Morale et science des moeurs

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    Lucien Lvy-Bruhl (1903)

    LA MORALEET LA SCIENCE

    DES MURS

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Lucien Lvy-Bruhl (1903), La morale et la science des murs. 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

    Lucien Lvy-Bruhl (1903),

    La morale et la science des murs.

    Une dition lectronique ralise partir de la 3e dition du livre deLucien Lvy-Bruhl publie en 1927.

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    dition complte le 22 fvrier 2002 Chicoutimi, Qubec.

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    Table des matires

    PRFACE DE LA TROISIME DITION(1927)

    CHAPITRE PREMIER.- Il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de morale thorique

    I. Conditions gnrales de la distinction du point de vue thorique et du point de vuepratique. - Cette distinction se fait d'autant plus tardivement et difficilement que lesquestions considres touchent davantage nos sentiments, nos croyances et nos intrts.- Exemples pris des sciences de la nature et en particulier des sciences mdicales

    Il. Application au cas de la morale.- Sens particulier que les philosophes ont donn iciaux mots de thorie et de pratique . - La morale serait une science normative, oulgislatrice en tant que thorique. - Critique de cette ide. - En fait, les morales thori-ques sont normatives, mais non pas thoriques

    III. L'antithse morale entre ce qui est et ce qui doit tre.- Diffrents sens de ce qui doittre dans les morales inductives et dans les morales intuitives. Impossibilit d'unemorale dductive a priori. - Raisons sentimentales et forces sociales qui se sont oppo-ses jusqu' prsent des recherches proprement scientifiques sur les choses morales

    IV. Ide d'une ralit morale qui serait objet de science comme la ralit physique.-Analyse de l'ide positive de nature . - Comment les limites de la nature varienten fonction des progrs du savoir scientifique. - Quand et sous quelles conditions unordre donn de faits devient partie de la nature . - Caractres propres de la ralitmorale

    CHAPITRE Il.Que sont les morales thoriques actuellement existantes

    I. Les doctrines morales divergent par leur partie thorique et s'accordent par lesprceptes pratiques qu'elles enseignent.- Explication de ce fait : les morales pratiquesne peuvent pas s'carter de la conscience morale commune de leur temps. - La pratiquene se dduit donc pas ici de la thorie; mais la thorie, au contraire, est assujettie rationaliser la pratique existante

    II. De l vient que : 1 la spculation morale des philosophes a rarement inquit laconscience ; -2 il n'y a gure eu de conflits entre elle et les dogmes religieux ; - 3 elle

    se donne pour entirement satisfaisante et possde des solutions pour tous lesproblmes, ce qui n'est le cas d'aucune autre science.- En fait, c'est l'volution de lapratique qui fait apparatre peu peu des lments nouveaux dans la thorie

    III. La pratique aurait ses principes propres indpendamment de la thorie.- Carnade. - Laphilosophie morale du christianisme. - Kant et la Critique de la Raison pratique. -Effort pour tablir la conformit de la raison et de la foi morale. - Causes de l'insuccsde cet effort

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    IV. Pourquoi les rapports rationnels de la thorie et de la pratique ne se sont pas encoretablis dans la morale.- Les autres sciences de la nature ont travers elles aussi unepriode analogue. - Comparaison de la morale thorique des Modernes avec la

    physique des Anciens. - Tant que la mthode dialectique est employe, la mtamorale subsiste

    CHAPITRE III.- Les postulats de la morale thorique

    I. Premier postulat : la nature humaine est toujours identique elle-mme, en tout tempset en tout lieu. - Ce postulat permet de spculer abstraitement sur le concept de l'homme . - Examen du contenu de ce concept dans la philosophie grecque, dans laphilosophie moderne et chrtienne. - largissement de l'ide concrte d'humanit auXIXe sicle, d au progrs des sciences historiques, anthropologiques, gographiques,etc. - Insuffisance de la mthode d'analyse psychologique, ncessit de la mthodesociologique pour l'tude de la ralit morale

    II. Second postulat : le contenu de la conscience morale forme un ensemble harmonieux etorganique.- Critique de ce postulat. - Les conflits de devoirs. - L'volution historiquedu contenu de la conscience morale. - Stratifications irrgulires; obligations etinterdictions d'origine et de date diverses

    III. Utilit des morales thoriques dans le pass, malgr l'inexactitude de leurs postulats. -Fonction qu'elles ont remplie. - La morale antique plus libre et plus affranchie d'arrire-penses religieuses que les morales philosophiques des Modernes jusqu'au XIXe sicle.- Ici la Renaissance n'a pas eu son plein effet. - Raction la fin du XVIIIe sicle. -Succs apparent et impuissance finale de cette raction

    CHAPITRE IV.- De quelles sciences thoriques la pratique morale dpend-elle ?

    I. L'objet de la science n'est pas de construire ou de dduire une morale, mais d'tudier laralit morale donne.- Nous ne sommes pas rduits constater simplement cet ordrede faits ; nous pouvons y intervenir efficacement si nous en connaissons les lois

    II. Trois acceptions distinctes du mot morale .Comment s'tabliront les applications dela science des murs la pratique morale. - Difficult d'anticiper sur les progrs et surles applications possibles de cette science. - Sa diffrenciation et ramificationprogressives

    III. On peut se reprsenter cette marche d'aprs l'volution de la science de la naturephysique, plus avance.- Causes qui ont arrt le dveloppement de cette science chezles Anciens. - La physique d'Aristote se propose de comprendre plutt que de connatre , et descend des problmes les plus gnraux aux questions particulires. -Les sciences morales ont encore plus d'un caractre commun avec cette physique. -Comment elles prennent une forme plus voisine de celle des sciences modernes de lanature

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    IV. Rle considrable des mathmatiques dans le dveloppement des sciences de la nature.- Jusqu' quel point les sciences historiques peuvent jouer un rle analogue dans ledveloppement des sciences de la ralit sociale

    CHAPITRE V.- Rponse quelques objections

    I. Comment rester sans rgles d'action, en attendant que la science soit faite ? Rponse :la conception mme de la science des murs suppose des rgles prexistantes

    Il. N'est-ce pas dtruire la conscience morale que de la prsenter comme une ralitrelative ?- Rponse : ce n'est pas parce que nous le connaissons comme absolu que ledevoir nous apparat comme impratif; c'est parce qu'il nous apparat comme impratifque nous le croyons absolu. -Si les philosophes ne font pas la morale, ils ne la dfontpas non plus. - Force du misonisme moral. - L'autorit d'une rgle morale est toujoursassure, tant que cette rgle existe rellement

    III. Mais il y a pourtant des questions de conscience : au nom de quel principe les rsoudre? - Rponse : notre embarras est souvent la consquence invitable de l'volutionrelativement rapide de notre socit, et du dveloppement de l'esprit scientifique etcritique. - Se dcider pour le parti qui, dans l'tat actuel de nos connaissances, parat leplus raisonnable. - Se contenter de solutions approximatives et provisoires, dfautd'autres

    IV. Qu'importe que l'autorit de la conscience morale subsiste en fait, si elle disparat endroit ?Que devient l'idal moral ? - Rponse : analyse du concept d'idal moral. - Partde l'imagination, de la tradition et de l'observation de la ralit prsente dans le contenude ce concept. - Rle conservateur, au point de vue social, d'une certaine sorte d'idalis-me moral. - La recherche scientifique, hritire vritable de l'idalisme philosophiqued'autrefois

    CHAPITRE VI. - Antcdents historiques de la science des murs

    I. tat prsent de la science des murs. - Principales influences qui tendent maintenirles anciennes sciences morales : traditions religieuses ; prdominance de la culturelittraire. - Les moralistes ; caractres gnraux de leurs descriptions et de leursanalyses. - Plus prs de l'artiste que du savant, proccups de peindre ou de corriger, ilsont peu de got pour la recherche spculative

    II. Les philologues et les linguistes, vritables prcurseurs d'une science positive desmurs.- Leur mthode rigoureuse et scrupuleuse. - Rle analogue des sciences cono-miques et de la psychologie exprimentale. - Influence des thories transformistes. -Rle capital des sciences historiques. - Conflit apparent et connexion vritable del'esprit historique avec la mthode d'analyse gntique du XVIIIe sicle

    III. Lenteur invitable des changements de mthode. - Exemple pris de la physique duXVIe sicle. - Causes qui retardent la transformation des sciences morales . - For-mes de transition o les anciennes mthodes sont encore mles aux nouvelles. -

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    Ncessit d'un clivage nouveau des faits. - Raisons d'esprer que la transformations'achvera

    CHAPITRE VII.- La morale naturelleI. La recherche scientifique consiste, non fonder la morale, mais analyser la ralit

    morale donne. - Sa premire dmarche est de reconnatre que cette ralit, quoiquefamilire, n'en est pas moins ignore

    II. La morale d'une socit donne, une poque donne, est dtermine par l'ensemble deses conditions, au point de vue statique et dynamique.- Postulats finalistes sous-jacentsaux conceptions courantes sur le consensus social. - Critique de l'ide philosophique de morale naturelle . - Toutes les morales existantes sont naturelles. - Comparaison dela morale naturelle avec la religion naturelle. - L'anthropocentrisme moral, dernireforme de l'anthropocentrisme physique et mental

    III. Ncessit d'tudier dsormais les morales, passes ou existantes, au moyen de lamthode comparative. - Impossibilit de les ramener notre propre conscience prisepour type

    IV. Objection : les vrits morales ont t connues de tout temps. - Rponse : cette concep-tion est inconciliable avec la solidarit relle des diffrentes sries des phnomnessociaux qui voluent ensemble. - En fait, la ressemblance des formules n'empche pasune trs grande diversit de leur contenu. - La justice sociale est un devenir, sinon unprogrs continu. -Influence des grands changements conomiques

    CHAPITRE VIII.- Le sentiment moral

    I. Les sentiments et les reprsentations sont insparables les uns des autres.- L'intensitdes sentiments n'est pas toujours proportionnelle la clart des reprsentations. - Enquel sens on peut faire une tude part des sentiments. - Difficults spciales de cettetude. - Mthode employe par la sociologie contemporaine. - Rsultats obtenus

    II. Analyse sociologique du sentiment d'obligation dans son rapport avec les repr-sentations collectives.- Critique de l'ide de sentiment moral naturel. Exemple dela pit filiale chez les Chinois. - Comment des sentiments contradictoires peuventcoexister indfiniment dans une mme conscience. - La force de persistance des senti-ments est plus grande que celle des reprsentations. - Exemples pris de notre socit

    III. nergie des ractions que les sentiments moraux dterminent.- Rien de plus difficile modifier que les sentiments collectifs. - Sentiments religieux se portant chez lesAnciens sur toute la nature, chez les Modernes sur la nature morale seulement. -Signification, ce point de vue, de la religion de l'Humanit. Comment nous pouvonsrestituer la conception sentimentale, aujourd'hui disparue, de la nature physique

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    CHAPITRE IX.- Consquences pratiques

    I. Ide d'un art rationnel fond sur la science des murs. - En quoi il diffrera de lapratique morale qu'il se propose de modifier. - Le progrs moral n'est plus conu com-

    me dpendant uniquement de la bonne volont. - Il portera sur des points particuliers etdpendra lui-mme du progrs des sciences. - Tentatives faites jusqu' prsent pourrformer systmatiquement la ralit sociale. Pourquoi elles ont t prmatures

    Il. Objection : n'est-ce pas aboutir au scepticisme moral ?- Rponse : rien n'est plus loi-gn du scepticisme que la conception d'une ralit soumise des lois, et d'une actionrationnelle fonde sur la connaissance de ces lois. - Sens de cette action. Amliorationpossible d'un tat social donn, sous quelles conditions

    III. Les prescriptions de l'art rationnel ne valent que pour une socit et dans des conditionsdonnes. - Ncessit d'une critique des obligations dictes par notre propre morale. -Impossibilit de leur reconnatre une valeur immuable et universelle. - Hypocrisiesociale naissant de l'enseignement moral actuel. Comment la morale existante peuttre un obstacle au progrs moral

    IV. Conclusion. Schme gnral provisoire de l'volution des rapports de la pratique et dela thorie en morale. Trois grandes priodes. Disparition, dans la troisime, despostulats religieux, finalistes, anthropocentriques. - tude de la ralit sociale par unemthode scientifique. - Applications possibles de cette science dans l'avenir

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    PrfaceDE LA TROISIME DITION

    (1927)

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    Il est gnralement admis qu'en matire de morale les changements se font avecune extrme lenteur. C'est une observation qui ne vaut pas seulement pour les rglesmorales elles-mmes, mais aussi polir la spculation philosophique sur la morale.

    Cette spculation n'entre pas volontiers dans de nouvelles voies. Elle s'en tient deprfrence ses problmes traditionnels. Elle ne les croit bien poss que sous leurforme habituelle. Essaye-t-on de montrer que cette forme est suranne et que ces pro-blmes, ou du moins certains d'entre eux, ne doivent plus tre poss, aussitt desmalentendus et des conflits se produisent.

    La morale et la science des murs devait en faire l'exprience. A peine ce livreavait-il paru, que l'on pouvait lire dans un compte rendu sommaire 1 : L'auteur...nous apporte un trait de morale... Avoir mis tous ses soins faire voir qu'aux trai-ts de morale construits par les philosophes, il faut substituer dsormais une sciencedes murs, qui ne prtendra nullement tre normative, et un art moral rationnel,fond sur cette science ; - et s'entendre rpondre aussitt, sans ironie, que l'on apporteun trait de morale ! Je n'en croyais pas mes yeux, je l'avoue. Depuis lors, je suis

    revenu de ce grand tonnement. Le mot qui m'avait d'abord si vivement surpris estdevenu pour moi une indication prcieuse. Il m'a clair sur les dispositions d'espritde la plupart de mes critiques. Il m'a donn par avance la clef d'un grand nombred'objections qui me furent faites. Celles-ci aussi supposent, implicitement, que Lamorale et la science des murs est, ou doit tre, un trait de morale. Mon desseinavait t tout autre, et je l'avais expliqu de mon mieux. Pourquoi, malgr les prcaut-ions prises, le malentendu s'est-il produit cependant ? Peut-tre, en cherchant les

    1 Revue de Mtaphysique et de Morale, juillet 1903.

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    raisons de ce fait, pourrons-nous la fois rpondre quelques-uns de nos critiques, etmettre mieux en lumire ce que nous nous sommes propos d'tablir.

    La science des murs se substituera-t-elle la morale ? demande M. Fouille 1. -Non, rpond-il. On ne dtruit que ce qu'on remplace. La science des murs, qui pr-tend dtruire la morale, ne saurait la remplacer. Par consquent la morale subsistera.

    En quel sens, demanderons-nous notre tour, le mot morale est-il pris ici ?S'agit-il de la morale en tant qu'elle essaie de se constituer comme science, ou de lamorale en tant qu'elle formule les devoirs de l'homme, et qu'elle donne une expressionabstraite aux injonctions de la conscience ? La science des murs, recherche decaractre thorique comme la physique ou toute autre science, ne saurait videmmentviser dtruire la morale prise au second sens. Elle ne peut avoir affaire qu' lamorale dite thorique. La question souleve est d'ordre purement spculatif, et elle neporte que sur l'objet et la mthode d'une science. Quel que soit le parti qui triomphera,la moralit n'est pas intresse dans ce dbat. L'emploi du mot morale ne doit paslaisser subsister d'quivoque sur ce point.

    Nous ne croyons pas non plus que la science des MURS ait dtruire lamorale thorique. Elle n'y prtend pas, et elle n'en a pas besoin. A quoi bon s'engagerdans une lutte qui prendrait ncessairement la forme d'une rfutation dialectique dessystmes de morale, et qui impliquerait l'acceptation de principes communs aveceux ? Il suffit la science des murs de faire voir ce que sont historiquement cessystmes, comment ils expriment un effort, qui a d ncessairement se produire, pourrationaliser la pratique morale existante, et de reconnatre le rle parfois considrableque ces systmes ont jou dans l'volution morale des socits civilises. Mais, si ellene les dtruit pas, on peut dire bon droit qu'elle les remplace. Car elle est vraimentce que ces systmes n'taient qu'en apparence : une science objective et dsintressede la ralit morale.

    Pourquoi donc M. Fouille, et plusieurs autres critiques comme lui, soutiennent-ils que la science des murs dtruit la morale et ne la remplace pas, alors que nouscroyions avoir montr qu'elle la remplace, au contraire, sans avoir la dtruire ? -C'est que l'on a peine accepter l'ide d'une science touchant la ralit morale, qui nesoit pas une morale analogue celles qui ont t proposes jusqu' prsent, c'est--dire la fois thorique et normative. Vous voulez que la science des murs se subs-titue la morale thorique ? Il faudra donc qu'elle procure le mme genre de satis-faction rationnelle, et qu'elle rsolve les problmes essentiels poss par cette morale. -Et comme la science des murs ne contente nullement ces exigences, les critiquestrouvent l ample matire objections. Il est certain que, comme trait de morale ,la science des murs laisse fort dsirer. Mais si elle tait ce que l'on rclame d'elle,c'est alors qu'elle ne remplacerait pas la morale thorique : elle ne ferait que la prolon-ger, sous une forme nouvelle. Elle la remplacera, au contraire, parce qu'elle refuse de

    continuer poser en termes abstraits les problmes traditionnels sur le devoir, l'utile,le bien, etc., parce qu'elle ne spcule plus sur des concepts, comme faisaient Socrate,Platon et Aristote, parce qu'elle abandonne les discussions dialectiques pour s'attacher des problmes particuliers et prcis, qui admettent des solutions vrifiables.

    Ce dplacement de l'effort spculatif provoque naturellement des rsistances. D-concerts, et parfois mme inquiets de ne pas retrouver dans la science des murs ce

    1 Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1905.

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    qu'ils sont habitus voir dans les traits de morale, les critiques protestent. Il n'y arien l que de conforme aux prcdents. L'histoire des sciences de la nature nousenseigne qu'elles aussi ont d lutter longtemps pour se rendre matresses de leur objetet de leur mthode. Il leur fallut de longs efforts pour s'affranchir d'une spculationdialectique et verbale, qui leur dniait la qualit de sciences parce qu'elles ne tenaientcompte que des expriences, et ne se proposaient que des questions particulires biendfinies.

    La rsistance nous parat - sans doute tort - plus vive encore dans le cas prsent,o il s'agit de la morale, et peut-tre pourrions-nous, sans trop de peine, dmler lesprincipales causes qui tendent la prolonger. Sans reprendre ici cette tude, signalonsdu moins un prjug qui se retrouve sous beaucoup d'objections qui nous sont faites,et dont presque aucun critique n'est tout fait exempt. On veut que la spculation surla morale soit morale elle-mme, et, comme la science des murs est aussi dpourvuede ce caractre que peut l'tre la physique ou la mcanique, on lui en fait grief.Cependant, quelle raison y a-t-il, a priori, pour qu'une science participe aux aspectsmoraux ou esthtiques de son objet ? Attend-on d'un trait de physiologie qu'il soit vivant , d'un ouvrage d'acoustique qu'il soit harmonieux ? Considrez les figu-res d'un livre de biologie : quelle distance n'y a-t-il pas de ces dessins aux fonctionsvitales dont ils reprsentent l'analyse ! Pareillement, on s'habituera peu peu trou-ver, dans les ouvrages qui traitent de la science des murs, non pas des dductionsabstraites ou des rflexions de moralistes, mais des observations ethnographiques, desrponses des questionnaires, des courbes statistiques, des colonnes de chiffres,toutes choses qui sont en effet, pour l'apprhension immdiate, extrmement loin dece que nous appelons morale . Le seul intrt dont la science, en tant que science,ait se proccuper, n'est-il pas d'objectiver le plus parfaitement possible la ralitqu'elle tudie ? Ensuite, mais ensuite seulement, on pourra se placer au point de vuede la pratique, et les applications seront en gnral d'autant plus fcondes que larecherche scientifique aura t plus dsintresse.

    Cette conception pouvait difficilement trouver grce aux yeux de critiques qui,loin de distinguer ainsi le point de vue de la spculation de celui de la pratique, sereprsentent au contraire la morale comme la fois thorique et normative, et plusnormative encore que thorique. Certains d'entre eux vont mme jusqu' lui demanderuniquement de systmatiser ce que la conscience commune ordonne. Toute autre re-cherche leur parat superflue, pour ne pas dire nuisible. Comme les savants, crit M.Cantecor, ne se croient pas obligs de tenir compte, pour dcider du vrai, des opi-nions des Patagons ou des Esquimaux, il serait peut-tre temps d'en finir aussi, enmorale, avec les histoires de sauvages 1. L'intrt thorique disparat ici entirementdevant l'intrt pratique. La morale a pour unique objet de dcider du bien , deramener leur principe les devoirs que notre conscience nous dicte. Ds lors, puisquenous ne voulons pas pratiquer la mme morale que les Patagons et les Esquimaux, quoi l'tude de leurs murs nous servirait-elle ? Nous n'avons que faire d'une science

    des murs, tandis que nous ne pouvons nous passer d'une morale thorique norma-tive : comment consentirions-nous la substitution qu'on nous propose ?

    Le dissentiment entre notre critique et nous est donc tel qu'il ne s'agit plus ici, proprement parler, d'une objection, mais plutt d'une divergence totale de principes.Et cette divergence devient encore plus clatante quand M. CANTECOR demande sila science des MURS rpond bien nos besoins pratiques . videmment non,

    1 CANTECOR,Revue philosophique, avril 1904, p. 390.

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    elle n'y rpond pas. Mais, selon nous, elle n'a pas y rpondre. Une science, quellequ'elle soit, si c'est vraiment une science, rpond notre besoin de connatre, ce quiest tout diffrent. La science des murs a prcisment pour objet d'tudier la ralitmorale, qui, malgr le prjug contraire, ne nous est pas plus connue, avant l'analysescientifique, que ne l'est la ralit physique. Pour y parvenir, elle n'a pas de meilleurinstrument que la mthode comparative, et les histoires de sauvages sont aussiindispensables pour la constitution des divers types sociaux que l'tude des organis-mes infrieurs pour la physiologie humaine. Quant nos besoins pratiques , il estjuste sans doute qu'ils trouvent satisfaction. Mais ce n'est pas de la science qu'ilspeuvent immdiatement l'obtenir.

    ***

    Une autre difficult, non moins grave que la prcdente, a t souleve. La scien-ce des murs ne pourrait prtendre remplacer la morale thorique, non plus parcequ'elle ne nous donnerait pas l'quivalent de cette morale - raison qui, nous l'avonsvu, revient simplement une fin de non-recevoir -, mais parce que l'ide mme decette science serait irralisable. L'analogie tablie entre la nature physique et la nature morale serait fausse. Objection dcisive, si elle est juste.

    M. Fouille l'exprime ainsi : La nature physique est fonde indpendammentdes individus humains, tandis que c'est nous qui, individuellement ou collectivement,admettons et tablissons un ordre moral quelconque, lequel n'existerait pas sans nosconsciences et nos volonts 1. Cette dernire formule est ambigu. Selon le sensqu'elle prendra en se prcisant, nous l'accepterons ou nous la rejetterons. M. Fouilleveut-il dire que les faits sociaux se manifestent par le moyen de consciences indivi-duelles, et ne se manifestent que dans ces consciences ? Nous en tomberons d'accord.Une reprsentation collective est une reprsentation qui occupe simultanment lesesprits d'un mme groupe. Une langue n'existe que dans la pense des individus plus

    ou moins nombreux qui la parlent. Une croyance religieuse n'a pas d'autre lieu que la conscience de chacun de ceux qui la professent. Jamais la sociologie scienti-fique n'a song nier ces vrits plus qu'videntes. Il lui suffit que les reprsentationscollectives, les langues, les croyances religieuses, et, en gnral, les faits sociauxsoient rgis par un ordre de lois spcifiques, distinctes des autres ordres de lois. - M.Fouille entend-il que l'ordre moral, dont il parle, c'est--dire ce que nous appelons la nature morale par analogie avec la nature physique, dpend, pour exister, duconsentement exprs des individus, soit isols, soit runis ? Il nierait alors l'vidence.Personne aujourd'hui ne conteste plus gure que les institutions sociales, telles que lareligion et le droit, par exemple, constituent pour les individus d'une socit donneune ralit vritablement objective. Sans doute, elle n'existerait pas sans eux, maiselle ne dpend pas de leur bon vouloir pour exister. Elle s'impose eux, elle existaitavant eux, et elle leur survivra. C'est l un ordre qui, pour n'tre pas physique,

    mais moral , c'est--dire pour avoir lieu dans des consciences, n'en prsente pasmoins les caractres essentiels d'une nature dont les faits peuvent tre analyss etramens leurs lois. La sociologie est possible, puisqu'elle existe : quel intrt yaurait-il revenir, propos de la science des murs, sur ce dbat qui parat puis ?

    Mais, cela dit, nous n'avons garde de mconnatre les diffrences trs marquesqui distinguent la nature morale de la nature physique. Nous ne cherchons pas con-

    1 Revue des Deux Mondes, 1er oct. 1905, p. 528.

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    fondre et encore moins identifier ces deux natures. Nous avons voulu seulement, enles dsignant du mme nom de nature , appeler l'attention sur un caractre trsgnral qui leur appartient toutes deux : savoir que les faits, ici et l, sont rgis pardes lois que nous ignorons d'abord, et que la recherche scientifique peut seule dcou-vrir. Mais il est trop clair que ce caractre, lui seul, ne suffirait les dfinir ni l'uneni l'autre : il n'exprime que ce qu'elles ont de commun. De mme, rien n'est plus loinde notre pense que de rduire tous les faits de la nature morale , quels qu'ilssoient, un mme type, qui serait ncessairement vague. L'analogie que nous noussommes efforc d'tablir, loin d'impliquer cet excs de simplification abstraite, nousmet au contraire en garde contre lui. Dire que tous les phnomnes de la naturephysique sont rgis par des lois, est-ce mconnatre ce qu'a de spcifique chaquecatgorie de phnomnes, est-ce confondre, par exemple, les faits physiques avec lesbiologiques ? Pareillement, on peut affirmer que tous les phnomnes de la naturemorale sont, eux aussi, soumis des lois constantes, sans effacer les diffrences quicaractrisent les diverses catgories de ces phnomnes, et qui correspondent auxgrandes divisions de la sociologie. Nous ne nierons donc point que les faits propre-ment moraux aient leurs caractres spcifiques, qui les distinguent des faits sociauxles plus voisins (faits juridiques, faits religieux), et davantage encore des faits cono-miques, linguistiques et autres.

    Ces caractres sont si marqus, si importants aux yeux de la conscience indi-viduelle, qu'elle se sent invinciblement porte y voir l'essence mme du fait moral.Elle rpugne d'abord admettre qu'il puisse se dsubjectiver , et prendre placedans l'ensemble des faits sociaux. Il lui parat qu'en l'assimilant eux on le dnature.On ne la tranquillise pas en spcifiant que, lorsque la science traite le fait moralcomme un fait social, elle n'a pas la prtention d'en saisir ni d'en exprimer l'essencetout entire, et qu'elle se contente de l'apprhender par ceux de ses caractres quipermettent l'emploi de la mthode comparative. Elle maintient au contraire que le faitmoral cesse d'exister aussitt que l'on cesse de considrer la relation intime de l'agentresponsable aux actes qu'il a librement voulus : un fait social, observable du dehors,

    peut-il avoir rien de commun avec cette relation ?Cette protestation est assez vive, et assez spontane, pour qu'on soit tent de lui

    donner gain de cause. Et, en effet, tant que nous observons les faits moraux dans notrepropre conscience, ou chez ceux qui nous entourent, nous en sentons si profondmentle caractre original et irrductible, que nous ne pouvons presque pas croire qu'objec-tivs, ce soient encore les mmes faits. Il nous semble qu' tre considrs du dehors,ils perdent ce qui en fait la ralit et l'essence. Mais transportons-nous par la pensedans une socit autre que la ntre, bien que dj trs complexe, telle que la socitgrecque ancienne, par exemple, ou les socits actuelles de lExtrme-Orient. Nousne sentons plus aussi vivement les faits qui, pour ces consciences exotiques, sont desfaits moraux, et nous concevons sans peine que ce soient des faits sociaux, dont lesconditions peuvent tre dtermines par une recherche scientifique. Nous admettons

    qu'un Japonais ou un Annamite ait comme nous une vie morale intrieure, et quenanmoins les faits de cette vie morale puissent tre considrs d'un point de vueobjectif. Il faut donc l'admettre aussi quand il s'agit de nous, et ne pas tre dupe d'uneillusion d'optique mentale. Les mmes considrations qui valent pour une socit,valent aussi pour les autres. S'il est vrai, ce qu'on ne peut gure contester, que lesdiffrentes sries de faits qui composent la vie d'une socit sont solidaires les unesdes autres, comment les faits moraux feraient-ils seuls exception ? Ne voyons-nouspas, dans l'histoire, qu'ils varient toujours en fonction des faits religieux, juridiques,conomiques, etc., qui sont videmment rgis par des lois ? Nous avouerons donc,

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    tout en respectant le caractre propre des faits moraux, que la science a le droit de les dsubjectiver en tant que faits sociaux, et de les incorporer comme tels la nature morale dont elle a pour objet de rechercher les lois.

    Il subsiste cependant, selon certains critiques, entre la nature physique et la naturemorale une diffrence telle qu'on ne peut pas conclure de ce qui a t possible pourl'une ce qui sera possible pour l'autre. La nature physique est fixe. Que nous laconnaissions ou que nous l'ignorions, les phnomnes y ont lieu de la mme manire,conformment des lois immuables. Les mares montent et descendent, sur les ctesde l'Ocan, qu'un astronome les ait calcules ou non, exactement la mme hauteur.Notre science demeure, l'gard des faits de cet ordre, une dnomination extrinsque.Nous pouvons mesurer d'avance, au moins dans certains cas, avec toute la prcisiondsirable, l'effet que notre intervention produira dans les phnomnes. Cette sretfait notre scurit, et nous permet nombre d'applications heureuses. Une science etune technique physiques sont possibles, crit M. Belot, parce que la nature nous esttrangre. C'est parce qu'elle nous ignore que nous pouvons la connatre 1.

    En est-il de mme de la nature morale ? - Non, rpond M. Belot, et, semble-t-il,aussi M. Fouille. Selon eux, la connaissance que nous acqurons de la ralit moralefait varier cette ralit mme. La rflexion ne peut se porter sur elle sans la modifier.En connaissant ce que nous sommes, nous devenons autres. Nous ne sommes plus ceque nous tions tout l'heure, quand nous nous ignorions encore. C'est comme si unastronome, en dterminant l'attraction solaire et lunaire, en modifiait la force ; commesi un ingnieur, en calculant l'intensit de la pesanteur en un point donn, l'augmentaitou la diminuait. S'il en est ainsi, on ne peut plus, videmment, parler de naturemorale . L'analogie sur laquelle nous nous fondions s'vanouit.

    Mais cette objection prouve trop. Pour montrer l'impossibilit de la science desmurs, et dans l'intrt de la morale traditionnelle, elle irait jusqu' soutenir qu'unepartie importante des phnomnes de la nature chappe au principe des lois. Cepen-

    dant, M. Fouille lui-mme, et nos critiques en gnral, se contentent d'ordinaire d'af-firmer qu'il n'est pas impossible de concilier ce principe, considr comme s'appli-quant l'universalit des phnomnes, avec les exigences de la morale, ou, en d'autrestermes, que les lois de la nature n'excluent pas la contingence. Nous n'avons pas discuter cette thse mtaphysique : il nous suffit de remarquer que, si ses partisans nel'abandonnent pas, l'objection prcdente perd presque toute sa porte. Elle ne prou-vera plus que la science des MURS ou de la nature morale est impossible. Elle feraseulement ressortir une difficult spciale, et trs grave, particulire cette science etaux applications qu'on en voudrait tirer. Si vraiment la connaissance ici modifiel'objet mme sur lequel elle porte, c'est une complication de plus dont il faut tenircompte, dans une recherche dj trs malaise : ce n'est pas une raison de renoncer cette recherche. Une difficult analogue semblait s'opposer l'emploi de l'expri-mentation en physiologie. Vous voulez, disait-on, obtenir une observation plus

    rigoureuse des phnomnes biologiques, et votre intervention, si limite qu'elle soit, apour effet immdiat de faire varier ces phnomnes et leurs rapports : ce que vousvouliez observer a disparu. En vertu du consensus vital, ds le moment o l'expri-mentateur opre, une infinit de modifications se produisent dans l'organisme. L'tatchimique du sang, des humeurs, les scrtions, etc., tout a chang. - Les physiologis-tes ne se sont pas laiss dcourager par ces objections prjudicielles. Ils ont expri-ment, et bien leur en a pris. Pareillement, les sciences de la nature morale tra-

    1 Revue de Mtaphysique et de Morale, septembre 1905, pp. 748-749.

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    vaillent la recherche des lois des faits sociaux, et elles parviennent dj desrsultats satisfaisants, sans se laisser arrter par les difficults inhrentes la naturede leur objet, en particulier par l'extrme variabilit que signalent M. Belot et M.Fouille, et que d'ailleurs les faits sociaux ne manifestent pas tous au mme degr.

    La forme que leur objection a prise vrifie une fois de plus une rflexion profonded'Auguste Comte au sujet du principe des lois. Ce principe, disait-il, n'est solidementtabli que pour les ordres de phnomnes naturels o des lois invariables ont t eneffet dcouvertes. On l'tend, par analogie, aux ordres de phnomnes plus com-plexes, dont on ne connat pas encore de lois proprement dites, et on lui donne unevaleur universelle. Mais cette vague anticipation logique demeure sans valeurcomme sans fcondit. Rien ne sert de concevoir, abstraitement, qu'un certain ordrede phnomnes doit tre soumis des lois. Cette conception vide ne peut contreba-lancer les croyances thologiques et mtaphysiques relatives ces phnomnes, quiont pour elle la force de la tradition. Celles-ci ne cdent la place que lorsque quelqueslois ont t en effet trouves et dmontres. Il ne faut donc pas s'tonner si ceuxmmes qui admettent, en principe, la possibilit d'une science naissante, contestent enfait cette possibilit quelques pages plus loin.

    Enfin, il est tmraire d'affirmer que les faits d'un certain ordre ne peuvent pas,qu'ils ne pourront jamais tre pris d'un biais tel qu'ils deviennent objets d'une sciencepositive et qu'ils prtent des applications fondes sur cette science. On risque d'tredmenti par des dcouvertes imprvues. Comme celles-ci dpendent, en gnral, deprogrs de mthode, de procds nouveaux d'analyse et de classification, tant que cesprocds n'ont point paru, on a beau jeu pour proclamer qu'ils ne se produiront pas.Mais cette position n'est pas sre. On peut en tre dlog demain, par l'extensioninattendue d'un artifice de mthode, dont souvent celui mme qui l'a invent, toutentier son travail de recherche positive, n'avait pas pressenti la porte. Ou bien unedcouverte se trouve avoir des consquences inattendues pour des sciences qui n'yparaissaient pas du tout intresses. Comment les inventeurs de la photographie, par

    exemple, auraient-ils devin que leur dcouverte serait d'un grand prix pour l'astro-nomie, et qu'elle permettrait la connaissance de corps clestes jusque-l invisibles ?

    De nos adversaires et de nous, c'est donc nous qui sommes le plus rservs dansnos affirmations. Selon eux, une science des murs et une technique fonde sur cettescience sont impossibles, cause des caractres des faits moraux. - Impossibles sansdoute, si l'on considre ces faits du point de vue o la conscience individuelle lesaperoit et les sent, mais non pas si on les soumet un clivage qui les rende propres une laboration scientifique. Nos critiques affirment de la sociologie ce qui est vraides sciences morales auxquelles justement la sociologie se substitue. C'est le propredu progrs scientifique de faire apparatre la ralit donne sous un aspect qui nepouvait tre prvu. Une grande dcouverte, comme celles de Newton ou de Pasteur,par exemple, oblige leurs contemporains soit abandonner, soit radapter, tout un

    ensemble d'ides et de croyances : ce ne sont pas des changements sur lesquels onpuisse anticiper. - Mais, dira-t-on, vous prjugez bien vous-mme des rsultats qu'ob-tiendra la science des murs! - Non pas ; je prjuge seulement qu'elle en obtiendra, etde quelle sorte, en me fondant sur les analogies que permet l'histoire des sciences.Mais je ne prjuge pas quels ils seront, prcisment parce que je sais qu'ils sontimprvisibles quant leur contenu. Nos adversaires soutiennent que cette sciencen'existera pas, ou, s'ils en admettent l'existence, ils raisonnent comme si elle ne devaitrien apporter de vraiment nouveau, rien qui oblige quitter, ou du moins modifier,

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    leur attitude mentale actuelle. C'est par l qu'ils sont imprudents, et sourds la leonque proclame le pass de l'esprit humain.

    ***

    Soit, disent les critiques. Supposons cette science faite, ou du moins suffisammentavance. Mme dans cette hypothse (que rien n'oblige accepter ds prsent), ellene permet pas de constituer une morale. Il est sophistique, crit l'un d'eux 1, deconstituer une morale sans finalit... L'auteur de La morale et la science des mursn'a pas russi viter les jugements de valeur et les prfrences sentimentales... Laconnaissance des lois est la condition ncessaire et non suffisante de notre interven-tion raisonne dans les phnomnes moraux.

    En premier lieu, l'objection implique que la science des murs devra remplir ledouble office auquel la morale thorique a suffi jusqu' prsent, c'est--dire qu'elledevra tre la fois thorique et normative. Mais faut-il rpter qu'elle n'a rien decommun avec un trait de morale ? Nous avons essay de montrer, au contraire,qu'ici comme ailleurs le point de vue thorique, ou l'tude scientifique de la ralitdonne, devait tre soigneusement spar du point de vue pratique, c'est--dire de ladtermination des fins et des moyens dans l'action ; que, jusqu' prsent, cette distinc-tion, pour des raisons fortes et nombreuses, d'ailleurs faciles expliquer, n'avait past rellement faite en morale ; mais que le temps paraissait venu de l'tablir, dansl'intrt commun de notre savoir et de notre pouvoir. Accordons que l'auteur de l'ob-jection ait raison, et qu'il soit impossible de constituer une morale sans faire appel des jugements de valeur. Cela ne touche que celui qui veut constituer une morale.Nous n'ambitionnons rien de tel. Le but o nous tendons est autre. Nous cherchons

    fonder une science qui ait la nature morale pour objet, et, s'il se peut, un art moralrationnel, qui tire des applications de cette science.

    Mais, insiste-t-on, c'est ici prcisment que des considrations de finalit, que desjugements de valeur devront intervenir. Comment chercher des applications, sansavoir rflchi sur les fins et choisi celles que l'on voudra poursuivre ? Pour les scien-ces de la nature physique, le problme est aussitt rsolu que pos. Aucune hsitationn'est possible. Les sciences mdicales servent combattre la maladie et protger lasant. Les sciences physiques et mcaniques servent domestiquer les forcesnaturelles et conomiser le travail humain. Mais les sciences de la ralit morale, quoi les appliquerons-nous ? Une spculation d'un autre ordre sera videmmentncessaire pour dmontrer que telle fin est prfrable telle autre, au point de vue del'individu ou au point de vue de la socit. Il faudra tablir une chelle de valeurs. La

    science des murs, par dfinition, est hors d'tat de le faire. Sa fonction unique estd'analyser la ralit donne. En sorte que, en l'absence de la morale thorique qu'elleprtendait remplacer, cette science des murs restera inutilisable. La morale thori-que actuelle essaie au moins de dterminer le fondement de l'obligation morale,l'objet suprme de notre activit, les rapports des tendances gostes et des sentimentsaltruistes. La science des murs n'en fait rien. Supposons-la acheve : elle ne nous estd'aucun secours en prsence de ces problmes. Mais si elle ne nous sert pas les

    1 Revue de Mtaphysique et de Morale, juillet 1903.

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    rsoudre, nous ne pouvons pas non plus nous servir d'elle : car, pour l'employer, nousdevrions d'abord savoir quoi.

    L'objection est spcieuse. Elle exprime, sous un aspect nouveau et saisissant, letrouble que produit la substitution de la science des murs la morale thorique, etles difficults d'une transition qui n'est pourtant pas aussi brusque qu'elle peut leparatre.

    Ici encore, l'histoire de la philosophie et des sciences nous fournira une analogieprcieuse. Quand les sciences Positives de la nature physique se sont dfinitivementsubstitues la spculation dialectique qui les avait prcdes, en ont-elles acceptl'hritage entier ? Ont-elles repris leur compte, sous une forme nouvelle, tous lesproblmes auparavant agits ? Certes non. De ces problmes, elles ont retenu seule-ment ceux qui relevaient de la mthode exprimentale et du calcul. Quant aux autres,aux problmes transcendants, elles les ont considrs comme hors de porte, et ellesse sont abstenues d'y toucher. Mais elles n'ont pas ni pour cela qu'ils existassent, niinterdit une autre sorte de spculation de les aborder. De quel droit, au nom de quelsprincipes l'auraient-elles fait ? Le physicien ne spcule pas sur l'essence de la matireou de la force, ni le biologiste sur l'essence de la vie : mais tous deux reconnaissentqu'il est loisible au mtaphysicien de s'y risquer. Un processus semblable de diffren-ciation se produit lorsque les sciences de la nature morale remplacent la spculationdialectique. Ces sciences, positives par la conception de leur objet et par la pratiquede leur mthode, ne retiennent pas non plus tous les problmes traits par cettespculation. Mais elles ne prononcent pas une sorte d'interdit sur ceux qu'elles aban-donnent. Pourquoi se donneraient-elles l'air de mriter le reproche que fait J. S. Mill Auguste Comte, de ne pas vouloir laisser de questions ouvertes ? Libre la mtaphy-sique, ou, si l'on nous permet le mot, la mtamorale, de s'attacher aux problmes dela destine de l'homme, du souverain bien, etc., et de continuer y appliquer samthode traditionnelle.

    Quant prtendre qu'ils doivent tre rsolus d'abord, pour que la science positivepuisse recevoir des applications, c'est ne tenir aucun compte de la diffrenciation quenous venons de rappeler. C'est admettre implicitement que, si la science des murstait faite, nous nous poserions encore, et dans les mmes termes, les problmesbtards, la fois thoriques et pratiques, sur lesquels spculent les traits de morale.Je m'y refuse pour ma part. Le concept de cette science, qui est vide pour vous, estplein pour moi. La ralit morale qui en fait l'objet, je la considre vraiment commeune nature , qui m'est familire sans doute, mais qui ne m'en est pas moins incon-nue, et dont j'ignore les lois. Par suite, les questions que la spculation morale aposes jusqu' prsent au sujet de cette ralit portent ncessairement la marque denotre ignorance : j'ai les plus fortes raisons de douter qu'elles se posent encore de lamme faon, quand celle-ci aura disparu, ou sensiblement diminu. A l'heure actuelle,la morale traite surtout des questions relatives aux fins les plus hautes, et rien n'est

    plus naturel. La tradition, les exigences du sentiment, les besoins logiques de l'enten-dement, tout conspire mettre au premier plan ce genre de questions. Faut-ilpoursuivre le bonheur, individuel ou social ? Quel idal moral faut-il se proposer ?Quel est le but suprme de l'activit humaine, etc. ? Tout serait gagn, pense-t-on, sil'on trouvait une rponse dfinitive ces problmes, et aujourd'hui encore des philo-sophes se flattent d'y apporter de vritables dmonstrations.

    Mais cette confiance en la mthode dialectique, peu justifie d'ailleurs jusqu' pr-sent par le succs, prouve seulement combien certaines habitudes d'esprit sont diffici-

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    les draciner. Elle mconnat qu'il existe une ralit morale extrmement complexe,dont nous ne pouvons pas esprer dcouvrir les lois par une analyse abstraite, et parune simple manipulation de concepts. Si elle fait une place la science positive decette ralit, c'est une place subordonne. Elle lui assigne pour rle d'indiquer lesmoyens les plus propres atteindre les fins qui auront t dtermines par la spcu-lation morale. Mais cette conception, pour employer une expression anglaise, est tout faitpreposterous. C'est la science, au contraire, qui, en nous apprenant peu peu discerner ce qui est possible pour nous de ce qui ne l'est pas, fera apparatre en mmetemps quelles fins il est raisonnable de poursuivre.

    Rserve est faite, bien entendu, des fins qui sont tellement universelles et instinc-tives, que sans elles il ne pourrait tre question ni d'une ralit morale, ni d'unescience de cette ralit, ni d'applications de cette science. On prend pour accord queles individus et les socits veulent vivre, et vivre le mieux possible, au sens le plusgnral du mot. Il n'est pas absurde, sans doute, de soutenir que les socits et lesindividus feraient mieux de ne pas le vouloir, et Schopenhauer a employ un admira-ble talent dfendre cette thse ; mais c'est l une question mtaphysique au premier

    chef. La science a le droit de postuler ce genre de fins universelles, et c'est de sonprogrs que dpendra ensuite la dtermination de fins plus prcises.

    Faut-il montrer que ces fins varient ncessairement avec l'tat de nos connaissan-ces ? Tant que celles-ci consistent en un mlange d'observations plus ou moins rigou-reuses et de conceptions d'origine subjective, les fins gardent un caractre abstrait etchimrique. Avant que les sciences de la nature fussent dfinitivement constitues, eten tat de porter des fruits, pouvait-on avoir seulement l'ide des fins positivesqu'elles permettent aujourd'hui de poursuivre et d'atteindre ? Une de ces fins qui nousparaissent aujourd'hui le plus naturelles, tellement nous y sommes habitus par lespectacle de ce qui nous entoure, c'est la substitution de la machine l'homme. Lapesanteur, la vapeur, l'lectricit, doivent travailler pour nous. Pourtant, c'est une findont les socits antiques se sont peu proccupes. Elles se contentaient, pour presque

    tous les travaux, de la main-duvre fournie par les esclaves et par les petits artisans.Qui a suggr aux socits modernes de l'Occident la poursuite de cette fin nouvelle,dont les consquences sociales porteront si loin ? Elle provient d'un ensemble decauses complexes, mais avant tout du dveloppement des sciences mathmatiques etphysiques, qui a permis la construction de machines dont l'Antiquit ne pouvait avoirni l'ide ni le dsir. Est-il tmraire d'augurer qu'un processus analogue se produira ausujet de la nature morale ? Aujourd'hui, la morale thorique spcule encore en vued'tablir une chelle des fins qui nous apparaissent comme dsirables, belles ourationnelles, indpendamment de toute connaissance positive autre que l'analyse de lanature humaine en gnral. Mais que la science de la ralit morale se dveloppecomme ont fait les sciences physiques depuis le XVIe sicle : elle fournira sur cetteralit des prises dont nous n'avons pas, dont nous ne pouvons pas avoir actuellementl'ide, et ces prises leur tour suggreront des fins poursuivre qu'aujourd'hui nous

    ne pouvons pas non plus concevoir. Compares celles dont traitent les moralesthoriques, ces fins seront sans doute plus spciales et plus modestes ; mais cequ'elles perdront en gnralit elles le gagneront en efficacit. Au lieu de s'imposer tout tre libre et raisonnable , elles prsenteront probablement la mme varit queles types sociaux. Disons seulement, sans nous hasarder des prvisions trop aventu-reuses, que les fins qui seront alors conues et poursuivies ne dpendront plus, pourtre dtermines, de la spculation mtaphysique.

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    L'objection principale carte, les difficults secondaires du mme ordre s'effa-cent en mme temps. Nous avons fait voir que nous n'essayons point de constituerune morale sans finalit . Peu importe, aprs cela, que nous n'ayons pas russi viter les jugements de valeur et les prfrences sentimentales . Pourquoi d'ail-leurs nous interdirions-nous les considrations de finalit, si l'objet de notre scienceles comporte ? Elles peuvent tre un auxiliaire trs utile de la recherche. Les sciencesbiologiques ne se font pas faute de l'employer. Les socits diffrent sans doute desorganismes vivants, mais elles prsentent du moins ce caractre commun avec euxqu'en vertu d'un consensus intime, les parties et le tout s'y commandent rciproque-ment. Rien n'empche donc que les sciences de la ralit morale ne se servent aussides considrations de finalit comme d'un procd heuristique. Quant aux jugementsde valeur, il faut distinguer s'ils sont relatifs ou absolus. La science positive doit s'abs-tenir de ceux qui prtendraient tre absolus et assigner des valeurs d'ordre transcen-dant. Mais peut-on lui dnier le droit de formuler des jugements de valeur relatifs ?Quand la science biologique remarque que dans le corps humain actuel il y a un grandnombre d'organes inutiles, dont quelques-uns deviennent souvent dangereux, elleprononce un jugement de valeur, qui est parfaitement lgitime. De mme, la sciencedes MURS pourra observer que telle rgle actuellement en vigueur, et obligatoire,dans une socit donne, y est nuisible : elle formulera ainsi un jugement de valeur,sans excder ce qui lui est permis. Il n'est que trop vrai que toutes les socitsexistantes ont besoin d'tre amliores . La science a le droit d'en constater les im-perfections : trop heureuse si elle permettait aussi de prescrire un moyen sr d'yremdier.

    II

    L'ide d'une science des MURS substitue la morale thorique ne heurte passeulement d'antiques habitudes d'esprit. Elle veille aussi des inquitudes au point devue social. A entendre dire que les faits moraux sont des faits sociaux, que toutes lesmorales sont naturelles, que chacune d'elles est fonction des autres sries de faits dansla socit o on l'observe, plus d'un critique se demande si la doctrine nouvelle, djpeu rassurante au point de vue thorique, ne met pas en pril la moralit elle-mme.Elle ne serait pas seulement aventureuse et inexacte, elle serait en outre dangereuse etsubversive. Tous, il est vrai, n'expriment pas ces craintes : on les rencontre nanmoinssouvent. M. Fouille les a dveloppes longuement, en s'appuyant sur la loi noncepar Guyau : La rflexion dissout l'instinct. Il estime que cette doctrine conduit au scepticisme moral . Il proclame que l'humanit ne se contentera jamais d'une morale par provision 1. Selon M. Cantecor, nous voil dmunis de toute rgle 2.M. Belot n'est pas moins affirmatif. Il est contradictoire de vouloir instruire unesocit du caractre provisoire de sa morale, et d'esprer en mme temps qu'elle nes'en apercevra pas... C'est la pioche du dmolisseur... C'est pour la socit uneeuthanasie morale 3.

    1 Revue des Deux Mondes, octobre 1905, pp. 539, 541, 543.2 Revue philosophique, mars 1904, p. 236.3 Revue de Mtaphysique et de Morale, juillet 1905, p. 582.

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    Ce genre d'argument fait beaucoup d'impression. On peut considrer comme debonne guerre d'y avoir recours. Mais il est moins sr qu'il ne parat d'abord, et ilrelve plutt de la polmique que de la discussion scientifique. Il a le dfaut d'treindirect. Pour rfuter une doctrine qui prtend dmontrer qu'elle est vraie, il faudraitprouver qu'elle est fausse. On lui objecte que, si elle tait vraie, les consquences enseraient fcheuses, et qu'il vaut donc mieux qu'elle ne le soit pas. Mais cette prf-rence sentimentale ne change rien la ralit des choses. Si la doctrine est vraie, ilsera bien difficile, la longue, de l'empcher d'vincer les autres. Le meilleur parti prendre, dans ce cas, serait de l'accepter, et de parer de son mieux aux consquencesque l'on redoute. Au reste, l'exprience a montr qu'une rfutation par les consquen-ces peut tout au plus arrter la diffusion d'une doctrine vraie, et jeter la dfaveur surles premiers qui la soutiennent. Elle ne fait que retarder ainsi une victoire qu'ellen'empche pas.

    Mais laissons ce point prliminaire. A ces apprhensions, dans la mesure o ellessont sincres, on rpondra qu'elles proviennent d'une illusion o les philosophes sesont complu, sans grand dommage d'ailleurs, except pour leurs systmes. Ils croientfonder la morale, au sens plein du mot, ils croient aussi que si ce fondement vient manquer, la moralit va disparatre. En vain nous avons essay de montrer que lamorale, en ce sens, n'a pas plus besoin d'tre fonde que la nature, et que si lesphilosophes ne font pas la morale, ils ne la dfont pas non plus. Les critiques rpli-quent que des rgles morales dont les hommes connatraient la nature relative etprovisoire perdraient ncessairement leur autorit et ne sauraient plus imposer le res-pect. La science des murs serait mortelle la conscience morale.

    Appelons-en aux faits, et prenons pour exemple des obligations auxquelles nousnous conformons tous ou presque tous avec une grande rgularit : les obligations depolitesse et les gards pour autrui qui sont de rgle dans le groupe social o nousvivons. Nous les observons parce que nous y avons t plis ds l'enfance, parce quenous sentons qu' les violer nous prouverions une sorte de disgrce, et que nous nous

    exposerions des ennuis fort dsagrables. Supposons maintenant que la science nousrvle l'origine de ces obligations, leur rapport avec les conditions gnrales de notresocit, et mme le caractre fortuit de la plupart d'entre elles, qui auraient pu ne pasexister, ou tre diffrentes, et qui sont autres en effet chez d'autres peuples. Quel effetcette connaissance aura-t-elle sur notre conduite ? Cesserons-nous d'observer cesrgles ? En perdrons-nous le respect ? videmment non. Et l o le respect des rglesmondaines prend la forme du snobisme, cette connaissance pourra-t-elle rien contrelui ? Il est donc certain que les forces qui assurent l'obissance volontaire cesprescriptions ne dpendent point de l'ignorance o nous sommes de leur origine, et nesont pas paralyses, ni mme affaiblies, quand cette ignorance se dissipe.

    Mais, dira-t-on, ce ne sont l que des convenances et des usages, c'est--dire quel-que chose d'extrieur, o la conscience morale n'est pas intresse, et o notre avan-

    tage personnel pousse presque toujours l'observation des rgles. Il en va autrementdes vrais devoirs. - Se pourrait-il donc que les simples formalits de la vie socialeeussent une assiette plus solide que les obligations morales qui en assurent la dure ?Il n'en est rien, et l'exprience tmoigne pour celles-ci exactement comme pour lesautres. Soit, par exemple, le devoir de sacrifier la justice l'intrt personnel, derendre la vrit un tmoignage qui dplaira ceux dont on dpend. Un hommehonnte et courageux parlera. Un homme faible ou malhonnte se taira. Qu'il prennel'un ou l'autre parti, c'est une question d'espce : il aura toujours senti l'obligation.Croit-on que la connaissance scientifique des lois qui rgissent les faits moraux, et du

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    caractre relatif de toute morale, fasse qu'il ne la sente Plus, ou qu'il la considrecomme ngligeable ? On imagine aisment des influences qui, dans des circonstancesdonnes, touffent la voix de la conscience : la contagion du. mauvais exemple, l'es-prit de corps, la pression de l'opinion publique, la crainte de se compromettre, d'autresencore. Mais on ne voit pas comment une connaissance purement thorique pourraitcontrebalancer la force du sentiment moral. Il faudrait, pour cela, que cette force ftsimplement apparente et la merci d'un changement d'opinion. Et c'est bien ce qu'im-plique l'objection qui nous est faite. Comme la moralit s'exprime dans les con-sciences par des impratifs, on soutient qu'elle appartient la catgorie du devoir-tre,et non celle de l'tre. On en mconnat la ralit sociale, en mme temps que l'onaccuse ceux qui veulent la faire considrer comme existante en fait, de la dnaturer oumme de la dtruire.

    Ainsi la moralit, et par consquent la persistance d'une socit compose d'tresmoraux, seraient suspendues l'ignorance o chacun d'eux doit rester des conditionsd'existence objectives de cette moralit! L'homme peut connatre la nature inorgani-que, il peut connatre la nature vivante, il peut mme connatre la nature sociale tantqu'il n'y considre que des faits comme les faits conomiques, juridiques, linguisti-ques, etc. Ces sciences lui sont profitables. Indpendamment des applications qu'il enpeut tirer, elles constituent le dveloppement mme de sa raison. Il n'y a que la ralitmorale proprement dite qu'il ne doit pas connatre scientifiquement, sous peine de lafaire vanouir! Pourquoi cette exception, si ce n'est parce que justement elle n'est pasconue comme une ralit ?

    Comme la reprsentation des faits moraux que suppose cette conception estincomplte et tronque! Elle ne veut considrer que le caractre d'obligation sous le-quel ils se prsentent la conscience individuelle. Mais ce caractre, qui les faitadmirablement discerner du point de vue de l'action, ne suffit pas les dfinir d'unpoint de vue objectif, et ne nous rvle pas leurs conditions relles d'existence. Pourprendre une comparaison, d'ailleurs fort grossire, quand nous prouvons une douleur

    physique, nous savons, n'en pas douter, que nous l'prouvons, et que quelque chosen'est pas en ordre dans notre corps. Mais, pour le mdecin qui nous examine, cettedouleur, si vive qu'elle soit, n'est qu'un symptme. Elle est moins importante que telou tel signe objectif, qui le renseigne sur la nature du mal, dont le symptme douleurne donne aucune ide. De mme, le symptme conscience est le signe infaillible, pourchacun de nous, qu'une question de nature morale s'est prsente lui. Mais c'est uneillusion de croire que ce symptme exprime le fait moral dans son entier, et qu'il enconstitue l'essence. C'est oublier tout ce que ce fait implique ncessairement de social,comme le praticien qui ne s'arrterait qu'au symptme douleur, mconnatrait lescauses de ce symptme mme, et se mettrait hors d'tat de diagnostiquer et de traiterle mal.

    Ceux qui prtendent que nous tendons dtruire la moralit sont donc justement

    ceux qui n'admettent point qu'elle soit une ralit. Ils nous reprochent d'en fairequelque chose qui ne se dfinisse pas uniquement par l'acte volontaire de l'individuobissant sa conscience. Ils ne voient pas que cette conscience, que l'idal morald'un homme, si haut qu'il soit, ne sont pas son oeuvre lui seul, ne sont pour ainsidire jamais son oeuvre que pour une part infinitsimale. Comme la langue qu'il parle,comme la religion qu'il professe, comme la science qu'il possde, ils sont le rsultatd'une participation constante une ralit sociale qui le dpasse infiniment, quiexistait avant lui, et qui lui survivra. Nous serions donc en droit de soutenir que, c'estnous, et non pas nos adversaires, qui considrons la moralit comme indestructible,

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    puisque selon nous elle repose sur une base sociale qui ne peut jamais lui manquer,bien qu'elle varie, trs lentement d'ailleurs, en fonction des autres sries de faitssociaux. Selon eux, elle n'a qu'une existence prcaire, et les plus grands dangers lamenacent, si les hommes se persuadent jamais qu'elle a une origine sociale. Selonnous, elle fait partie d'une nature comparable, sous certaines rserves, la naturephysique, et, comme telle, elle n'a rien redouter de la connaissance scientifique quenous pouvons en acqurir. Nous ne contestons pas l'action rcurrente de cetteconnaissance sur la ralit qu'elle tudie, mais nous savons que cette ralit est assezsolide pour subir cette action sans y succomber.

    ***

    Peut-tre cependant y a-t-il des raisons plus profondes au malaise que traduisentles critiques, quand ils assurent que, dfinir les faits moraux comme des faits sociaux,concevoir une nature morale analogue la nature physique , tudier l'une com-me l'autre d'un point de vue objectif, tout cela dissimule mal la pioche du dmolis-seur . Il ne suffit pas de montrer que ces craintes sont vaines, et que les consquen-ces redoutes ne se produiront pas. Il faut, en outre, faire voir pourquoi ces craintessont si vives et si persistantes. Une premire explication se prsente tout de suite l'esprit : l'extrme sensibilit de la conscience commune ds que la morale est en jeu.La conception traditionnelle de la morale participe du caractre sacr de son objet.Qu'une doctrine nouvelle heurte cette conception, la conscience commune ragitaussitt avec force. Tant que les sentiments ainsi provoqus demeurent intenses, lesarguments les plus dcisifs parviennent difficilement se faire couter.

    En second lieu, la morale, dans notre socit, est troitement lie la religion.Elles semblent se prter un mutuel appui, et lutter parfois toutes deux contre les m-mes ennemis. Nous voyons la morale enseigne souvent au nom du dogme religieux,et le dogme dfendu contre les impies dans l'intrt de la morale. L'volution desdoctrines religieuses touche donc de trs prs la morale. Or rien n'est plus intolrable,pour une religion rvle, que d'tre replace par l'histoire, par l'exgse, par la socio-logie, dans le cours des vnements humains. Il semble qu'en perdant son caractresurnaturel, elle perde tout, et jusqu' sa raison d'tre : c'est du moins ce que croient laplupart de ses adversaires, et beaucoup de ses dfenseurs. Que maintenant la moralesoit conue comme une sorte de religion laque, o le Devoir, mystre auguste etincomprhensible, tient la place de Dieu, combien l'exprience douloureuse faitedepuis deux sicles par la religion positive ne devra-t-elle pas exciter les craintes etexasprer les rsistances des thoriciens de la morale ainsi comprise ? Quand ils

    entendent parler de science des MURS , de mthode comparative applique laralit morale, ils pressentent que le mme procs va se drouler, et qu'ici encore lathologie ptira du dveloppement du savoir rationnel. C'est pourquoi ils ne veulentpas tre rassurs. Rien ne leur tera de l'esprit que, constituer une science objectivedes murs, c'est agir en ennemi, dclar ou masqu, de la morale. Mais il n'y a demenac, en fait, que la conception mystique et thologique de la morale, non lamorale elle-mme. Nous avons vu tout l'heure que la science ne pouvait avoir poureffet de faire vanouir la ralit ni les caractres propres des faits moraux. Elles'efforce, au contraire, d'en dgager les conditions d'existence sans les dnaturer. Pour

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    en chercher les lois, et pour en dterminer les rapports avec les autres sries de faitsde la nature morale , il faut bien sans doute qu'elle les dsubjective . Mais cetteobjectivation serait sans valeur, si elle mutilait la ralit qu'il s'agit de connatre, et si,pour nous procurer la science des faits moraux, elle commenait par les dpouiller dece qu'il y a en eux de proprement moral.

    Il est vrai que certaines doctrines philosophiques ont tent de rendre compte de cecaractre spcifique au moyen de l'association des ides, de l'ducation, de la tradi-tion, de l'habitude acquise, comme elles essayaient, par une sorte de chimie mentale,d'engendrer l'espace en partant d'lments intendus. C'tait, en un sens, faire dispa-ratre la moralit en l'expliquant. Ces tentatives n'ont pas russi, et elles paraissentassez abandonnes aujourd'hui. Elles auraient pu, la rigueur, justifier en quelquemesure les craintes exprimes par leurs adversaires. C'est elles surtout que s'adres-sait la critique de Guyau. Pourtant, mme au moment o elles trouvaient faveur,aucune consquence fcheuse pour la morale existante tait-elle vraiment redouter ?Il n'y a gure eu d'hommes plus scrupuleux, plus respectueux du devoir tel qu'ils lecomprenaient, ou plutt, tel que leur conscience le leur dictait, que les deux repr-sentants les plus convaincus de cette doctrine, James et John Stuart Mill ; et l'on nesaurait dire que le cercle de ceux qui ont subi leur influence y ait perdu de sa valeurmorale. Le contraire serait plutt vrai. - Inconsquence, dira-t-on, et qui ne prouverien : les hommes valaient mieux que leur doctrine. - Mais il n'est pas besoind'invoquer ici une inconsquence. Leur effort, d'ailleurs malheureux, pour expli-quer le sentiment de l'obligation morale par une thorie associationniste, provenaitlui-mme du sentiment trs vif de leur devoir social. Ils se considraient commeobligs de promouvoir la vrit philosophique de toutes leurs forces, et de substituerdes jugements rationnels aux croyances mystiques qui ne se justifient pas logi-quement. Et pour expliquer son tour cette obligation, il suffirait d'analyser, outre lecaractre individuel des deux Mill - lment qu'on ne peut ngliger dans l'examen decas particuliers -, la ralit morale de leur temps, et surtout l'idal social qui leurtait commun avec l'cole de Bentham.

    Ces doctrines n'ont donc pas, en fait, des consquences aussi fcheuses que leursadversaires l'ont dit. A plus forte raison ne devrait-on rien craindre de la recherchescientifique qui, procdant par une tout autre mthode, ne risque pas de mconnatrece qui est spcifiquement moral en l'expliquant. - Mais, dit M. Fouille, avec Guyau,il n'en reste pas moins que la rflexion dissout l'instinct. - Il n'est pas sr que ce soitvrai de tous les instincts. Et le sentiment du devoir ne saurait tre assimil l'instinct.Il en a sans doute l'imprativit et la spontanit apparente. Mais, par ailleurs, ilimplique souvent une rflexion, une possession de soi, un effort conscient, qui en fontl'expression la plus parfaite, la plus sublime parfois de la personnalit, c'est--direjuste l'oppos d'un instinct.

    Sous cette ide, que la conscience morale participe de la nature de l'instinct, et

    qu'elle peut tre dissoute comme lui par la rflexion, ne reconnat-on pas une concep-tion assez analogue la clbre thorie de l'amour chez Schopenhauer ? L'amourserait, comme on sait, une duperie savamment organise par le gnie de l'espce, quiparvient ses fins aux dpens de l'individu, au moment mme o celui-ci croittoucher son propre bonheur. De mme, la moralit dissimulerait une ruse providen-tiellement amnage pour maintenir l'ordre social. Cette ruse dvoile, tout seraitperdu. L'individu ne prfrerait plus la sublimit du sacrifice moral la satisfaction deses penchants gostes. Dtromp, il se refuserait tre dupe plus longtemps :c'est le mot de Renan. Mais cette mtaphysique schopenhauerienne est moins con-

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    vaincante qu'ingnieuse. Le fondement de la moralit est heureusement plus solide. Ilest insparable de la structure mme de chaque socit. La morale d'un groupe social,comme sa langue et ses institutions, nat avec lui, se dveloppe et volue avec lui, etne disparat qu'avec lui.

    ***

    Cependant, si la morale est fonction de la socit o elle apparat, elle variencessairement avec cette socit. Elle est autre dans une socit d'un autre type. Elleest diffrente mme dans une socit donne des poques diffrentes, ou, unemme poque, pour des classes diffrentes. Comment, dans une conception de cegenre, le devoir peut-il conserver son autorit ? Comment lui sacrifier sa vie, en sedisant que quelques sicles plus tt ou plus tard, ce sacrifice n'aurait pas t exig,n'aurait peut-tre pas eu de sens ? On respectera encore l'ordre de la conscience, par laforce de l'habitude acquise, quand il n'en cotera pas beaucoup. Mais si l'effortdemand est trop pnible, le devoir aura le dessous. Et ainsi, malgr les explicationsque nous avons donnes, la tentative d'une science naturelle des faits moraux reste undanger mortel pour la moralit.

    A quoi l'on peut rpondre :

    1 La variabilit des devoirs dans le temps, la diversit des morales dans lesdiverses socits humaines est un fait, dont il faut bien s'accommoder. Personne au-jourd'hui ne le conteste plus. Ceux mmes qui admettent une morale naturelle, identi-que pour tous les hommes, avouent qu'elle n'est universelle qu'en puissance, et qu'en

    fait, les civilisations tant diffrentes, leurs morales le sont aussi. Cette constatationnous suffit. Nous n'avons mme aucune raison de mettre en doute que, si toutes lessocits taient semblables, elles pratiqueraient la mme morale. Rien ne s'accordemieux avec notre conception qui voit dans la morale une fonction de l'ensembledes autres institutions sociales. Seulement, nos critiques s'attachent presque exclusi-vement cette morale universelle hypothtique, accoutums qu'ils sont spculer surl'homme en gnral, tandis qu' nos yeux l'important est d'tudier d'abord la ralitmorale dans sa diversit donne, c'est--dire les divers types sociaux qui existent ouont exist. Toujours est-il que, d'un commun accord, il est reconnu que les rglesmorales sont relatives et provisoires, si l'on prend un champ de comparaison asseztendu. Pourquoi soutenir alors que la relativit de ces rgles est incompatible avec lerespect qu'elles exigent ?

    Sans revenir aux arguments dj produits, l'exprience prouve, au contraire, que lecaractre local et temporaire d'un devoir peut tre connu, sans que ce devoir cessed'tre senti comme obligatoire. Par exemple, il y a seulement quelques Sicles, quandune pidmie clatait dans une ville, les mdecins s'enfuyaient comme les autres, s'ilscraignaient d'y succomber. Tout le monde le trouvait naturel, personne n'aurait song leur en faire un crime, et leur conscience ne leur reprochait rien. Aujourd'hui, unmdecin qui se sauverait quand la peste ou le cholra se dclare, manquerait un deses devoirs les plus imprieux. Il serait svrement condamn par l'opinion publique,par la conscience de ses confrres et par la sienne propre. Supposez qu'il sache qu'

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    l'poque de la grande peste de Londres les mdecins ont pu s'enfuir en toute conscien-ce, et qu'il prvoie un temps o ce devoir ne s'imposera plus : en quoi cette connais-sance affaiblira-t-elle l'obligation professionnelle qui s'impose lui ? Il se dira, certai-nement, que s'il avait vcu au temps de la peste de Londres, sa conscience n'aurait past plus exigeante que celle de ses confrres ; mais que, vivant au XXe sicle, il nepeut se drober aux devoirs qui lui sont dicts par sa conscience actuelle. Voil ce quenous entendons par la ralit objective de la morale, ralit qui n'a rien craindredes recherches des savants non plus que des thories des philosophes, prcismentparce que sa nature sociale en fonde l'objectivit.

    Il semblerait, entendre nos critiques, qu'une rgle morale dt perdre toute chanced'tre observe, du jour o ceux qui s'y conforment s'apercevraient qu'elle n'est pasune injonction formule de toute ternit par un pouvoir qui exige d'eux uneobissance passive. Mais il n'en est rien. On pourrait, sans paradoxe, soutenir la thsecontraire. Dans toute socit humaine, dans la ntre en particulier, si avance qu'ellese croie, il subsiste nombre de rgles dont on a beau savoir qu'elles sont aujourd'huisans raison et sans utilit : elles n'en continuent pas moins d'tre observes, et parceux qui en souffrent autant que par ceux qui en profitent. Qui sait si l'une des formesdu progrs qu'on peut esprer de la science ne sera pas la disparition de ces impratifsprims et nanmoins respects ?

    2 On oppose l'un l'autre le devoir senti comme absolu, catgorique, et, commetel, imposant le respect la conscience individuelle - et le devoir connu comme rela-tif, provisoire, et perdant comme tel son droit ce respect, mme si en fait il l'obtientpendant quelque temps encore. Mais l'antithse est factice. Elle ne rpond pas laralit des faits. Non seulement le devoir, mme connu comme relatif, peut continuer tre respect et obi ; mais, entre les termes extrmes, un trs grand nombre determes moyens peuvent s'insrer. Entre les prescriptions de la mode, qui durent une

    anne ou changent avec les saisons, et les devoirs relatifs la famille, qui mettent dessicles varier, il y a place pour des obligations qui prsentent tous les degrs possi-bles de stabilit. La qualification de provisoire ne convient pas toutes exacte-ment dans le mme sens. Sans doute, la morale d'une socit est relative sa struc-ture, au type auquel elle appartient, au stade actuel de son dveloppement, etc. Elleest donc destine varier, et, en ce sens, elle est provisoire : mais provisoire commeson droit, comme sa religion, comme la langue qu'elle parle. Un provisoire qui s'tendainsi sur une longue suite de gnrations quivaut, pour la courte vie d'un individu, du dfinitif. Il s'impose lui, comme l'exprience le prouve, sous la forme d'obliga-tions nettement impratives. Et si l'on ne voit pas bien comment il dpendrait del'individu de changer tout d'un coup la langue qu'il a apprise sur les lvres de sa mre,on ne conoit pas davantage qu'il puisse vivre moralement d'aprs des rgles toutautres que celles qui sont obligatoires dans la socit o il est devenu homme. Les

    consciences les plus promptes s'alarmer peuvent donc se tranquilliser. Le caractrerelatif et provisoire de toute morale, ainsi entendu - et c'est en ce sens seulement quela science des murs l'implique -, ne compromet pas la stabilit de la moralitexistante.

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    III

    Aprs s'tre dfendue d'tre subversive au point de vue social, et de porter sur lamorale la pioche du dmolisseur , il est assez trange que la conception d'unescience des murs et d'un art moral rationnel doive rpondre une objection contrai-re. On lui reproche cependant de conduire l'impossibilit de procurer ou mme deconcevoir un progrs social , une attitude purement passive et expectante quilaisserait tout au plus subsister la vis medicatrix nalurae, bref, un Conservatismeabsolu 1. L'une de ces objections, semble-t-il, devrait exclure l'autre. Si la doctrinetend au maintien indfini de l'tat actuel de la socit, comment peut-elle en mmetemps agir la faon d'un ferment nergique ou d'un dissolvant ?

    Toutefois, en un sens, les deux objections ne sont pas inconciliables. L'affaiblisse-ment de la moralit est une consquence de la doctrine, qui, selon les critiques, enrsultera en fait; le conservatisme absolu est une attitude que le partisan de la doctrine

    devrait observer, s'il tait fidle ses principes. La premire objection considre laconscience morale individuelle ; la seconde se rapporte l'action sociale. Et pourquoila science des murs aboutit-elle ici une attitude purement passive et expectante ? C'est qu'elle subordonne notre intervention dans les faits sociaux la science de cesfaits. Or nous sommes loin d'avoir port cette science au point qu'il faudrait pour quedes applications fussent possibles. Donc, dans l'ignorance o nous sommes encore, etqui peut durer des sicles, la prudence conseille de s'abstenir. Notre intervention cour-rait risque de produire des effets tout autres que ceux que nous attendons. Puisquel'tat de chaque socit est, chaque moment, aussi bon et aussi mauvais qu'il peuttre , le plus sage est de ne rien faire. La doctrine serait ainsi, de ce point de vue,ultra-conservatrice, et, pourrait-on dire, quitiste.

    Les auteurs de l'objection oublient, ici encore, que nous nous sommes efforc,

    avant tout, de distinguer le plus parfaitement possible le point de vue de la connais-sance et le point de vue de la pratique. A leurs yeux, l'urgence de certains problmessociaux exige que la science, si elle existe, en fournisse ds aujourd'hui une solutionsatisfaisante. Si la science s'en avoue incapable, quoi sert-elle ? On ne lui fait pascrdit. Il faut, comme dit M. Cantecor, qu'elle rponde nos besoins pratiques. Aussibien n'y a-t-il gure eu, jusqu' prsent, de spculation en cette matire qui n'ait t -je ne dis pas anime par des motifs pratiques, ce qui est trs lgitime -, mais dirigepar eux, ce qui ne l'est point. Mais si l'on concevait vraiment la nature morale , demme que la nature physique , comme une ralit objective tudier, si l'oncomprenait qu'elle ne nous est pas plus connue d'emble que le monde de la matireou de la vie, on n'exigerait plus de la science des murs une rponse immdiate desquestions d'ordre pratique. Comme elle n'est pas un trait de morale, ni, plus forteraison, de politique, ses recherches ne portent jamais que sur des problmes thori-ques. Par suite, elle n'est pas moins indiffrente que les autres sciences aux questionspolitiques du jour. Lui demander s'il faut tre conservateur, libral, ou rvolution-naire, c'est lui poser une question laquelle, en tant que science, elle n'a pas plus derponse que la mcanique cleste ou la botanique. Sa fonction se limite connatredes faits avec le plus de prcision possible, et en chercher les lois. Des travailleursrunis dans un laboratoire de physique ou de physiologie peuvent professer desopinions politiques trs diffrentes : de mme, on conoit que dans une quipe de sa-1 BELOT, Revue de Mtaphysique et de Morale, juillet 1905, p. 586.

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    vants s'occupant ensemble de la science des murs, les tendances sociales les plusopposes se rencontrent.

    Il est vrai que si la science des murs, comme telle, est indiffrente la politique,la politique ne se dsintresse peut-tre pas de la science des murs. Les partis sonttoujours l'afft de ce qui peut leur servir dans l'opinion publique. Ils n'hsitent pas s'approprier, sans grande crmonie, telle ou telle doctrine scientifique, s'ils pensent ytrouver un avantage, quitte n'en plus parler ou mme la combattre quelques annesplus tard, quand les circonstances auront chang. Qui ne se rappelle comme lesthories transformistes ont servi ce jeu, dans la seconde moiti du XIXe sicle ? Apeine L'origine des espces avait-elle paru, qu'on en tira les consquences touchantl'origine de l'homme, et, par suite, touchant les dogmes religieux qui sont intresss ce problme. Inquitante pour les dogmes, l'hypothse darwiniste eut aussitt unefoule de partisans qui ne s'taient jamais occups d'histoire naturelle. L'origine desespces et La descendance de l'homme, suspectes l'orthodoxie religieuse, devinrentles livres de chevet des rvolutionnaires. Mais voici qu'un peu plus tard, la lutte pourla vie, la slection naturelle, l'hrdit des caractres acquis, ont l'air de s'accorderbien mieux avec les tendances aristocratiques qu'avec les ides galitaires, tandis quedes vques anglicans ne voient plus rien dans le transformisme qui soit inconciliableavec la foi chrtienne. Qu' cela ne tienne : ce sont les conservateurs, maintenant, qui utilisent le darwinisme, et leurs adversaires qui le regardent de mauvais oeil. En-fin le moment vient o les partis portent ailleurs leur humeur batailleuse, etabandonnent aux naturalistes un problme qui leur appartient. La science des mursne peut empcher que de semblables controverses ne se produisent son sujet. Rvo-lutionnaires et conservateurs tour tour, sinon en mme temps, prtendront peut-trey trouver la justification de leur attitude, ou se donneront devant l'opinion le mrite dela combattre. C'est l un inconvnient auquel, par la nature de son objet, elle est plusexpose que toute autre science. Mais il ne serait pas juste de l'en rendre responsable.

    L'objection, qui ne porte point contre la science des murs a-t-elle plus de force

    contre l'art rationnel que nous concevons comme fond sur cette science ? Il le sembled'abord : car, si cet art ne peut se constituer que dans un avenir lointain, ne sommes-nous pas engags demeurer immobiles dans l'intervalle ? Ne devons-nous pas viterde prendre parti, puisque nous n'avons pas le moyen de le faire rationnellement,mme dans les questions qui exigeraient une solution immdiate ? Ne sommes-nouspas condamns l'abstention pour un temps indfini ? - Nullement. L o la sciencene peut pas encore diriger notre action, et o cependant la ncessit d'agir s'impose, ilfaut s'arrter la dcision qui parat aujourd'hui la plus raisonnable, d'aprs l'exp-rience passe et l'ensemble de ce que nous savons. Le bon sens nous le conseille, et laforce des choses nous y contraint. Ne devons-nous pas dj nous y rsoudre en millecirconstances ? La mdecine, par exemple, intervient encore souvent sur de simplesprsomptions, ou sur la foi d'expriences antrieures, qui ont donn de bons rsultatsdans des cas peu prs pareils celui qu'il faut traiter. De mme, une socit qui

    prend conscience d'un mal dont elle souffre, essaiera d'y porter remde de son mieux,avec les moyens dont elle dispose, mme si la science, et l'art rationnel par cons-quent, lui font encore dfaut. Elle pourra se tromper, et, faute d'avoir aperu lesconsquences un peu loignes de ses rsolutions, de ce mal tomber dans un pire.Mais il se peut aussi qu'elle russisse, et la possibilit d'un chec n'est pas une raisonde ne rien tenter. Pourquoi telle intervention sera-t-elle heureuse, telle autre non ? Lesconditions du succs sont si complexes que nous ne saurions, dans l'tat actuel de nosconnaissances, en donner une analyse satisfaisante. Nous savons du moins que l'habi-let, la dcision, le tact politique, le gnie de l'homme d'tat, quand ils se rencontrent,

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    peuvent exercer l une influence dcisive. Vrits presque trop videntes, que notredoctrine ne songe pas nier. Elle ne dit pas et n'a pas dire : Abstenez-vous, tantque la science ne sera pas faite. Elle dit, au contraire : Le mieux serait, ici commeailleurs, de possder la science de la nature, pour intervenir dans les phnomnes coup sr, quand il le faut, et dans la mesure o il faut. Mais, jusqu' ce que cet idalsoit atteint, - si jamais il doit l'tre -, que chacun agisse selon des rgles provisoires, les plus raisonnables possible , ce qui ne veut pas toujours dire des rgles conser-vatrices.

    Ainsi, lorsqu'un critique estime que nous aboutissons des consquences extr-mement conservatrices... prserver la socit, telle qu'elle est constitue, des acci-dents qui peuvent l'branler 1, il tire de la doctrine des consquences qui n'endcoulent point naturellement. Sans doute, l'art moral rationnel ne peut exister encore,puisqu'il suppose une connaissance scientifique des institutions sociales, et que, cetteconnaissance, nous commenons peine l'acqurir. Mais notre ignorance confre-t-elle ces institutions, quelles qu'elles soient, un caractre intangible et sacr, jusqu'ce que la science soit faite ? C'est bien une affirmation de ce genre qu'on nous prte :nous nous refusons l'accepter. Nous dirions bien plutt, au contraire : tant que lascience n'est pas faite, nulle institution n'a de caractre intangible et sacr. Commentl'attitude scientifique ne serait-elle pas en mme temps une attitude critique ? Sansdoute, de notre point de vue, toutes les institutions, comme toutes les morales, sont naturelles . Mais naturel ne veut pas dire, comme certains semblent l'avoir cru, lgitime , et qui doit a priori tre conserv. Pour le savant, la maladie est aussinaturelle que la sant. Il ne s'ensuit pas qu'un membre gangren doive tre traitcomme un membre sain. De ce que la science constate tout, tudie tout avec uneimpartiale srnit, il ne faut pas conclure qu'elle conseille de tout conserver avec unegale indiffrence.

    Aprs cela, est-il ncessaire de montrer que notre doctrine n'a pas pour cons-quence un esclavage, o nul ne peut tre admis, titre individuel, juger la volont

    sociale 2

    ? Consquence effroyable en effet, si elle tait ncessaire. Mais la sciencedes murs n'implique rien de tel. Elle reconnat, au contraire, qu' un moment donnl'harmonie des forces dans une socit n'est jamais parfaite. C'est toujours uneconcordia discors. On y constate la lutte de tendances diverses, des efforts pour con-server l'quilibre actuel, contrebalancs par d'autres efforts pour en tablir un diff-rent, l'apparition d'ides et de sentiments nouveaux en correspondance avec leschangements qui se produisent dans les phnomnes conomiques, religieux,juridiques, dans les rapports avec les socits voisines, dans la densit croissante oudcroissante de la population, etc. Et quant refuser l'individu le droit de juger lavolont sociale, comment la science y songerait-elle, puisque n'tant pas normative,elle n'est pas non plus prohibitive, et qu'elle ne dfend rien personne ? Est-ce de l'artmoral rationnel que l'on redoute cette tyrannie ? Mais, par dfinition, il ne servira qu' amliorer les institutions sociales. Il n'est pas vraisemblable que cette amliora-

    tion consiste jamais briser ce qui a t jusqu' prsent un des ressorts les plusnergiques du progrs social. Il faut attendre de lui, au contraire, qu'il procure uneindpendance toujours plus grande des individus en mme temps qu'il assurera unesolidarit sociale toujours plus troite. Si ces deux termes semblent aujourd'huis'exclure, la faute en est sans doute notre ignorance, et la duret des chargesq