Durkheim - Leçons De Sociologie (Physique Des Moeurs Et Du Droit)

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    MILE DURKHEIMProfesseur de sociologie la Sorbonne

    (1902-1938)

    LEONS

    DE SOCIOLOGIEPhysique des murs et du droit

    Cours de sociologie dispenss Bordeauxentre 1890 et 1900.

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

    Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    La prsente dition lectronique a t ralise partir du livre suivant :

    MILE DURKHEIM (1890-1900),

    Leons de sociologie. Physique des murs et du droit.

    Cours de sociologie dispenss par mile Durkheim entre les annes 1890 et 1900 Bordeaux etrpts la Sorbonne en 1904, puis en 1912 et repris sous forme de confrences avant sa mort.Textes publis en 1950.

    Polices de caractres utilise :

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    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2001pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 15 fvrier 2002 Chicoutimi, Qubec.

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    TABLE DES MATIRES

    AVANT-PROPOS DE LA PREMIRE DITION de H. N. KUBALI (1950)

    INTRODUCTION de G. DAVY (1950)

    PREMIRE LEON. La morale professionnelle

    DEUXIME LEON. La morale professionnelle (suite)

    TROISIME LEON. La morale professionnelle (fin)

    QUATRIME LEON. Morale civique. Dfinition de l'tat

    CINQUIME LEON. Morale civique (suite). Rapport de l'tat et de l'individu

    SIXIME LEON. Morale civique (suite). L'tat et l'individu. La patrie

    SEPTIME LEON. Morale civique (suite). Formes de l'tat. La dmocratieHUITIME LEON. Morale civique (suite). Formes de I'tat. La dmocratie

    NEUVIME LEON. Morale civique (fin). Formes de I'tat. La dmocratie

    DIXIME LEON. Devoirs gnraux, indpendants de tout groupement social. L'homicide

    ONZIME LEON. La rgle prohibitive des attentats contre la proprit

    DOUZIME LEON. Le droit de proprit (suite)

    TREIZIME LEON. Le droit de proprit (suite)

    QUATORZIME LEON. Le droit de proprit (suite)

    QUINZIME LEON. Le droit contractuel. Du contrat

    SEIZIME LEON. La morale contractuelle (suite)

    DIX-SEPTIME LEON. Le droit contractuel (fin)

    DIX-HUITIME LEON. La morale contractuelle (fin)

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    AVANT-PROPOSDE LA PREMIRE DITION (1950).

    Le prsent ouvrage, publi par la Facult de Droit de l'Universit d'Istanbul, rassemble quelquescours indits d'mile Durkheim.

    Les lecteurs se demanderont sans doute comment celle Facult a pu avoir le privilge de porter la connaissance du monde scientifique cette uvre indite du grand sociologue franais. C'est l unecuriosit bien comprhensible. Je me propose ici de la satisfaire en quelques mots.

    J'avais, en 1934, entrepris Paris la prparation d'une thse de doctorat en droit sur L'ide del'tat chez les prcurseurs de l'cole sociologique franaise. Il m'avait alors paru indispensable deconnatre tout d'abord la pense exacte d'mile Durkheim, fondateur de celle cole, sur le problmede l'tat.

    Ce sociologue n'ayant pas fait de ce problme l'objet d'une lude spciale et s'tant content, dansses uvres dj parues, d'voquer certaines questions s'y rapportant, je fus amen penser qu'il serait

    possible de trouver des explications appropries et dtailles dans ses indits, s'il en existait. Dansl'espoir d'y parvenir, je m'adressai au clbre ethnographe Marcel Mauss, neveu d'mile Durkheim.M'ayant reu de la manire la plus cordiale et exprim, sa grande sympathie pour la Turquie qu'ilavait visite en 1908, celui-ci me montra un certain nombre de manuscrits intituls Physique desmurs et du droit. C'taient, dit-il, les cours professs par mile Durkheim entre les annes 1890-1900 Bordeaux et rpts en Sorbonne, d'abord en 1904, puis en 1912 et repris en confrencesquelques annes avant sa mort. Marcel Mauss, qui n'hsita pas me les confier, ce dont je mesouviens avec plaisir, me remit, sur ma demande, une copie dactylographie d'une partie desmanuscrits susceptibles de m'intresser particulirement. Je liens rendre hommage, celle occasion, la mmoire du regrett savant qui m'apporta ainsi un concours inestimable.

    Marcel Mauss m'avait fait part, lors de notre entretien, de son intention de publier ces manuscrits

    dans Les Annales sociologiques dont il tait membre du Comit de rdaction. Mais il n'en a publi, en1937, dans la Revue de Mtaphysique et de Morale, que la premire partie comprenant trois leonssur la morale professionnelle. Il l'a fait, crit-il dans sa noie introductive, pour se conformer auxinstructions rdiges, peu de mois avant sa mort, en 1917, par mile Durkheim, qui destinaitquelques-uns de ses manuscrits, en signe de son amiti, avant tout autre Xavier Lon, fondateur dela Revue de Mtaphysique et de Morale. Marcel Mauss y annonait qu'il publierait plus lard, avec cestrois leons, les leons de morale civique qui les suivaient.

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    En 1947, j'ai publi dans la Revue de la Facult de Droit d'Istanbul une traduction turque de sixleons de morale civique dont je disposais. Mais, bien que je ne l'aie rencontre nulle pari, j'avaisvoulu savoir auparavant avec certitude si la publication projete par Marcel Mauss avait eu lieu. Je luicrivis donc, le priant de m'en informer. Comme je n'avais pas de rponse, je fis appel, grce

    l'information obtenue par M. C. Bergeaud, conseiller culturel prs l'Ambassade de France en Turquie, Mme Jacques Halphen, fille d'mile Durkheim. Mme Jacques Halphen eut l'obligeance de me fairesavoir que Marcel Mauss, trs prouv par les souffrances qu'il avait subies personnellement pendantl'occupation, n'tait pas en tat de pouvoir donner le moindre renseignement. Elle m'apprit par la suiteque les manuscrits en question, qu'elle avait pu identifier l'aide de la copie que je lui avais envoye,se trouvaient au Muse de l'Homme avec tous les ouvrages et documents constituant la bibliothquede Marcel Mauss. Ces manuscrite comprenaient, prcisait-elle, outre les trois leons de moraleprofessionnelle dj publies, quinze leons de morale civique qui n'ont pas encore t publies enFrance.

    Quelques mois plus lard, j'envisageai la possibilit d'assurer la publication de l'ensemble de cesleons par les soins de la Facult de Droit d'Istanbul. Mme Jacques Halphen, consulte, voulut biendonner son accord ce projet, que la Facult de Droit approuva volontiers.

    Telles sont les circonstances dans lesquelles furent dcouverts les manuscrits qui constituent,d'aprs le tmoignage de Marcel Mauss, dans la Revue de Mtaphysique et de Morale, le seul textecrit d'une faon dfinitive de novembre 1898 juin 1900, et qui sont publis prsent dans cetouvrage. Telles sont aussi les circonstances grce auxquelles fui assur le succs de l'initiative qui metenait cur.

    Je dois donc, en premier lieu, exprimer ici Mme Jacques Halphen la profonde gratitude de laFacult de Droit d'Istanbul ainsi que la mienne propre, pour la bienveillante autorisation qu'elle nousaccorda de publier celle uvre indite de son illustre pre. Je dois ensuite remercier vivement montrs distingu collgue M. le doyen Georges Davy d'avoir bien voulu se charger de la tche difficilede mettre la dernire main aux manuscrits et d'avoir rdig une introduction. En tant que disciple etami d'mile Durkheim, personne n'tait plus autoris que l'minent sociologue qu'est M. GeorgesDavy pour nous apporter ce prcieux concours. Je liens aussi remercier tout particulirement M.Charles Crozat, professeur noire Facult, ainsi que M. Rabi Korat, docent la mme Facult, pouravoir contribu la correction des preuves et apport tous leurs soins l'impression de l'ouvrage.

    La parution en Turquie de cette uvre posthume du grand sociologue franais ne relvenullement du hasard. Elle est bien plutt, peut-on dire, l'effet d'une sorte de dterminisme culturel.Car, en Turquie, la sociologie d'mile Durkheim, ct de celle de Le Play, de Gabriel Tarde,d'Espinas et autres, est la seule qui ail acquis droit de cit, surtout depuis les travaux de Ziya Gkalp,le sociologue turc bien connu. Nombreux sont, en effet, chez nous ceux qui, comme moi-mme,portent plus ou moins l'empreinte de l'cole durkheimienne. Il n'est donc pas tonnant que la Turquiese considre, si j'ose dire, comme l'un des ayants droit l'hritage de celle sociologie. ce titre, ellesaluera avec une lgitime satisfaction la publication de cet ouvrage et apprciera, certes, sa justevaleur le fait, sans prcdent dans son histoire, de voir paratre chez elle, par les soins de l'une de sesinstitutions scientifiques, l'oeuvre indite d'un savant europen d'une rputation mondiale.

    De son ct, la Facult de Droit de l'Universit d'Istanbul est justement fire d'avoir contribuainsi au resserrement des liens traditionnels de culture et d'amiti existant entre la Turquie et laFrance. Elle est non moins fire d'avoir aid, en assurant la publication d'une uvre de celle

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    importance, l'enrichissement du patrimoine scientifique commun et d'avoir enfin rendu l'hommagequ'elle devait la mmoire d'mile Durkheim.

    Pour ma part, je suis profondment heureux d'avoir t l'humble initiateur de celle ralisation et

    d'avoir ainsi servi la fois mon pays et le rayonnement de la science franaise laquelle je dois tant.

    Istanbul, 15 mai 1950.

    Hseyin Nail KUBALI,Doyen de la Facult de Droit d'Istanbul.

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    INTRODUCTION

    .

    Pour faciliter l'intelligence de ce cours indit de Durkheim, et pour comprendre ce que l'auteurentendait par physique des murs, pourquoi il accordait, dans l'tude de la morale, une priorit ladescription des murs, et, plus gnralement, en sociologie, la dfinition et l'observation des faits,on voudrait dgager brivement ici quels furent les thmes majeurs de la doctrine et les prceptesessentiels de la mthode du fondateur reconnu de la sociologie franaise.

    Deux thmes d'abord apparaissent d'une importance gale et qu'il faut successivement dissocier,pour apercevoir par o ils s'opposent, et associer, pour comprendre comment ils se concilient etdonnent la sociologie sa base de dpart et la direction de son progrs : le thme de la science et lethme du social, le premier qui renvoie ce qui est mcanique et quantitatif, le second ce qui estspcifique et qualitatif.

    Qui ouvre ce brviaire du sociologue que constitue le petit livre paru en 1895 sous le titre Lesrgles de la mthode sociologique et tombe naturellement d'abord sur le premier chapitre : Qu'est-cequ'un fait social ? et y voit naturellement aussi, sans aucune surprise, dfinir en premier lieu l'objetde la nouvelle tude, le fait social, affirm comme spcifique et irrductible aucun lment plussimple qui le contiendrait en germe, ne pourra gure hsiter prsenter comme premier le thme dusocial ou de la socialit. Le fait, saisi sous l'angle o il est proprement social, n'est-ce pas, en effet, cequi rpond au nom mme de la sociologie et en mme temps lui offre son objet ? Si cependant, sansrien mconnatre de cette importance du social , nous avons nonc en premier lieu le thme de lascience, c'est que le thme de la science claire l'intention premire de la doctrine et prcise lecaractre de la mthode.

    L'intention d'abord : et disons plus compltement l'intention et l'occasion. Ni l'une ni l'autre, vraidire, ne sont nouvelles. L'une et l'autre, au contraire, rattachent notre auteur une lignephilosophique la fois prochaine, celle d'Auguste Comte et de Saint-Simon, et lointaine, celle dePlaton. Platon dont la philosophie ne se sparait pas plus de la politique que celle-ci de la morale,Platon, pour qui ces deux titres De l'tatet De la Justice taient synonymes, rvait de soustraire lacit au dsordre et l'excs au moyen de la plus sage constitution ; et il ne concevait celle-ci quefonde sur la science - et non sur la simple opinion -, sur la science qui n'tait pas, pour lui, sans douteencore la science des faits, comme il en sera de la sociologie positive du XIXe sicle, mais qui,science des ides, comme il la concevait, n'en tait pas moins, ses yeux, la science, la seule vraie

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    science et le seul moyen de salut et pour l'homme et pour la cit. Plus prs de nous et devant la mmeoccasion d'une crise politique et morale, cette fois ouverte par la rvolution franaise et par lesreconstructions qu'appelaient ses ngations, Auguste Comte demande la science, mais qu'il veutpositive, le secret de la rorganisation mentale et morale de l'humanit. Et c'est toujours le mme salut

    par la science que recherche passionnment Durkheim aprs l'branlement des esprits et desinstitutions, conscutif, en France, la dfaite de 70, et en prsence de cette secousse d'un autregenre, mais accompagne d'un analogue besoin de rorganisation, la, secousse provoque par l'essorindustriel. Les transformations des choses appellent les reconstructions des hommes. la scienceseule il doit appartenir d'inspirer, de diriger et d'excuter ces ncessaires reconstructions ; et comme lacrise est des socits, la science qui la rsoudra doit tre science des socits : telle est la convictiond'o surgit et qui supporte la sociologie durkheimienne, fille de la mme foi absolue en la science quela politique de Platon et que le positivisme d'Auguste Comte.

    Nous dirons comment cette science des socits est en mme temps, et dans quelle mesure,science de l'homme, et comment la connaissance de l'homme, vrai dire toujours point de mire de laphilosophie depuis ses origines, veut s'lever, avec les sciences humaines, un niveau d'objectivitanalogue celui des sciences proprement dites. Mais c'est la science des socits, ou sociologiestricto sensu, que va d'abord tre confre cette objectivit que Durkheim d'ailleurs, et sans vraieraison peut-tre, refusera d'tendre tous les aspects de l'homme, mais rservera l'un d'eux, celuique nous proposerons d'appeler sa dimension sociale. Celle-ci n'est d'ailleurs qu'une part de l'humain,mais, aux yeux de notre auteur, elle est la seule, et l'exclusion de l'individuelle, qui soit susceptibled'explication scientifique.

    D'o dans l'excution comme dans l'intention premire la dominante priorit du thme science.Mais encore faut-il, pour qu'il soit possible de traiter scientifiquement la socit, que celle-ci offre lascience une vritable ralit, une donne qui soit l'objet propre de la science sociale. Et voiciqu'apparat, en son gale et solidaire importance, le thme du social que dfinit, pour tablir laspcificit de cet objet, le premier chapitre des Rgles auquel nous avons plus haut renvoy. Ce social se reconnat certains signes : l'extriorit sous laquelle il apparat et la contrainte qu'ilexerce l'gard des individus ; mais sa vraie essence est au-del de ces signes, dans le fait originaireau point d'en tre ncessaire du groupement comme tel, et spcialement du groupement humain.

    On a pu dcrire, en effet, des socits animales, mais sans russir trouver en elles, malgr desanalogies incontestables, le secret des socits humaines. Il n'y a donc que comparaison et non raison tirer de la biologie qui ne fournit la sociologie que sa seule base. Il n'y a, Durkheim en taitconvaincu, de socits proprement dites que les socits d'hommes, ce qui la fois confirme cettespcificit du social laquelle il tenait tant, et fait de la science des socits une science humaine aupremier chef : la socit est une aventure humaine. C'est donc dans l'ordre humain qu'il fautapprhender le fait fondamental du groupement. C'est l que l'on saisit le caractre immdiatementunifiant, structurant et signifiant du phnomne groupement, son caractre premier par consquent etqui ne permet de le ramener rien de plus lmentaire ou originaire que lui-mme. Mais si le faitgroupement n'est pas postrieur l'existence de l'individu, il n'est, vrai dire, pas davantage antrieur,car ni les individus ne seraient sans lui, ni davantage lui sans les individus. Une socit vide n'est pasmoins chimre qu'un individu strictement solitaire et tranger toute socit. Les individus sont concevoir comme les organes dans l'organisme. Ils reoivent de mme de leur tout leur rgulation,leur position, leur tre en dfinitive qui doit tre qualifi tre-dans-le-groupe. L'humanit de l'hommen'est concevable que dans l'agrgation humaine et, en un sens au moins, par elle.

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    L'affirmation de la ralit spcifique du social solidarise ainsi le tout social avec ses parties, maisne l'hypostasie en aucune faon en dehors d'elles, comme ont pu le faire croire les qualificationsd'extriorit et de contrainte o l'on a souvent voulu voir plus que de simples signes. On sait siDurkheim, dans l'introduction la 2e dition des Rgles et en mainte autre occasion, s'est dfendu

    cet gard d'avoir trahi son projet de positivit et donn la ralit une simple fiction. Et, quand lesocial prendra la figure de la conscience collective, il ne lui donnera pas non plus d'autre support queles consciences associes et que les structures selon lesquelles les consciences sont associes.

    Il n'est pas ncessaire d'attendre l'article clbre sur les reprsentations individuelles et lesreprsentations collectives pour s'apercevoir que, si l'analyse du fait social force parfois l'expressionpour souligner la ralit spcifique du social, elle n'exclut cependant pas toute composante psychique.

    La division du travail(2e d., p. 110) reconnat dj que les faits sociaux sont produits par unelaboration sui generis de faits psychiques et qui n'est pas sans analogie avec celle qui se produit danschaque conscience individuelle et qui transforme progressivement les lments primaires(sensations, rflexes, instincts) dont elle est originellement constitue . Ailleurs dans le mme livre(p. 67) et propos de la conscience collective que le crime offense comme une atteinte son propretre et qui demande vengeance, ne rencontrons-nous pas l'analyse psychologique que voici : Cettereprsentation (d'une force que nous sentons plus ou moins confusment en dehors et au-dessus denous) est assurment illusoire. C'est en nous et en nous seuls que se trouvent les sentiments offenss.Mais cette illusion est ncessaire. Comme, par suite de leur origine collective, de leur universalit, deleur permanence dans la dure, de leur intensit intrinsque, ces sentiments ont une forceexceptionnelle, ils se sparent radicalement du reste de notre conscience (c'est nous qui soulignons)dont les tats sont beaucoup plus faibles. Ils nous dominent.

    Ils ont, pour ainsi dire, quelque chose de surhumain ; et en mme temps ils nous attachent desobjets qui sont en dehors de notre vie temporelle. Ils nous apparaissent donc comme l'cho en nousd'une force qui nous est trangre et qui, de plus, est suprieure celle que nous sommes. Noussommes ainsi ncessits les projeter en dehors de nous, rapporter quelque objet extrieur ce quiles concerne. L'auteur va mme jusqu' parler ce propos d'alinations partielles de la personnalit,de mirage invitable. Aprs quoi la conclusion de son analyse revient de l'aspect psychologique l'aspect sociologique : Du reste, crit-il en effet, l'erreur n'est que partielle. Puisque ces sentimentssont collectifs ce n'est pas nous qu'ils reprsentent en nous, mais la socit. De la consciencecollective ainsi constitue il dira encore (ibid., p. 46) : Sans doute, elle n'a pas pour substrat unorgane unique. Elle est par dfinition diffuse dans toute l'tendue de la socit. Mais elle n'en a pasmoins des caractres spcifiques qui en font une ralit distincte. En effet, elle est indpendante desconditions particulires o les individus se trouvent placs : ils passent et elle reste... Elle est donctout autre chose que les consciences particulires, quoiqu'elle ne soit ralise que chez les individus.Elle est le type psychique de la socit, type qui a ses proprits, ses conditions d'existence, son modede dveloppement, tout comme les types individuels, quoique d'une autre manire. Nous sommesloin, on le voit, de la soi-disant dfinition du phnomne social qui en ferait une pure chose, puisquenous voyons ici, au contraire, la dfinition durkheimienne s'ouvrir sur une vritable psychologiesociale que l'on rencontre vise aussi bien dans l'importante prface une rdition des Rgles quedans l'article que nous avons cit plus haut sur les reprsentations collectives.

    Tel est donc le genre de ralit qu'il convient d'accorder ce qui est appel fait social ouconscience collective : fait totalitaire de groupe, cho dans les consciences, mais qui ne s'y entend quedans les consciences groupes, immanence toujours du tout chacune des parties et qui ne prendallure de transcendance que par projection, et en consquence du sentiment plus ou moins conscient

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    qu'a chaque partie de se trouver, par sa participation mme son tout, arrache la passivit qui nepeut que se rpter indfiniment, et appele, dans le concert commun, un rle propre et qui reoitsens de l'unit suprieure de l'ensemble.

    Mais si le social a bien cette ralit lui que nous venons de dfinir et que ne peuvent lui drober,en dissolvant sa complexe unit, ni la biologie ni la psychologie, si donc la sociologie ne manque pasd'objet, il ne faut pas non plus - si elle veut tre science - qu'elle manque d'objectivit. Et voici revenirle thme de la science que nous avons bien dit indissociable du thme de la socialit et qui lasociologie, pour que justement elle soit science, impose ce prcepte : traiter les phnomnes sociauxcomme des choses. Sur quoi de nouveau une ambigut viter propos de ce mot chose. Il ne s'agitpas de ne voir dans le phnomne social qu'une donne matrielle - Durkheim s'est toujours dfendud'un tel matrialisme -, mais seulement de l'envisager comme un fait donn, donn ainsi qu'une choseque l'on rencontre telle qu'elle est, et non point imagin ou construit selon ce que l'on croit qu'il peuttre ou dsire qu'il soit. Aprs cela, qu'il soit donn comme une chose ne prjuge en rien qu'il ne soitque chose matrielle et n'exclut nullement qu'il soit aussi ou en mme temps ide, croyance,sentiment, habitude, comportement, qui, non moins que la matire, sont ralits existantes etefficaces, donc objectivement observables.

    Or, c'est prcisment cette observabilit que l'on veut souligner quand, propos du social , onmet en avant l'extriorit qui en est donne comme le signe. Et c'est aussi pour ne pas laisser chapperou compromettre cette possibilit d'observation objective que Durkheim propose d'aborder le social,d'abord tout au moins, par son aspect le plus extrieur, symbole peut-tre d'un for intrieur nondirectement accessible, ralit en tout cas qui ne se drobe pas l'observation. Cette ralit consiste-t-elle en un comportement, elle est collective et donc comporte des manifestations rptes et massives- proies alors offertes la comparaison et la statistique. La mme ralit est-elle une institution, elleest cette fois cristallise en formes politiques ou en codes ou rituels, c'est--dire, mue en chosesfacilement observables. Ainsi procde Durkheim dans sa Division du travail social, quand, par unemthode tout fait analogue ce que sera celle de la psychologie du comportement, il cherche saisir travers ses manifestations observables - sanctions du droit rpressif ou restitutif - et travers lescomportements qu'elle inspire - communion ou coopration - la solidarit sociale et ses diversesformes. Ainsi procde-t-il encore dans un autre de ses ouvrages, quand il veut mesurer, grce aux tauxvariables du suicide ou de l'homicide que rvle la statistique, l'attachement la vie, le respect de lapersonne, ou le besoin d'intgration qui rgnent dans tel temps, dans telle socit ou dans telle classe.

    Ce point de dpart de la mthode est trop important pour que nous ne donnions pas la parole l'auteur lui-mme : Pour soumettre la science un ordre de faits, dclare-t-il, il ne suffit pas de lesobserver avec soin, de les dcrire, de les classer, mais, ce qui est beaucoup plus difficile, il fautencore, suivant le mot de Descartes, trouver le biais par o ils sont scientifiques, c'est--dire dcouvriren eux quelque lment objectif qui comporte une dtermination exacte, et, si c'est possible, lamesure. Nous nous sommes efforcs de satisfaire cette condition de toute science. On verranotamment comment nous avons tudi la solidarit sociale travers le systme des rgles juridiques,comment, dans la recherche des causes, nous avons cart tout ce qui se prte trop aux jugementspersonnels et aux apprciations subjectives, afin d'atteindre certains faits de structure sociale assezprofonds pour pouvoir tre objets d'entendement et, par consquent, de science (Div. du travail.,prface, p. XLII). Et plus explicitement encore nous lisons quelques pages plus loin : La solidaritsociale est un phnomne tout moral qui, par lui-mme, ne se prte pas l'observation exacte nisurtout la mesure. Pour procder tant cette classification qu' cette comparaison, il faut doncsubstituer au fait interne qui nous chappe un fait extrieur qui le symbolise et tudier le premier travers le second. Ce symbole visible, c'est le droit. En effet, l o la solidarit sociale existe, malgr

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    son caractre immatriel, elle ne reste pas l'tat de pure puissance, mais manifeste sa prsence pardes effets sensibles. Plus les membres d'une socit sont solidaires, plus ils soutiennent de relationsdiverses soit les uns avec les autres, soit avec le groupe pris collectivement ; car, si leurs rencontrestaient rares, ils ne dpendraient les uns des autres que d'une manire intermittente et faible. D'autre

    part, le nombre de ces relations est ncessairement proportionnel celui des rgles juridiques qui lesdterminent. En effet, la vie sociale, partout o elle existe d'une manire durable, tend invitablement prendre une forme dfinie et s'organiser; et le droit n'est autre chose que cette organisation mmedans ce qu'elle a de plus stable et de plus prcis. La vie gnrale de la socit ne peut s'tendre sur unpoint sans que la vie juridique s'y tende en mme temps et dans le mme rapport. Nous pouvonsdonc tre certains de trouver refltes dans le droit toutes les varits essentielles de la solidaritsociale (Division du travail., pp. 28-29).

    D'o enfin cette conclusion : Notre mthode est donc toute trace. Puisque le droit reproduit lesformes principales de la solidarit sociale, nous n'avons qu' classer les diffrentes espces de droitpour chercher ensuite quelles sont les diffrentes espces de solidarit sociale qui y correspondent. Ilest ds prsent probable qu'il en est une qui symbolise cette solidarit spciale dont la division dutravail est la cause. Cela fait, pour mesurer la part de cette dernire, il suffira de comparer le nombredes rgles juridiques qui l'expriment au volume total du droit (Ibid., p. 32).

    Il s'agit bien, on le voit, pour atteindre l'objectivit, de substituer l'ide que l'on se fait deschoses dans l'abstrait, la ralit que l'exprience et l'histoire obligent leur reconnatre. Ainsiseulement la sociologie vitera de se construire en l'air et suivra scrupuleusement toutes les attachesdu rel que lui rvle l'tude de la physique des murs : tels, dans le prsent cours, les liens entre lamorale professionnelle et l'volution conomique, entre la morale civique et la structure de l'tat,entre la morale contractuelle et la structure juridico-sociale dans sa variabilit. Tels ailleurs et dansdes cours demeurs indits les liens qui attachent les sentiments et les devoirs familiaux aux formesvariables de famille et celles-ci aux diverses structures de socits. Bref, solidarit, valeur assigne la personne, tat, classes, proprit, contrat, change, corporation, famille, responsabilit, etc. - sontdes phnomnes donns, matriels ou spirituels, peu importe, mais s'offrant nous avec leur naturepropre, que nous n'avons qu' prendre telle qu'elle est, dans sa mouvante complexit, trop souventrevtue d'une fausse apparence de simplicit.

    Non moins qu'aux constructions arbitraires, renonons donc en face d'eux aux trop faciles ettentantes assimilations qui croient en rendre compte d'emble ou par l'a priori ou par l'instinct ou lebesoin - constances supposes de la nature humaine. La rfrence la nature qui parat nous garder del'arbitraire ne suffit pas nous donner la vritable objectivit. Car, si la nature forme, l'histoiretransforme. L'observation ne vaut que sous l'angle du relatif et quand elle replace le fait observ dansses conditions d'existence. Celles-ci, comme la nature sans doute, comportent des compatibilits etdes incompatibilits d'o dpendent l'quilibre et le jeu de la fonction. Mais cet quilibre lui-mmen'est qu'un palier du devenir, et l'adaptation de la fonction n'est pas acquise d'emble et justiciable dela seule explication horizontale par l'ambiance prsente. Des squences verticales temporelles laprparent. La ralit sociale donne qu'il faut non construire, mais observer comme une chose doitdonc tre observe dans l'exprience la fois et dans l'histoire. Seul le fonctionnement s'observe dansle pur prsent.

    Mais fonctionnement n'est pas fonction, ni davantage fonction nature. Ces trois lments sontdistincts, et tous les trois sont observer comme donns dans le temps et, rptons-le, sans cette foisd'ambigut possible, traiter comme des choses .

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    Ainsi le veut le thme de la science dont nous avons dit qu'il commandait la mthode de lasociologie. Mais le thme du social qui pose son existence a, lui aussi, ses exigences. Reste savoir siet comment celles-ci peuvent s'accorder avec celles de la science.

    Les exigences de la science qui interdisent de franchir les bornes de l'immanence confrent par lmme un privilge la notion de normal distingue de celle de pathologique et habilite, parcette distinction mme, servir de critre pour apprcier la ralit observe. On voit mme cettenotion de fait ou de type normal se substituer la notion d'idal ou de devoir-tre et s'offrir commeapte rgler notre conduite au lieu de se contenter d'en clairer les moyens. Dans une telleperspective, un phnomne sera prsent comme normal s'il apparat d'abord comme suffisammentgnral dans une socit donne o il constitue un type moyen, mais surtout, et plus profondment,s'il offre une corrlation exacte avec la structure de la socit au sein de laquelle il surgit. C'est plusque la gnralit qui n'est gure que signe, cette correspondance qui fonde la normalit.

    Ainsi dfinie, cette normalit constitue la sant, identifie au bien de la socit, et donc destine orienter son effort d'adaptation. - Sur quoi on ne peut pas ne pas remarquer que la gnralit peut treun signe trompeur, s'il est possible qu'une conduite de survivance, c'est--dire qui demeure la mmeen dpit d'une modification de la structure laquelle elle rpondait normalement, peut, pendant uncertain temps, conserver sa gnralit. Et l'on peut observer de mme que l'exacte correspondanced'une conduite la structure corrlative est chose bien difficile apprcier, comme il ressort d'ailleursdes exemples allgus par l'auteur dans le chapitre sur la distinction du normal et du pathologique etdont certains semblent assez arbitraires. Cette difficult est d'ailleurs aggrave du fait que chaque typenormal ne l'est que pour une socit dfinie, et non pour la socit humaine en gnral, et qu'ilimplique donc, pour tre tabli, une classification des socits dont l'esquisse propose dans lesRgles pche par un excs certain de systmatisation et va, par son caractre la fois mcanique et apriori, l'encontre du point de vue relatif sous lequel cependant le principe de correspondance, dontelle doit permettre l'application, l'oblige se placer.

    Qui osera affirmer enfin, que, si la structure laquelle on se rfre pour juger de la normalit estbien, comme il se doit, celle de telle socit bien dfinie, situe et date, le systme de croyances et decomportements, la mentalit et les institutions qui y doivent normalement surgir et s'imposer setrouvent par l mme ncessairement dtermines ? l'appel de la structure n'y a-t-il donc qu'uneseule rponse possible ? Pourquoi l'adaptation - car c'est bien au fond d'adaptation qu'il s'agit - necomporterait-elle pas des modalits diverses et selon peut-tre, pour partie du moins, les dsirs ou lechoix plus ou moins conscients des agents humains, tout de mme toujours, qui, collectivement ouindividuellement, l'oprent ? De mme que, s'il arrive que le site gographique impose ici la ville l'homme, il arrive aussi que l, au contraire, l'homme impose la ville au site.

    La rfrence la seule normalit dfinie comme il vient d'tre dit nous retient en tout cas chezDurkheim dans les strictes limites de l'exprience, l'exclusion de tout appel la transcendance, et lelien causal qui veut tablir, pour ainsi dire mcaniquement, la correspondance avec chaque structuresociale relve,par consquent, du thme impratif de la science que nous avons dgag et semble ainsiramener la sociologie, dveloppe sous ce signe, un pur scientisme. Il n'en est rien cependant. Outreque Durkheim ne tardera pas dpasser cette premire attitude qui assimile la distinction idal-rel la distinction normal-pathologique, celle-ci s'accompagne, ds le temps de sa plus svre rigueur, del'affirmation que nous avons dveloppe plus haut et qui en limite singulirement le scientisme :savoir l'affirmation de la spcificit du social l'gard tant du psychique lui-mme que surtout dubiologique. N'est-ce pas assez dire que, contrairement au type d'explication du mcanisme et duscientisme, le type ici propos exclut la rduction des lments simples et la prtention de toujours

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    partir de l'infrieur pour rendre compte du suprieur. La sociologie, dont l'objet est dans la nature etnon hors d'elle, doit tre science comme la science de la nature, mais, la diffrence de celle-ci, elledoit, sans cesser pourtant d'tre science, ne rien laisser chapper de la qualit propre de l'objet socialqui est le sien et qui est en mme temps et irrductiblement objet humain, puisque les phnomnes

    sociaux qu'elle apprhende sont phnomnes de socits humaines et que c'est, suivant notre auteur,par son caractre social que l'homme s'humanise. Et cela est si vrai que la sociologie peut volontpartir de l'homme pour retrouver dans l'analyse de sa nature la prsence de la socit, ou de la socitdont l'tude l'acheminera ncessairement l'Homme. L'homme dans-la-socit ou La socit-dans-l'homme : les deux formules sont quivalentes et peuvent servir l'une et l'autre dfinir lasociologie, s'il est vrai que l'homme a ncessairement une dimension sociale et la socit non moinsncessairement une composition humaine.

    Ainsi se trouve tempre la rigueur scientiste de cette distinction du normal et du pathologiquequi recevait du thme directeur de la science cette sorte de monopole pour, la fois, dfinir laconnaissance objective, et donner l'action ses fins non moins que ses moyens. Et la servitudescientiste deviendra moins lourde encore dans la proportion o l'idal sera par la suite davantagedistingu par l'auteur du pur et simple normal. La conscience collective alors de plus en plusconsidre, dans sa nature et dans son action, comme une conscience, relchera ses amarres l'garddes structures morphologiques d'o elle naissait : troitement attache, elle prendra de la hauteur et uncaractre de presque universalit pour assumer la fonction de transcendance dans son rle de plus enplus net de foyer d'idal.

    Il n'y a donc pas de rigueur de mthode qui tienne : l'humain ne se laisse rsorber ni dans lemcanisme ni dans le matrialisme. Mais l'humain n'est sauv, grce sa dimension sociale et auprofit de la conscience, qu'au prix de l'individuel. Ici reparat la tyrannie mthodologique du thmescience et surgit, sous sa pression, le monopole accord l'explication par des causes exclusivementsociales, symtrique du monopole ci-dessus attach la notion de normal .

    C'est en effet le propre et, il faut le dire, l'troitesse aussi de la sociologie durkheimienne, que, ladimension sociale de l'homme une fois reconnue, de ne vouloir retenir qu'elle pour dfinir l'humanit,et pour la soi-disant raison que la dimension sociale seule peut tre objectivement apprhende. D'oil suit que cette spcificit du social affirme comme thme majeur ct du thme science et qui enun sens limite son privilge, en un autre sens vient de nouveau le renforcer, puisqu'elle l'arme d'unveto l'gard de tout ce qui serait spontanit individuelle pure dont l'essentielle subjectivit nieraittoute dtermination objective. Ainsi l'auteur croit-il devoir sacrifier l'individuel au social pourpermettre au social de sauver l'humain devant la science.

    Sacrifice cependant qui, tel celui d'Abraham, ne va pas sains effort, hsitation et concession. Onen peut juger par la place faite et par le rle assign l'individualit et o l'on voit - ct d'unevolont de restriction, pour ne pas dire de ngation, incontestablement la plus frquente et la plusnettement affirme - une tendance, parfois et progressivement moins prohibitive. D'o, ct d'uneinvitation certaine former le durkheimisme sur lui-mme et dans son exclusive et stricte socialit, lapossibilit aussi sans doute de l'ouvrir, un peu contre lui-mme sans doute, mais plus cependant en leprolongeant qu'en le reniant. Essayons d'y regarder d'un peu prs.

    Il n'y a pas d'abord vouloir nier les condamnations et qui, comme il est naturel dans une chartede mthode objective, donc svrement scientifique, abondent dans les Rgles de la mthodesociologique. Qui vient de proclamer que toutes les fois qu'un phnomne social est directementexpliqu par un phnomne psychique on peut tre assur que l'explication est fausse se trouve

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    naturellement amen, mme s'il accorde qu'on ne puisse faire abstraction de l'homme et de sesfacults, maintenir du moins et souligner que l'individu ne saurait tre que la matireindtermine que le facteur social dtermine et transforme . Et la mme logique conduira affirmerdes sentiments qu'ils rsultent de l'organisation sociale loin d'en tre la base . Il n'est pas jusqu' la

    sociabilit qui, du mme point de vue, sera, pour notre rigoureux sociologue, refuse initialement l'instinct de l'individu pour tre mise, titre d'effet, au compte de l'influence de la vie sociale.

    Non rfractaire sans doute, mais pas davantage spontanment prdispose la vie en socit,l'individualit humaine n'est donc que matire indtermine et plastique et qui, non plus que lamatire aristotlicienne, ne serait capable de passer par elle-mme l'acte, puisque sa passivitapparat comme prive de tout principe propre de dtermination : et il n'y a corrlativement iciencore, comme chez Aristote, de science que du gnral, entendez du type social, ou, comme nousl'avons exprim plus haut, que de la dimension sociale de l'individu. Il ne faut en effet aucunequivoque sur le sens du mot gnral. Car si l'on prend gnral au sens non plus de gnrique, commenous venons de le faire, par analogie avec Aristote, mais au sens de indtermin , le gnral ainsientendu va servir au contraire, par sa synonymie avec l'indtermination, qualifier et relguerl'individualit. Les Rgles ne prcisent-elles pas en effet que, si les caractres gnraux de la naturehumaine entrent dans le travail d'laboration d'o rsulte la vie sociale , leur contribution consiste exclusivement en tats trs gnraux, en prdispositions vagues et par suite plastiques qui,par elles-mmes, ne sauraient prendre les formes dfinies et complexes qui caractrisent lesphnomnes sociaux si d'autres agents n'intervenaient .

    Entendez que ces autres agents sont les facteurs sociaux, puisque, comme on nous le rpte,l'explication par l'individu ne saurait que laisser chapper la spcificit du social. Voici donc ce quefinalement l'on nous invite penser des soi-disant inclinations psychologiques individuelles qui sontsans cesse invoques pour tout expliquer : c'est que loin d'tre inhrentes la nature humaine oubien elles font totalement dfaut dans certaines circonstances sociales, ou d'une socit l'autreprsentent de telles variations que le rsidu que l'on obtient en liminant toutes ces diffrences et quiseul peut tre considr comme d'origine psychologique se rduit quelque chose de vague et deschmatique qui laisse une distance infinie les faits qu'il s'agit d'expliquer .

    Cependant, un effet plus proche et plus prcis peut tre accord, selon notre auteur, auxphnomnes psychiques d'ordre individuel alors susceptibles de produire des consquences sociales,c'est lorsqu'ils sont si troitement unis des phnomnes sociaux que l'action des uns et des autres estncessairement confondue. Tel est le cas du fonctionnaire dont le prestige, comme l'efficacit aussi,est fait de la force sociale qu'il incarne, le cas encore de l'homme d'tat ou de l'homme de gnieauxquels il est accord seulement qu'ils tirent des sentiments collectifs dont ils sont l'objet uneautorit qui est aussi une force sociale et qu'ils peuvent mettre dans une certaine mesure au serviced'ides personnelles . Et, comme si cette concession si minime tait encore excessive, Durkheims'empresse d'ajouter d'une faon tout de mme un peu dconcertante : Mais ces cas sont dus desaccidents individuels et par suite ne sauraient affecter les traits constitutifs de l'espce sociale quiseule est l'objet de science (Rgles, 2e d., p. III, no 1). Et, pour couper court tout faux espoir qu'ilaurait pu susciter du ct individualiste, il confirme cette remarque dj si peu encourageante parcette conclusion qui l'est encore moins : La restriction au principe nonc plus haut n'est donc pasde grande importance pour le sociologue. Et voil comment par le veto de la toujours mme censuremthodologique, acharne contre tout retour de flamme subjective, se trouve refoule toute vellit detemprer la rigueur du monopole accord l'explication purement sociale.

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    De cette explication, l'individu ne peut rompre la trame pour y insrer, ft-ce titre d'appoint, sapropre causalit. Sa raison sans doute ne sera pas congdie. Mais elle ne pourra qu'apporter sonadhsion claire, jamais son efficacit cratrice, au schma explicatif reconstitu l'aide de facteurssociaux et d'exigences de structure. Tel est le rle limit de notre autonomie que dfinira, dans la

    mme ligne troitement rigoureuse, l'ducation morale : enregistrementlucide et dlibr, mais nonlgislation : Il ne saurait tre question de regarder la raison humaine comme la lgislation del'univers physique. Ce n'est pas de nous qu'il a reu ses lois... ce n'est pas nous qui avons fait le plande la nature : nous le retrouvons par la science ; nous le repensons et nous comprenons pourquoi il estce qu'il est. Ds lors, dans la mesure o nous nous assurons qu'il est ce qu'il doit tre, c'est--dire telque l'implique la nature des choses, nous pouvons nous y soumettre non pas simplement parce quenous y sommes matriellement contraints, mais parce que nous jugeons qu'il est bon. Et, de cetteanalogie avec la libre, parce que rationnelle, adhsion stocienne l'ordre cosmique, notre auteurconclut : Dans l'ordre moral, il y a place pour la mme autonomie et il n'y a place pour aucune autre (ducation morale, p. 130-132). Mais il faut aller jusqu'au bout de l'analyse durkheimienne del'autonomie de la raison telle qu'il la dfinit pour comprendre qu'elle ne rend l'individu comme telaucun rle spcifique. C'est ce qui rsultera de maintes dclarations faciles recueillir dans la clbrecommunication sur la dtermination du fait moral (reproduite dans Sociologie et philosophie, p. 95sq.) - Dans le rgne moral comme dans les autres rgnes de la nature, y lit-on, la raison de l'individun'a pas de privilge en tant que raison de l'individu. La seule raison pour laquelle vous puissiezlgitimement revendiquer, l comme ailleurs, le droit d'intervenir et de s'lever au-dessus de la ralitmorale historique en vue de la rformer, ce n'est pas nia raison ni la vtre, c'est la raisonimpersonnelle qui ne se ralise vraiment que dans la science... Cette intervention de la science a poureffet de substituer l'idal collectif d'aujourd'hui non pas un idal individuel, mais un idal galementcollectif et qui exprime non une personnalit particulire, mais la collectivit mieux comprise.

    La prise de position, on le voit, ne saurait tre plus nette et plus catgorique. Et pour que l'on nerisque pas de s'y tromper, l'auteur ajoute encore, se portant vraiment aux extrmits : Dira-t-on quecette plus haute conscience d'elle-mme la socit n'y parvient vraiment que dans et par un espritindividuel ? Nullement, car cette plus haute conscience de soi la socit n'y parvient que par lascience ; et la science n'est pas la chose d'un individu, c'est une chose sociale, impersonnelle aupremier chef. Et enfin : Si l'on entend que la raison possde en elle-mme l'tat immanent unidal moral qui serait le vritable idal moral et qu'elle pourrait et devrait opposer celui que poursuitla socit chaque moment de l'histoire, je dis que cet apriorisme est une affirmation arbitraire quetous les faits contredisent.

    Une telle condamnation que nous avons dite et qui est en effet si nette et si catgorique de touteinitiative vraiment individuelle et une telle limitation, beaucoup plus stocienne que kantienne, del'autonomie de la raison, une fois reconnue et admise dans son rle, sont-elles cependant, dans leurnettet, exemptes d'ambigut et de grave ambigut ? On ne peut pas le penser. Il y a d'abord cetteassimilation qui est plus apparente sans doute que vritable entre ce qui est appel ici la raisonhumaine impersonnelle qui ne se ralise vraiment que dans la science et la science chose non d'unindividu mais chose sociale, impersonnelle au premier chef , assimilation qui veut nous faireentendre videmment que la science et la raison dont elle est l'uvre ne sont impersonnelles, et parconsquent objectives, que parce qu'elles sont collectives, qu'elles sont choses sociales. Essertier1,dans son livre sur les Formes infrieures de l'explication, n'avait-il pas dj justement dnonc cetteconfusion du collectif et de l'impersonnel en fait de science et en fait de raison ? La penseimpersonnelle, crivait-il, est tour tour la pense qui n'est celle d'aucun individu en particulier et la

    1 Note de lditeur, JMT : Il ny a pas derreur ici. Il sagit bien dEssertier.

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    pense objective ou vraie qui s'oppose la pense subjective. De l une triple quation dans laquellepeut tenir tout le systme : la pense impersonnelle est la pense vraie, mais elle est aussi la pensecollective. La pense collective a donc bien cr la pense vraie. En fait, ce qui vient s'exprimer dansl'impersonnalit de la pense vraie, c'est la personnalit tout entire. Elle ne reprsente rien moins que

    la victoire de l'individu sur sa propre subjectivit. Or celle-ci est prcisment compose avant tout dereprsentations collectives. En rsum, l'impersonnalit implique dans la vrit suppose chez celuiqui l'a dcouverte ou qui l'nonce en toute connaissance de cause le plus haut dveloppement de lapersonnalit et l'affranchissement le plus complet l'gard des manires collectives de penser... pourfaire place l'objet, c'est--dire l'impersonnel.

    Critique juste. Car si l'impersonnalit qui est en effet marque et critre d'objectivit a bien sonrle dans la science, ce rle n'est pas celui de dcouvrir l'explication mais d'en sanctionnerl'exactitude par l'adhsion collective qui lui est ou non accorde de la part de la communaut savante.La dcouverte de l'explication appartient bien par contre tel ou tel savant - les inventionssimultanes n'tant pas tout de mme le fait courant. On ne saurait donc, sous le fallacieux prtexte dela sanction collective de l'objectivit, congdier le savant de la science, au bnfice de la socit. Enoutre, si la science est collective, en effet, et impersonnelle, c'est, plus encore que par l'adhsioncollective qui sert de sanction la dcouverte individuelle, par l'accumulation des dcouvertesindividuelles offertes la vrification commune. La science certes n'est pas, Durkheim a raison de lenoter, la chose d'un individu. Mais qu'elle soit la chose de plusieurs n'implique pas qu'elle soit nonindividuelle et donc chose sociale opposer l'individu. Enfin le dernier argument suivant lequelrevendiquer le rle d'une raison purement individuelle dans l'explication reviendrait faire de cetteraison une sorte de monade qui contiendrait d'emble en elle-mme le tout de l'explication ou del'idal proposs voit trop facilement se retourner contre lui le reproche d'arbitraire qu'il brandit.Bachelard n'a-t-il pas suffisamment montr que la science n'est pas toute faite dans la raison et quel'activit rationaliste n'est fconde que si elle est corps corps et dialogue perptuel avec l'exprience.Dialogue institu par son initiateur individuel qui est en attente et non en opposition l'gard de lacollectivit de ceux qui le rpteront pour le vrifier ou le rectifier. Pourquoi l o justement lavrification est de rgle opposerait-on le danger de subjectivit la raison individuelle etprivilgierait-on la raison collective, soi-disant seule scientifique, comme si cette raison collectiveelle-mme tait tout fait l'abri des perversions subjectives, et comme, si la raison individuellequand, comme le plus souvent, c'est elle qui cre ou invente, tait par contre ncessairement suspected'arbitraire subjectivit ?

    Il n'en reste pas moins qu'une rigueur tend en entraner une autre. C'est ainsi que la premirerigueur mthodologique renforce par notre premier thme de la science nous a paru entraner, avec lacondamnation du finalisme et du psychisme, le monopole du critre de la normalit, qu'ensuite uneseconde rigueur, issue de la premire, a confr monopole l'explication par les seules causessociales, l'exclusion de toute cause individuelle. Et voici maintenant qu'une troisime rigueur, sontour issue de la seconde, va venir jeter, ou du moins sembler jeter sur l'explication historique undiscrdit analogue celui qui a frapp l'explication individuelle. Il y a l un glissement d'autant pluscurieux observer que, d'ailleurs, il n'est pas sans retour et que, d'autre part, il montre le danger d'unexcs de logique. C'est ce que fait apparatre l'analyse de ce milieu interne qui demeure le seul terraino l'explication par faits sociaux puisse tre cherche, une fois le facteur individuel cart, commenous voyons qu'il vient de l'tre.

    Tel qu'il est en effet dfini, ce milieu interne ne devra comprendre, l'exclusion de tout facteurindividuel, que des facteurs morphologiques de structure, tenant la faon dont sont attaches au solou groupes entre elles les parties constituantes de la socit. Bref, ce qui entre en jeu ici pour

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    expliquer les processus sociaux, ce sont, pour la socit considre, ses prsentes conditionsd'existence et ses forces motrices actuellementagissantes, c'est--dire, suivant notre auteur, le volumeet la densit dmographiques, quoi il faut ajouter, chaque moment toujours, l'influence dessocits voisines. Ces causalits d'ailleurs sont observer plus d'un niveau, car il n'y a pas qu'un

    seul milieu social considrer, mais tous ceux, familial et autres, qui existent l'intrieur de la sociten cause.

    Cette conception du milieu social comme facteur dterminant de l'volution collective est, dclarenotre auteur, de la plus haute importance. Car, si on la rejette, la sociologie est dans l'impossibilitd'tablir aucun rapport de causalit. En effet cet ordre de causes cart, il n'y a pas de conditionsconcomitantes dont puissent dpendre les phnomnes sociaux . Et l'on voit comment l'accent ainsimis sur la concomitance, laquelle seule la causalit se trouve attache, exclut la succession, doncl'explication historique, comment le monopole de ce que Durkheim appelle les circumfusa aboutit,dans les Rgles du moins, la disqualification des praeterita. Mais pourquoi cette condamnation dontl'auteur sera le premier, dans ses propres recherches, ne pas tenir compte ? Nous avons parl d'unexcs de logique qui enchane une rigueur l'autre. Il faut ajouter une sorte de terreur de laphilosophie de l'histoire et qui, parce qu'il a vu une telle philosophie perdre Auguste Comte, l'amne bannir en mme temps qu'elle l'histoire proprement dite. Il faudrait ignorer l'uvre entire deDurkheim pour prendre la lettre cette dclaration (Rgles, 2e d., p. 116-117) qui exprime ce quenous venons de commenter : On comprend bien que les progrs raliss une poque dterminerendent possibles de nouveaux progrs. Mais en quoi les prdterminent-ils ? Il faudrait alorsadmettre une tendance interne qui pousse sans cesse l'humanit dpasser les rsultats acquis... etl'objet de la sociologie serait de retrouver l'ordre selon lequel s'est dveloppe cette tendance. Maissans revenir sur les difficults qu'implique une pareille hypothse, en tout cas la loi qui exprime cedveloppement ne saurait avoir rien de causal. Que par l se trouvent vises la pseudo-loid'volution de Spencer ou la loi des trois tats de Comte, soit. Mais par quel glissement, aprs avoirexorcis, dans les lignes qui suivent, la facult motrice que nous imaginons sous le mouvement ,Durkheim peut-il noncer sans rserve ce principe : L'tat antcdent ne produit pas le consquent,mais le rapport entre eux est exclusivement chronologique. Que penser donc entre mille autresexemples possibles de la crise conomique de 1929 ? Faut-il croire qu'ouvrir les yeux sur lesconditions concomitantes oblige les fermer sur les conditions antcdentes, comme si la ncessairesolidarit horizontale des conditions d'existence du moment prsent devait se dtacher de la solidaritverticale qui les lie l'quilibre prcdent, comme si la fonction ne devait rien la gense.

    Pris la lettre, tout le passage que nous visons ferait croire qu'on ne puisse rechercher de causesdans l'histoire sans les admettre toutes enchanes sous l'unique rigueur d'une seule loi qui lesdterminerait toutes : Si, lisons-nous, les principales causes des vnements sociaux taient toutes -(mais qui dit : toutes !) - dans le pass, chaque peuple ne serait plus que le prolongement de celui quil'a prcd, et les diffrentes socits perdraient leur individualit pour ne plus devenir que lesmoments divers d'un seul et mme dveloppement. - N'est-ce pas tout au contraire de la variabilithistorique des conditions d'existence que dpend justement l'individualit en question ? Si l'histoiren'est pas tout, cela ne signifie pas qu'elle ne soit rien.

    C'est d'ailleurs Durkheim lui-mme que nous demandons sur ce point de rectifier Durkheim.Que lisons-nous en effet aux premires lignes de la premire leon du cours indit ici publi ? Ceci : La physique des murs et du droit a pour objet l'tude des faits moraux et juridiques. Ces faitsconsistent en des rgles de conduite sanctionnes. Le problme que se pose la science est derechercher : 1 Comment ces rgles se sont constitues historiquement, c'est--dire quelles sont lescauses qui les ont suscites et les fins utiles qu'elles remplissent. 2 La manire dont elles

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    fonctionnent dans la socit, c'est--dire dont elles sont appliques par les individus. - Mais quoiquedistinctes, les deux sortes de questions sont troitement solidaires. Les causes d'o est rsultl'tablissement de la rgle et les causes qui font qu'elle rgne sur un plus ou moins grand nombre deconsciences, sans tre identiquement les mmes, sont pourtant de nature se contrler et s'clairer

    mutuellement. Que s'est-il pass pour qu'il apparaisse ainsi possible de demander Durkheim lui-mme le

    moyen de rfuter ou du moins de rectifier Durkheim ? Qu'il a sans doute t victime del'intransigeante rigueur d'un raisonnement qui s'est plus souci d'exclure les doctrines qu'il repoussaitque de suivre le rel qu'il voulait expliquer. D'o ce que nous avons appel plus haut une chane derigueurs qui s'engendrent et dont il faut ajouter qu'elle se double d'une srie d'assimilations etd'oppositions trop rapidement polmiques : opposition de l'objectif et du subjectif, laquelle n'estqu'une autre forme de l'opposition du mcanisme au finalisme, ou encore du scientifique au mystique.D'o exclusion de l'individuel comme s'il ne pouvait que se confondre toujours avec le subjectif pur,rebelle toute dtermination. D'o naturellement ensuite opposition d'un tel individuel ainsi entenduet exclu, ce milieu social seul privilgi. -Assimilation ensuite de milieu ambiance, puisd'ambiance concomitance et de concomitance prsent, pour aboutir enfin, par opposition ceprsent, au congdiement, presque par prtrition, du pass vu sous la forme non pas de simplesuccession si naturellement complmentaire de la concomitance, mais sous la forme d'une totalit soi-disant oriente par une loi unique. Et voil coin_ ment en fin de compte le recours l'histoire, pourcontribuer l'explication, se trouve condamn pour des raisons qui ne valent que contre laphilosophie de l'histoire, et on oserait presque dire, dans un mouvement d'humeur qui exaspre lalogique, mais n'est pas tel cependant qu'il ne puisse, tout chaud, avoir ses retours. Ne s'accompagne-t-il pas en effet de cette dclaration d'un esprit si contraire : La cause dterminante d'un fait socialdoit tre cherche parmi les faits sociaux antcdents (c'est nous qui soulignons), et non parmi lestats de la conscience individuelle (Rgles, 2e d., p. 109).

    Sous le bnfice de ce principe, qui rtablit le ncessaire quilibre entre l'explication par le milieuet la fonction et l'explication par l'histoire, rien n'empche d'admettre, avec cependant en outre unsous-entendu de finalit que notre auteur refuserait, mais qui parat ici indispensable, ce prcepte demthode proprement sociologique : La convenance et la disconvenance des institutions ne peuvents'tablir que par rapport un milieu donn , et, comme les milieux sont divers, il y a une diversitde types qualitativement distincts les uns des autres qui sont tous galement fonds dans la nature desmilieux sociaux (Rgles, 2e d., p. 118-119).

    Ne nous dissimulons pas cependant qu'on a reproch Durkheim de s'tre bientt dtach del'analyse mthodique des types divers de milieux et de murs, de la constitution, par consquent,d'une typologie proprement exprimentale des groupes et de la correspondance de leurs institutions leurs structures particulires, pour se faire le mtaphysicien, en quelque sorte, de la sociologie. Ilserait pass - signe non quivoque - du pluriel des socits et des reprsentations collectives ausingulier de la Socit et de la conscience collective. Certes il n'est pas douteux, comme je l'ai critailleurs et comme j'aurai l'occasion de le rpter un peu plus loin, que la conscience collective s'esttrouve peu peu aurole et comme personnifie, qu'elle a pour ainsi dire pris de la hauteur pourassumer le rle de plus en plus net de vritable foyer d'idal. Il n'est pas douteux non plus queDurkheim a vu dans la sociologie plus qu'une science des socits, qu'il a pens que la sociologie separachevait en philosophie, en philosophie toutefois positivement fonde. Mais s'il a pu trop esprerde la conscience collective, trop magnifier et mme diviniser la socit, ces ambitions, peut-tre cesillusions qui l'apparentaient au Comte doctrinaire qui lui a parfois trop cach et trop fait mconnatrel'autre, ne lui ont jamais lui-mme fait msestimer ou dlaisser l'tude minutieuse des socits et des

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    institutions dans la pluralit variable de leurs formes et dans les diverses modalits de leur tre, et deleur fonction et de leur fonctionnement. Il n'a cess de proclamer que la Morale qu'il voulaitsolidement tablir exigeait de multiples enqutes pralables sur les groupes divers, et sur la vie et lerle de ces groupes de toutes sortes qui peuvent exister au sein des socits et y conditionner la

    mentalit et la moralit des individus.De cette diversit pose par la nature et dveloppe par l'histoire, les prsentes leons de physique

    des murs vont justement partir et faire tat, pour dterminer les conduites morales en fonction destypes multiples de socits ou d'institutions quoi elles correspondent.

    Du cours sur la moralit professionnelle, on constatera qu'il n'est pas moins intressant au pointde vue mthode qu'au point de vue doctrine.

    Au point de vue mthode, nous y voyons l'analyse de la fonction du groupement professionnel nepas exclure, mais appeler au contraire, ct de l'tude du milieu considr avec ses conditionsprsentes d'existence (circumfusa), celle de la gense demande l'histoire (praeterita) et l'ethnographie. Nous y voyons la statistique rvler le fonctionnement. Nous sentons enfin, et surtoutpeut-tre, le souci qu'a l'auteur de tirer de l'exprience et de l'histoire des leons pour l'organisation duprsent. La morale professionnelle se trouve ainsi lie la nature mme du groupement social - lacorporation - au sein duquel elle rgle le comportement des individus.

    Le problme est donc de rechercher ce que doivent tre les corporations pour qu'elles soient enharmonie avec les conditions actuelles de l'existence. Il est clair, rpond notre auteur, qu'il nesaurait tre question de les restaurer telles qu'elles taient autrefois. Si elles sont mortes, c'est quetelles qu'elles taient elles ne pouvaient plus vivre. Mais quelles formes sont-elles appeles prendre? Le problme n'est point facile.

    Pour le rsoudre d'une manire un peu mthodique et objective il faudrait avoir dtermin dequelle manire le rgime corporatif a volu dans le pass, quelles sont les conditions qui ontdtermin cette volution. On pourrait alors prjuger avec quelque certitude ce qu'il doit devenir,tant donn les conditions actuelles dans lesquelles se trouvent places nos socits.

    Il y a donc distinguer dans les institutions - corporations ou autres - des constantes et desvariables, les premires correspondant leur rle permanent, pour celles des institutions quiapparaissent comme constitutives de toute structure sociale, les secondes aux formes d'adaptationqu'impose le changement de temps et de milieu. Est-il utile de rappeler, en vue d'une justeapprciation, que tout ce que Durkheim a crit sur le sujet est trs antrieur aux diverses expriencescontemporaines de corporatisme et de no-corporatisme. Ces expriences d'ailleurs, pour aberrantesqu'elles aient pu tre dans leur dsir d'accaparer, et pour cela de subordonner et de dformer lecorporatisme, n'ont nullement fait la preuve que le rle propre de celui-ci puisse disparatre.L'existence de groupements plus troits et spcialiss apparat toujours normale et ncessaire toutesocit politique pour y administrer des intrts et y imposer des rgles professionnelles et moralesauxquelles le pouvoir central ne peut prsider que de trop haut ou sans toute la comptencencessaire. N'est-il pas significatif cet gard de voir le droit public s'mietter sous tant de formes etdlguer une partie de son pouvoir, mme s'il doit garder son arbitre souverain ?

    Si du point de vue de la mthode nous passons, comme nous venons dj de le faireinsensiblement, celui de la doctrine, le cours en question nous fait apercevoir en gros ceci. L'intrts'y attache la vie conomique pour une double raison : on y aperoit de toutes parts le profil de cette

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    division du travail o l'auteur voit, bien plus encore qu'un phnomne conomique, un phnomneproprement social, rsultat ncessaire de causes sociales (variations du volume et de la densit desgroupements). On y constate d'autre part que le progrs cependant continu de la division du travail nes'est pas accompagn de son corrlatif normal d'intgration et de rglementation. Le groupement

    professionnel apparat ainsi comme un indispensable ferment de solidarit mais qui n'a pas russi sedonner tout l'tre qui lui serait ncessaire pour jouer son rle propre. Et par l enfin l'on rejoint l'undes thmes philosophiques majeurs de l'auteur : la ncessit pour l'individu qui n'est ce qu'il est quedans et par la socit de n'tre priv, s'il veut chapper la ruineuse anarchie, d'aucun desencadrements, des soutiens que peuvent lui offrir les divers groupes ou sous-groupes sociaux. Ayantrejoint ce thme majeur, on retrouve en mme temps l'ide matresse du livre sur le suicide et desleons sur le respect de la personne. Organisez, organisez et en organisant vous moraliserez. Par lDurkheim rejoint, quoiqu'il l'ait plus d'une fois durement critiqu, cet Auguste Comte auquel nousavons commenc par le rattacher. Mais pour Durkheim le dveloppement des organismesprofessionnels comportait aussi de directes applications politiques dans le domaine la fois nationalet international. Celles-ci donnaient lieu de sa part de singulires anticipations et sans doute aussi certaines illusions. Mais rptons que ce cours ne serait pas aujourd'hui ce qu'il fut il y a un demi-sicle. S'il est donc lgitime de retenir les premires, il serait moins juste de lui reprocher lessecondes.

    Quoi qu'il en soit, la seconde dition de la Division du travail social contenant l'importanteintroduction que l'on sait consacre prcisment aux groupements professionnels, c'est aux autresleons rassembles dans le prsent volume que s'attachera le plus vif intrt. Sans avoir l'inutileprtention de les rsumer, et, par l, sembler vouloir dispenser de les lire, signalons l'importance decelles, d'ailleurs les plus nombreuses, consacres la morale civique, et, en vue d'tablir celle-ci, l'analyse de la nature de la socit politique et de l'tat. Nous touchons avec elles la partie la plussuggestive et la moins attendue du livre. On ne s'tonnera pas d'y voir l'tat rattach tout d'abord, etcomme par provision, la notion de pouvoir constitu et d'amnagement juridique du groupe. Maiscomme il est l'organe minent de la socit politique, c'est celle-ci que d'abord il s'agit de dfinir.L'auteur, on s'en doute, ne la dfinira pas partir de la socit domestique, de la famille, o il refusede voir son origine. Pas davantage en fonction de sa fixation au sol, puisqu'il y a des socitsnomades, ou mme par l'importance numrique, cependant considrer, de sa population. Mais par lefait que la socit politique intgre en elle des groupes secondaires de nature diffrente, groupes quilui sont plus utiles que nuisibles, s'il est vrai qu'ils la constituent et sans qu'elle-mme puisse jamaisdevenir, son tour, groupe secondaire. C'est au sein du seul fdralisme que les socits politiquespeuvent prsenter, concurremment avec leur aspect primaire fondamental, un aspect secondaire quireflte la part d'elles-mmes fdre, c'est--dire dpouille de souverainet. Hors de l, si jecomprends bien, la socit est dite politique quand elle se prsente - pour parier un langage nondurkheimien - sous figure d'un englobant souverain. Sans doute voquera-t-on contre cette dfinition,qui reflte bien la pense de l'auteur, mais en rvlerait en mme temps la contradiction, la fameusesocit segmentaire simple que le dangereux chapitre des Rgles que nous avons dj vise prtenddonner comme source de toute composition politique et base de classification des diverses espces desocits. Mais il est juste de rappeler que la chose est prsente surtout comme hypothse ; ce quiinvite, semble-t-il, voir dans cette soi-disant socit politique simple une sorte de limite dans lesens, si l'on veut, o Bergson prsente sa perception pure comme une limite jamais atteinte o serejoindraient conscience et matrialit. Ici de mme nous partirions pour dfinir l'essence de la socitpolitique, de l'englobant qui serait comme la diffrentielle du synoecisme politique. Cettecomparaison devant cependant tre affecte de cette rserve qu'il n'y a pas surgissement successif,mais simultan, des parties non politiques englobes et de l'englobant politique.

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    C'est d'un tel groupe complexe que l'tat est donc l'organe, mais pourvu lui-mme d'organessecondaires d'excution, et de telle sorte que ce n'est pas, comme l'on peut tre tent de le croire,l'excutif qu'il faut voir d'abord et essentiellement en lui. Au vrai ce n'est pas cela qu'il est, mme pasorgane au sens strictement juridique, mais plutt reprsentant brain-trust collectif, dirions-nous

    aujourd'hui, dont la fonction propre, avec psychologie et autonomie y attaches, consiste, selon laformule de notre auteur, laborer certaines reprsentations qui valent pour la collectivit , et bienentendu aussi grer, aux nom et place de celle-ci, ses intrts communs. L'tat serait doncdirectement dlibratif, et indirectement seulement, et par procuration donne son administration,excutif. S'ensuit-il une sorte de dirigisme universel de la pense et du comportement o les quelques-uns, trs peu nombreux, composant la petite collectivit suigeneris - car c'en est une - ayant nomtat, penseraient et voudraient pour tous ? Non, s'il est vrai, comme le pense l'auteur, que les droitsinns de l'individu que l'on serait tent d'opposer ce petit Leviathan sont non pas inns, mais aucontraire confrs audit individu par ledit tat, dans l'exacte mesure o le progrs naturel de la viesociale, qui va de l'htronomie l'autonomie, dessine plus nettement, sur fond social, le profildistinct de l'individu. Celui-ci tire alors de son habitude d'obir l'aptitude commander et se fairereconnatre comme individu et souverain et devenir le modeleur de cette socit qui l'a d'abordmodel.

    Ne laissons pas croire cependant que Durkheim nous suivrait jusqu' ce point d'autonomieindividuelle o nous aimerions l'entraner. On lira dans le prsent cours cette trs nette dclaration quisuffisait le retenir : En mme temps que la socit alimente et enrichit la nature individuelle, elletend invitablement se l'assujettir. Prcisment parce que le groupe est une force morale ce pointsuprieure celle des parties, le premier tend ncessairement se subordonner les secondes. Ajoutons bien vite qu'il nous est dit heureusement et presque en mme temps : quand la socits'tend, son treinte se desserre. ce moment la socit politique devient tutlaire parce que sontreinte porte moins directement sur les individus que sur les groupes secondaires qu'il lui faut d'unepart quilibrer et contre lesquels d'autre part il est la fois de son devoir et de son intrt de dfendreles individus. Si ceux-ci, menacs par l'treinte plus proche et donc plus serre des petits groupes, setrouvaient asservis par eux, ces groupes, forts de cet asservissement, risqueraient de retournerdangereusement contre le pouvoir politique de l' tat-englobant leur fodalisme exaspr. Lesvassaux devenant ainsi les matres, la socit politique se dtruirait elle-mme. C'est de son instinctde conservation que la mobilit et la libert de l'individu sont le fruit. Il y a l comme une mcaniquede contrepoids qui rappelle ce Montesquieu auquel l'on sait que Durkheim a consacr sa thse latine.

    C'est dire que nous ne sommes pas en prsence d'une mystique de l'tat, et que si celui-ci, commele prvoit l'auteur, se trouve amen tendre toujours ses attributions, c'est que la vie sociale nesaurait se compliquer et se diversifier sans dvelopper sa rglementation, mais une rglementationqui, pour les mmes raisons que nous venons d'analyser propos des rapports de l'tat avec ses sous-groupes, protge beaucoup plus l'individu qu'elle ne l'entrave. Notre auteur le rpte plus d'unereprise : ce qui est la base du droit individuel ce n'est pas la notion d'individu tel qu'il est, mais c'estla manire dont la socit le conoit, l'estimation qu'elle en fait; et, jugeant cette estimation toujoursplus leve, il est si loin de voir dans l'tat une menace pour l'individu qu'il lui assigne au contrairecomme rle, appeler progressivement l'individu l'existence morale , et qu'il relve, au milieu decroyances religieuses ou morales qui lui semblent s'affaiblir, le culte au contraire montant de lapersonne humaine.

    Cette monte de la personne, mergeant de l'indivision des communauts primitives pour se faireprogressivement reconnatre et honorer, est galement l'ide matresse qui axe les leons consacres la proprit et au contrat. Il est maintenant facile de s'en faire une rapide ide. Comment d'abord la

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    hausser cette socit tutlaire trs au-dessus du niveau moyen du psychisme et de la moralit et de lagnialit de la masse des individus.

    On sait ce que l'on lit dans le Suicide (p. 359-360). C'estune erreur fondamentale de confondre,

    comme on l'a fait tant de fois, le type collectif d'une socit avec le type moyen des individus qui lacomposent. L'homme moyen est d'une trs mdiocre moralit. Seules les maximes les plusessentielles de l'thique sont graves en lui avec quelque force ; et encore sont-elles loin d'y avoir laprcision et l'autorit qu'elles ont dans le type collectif, c'est--dire dans l'ensemble de la socit.Cette confusion que Qutelet a prcisment commise fait de la gense de la morale un problmeincomprhensible. Car puisque l'individu est en gnral d'une telle mdiocrit, comment une moralea-t-elle pu se constituer qui le dpasse ce point si elle n'exprime que la moyenne des tempramentsindividuels ? Le plus ne saurait sortir du moins. Face cette insuffisante moyenne, la morale nousest prsente comme un systme d'tats collectifs . Dans l'ducation morale nous trouvons lamme note, mais plus accuse encore dans le sens idaliste (p. 140) : La socit dont nous avonsfait l'objectif de la conduite morale dpasse infiniment le niveau des intrts individuels. Ce que nousdevons surtout aimer en elle, ce n'est pas son corps, mais son me. Et ce qu'on appelle l'me d'unesocit qu'est-ce autre chose qu'un ensemble d'ides que l'individu isol n'aurait jamais pu concevoir,qui dbordent sa mentalit, et qui ne se sont formes et ne vivent que par le concours d'une pluralitd'individus associs. D'ouvrage en ouvrage la socit gagne des titres de noblesse. La voici telle quenous la prsente la clbre communication surles jugements de valeur : La socit, en mme tempsqu'elle est la lgislatrice laquelle nous devons le respect, est la cratrice et le dpositaire de tous cesbiens de la civilisation auxquels nous sommes attachs de toutes les forces de notre me. Et enfin lepoint culminant du mme texte : C'est la socit qui le pousse (l'individu) ou l'oblige se hausserau-dessus de lui-mme... Elle ne peut pas se constituer sans crer de l'idal.

    Si du point culminant nous redescendons au point de dpart, nous ne pouvons que constater qu'ilse trouve dans cette observation difficilement contestable : le fait mme de l'agrgation d'individus ensocit, avec toutes les structurations et, en regard, toutes les interactions mentales et comportementsrciproques qu'il implique ncessairement, fait surgir tout un systme de reprsentations, desymboles, d'changes et d'obligations tranger l'isolement individuel. Riche d'un pareil appoint,comment la socit et-elle pris moindre figure que celle d'une conscience collective o notre auteur,toujours en mme scientifique mfiance de toute subjectivit individuelle, se trouve ainsinaturellement situer la source de l'idal et le fondement de toute rgulation. Le caractre collectif decette conscience ne la maintient-elle pas dans le cadre de l'objectif, et son caractre synthtique ne luiassure-t-il pas, avec la spcificit ncessaire, le pouvoir crateur cherch ? Si oui, socialiser c'esthumaniser et sans faire tort la science.

    Mais si tout l'humain ne se logeait dcidment pas dans la conscience collective ? Mais si unepart de cet humain ne surgissait au contraire qu'en demeure individuelle, aprs l'individu bien entendudessin sur fond social o peut-tre, en effet, seulement il peut natre, mais o rien ne l'empched'acqurir son tour vertu de synthse, d'invention, de signification et d'obligation ? Peut-tre alorsun tel individu ne se contenterait-il plus, pour la personne, ainsi promue en lui, d'un gnie dlgu eto ce n'est pas sa propre image qu'il pourrait contempler ? Peut-tre estimerait-il, reflet mu enlumire, et une fois nou en lui le faisceau - synthse aussi - d'une vraie conscience individuelle,qu'une telle conscience sienne devrait tre appele source, non pas source unique, mais l'une des deuxsources du devenir humain, et demanderait-il entrer au mme titre que la socit dans le systmed'explication sociologique, s'il est vrai qu'en face de lindividu ainsi prsent l'on ait le droit de direque de l'individuel aussi il peut y avoir science.

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    Science comprhensive parce que explicative et non comprhensive par dfaillance del'explicative. La comprhension en effet ne saurait tre victorieusement oppose l'explication que sicelle-ci se confondait purement et simplement avec l'observation. Or, l'explication diffre, aucontraire, de l'observation par l'hypothse qu'elle lui propose et par la signification que,

    comprhensive son tour, elle lui impose. Et si, au terme de la rduction intelligible, la causalitdcidment rsiste l'identit, et qu'un rsidu, divers irrductible ou devenir irrversible, se dgage,qui pensera qu'en face d'un tel ventuel rsidu une comprhension, ft-elle clairvoyance pathique que l'on voudrait substituer l'explication, ait vraiment mieux dire que l'explication elle-mme ou,en tout cas, ait seule droit parler? C'est, au contraire, l'explication qui, pour avoir pouss l'analysepresque ses limites, pourra valablement parler d'originalit individuelle et, sans peur ni reproche,l'assigner comme cause. Explication et comprhension n'ont ni tre opposes ni tre renvoyes dos dos. Elles sont surs et ncessairement surs amies.

    Georges DAVY (1950).

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    PREMIRE LEON

    LA MORALEPROFESSIONNELLE

    .

    La physique des murs et du droit a pour objet l'tude des faits moraux et juridiques. Ces faitsconsistent en des rgles de conduite sanctionne. Le problme que se pose la science est derechercher :

    1 Comment ces rgles se sont constitues historiquement, c'est--dire quelles sont les causes quiles ont suscites et les fins utiles qu'elles remplissent.

    2 La manire dont elles fonctionnent dans la socit, c'est--dire dont elles sont appliques parles individus.

    Autre chose est, en effet, de se demander comment s'est forme notre notion actuelle de laproprit, et d'o vient, par suite, que le vol dans les conditions fixes par la loi est un crime ; autrechose est de dterminer quelles sont les conditions qui font que la rgle protectrice du droit deproprit est plus ou moins bien observe, c'est--dire, comment il se fait que les socits ont plus oumoins de voleurs. Mais, quoique distinctes, les deux sortes de questions ne sauraient tre spares

    dans l'tude ; car elles sont troitement solidaires. Les causes d'o est rsult l'tablissement de largle, et les causes qui font qu'elle rgne sur un plus ou moins grand nombre de consciences, sans treidentiquement les mmes, sont pourtant de nature se contrler et s'clairer mutuellement. Leproblme de la gense et le problme du fonctionnement ressortissent donc un ordre de recherches.C'est pourquoi les instruments de la mthode qu'emploie la physique des murs et du droit sont dedeux sortes : d'une part, il y a l'histoire et l'ethnographie compares qui nous font assister la gensede la rgle, qui nous en montrent les lments composants dissocis puis se surajoutant progressive-ment les uns aux autres ; en second lieu, il y a la statistique compare qui permet de mesurer le degrd'autorit relative dont cette rgle est investie auprs des consciences individuelles, et de dcouvrir les

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    causes en fonction desquelles varie cette autorit. Sans doute, nous ne sommes pas actuellement entat de traiter chaque problme moral l'un et l'autre point de vue, car, trs souvent, lesrenseignements statistiques nous font dfaut. Mais il n'est pas sans importance de remarquer qu'unescience complte doit se poser les deux questions.

    L'objet de la recherche ainsi dfini, les divisions de la science taient par cela mme dtermines.Les faits moraux et juridiques - nous dirons plus brivement les faits moraux tout court -, consistenten des rgles de conduite sanctionnes. La sanction est donc la caractristique gnrale de tous lesfaits de ce genre. Nul autre fait d'ordre humain ne prsente cette particularit. Car la sanction, telleque nous l'avons dfinie, n'est pas simplement toute consquence engendre spontanment par un acteque l'homme accomplit, comme quand on dit, par un emploi abusif du mot, que l'intemprance a poursanction la maladie, ou la paresse du candidat l'chec l'examen. La sanction est bien uneconsquence de l'acte, mais une consquence qui rsulte, non de l'acte pris en lui-mme, mais de cequ'il est conforme ou non une rgle de conduite prtablie. Le vol est puni et cette peine est unesanction. Mais elle ne vient pas de ce que le vol consiste en telles et telles oprations matrielles ; laraction rpressive qui sanctionne le droit de proprit est due tout entire ce que le vol, c'est--direl'attentat contre la proprit d'autrui, est dfendu. Le vol n'est puni que parce qu'il est prohib.Supposez une socit qui ait de la proprit une ide diffrente de celle que nous en avons, et bien desactes qui sont aujourd'hui considrs comme des vols et punis comme tels, perdront ce caractre etcesseront d'tre rprims. La sanction ne tient donc pas la nature intrinsque de l'acte puisqu'ellepeut disparatre, l'acte restant ce qu'il tait. Elle dpend tout entire du rapport que soutient cet acteavec une rgle qui le permet ou qui le prohibe. Et voil pourquoi c'est par elle que se dfinissenttoutes les rgles du droit et de la morale.

    Cela tant, la sanction, tant l'lment essentiel de toute rgle morale quelle qu'elle soit, devaitnaturellement constituer le premier objet de notre recherche. C'est pourquoi la premire partie de cecours a t consacre une thorie des sanctions. Nous avons distingu les diffrentes sortes de sanc-tions : pnales, morales, civiles - cherch leur souche commune et comment, partir de cette souche,elles avaient t dtermines se diffrencier. Cette tude des sanctions a t faite indpendammentde toute considration relative aux rgles elles-mmes. Mais aprs avoir ainsi isol leur caractris-tique commune, il nous fallait arriver aux rgles elles-mmes. C'est l ce qui constitue la partieessentielle et centrale de la science.

    Passons aux rgles, il en est de deux sortes. Les unes s'appliquent tous les hommes indistinc-tement. Ce sont celles qui sont relatives l'homme en gnral, considr soit chez chacun de nous,soit chez autrui. Toutes celles qui nous prescrivent la manire dont il faut respecter ou dvelopperl'humanit, soit en nous, soit chez nos semblables, valent galement pour tout ce qui est hommeindistinctement. Ces rgles de morale universelle se rpartissent en deux groupes : celles quiconcernent les rapports de chacun de nous avec soi-mme, c'est--dire celles qui constituent la moraledite individuelle, celles qui concernent les rapports que nous soutenons avec les autres hommes,abstraction faite de tout groupement particulier. Les devoirs que nous prescrivent les unes et les autrestiennent uniquement notre qualit d'homme ou la qualit d'hommes de ceux avec lesquels nousnous trouvons en relation. Ils ne sauraient donc, au regard d'une mme conscience morale, varier d'unsujet l'autre. Nous avons tudi le premier de ces deux groupes de rgles, et l'tude du secondconstituera la dernire partie du cours. Il ne faut pas d'ailleurs trop s'tonner que ces deux parties de lamorale, qui, par certains cts sont si troitement parentes, soient ce point spares dans notre tudeet situes aux deux extrmits de la science. Cette classification n'est pas sans raison. Les rgles de lamorale individuelle ont en effet pour fonction de fixer dans la conscience de l'individu les assisesfondamentales et gnrales de toute la morale ; c'est sur ces assises que tout le reste repose. Au

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    Durkheim (mile), Leons de sociologie (1890-1900) 27

    contraire, les rgles qui dterminent les devoirs que les hommes ont les uns envers les autres par celaseul qu'ils sont hommes, sont la partie culminante de l'thique. C'en est le point le plus lev. C'est lasublimation du reste. L'ordre de la recherche n'est donc pas artificiel ; il correspond bien l'ordre deschoses.

    Mais entre ces deux points extrmes s'intercalent des devoirs d'une autre nature. Ils tiennent non notre qualit gnrale d'hommes, mais des qualits particulires que tous les hommes ne prsententpas. Dj, Aristote remarquait que, dans une certaine mesure, la morale varie avec les agents qui lapratiquent. La morale de l'homme, disait-il, n'est pas celle de la femme ; la morale de l'adulte n'est pascelle de l'enfant ; celle de l'esclave n'est pas celle du matre, etc. L'observation est juste, et elle estaujourd'hui d'une plus grande gnralit que ne pouvait supposer Aristote. En ralit, la majeurepartie de nos devoirs ont ce caractre. C'tait dj le cas pour ceux que nous avons eu l'occasiond'tudier l'an dernier, c'est--dire pour ceux dont l'ensemble constitue le droit et la morale domestique.L, en effet, nous trouvons la diffrence des sexes, celle des ges, celle qui vient du degr plus oumoins proche de parent, et toutes ces diffrences affectent les relations morales. Il en est de mmeaussi des devoirs que nous aurons prochainement l'occasion d'tudier, c'est--dire des devoirs civiquesou devoirs de l'homme envers l'tat. Car comme tous les hommes ne dpendent pas du mme tat, ilsont de ce fait des devoirs diffrents et parfois contraires. Sans mme parler des antagonismes qui seproduisent ainsi, les obligations civiques varient suivant les tats, et tous les tats ne sont pas demme nature. Les devoirs du citoyen ne sont pas les mmes dans une aristocratie ou dans unedmocratie, dans une dmocratie ou dans une monarchie. Cependant, devoirs domestiques et devoirsciviques prsentent encore un assez grand degr de gnralit. Car tout le monde, en principe,appartient une famille et en fonde une. Tout le monde est pre, mre, oncle, etc. Et si tout le monden'a pas le mme ge au mme moment, ni par suite, les mmes devoirs au sein de la famille, cesdiffrences ne durent jamais qu'un temps, et si ces devoirs divers ne sont pas