là où l'obsessionnel tente de la régler par des
procédures symboliques, il se trouve incité à recourir à des objets réels, ce qui le conduit parfois
jusqu'au sacrifice de son être.
22 Schreber D.P., o.c., p. 188. 23 Lacan J. "D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose", in Ecrits. Paris. Seuil.1966, p. 582.
24 Lacan J. Les psychoses. Le séminaire III . Paris. Seuil. 1981, p. 89.
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Au fondement de l'écriture, et des autres productions du psychotique, opère le dépôt
d'une jouissance, dont il cherche à se séparer; or ce procédé, à fonctionner dans le réel, ne fait pas
advenir une symbolisation de la castration, de sorte que le soulagement qu'il procure est toujours à
réitérer. L'insistante nécessité de certaines pratiques scripturales trouvent là leur raison.
À la fin de sa vie, Artaud mettait à nu le phénomène quand ses proches observaient
que son corps avait besoin de l’écrit, non pour expr imer des idées, mais pour tracer de simples
bâtons, une activité qui s’imposait impérieusement à lui et qui le tempérait. «Les dernières
semaines, rapporte P. Thévenin, il répétait fréquemment « je n’ai plus rien à dire, j’ai dit tout ce que
j’avais à dir e ». Il déclarait qu’il n’écrirait plus. Un jour, il ne s’était pas encore seulement
débarrassé de son manteau qu’il lança : « je vous annonce que je n’écrirai plus jamais, j’ai tout écrit.
Voyez, d’ailleurs, (il s’adressait à P. Thévenin) je n’ai pas de c ahier ». Et il montra la pocheintérieure de sa veste, vide de l’habituel cahier. Je lui répondis en riant que je n’en croyais rien.
Alors, avec ostentation, il s’installa dans un fauteuil, croisa les bras. J’étais allée terminer un travail
à l’autre bout de l’appartement. Comme je revenais, je l’entendis, et le ton de sa voix était d’une
courtoisie incomparable, qui demandait à ma fille : » ma petite Domnine, voulez-vous je vous prie,
aller m’acheter un cahier à la papeterie ? » Je ne pus résister à l’envie de le taquiner un peu : « mais
vous venez de dire que vous n’écrirez plus jamais ! » - « C’est vrai, mais c’est pour faire des
bâtons ! Ma main, elle, ne peut se passer d’écrire ». De fait, quand il eut le cahier, il se mit
consciencieusement à faire des bâtons, qui peu à peu devinrent des lettres »25
Bien qu'une tentative de mise à distance d’un objet de jouissance soit au principe de
ces pratiques, elle cherchent aussi, dès qu’elles se complexifient, à capter dans l’écrit la jouissance
du sujet, ce dont témoigne la fréquence de telles productions mises au service du délire. À cet égard,
Schreber et Artaud indiquent que le texte leur procure d’importantes fixations formelles.
La significantiation de la jouissance
De même que Van Gogh confiait chercher "l'infini"26 en des tableaux parfois nourris
d'hallucinations, de même que les travaux recueillis par Prinzhorn trouvent le plus souvent leur
source en des thèmes paranoïdes, la majorité des écrits psychotiques sont consacrés à l'exposé et à
l'argumentation d'idées délirantes. Dès lors il faut souligner que le dépôt de jouissance
25 Thévenin P. Antonin Artaud, ce Désespéré qui vous parle. Paris. Seuil. 1993, pp. 69-70. 26 Jaspers K. Strindberg et Van Gogh, o.c., pp. 201-202.
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s'accompagne en règle générale d'une significantisation de celle-ci: il s'agit de contraindre par le
signifiant les expériences énigmatiques, mais essentielles, qui surgissent du réel. En ces
circonstances, l'écriture collabore au travail du délire qui s'exerce à rendre assimilable par l'intellect
les intuitions et les hallucinations. Ainsi le curieux sentiment de Schreber, d'abord irrecevable, selon
lequel "il serait beau d'être une femme en train de subir l'accouplement", nécessita-t-il de longs
efforts de mobilisation du signifiant, complétés par un important labeur d'écriture, pour devenir
compatible avec l'ordre de l'univers. Il est à noter que les Mémoires d'un névropathe, rédigés de
février 1900 à fin 1902, parurent en 1903, peu de temps après la sortie d'asile de l'auteur 27, de sorte
que tout laisse supposer que leur rédaction et leur publication contribuèrent à la stabilisation du
sujet. Au reste, Schreber indiqua nettement lui-même la valeur curative de son travail d'écriture:
"devant toute expression écrite de la pensée, affirma-t-il, les miracles sont impuissants; [...] je peux
facilement venir à bout des tentatives qui sont faites pour disperser ma pensée, ajouta-t-il, lorsque
j'ai le loisir de m'exprimer par écrit et de rassembler suffisamment mes esprits"28.
Il précisa en outre à cet égard que la mobilisation de formes visuelles mettait parfois
en jeu une fonction équivalente à celle instaurée par la pratique de la lettre. D'après son expérience,
la faculté du "dessiner", à savoir la capacité de susciter des images grâce à un processus volontaire
d'imagination possédait une importante valeur de "consolation" et de "réconfort". Il considérait cette
aptitude comme "un contre-pouvoir miraculeux": "la vue des images, écrivit-il, a sur les rayons un
effet purificatoire, ils me pénètrent alors sans aucunement démontrer ce tranchant destructeur qui
leur serait sans cela attaché"29. Il est probable qu'un dépôt pictural de ces images contribuerait àaccentuer le processus de contention de la jouissance de l'Autre décrit par Schreber en termes de
protection contre la nocivité des rayons divins. La finesse et la pénétration de son témoignage
suggèrent que les fixations scripturales et formelles possèdent une aptitude du même ordre, propre à
soulager le sujet, en contraignant le réel. A ce stade, le travail d'écriture collabore à la fiction du
délire.
Il arrive que la cure analytique favorise l'émergence du dépôt scriptural de la
jouissance Autre et l'élaboration d'un processus de chiffrage de celle-ci par ce moyen. Jérôme,
rapporte J. Borie, en proie à une masse infinie de sons qui l'opprimait, développa, parallèlement à
ses séances, une pratique de l'écrit qui consista "tout d'abord à remplir des feuilles dites 'cahiers de
passions' avec des équations mathématiques et des phrases en anglais, deux langages auxquels il dit
ne rien comprendre". Il s'agit dans un premier temps d'écrits dont le sens est absent, de sorte que le
geste initial de dépôt de la matérialité de la lettre s'y avère nettement discernable. Cette pratique
évolua vers la remise de textes à l'analyste, dont l'un, intitulé "la parole sacrée", consistait en de
27 D'après Israëls, il quitta le Sonnenstein en décembre 1902. (Israëls H. Schreber, père et fils. Paris. Seuil. 1986, p.
208.) 28 Schreber D.P., o.c., p. 331. 29 Ibid., pp. 193-194.
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longues considérations sur la certitude de Jérôme de communiquer avec des extra-terrestres. Ils se
ponctuaient sur "mon sens est compatible avec le monde". Témoignage de la réussite au moins
partielle d'un certain chiffrage de la jouissance. Ce qu'il confirme en confiant: "Ecrire, ça me
rassemble quand j'ai pas de partenaire et trop de bruit", il appelle ça "mettre le son en boîte"30.
Il apparaît que la pratique de la lettre suscite pour le psychotique non seulement un
dépôt et une significantiation de la jouissance de l'Autre, mais ces processus peuvent encore se
compléter d'un effort de vidage de celle-ci recherché par l'entremise de la « poubellication »31.
Cette dernière change l'écrit en ordure. Elle instaure une coupure entre le sujet écrivant et ce qui de
son être a pris substance de livre. À la fiction du délire, elle ajoute alors une tentative de fixion de
l'être du sujet.
Le vidage de la jouissance
Le phénomène de vidage opéré par la "poubellication" se discerne avec une
particulière netteté lors d'une expérience relatée par Raymond Roussel. La "gloire universelle d'une
intensité extraordinaire", lui donnant le sentiment de porter le soleil en lui, qui éclata à la faveur de
la rédaction de son premier roman, diminua "beaucoup pendant l'impression du volume"; de surcroît
l'insuccès de l'ouvrage causa à son auteur "un choc d'une violence terrible", tandis que la sensationde gloire et de luminosité s'éteignit brusquement32. Le sentiment de vide ressenti par tout écrivain
lorsqu'il se sépare de son travail alla dans cette circonstance jusqu'à un grave épisode dépressif.
Roussel dut être hospitalisé. Pourtant, du souvenir de sa gloire, il conserva la conviction de son
génie, et ne cessa de trouver dans l'écriture une orientation à son existence. Dans son cas, elle se
déterminait pour une grande part de la nécessité d'avoir à soutenir le nom de l'auteur, cependant elle
n'atteignit pas son but: lorsque l'échec de ses efforts lui apparut patent, en raison de ses insuccès
réitérés, il n'eut plus d'autre ressource que de mettre fin à ses jours. La publication de son premier
roman semble avoir opéré plus qu'un soulagement de jouissance, une véritable hémorragie, qui
laissa le sujet désemparé. En cette circonstance la condensation de jouissance sur un écrit "glorieux"
fut extrême, si bien que l'insuccès de l'ouvrage, fort inattendu pour l'auteur, décupla les effets de
vidage produits par la séparation du livre. En outre, l'absence de la limite phallique, caractéristique
de la jouissance Autre, rend les manifestations de celle-ci propices à osciller entre un bonheur inouï
et une souffrance extrême - ce que montre aussi bien le balancement éprouvé par Schreber entre les
états de béatitude et les terreurs du laisser-en-plan. Pour un psychotique le vidage de jouissance
30 Borie J. Construction de la réalité dans la cure d'un psychotique, in Revue de l'Ecole de la Cause Freudienne, 1991,
19, p.53. 31 Lacan J. "D'un dessein", in Ecrits. Seuil. Paris. 1966, p. 364. 32 Roussel R. Comment j'ai écrit certains de mes livres. Paris. Pauvert. 1963, p.128.
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auquel donne lieu la séparation du livre s'avère parfois quasiment sans limite. Il dépasse alors l'effet
thérapeutique initial qui s'attache au processus. Les expositions d'oeuvres et les publications
d'ouvrages entraînent parfois de graves épisodes dépressifs et des passages à l'acte suicidaires.
Althusser décrit ainsi ce phénomène:"Lorsque mes livres parurent, en octobre, je fus saisi d'une
panique telle que je ne parlais que de les détruire (mais comment?) et finalement, solution dernière
mais radicale, de me détruire moi-même"33. Conseiller à un sujet psychotique, qui a une production
littéraire abondante, de trouver des lecteurs, peut parfois mettre la cure en péril: "Me vendre, vous
n'y pensez pas, ce sont des morceaux de mon être"34.
Avec son habituelle prescience de la structure, Artaud discerne que la production du
psychotique participe certes d'un équivalent de défécation salvatrice, mais aussi qu'elle se situe
toujours aux bords angoissants d'un réel déchirement du sujet . "Quand on creuse le caca de l'être et
de son langage, affirme-t-il, il faut que le poème sente mauvais". A cet égard, il dénonce leJabberwocky de Lewis Carroll comme n'incluant qu'une "fécalité de snob anglais". Malgré des
similitudes formelles entre ce texte et ses glossolalies, il appréhende fort bien que la position
subjective de l'auteur anglais diffère de la sienne.
"J'aime, souligne-t-il, les poèmes des affamés, des malades, des parias, des
empoisonnés [...] et les poèmes des suppliciés du langage qui sont en perte dans leurs écrits, et non
de ceux qui s'affectent perdus pour mieux étaler leur conscience et leur science et de la perte et de
l'écrit"35.
La divination sans égale d'Artaud lui fait percevoir que l'être du sujet s'incarne dans
les textes de ceux qu'il nomme les "suppliciés du langage", de sorte que leur production littéraire
participe toujours d'un véritable déchirement. En une formule saisissante, il affirme que ceux-là, à
l'instar de lui-même, se trouvent "en perte dans leurs écrits". Rien en commun avec les artistes qui
étalent "leur science de la perte" - tels que Carroll, le logicien. Ses variations ludiques sur des
mondes merveilleux prennent leur source dans l'intuition de l'irréductible division entre le sujet de
l'énoncé et celui de l'énonciation36. L'auteur n'y risque pas une partie de son être: les productions de
Carroll se déploient dans les limites instaurées par la jouissance phallique. En revanche celles
d'Artaud tentent de faire contention de la jouissance Autre, par leur intermédiaire il cherche à se
débarrasser d'objets de jouissance qui l'encombrent, mais faute d'en être symboliquement séparé, il
sait que le vidage opéré risque parfois, comme le montra Roussel, de mettre en péril l'intégrité de
son être.
33 Althusser L. L'avenir dure longtemps, suivi de Les faits. Autobiographies. Stock / Imec.Paris. 1992, p. 141.
34 Communication personnelle du Dr J. Tréhot. 35 Artaud A. Oeuvres complètes. Paris. Gallimard. 1979, IX, p. 170. 36 Marret S. Lewis Carroll. De l'autre côté de la logique. Presses Universitaires de Rennes. 1995.
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De se décharger de ses écrits dans l'espoir de trouver un soulagement constitue chez
le psychosé un processus insistant qui connaît d'autres formes que celles de la publication. Dans
"L'homme-jasmin", publié en 1970, Unica Zürn fait oeuvre d'art de sa psychose. Elle y parle d'elle-
même en troisième personne avec un détachement qui évoque celui de Wolfson. Elle confirme dans
les lignes suivantes la fonction libératrice de la perte de l'écrit :
"Cette nuit-là, écrit Unica Zürn, elle déchire, avec le plus grand calme, une grande
partie de ses dessins et de ses lettres publiés à Berlin. Tout ce papier déchiré forme une montagne
dans sa chambre. Cet acte - qu'elle regrettera plus tard, car elle a anéanti les documents du travail
sérieux et fructueux de ses quinzes années passées - cet acte la libère: l'idée de ne plus vouloir rien
posséder, de ne plus rien devoir porter, de vider les valises !"37. De prime abord, il semble que de
manière semblable Fritz Zorn ait été périodiquement poussé à la destruction de toutes ses œuvres
par le feu38. Cependant, précise-t-il, "on ne peut pas brûler le goût d'écrire et, presque toujours, peude temps après l'autodafé, l'inspiration revenait, j'avais envie d'écrire quelque chose de nouveau.
Aussitôt la production recommençait de plus belle et je m'accommodais de me sentir poussé à
l'écriture, tout simplement parce qu'il "devait en être ainsi"; jusqu'au moment où le processus se
répétait et où j'anéantissais de nouveau tous mes écrits."39. Il faut noter que sa position à l'égard de
l'écriture subit une modification profonde. Dans un premier temps, il la rattache à une identité
d'artiste, qui lui procure certes quelques satisfactions, mais qui, selon lui, confine par trop à sa
déchéance pour être acceptable. Les autodafés s'imposaient quand il lui apparaissait que l'écriture
"exprimait et exposait et symbolisait" son infériorité "d'artiste - sans - plus". La conception qu'il sefaisait de ce dernier "ne pouvait comporter, affirme-t-il, que mélancolie, dépression et frustration,
c'était pour moi une honte et une désolation"40. Or, dans un second temps, après l'apparition de son
cancer, il prend la plume, non plus à des fins artistiques, mais pour conter "l'histoire d'une
névrose"41. Dès lors il n'y eut plus de destruction de ses textes, bien au contraire, il se soutint de la
volonté de faire connaître son récit, ressentant sa publication comme nécessaire42. La nouvelle de
l'accord d'un éditeur lui parvint la veille de sa mort. Malgré leur ressemblance, l'anéantissement des
documents de Zürn et les autodafés de Zorn répondent à des processus quelque peu différents. Le
premier, postérieur au surgissement manifeste de la jouissance Autre, tente d'opérer un vidage de ce
qui, se levant de celle-ci, a été chiffré dans les textes et mis en forme dans les dessins. En revanche
l'écriture initiale de Zorn, antérieure au cancer, est rejetée par refus de l'identité d'artiste qu'elle
cherche à promouvoir. C'est dans un trouble de la représentation de soi-même que s'ancre sa
fonction la plus discernable. Au-delà de celle-ci cependant la nécessité périodique d'avoir à détruire
37 Zürn U. L'homme-Jasmin. Paris. Gallimard. 1971, p. 99. 38 Il m'apparaît hautement probable que la structure de Zorn soit déterminée par la forclusion du Nom-du-Père, ce quesuggérait déjà Jean Guir, in Psychosomatique et cancer . Paris. Point Hors Ligne. 1983. 39 Zorn F. Mars. Paris. Gallimard. 1979, p. 133.
40 Ibid., p. 134. 41 Ibid., p. 34. 42 Ibid., p. 7.
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les textes suggère déjà la présence d'une jouissance encombrante dont le sujet s'efforce réellement
de se défaire - faute qu'elle soit saisie dans les rets du symbolique. Postérieurement à l'apparition du
cancer l'écriture se trouve mise au service d'un chiffrage de la jouissance Autre, en s'essayant à
résoudre l'énigme de la maladie, tandis que la publication n'est plus refusée, prenant même un
caractère de nécessité impérieuse. Zorn y exprime sa colère d'être le "carcinome de dieu"-
dénonçant avec violence les incarnations de l'Autre jouisseur qu'il rend responsable de son mal, à
savoir ses parents, la bourgeoisie zürichoise et la religion catholique. Le caractère convaincant de
son témoignage ne doit pas détourner de concevoir que sa "névrose" participe en fait d'un thème de
revendication qui tente de remédier à la carence de la fonction protectrice du fantasme.
Il existe pour le psychotique des degrés divers dans la réussite du processus par
lequel il cherche à se soulager de la jouissance Autre en la localisant partiellement sur un écrit. A un
extrême, celui de certains schizophrènes, il ne produit que des griffonnages compulsifs portés sur des bouts de papier quelconques. La lettre y reste une chose sans connexion avec le signifiant. Un
dépôt de jouissance s'effectue sans que s'y adjoigne un travail de chiffrage. Les bénéfices pour le
sujet restent médiocres. En revanche il s'avère de règle générale que l'accroissement de l'aptitude à
prendre en des productions textuelles ce qui est rejeté du symbolique aille de pair avec une
diminution des troubles dus à la jouissance délocalisée.
L'écrit dans la cure.
Il arrive qu'une cure analytique déclenche chez un psychotique un travail d'écriture.
Quand le phénomène se produit, ce qui advient s'avère riche d'enseignements, c'est pourquoi
l'observation de Casque-de-Bronze retient notre attention43. Lors d'une première "psychothérapie",
quand ses associations se tarissent, ce jeune homme, nous rapporte-t-on, "découvre un nouveau
mode d'expression sous la forme de ses rêves, dont il apporte les manuscrits dactylographiés ornés
d'enluminures et soigneusement reliés. Ce sont de véritables rêves -objets, dont la rédaction et la
confection occuperont progressivement toute la journée de R. Il les apporte à son thérapeute, parle
du texte et souvent le récite mot à mot tout au long de la séance. L'amélioration symptomatique est
au prix de cette activité exclusive. Casque-de-Bronze se sent heureux. Il a quitté ses parents pour
habiter en ville près de son thérapeute qu'il inonde peu à peu de ses productions littéraires" 44. L'on
constate que les processus précédemment dégagés se trouvent mobilisés par la cure: elle incite le
43 Anonyme. "Casque-de-Bronze ou itinéraire psychothérapique avec un psychotique". Scilicet 2-3. Paris. Seuil., pp.
351-361; et Schaetzel J.P. "Casque-de-Bronze ou itinéraire psychothérapique avec un psychotique". Lettres de l'Ecole Freudienne de Paris, 7, mars 1970, pp. 44-57. 44 Ibid., p. 353.
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sujet à une localisation de sa jouissance sur des écrits, à un chiffrage de ses fantasmes oniriques45, et
à se séparer de textes hautement investis. L'analyste est situé en position d'Autre jouisseur que
Casque-de-Bronze cherche à satisfaire en lui sacrifiant ses "rêves-objets". Il tente par là à la fois de
régler la dette symbolique et de se protéger du désir de l'Autre. La confection des manuscrits
enluminés ne stabilise le sujet qu'au prix d'une mobilisation de sa jouissance sur un essai de
guérison, qui étouffe certes les symptômes les plus pénibles, mais qui ne produit pas d'ouverture au
désir. Le processus se heurte à une impossibilité qui conduit à le réitérer avec insistance. Il semble
que le détour par l'écrit fasse intervenir une défense plus élaborée que la construction de la fiction
délirante: cette dernière ne dépasse pas l'étape chiffrage du processus de contention de la jouissance,
or la remise des textes à l'analyste pousse l'effort de stabilisation jusqu'à une tentative de vidage,
apparentée à une quête de la castration défaillante.
Dans le cours de la première cure, environ deux ans après son début, il arriva qu'unemalencontreuse interprétation d'un rêve de Casque-de-Bronze déchaîne le signifiant et libère la
jouissance. Le monde se mit à lui faire signe de toutes parts. Il interrompit le travail "en demandant
la restitution immédiate de tous ses rêves". Déstabilisé par l'intervention de son analyste, il tenta de
se soustraire à ce danger, et chercha à rétablir une illusoire complétude entamée par la cure. La non-
restitution immédiate de ses textes, "qui contenaient ce qu'il y avait de meilleur en lui", le blessa
profondément: la situation actualisa une castration réelle, imposée au sujet, et non plus mise en
oeuvre de sa propre initiative dans un processus de stabilisation.
Quand il entreprit quelques temps plus tard une seconde cure, il confia de nouveau au
médecin les rêves-objets, lesquels avaient été tous récupérés, et il leur ajouta des écrits plus récents.
Puisqu'il disait être tout entier en eux, l'analyste ne refusa pas leur dépôt. Casque-de-Bronze prévint
cependant d'emblée qu'il fallait "pouvoir rendre ce qu'on vous donne". La séparation de ses objets,
appelée par le dispositif analytique, il ne l'acceptait qu'à l'essai et non sans méfiance. Les
phénomènes observés dans la cure précédente se répétèrent: les manuscrits affluèrent tandis que le
sujet passa ses nuits à rêver et ses journées à transcrire minutieusement le matériel onirique. Il
trouva de nouveau une certaine stabilisation en ces activités. Une avancée de sa cure le conduisit
même à abandonner son ouvrage et à n'y revenir qu'en des moments difficiles. Notons que le retour
de l'investissement des écrits en ces circonstances confirme l'importance de leur fonction
thérapeutique. Toutefois le travail analytique s'interrompit de manière abrupte46, pour des raisons
dont l'examen entraînerait ici hors de notre propos, de sorte qu'il déboucha sur un échec réitéré.
L'observation de Casque-de-Bronze révèle une forme originale de vidage de la
jouissance, non pas ici par "poubellication", ni par destruction, ni par perte, mais par cession d'un
45 Casque-de-Bronze confirme que les signifiants rejetés du symbolique s'annoncent souvent dans les rêves du psychotique. 46 Communication personnelle de J.P. Schaetzel.
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texte. Qu'il s'agisse en chacune de ces occasions d'une tentative pour faire don à l'Autre de l'objet
qu'il réclame, pour prix de la dette symbolique, cela s'avère mis à nu par l'actualisation du
phénomène dans la cure analytique.
Nous en trouvons confirmation à l’occasion d’une cure plus récente, lors de laquelle
la cession de l’écrit, produite de manière réitérée par un envoi postal, prend une place
prépondérante. Elle participe nettement d’un processus de vidage d’une jouissance encombrante,
puisqu’elle s’avère l’équivalent de coupures de la peau, opérées « pour voir le sang couler, pour que
le mal sorte », produites antérieurement par Sylvie pour calmer son angoisse quand elle avait le
sentiment d’être un objet de moquerie. Dès le début de la cure analytique, elle apporte de nombreux
écrits, anciens et récents. Puis, assez rapidement, se met en place un scénario qui fonctionne depuis
une dizaine d’années pour une analysante qui ne manque jamais une séance. Elle adresse à son
analyste, par voie postale, des lettres à teneur érotomaniaque, s’enquérant simplement de leur bonne
réception. « Un véritable scénario, rapporte C. Dewambrechies-La Sagna et J-P Deffieux, préside à
l’écriture de ces lettres. Tous les matins Sylvie se lève à sept heures et va prendre son petit déjeuner
dans un café de la ville. Elle s’installe là, toujours à la même table, face à une glace, se regarde,
allume une cigarette et écrit. Elle apporte une précision supplémentaire, à savoir qu’elle met elle-
même ses lettres à la poste, qu’elle ressent une grande angoisse avant de lâcher la lettre dans la fente
de la boîte, et, quand elle a pu s’y résoudre, elle obtient un soulagement de son angoisse. Ce
soulagement obtenu est identique à celui qui, précédemment, suivait la coupure de la peau. C’est le
point crucial : l’effet de cession de la lettre peut être assimilé à une cession de jouissance et a pour corrélat la cession de l’angoisse »47. Malgré la tonalité parfois persécutive prise par le transfert
érotomaniaque, il reste contenu, et la cure peut se poursuivre, avec des effets d’apaisement, grâce à
une régulation de la jouissance obtenue par l’entremise d’un vidage de l’écrit dans la boîte à lettres.
À la faveur du dépôt de la jouissance, puis de son chiffrage et enfin de son vidage,
une atténuation croissante des symptômes semble généralement observée. Cependant, même lorsque
les trois étapes du processus se trouvent menées à leur terme, lors duquel le sujet parvient à se
séparer de ses textes, la psychose clinique s'en trouve plus ou moins contenue, mais non pas
nécessairement dissipée.
L’exceptionnelle propension des psychotiques au travail de la lettre est corrélatif de
la défaillance de l’inscription subjective de celle-ci. Faute d’avoir incorporé le corps du symbolique,
le psychotique l’extériorise. Il n’écrit pas que sur la feuille de papier : bien souvent la surface de son
corps devient un lieu d’inscription, parfois ce sont les murs de sa chambre qui sont couverts d’écrits.
La structure psychotique semble générer un rapport spécifique au langage, il y apparaît volontiers
47 Dewambrechies-La Sagna C. Deffieux J-P. Usages du corps et symptômes, in La psychose ordinaire. La
conversation d’Antibes. Agalma-Seuil. 1999, pp. 93-95.
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comme un parasite envahissant, tandis qu’il révèle l’une des fonctions les plus cachées de la lettre,
celle de f aire accueil à la jouissance. L’utilisation que le psychotique fait de la lettre n’est pas celle
de la mathématique, qui congédie la jouissance, mais plutôt celle de la calligraphie et de la
littérature, qui s’exercent à la récupérer.
Le psychotique est encombré de l'objet a, il est essentiellement présence à lui-même,
à son corps, à ses intuitions, à son délire. Ses objets ne sont pas décollés de son être. En atteste ce
lapsus du meurtrier d'une de ses maîtresses laissant échapper à propos de celle-ci qu'il avait un corps
de femme entre lui48. En revanche, ce qui est originairement refoulé du sujet ayant assumé la
castration symbolique fait sa présence au monde. Il se trouve aimanté par un manque qu'il s'efforce
de combler à l'aide des objets qui entrent dans le champ d'attraction de son désir. Quand il façonne
une oeuvre d'art il crée autour d'un vide. Il s'appuie sur la béance creusée par le refoulement
originaire. La logique de la création psychotique n'est pas du même ordre: ce n'est pas le manquequi suscite la production, mais un trop plein de jouissance. Elle consiste fondamentalement en un
travail d'ex-pression et d'élaboration par lequel s'opère une contention de la jouissance de l'Autre.
L'activité créatrice des sujets qui ne sont pas affrontés à une telle nécessité ressortit d'un processus
différent: elle vise à satisfaire la jouissance phallique. Cette dernière consiste en une tension
orientée vers la retrouvaille de l'objet perdu, elle s'impose quand intervient la fonction paternelle qui
sépare le sujet de l'objet du souverain bien. Ce décollement vide le corps de la jouissance de sorte
qu'elle se localise en un hors-corps phallique. En revanche le corps du psychotique n'est pas un
désert de jouissance: il se trouve encombré par la jouissance de l'Autre. Elle lui revient de touscôtés. Par le truchement du travail d'écriture c'est un soulagement à l'égard de cet envahissement qui
est recherché. De même que le délire constitue une oeuvre complexe construite afin de servir une
tentative de guérison, de même l'élaboration de l'écrit participe d'un processus d'auto-thérapie.
Toutefois le décollement obtenu par ce moyen reste précaire faute de symbolisation de la perte
réelle. Il en résulte que non seulement le travail est souvent à réitérer, mais qu'il dépasse parfois son
but, il s'avère alors vécu comme un déchirement cataclysmique, pouvant entraîner une aggravation
des troubles, voire leur déclenchement. L'issue des efforts créatifs d'un psychotique reste incertaine,
mais ils s'ancrent dans l'intuition de l'existence d'une tempérance de la jouissance inhérente à la
production d'œuvres.
La logique subjective spécifique qui donne naissance à ces dernières a-t-il un
retentissement sur leurs qualités esthétiques intrinsèques? Rien ne le suggère. Elles vont du
médiocre au génial, du griffonnage insensé aux chefs-d'oeuvre de la littérature, des barbouillages
quelconques aux toiles de Van Gogh. La plupart des cliniciens ont constaté depuis les années 50 que
la diffusion des neuroleptiques a produit à la fois un abrasement des formes cliniques et un
étouffement des potentialités créatrices des psychotiques, cette concomittance indique nettement la
48 Karlin D. Lainé T. L'amour en France. Paris. Grasset et Fasquelle. 1989, p. 125.
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nature identique de la source des unes et des autres. Il existe une dimension esthétique du délire à
laquelle les surréalistes s'efforcèrent de nous introduire. Leur attitude a cet égard n'a guère fait
école. Les œuvres des psychiatrisés restent contraintes dans le champ marginal de "l'art brut".
Malgré ses efforts Raymond Queneau n'est pas parvenu à faire aboutir son projet consistant à
introduire un florilège des fous littéraires, chez Gallimard, dans la prestigieuse collection classique
de La Pléiade. Les temps ne sont pas mûrs pour que les productions psychopathologiques soient
reconnues comme l'un des Beaux-Arts, mais il est urgent de veiller à ce que l'Autre de la science ne
se précipite pas à les étouffer en des mythologies cérébrales.