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Dumêmeauteur

AUXMÊMESÉDITIONS

FiguresI«TelQuel»,1966

et«PointsEssais»,no74,1976

FiguresII«TelQuel»,1969

et«PointsEssais»,no106,1979

MimologiquesVoyageenCratylie«Poétique»,1976

et«PointsEssais»,no386,1999

Introductionàl’architexte«Poétique»,1979

Palimpsestes

Lalittératureauseconddegré«Poétique»,1982

et«PointsEssais»,no257,1992

NouveauDiscoursdurécit«Poétique»,1983

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Seuils

«Poétique»,1987et«PointsEssais»,no474,2002

FictionetDiction«Poétique»,1991

Esthétiqueetpoétique

(textesréunisetprésentésparGérardGenette)«PointsEssais»,no249,1992

L’Œuvredel’art

*ImmanenceetTranscendance«Poétique»,1994

L’Œuvredel’art

**LaRelationesthétique«Poétique»,1997

FiguresIV

«Poétique»,1999

FiguresV«Poétique»,2002

Métalepse

Delafigureàlafiction«Poétique»,2004

Fictionetdiction

Précédéd’Introductionàl’architexte

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«PointsEssais»,no511,2004

Bardadrac«Fiction&Cie»,2006

«PointsEssais»,no672,2012

Discoursdurécit«PointsEssais»,no581,2007

Codicille

«Fiction&Cie»,2009

L’Œuvredel’art«Scienceshumaines»,2010

Apostille

«Fiction&Cie»,2012

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ISBN978-2-02-118728-1

©ÉditionduSeuil,1972.

www.seuil.com

CetouvrageaéténumériséenpartenariatavecleCentreNationalduLivre.

CedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo.

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Unautredira:—Jepariequec’estencorelàunefigure.Lepremierrépondra:—Tuasgagné.Leseconddira:—Oui,maishélas!surleseulplandusymbole.Lepremier:—Non,enréalité;symboliquement,tuasperdu.

Kafka

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TABLEDESMATIÈRES

Couverture

Dumêmeauteur

Copyright

Critiqueetpoétique

Poétiqueethistoire

Larhétoriquerestreinte

MétonymiechezProust

Discoursdurécit-essaideméthode

Avant-propos

Introduction

1-Ordre

Tempsdurécit?

Anachronies.

Portée,amplitude.

Analepses.

Prolepses.

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Versl’achronie.

2-Durée

Anisochronies.

Sommaire.

Pause.

Ellipse.

Scène.

3-Fréquence

Singulatif/itératif.

Détermination,spécification,extension.

Diachronieinterneetdiachronieexterne.

Alternance,transitions.

LejeuavecleTemps.

4-Mode

Modesdurécit?

Distance.

Récitd’événements.

Récitdeparoles.

Perspective.

Focalisations.

Altérations.

Polymodalité.

5-Voix

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L’instancenarrative.

Tempsdelanarration.

Niveauxnarratifs.

Lerécitmétadiégétique.

Métalepses.

DeJeanSanteuilàlaRecherche,ouletriomphedupseudo-diégétique.

Personne.

Héros/narrateur.

Fonctionsdunarrateur.

Lenarrataire.

Après-propos

Listedesouvragesutilisés

1.ŒuvresdeProust.

2.Étudescritiquesetthéoriques.

Indexdesmatières

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Critiqueetpoétique

Voici quelques années, la conscience littéraire, en France, semblaits’enfoncer dans un processus d’involution à l’aspect quelque peuinquiétant : querelles entre histoire littéraire et « nouvelle critique »,obscurs débats, à l’intérieur de cette nouvelle critique elle-même, entreune«anciennenouvelle»,existentielleet thématique,etune«nouvellenouvelle»d’inspirationformalisteoustructuraliste,proliférationmalsained’études et d’enquêtes sur les tendances, les méthodes, les voies et lesimpassesdelacritique.Descissionenscission,deréductionenréduction,lesétudeslittérairessemblaientvouéessanscessedavantageàretournersur elles-mêmes l’appareil de leurs prises et à s’enfermer dans unressassementnarcissique,stérileetfinalementautodestructeur,réalisantàéchéancelepronosticénoncéen1928parValéry:«Oùvalacritique?Asaperte,j’espère.»

Cette fâcheusesituationpourraitcependantn’êtrequ’uneapparence.En effet, comme lemontre bien, par exemple, lemouvement de Proustdans son Contre Sainte-Beuve, toute réflexion un peu sérieuse sur lacritiqueengagenécessairementuneréflexionsurlalittératureelle-même.Une critique peut être purement empirique, naïve, inconsciente,« sauvage » ; une métacritique, par contre, implique toujours une« certaine idée » de la littérature, et cet implicite nepeutmanquer trèslongtemps d’en venir à l’explicitation. Et voilà peut-être comment d’unesortedemalpeutnousvenirunesortedebien :dequelquesannéesde

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spéculationsouderatiocinationssurlacritiquepourraitsortircequinousa tant manqué, depuis plus d’un siècle, que la consciencemême de cemanquesemblaitnousavoirquittés;uneapparenteimpassedelacritiquepourraitenfaitconduireàunrenouveaudelathéorielittéraire.

C’est biende renouveauqu’il faut parler, puisque, sous les nomsdepoétiqueetderhétorique, lathéoriedes«genres»et,plusgénéralementencore,lathéoriedudiscours,remontentcommechacunlesaitàlaplushaute antiquité, et, d’Aristote à La Harpe, se sont maintenues dans lapensée littéraire de l’Occident jusqu’à l’avènement du romantisme :lequel, en déplaçant l’attention des formes et des genres vers les« individuscréateurs»,a reléguéce typederéflexiongénéraleauprofitd’unepsychologiedel’œuvreàquoi,depuisSainte-Beuveetàtraverstoussesavatars, s’est toujours tenueceque l’onnommeaujourd’huicritique.Que cettepsychologie s’arme (ou s’altère)plus oumoinsdeperspectivehistorique,oudepsychanalyse,freudienne,jungienne,bachelardienneouautre,oudesociologie,marxisteounon,qu’ellesedéportedavantageverslapersonnedel’auteurouverscelledulecteur(ducritiquelui-même),ouqu’elle tenteencoredes’enfermerdans laproblématique« immanence»del’œuvre,cesvariationsd’accentnemodifientjamaisfondamentalementlafonctionessentielledelacritique,quirested’entretenirledialogued’untexte et d’une psyché, consciente et/ou inconsciente, individuelle et/oucollective,créatriceet/ouréceptrice.

Le projet structuraliste lui-même pouvait fort bien n’introduirefinalement dans ce tableau qu’une nuance, du moins en tant qu’ilconsisteraitàétudier«lastructure»(ou«lesstructures»)d’uneœuvre,considérée, d’une manière quelque peu fétichiste, comme un « objet »clos, achevé, absolu : donc inévitablement àmotiver (en en « rendantcompte»parlesprocéduresdel’analysestructurale)cetteclôture,etparlà même la décision (peut-être arbitraire) ou la circonstance (peut-êtrefortuite)qui l’instaure ;oubliant cetavertissementdeBorges,que l’idéed’œuvreachevéerelève«de la fatigueoude lasuperstition».Danssondébatavec l’histoire littéraire, lacritiquemodernedepuisundemi-siècle

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s’estappliquéeàséparer lesnotionsd’œuvreetd’auteur, dans ledesseintactique fort compréhensible d’opposer la première à la seconde,responsabledetantd’excèsetd’activitésparfoisoiseuses.Oncommenceàpercevoir aujourd’hui qu’elles ont partie liée, et que toute forme decritiqueestnécessairementprisedanslecercledeleurrenvoiréciproque.

Or,ilapparaîtenmêmetempsquesonstatutd’œuvren’épuisepaslaréalité,nimêmela«littérarité»dutextelittéraire,et,quiplusest,quelefait de l’œuvre (l’immanence) présupposeun grandnombrededonnéestranscendantesàelle,quirelèventdelalinguistique,delastylistique,dela sémiologie, de l’analyse des discours, de la logique narrative, de lathématique des genres et des époques, etc. Ces données, la critique estdans l’inconfortable situation de ne pouvoir, en tant que telle, ni s’enpassernilesmaîtriser.Illuifautdoncbienadmettrelanécessité,depleinexercice, d’une discipline assumant ces formes d’études non liées à lasingularité de telle ou telle œuvre, et qui ne peut être qu’une théoriegénéraledesformeslittéraires—disonsunepoétique.

Qu’unetelledisciplinedoiveounonchercheràseconstituercommeune « science » de la littérature, avec les connotations déplaisantes quepeut comporter l’usage précipité d’un tel terme enun tel lieu, c’est unequestionpeut-êtresecondaire;dumoinsest-ilcertainqu’elleseulepeutyprétendre, puisque, comme chacun le sait (mais comme notre traditionpositiviste,adoratricedes« faits»et indifférenteaux lois,semble l’avoiroubliédepuislongtemps),iln’estde«science»quedu«général».Maisils’agit moins ici d’une étude des formes et des genres au sens oùl’entendaient la rhétorique et la poétique de l’âge classique, toujoursportées, depuis Aristote, à ériger en norme la tradition et à canoniserl’acquis, que d’une exploration des divers possibles du discours, dont lesœuvresdéjàécritesetlesformesdéjàrempliesn’apparaissentquecommeautant de cas particuliers au-delà desquels se profilent d’autrescombinaisonsprévisibles,oudéductibles.C’estundessensquel’onpeutdonner aux célèbres formules de Roman Jakobson, qui, aux étudeslittéraires,proposentpourobjetnonla littératuremais la littérarité,non

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la poésie mais la fonction poétique : plus généralement, l’objet de lathéorieseraiticinonleseulréel,maislatotalitéduvirtuellittéraire.Cetteopposition d’une poétique ouverte à la poétique fermée des classiquesmontrebienqu’ilnes’agitpas,commeonpourrait lecroire,d’unretouraupassépré-critique:lathéorielittéraire,aucontraire,seramoderne,etliéeàlamodernitédelalittérature,ouneserarien.

Enprésentantsonprogrammed’enseignementde lapoétique,Valérydéclaraitavecuneinsolencesalutaire,etsommetoutejustifiée,quel’objetde cet enseignement, « loin de se substituer ou de s’opposer à celui del’histoirelittéraire,seraitdedonneràcelle-ciàlafoisuneintroduction,unsensetunbut».Lesrelationsentrepoétiqueetcritiquepourraientêtredumêmeordre,àceciprès—quiestcapital—quelapoétiquevaléryennen’attendait à peu près rien en retour de l’histoire littéraire, qualifiée de«vastefumisterie»,tandisquelathéorielittéraireabeaucoupàrecevoirdes travauxparticuliersde la critique. Si l’histoire littérairen’est en faitnullement une « fumisterie », elle est cependant de manière évidente,comme les techniques philologiques de déchiffrement et d’établissementdutexte(etaufondbiendavantage)unedisciplineannexedansl’étudedelalittérature,dontellen’explore(biographie,recherchedessourcesetdesinfluences, genèse et « fortune » des œuvres, etc.) que les à côté. Lacritique, elle, est et restera une approche fondamentale, et l’on peutprésager que l’avenir des études littéraires est essentiellement dansl’échangeetleva-et-vientnécessaireentrecritiqueetpoétique—danslaconscienceetl’exercicedeleurcomplémentarité.

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Poétiqueethistoire

Onreprochecourammentà lacritiqueditenouvelle(« thématique»ou « formaliste ») son indifférenceou sondédainà l’égardde l’histoire,voiresonidéologieantihistoriciste 1.Cereprocheestnégligeablequandilest lui-même formulé au nom d’une idéologie historiciste dont lesimplications sont très exactement situées par Lévi-Strauss lorsqu’ildemande de « reconnaître que l’histoire est uneméthode à laquelle necorrespond pas un objet distinct, et, par conséquent, de récuserl’équivalenceentrelanotiond’histoireetcelled’humanité,qu’onprétendnous imposerdans lebut inavouéde fairede l’historicité l’ultimerefuged’un humanisme transcendental 2 ». En revanche, il faut le prendre ausérieuxlorsqu’ilestformuléparunhistorienaunomdufait,précisément,que l’histoireestunedisciplinequis’appliqueà toutessortesd’objets,etparconséquentaussià la littérature. Jemesouviensd’avoir répondu icimêmeilyatroisansàJacquesRogerque,dumoinsencequiconcernelacritiquedite« formaliste»,cetapparentrefusde l’histoiren’étaiten faitqu’unemiseentreparenthèsesprovisoire,unesuspensionméthodique,etque ce type de critique (que l’on appellerait sans doute plus justementthéorie des formes littéraires — ou, plus brièvement, poétique) meparaissait voué, plus qu’aucun autre peut-être, à rencontrer un jourl’histoire sur son chemin. Je voudrais essayer maintenant de direbrièvementpourquoi,etcomment.

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Ilfautd’aborddistinguerentreellesplusieursdisciplines,existantesou

hypothétiques,quel’onconfondtropsouventsousl’appellationcommuned’histoirelittéraireoud’histoiredelalittérature.

Mettonsàpartpourn’yplusrevenirl’«histoiredelalittérature»tellequ’on la pratique, au niveau de l’enseignement secondaire, dans lesmanuels : il s’agit là, en fait, de suitesdemonographiesdisposéesdansl’ordre chronologique. Que ces monographies soient en elles-mêmesbonnes oumauvaises n’a pas d’importance ici, car de toute évidence lameilleure suite de monographies ne saurait constituer une histoire.Lanson,quienavaitécritune,commechacunsait,danssajeunesse,disaitplus tard qu’il y en avait assez et qu’on n’en avait plus besoin. On saitaussiquelasourcenes’enestpaspourautanttarie:ilestévidentqu’ellesrépondent, tantôtbien, tantôtmal,àune fonctiondidactiqueprécise,etnonnégligeable,maisquin’estpasessentiellementd’ordrehistorique.

Deuxièmeespèceàdistinguer,cellequeprécisémentLansonappelaitdesesvœux,etqu’ilproposaitàjustetitred’appelernonpashistoiredelalittérature,maishistoirelittéraire:«Onpourraitécrire,disait-il,àcôtédecette “Histoire de la littérature française”, c’est-à-dire de la productionlittéraire,dontnousavonsassezd’exemplaires,une“Histoirelittérairedela France” qui nous manque et qui est presque impossible à tenteraujourd’hui : j’entends par là… le tableau de la vie littéraire dans lanation,l’histoiredelacultureetdel’activitédelafouleobscurequilisait,aussibienquedes individus illustresquiécrivaient 3. » Il s’agit ici,on levoit,d’unehistoiredescirconstances,desconditionsetdesrépercussionssocialesdufaitlittéraire.Cette«histoirelittéraire»estenfaitunsecteurdel’histoiresociale,etentantquetellesajustificationestévidente;sonseuldéfaut,mais ilestgrave,c’estque,depuisqueLansonena tracé leprogramme,ellen’apasréussiàseconstituersurcesbases,etquecequel’on appelle aujourd’hui l’histoire littéraire en est resté, à quelquesexceptionsprès,à lachroniqueindividuelle,à labiographiedesauteurs,de leur famille, de leurs amis et connaissances, bref au niveau d’une

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histoire anecdotique, événementielle, dépassée et répudiée par l’histoiregénéraledepuisplusdetrenteans.Enmêmetemps, leproposd’histoiresociale a été le plus souvent abandonné : là où Lanson pensait histoirelittérairedetellenation,onpensemaintenanthistoirelittérairetoutcourt,cequidonneàl’adjectifunetoutautrefonction,etuntoutautreaccent.Rappelons qu’en 1941 Lucien Febvre devait encore déplorer que leprogrammen’eût jamaisété rempli : c’étaitdansunarticle intitulé,nonsansraison,«DeLansonàMornet:unrenoncement?»Envoiciquelquesphrases qu’il est bon de rappeler ici, car elles définissent avec plus deprécisionquecellesdeLansoncequedevraitêtre l’histoire« littéraire»annoncéeparcelui-ci:«Unehistoirehistoriquedelalittérature,celaveutdire ou voudrait dire l’histoire d’une littérature, à une époque donnée,danssesrapportsaveclaviesocialedecetteépoque[…].Ilfaudraitpourl’écrirereconstituerlemilieu,sedemanderquiécrivait,etpourqui;quilisait,etpourquoi ; il faudraitsavoirquelleformationavaientreçue,aucollègeouailleurs, lesécrivains, etquelle formation,pareillement, leurslecteurs[…]ilfaudraitsavoirquelsuccèsobtenaientetceux-cietceux-là,quelleétaitl’étenduedecesuccèsetsaprofondeur;ilfaudraitmettreenliaison les changements d’habitude, de goût, d’écriture et depréoccupationdesécrivainsavec lesvicissitudesde lapolitique,avec lestransformations de lamentalité religieuse, avec les évolutions de la viesociale,avecleschangementsdelamodeartistiqueetdugoût,etc. 4.»

Mais il fautrappeleraussiqu’en1960,dansunarticlequis’intitulait«Histoireoulittérature 5»,RolandBarthesréclamaitencorel’exécutiondeceprogrammedeLucienFebvre,c’est-à-direfinalementduprogrammedeLanson :aprèsplusd’undemi-siècle, lechantiern’avaitguèreavancé. Ilen est encore à peu près au même point aujourd’hui, et c’est donc lapremièrecritiquequel’onpeutadresseràl’histoire«littéraire».Ilyenauneautre,surlaquellenousreviendronstoutàl’heure.

Troisième espèce à distinguer, c’est non plus l’histoire descirconstances, individuelles ou sociales, de la production et de la«consommation» littéraires,mais l’étudedesœuvreselles-mêmes,mais

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desœuvres considérées comme des documents historiques, reflétant ouexprimantl’idéologieetlasensibilitéparticulièresd’uneépoque.Celafaitévidemment partie de ce que l’on appelle l’histoire des idées ou dessensibilités. Pour des raisons qu’il faudrait déterminer 6, cette histoire-làs’est beaucoup mieux réalisée que la précédente, avec laquelle il nefaudrait pas la confondre : pour ne citer que des Français, rappelonsseulement les travaux de Hazard, de Bremond, de Monglond, ou plusrécemmentceuxdePaulBénichousurleclassicisme.C’estaussidanscettecatégoriequel’onpeutranger,avecsespostulatsspécifiquesbienconnus,lavariantemarxistedel’histoiredesidées,naguèrereprésentéeenFranceparLucienGoldmann,etpeut-êtreaujourd’huiparcequel’oncommenceàdésignerdutermedesocio-critique.Cetyped’histoireadoncaumoinslemérite d’exister, mais il me semble pourtant qu’elle soulève un certainnombre d’objections, ou plutôt, peut-être, qu’elle provoqueune certaineinsatisfaction.

Il y a tout d’abord ce qui tient aux difficultés d’interprétation en cesensdestexteslittéraires,difficultésquitiennentelles-mêmesàlanaturede ces textes. En ce domaine, la notion classiquede « reflet » n’est passatisfaisante: ilyadansleprétendureflet littérairedesphénomènesderéfractionetdedistorsiontrèsdifficilesàmaîtriser.Ons’estdemandéparexemplesilalittératureprésentaitdelapenséed’uneépoqueuneimageenpleinouencreux:c’estunequestionbienembarrassante,etdontlestermesmêmesnesontpasdesplusclairs.Ilyadesdifficultésquitiennentà la topique des genres, il y a des phénomènes d’inertie propres à latradition littéraire, etc., que l’on ne perçoit pas toujours et que l’onméconnaît généralement au nom de ce principe commode et souventparesseux : « ce n’est pas un hasard si à lamême époque… » : suit lerelevé d’une analogie quelconque (parfois baptisée homologie par l’effetd’on ne sait quelle pudeur), discutable comme toutes les analogies, etdontonnesaitpasbiensiellefaitsolutionouproblème,puisquetoutsepassecommesil’idéeque«cen’estpasunhasard»dispensaitdecherchersérieusement ce que c’est, autrement dit de définir avec précision le

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rapportdontonsecontented’affirmerl’existence.Larigueurscientifiquerecommanderait en effet bien souvent de rester en deçà de cetteaffirmation, et l’on peut observer que l’une des réussites du genre, leRabelais de Lucien Febvre, est essentiellement une démonstrationnégative.

La secondeobjection, c’estque,mêmesi l’on supposeun instant cesobstaclessurmontés,cetyped’histoireresteranécessairementextérieuràla littérature elle-même. Cette extériorité n’est pas celle de l’histoirelittéraire selon Lanson, qui s’en tient explicitement aux circonstancessocialesdel’activitélittéraire:ils’agitbienicideconsidérerlalittérature,mais en la traversant aussitôt pour chercher derrière elle des structuresmentales qui la dépassent et qui, hypothétiquement, la conditionnent.JacquesRogerdisaiticimêmeavecnetteté:«L’histoiredesidéesn’apaspourobjetpremierlalittérature 7.»

Restedoncunedernièreespèce,quiaurait,elle,pourobjetpremier(etdernier)lalittérature:unehistoiredelalittératurepriseenelle-même(etnondanssescirconstancesextérieures)etpourelle-même(etnoncommedocument historique) : considérée, pour reprendre les termes proposéspar Michel Foucault dans l’Archéologie du savoir, non plus commedocument, mais comme monument. Ici se pose immédiatement unequestion : quel pourrait être l’objet véritabled’une tellehistoire ? Ilmesemblequecelanepeutêtrelesœuvreslittéraireselles-mêmes,pourcetteraison qu’une œuvre (que l’on entende par là l’ensemble de la« production » d’un auteur, ou, a fortiori, un ouvrage isolé, livre oupoème)estunobjettropsingulier,tropponctuelpourêtrevraimentobjetd’histoire. L’« histoire d’une œuvre », ce peut être soit l’histoire de sagenèse,desonélaboration,cepeutêtreaussil’histoiredecequ’onappellel’évolution—d’œuvreenœuvre—d’un«auteur»aucoursdesacarrière(parexemple,cequeRenéGirarddécritcommepassagedu«structurel»au « thématique 8 »). Ce genre de recherche appartient évidemment audomaine de l’histoire littéraire biographique telle qu’on la pratiqueactuellement,et c’enestmêmeundesaspects critiques lespluspositifs,

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maiscelanerelèvepasdutyped’histoirequejechercheàdéfinir.Cepeutêtreégalementl’histoiredesonaccueil,desonsuccèsoudesoninsuccès,desoninfluence,desesinterprétationssuccessivesaucoursdessiècles,etcela,biensûr,appartientpleinementàl’histoirelittérairesocialetellequeladéfinissaientLansonetFebvre:maisonvoitbienqu’iciencorenousnesommespasdanscequej’appelaishistoiredelalittératurepriseenelle-mêmeetpourelle-même.

Desœuvres littéraires considérées dans leur texte, et non dans leurgenèseoudansleurdiffusion,onnepeut,diachroniquement,riendire,sicen’estqu’ellessesuccèdent.Orl’histoire,mesemble-t-il,danslamesureoù elle dépasse le niveau de la chronique, n’est pas une science dessuccessions,maisunesciencedestransformations:ellenepeutavoirpourobjetquedesréalitésrépondantàunedoubleexigencedepermanenceetdevariation.L’œuvreelle-mêmenerépondpasàcettedoubleexigence,etc’est pourquoi sans doute elle doit en tant que telle rester l’objet de lacritique. Et la critique, fondamentalement — cela a été montré trèsfortementparBarthesdansletexteauqueljefaisaisallusiontoutàl’heure—,n’estpas,nepeutpasêtrehistorique,parcequ’elleconsistetoujoursenunrapportdirectd’interprétation,jediraisplusvolontiersd’impositiondusens, entre le critique et l’œuvre, et que ce rapport est essentiellementanachronique,ausensfort(et,pourl’historien,rédhibitoire)deceterme.Ilmesembledoncqu’enlittérature,l’objethistorique,c’est-à-direàlafoisdurable et variable, ce n’est pas l’œuvre : ce sont ces élémentstranscendants aux œuvres et constitutifs du jeu littéraire que l’onappellerapourallervite les formes:parexemple, les codes rhétoriques,les techniques narratives, les structures poétiques, etc. Il existe unehistoiredesformeslittéraires,commedetouteslesformesesthétiquesetcomme de toutes les techniques, du seul fait qu’à travers les âges cesformes durent et se modifient. Le malheur, ici encore, c’est que cettehistoire,pour l’essentiel, resteàécrire,et ilmesemblequesa fondationseraitunedestâcheslesplusurgentesaujourd’hui.Ilestsurprenantqu’iln’existe pas, dumoins dans le domaine français, quelque chose comme

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unehistoirede la rime,oude lamétaphore,oude ladescription :et jechoisis à dessein des « objets littéraires » tout à fait triviaux ettraditionnels.

Il faut s’interroger sur les raisonsdecette lacune,ouplutôtdecettecarence.Ellessontmultiples,etlaplusdéterminantedanslepasséasansdouteétélepréjugépositivistequivoulaitquel’histoirenes’occupâtquedes « faits », et par conséquent négligeât tout ce qui lui apparaissaitcommededangereuses«abstractions».Maisjevoudraisinsistersurdeuxautres raisons, qui sont sans doute plus importantes aujourd’hui. Lapremière,c’estquelesobjetsmêmesdel’histoiredesformesnesontpasencore suffisamment dégagés par la « théorie » littéraire, qui en estencore, du moins en France, à ses balbutiements : à redécouvrir et àredéfinirlescatégoriesformelleshéritéesd’unetraditiontrèsancienneetpré-scientifique. Le retardde l’histoire reflète ici le retardde la théorie,cardansunelargemesure,etcontrairementàunpréjugéconstant,danscedomaineaumoinslathéoriedoitprécéderl’histoire,puisquec’estellequidégagesesobjets.

Uneseconderaison,quiestpeut-êtreunpeuplusgrave,c’estquedansl’analysedesformeselle-même,tellequ’elleestentraindeseconstituer(oureconstituer)aujourd’hui,règneencoreunautrepréjugéquiestcelui— pour reprendre les termes de Saussure — de l’opposition, voire del’incompatibilitédel’étudesynchroniqueetdel’étudediachronique,l’idéequ’onnepeutthéoriserquedansunesynchroniequel’onpenseenfait,oudu moins que l’on pratique comme une achronie : on théorise tropsouvent sur les formes littéraires commesi ces formesétaientdesêtres,nonpastranshistoriques(cequisignifieraitprécisémenthistoriques),maisintemporels. La seule exception notable est celle, on le sait, desformalistes russes, qui ont dégagé très tôt la notion de ce qu’ilsnommaient l’évolution littéraire. C’est Eichenbaumqui, dans un texte de1927oùilrésumel’histoiredumouvement,écritàproposdecetteétape:«Lathéorieréclamaitledroitdedevenirhistoire 9.»Ilmesemblequ’ilya

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làunpeuplusqu’undroit:unenécessitéquinaîtdumouvementmêmeetdesexigencesdutravailthéorique.

Pourillustrercettenécessité,jeciteraisimplementl’exempled’undesraresouvrages«théoriques»parusjusqu’àmaintenantenFrance,lelivredeJeanCohensur laStructuredu langagepoétique.Entreautreschoses,Cohenmontrequ’ilya,duXVIIeauXXesiècledanslapoésiefrançaise,unecroissanceconcomitantedel’agrammaticalitéduvers(c’est-à-diredufaitquelapausesyntaxiqueetlapausemétriquenecoïncidentpas)etdecequ’il appelle l’impertinencede la prédication, c’est-à-direprincipalementl’écartdanslechoixdesépithètesparrapportàunenormefournieparlaprose«neutre»scientifiquedelafinduXIXesiècle.Ayantdémontrécettecroissance, Cohen l’interprète immédiatement, non pas comme uneévolution historique, mais comme une « involution » : un passage duvirtuelàl’actuel,uneréalisationprogressive,parlelangagepoétique,decequidetouteéternitésetrouvaitêtresonessencecachée.Troissièclesde diachronie se trouvent ainsi versés dans l’intemporel : la poésiefrançaiseneseseraitpastransforméependantcestroissiècles,elleauraitsimplementmistoutcetempsàdevenircequ’elleétaitvirtuellement,etavec elle toute poésie, depuis toujours : à se réduire, par purificationssuccessives,àsonessence.Or,sil’onétendunpeuverslepassélacourbedégagée par Cohen, on observe par exemple que le « tauxd’impertinence » qu’il prend au XVIIe siècle comme à son point zéro setrouvait beaucoup plus haut sous la Renaissance et plus haut encore àl’époque baroque, et qu’ainsi la courbe perd de sa belle régularité pourtomberdansuntracéunpeupluscomplexe,apparemmentchaotique,àlasuitenonprévisible, qui est précisément celui de l’empiricité historique.Ceciestun résumé trèsgrossierdudébat 10,maisqui suffirapeut-êtreàillustrermonpropos,àsavoirqu’àuncertainpointdel’analyseformellelepassageà la diachronie s’impose, et que le refus de cette diachronie, ousoninterprétationentermesnonhistoriques,portepréjudiceàlathéorieelle-même.

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Bien entendu, cette histoire des formes littéraires, que l’on pourraitappeler par excellence histoire de la littérature, n’est qu’un programmeaprèsbiend’autres,etilpourraitenadvenircequ’iladvintduprogrammedeLanson.Admettonscependantparhypothèseoptimistequ’ilseréaliseunjour,etterminonssurdeuxremarquesdepureanticipation.

Lapremière,c’estqu’unefoisconstituéesurceterrain,l’histoiredelalittérature rencontrera les problèmes deméthode qui sont actuellementceux de l’histoire générale, c’est-à-dire ceux d’une histoire adulte, parexemplelesproblèmesdelapériodisation,lesdifférencesderythmeselonlessecteursoulesniveaux,lejeucomplexeetdifficiledesvariancesetdesinvariances, l’établissement des corrélations, ce qui signifienécessairement échange et va-et-vient entre le diachronique et lesynchronique,puisque(cesontencorelesformalistesrussesquionteulemérite de dégager cette idée) l’évolution d’un élément du jeu littéraireconsisteenlamodificationdesafonctiondanslesystèmed’ensembledujeu:d’ailleursEichenbaum,dans lepassagequiprécèdeimmédiatementlaphrasequej’aicitéeplushaut,écritquelesformalistesontprécisémentrencontré l’histoire lorsqu’ils sont passés de la notion de « procédé » àcelle de fonction.Ceci, naturellement, n’est pas propre à l’histoire de lalittérature, et signifie simplement que, contrairement à une oppositiontroprépandue,iln’yadevéritablehistoirequestructurale.

Deuxième et dernière remarque : une fois ainsi constituée, et alorsseulement,l’histoiredelalittératurepourraseposersérieusement,etavecquelqueschancesd’yrépondre,laquestiondesesrapportsavecl’histoiregénérale,c’est-à-direavecl’ensembledesautreshistoiresparticulières.JerappelleraisimplementàceproposladéclarationmaintenantbienconnuedeJakobsonetTynianov,quidatede1928,maisn’a rienperdude sonactualité:«L’histoiredelalittérature(oudel’art)estintimementliéeauxautres séries historiques ; chacune de ces séries comporte un faisceaucomplexedeloisstructuralesquiluiestpropre.Ilestimpossibled’établirentrelasérielittéraireetlesautressériesunecorrélationrigoureusesansavoirpréalablementétudiéceslois 11.»

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Communication à la décade de Cerisy-la-Salle sur « l’enseignement de la littérature »,juillet1969.Textecorrigé.

LaPenséesauvage,Plon,1962,p.347.

Programmed’étudessurl’histoireprovincialedelavielittéraireenFrance,février1903;inEssais de méthode, de critique et d’histoire littéraire rassemblés et présentés par HenriPeyre,Hachette,1965,p.81-87.

« Littérature et vie sociale. De Lanson à DanielMornet : un renoncement ? »Annalesd’histoiresociale,III,1941;inCombatspourl’histoire,p.263-268.

AnnalesESC,mai-juin1960,reprisdansSurRacine,Seuil,1963,p.147-167.

Sans doute entre autres, parce que cette lecture idéologique des textes reste plus à laportéedes«littéraires»quelegenred’enquêtesocio-historiqueprogramméeparLansonet Febvre. Il est caractéristique que l’un des rares travaux répondant à ce programme,LivreetSociétéauXVIIIesiècle(2vol.,Mouton,1965-1970),aitétédirigéparunhistorien,F.Furet.

LesCheminsactuelsdelacritique,Plon,1967,p.355.

«AproposdeJean-PaulSartre:Ruptureetcréationlittéraire»,ibid.,p.393-411.

«Lathéoriedelaméthodeformelle»,1925,inThéoriedelalittérature,Seuil,1966,p.66.

Cf.«Langagepoétique,poétiquedulangage»,inFiguresII,Seuil,1969,p.123-153.

«Lesproblèmesdesétudeslittérairesetlinguistiques»,inThéoriedelalittérature,p.138.

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Larhétoriquerestreinte

G. C. : Il y a trois ou quatre ans, revues, articles, essais étaientremplisdumotmétaphore.Lamodeachangé.Métonymieremplacemétaphore.J.L.B.:Jenecroispasqu’ongagnebeaucoupàcettedifférence.G.C.:Bienentendu.

GeorgesCharbonnier,EntretiensavecJorgeLuisBorges.

L’année1969-70avuparaîtreàpeuprès simultanément trois textesd’ampleur inégale, mais dont les titres consonnent d’une manière fortsymptomatique : il s’agitde laRhétoriquegénéraledugroupedeLiège 1,dontonsaitquel’intituléinitialétaitRhétoriquegénéralisée;del’articledeMichelDeguy,«Pourunethéoriedelafiguregénéralisée 2»;etdeceluide Jacques Sojcher, « La métaphore généralisée 3 » ; Rhétorique-figure-métaphore : sous le couvert dénégatif, ou compensatoire, d’unegénéralisation pseudo-einsteinienne, voilà tracé dans ses principalesétapesleparcours(approximativement)historiqued’unedisciplinequin’acessé, au cours des siècles, de voir rétrécir comme peau de chagrin lechampdesacompétence,ouàtoutlemoinsdesonaction.LaRhétoriqued’Aristotenesevoulaitpas«générale»(encoremoins«généralisée»):elle l’était, et l’était sibien,dans l’amplitudede savisée,qu’une théoriedes figures n’y méritait encore aucune mention particulière ; quelques

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pagesseulementsur lacomparaisonet lamétaphore,dansunLivre(surtrois) consacré au style et à la composition, territoire exigu, cantondétourné, perdu dans l’immensité d’un Empire. Aujourd’hui, nous 4 ensommes à intituler rhétorique générale ce qui est en fait un traité desfigures. Et si nous avons tant à « généraliser », c’est évidemment pouravoir troprestreint :deCoraxànos jours, l’histoirede la rhétoriqueestcelled’unerestrictiongénéralisée.

C’estapparemmentdèsledébutduMoyenAgequecommencedesedéfaire l’équilibre propre à la rhétorique ancienne, dont témoignent lesœuvres d’Aristote et, mieux encore, de Quintilien : l’équilibre entre lesgenres(délibératif,judiciaire,épidictique),d’abord,parcequelamortdesinstitutionsrépublicaines,oùdéjàTacitevoyaitunedescausesdudéclinde l’éloquence 5, entraîne la disparition du genre délibératif, et aussi,semble-t-il, de l’épidictique, lié aux grandes circonstances de la viecivique:MartianusCapella,puisIsidoredeSéville,prennentactedecesdéfections:rhetoricaestbenedicendi scientia in civilibusquaestionibus 6 ;l’équilibreentreles«parties»(inventio,dispositio,elocutio),ensuite,parceque la rhétoriquedu trivium, écraséeentregrammaireetdialectique, sevoit rapidement confinée dans l’étude de l’elocutio, des ornements dudiscours,coloresrhetorici.L’époqueclassique,particulièrementenFrance,et plus particulièrement encore au XVIIIe siècle, hérite de cette situationqu’elle accentue en privilégiant sans cesse dans ses exemples le corpuslittéraire(etspécialementpoétique)surl’oratoire:HomèreetVirgile(etbientôtRacine)supplantentDémosthèneetCicéron,larhétoriquetendàdevenirpourl’essentieluneétudedelalexispoétique.

Ilfaudrait,pourdétailleretcorriger 7cettevueplusquecavalière,uneimmenseenquêtehistoriquequidépasserait largementnoscompétences,maisdontRolandBarthesadonnél’esquissedansunséminairedel’Écolepratiquedeshautesétudes 8.Onnevoudraiticiqu’insistersurlesultimesétapes de ce mouvement — celles qui marquent le passage de larhétorique classique à la néo-rhétorique moderne— et s’interroger surleursignification.

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La première de ces étapes est la publication, en 1730, du traitéDesTropes deDumarsais. Cet ouvrage ne prétend certes pas couvrir tout lechampdelarhétorique,etlepointdevueadoptéparlegrammairiendel’Encyclopédie n’est pas même exactement celui d’un rhétoricien, maisplutôt d’un linguiste et plus précisément d’un sémanticien (au sens queBréaldonneraplustardàceterme),commelemanifestebiensonsous-titre:«…oudesdifférentssensdanslesquelsonpeutprendreunmêmemotdansunemême langue».Maispar sonexistenceet sonprestige, ilcontribue fortementàplacer au centredes études rhétoriques,nonplusgénéralementlathéoriedesfigures,mais,defaçonplusspécifiqueencore,celle des figures de sens, « par lesquelles on fait prendre àunmotunesignificationquin’estpasprécisémentlasignificationpropredecemot»,etdoncàplaceraucentredelapenséerhétoriquel’oppositiondupropreetdu figuré (objetdes chapitresVI etVII de lapremièrepartie), etdoncencoreàfairedelarhétoriqueunepenséedelafiguration,tourniquetdufigurédéfinicommel’autredupropre,etdupropredéfinicommel’autredufiguré—etàl’enfermerpourlongtempsdansceméticuleuxvertige.

L’influence de cette réduction tropologique sur l’évolution de larhétorique française, rienne l’illustremieuxque l’œuvrede celui qui seflattait, près d’un siècle plus tard, à la fois d’assumer et de liquiderl’héritage de Dumarsais par une Aufhebung qui s’intitule tout d’abordCommentaireraisonnédesTropes(1818),puisTraitégénéraldesfiguresdudiscours (1821-1827). La « relève » de Dumarsais par Fontanier est eneffet, du point de vue qui nous intéresse ici, d’une remarquableambiguïté:d’unepart,Fontanierélargitdenouveaulechampd’étudeàl’ensemble des figures, tropes et non-tropes ; mais d’un autre côté,reprenant avec une rigueur accrue (par l’exclusion de la catachrèse,commetropenon-figureparcequenonsubstitutif : feuilledepapier, parexemple, où feuille n’évince aucun propre) le critère de substitution qui

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régit l’activité tropologique, et l’étendant à la totalité du champ figural(d’où l’exclusion de telle « prétendue figure de pensée » commen’exprimant rien d’autre que ce qu’elle dit), il tend à faire du trope lemodèle de toute figure, et donc à accentuer encore, en lui donnant unfondement de droit, la restriction de fait amorcée par son devancier.Dumarsaisnefaisaitqueproposeruntraitédestropes;Fontanierimpose(par sonadoption commemanueldans l’enseignementpublic)un traitédes figures, tropes et « autres que tropes » (cette claudicationterminologique est assez éloquente en elle-même), dont l’objet est bientouteslesfigures,maisdontleprincipe(critèred’admissionetd’exclusion)estensonfondpurementtropologique 9.

Voici donc le trope installé au cœur paradigmatique de ce qui n’estplus qu’une théorie des figures mais, par l’effet d’une carence lexicalesingulière et apparemment universelle, continuera néanmoins de senommerrhétorique 10 :belexempledesynecdoquegénéralisante.Maisàce premier geste de Fontanier s’en ajoute un second par lequel seconfirmesonrôle 11defondateurdelarhétoriquemoderne,ouplutôtdel’idéemodernederhétorique:celui-ciportesurlaclassification,oupourparlercommel’époque,surladivisiondestropes.

Dumarsais avait établi une liste, quelque peu chaotique et parfoisredondante, de dix-huit tropes, que l’on n’aura pas trop de mal àraccourcir en réduisant les doublons (ironie-antiphrase) ou les sous-espèces(antonomase,euphémisme,hypallage)etenrejetantversd’autresclasses les « prétendus tropes » comme la métalepse, la périphrase oul’onomatopée. Mais il avait également évoqué, en un chapitre spécial 12

curieusement sans effet sur la disposition de son propre inventaire, lapossibilitéd’une«subordinationdestropes»,c’est-à-dired’uneindicationdu«rangqu’ilsdoiventtenirlesunsàl’égarddesautres».Vossius,déjà,proposaitunetellehiérarchie,oùtouslestropesserapportaient,«commeles espèces aux genres », à quatre principaux : la métaphore, lamétonymie, la synecdoque et l’ironie. Dumarsais esquisse un nouveaurapprochement, celui de la synecdoque et de lamétonymie, réunies en

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tant que fondées toutes deux sur une relation, ou liaison (avec« dépendance » dans la synecdoque), qui n’est ni le rapport deressemblancedelamétaphore,nilerapportdecontrastedel’ironie:c’étaitimplicitement « subordonner » la totalité des tropes aux trois grandsprincipes associatifs de similitude, de contiguïté et d’opposition.Fontanier, lui, restitue toute sa fonction hiérarchique à la distinctionmétonymie/synecdoque,maisenrevancheilexclutl’ironie,commefigure« d’expression » (trope en plusieurs mots, et donc pseudo-trope), etsurtout il ne se contente pas de « rapporter » tous les tropes aux troisgenres fondamentauxqu’il laisse subsister : il ne reconnaît plusque cestrois-là,toutleresteestconfusion,tropesnon-figures,figuresnon-tropes,voirenon-figuresnon-tropes.Lesseulstropesdignesdecenomsontdonc(dansl’ordre)lamétonymie,lasynecdoqueetlamétaphore.Commeonadéjà pu s’en aviser, il suffit maintenant d’additionner ces deuxsoustractions : le rapprochement dumarsien entre métonymie etsynecdoque et l’éviction fontanière de l’ironie, pour obtenir le couplefigural exemplaire, chiens de faïence irremplaçables de notre proprerhétoriquemoderne:MétaphoreetMétonymie.

Cettenouvelle réductionestacquise, sauferreur,dans lavulgateduformalisme russe, dès l’ouvrage de Boris Eichenbaum sur AnnaAkhmatova, qui date de 1923, y compris l’équivalence métonymie=prose,métaphore=poésie.Onlaretrouveavecmêmevaleuren1935dans l’articledeJakobsonsur laprosedePasternak,etsurtoutdanssontexte de 1956, Deux aspects du langage et deux types d’aphasie, oùl’oppositionclassiqueanalogie/contiguïté(quiporte,rappelons-le,surlessignifiésenrelationdesubstitutiondans lamétaphoreet lamétonymie:l’oretleblé,leferetl’épée)sevoitconfirméeparuneassimilationpeut-être audacieuse aux oppositions proprement linguistiques (qui portent,elles, sur des signifiants) entre paradigme et syntagme, équivalence etsuccession.

Cetépisodeesttropprochedenousettropbienconnupourqu’onyinsiste. Il convientpeut-être,en revanche,de s’interroger sur les raisons

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qui ont pu conduire, à l’intérieur même du domaine figural, à uneréduction aussi drastique. Nous avons déjà rappelé le déplacementprogressif de l’objet rhétorique de l’éloquence vers la poésie 13, déjàévident chez les classiques, qui conduit l’attentionméta-rhétorique à seconcentrer de préférence sur les figures à plus forte teneur sémantique(figuresdesignificationenunseulmot),etparmicelles-ci,depréférenceencore sur les figures à sémantisme « sensible 14 » (relation spatio-temporelle, relation d’analogie), à l’exclusion des tropes à sémantismeréputé plus intellectuel, comme l’antiphrase, la litote ou l’hyperbole, deplus en plus sévèrement évincés du champ poétique, ou plusgénéralement de la fonction esthétique du langage. Ce déplacementd’objet,denatureévidemmenthistorique,contribuedoncàprivilégierlesdeuxrelationsdecontiguïté(et/oud’inclusion)etderessemblance.Maisondécèlerait facilementd’autresmouvements convergents, commeceluiquisemontrechezFreudtraitant,dansTotemetTabou,des«principesdel’association».DanssonEsquissed’unethéoriedelamagie(1902),Mauss,conformémentàune traditionqui remonteàTylor, retenait comme loisd’associationmagique les trois principes associationnistes de contiguïté,desimilaritéetdecontrasteoucontrariété.DansTotemetTabou(1912),Freud,répétantsurunautreterrainlegestedeFontanierexcluantl’ironiede la liste des tropes, ne conserve pour principes d’association que lesdeuxpremiers,d’ailleurssubsumésensemblesousleconcept«supérieur»decontact, lasimilaritéétantdéfinie,assezplaisammentenl’occurrence,commeun«contactausensfigurédumot 15».

Le rapprochementde la synecdoqueetde lamétonymieétait,on l’avu,déjàindiquéparDumarsais,mais leconceptde« liaison»étaitchezluiassezvaste(ouassezlâche)pourconteniraussibienlesliaisonssans« dépendance » (c’est-à-dire sans inclusion) qui régissent lamétonymie,que les rapports d’inclusion qui définissent la synecdoque. La notion decontiguïté,aucontraire,révèleouopèreunchoixenfaveurdela«liaisonsansdépendance»,etdoncuneréductionunilatéraledelasynecdoqueàlamétonymie, qui s’explicite d’ailleurs chez Jakobson lorsqu’il écrit par

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exemple:«Uspenskyavaitunpenchantpourlamétonymie,spécialementpour la synecdoque 16. » La justification de ce geste est donnée entreautresparMaussdansletextedéjàévoqué:«Laformelaplussimple(del’association par contiguïté), dit-il, est l’identification de la partie autout 17.»

Il n’est pourtant pas certain que l’on puisse légitimement faire del’inclusion,mêmesoussesformeslesplusgrossièrementspatiales,uncasparticulierde la contiguïté.Cette réduction trouve sansdoute sa sourcedansuneconfusionpresqueinévitableentrelerapportdelapartieautoutet le rapport de cette même partie aux autres parties constitutives dutout : rapport, si l’on préfère, de la partie au reste. La voile n’est pascontiguëaunavire,mais elle est contiguëaumât et à la vergueet, parextension,àtoutlerestedunavire,àtoutcequi,dunavire,n’estpaselle.La plupart des cas « douteux » tiennent à ce choix toujours ouvert,d’envisager soit le rapportde lapartie au tout soit celuide lapartie aureste:ainsidelarelationsymboliqueensonétymonantique,oùl’onpeutlire à la fois une relation de contiguïté entre les deux moitiéscomplémentairesdusumbolon,etunrapportd’inclusionentrechacunedeces deuxmoitiés et le tout qu’elles constituent et reconstituent. Chaquedemi-symbole, d’un même mouvement, appelle l’autre et évoque leurensemble commun.Demêmepourra-t-on liread libitum, dans la figureparl’attribut(soit«couronne»pourmonarque),unemétonymieouunesynecdoque, selon que l’on considère, par exemple, la couronne commesimplementliéeaumonarque,oucommefaisantpartiedelui,envertudel’axiomeimplicite:pasdemonarquesanscouronne.Onvoitalorsqu’àlalimite toute métonymie est convertible en synecdoque par appel àl’ensemblesupérieur,ettoutesynecdoqueenmétonymieparrecoursauxrelationsentrepartiesconstituantes.Lefaitquechaquefigure-occurrencepuisses’analyserdedeuxmanièresauchoixn’impliquecertespasquecesdeux manières n’en fassent qu’une, non plus qu’Archimède n’est de lamêmefaçon à la foisprinceetgéomètre,maisonvoitbiencommentenfaitcegenrededoubleappartenancepeutfavoriserlaconfusion.

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Resteévidemmentàexpliquerpourquoicetteconfusionajouéplutôtdans un sens que dans l’autre, au profit de lamétonymie et non de lasynecdoque. Il se peut qu’ici la notion pseudo-spatiale de contiguïté aitjouéunrôlecatalyseurenproposantunmodèlederelationàlafoisplussimpleetplusmatérielquetoutautre.Maisilfautencoreobserverquesicettenotion joueen faveurde lamétonymie,cen’estpassansopérer,àl’intérieurmêmeduchampdecette figure,unenouvelle réduction ; carbien des relations couvertes par lamétonymie classique (l’effet pour lacauseetréciproquement,lesignepourlachose,l’instrumentpourl’action,lephysiquepourlemoral,etc.)neselaissentpassifacilement,sicen’estparmétaphore,rameneràuneffetdecontactoudeproximitéspatiale:quel genre de « contiguïté » pourraient bien entretenir le cœur et lecourage, le cerveauet l’intelligence, lesentrailleset lapitié?Rapportertoute métonymie (et a fortiori toute synecdoque) à une pure relationspatiale, c’est évidemment restreindre le jeu de ces figures à leur seulaspectphysiqueou«sensible»,et làencoresedécèle leprivilègepeuàpeu conquis par le discours poétique dans le champ des objetsrhétoriques,ainsiqueledéplacementeffectuéparcediscourslui-même,àl’époquemoderne,verslesformeslesplusmatériellesdelafiguration.

Acetteréductionprogressivedesfiguresde«liaison»auseulmodèlede lamétonymie spatiale, répondde l’autre côté—celuides figuresde« ressemblance»—uneréductionsensiblementsymétrique,qui joue iciau profit de la seule métaphore. On sait en effet que le terme demétaphore tend de plus en plus à recouvrir l’ensemble du champanalogique : alors que l’ethos classique voyait dans la métaphore unecomparaisonimplicite 18,lamodernitétraiteraitvolontierslacomparaisoncomme une métaphore explicitée ou motivée. L’exemple le pluscaractéristique de cet usage se trouve évidemment chez Proust, qui n’acessé d’appeler métaphore ce qui dans son œuvre, le plus souvent, estpure comparaison. Ici encore, les mobiles de la réduction apparaissentassez clairement dans la perspective d’une figuratique centrée sur lediscours poétique ou à tout le moins (comme chez Proust) sur une

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poétique du discours : nous n’en sommes plus aux comparaisonshomériques, et la concentration sémantique du trope lui assure unesupériorité esthétique presque évidente sur la forme développée de lafigure. Mallarmé se flattait d’avoir banni le mot « comme » de sonvocabulaire. Pourtant, si la comparaison explicite tend à déserter lelangagepoétique,iln’envapasdemême,remarquons-leenpassant,dansl’ensembledudiscours littéraireetencoremoinsdans la langueparlée ;d’autant que la comparaison peut racheter lemanque d’intensité qui lacaractériseparuneffetd’anomaliesémantiquequelamétaphorenepeutguère se permettre sous peine de rester, en l’absence du comparé,totalementinintelligible.Ceteffet,c’estenparticuliercequeJeanCohenappelle l’impertinence 19.Chacunsesouvientduversd’Eluard,«Laterreest bleue comme une orange », ou de la série ducassienne des « beaucomme…» ; pensons également au goût du langagepopulaire pour lescomparaisons arbitraires (« … comme la lune »), ou antiphrastiques(« aimable comme une porte de prison », « bronzé comme un cachetd’aspirine»,«frisécommeunœufdur»),ouplaisammenttiréespar lescheveux, comme celles qui animent la diction d’un Peter Cheyney, d’unSanAntoniooud’unPierrePerret:«lescuissesouvertescommelemisseld’une dévote ». Une théorie des figures d’analogie trop centrée sur laformemétaphorique se condamne à négliger de tels effets, et quelquesautres.

Ajoutonsenfinquelaréductionau«pôlemétaphorique»detouteslesfigures d’analogie ne lèse pas seulement la comparaison,mais plusieursformes de figures dont la diversité ne semble pas avoir été jusqu’icitotalement prise en compte. On oppose généralement métaphore etcomparaisonaunomdel’absencedansl’uneetdelaprésencedansl’autredutermecomparé.Cetteoppositionnemeparaîtpastrèsbienformuléeen ces termes, car un syntagme du typepâtre promontoire ou soleil coucoupé, qui contient à la fois comparant et comparé, n’est pas considérécommeunecomparaison,nonplusqued’ailleurscommeunemétaphore,et finalement reste pour compte faute d’une analyse plus complète des

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éléments constitutifs de la figure d’analogie. Il faut, pour bien faire,considérer la présence ou l’absence non seulement du comparant et ducomparé(«vehicle»et«tenor»,danslevocabulairedeRichards),maisaussidumodalisateurcomparatif(comme,pareilà,ressembler,etc.),etdumotif(«ground»)delacomparaison.Onobservealorsquecequenousappelons généralement « comparaison » peut prendre deux formessensiblement différentes : comparaison non motivée (mon amour estcomme une flamme), et comparaisonmotivée (mon amour brûle commeune flamme), nécessairement plus limitée dans sa portée analogique,puisqu’un seul sème commun (chaleur) est retenu commemotif, parmid’autres (lumière, légèreté, mobilité) que la comparaison non motivéepourraità tout lemoinsnepasexclure ;onvoitdoncque ladistinctionentrecesdeux formesn’estpas toutà fait inutile. Il apparaîtégalementquelacomparaisoncanonique,soussesdeuxespèces,doitcomporternonseulement comparant et comparé, mais aussi le modalisateur, fauteduquelonauraplutôtaffaireàune identification 20,motivéeounon,soitdutypemonamour(est)uneflammebrûlante,oumonamourbrûlant(est)une flamme (« Vous êtesmon lion superbe et généreux »), soit du typemonamour(est)uneflamme(«Achilleestunlion»,«pâtrepromontoire»déjà cité). L’ellipse du comparé déterminera encore deux formesd’identification, l’une encore motivée, du typemon ardente flamme, etl’autresansmotif,quiestlamétaphoreproprementdite:maflamme.Letableau ci-dessus rassemble ces différentes formes, plus quatre étatselliptiques moins canoniques mais assez concevables 21, comparaisonsmotivées ou non avec ellipse du comparant (mon amour est brûlantcomme… oumon amour est comme…) ou du comparé (… comme uneflamme brûlante, ou… comme une flamme) : ces formes en apparencepurementhypothétiquesnesontpastoutàfaitànégliger,commel’abienvu Jean Cohen : qui par exemple se souvient du comparé des « beaucomme… » de Lautréamont, où la discordance entre le motif et lecomparantimporteévidemmentplusquel’attributionduprédicattotalau

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grandducdeVirginie,auvautour,auscarabée,àMervynouàMaldororlui-même?

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Cetableauunpeuexpéditif 22n’apasd’autrebutquedemanifesteràquelpointlamétaphoren’estqu’uneformeparmibiend’autres,etquesapromotionaurangdefigured’analogieparexcellenceprocèded’unesortede coup de force. Mais il reste à considérer un dernier 23 mouvementréducteur, par lequel la même métaphore, absorbant son ultimeadversaire,vasefaire,«tropedestropes»(Sojcher),«figuredesfigures»(Deguy),lenoyau,lecœuretfinalementl’essenceetpresqueletoutdelarhétorique.

Onarappelétoutà l’heure lafaçondontProustbaptisaitmétaphoretoutefigured’analogie:ilfautmaintenantajouterqu’illuiarrive,parunlapsustoutàfaitsignificatif,d’étendrecetteappellationàtouteespècedetrope,mêmeleplustypiquementmétonymique,commelalocution«fairecattleya»(pourfairel’amourenutilisantcommeaccessoire,ouàtout lemoinscommeprétexte,unbouquetdecattleyas 24).Jetenteplus loindemontrerqu’ungrandnombredes«métaphores»proustiennessontenfaitdesmétonymies,oudumoinsdesmétaphoresàfondementmétonymique.Le fait queniProustni laplupartdes critiquesne s’en soient avisés estcaractéristique,même si cette confusion, ou impropriété, procède d’unesimplecarenceterminologique:audébutduXXesiècle,métaphoreestundes rares termes survivant du grand naufrage de la rhétorique, et cettesurvie miraculeuse n’est évidemment ni fortuite ni insignifiante. Pourd’autres,l’alibiterminologiqueestmoinsrecevable,commelorsqueGéraldAntoine appellemétaphoreun sloganpublicitaire tel queVous pesez dixans de trop, où se lit assez clairement la désignation de la cause parl’effet 25, ou lorsque Jean Cohen ne veut voir dans le bleus angélus deMallarméqu’unesynesthésieanalogique 26;etl’onsaitderestequeLacantrouva un jour dans le dictionnaire Quillet cet échantillon de«métaphore»quineluiparutpas«suspectd’êtresélectionné»:sagerben’étaitpointavarenihaineuse 27.

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Chez les rhétoriciens aussi avertis que les membres du groupe deLiège, on trouve encore une inflation de la métaphore qui ne peutévidemmentrelevernidel’ignorancenidel’étourderie:c’estainsiquecegroupechoisitpoursiglelalettreµ,«initialedumotquidésigne,engrec,laplusprestigieusedesmétaboles».Ilsetrouvequelamêmeinitiale,etpour cause, se trouve dans métonumia, mais aucune hésitation n’estpossible sur l’identité de la prestigieuse métabole, surtout si l’on serapporte à un autre passage de laRhétorique générale, où l’on peut lireque la métaphore est la « figure centrale de toute rhétorique 28 ».Prestigieuse pouvait paraîtreunpeu juvénile,mais rendait compted’uneopinion commune 29, Centrale, en revanche, procède d’un mouvementdélibéré de valorisation, qui rappelle irrésistiblement la remarque deBachelardsurleshiérarchiesanimalesdeBuffon:«Lelionestleroidesanimauxparcequ’il convientàunpartisande l’ordreque tous lesêtres,fussentlesbêtes,aientunroi 30.»Demême,sansdoute,lamétaphoreestla « figure centrale de toute rhétorique » parce qu’il convient à l’esprit,danssafaiblesse,quetouteschoses,fût-celesfigures,aientuncentre.

Ainsi, en vertu d’un centrocentrisme apparemment universel etirrépressible,tendàs’installer,aucœurducœurdelarhétorique—oudece qu’il nous en reste — non plus l’opposition polairemétaphore/métonymie,oùpouvaitencorepasserunpeud’airetcirculerquelquesdébris d’un grand jeu, mais la seule métaphore, figée dans saroyauté inutile. « Si la poésie, écrit Jacques Sojcher, est un espace quis’ouvre dans le langage, si par elle les mots reparlent et le sens seresignifie, c’est qu’il y a entre la langue usuelle et la parole retrouvéedéplacement de sens, métaphore. La métaphore n’est plus, dans cetteperspective, une figure parmi d’autres, mais la figure, le trope destropes 31.»Onremarqueicilerecoursimpliciteàlapreuveétymologique,selonquoi tout «déplacementde sens » estmétaphore. Faut-il rappelerquelemêmeargument,s’ilpouvaitvaloirquoiquecefût,levaudraittoutaussibienpourmétonymie,métalepse,hypallage,antonomaseetquelquesautresencore?

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Plus imposante (même si l’on fait abstraction du génie poétique del’auteur) est l’argumentation de Michel Deguy dans l’article, déjà cité,«Pourunethéoriedelafiguregénéralisée»,quipourraitbien,etàplusjuste titre, s’intituler lui aussi Métaphore généralisée : « S’il s’agit desubordonnerunedesespècesàungenre,c’estlamétaphore,oufiguredesfigures, qui peut jouer le rôledugenre… Il n’y a qu’ungenre suprême,celuidelafigureoumétaphore…Métaphoreetmétonymieappartiennent,sous leurdifférencesecondaire,àunemêmedimension—pour laquellele terme de métaphoricité peut servir en général 32. » Cette supérioritéhiérarchiquesivigoureusementaffirmée,Deguylafondesurl’idéequelesystèmede la tropologieclassico-moderne(Fontanier-Jakobson),dans lepartagemêmequ’ileffectueentrelesfigures,obéitàunmodèleperceptifspatialisé—contiguïtéouproximitéoujuxtapositionpourlamétonymie,intersection pour la synecdoque, ressemblance, « qui renvoie à lasuperposition possible », pour la métaphore—, et par conséquent déjàmétaphorique.

Cettedescriptiondupartagetropologiquen’estpastoutàfaitexacte,dumoinsencequiconcernel’époqueclassique.Nousavonsdéjàconstatéque le concept de contiguïté, utilisé par les modernes, réduisait à uneseule les diversesmodalités du rapportmétonymique, auquel Fontanierlui-même laissait une extension bien plus vaste sous l’appellationprudentede«tropesparcorrespondance».Leschémadel’intersectionn’aàvraidire jamais,enaucunetropologie,classiqueoumoderne,défini lasynecdoque:ils’agitenfaitd’uneinclusion,ouappartenance(Fontanierdit « connexion »), et plutôt de type logique que spatial : l’inclusiondevoiledansnavireestspatialesil’onveut,maisàaucundegrécelledeferdansépée,oud’hommedansmortel.S’ilenétaitainsi, lesrhétoriciensnedéfiniraient pas la figure « boire un verre » comme ils le fontconstamment, c’est-à-dire comme une métonymie du contenant, maiscomme une synecdoque, considérant que le vin est « inclus » dans leverre : bévue qu’ils n’ont jamais commise. De même, le rapport desuperposition,verslequelDeguypousseceluideressemblanceaunomde

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la rhétorique, n’a jamais défini la métaphore ; les Liégeois l’analysentplutôt, et à juste titre, comme co-possessionpartielle de sèmes, et donccommeintersectionlogique:entreoretblé, ilyaunsèmecommunquiest lacouleur,et lasubstitutiond’unsignifiantà l’autredans le textenesignifienullepart superpositiondesdeuxsignifiés,ouàcecompte touteespècedetroperépondraitàceschéma.

Cegauchissement,queDeguyopèresurlesconceptsdelatropologiepourmieuxendégagerl’essencemétaphorique,semanifesteencoredanssonanalysedelasyllepseselonFontanier.Reprenantl’exempleracinien:«Unpèreenpunissant,Madame,esttoujourspère»,ilaccuseFontanierde considérer d’abord comme sens propre « la propriété de copulateur-géniteur », puis comme sens figuré « tout le reste de la paternité, ycompris une chose aussi naturelle 33 que “les sentiments, le cœur d’unpère” », etplus loin ildésigne le sentimentpaternel commeétant,dansl’espritdeFontanier,unajout«métaphorique»;etderécuserjustementune sémantique aussi grossière. L’ennui est que cette sémantique n’estnullement celle de Fontanier, pour qui le second père de « un père esttoujourspère»n’estpasunajoutmétaphoriquemais,toutaucontraire,laréduction synecdochique d’un sens « premier » (celui, justement, dupremierpèredans laphrase)d’abord total.Relisonseneffet le textedesFiguresdudiscours 34:«Unpère,c’est-à-direceluiquialaqualité,letitredepère:senspropre.Esttoujourspère,c’est-à-dire,atoujours,mêmedanssesrigueurs,lessentiments,lecœurd’unpère,esttoujoursbonettendrecommeunpère:sensfiguré,etàpeuprèsmêmesortedesynecdoquequeci-dessus»—etreportons-nouseffectivementaudébutdecetarticlesurla«syllepsedesynecdoque».Nousytrouvonscedoubleexemple:«Lesinge est toujours singe, et le loup toujours loup », commenté en cestermes:«Celaveutdirequeriennepeutchangerlenaturel, lesmœursdusingeetduloup,etquecesanimauxseronttoujourslesmêmesàcetégard.Le singeet le loupsont là,d’abord,pourcesanimauxmêmes,etdans toute lacompréhensiondes idéesque l’unet l’autremotexprime :sens propre ; et ensuite ils sont pour quelque chose seulement de ces

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animaux,pourleursmœurs,pourleurnaturel:sensfiguré,etsynecdoquedu tout pour la partie. » Le sens premier selon Fontanier n’est donc enl’occurrence,nipoursinge,nipour loup,nipourpère,cesensréduitauxpropriétés biologiques queDeguy veut y voir,mais au contraire le senspris dans toute sa compréhension des idées qu’il exprime, et c’est ici le«figuré»quirestreint.L’élargissement«métaphorique»dontonaccuseFontaniern’existedoncpas,etlorsqueDeguyconclut:«lapolysémieestpremière»,ilneréfutepaslarhétorique,illarépète 35.

Onvoit doncque le caractèremétaphorique attribuéparDeguyauxdéfinitions de la rhétorique classique et, par suite, de leur repriselinguistique,estunpeu forcépar sapropre lecture.Ausurplus,etpeut-être surtout, on voit mal comment il est possible d’invalider les« divisions » tropologiques, et spécialement l’oppositionmétaphore/métonymie, au nom du fait qu’elles reposent… sur unemétaphore. Pourquoimétaphore ? L’articulationdu grief suppose admiscelamêmequelegriefviseàrécuser.L’oppositionnepeutêtreà lafoisdéconstruite et renvoyée à l’un de ses termes : on peut dire que lespartagesde la rhétoriquesontoiseux,etque toutes les figuresn’en fontqu’une, mais à condition de ne pas la nommer « métaphore » plutôtqu’antanaclaseoupolyptote,souspeinederévélerinévitablementcequej’appelleraisimplement,etsansaucuneintentionpolémique(chacunalessiens),unpartipris. Ilmesembleeneffetque leprofonddésirdetouteune poétique moderne est bien à la fois de supprimer les partages etd’établirlerègneabsolu—sanspartage—delamétaphore.Leresten’estpeut-êtrequemotivation.

Lemouvement séculaire de réduction de la rhétorique semble doncaboutir à une valorisation absolue de la métaphore, liée à l’idée d’unemétaphoricité essentielle du langage poétique — et du langage engénéral 36. Avant de nous interroger sur la signification de ce dernier

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avatar, il n’est peut-être pas inutile de noter deux traits de lexique quiprocèdentsansdoutedelamêmetendance,etdontl’actionenretour,entoutcas,nepeutmanquerdelarenforcer.Lepremierestl’emploisouventabusif, dans notre vocabulaire critique, du terme image pour désigner,nonseulement les figuresparressemblance,mais touteespècede figureou d’anomalie sémantique, alors que le mot connote presqueinévitablementparsonorigineuneffetd’analogie,voiredemimésis.Onsait en particulier quelle fortune a connue ce terme dans le lexique dusurréalisme, au point que son emploi dispense généralement de touteautre désignation des procédés propres à l’écriture surréaliste, et plusgénéralementàlapoésiemoderne.Iln’estpascertainquedessyntagmescomme«j’entendslesherbesdetonrire»,ou«lesbarquesdetesyeux»(Eluard),oul’inévaporable«roséeàtêtedechatte»(Breton)selaissentréduiresansdommageàunprocessuspurementmétaphorique;cen’estpasicilelieud’entamerleuranalysesémantique,peut-êtrehorsdesprisesdes instruments à nous légués par la tradition classique : remarquonsseulement que l’emploi du mot image fait ici écran, sinon obstacle àl’analyse,etinduitsanscontrôleàuneinterprétationmétaphoriquepeut-êtrefautive,etàtoutlemoinsréductrice.

L’autre indice convergent est, en français dumoins, le déplacement(lui aussi réducteur) du sens du mot symbole. On sait que le grecsumbolondésigneoriginairement,commenousl’avonsrappeléplushaut,unrapportmétonymico-synecdochiqueentrelesparties,ouentrechaquepartieetl’ensemble,d’unobjetcoupéendeuxpourservirultérieurementde signe de reconnaissance. Mais laissons l’étymologie, que chacun esttoujours enclin à invoquer lorsqu’elle favorise sa thèse : le fait est quel’emploiréeldutermedanslalanguefrançaisevisen’importequelrapportsémiotiquemotivé(etmême,enmathématiques, immotivé)—quecettemotivation soit d’ordre analogiqueou autre, comme l’indiquebien cettephrase deMarmontel citée par Littré : « La faucille est le symbole desmoissons,labalanceestlesymboledelajustice»,oùlesecondexempleestévidemmentmétaphorique,et lepremier typiquementmétonymique.

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Mais cette variété dans l’emploi de fait n’empêche nullement la« conscience linguistique » commune de définir le symbole comme unsigne analogique— ainsi qu’en témoigne éloquemment sa confiscationparlemouvementsymboliste,dontl’esthétiquesefondecommeonlesaitsur l’«universelleanalogie»,etainsique l’exprimeen toutequiétude leDictionnaire philosophique de Lalande (cité dans le Petit Robert),définissant ainsi le symbole : « ce qui représente autre chose en vertud’une correspondance analogique ». Ici encore, donc, l’analogie tend àmasquer—ouàsubmerger—touteespècederelationsémantique.

Il serait facile (dans tous les sens du mot) d’interpréter de tellesannexionsentermesd’idéologie,voiredethéologie:onsait,parexemple,cequelethèmebaudelairiendelacorrespondancedelaTerreauCieldoitàunetraditionàlafoisplatonicienneetjudéo-chrétienne.Danslecouplemétaphore-métonymie, il est tentant de retrouver l’opposition entrel’esprit de transcendance religieuse et l’esprit terre à terre, voué àl’immanence d’ici-bas.Métonymie etMétaphore, ce sont les deux sœursde l’Évangile : Marthe, l’active, la ménagère, qui s’affaire, va et vient,passe, chiffon en main, d’un objet à l’autre, etc., et Marie, lacontemplative, qui a « choisi la meilleure part » et ira droit au Ciel.Horizontal versus vertical. On pourrait ainsi classer les esprits en«matérialistes»(prosaïques),ceuxqui—commeFreud—privilégientle« contact 37 » et ne voient dans la similitude que son insipide reflet, et«spiritualistes»(poétiques),portésaucontraireàéluderlecontact,oudumoins à le sublimer en termes d’analogie.Nous ne pousserons pas plusloince jeud’extrapolationsmanichéistes,dont les stations terminalesneréserventaucunesurprise.Mieuxvautsansdouteexaminer ici,avantdeconclure,l’undesmotifspsychologiques—leplusdéterminantpeut-être—decettevalorisationdel’analogique.

Par définition, tout trope consiste en une substitution de termes, etparconséquentsuggèreuneéquivalence entre cesdeux termes,mêmesi

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leurrapportn’estnullementanalogique:direvoilepournavire,c’estfairede la voile le substitut, donc l’équivalent du navire. Or, le rapportsémantique le plus proche de l’équivalence, c’est évidemment lasimilitude, spontanément ressentie commeune quasi-identité,même s’ilne s’agit que d’une ressemblance partielle. Il y a donc, semble-t-il, uneconfusionpresque inévitable, et qu’on serait tentéde considérer comme«naturelle»,entrevaloirpouretêtrecomme,aunomdequoin’importequel trope peut passer pour une métaphore 38. Toute sémiotiquerationnelle doit se constituer en réaction contre cette illusionapparemmentpremière,illusionsymbolistequeBachelardauraitpurangerau nombre de ces obstacles épistémologiques que la connaissanceobjectivedoitsurmonterenles«psychanalysant».Lamotivationillusoiredu signe, par excellence, c’est la motivation analogiste, et l’on diraitvolontiers que le premier mouvement de l’esprit, devant un rapportsémantiquequelconque,estdeleconsidérercommeanalogique,mêmes’ilestd’uneautrenature,etmêmes’ilestpurement«arbitraire»,commeilarriveleplussouventdanslasémiosislinguistiqueparexemple:d’oùlacroyance spontanée en la ressemblance desmots aux choses, qu’illustrel’éternelcratylisme—lequelatoujoursfonctionnécommel’idéologie,oula«théorieindigène»dulangagepoétique.

Pendantdeux siècles (leXVIIe et leXVIIIe), et surtout en France, cettetendance«naturelle»àlavalorisation(etparfoisàlasurestimation)durapportanalogiqueaétérefoulée—cequin’étaitsansdoutepaslabonnefaçon de la « psychanalyser » — par l’objectivisme répressif propre àl’éthosclassique,quiconsidéraitaprioritoutemétaphorecommesuspected’excès fantasmatique, et tenait soigneusement en lisière l’imagination«symbolique» 39.Onsaitcommentleromantismeetlesymbolismeluiontrendulaliberté;maislesurréalisme,aumoinsdanssadoctrine,estrestéà cet égard plus fidèle qu’on ne le croit généralement à l’esprit duXIX

esiècle,commelemontreassezbiencettedéclarationd’AndréBreton:«(Auprèsdelamétaphoreetdelacomparaison)lesautres“figures”quepersisteàénumérer la rhétorique sontabsolumentdépourvuesd’intérêt.

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Seul le déclic analogique nous passionne : c’est seulement par lui quenouspouvonsagirsurlemoteurdumonde 40.»Lapréférences’exprimeicisansdétour,commec’estsondroit,maispourlecoupc’estlamotivationqui nous arrête — et, disons-le, qui nous gêne ; car cette action paranalogie sur le«moteurdumonde»nepeutvraimentavoirqu’unsens,quiest:retouràlamagie.

Il va de soi, j’espère, que l’on ne propose ici ni à la poésie ni à lapoétiquederenonceràl’usageouàlathéoriedelamétaphore.Cequiestvraienrevanche,c’estqu’unemétaphorique,unetropologie,unethéoriedes figures, ne nous laissent pas quittes avec la rhétorique générale, etmoins encore avec cette « nouvelle rhétorique » (si l’on veut) qui nousmanque(entreautres)pour«agirsurlemoteurdumonde»,etquiseraitunesémiotiquedesdiscours.Detouslesdiscours 41.

Aussi, pour une fois, et d’une certaine manière, pourrions-nousécouterleconseilambiguduvieiletjeuneauteurdeFalstaff:«Torniamoall’antico,saraunprogresso.»

Larousse,Paris,1970.

Critique,octobre1969.

Revueinternationaledephilosophie,23eannée,no87,f.I.

Cenousn’estpasdecourtoisieetselonlafigureappeléecommunication.Lereproche,sireproche il y a, s’adresse ici tout autant à celui qui l’articule, et qui, dans l’actuel abusrelatifdelanotiondefigure,auraitquelquepeineàsetenirpourtoutàfaitinnocent.Lacritiqueseraiciuneformedéguisée(etcommode)del’autocritique.

Dialoguedesorateurs,XXXVI-XXXVII.

Curtius,Littératureeuropéenne,p.94.

A.KibédiVarga(RhétoriqueetLittérature,Didier,Paris,1970,p.16-17)contesteque larhétorique française classique soit, comme nous l’avons dit ailleurs, « surtout unerhétoriquedel’elocutio»,etl’ensembledesonlivredémontreeneffetl’intérêtdecertainsrhétoriciens des XVIIe et XVIIIe siècles pour les techniques d’argumentation et decomposition.C’estlàunequestiond’accentetdeproportionsrelatives,etaussidechoix

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des références :Vargas’appuie surBarry,Legras,Crevier,etmoi surLamy,Dumarsais,Fontanier. Il faudrait dépouiller systématiquement, par exemple, la centaine de titresréunis par P. Kuentz (XVIIe siècle no 80-81). Ilme semble aussi que la part consacrée àl’elocutio, même quand elle n’est pas la plus grande, est à cette époque déjà la plusvivante, la plus originale par rapport auxmodèles antiques, et donc la plus productive(malgré lamatièreneuve apportéepar l’éloquence sacrée). Peut-être est-ceun effet deprojection?MaisVarga lui-mêmeapportede l’eauàcemoulinenrelevantqueRamus,dèsleXVIesiècle,proposaitd’affecteràladialectiquel’inventioetladispositio,nelaissantàlarhétoriquequel’artdel’elocutio.

«L’anciennerhétorique»,Communications16,décembre1970.

Jerenvoieiciàl’IntroductiondelarééditiondesFiguresdudiscours,Flammarion,1968.

Ilfautsortir,bienoumal,decettecarence:aussiproposerai-jededésignercettepartiedelarhétoriquedunomdefiguratique,quiaumoinsneprêtepasàéquivoque.

Rôle symbolique, faut-il préciser, car si sonmanuel fut très utilisé, dans les classes aucoursduXIXesiècle,soninfluenceultérieuresembleavoirétéàpeuprèsnulle,jusqu’àsarécenterésurrection.

II,chap.21.

Ouverslaproseécriteconsidéréedanssafonctionesthétique,commelefaitlastylistiquemoderne.

Rappelons encore cette phrase du P. Lamy : « Les métaphores rendent toutes chosessensibles.»

«Lesdeuxprincipesdel’association,lasimilitudeetlacontiguïté,trouventleursynthèsedansuneunitésupérieure:lecontact.L’associationparcontiguïtééquivautàuncontactdirect,l’associationparsimilitudeestuncontactausensfigurédumot.Lapossibilitédedésigner par le même mot les deux variétés d’association prouve déjà que le mêmeprocessuspsychiqueprésideàl’uneetàl’autre»(TotemetTabou,trad.S.Jankélévitch,PetiteCollectionPayot,p.100-101).Cettedichotomiereprendévidemment l’oppositionétablie par Frazer entre imitation et contagion. On sait pourtant quelle place laTraumdeutung(1900)etleWitz(1905)faisaientàla«représentationparlecontraire»dansletravaildurêveetdumotd’esprit,etcommentlafiguredel’antiphrasereviendraplustarddanslarhétoriquedeladénégation(DieVerneinung,1925).

Essais de linguistique générale, p. 65. La réduction s’énonce déjà incidemment, chezDumarsais,Tropes,II,4:«Lasynecdoqueestdoncuneespècedemétonymieparlaquelle(…)jeprendslepluspourlemoins,oulemoinspourleplus.»

Sociologie et Anthropologie, p. 57. Voir encore Jakobson, « Remarques sur la prose dePasternak»,trad.fr.inPoétique7,p.317:«Lepassagedelapartieautoutetdutoutàlapartien’estqu’uncasparticulierduprocessus(del’associationparcontiguïté).»

«…envertud’unecomparaisonquiestdansl’esprit»(Dumarsais,II,10).

«Lacomparaisonpoétique:essaidesystématique»(Langages,12,décembre1968).

J’emprunte ce terme à Danielle Bouverot, « Comparaison et Métaphore », Le Françaismoderne, 1969. L’auteurproposeune répartitiondes « images » (figuresd’analogie) enquatretypes:comparaison(«Lanuits’épaississaitainsiqu’unecloison»),quicorrespond

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ànotrecomparaisonmotivée;identificationatténuée(«Etcetteimmensenuitsemblableauvieuxchaos»),quicorrespondànotrecomparaisonnonmotivée;identification(«Lanuit,maussadehôtesse»),quejespécifiecommeidentificationnonmotivée;métaphore(« Entends la douce nuit qui marche »). La différence essentielle entre les deuxclassifications porte sur l’importance accordée à la présence ou à l’absence dumodalisateur,quidéterminepourmoiladistinctionentrecomparaisonetidentification.

Marquésicid’unastérisque.

Il néglige en particulier le rôle de la copule et ses différentes formes. Voir à ce sujetChristineBrooke-Rose,AGrammarofMetaphor,Londres,1958.

Ce qualificatif n’est évidemment pas à prendre ici en un sens rigoureusementchronologique.Danslemouvementquenousdécrivons,certainesétapessechevauchent,etProust,parexemple,représenteunstadederestrictionplus«avancé»queJakobson.

«Bienplustard,quandl’arrangement(oulesimulacreritueld’arrangement)descattleyasfut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore “faire cattleya”, devenue unsimplevocablequ’ilsemployaientsansypenserquandilsvoulaientsignifier l’actedelapossessionphysique…survécutdans leur langage,oùelle lecommémorait,àcetusageoublié»(Pléiade,I,p.234).

«Pouruneméthoded’analyse stylistiquedes images »,LangueetLittérature, LesBellesLettres,Paris,1961,p.154.

Structuredulangagepoétique,p.128-129.

Écrits, p. 506 ; confusion notée par J. F. Lyotard, Discours, Figure, Klincksieck, 1971,p.256:«Ilmesemblequesagerben’étaitpoint…estunboncasdemétonymie,sagerbeétantprisecommeemblèmedeBooz.»Lacanproposed’ailleurs(p.507)pour«formule»delamétaphore:«unmotpourunautre»,cequiestladéfinitiondutropeengénéral.Lyotarddéclarecetteformule«entièrementconvenable»,mais luireprocheaussitôtdenepasdirecequiest« l’essentieldelamétaphore».Commentunedéfinitionquiometl’essentielpeut-elleêtre«entièrementconvenable»?Avraidire,cetessentieln’estpaspour Lyotard la relation d’analogie entre teneur et véhicule, mais (selon le parti prissurréaliste érigé ici en norme et en critère) la nouveauté, voire l’arbitraire de leurrapprochement, le fait d’une « substitution non autorisée par l’usage » : « La vraiemétaphore,letrope,commenceavecl’excèsdansl’écart,aveclatransgressionduchampdes substituables reçus par l’usage » (p. 254-255). Ainsi, selon Lacan, « gerbe » pourmoissonneur est unemétaphore, et selon Lyotard, « flamme » pour amour, étant dans«l’usage»,n’enestsansdoutepasune.Lanotiond’usage,audéfinisingulier,commes’iln’yenavaitqu’un,estévidemmentici,commeailleurs,sourcedeconfusion,larhétoriquevivantaucontrairede lapluralitédesusages.Pourtant,Lyotardn’asansdoutepas tortquand il reproche à Jakobson son extension subreptice du concept (rhétorique) demétaphore à l’ensemble des relations (linguistiques) de sélection—et j’ajouterais : duconceptdemétonymieàl’ensembledesrelationsdecombinaison.

P.7et91.(Soulignéparnous.)

RappelonsqueTesaurovoyaitdanslamétaphorela«reinedesfigures»(J.Rousset,LaLittérature de l’âge baroque, p. 187), et Vico « la plus lumineuse des figures » ; etqu’Aristotelui-mêmeytrouvaitl’indiced’unesortedegénie(euphuia),ledonde«voirlesressemblances»(Poétique,1459a).

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Formationdel’espritscientifique,p.45.

Art.cit.,p.58.

Art.cit.,p.841,852,861.

C’estDeguyquisouligne(p.848).

P.107.

Même infléchissement lorsque Deguy récuse la division des métaphores enanimé/inanimé comme elle-même métaphorique, « quand le tout de l’être est visé“comme”vieensouffle(spiritus, anima) pourqu’il puissemêmey avoirunedifférencetellequedel’animéàl’in-animé!»(p.847).Maissoufflepourvieprocède,luiaussi,d’unesynecdoque (comme attribut) ou d’une métonymie (comme effet et signe), nullementd’unemétaphore.

Il n’est certes pas question ici de nier cette métaphoricité d’ailleurs évidente. Maissimplementderappelerquelafigurativitéessentielleàtoutlangageneseréduitpasàlamétaphore.

IlfaudraitbiensavoirquelmotallemandtraduiticileDrJankélévitch,maispourquelqueraisonlemotfrançaismeparaîtdécidémentirremplaçable.

C’est à peuprès ce que laisse entendreFontanier lorsque, critiquant la définitionde lamétaphoreparDumarsais(transportdesignification«envertud’unecomparaisonquiestdans l’esprit »), il écrit : « Si la métaphore a lieu par la comparaison, et par unecomparaisonmentale,n’a-t-ellepasceladecommunaveclesautrestropes?N’est-cepasenvertud’unecomparaisonmentalequel’ontransportelenomdelacauseàl’effet,oudel’effetàlacause?lenomdelapartieautout,oudutoutàlapartie?N’est-cepasenfinunetellesortedecomparaisonquifaitsaisirtouslesrapportsquelconquesentrelesobjetsetentrelesidées?»(Commentaire,p.161-162).Lemotcomparaisonestévidemmentprisicidanssonsenslepluslarge(perceptiond’unrapport«quelconque»entredeuxobjetsouidées),maiscetteextensionmêmeestcaractéristique:comparer,c’estpercevoir(ouétablir)unrapportquelconque,etplusparticulièrementunrapportdesimilitude.Toutsepasse « comme si » l’analogie était le rapport par excellence. Rappelons encore queJakobson(Essais,p.66-67etLangageenfantin,p.116-117)attribuelaréduction,danslesétudes littéraires, de la « structure bipolaire effective » métaphore/métonymie à un«schémaunipolaireamputé»aufaitqueparessencelarelationentretoutmétalangagethéorique et son langage-objet est d’ordremétaphorique : la théorie de lamétaphore,c’est-à-dire le discours sur la métaphore, est donc plus homogène à son objet— plus«naturel»—quelediscourssurlamétonymie,ousurtoutautretrope.Ousurtoutautreobjet.Quand le «principed’équivalence »porte sur l’équivalence elle-même, similitudosimilitudinem fricat.Quoideplus voluptueux,pourun (hypothétique)narcissisme de lalangue?

VoirJeanRousset,«Laquerelledelamétaphore»,L’Intérieuretl’Extérieur,Corti,Paris,1968. Rousset rapproche le « relatif dépérissement » de la métaphore au cours duXVIIe siècle (qui est une des formes prises par le refoulement de l’esprit baroque par leclassicisme) de la substitution de la cosmologie post-galiléenne à « l’ancien cosmosanalogique;celui-cifondaitlogiquementlavaliditédel’espritmétaphoriquereposantsurles similitudes et les correspondances entre tous les ordres de la réalité, de la pierre àl’hommeetdel’hommeauxastres»(p.67).

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LaClédeschamps,1953,p.114.

Ilfauttoutefoissaluercertainesexceptionsrécentesaumouvementgénéral,icidécrit,derestrictionduconceptderhétorique:ainsi,déjàcités,leséminairedeRolandBarthesetlelivredeA.KibédiVarga,oùlaviséerhétoriqueestpriseàsonmaximumd’amplitude.

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MétonymiechezProust *1

Le rapportmétaphorique, fondé sur l’analogie, est si important chezProust, si manifestement au cœur de sa théorie et de sa pratiqueesthétiques comme de son expérience spirituelle, que l’on est toutnaturellementconduit,commeill’aétélui-même,àensurestimerl’actionaudétrimentd’autres relations sémantiques.C’est sansdoute àStephenUllmannquerevientlemérited’avoirlepremier,endeuxchapitres(VetVI)desonlivresurleStyledansleromanfrançais,relevélaprésencedans1’« imagerie » proustienne, à côté des fameuses métaphores, detranspositions typiquementmétonymiques : celles qui se fondent, dit-il,«surlacontiguïtédedeuxsensations,surleurcoexistencedanslemêmecontextemental 1 », et dont il cite commeexempledeshypallages tellesque«sécheressebrunedescheveux»poursécheressedescheveuxbruns,ou,plussubtilement,«surfaceazurée»dusilencequirègnesous lecieldudimancheàCombrays.Onpourrait sansdoute rangerdans lamêmecatégoried’autres«images»notéesparUllmann,tellesquela«fraîcheurdoréedesbois », ouencore le célèbre tintement «ovale etdoré »de laclochette du jardin, où les qualités visuelles prêtées à des sensationstactilesou auditives procèdent évidemment d’un transfert de la cause àl’effet 2.

Pourtant, les transpositions purement métonymiques restent assezraresdansl’œuvredeProust,etsurtout,aucuned’ellesn’esteffectivement

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reçuecommetellepar le lecteur : le tintementn’est sansdouteovaleetdoréqueparceque laclochette l’estelle-même,mais ici commeailleursl’explicationn’emportepaslacompréhension;quellequesoitsonorigine,le prédicat ovale ou doré porte sur tintement, et, par une confusionpresque inévitable, cette qualification est interprétée non comme untransfert,maiscommeune«synesthésie»:leglissementmétonymiquenes’est pas seulement « déguisé », mais bien transformé en prédicationmétaphorique.Ainsi,loind’êtreantagonistesetincompatibles,métaphoreet métonymie se soutiennent et s’interpénètrent, et faire sa part à lasecondene consisterapas à endresserune liste concurrente en facedecelle desmétaphores,mais plutôt àmontrer la présence et l’action desrelationsde«coexistence»àl’intérieurmêmedurapportd’analogie: lerôledelamétonymiedanslamétaphore.

Confrontons immédiatementdeuxpassagesde laRecherchedutempsperdu. Le premier appartient au Côté de chez Swann : le narrateurcontemplelaplainedeMéséglise,couvertejusqu’àl’horizondechampsdebléagitésparlevent;«surladroite,ajoute-t-il,onapercevaitpar-delàlesbléslesdeuxclochersciselésetrustiquesdeSaint-André-des-champs,eux-mêmes effilés, écailleux, imbriqués d’alvéoles, guillochés, jaunissants etgrumeleux, comme deux épis ». Le second se trouve dans Sodome etGomorrhe,lorsdudeuxièmeséjouràBalbec;MarcelvientdevisiteravecAlbertine l’église de Marcouville, et par anticipation il évoque celle deSaint-Mars-le-Vêtu, où ils doivent se rendre ensemble le lendemain :«Saint-Mars,dont,parcestempsardentsoùonnepensaitqu’aubain,lesdeux antiques clochers d’un rose saumon, aux tuiles en losange,légèrement infléchisetcommepalpitants,avaient l’airdevieuxpoissonsaigus, imbriqués d’écailles, moussus et roux, qui, sans avoir l’air debouger,s’élevaientdansuneeautransparenteetbleue 3.»

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Voilàdeuxcouplesdeclochersmanifestementfortsemblablesenleurscaractéristiques objectives essentielles : la forme aiguë ou effilée, lacouleur jaune-roux, la surface rugueuse, écailleuse ou alvéolée. Sur cesdonnées sensiblement identiques, pourquoi l’imagination du narrateurgreffe-t-elledeuxcomparaisonstoutesdifférentes,làentrelesclochersetdesépis,icientreles(mêmes)clochersetdespoissons?Laraisonenestassezévidente,etd’ailleurs,pourlesecondexemple,Proustl’indiquelui-mêmetrèsclairementencetteincidenteàvaleurcausale:«parcestempsardents où on ne pensait qu’au bain » ; c’est la pensée du bain, laproximité(spatiale,temporelle,psychologique)delamerquiorienteversune interprétation aquatique le travail de l’imagination métaphorique.Dans le texte de Swann, l’explication est plus discrète, mais égalementsanséquivoque:«lesdeuxclochers,eux-mêmeseffilés 4»;lesclochersdeSaint-Andrésonticicommedeuxépisparmid’autres,etc’est l’entouragequisuggèrelaressemblance.Quilasuggère:c’est-à-dire,nonqu’illacrée,maisqu’illachoisitetl’actualiseparmilesdiversesvirtualitésanalogiquescontenues dans l’apparence des clochers ; mais cette action suffit àillustrer l’influence des relations de contiguïté sur l’exercice du rapportmétaphorique.Onvoitailleurs(I,p.184)lamêmeéglisedeSaint-Andréapparaître,aumilieudesblés,«rustiqueetdoréecommeunemeule»;lemotifchromatiqueestlemême,mais,del’épiàlameule,laformediffèresensiblement : c’est que l’essentiel, pour Proust, est d’assimiler Saint-Andréàson«environnement»rustique;épi,meule,toutluiestbonquimotivelerapprochement.

Unclocherpointu,jauneetguillochépeutdoncévoquerentreautres,toutaussibienetadlibitum, l’imaged’unépimûr (oud’unemeule)oucelle d’unpoissondoré. Entre ces deux « similitudes » virtuelles, Proustchoisitenchaqueoccurrencecellequis’adaptelemieuxàlasituationou(c’est la même chose) au contexte : qualité terrienne de Méséglise,essencemarinedeBalbec.Unautreclocher(lemême,peut-être),celuideSaint-HilaireàCombray,présented’ailleurspar trois foisunphénomènede mimétisme tout à fait comparable : « Par un matin brumeux

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d’automne, on aurait dit, s’élevant au-dessus du violet orageux desvignobles, une ruine de pourpre presque de la couleur de la vignevierge»;etdeuxpagesplusloin:«Quandaprèslamesse,onentraitdireàThéodored’apporterunebriocheplusgrossequed’habitude…onavaitdevantsoi leclocherqui,doréetcuit lui-mêmecommeuneplusgrandebriochebénie,avecdesécaillesetdeségouttementsgommeuxdesoleil,piquait sapointeaiguëdans lecielbleu.Et le soir,quand je rentraisdepromenadeetpensaisaumomentoùilfaudraittoutàl’heuredirebonsoiràmamèreetnepluslavoir,ilétaitaucontrairesidoux,danslajournéefinissante, qu’il avait l’air d’être posé et enfoncé comme un coussin develoursbrunsurlecielpâliquiavaitcédésoussapression,s’étaitcreusélégèrementpourluifairesaplaceetrefluaitsursesbords 5.»Clocher-épi(ou église-meule) en pleins champs, clocher-poisson à la mer, clocherpourpreau-dessusdesvignobles,clocher-briocheàl’heuredespâtisseries,clocher-coussinàlanuittombante,ilyamanifestementchezProustunesortede schèmestylistique récurrent,presquestéréotypé,qu’onpourraitappeler le topos du clocher-caméléon. Presque immédiatement après ledernierexemple,Proustmentionnelecas—paradoxal—d’une«villedeNormandievoisinedeBalbec»oùlaflèchegothiquedel’églises’élanceenperspectiveau-dessusdedeuxhôtelsduXVIIIesiècledontelle«termine»la façade,mais «d’unemanière sidifférente, si précieuse, si annelée, sirose,sivernie,qu’onvoitbienqu’ellen’enfaitpaspluspartiequededeuxbeaux galets unis, entre lesquels elle est prise sur la plage, la flèchepurpurine et crénelée de quelque coquillage fuselé en tourelle et glacéd’émail 6».Onvoitqu’ici,mêmeladifférences’inscritdansunsystèmederessemblance par contagion : le contraste entre flèche et façades estsemblableaucontrastetoutprocheentrecoquilleetgalets,etl’homologiecompense et rachète le contraste. Dans une version antérieure 7, la villenormande évoquée ici est Falaise, et c’est le toit unique d’un hôtel quis’encastre entre les deux flèches « comme sur une plage normande ungaletentredeuxcoquillagesajourés».Lesvariationsdel’objet«décrit»souslapermanenceduschémastylistiquemontrentassezl’indifférenceà

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l’égard du référent, et donc l’irréductible irréalisme de la descriptionproustienne.

Dans tous ces cas, la proximité commande ou cautionne laressemblance,danstouscesexemples, lamétaphoretrouvesonappuietsamotivationdansunemétonymie 8 : ainsi en va-t-il bien souvent chezProust,commesilajustessed’unrapprochementanalogique,c’est-à-direledegréderessemblanceentrelesdeuxtermes,luiimportaitmoinsquesonauthenticité 9, entendons par là sa fidélité aux relations de voisinagespatio-temporel 10;ouplutôt,commesilapremièreluisemblaitgarantiepar la seconde, les objets dumonde tendant à se grouper par affinitésselon le principe, déjà invoqué par Jean Ricardou à propos dessuperpositions métonymico-métaphoriques chez Edgar Poe 11 : qui seressemble s’assemble (et réciproquement). Ainsi certains cuisinierss’ingénient-ils à assortir telplat régionald’une sauceoud’unegarniturerigoureusement autochtone, et à l’accompagner d’un vin « de pays »,persuadés de la convenance, de l’harmonie gustative des produits d’unmême terroir. N’est-ce pas le même respect du « contexte » qui induitMarcel,àBalbec,à«nelaissertomber(ses)regardssur(sa)tablequelesjoursoùyétait serviquelquevastepoisson»,ouencore,ànesouhaitervoirdesTitienoudesCarpaccioqu’àVenise,dansleurcadre«naturel»,etnonpastransplantésdansunesalleduLouvre 12,oumêmeànedésirerdans les champs deMéséglise qu’une paysanne des environs, et sur lesgrèvesdeBalbecqu’unefilledepêcheur?«Lapassantequ’appelaitmondésirmesemblaitêtrenonunexemplairequelconquedecetypegénéral:lafemme,maisunproduitnécessaireetnatureldecesol…Laterreetlesêtres,jenelesséparaispas.J’avaisledésird’unepaysannedeMéségliseoudeRoussainville,d’unepêcheusedeBalbec,commej’avaisledésirdeMéségliseetdeBalbec.Leplaisirqu’ellespouvaientmedonnerm’auraitparumoinsvrai,jen’auraispluscruenlui,sij’enavaismodifiéàmaguiselesconditions.ConnaîtreàParisunepêcheusedeBalbecouunepaysannedeMéséglise,c’eûtétérecevoirdescoquillagesquejen’auraispasvussurlaplage,une fougèreque jen’auraispas trouvéedans lesbois,c’eûtété

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retrancher au plaisir que la femme me donnerait tous ceux au milieudesquels l’avait enveloppée mon imagination. Mais errer ainsi dans lesbois de Roussainville sans une paysanne à embrasser, c’était ne pasconnaîtredecesboisletrésorcaché,labeautéprofonde.Cettefillequejenevoyaisquecribléedefeuillages,elleétaitelle-mêmepourmoicommeune plante locale d’une espèce plus élevée seulement que les autres etdont la structure permet d’approcher de plus près qu’en elles la saveurprofondedupays 13.»Onsurprendici,enquelquesorte, lanaissancedel’analogieaumomentoùcelle-cisedégageàpeinedelaproximitétoutephysique qui lui donne le jour : la jeune paysanne est vue (imaginée)« cribléede feuillages » avantde (etpour)devenir elle-même « commeuneplante».Aucunautretexte,sansdoute,n’illustremieuxcefétichismedu lieu que le narrateur dénoncera plus tard comme une erreur dejeunesse et une « illusion à perdre »,mais qui n’en est pasmoins, sansdoute, une donnée première de la sensibilité proustienne : une de cesdonnées premières contre lesquelles, précisément, s’édifie sa penséedernière.

Cet état mixte de ressemblance et de proximité, rien ne l’incarnemieux, bien sûr, que la relation de parenté, et l’on sait avec quelleprédilection Proust a exploité cette situation privilégiée, rapprochant latanteetleneveu,substituantlefilsaupèreetlafilleàlamère,poussantjusqu’auvertigeleplaisirambigudelaconfusion.Ondiraitvolontiersquel’art de la description consiste pour lui à découvrir, entre les objets dumonde, de telles ressemblances par filiation authentique ; voyez quellecomplaisance ilmet à apparier le portrait et lemodèle,marines d’Elstirface au paysage de Balbec ou sculptures rustiques de Saint-André à laressemblance«certifiée»parlajuxtapositiondequelquejeunepaysannede Méséglise venue se mettre à couvert, vivante réplique « dont laprésence,pareilleàcelledes feuillagespariétairesquiontpousséàcôtédes feuillages sculptés, semblait destinée à permettre, par uneconfrontation avec la nature, de juger de la vérité de l’œuvre d’art 14 ».Cetteconfrontationdumêmeaumêmetrouvenaturellementsaformela

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pluspureetlaplusparfaitedanslespectacleredoublédel’objetetdesonreflet, tel que Proust l’organise en une mise en scène particulièrementsophistiquéedanslachambredeMarcelauGrandHôteldeBalbec,dontles parois ont été couvertes, par les soinsd’un tapissier providentiel, debibliothèquesàvitrinesenglaceoùsereflètelespectaclechangeantdelameretduciel,«déroulantunefrisedeclairesmarinesqu’interrompaientseuls les pleins de l’acajou », si bien qu’à certainsmoments ces vitrinesjuxtaposées,«montrantdesnuagessemblablesmaisdansuneautrepartiede l’horizon et diversement colorés par la lumière, paraissaient offrircommelarépétition,chèreàcertainsmaîtrescontemporains,d’unseuletmême effet, pris toujours à des heures différentes,mais quimaintenantavec l’immobilité de l’art pouvaient être tous vus ensemble dans unemême pièce, exécutés au pastel et mis sous verre ». Multiplication dupaysage évidemment euphorique, non pas seulement parce qu’elletransforme le spectacle naturel en effet d’art, mais aussi, etréciproquement, parce que l’œuvre ici mimée se trouve, comme lesmarinesd’Elstirauxquellesellefaitécho,accordéeàsoncontexte:Proustcompare la chambre de Balbec à « l’un de ces dortoirs modèles qu’onprésentedanslesexpositions“modernstyle”dumobilier,oùilssontornésd’œuvresd’artqu’onasupposéescapablesderéjouirlesyeuxdeceluiquicoucheralà,etauxquellesonadonnédessujetsenrapportaveclegenredesiteoùl’habitationdoitsetrouver 15»,etilestmanifestequeleplaisirduspectacletientprécisémentàcetterelationharmonique 16.

Les exemples de métaphores à fondement métonymique, oumétaphoresdiégétiques 17,sedispersentnaturellementdansl’ensembledelaRecherche,etilseraitfastidieuxetinutiled’enproduireunrecensementexhaustif.Citonscependant,pourillustration,leregarddeladuchessedeGuermantesdans l’églisedeCombray, « bleu commeun rayonde soleilqui aurait traversé le vitrail deGilbert leMauvais »— lequel vitrail estjustement celui qui orne la chapelleoù se tient alors laduchesse 18 ; oucette voûte et ce fond des fresques deGiotto à l’Arena de Padoue, « sibleusqu’ilsemblequelaradieusejournéeaitpasséleseuilelleaussiavec

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le visiteur, et soit venueun instantmettreà l’ombreetau frais soncielpur,soncielpuràpeineunpeuplusfoncéd’êtredébarrassédesdoruresde la lumière, comme en ces courts répits dont s’interrompent les plusbeauxjours,quand,sansqu’onaitvuaucunnuage,lesoleilayanttournéailleurs son regard pour un moment, l’azur, plus doux encore,s’assombrit 19»(onremarqueici,commeonavaitdéjàpulefairedanslepassage cité plus haut sur Saint-André-des-Champs, le redoublement duprocédé par insertion dans la première d’une seconde comparaison trèslégèrement décalée 20) ; ou encore, beaucoup plus complexe, le réseaud’analogies et de proximités qui se noue dans cet autre passage de laFugitive,oùlenarrateurévoquesesvisitesaubaptistèredeSaint-Marcencompagniedesamère:«Uneheureestvenuepourmoioù,quandjemerappellelebaptistère,devantlesflotsduJourdainoùsaintJeanimmergeleChrist, tandisque lagondolenousattendaitdevant laPiazzetta, ilnem’estpasindifférentquedanscettefraîchepénombre,àcôtédemoi,ilyeût une femme drapée dans son deuil avec la ferveur respectueuse etenthousiastede la femmeâgéequ’onvoitàVenisedans laSainteUrsuledeCarpaccio,etquecettefemmeauxjouesrouges,auxyeuxtristes,danssesvoilesnoirs,etqueriennepourraplusjamaisfairesortirpourmoidece sanctuaire doucement éclairé de Saint-Marc où je suis sûr de laretrouverparcequ’elleyasaplaceréservéecommeunemosaïque,cesoitmamère 21 » :mosaïque du baptême, « en rapport avec le site », où leJourdainprésentecommeunsecondbaptistèreenabymeà l’intérieurdupremier ; réplique donnée aux flots du Jourdain par ceux de la lagunedevant la Piazzetta, fraîcheur glacée qui tombe sur les visiteurs commeuneeaubaptismale, femmeendeuil semblableàcelle, touteproche,dutableaudeCarpaccio,lui-mêmeimageenabymedeVenisedansVenise 22,immobilité hiératique de l’image maternelle dans le souvenir du« sanctuaire », comme d’une desmosaïques qui lui font face, et par làmême, suggestiond’uneanalogieentre lamèredunarrateuret celleduChrist…Mais l’exemple le plus spectaculaire est évidemmentSodome etGomorrhe I, ce morceau de trente pages tout entier construit sur le

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parallèleentrela«conjonctionJupien-Charlus»etlafécondationparunbourdonde l’orchidéede laduchesse :parallèlesoigneusementpréparé,ménagé,entretenu,réactivédepageenpagetoutaulongdel’épisode(etdudiscourscommentatifqu’ilinspire),etdontlafonctionsymboliquenecessede s’alimenter,pourainsidire,à la relationdecontiguïtéqui s’estétabliedanslacourdel’hôteldeGuermantes(unitédelieu)aumomentoù l’insecte et le baron y entraient ensemble (unité de temps) enbourdonnant à l’unisson ; il ne suffit donc pas que la rencontremiraculeuse (ou du moins alors jugée telle par le héros) des deuxhomosexuels soit « comme» la rencontremiraculeused’uneorchidéeetd’unbourdon,queCharlusentreen« sifflant commeunbourdon»,queJupiens’immobilisesoussonregardet« s’enracinecommeuneplante»,etc.:ilfautaussiquelesdeuxrencontresaientlieu«aumêmeinstant»,etaumêmeendroit, l’analogien’apparaissantplusalorsquecommeunesorted’effetsecond,etpeut-êtreillusoire,delaconcomitance 23.

Dans cet effort pour composer grâce à de tels réseaux la cohérenced’unlieu,l’harmonied’une«heure»,l’unitéd’unclimat,ilsembleexisterdanslaRecherchedutempsperduquelquespointsdeconcentrationoudecristallisation plus intense, qui correspondent à des foyers d’irradiationesthétique. On sait combien certains personnages tirent leur thèmepersonnel de la consonance qu’ils entretiennent avec leur paysageancestral (Oriane avec le pays de Guermantes) ou le cadre de leurpremière apparition (Albertine et le groupe de ses compagnes ensilhouettedevantlamer 24,Saint-Loupdanslablondeuréclatantedusoleilmultipliéeparleséclatsvoltigeantsdesonmonocle);réciproquement,ladominante esthétique d’un personnage peut susciter dans la rêverie duhérosl’imaged’unsiteaccordé:ainsi, le«teintd’argentetderose»deMlledeStermaria(auqueldéjà«s’harmonise»soninvariablefeutregris)suggère-t-ilderomanesquespromenadesàdeux«dans lecrépusculeoùluiraientplusdoucementau-dessusdel’eauassombrielesfleursrosesdesbruyères 25 ». Mais c’est peut-être « autour de Mme Swann », dans lesdernièrespagesdeSwannetlapremièrepartiedesJeunesFillesenfleurs

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quiporteprécisémentce titre,quesemanifesteavec leplusd’insistance(uneinsistancepeut-êtreunpeutropsensible,etencelabienaccordéeàl’esthétisme appliqué et démonstratif de la nouvelle Odette) ce soucid’harmonie chromatique : « feux orangés », « rouge combustion »,« flamme rose et blanche des chrysanthèmes dans le crépuscule denovembre » ; « symphonieenblancmajeur »desbouquetsdeboules deneigeetdesfourruresd’hermine,«quiavaientl’airdesdernierscarrésdesneigesdel’hiver»,àl’époquedesultimesgeléesd’avril 26;tonsurtondeses apparitions au Bois, robe et capotemauves, fleur d’iris, bouquet deviolettes,largeombrelle«delamêmenuance»etversantsurellecomme«lerefletd’unberceaudeglycines»,toilettestoujours«uniesàlasaisonetàl’heureparunliennécessaire»(«lesfleursdesonflexiblechapeaudepaille, lespetitsrubansdesarobemesemblaientnaîtredumoisdemaiplusnaturellementencoreque les fleursdes jardinsetdesbois»),etenmêmetemps,démarche«tranquilleetflâneuse»,étudiéepour«indiquerla proximité » de cet appartement dont « on aurait dit qu’elle portaitencore autour d’elle l’ombre intérieure et fraîche 27 » : série de tableauxmonochromes 28oùs’effectue,parlerelaismimétiqued’unemiseenscène«couleurdutemps»,lemariagedudehorsetdudedans,dujardinetdusalon, de l’artifice et de la saison ; autour de Mme Swann, tous lescontrastes s’effacent, toutes les oppositions disparaissent, toutes lescloisonss’évanouissentdansl’euphoried’unespacecontinu.

Onadéjàvuparquelprocédé,àlafoisplusbrutaletplussubtilementartificiel (lacollectionde«marines»disposéeautourde lachambreduhérosparlerefletdupaysagedanslesvitrinesdelabibliothèque),ProustassureàBalbeccetteharmoniedel’intérieuretdel’extérieur.Avraidire,la contagion du site était déjà suffisamment établie par lamention desmurs passés au ripolin et contenant, « comme les parois polies d’unepiscineoùl’eaubleuit,unairpur,azuréetsalin 29»;avantmêmed’êtreenvahieparlespectaclemultipliédelamer,lachambredunarrateurestpourainsidiresubstantiellementmariniséeparlaprésencedecesparoisluisantes et comme ruisselantes d’eau. A cette chambre piscine, qui

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deviendra plus loin cabine de navire 30, répond une salle à mangeraquarium:«Lesoir…lessourcesélectriques faisaient sourdreà flots lalumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme unimmense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel lapopulationouvrièredeBalbec,lespêcheursetaussilesfamillesdepetitsbourgeois,invisiblesdansl’ombre,s’écrasaientauvitragepourapercevoir,lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens,aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et demollusquesétranges 31.»

On voit qu’ici, contrairement à ce qui se passe dans le Paris deMme Swann, la confusion du dedans et du dehors ne joue pas dans lesdeux sens : à Balbec, le terme dominant de la métaphore est presquetoujours la mer ; partout y éclate, comme le dira Proust à propos destableauxd’Elstir, la« forcede l’élémentmarin 32 ».C’estévidemment luiquidonneauxdeuxépisodesdeBalbec,etspécialementaupremier,leur«multiformeetpuissanteunité».Unréseaucontinud’analogies,danslepaysage « réel » comme dans sa représentation picturale, s’efforce de«supprimertoutedémarcation»entrelamerettoutcequilafréquenteoul’avoisine:lespoissonsqu’ellecontientetqu’ellenourrit:«lamerdéjàfroide et bleue comme le poisson appelé mulet 33 » ; le ciel qui lasurplombeetseconfondavecelleàl’horizon:«ilm’étaitarrivé,grâceàuneffetde soleil,…de regarderavec joieunezonebleueet fluide sanssavoirsielleappartenaitàlamerouauciel 34»;lesoleilquil’éclaire,etquisepénètredesaliquiditéetdesafraîcheurtoutautantqu’illuiinfusesa lumière, « une lumière humide, hollandaise, où l’on sentait monterdans le soleilmême le froidpénétrantde l’eau», jusqu’àcettecomplèteinterversionchromatiqueoùlamerdevientjaune«commeunetopaze…blonde et laiteuse comme de la bière » et le soleil « vert comme l’eaud’unepiscine 35» ;etcette liquiditéde la lumièremarine,traitcommun,on le sait, aux sites normand, hollandais et vénitien, est chez Proust,commechezunVanGoyen,unGuardi,unTurnerouunMonet, lepluspuissant agent d’unification du paysage : c’est elle, par exemple, qui

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«transfigure»desapatine«aussibellequecelledessiècles»,l’églisetropneuveoutroprestauréedeMarcouvillel’Orgueilleuse:«Atraversellelesgrands bas-reliefs semblaient n’être vus que sous une couche fluide,moitiéliquide,moitiélumineuse;laSainteVierge,sainteÉlisabeth,saintJoachim, nageaient encore dans d’impalpables remous, presque à sec, àfleur d’eau ou à fleur de soleil 36 » ; la terre enfin, dont on sait commeElstirnecessedelacomparer«tacitementet inlassablement»à lamer,en n’employant pour l’une, et réciproquement, que des « termes »empruntés au lexique de l’autre, et en exploitant systématiquement leseffets de lumière et les artifices de perspective. Un peu plus loin, Elstirdésignera lui-même lemodèle vénitiende ces fantasmagories : «Onnesavait plus où finissait la terre, où commençait l’eau, qu’est-ce qui étaitencorelepalaisoudéjàlenavire 37»;maiscemodèlen’estpasseulementpictural,c’estbienlaréalitédupaysageamphibiequis’imposeaupeintreproustiendevantleportdeCarquethuit,commeelles’imposaitailleursàCarpaccio,àVéronèseouàCanaletto.Etlenarrateurpourrabien,lorsdusecondséjouràBalbec,attribueràl’influencedugrandimpressionnistesaperception tardive de ces analogies, mer devenue « rurale », sillages«poussiéreux»debateauxdepêchesemblablesàdesclochersvillageois,barquesmoissonnantlasurface«boueuse»del’océan 38,noussavonsenréalité que bien avant d’avoir vu une toile d’Elstir, il lui est arrivé « deprendreunepartieplussombredelamerpourunecôteéloignée»,quelelendemain de son arrivée à Balbec il découvrait, de la fenêtre de sachambre, la mer semblable à un paysage de montagne, et même quedepuistrèslongtempsils’étaitreprésentéleclocherdeBalbeccommeunefalaisebattueparlesflots 39.AttribuéesàElstiroudirectementperçuesparMarcel,ces«métaphores»visuelles,quidonnentaupaysagedeBalbecsatonalité spécifique, illustrent parfaitement cette tendance fondamentaledel’écritureetdel’imaginationproustiennes—«technique»et«vision»—àl’assimilationparvoisinage,àlaprojectiondurapportanalogiquesurlarelationdecontiguïté,quenousavionsdéjàtrouvéeàl’œuvredanslesrêveriestoponymiquesdujeunehéros 40.

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Decesassimilationsparfoisspécieuses,nousemprunteronsundernierexemple auCôté de chez Swann : c’est l’évocation des carafes plongéesdanslaVivonne,«etqui,rempliesparlarivièreoùellessontàleurtourencloses, à la fois “contenant” aux flancs transparents comme une eaudurcieet“contenu”plongédansunplusgrandcontenantdecristalliquideetcourant,évoquaientl’imagedelafraîcheurd’unefaçonplusdélicieuseet plus irritante qu’elles n’eussent fait sur une table servie, en ne lamontrant qu’en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sansconsistanceoùlesmainsnepouvaientlacapteretleverresansfluiditéoùlepalaisnepourraitenjouir 41».Verre=eaudurcie,eau=cristalliquideetcourant,c’esticiparunartificetypiquementbaroquequelessubstancesen contact échangent leurs prédicats pour entrer en cette relation de« métaphore réciproque 42 » que Proust nomme audacieusementallitération : audace légitime, car il s’agit bien, comme dans la figurepoétique, d’une coïncidence de l’analogue et du contigu ; audacerévélatrice,carlaconsonancedeschosesest iciminutieusementagencéecomme celle des mots dans un vers, pur effet de texte culminant,précisément, dans ce liquide et transparent syntagme auto-illustratif :allitérationperpétuelle.

C’estd’ailleurs sur l’ambiguïtémêmedecesphénomènesde langageque Proust s’appuie souvent pour motiver par une liaison purementverbale cellesde sesmétaphoresquine reposentpas surune contiguïté« réelle ». On sait, par exemple, que la comparaison entre la salle del’Opéraetlesprofondeurssous-marines,audébutdeGuermantes,esttoutentière comme accrochée à ce mot de baignoire (lui-même métaphored’usage)qui,parsondoublesens,metencommunicationdirectelesdeuxunivers,etdontlesimpleénoncéparuncontrôleurdéclencheàl’instanttoute la métamorphose : « Le couloir qu’on lui désigna après avoirprononcélemotdebaignoire,etdanslequelils’engagea,étaithumideetlézardé et semblait conduire à des grottes marines, au royaumemythologiquedesnymphesdeseaux 43.»Mais la longueurmêmedetelseffets(sixpages,enl’occurrence)etlafaçondontilss’étendentdeproche

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en proche à un nombre croissant d’objets (déesses des eaux, tritonsbarbus, galet poli, algue lisse, cloison d’aquarium, etc.) finissent pardonner au lecteur l’illusion d’une continuité, et donc d’une proximité,entre comparant et comparé, là où il n’y a que multiplication de leurspoints d’analogie et consistance d’un texte qui semble se justifier (seconfirmer) par sa proliférationmême 44. Ainsi peut-être s’expliquerait lapréférence marquée de Proust pour les métaphores ou comparaisonssuivies. Bien rares sont chez lui ces rapprochements fulgurants suggérésd’un seulmot, auxquels la rhétorique classique réserveexclusivement leterme de métaphore. Tout se passe comme si pour lui la relationd’analogiedevait toujours(quoiquesouventd’unemanière inconsciente)se conforter en prenant appui sur un rapport plus objectif et plus sûr :celuiqu’entretiennent,danslacontinuitédel’espace—espacedumonde,espacedutexte—leschosesvoisinesetlesmotsliés.

C’est pourtant une démarche inverse qui se manifeste dansl’expérience capitale de la mémoire involontaire, dont on sait qu’elleconstituepourProustlefondementmêmedurecoursàlamétaphore,envertudecetteéquivalencetrèssimpleselonquoilamétaphoreestàl’artcequelaréminiscenceestàlavie,rapprochementdedeuxsensationsparle « miracle d’une analogie 45 ». En apparence, rien en effet que depurement analogiquedans lemécanismede la réminiscence, qui reposesurl’identitédesensationséprouvéesàdetrèsgrandesdistancesl’unedel’autre, dans le temps et/ou dans l’espace. Entre la chambre de Léoniejadis et l’appartement parisienmaintenant, entre le baptistère de Saint-Marc naguère et la cour de l’hôtel de Guermantes aujourd’hui, un seulpointdecontactetdecommunication:legoûtdelamadeleinetrempéedansdutilleul,lapositiondupiedenporte-à-fauxsurdespavésinégaux.Rien,donc, deplusdifférentdes analogies suggéréesparuneproximitéspatio-temporelle que nous avions rencontrées jusqu’à maintenant : lamétaphoreestici,apparemment,puredetoutemétonymie.

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Elleneleresterapasuninstantdeplus.Ouplutôt,ellenel’ajamaisété, et ce n’est qu’un travail d’analyse après coup qui permet d’affirmerque la réminiscence a « commencé » par ce que cette analyse désignecomme sa « cause ». En fait, l’expérience réelle commence, non par lasaisied’uneidentitédesensation,maisparunsentimentde«plaisir»,de«félicité»quiapparaîtd’abord«sanslanotiondesacause 46»(etl’onsaitque lors de certaines expériences avortées, comme celle des arbres deHudimesnil,cettenotionresterairrémédiablementdansl’ombre).Apartirde là, lesdeuxexpériencesexemplairesdivergentquelquepeudans leurdéroulement : dans Swann, le plaisir reste sans spécification jusqu’aumoment où la sensation-source est identifiée : alors seulement, mais« aussitôt », elle s’augmente de toute une suite de sensations connexes,passantdelatassedetilleulàlachambre,delachambreàlamaison,delamaisonauvillageetàson«pays»toutentier;dansleTempsretrouvé,la « félicité » éprouvéeportedès l’abordenelle-mêmeune spécificationsensorielle,des«imagesévoquées»,azurprofond,fraîcheur,lumière,quidésignentVeniseavantmêmequelasensationcommuneaitétérepérée;et il en sera de même pour le souvenir de la halte en chemin de fer,immédiatementpourvud’attributs(odeurdefumée,fraîcheurforestière)quidébordentlargementleslimitesdelacollusionentredeuxbruits;etencorepourlavisiondeBalbec(azursalin,gonfléenmamellesbleuâtres)provoquéeparlecontactdelaservietteempesée,etpourcelle(Balbeclesoir)qu’induitunbruitdecanalisationd’eau.Onvoitdoncquelarelationmétaphorique n’est jamais perçue en premier, et que même, le plussouvent, elle n’apparaît qu’à la fin de l’expérience, comme la clé d’unmystèrequis’esttoutentierjouésanselle.

Mais quel que soit le moment où se manifeste le rôle de ce que(puisqueProustlui-mêmeparledela«déflagrationdusouvenir 47»)l’onappelleraitvolontiersledétonateuranalogique,l’essentielest icidenoterque cette première explosion s’accompagne toujours, nécessairement etaussitôt d’une sorte de réaction en chaîne qui procède, non plus paranalogie,maisbienparcontiguïté,etquiesttrèsprécisémentlemoment

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oùlacontagionmétonymique(ou,pouremployerletermedeProustlui-même, l’irradiation 48) prend le relais de l’évocation métaphorique.«L’intérêtdeProustpourlesimpressionssensorielles,écritUllmann,nesebornait pas à leur qualité intrinsèque et aux analogies qu’ellessuggéraient : il était également fasciné par leur capacité à évoquerd’autres sensations et l’ensemble du contexte d’expérience auquel ellesétaientassociées.D’oùl’importancedessensationsdansleprocessusdelamémoire involontaire 49. » La façon dont le « contexte d’expérience »nommé Combray, Balbec ou Venise se trouve rappelé à l’être à partird’uneinfimesensation,«gouttelettepresqueimpalpable»supportantsansfléchir « l’édifice immense du souvenir », confirme assez la justesse decette observation. Ajoutons que Proust lui-même, bien qu’il donnel’impression de ne retenir que lemomentmétaphorique de l’expérience(peut-êtreparcequecemomentestleseulqu’ilsachenommer),insisteàplusieurs reprises sur l’importance de cet élargissement par contiguïté.« Dans ce cas-là comme dans tous les cas précédents, la sensationcommune, dit-il à propos de la dernière expérience, avait cherché àrecréerautourd’ellelelieuancien…Lelieulointainengendréautourdelasensation commune…Ces résurrections du passé sont si totales qu’ellesn’obligent pas seulement nos yeux… elles forcent nos narines… notrevolonté… notre personne tout entière… » Il y revient un peu plus loinpour répéter que non seulement la vue de la mer, mais l’odeur de lachambre, la vitesse du vent, le désir de déjeuner, l’incertitude entrediverses promenades, tout cela (qui est tout Balbec) est « attaché à lasensationdulinge»(de laservietteempesée),etajouter,d’unemanièreencoreplusprécieusepournotrepropos,que«l’inégalitédesdeuxpavésavaitprolongélesimagesdesséchéesetmincesquej’avaisdeVenisedanstouslessensettouteslesdimensions,detouteslessensationsquej’yavaiséprouvées,raccordantlaplaceàl’église,lecanalàl’embarcadère,etàtoutcequelesyeuxvoientlemondededésirsquin’estvuquedel’esprit 50».Rappelonsenfin la façondont lesdiversélémentsdudécordeCombrayviennent successivement « s’appliquer » les uns aux autres— pavillon,

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maison,ville,place,chemins,parc,Vivonne,égliseetbonnesgens 51.Sila«gouttelette»initialedelamémoireinvolontaireestbiendel’ordredelamétaphore,l’«édificedusouvenir»estentièrementmétonymique.Et,soitdit en passant, il y a tout autant de «miracle » dans la seconde formed’association que dans la première, et il faut un étrange parti pris«analogiste»pourquel’onsesoittantémerveillésurl’une,etsipeusurl’autre.Tordonsdoncunpeu lebâtondans l’autre sens : levraimiracleproustien,cen’estpasqu’unemadeleinetrempéedansduthéaitlemêmegoût qu’une autre madeleine trempée dans du thé, et en réveille lesouvenir ; c’est plutôt que cette secondemadeleine ressuscite avec elleunechambre,unemaison,unevilleentière,etquecelieuancienpuisse,l’espaced’une seconde, « ébranler la solidité » du lieu actuel, forcer sesportesetfairevacillersesmeubles.Or,ilsetrouvequec’estcemiracle-là—nousyreviendronsàl’instant—quifonde,disonsmieux,quiconstituel’«immenseédifice»durécitproustien.

Ilpeutsemblerabusifd’appeler«métonymie»,commepourleplaisird’une symétrie factice, cette solidarité des souvenirs qui ne comporteaucuneffetdesubstitution,etquidoncnepeutàaucuntitreentrerdanslacatégoriedestropesétudiésparlarhétorique.Ilsuffiraitsansdoutederépondrequec’estlanaturedurapportsémantiquequiestencauseicietnon la formede la figure, et de rappeler que Proust lui-même a donnél’exempled’untelabusenbaptisantmétaphoreunefigurequin’estchezluileplussouventqu’unecomparaisonexpliciteetsanssubstitution;desorteque les effetsde contagiondontnousavonsparlé sont àpeuprèsl’équivalent sur l’axe des contiguïtés de ce que sont les «métaphores »proustiennes sur l’axe des analogies — et, donc, sont à la métonymiestrictecequelesmétaphoresproustiennessontàlamétaphoreclassique.Maisilfautdireencorequel’évocationparcontiguïtéestparfoisconduitechez Proust aux limites de la substitution. Ullmann cite opportunémentunephrasedeSwann:«Cettefraîcheurobscuredemachambre…offraità mon imagination le spectacle total de l’été 52. » La sensation-signal

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devientassezvite chezProustune sorted’équivalent du contexte auquelelleestassociée,commela«petitephrase»deVinteuilestdevenuepourSwannetOdette « comme l’airnationalde leuramour 53 » : autantdireson emblème. Et il faut observer que les exemples de métaphores«naturelles»citésdans leTempsretrouvé sonten fait, typiquement,dessubstitutions synecdochiques : « La nature… n’était-elle pascommencementd’artelle-même,ellequinem’avaitpermisdeconnaître,souvent, labeautéd’unechosequedansuneautre,midiàCombrayquedans le bruit de ses cloches, les matinées de Doncières que dans leshoquets de notre calorifère à eau 54 ? » Enfin, le phénomène dedéplacementmétonymique,bienconnudelapsychanalyse,joueparfoisunrôle important dans la thématique même du récit proustien. On saitcommentl’admirationdeMarcelpourBergotteprofiteàsonamourpourGilberte,oucommentcetamourlui-mêmesereversesurlesparentsdelafillette, leur nom, leur maison, leur quartier ; ou encore, comment sapassion pour Odette, qui demeure rue La Pérouse, fait de Swann unhabitué du restaurant du même nom : ici donc, homonymie surmétonymie. Telle est la « rhétorique » du désir. Plus massivement, lethème sexuel se trouve originairement lié, dans Combray, à celui del’alcool par une simple consécution temporelle : à chaque fois que legrand-père, au grand désespoir de sa femme, se laisse aller à boire ducognac, Marcel se réfugie dans le « petit cabinet sentant l’iris », lieuprivilégié de ses plaisirs coupables ; par la suite, la culpabilité sexuelleconsciente disparaît presque entièrement chez le héros, remplacée(masquée) par la culpabilité relative aux excès d’alcool, motivés par samaladie mais si douloureux pour sa grand-mère, évident substitut (luiaussimétaphorico-métonymique)de lamère :douleuret culpabilitéquiparaissent tout à fait disproportionnées si l’on ne perçoit pas la valeuremblématiquedecette«faiblesse» 55.

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Il y a donc chez Proust une collusion très fréquente de la relationmétaphoriqueetdelarelationmétonymique,soitquelapremières’ajouteàlasecondecommeunesorted’interprétationsurdéterminante,soitquela seconde,dans les expériencesde «mémoire involontaire »,prenne lerelais de la première pour en élargir l’effet et la portée. Cette situationappelle,mesemble-t-il,deuxremarques,dontl’unesesitueauniveaudesmicro-structures stylistiques, et l’autre à celui de la macro-structurenarrative.

Première remarque : On a rappelé à l’instant que les exemples citésimmédiatement après la fameuse phrase à la gloire de la métaphoreillustraient plutôt le principe de lamétonymie.Mais il fautmaintenantconsidérerdeplusprès cettephrase elle-même. «Onpeut, écrit Proust,faire se succéder indéfiniment dans une description les objets quifiguraientdanslelieudécrit, lavériténecommenceraqu’aumomentoùl’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analoguedans lemondede l’art à celuiqu’est le rapportuniquede la loi causaledans le monde de la science, et les enfermera dans les anneauxnécessaires d’un beau style ; même, ainsi que la vie, quand, enrapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leuressencecommuneenlesréunissantl’uneetl’autrepourlessoustraireauxcontingences du temps, dans une métaphore. » Il va de soi que le« rapport » à poser entre « deux objets différents » est le rapportd’analogie qui dégage leur « essence commune ». Ce qui est moinsévident,mais qui paraît à peu près indispensable pour la cohérence del’énoncé, c’estquecesdeuxobjets fontpartiede la collectiondesobjetsqui«figuraient»(ensemble)danslelieuàdécrire:autrementdit,quelerapport métaphorique s’établit entre deux termes déjà liés par unerelation de contiguïté spatio-temporelle. Ainsi (et ainsi seulement)s’expliquequele«beaustyle»,c’est-à-direlestylemétaphorique,soiticicaractérisé par un effet de concaténation et de nécessité (« anneauxnécessaires»).Lasoliditéindestructibledel’écriture,dontProustsemble

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chercher ici la formulemagique (« lamétaphore seulepeutdonnerunesorted’éternitéaustyle»,dira-t-ildanssonarticlesurFlaubert 56),nepeutrésulterdelaseuleliaisonhorizontaleétablieparletrajetmétonymique;maisonnevoitpasnonpluscommentpourraitypourvoirlaseuleliaisonverticaledurapportmétaphorique.Seullerecoupementdel’unparl’autrepeutsoustraire l’objetde ladescription,et ladescriptionelle-même,aux« contingences du temps », c’est-à-dire à toute contingence ; seule lacroiséed’unetramemétonymiqueetd’unechaînemétaphoriqueassurelacohérence,lacohésion«nécessaire»dutexte.Cettemétaphore-lànousestplus qu’à moitié suggérée par celle qu’emploie Proust : « anneaux »,maillons,mailles, tissage.Mais l’image à laquelle Proust recourt le plusvolontiers lui-même est d’ordre plus substantiel : c’est le motif du« fondu », de l’homogène. Ce qui fait pour lui la « beauté absolue » decertaines pages, c’est, rappelons-le, « une espèce de fondu, d’unitétransparente,oùtoutesleschoses,perdantleuraspectpremierdechoses,sontvenuesserangerlesunesàcôtédesautresdansuneespèced’ordre,pénétréesdelamêmelumière,vueslesunesdanslesautres,sansunseulmotquiresteendehors,quisoitrestéréfractaireàcetteassimilation…Jesupposequec’estcequ’onappelleleVernisdesMaîtres 57».Onvoitqu’iciencorelaqualitédustyledépendd’une«assimilation»établieentredesobjetscoprésents,des«choses»qui,pourperdreleur«aspectpremierdechoses », c’est-à-dire leur contingence et leur dispersion, doiventmutuellementserefléterets’absorber,àlafois«rangéeslesunesàcôtédesautres»(contiguïté)et«vueslesunesdanslesautres»(analogie).Sil’onveutbien—commeleproposeRomanJakobson 58—caractériserleparcours métonymique comme la dimension proprement prosaïque dudiscours,et leparcoursmétaphoriquecommesadimensionpoétique,ondevra alors considérer l’écriture proustienne comme la tentative la plusextrêmeendirectiondecetétatmixte,assumantetactivantpleinementlesdeuxaxesdulangage,qu’ilseraitcertesdérisoiredenommer«poèmeenprose »ou «prosepoétique », et qui constituerait, absolument et ausenspleinduterme,leTexte.

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Seconde remarque : Si l’on mesure l’importance de la contagion

métonymique dans le travail de l’imagination proustienne, etparticulièrement dans l’expérience de la mémoire involontaire, l’on estconduitàdéplacerquelquepeulaquestioninévitableàlaquelleMauriceBlanchotfaitéchodansleLivreàvenir 59:commentProustest-ilpassédeson«desseinoriginaire,quiétaitd’écrireunromand’instantspoétiques»,à ce récit (presque) continu qu’est A la recherche du temps perdu ?Blanchotrépondaitaussitôtquel’essencedecesinstants«n’estpasd’êtreponctuels»,etpeut-êtresavons-nousmaintenantunpeumieuxpourquoi.Envérité,ledesseindeProustn’apeut-êtrejamaisétéd’écrireunlivrefaitd’une collection d’extases poétiques. Jean Santeuil est déjà tout autrechose, et même la page célèbre où le narrateur, se substituant d’unemanièresiimpérieuseàsonhéros(ettoutelaRechercheestdéjàdanscemouvement), affirme n’avoir écrit « que quand un passé ressuscitaitsoudain dans une odeur, dans une vue qu’il faisait éclater et au-dessusduquel palpitait l’imagination et quand cette joie me donnaitl’inspiration 60»,mêmecettepagen’autorisepasàenjugerainsi:lepassé«ressuscité»parunerencontredesensationsn’estpasaussi«ponctuel»quecetterencontreelle-même,et ilpeutsuffired’uneseule—et infime—réminiscencepourdéclencher,grâceàl’irradiationmétonymiquedontelle s’accompagne, un mouvement d’anamnèse d’une amplitudeincommensurable.Or, c’est là, très précisément, ce qui se passe dans laRecherchedutempsperdu.

Ilyaeneffetunecoupuretrèsforte,danslapremièrepartiedeSwann(«Combray»),entrelepremierchapitre,presqueexclusivementconsacréàcettescèneoriginaireetobsédantequeProustappelle«lethéâtreetledramedemoncoucher»,scènelongtempsdemeuréedanslamémoiredunarrateur comme le seul souvenir de Combray qui n’ait jamais sombrédans l’oubli, scène immobile et d’une certaine façon « ponctuelle » danslaquelle lanarration s’enfermeet s’enlisecommesansespoirdepouvoir

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jamaiss’endégager—,etledeuxièmechapitre,où,àceCombrayverticaldel’obsessionrépétitiveetdela«fixation»(«panlumineuxdécoupéaumilieud’indistinctesténèbres»réduitaupetitsalonetàlasalleàmangeroùl’onreçoitM.Swann,à l’escalier«détesté»,à lachambreoùMarcelattend désespérément le baiser maternel), se substitue enfin, avec sonespace extensible, ses « deux côtés », ses promenades alternées, leCombrayhorizontaldelagéographieenfantineetducalendrierfamilial,point de départ et amorce du véritable mouvement narratif. Cettecoupure, ce changement de registre et de régime sans lequel le romanproustien n’aurait tout simplement pas lieu, c’est évidemment la« résurrection » de Combray par la mémoire involontaire, c’est-à-dire,indissolublement, par le « miracle d’une analogie », et par cet autremiraclequivoit(quifait)sortirtouteuneenfance—«villeet jardins»,espaceet temps—,etàsasuite,«parassociationdesouvenirs», touteunevie(etquelquesautres),d’unetassedethé.Ceteffetparadoxaldelaréminiscence,quiest toutà lafoisd’immobilisationetd’impulsion,arrêtbrusque,béancetraumatique(quoique«délicieuse»)dutempsvécu(c’estl’extase métaphorique) et épanchement aussitôt irrépressible et continudu temps « retrouvé », c’est-à-dire revécu (c’est la contagionmétonymique) s’indiquait déjà d’une manière décisive dans une phrasequisertd’épigrapheàJeanSanteuil:«Puis-jeappelercelivreunroman?C’estmoins peut-être et bien plus, l’essencemêmedema vie, recueilliesansyrienmêler,danscesheuresdedéchirureoùelledécoule 61.»Blessureduprésent, effusiondupassé, c’est-à-dire encore (puisque les « temps »sont aussi des formes) : suspens dudiscours et naissance du récit. Sansmétaphore, dit (à peu près) Proust, pas de véritables souvenirs ; nousajoutonspourlui(etpourtous):sansmétonymie,pasd’enchaînementdesouvenirs, pas d’histoire, pas de roman. Car c’est la métaphore quiretrouve le Temps perdu, mais c’est la métonymie qui le ranime, et leremetenmarche:quilerendàlui-mêmeetàsavéritable«essence»,quiestsaproprefuiteetsapropreRecherche.Icidonc,iciseulement—parlamétaphore,maisdanslamétonymie—,icicommenceleRécit 62.

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L’absenced’articledevantMétonymieporteunsensqu’ilconvientpeut-êtrededéclarer:ils’agitbienicid’unnompropre,etl’onvoitaussitôtdequellesorte.OnditMétonymiechez Proust comme on dirait Polymnie chez Pindare ou Clio chez Tacite, ou plutôt,PolymniechezTaciteetCliochezPindare,pourautantqu’unedéessepuissesetromperdeporte:simplevisite,donc,maisnonsansconséquence.

StyleintheFrenchNovel,Cambridge,1957,p.197.Cf.Id.,TheImageinthemodernFrenchNovel, Cambridge, 1960, et « L’Image littéraire », in Langue et Littérature, les BellesLettres,1961.Maisvoirplusloin,p.63,n.2.

Autres hypallagesmétonymiques, de facture somme toute aussi classique que le papiercoupabledeBoileau:lebruitferrugineuxdugrelot(I,14)lageléedefruitsindustrieuse(I,49),l’odeurmédianeducouvre-lit(I,50),lesondorédescloches(III,83),ouencoreleplissagedévotdelamadeleine(I,47)enformedecoquilleSaint-Jacques.On ne poussera pas, toutefois, l’amour de lamétonymie jusqu’à suivre George Painterdans cette défense, pour le moins paradoxale, des « vertèbres » frontales de Léonie :« Proust emploie, à raison et avec audace, une figure de style connue sous le nomdemétonymie;ilappellelesosdufrontdelatanteLéoniedesvertèbres,afindesuggérerqu’ilsressemblentàdesvertèbres(I,52)»(MarcelProust,lesAnnéesdematurité,p.236).Sitelleestbienl’intentiondeProust(maisonpeutendouter),cette«figuredestyle»,pourlecoup,estunepuremétaphore.

I,p.146etII,p.1015.

Formulation comparable, I, p. 84 :Marcel vient d’évoquer la guéritedu jardinoù il seréfugiepourlire,etilajoute:«Mapenséen’était-ellepasaussicommeuneautrecrècheaufonddelaquelle…»(soulignéparnous).

I,p.63et65.

I,p.66;manièreestpeut-êtreune…coquille,pourmatière.

ContreSainte-Beuve,éd.Fallois,p.275.

Enfait,lamotivationestréciproqueetjouedanslesdeuxsens:laproximitéauthentifiela ressemblance, qui autrement pourrait sembler gratuite ou forcée, mais en retour laressemblancejustifielaproximité,quiautrementpourraitsemblerfortuiteouarbitraire,saufàsupposer(cequin’estpas)queProustdécrit toutsimplementunpaysagequ’ila«souslesyeux».

La distinction entre ces deux qualités n’est pas toujours clairement perçue, et lemétalangagerhétoriquereflèteetentretientcetteconfusion:parexemple,lesthéoriciensclassiquesprescrivaientdenepas« tirerdetroploin» lamétaphore,denepas la faireportersurune«ressemblancetropéloignée»;inversement,BretonrecommandedansLesVases communicants de « comparer deux objets aussi éloignés que possible l’un del’autre » : ni les premiers ni le second ne disent (ni même, peut-être, ne savent) sil’«éloignement»dontilsparlentmesureladistancequiséparelesobjetsouleurdegréderessemblance.UnpassagedeFigures,p.249,participeencoredelamêmeconfusion.

Lethèmespatialsemblepresquetoujoursdominantenfait,maisrienn’interditendroituneliaisonmétonymiquepurementtemporelle,commedanscettecomparaisonmotivéeparlaproximitéd’unedate:«Cesarbustesquej’avaisvusdanslejardin,enlesprenant

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pour des dieux étrangers, nem’étais-je pas trompé commeMadeleine quand, dans unautrejardin,unjourdontl’anniversaireallaitbientôtvenir,ellevituneformehumaineetcrutquec’étaitlejardinier?»(II,p.160).

«L’orduScarabée»,TelQuel34,p.47.

I,p.694,440-441.

I,p.156-157.

I,p.152.

I,p.383,805,383.

« Pourquoi…ne décrirait-on pas… les lieux où l’on fit la rencontre de telle vérité ?…Quelquefoisd’ailleurs,ilyavaitentrelepaysageetl’idéeunesorted’harmonie»(Cahier26,fol.18,citéparBardèche,MarcelProustromancier,1971,p.264;soulignéparnous).

Termeempruntéauxthéoriciensdulangagecinématographique:métaphoresdiégétiquesencesensqueleur«véhicule»estempruntéàladiégèse,c’est-à-direàl’universspatio-temporel du récit. (Hitchcock endécrit lui-mêmeunbel exemple emprunté àNorthbynorthwest:«QuandCaryGrants’étendsurEveMarieSaintdanslewagon-lit,qu’est-cequejefais?Jemontreletrains’engouffrantdansuntunnel.C’estunsymbolebienclair»,L’Express, 16mars 1970.) L’emploi de ce terme ne doit pas cependant dissimuler, toutd’abord,quelefaitmêmedelamétaphore,oudelacomparaison,commedetoutefigure,constitueensoiuneinterventionextradiégétiquede«l’auteur»;ensuite,quelevéhiculed’unemétaphore n’est en fait jamais, de façon absolue, diégétique ou non diégétique,maistoujours,selonlesoccurrences,plusoumoinsdiégétique:lesfeuxdelapassionsont,commeon le sait,plusdiégétiquespour lePyrrhusd’Andromaque quepour le commundes mortels ; le véhicule d’une métonymie, lui, est toujours, par définition, fortementdiégétique, et c’est sans doute ce qui lui vaut la faveur de l’esthétique classique. Onpercevra clairement la différence en comparant les situations diégétiques des deuxvéhicules figuratifs de l’hémistiche de Saint-Amant (déjà analysé ailleurs) : L’Or tombesouslefer.Lemétonyme fer(pour faucille)est incontestablementdiégétique,puisque leferestprésentdanslafaucille;levéhiculemétaphoriqueor(pourblé)estgrossièrementparlant non-diégétique, mais, plus rigoureusement, on doit dire qu’il est diégétique àproportiondelaprésence(active)del’ordansladiégèse.Exempleparfaitdemétaphorediégétique, la dernière strophe de Booz endormi, où le matériel métaphorique (Dieumoissonneur,lunefaucille,champdesétoiles)estévidemmentfourniparlasituation.

I,p.177.Ontrouveunautreeffetdumêmeordre,toujoursàproposd’Oriane,II,p.741,oùladuchesse,assisesousunetapisserienautique,devientparcontagion«commeunedivinitédeseaux».

III,p.648.

EffetétudiéparSpitzer(Étudesdestyle,Gallimard,Paris,1970,p.459s.)etparUllmann,«L’Imagelittéraire»,p.47.

III,p.646.

Voir, immédiatement après ce passage, la description d’un Carpaccio traité comme unpaysagevénitienréel.

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Si dumoins l’on seplace à l’intérieurde la situation (fictive ounon) constituéepar letexte. Il suffitaucontrairede seplacerà l’extérieurdu texte (devant lui)pourpouvoirdireaussibienquelaconcomitanceaétéménagéepourmotiverlamétaphore.Seuleunesituationtenuepourimposéeàl’auteurparl’histoireouparlatradition,etdoncpour(deson fait) non fictive (exemple : Booz endormi) impose en même temps au lecteurl’hypothèse d’un trajet (génétique) causaliste :métonymie-cause→métaphore-effet, etnon du trajet finaliste :métaphore-fin→métonymie-moyen (et donc, selon une autrecausalité, métaphore-cause → métonymie-effet), toujours possible dans une fictionhypothétiquementpure.ChezProust,ilvadesoiquechaqueexemplepeutsoulever,àceniveau,undébatinfinientreunelecturedelaRecherchecommefictionetunelecturedelaRecherchecommeautobiographie.Peut-êtred’ailleursfaut-ilresterdanscetourniquet.

I, p. 788, 823, 944, 947. Cette situation originaire entraîne toute une série decomparaisonsmarines,entrelegroupeetunebandedemouettes(p.788),unmadrépore(p. 823-824 et 855), une vague (p. 855) ; Albertine est changeante comme la mer(p.947-948);dansLaPrisonnièreencore, transplantéeàParis, sonsommeil,«aubordduquel»rêveMarcel,estdoux«commeunzéphirmarin»(III,p.70).

I,p.869.

I,p.426,634.

I,p.426,636-641.

«Commeunedecesaffiches,entièrementbleuesouentièrementrouges,danslesquelles,àcausedes limitesduprocédéemployéouparuncapricedudécorateur,sontbleusourouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l’église, les passants » (I,p.388).

I,p.383.

« Quelle joie… de voir, dans la fenêtre et dans toutes les vitrines des bibliothèques,commedansleshublotsd’unecabinedenavire,lamer…»(I,p.672);«Jemejetaissurmonlit;et,commesij’avaisétésurlacouchetted’undecesbateauxquejevoyaisassezprèsdemoietquelanuitons’étonneraitdevoirsedéplacerlentementdansl’obscurité,commedescygnesassombrisetsilencieuxmaisquinedormentpas,j’étaisdetouscôtésentourédesimagesdelamer»(I,p.804).Onremarqueicilaconcurrenceexplicitedurapport métaphorique, (comme si) et du rapport métonymique (près de moi) ; et lasecondemétaphore,elleaussimétonymique,inséréedanslapremière(navires=cygnes).

I,p.681.Lamétaphoreseprolongeencorependantquelqueslignes.

I,p.837.

I, p. 803. La comparaison mer-poisson est ici immédiatement doublée d’une autre,complémentaire, ciel-poisson : «Le cieldumême rosequ’unde ces saumonsquenousnousferionsservirtoutàl’heureàRivebelle.»

I,p.835.Cf.p.805et904.

I,p.898,674.MarcelretrouveraplustardàVeniseces«éclairsdesoleilglauque»(III,p.626)ou«verdâtre»(p.645).

II,p.1013.

I,p.899.

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II,p.783-784.

I,p.835,672-673,658.

FiguresII,p.232-247.L’illusionsémantique(dénoncéeplustard,rappelons-le,parProustlui-même) consiste bien, en effet, à lire comme analogique la liaison entre signifié etsignifiant,quin’estqu’uneassociationconventionnelle;lecratylismeinterprètelessignes(lesNoms)commedes«images»,c’est-à-dire,typiquement,unemétonymiecommeunemétaphore.

I,p.168.

B.Migliorini,«LaMetaforareciproca»,Saggilinguistici,Florence,1957,p.23-30.

II,p.38.

« La succession desmétaphores dérivées vérifie, par un exercice répété de la fonctionréférentielle, la justesse de la métaphore primaire. La métaphore filée donne donc aulecteurquiladécodeuneimpressiongrandissantedepropriété»(MichaelRiffaterre,«Lamétaphorefiléedanslapoésiesurréaliste»,Languefrançaise,septembre1969,p.51).Ilfautd’ailleursnoter,dansl’épisodedelasoiréeàl’Opéra,laprésence,surlacheveluredelaprincesse,d’unobjeteffectivementempruntéàl’universsous-marin,etquifaitdoncluiaussi,commelemot«baignoire»,relaisentrel’espacecomparéetl’espacecomparant:«unerésillefaitedecescoquillagesblancsqu’onpêchedanscertainesmersaustralesetquiétaientmêlésàdesperles,mosaïquemarineàpeinesortiedesvagues…»(p.41).

III,p.871.

I,p.45.

III,p.692.

«Ilyavaiteuenmoi,irradiantunepetitezoneautourdemoi,unesensation,etc.»(III,p.873).

StyleintheFrenchNovel,p.197.

III,p.874-876,soulignéparnous.DansSwanndéjà,àproposdestoilettesdeMmeSwann,et du décor de sa vie, Proust parlait de la « solidarité qu’ont entre elles les différentespartiesd’unsouveniretquenotremémoiremaintientéquilibréesdansunassemblageoùilnenousestpaspermisderiendistrairenirefuser»(I,p.426,soulignéparnous).

I, p. 47.Aproposd’autres réminiscences, Proust dit encore sentir au fondde lui « desterresreconquisessurl’oubliquis’assèchentetserebâtissent»(I,p.67).

Loc.cit.;cf.I,p.83.

I,p.218.

III,p.889.

VoirenparticulierI,p.12,497et651-652.CethèmedeculpabilitérevientencoreenII,p.171-172,oùMarcelivreaperçoitdansuneglacesonreflet«hideux»,imaged’un«moiaffreux ».Mais la plus fortemarquede liaison entre « excès » alcoolique et culpabilitésexuelle (œdipienne) est sans doute dans la phrase où, Marcel lui annonçant sonintentiond’épouserAlbertine, l’airpréoccupédesamèreestcomparéà«cetairqu’elleavait eu à Combray pour la première fois quand elle s’était résignée à passer la nuitauprèsdemoi, cetairquiencemoment ressemblait extraordinairementà celuidema

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grand-mèremepermettantdeboireducognac»(II,p.1131).

ContreSainte-Beuve,Pléiade,p.586.(Soulignéparnous.)

Correspondance,Plon,II,p.86.Rappelonsencorecetteautreformulationdumêmeidéal:«DanslestyledeFlaubert,parexemple,touteslespartiesdelaréalitésontconvertiesenunemêmesubstance,auxvastessurfaces,d’unmiroitementmonotone.Aucuneimpuretén’est restée. Les surfaces sont devenues réfléchissantes. Toutes les choses s’y peignent,maisparreflet, sansenaltérer lasubstancehomogène.Toutcequiétaitdifférentaétéconverti et absorbé » (Contre Sainte-Beuve, Pléiade, p. 269). Même effet d’unificationsubstantielle, en peinture cette fois, dans cette variante des Jeunes Filles en fleurs :« Comme dans les tableaux d’Elstir… où la plus moderne maison de Chartres estconsubstantialisée,parlamêmelumièrequilapénètre,parlamême“impression”,aveclacathédrale…»(I,p.968,soulignéparnous).

Essaisdelinguistiquegénérale,p.66-67.

«L’ExpériencedeProust»,p.18-34.

Pléiade,p.401.

Pléiade,p.181.(Soulignéparnous.)

C’est Jean Pommier qui, dès 1939, notait le rôle de la contiguïté dans certainesmétaphoresproustiennes:«Cequisemblecommanderlerapportdessensations,c’estlacontiguïtédesqualités correspondantesdans l’objet.Le toitne lisseraitpas sesardoisessanslespigeonsquis’yposent,—quis’yposentl’unàcôtédel’autre:delàvientqueleurroucoulementdessine“unelignehorizontale”,àladifférenceducoq,dontlechantmonteversleciel.Lorsquelenarrateurappliquelesépithètes“ovaleetdoré”nonàlaclochettemaisàsontintement,ilfaitunehypallage.Pourquoilesondesclochesest-ilassociéàlasaveurdesconfitures?pours’êtreattardé“commeuneguêpe”surlatabledeCombray.Quantauxmursneufs,leurcri“déchirant”prolongesansdouteceuxquelascie,dontilsportent lamarque, a dû arracher aux pierres. » (LaMystique deMarcel Proust (1939),Droz1968,p.54.)

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DISCOURSDURÉCIT

essaideméthode

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Avant-propos

L’objetspécifiquedecetteétudeestlerécitdansAlarecherchedutempsperdu. Cette précision appelle immédiatement deux remarques d’inégaleimportance. La première porte sur la définition du corpus : chacun saitaujourd’hui que l’ouvrage ainsi dénommé, et dont le texte canonique estétablidepuis1954parl’éditionClarac-Ferré,n’estqueledernierétatd’uneœuvreà laquelleProusta travaillépourainsidire toute savie, etdont lesversions antérieures se dispersent, pour l’essentiel, entre les Plaisirs et lesJours(1896),PastichesetMélanges(1919), les divers recueils ou inéditsposthumes intitulés Chroniques (1927), Jean Santeuil (1952) et ContreSainte-Beuve (1954 1), et les quelque quatre-vingts cahiersdéposés depuis1962 au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale. Pour cetteraison, à quoi s’ajoute l’interruption forcée du 18 novembre 1922, laRecherche, moins qu’aucune autre, ne peut être considérée comme uneœuvreclose,etilestdonctoujourslégitimeetparfoisnécessaired’enappelerpourcomparaisondutexte«définitif»àtelleoutelledesesvariantes.Celaest vrai aussi pour la tenue du récit, et l’on ne peut méconnaître, parexemple,cequeladécouvertedutexte«àlatroisièmepersonne»deSanteuilapportedeperspectiveetdesignificationausystèmenarratifadoptédanslaRecherche. Notre travail portera donc essentiellement sur l’œuvre ultime,mais non sans parfois tenir compte de ses antécédents, considérés non paspour eux-mêmes, ce qui n’a guère de sens, mais pour la lumière qu’ilspeuventajouter.

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La seconde remarque concerne la méthode, ou plutôt la démarcheadoptéeici.Onapudéjàobserverqueniletitrenilesous-titredecetteétudenementionnent ce que je viensdedésigner comme sonobjet spécifique.Cen’estniparcoquetterieniparinflationdélibéréedusujet.Lefaitestquebiensouvent, et d’une manière peut-être exaspérante pour certains, le récitproustiensembleraicioubliéauprofitdeconsidérationsplusgénérales:ou,commeonditaujourd’hui,lacritiques’effacerdevantla«théorielittéraire»,et plus précisément ici la théorie du récit ou narratologie. Je pourraisjustifieret clarifier cette situationambiguëdedeux façons trèsdifférentes :soit en mettant franchement, comme d’autres l’ont fait ailleurs, l’objetspécifiqueauservicedelaviséegénérale,etl’analysecritiqueauservicedelathéorie:laRechercheneseraitplusiciqu’unprétexte,réservoird’exempleset lieud’illustrationpourunepoétiquenarrativeoùsestraitsspécifiquesseperdraientdanslatranscendancedes«loisdugenre»;soitensubordonnantau contraire la poétique à la critique, et en faisant des concepts, desclassifications et des procédures proposés ici autant d’instruments ad hocexclusivementdestinésàpermettreunedescriptionplusexacteouplusprécisedurécitproustiendanssasingularité,ledétour«théorique»étantàchaquefoisimposéparlesnécessitésd’unemiseaupointméthodologique.

J’avoue ma répugnance, ou mon incapacité, à choisir entre ces deuxsystèmesdedéfenseapparemmentincompatibles. Ilmeparaît impossibledetraiter laRecherchedu tempsperdu commeun simple exemple de ce quiserait le récit en général, ou le récit romanesque, ou le récit de formeautobiographique, ou Dieu sait quelle autre classe, espèce ou variété : laspécificité de la narration proustienne prise dans son ensemble estirréductible, et toute extrapolation serait ici une faute de méthode ; laRecherchen’illustrequ’elle-même.Maisd’unautrecôté,cettespécificitén’estpas indécomposable, et chacun des traits qu’y dégage l’analyse se prête àquelque rapprochement, comparaisonoumise enperspective.Comme touteœuvre,commetoutorganisme,laRechercheestfaited’élémentsuniversels,oudumoinstrans-individuels,qu’elleassembleenunesynthèsespécifique,enune totalité singulière.L’analyser, c’estallernondugénéralauparticulier,

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mais bien du particulier au général : de cet être incomparable qu’est laRechercheàcesélémentsfortcommuns,figuresetprocédésd’utilitépubliqueet de circulation courante que j’appelle anachronies, itératif, focalisations,paralepses et autres. Ce que je propose ici est essentiellement uneméthoded’analyse: ilmefautdoncbienreconnaîtrequ’encherchantlespécifiquejetrouve de l’universel, et qu’en voulant mettre la théorie au service de lacritiquejemetsmalgrémoilacritiqueauservicedelathéorie.Ceparadoxeestceluidetoutepoétique,sansdouteaussidetouteactivitédeconnaissance,toujoursécarteléeentrecesdeux lieuxcommunsincontournables,qu’iln’estd’objets que singuliers, et de science que du général ; toujours cependantréconfortée, et comme aimantée, par cette autre vérité un peu moinsrépandue,quelegénéralestaucœurdusingulier,etdonc—contrairementaupréjugécommun—leconnaissableaucœurdumystère.

Mais cautionner en scientificité un vertige, voire un strabismeméthodologique, ne va peut-être pas sans imposture. Je plaiderai doncautrement la même cause : peut-être la véritable relation entre l’aridité« théorique » et laminutie critique est-elle ici d’alternance récréative et dedistraction réciproque. Puisse le lecteur à son tour y trouver une sorte dediversion périodique, comme l’insomniaque à changer de mauvais côté :amantalternaCamenae.

Les dates rappelées ici sont celles des premières publications, mais nos référencesrenvoientnaturellementàl’éditionClarac-Sandreendeuxvolumes(JeanSanteuilprécédédesPlaisirsetlesJours;ContreSainte-BeuveprécédédePastichesetMélangeset suivideEssaisetArticles),Pléiade,1971,quicontientdenombreuxinédits.Encorefaut-ilparfois,enattendantl’éditioncritiquedelaRecherche,continuerderecouriràl’éditionFalloisduContreSainte-BeuvepourcertainespagesempruntéesauxCahiers.

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Introduction

Nousemployonscourammentlemot(français)récitsansnoussoucierde sonambiguïté,parfois sans lapercevoir, et certainesdifficultésde lanarratologietiennentpeut-êtreàcetteconfusion.Ilmesemblequesil’onveut commencer d’y voir plus clair en ce domaine, il faut discernernettementsouscetermetroisnotionsdistinctes.

Dansunpremiersens—quiestaujourd’hui,dansl’usagecommun,leplus évident et le plus central —, récit désigne l’énoncé narratif, lediscours oral ou écrit qui assume la relation d’un événement ou d’uneséried’événements:ainsiappellera-t-onrécitd’UlysselediscourstenuparlehérosdevantlesPhéaciensauxchantsIXàXIIdel’Odyssée,etdonccesquatrechantseux-mêmes,c’est-à-direlesegmentdutextehomériquequiprétendenêtrelatranscriptionfidèle.

Dansunsecondsens,moinsrépandu,maisaujourd’huicourantchezlesanalystesetthéoriciensducontenunarratif,récitdésignelasuccessiond’événements, réels ou fictifs, qui font l’objet de ce discours, et leursdiverses relations d’enchaînement, d’opposition, de répétition, etc.« Analyse du récit » signifie alors étude d’un ensemble d’actions et desituations considérées en elles-mêmes, abstraction faite du médium,linguistique ou autre, qui nous en donne connaissance : soit ici lesaventuresvécuesparUlyssedepuis lachutedeTroie jusqu’àsonarrivéechezCalypso.

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Enuntroisièmesensquiestapparemmentleplusancien,récitdésigneencore un événement : non plus toutefois celui que l’on raconte, maisceluiqui consiste en cequequelqu’un racontequelque chose : l’actedenarrerprisenlui-même.OndiraainsiqueleschantsIXàXIIdel’Odysséesont consacrés au récit d’Ulysse, comme on dit que le chant XXII estconsacré au massacre des prétendants : raconter ses aventures est uneactiontoutcommemassacrerlesprétendantsdesafemme,ets’ilvadesoique l’existence de ces aventures (à supposer qu’on les tienne, commeUlysse,pour réelles)nedépenden riende cette action, il est tout aussiévidentquelediscoursnarratif,lui(récitd’Ulysseausens1),endépendabsolument,puisqu’ilenestleproduit,commetouténoncéestleproduitd’unacted’énonciation.SiaucontraireontientUlyssepourunmenteur,etpourfictives lesaventuresqu’ilraconte, l’importancede l’actenarratifne fait que s’en accroître, puisque de lui dépendent non seulementl’existence du discours, mais la fiction d’existence des actions qu’il« rapporte ».Onendiraévidemmentautantde l’actenarratifd’Homèrelui-mêmepartoutoùcelui-ciassumedirectementlarelationdesaventuresd’Ulysse.Sansactenarratif,donc,pasd’énoncé,etparfoismêmepasdecontenu narratif. Aussi est-il surprenant que la théorie du récit se soitjusqu’ici assez peu souciée des problèmes de l’énonciation narrative,concentrant presque toute son attention sur l’énoncé et son contenu,comme s’il était tout à fait secondaire, par exemple, que les aventuresd’UlyssefussentracontéestantôtparHomère,tantôtparUlysselui-même.Onsaitpourtant,etnousyreviendronsplusloin,quePlaton,jadis,n’avaitpastrouvécesujetindignedesonattention.

Comme son titre l’indique, ou presque, notre étude porteessentiellementsurlerécitausenslepluscourant,c’est-à-direlediscoursnarratif,quise trouveêtreen littérature,etparticulièrementdans lecasquinousintéresse,untextenarratif.Mais,commeonleverra,l’analysedudiscoursnarratif telleque je l’entends impliqueconstamment l’étudedesrelations,d’unepartentrecediscoursetlesévénementsqu’ilrelate(récitau sens2),d’autrepart entre cemêmediscours et l’actequi leproduit,

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réellement(Homère)oufictivement(Ulysse):récitausens3.Ilnousfautdonc dès maintenant, pour éviter toute confusion et tout embarras delangage,désignerpardestermesunivoqueschacundecestroisaspectsdela réalité narrative. Je propose, sans insister sur les raisons d’ailleursévidentesduchoixdestermes,denommerhistoirelesignifiéoucontenunarratif(mêmesicecontenusetrouveêtre,enl’occurrence,d’unefaibleintensité dramatique ou teneur événementielle), récit proprement dit lesignifiant,énoncé,discoursoutextenarratiflui-même,etnarrationl’actenarratifproducteuret,parextension,l’ensembledelasituationréelleoufictivedanslaquelleilprendplace 1.

Notreobjetestdoncici lerécit,ausensrestreintquenousassignonsdésormaisàceterme.Ilestassezévident,jepense,quedestroisniveauxdistingués à l’instant, celui du discours narratif est le seul qui s’offredirectement à l’analyse textuelle, qui est elle-même le seul instrumentd’étude dont nous disposions dans le champ du récit littéraire, etspécialement du récit de fiction. Si nous voulions étudier pour eux-mêmes,disonslesévénementsracontésparMicheletdanssonHistoiredeFrance,nouspourrionsrecouriràtoutessortesdedocumentsextérieursàcetteœuvreet concernant l’histoiredeFrance ; sinousvoulionsétudierpour elle-même la rédaction de cette œuvre, nous pourrions utiliserd’autresdocuments,toutaussiextérieursautextedeMichelet,concernantsavieetsontravailpendantlesannéesqu’il luiaconsacrées.Tellen’estpas la ressourcedequi s’intéresse, d’unepart, aux événements racontéspar le récit que constitue laRecherchedu tempsperdu, et d’autre part àl’actenarratifdontilprocède:aucundocumentextérieuràlaRecherche,et spécialement pas une bonne biographie de Marcel Proust, s’il enexistait 2,nepourrait lerenseignernisurcesévénementsnisurcetacte,puisque lesunset lesautres sont fictifsetmettenten scènenonMarcelProust,maislehérosetnarrateursupposédesonroman.NonpascertesquelecontenunarratifdelaRecherchesoitpourmoisansaucunrapportavec laviedesonauteur :maissimplementcerapportn’estpastelquel’on puisse utiliser la seconde pour une analyse rigoureuse du premier

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(non plus que l’inverse). Quant à la narration productrice de ce récit,l’actedeMarcel 3racontantsaviepassée,onsegarderadèsmaintenantdeleconfondreavec l’actedeProustécrivant laRecherchedu tempsperdu ;nous reviendrons plus loin sur ce sujet, qu’il suffise pour l’instant derappelerque les cinq cent vingt etunepagesdeDu côté de chez Swann(édition Grasset) publiées en novembre 1913 et rédigées par Proustpendant quelques années avant cette date, sont supposées (dans l’étatactueldelafiction)êtreécritesparlenarrateurbienaprèslaguerre.C’estdonc le récit, et lui seul, qui nous informe ici, d’une part sur lesévénements qu’il relate, et d’autre part sur l’activité qui est censée lemettreaujour:autrementdit,notreconnaissancedesunsetdel’autrenepeutêtrequ’indirecte,inévitablementmédiatiséeparlediscoursdurécit,entantquelesunssontl’objetmêmedecediscoursetquel’autreylaissedes traces, marques ou indices repérables et interprétables, tels que laprésence d’un pronom personnel à la première personne qui dénotel’identitédupersonnageetdunarrateur,oucelled’unverbeaupasséquidénote l’antériorité de l’action racontée sur l’action narrative, sanspréjudiced’indicationsplusdirectesetplusexplicites.

Histoireetnarrationn’existentdoncpournousqueparletruchementdurécit.Maisréciproquementlerécit,lediscoursnarratifnepeutêtretelqu’entantqu’ilraconteunehistoire,fautedequoiilneseraitpasnarratif(comme, disons, l’Éthique de Spinoza), et en tant qu’il est proféré parquelqu’un, faute de quoi (comme par exemple une collection dedocuments archéologiques) il ne serait pas en lui-même un discours.Comme narratif, il vit de son rapport à l’histoire qu’il raconte ; commediscours,ilvitdesonrapportàlanarrationquileprofère.

L’analyse du discours narratif sera donc pour nous, essentiellement,l’étudedesrelationsentrerécitethistoire,entrerécitetnarration,et(entant qu’elles s’inscrivent dans le discours du récit) entre histoire etnarration.Cettepositionme conduit àproposerunnouveaupartageduchampd’étude.Jeprendraicommepointdedépartladivisionavancéeen1966parTzvetanTodorov 4.Cettedivisionclassaitlesproblèmesdurécit

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en trois catégories : celle du temps, « où s’exprime le rapport entre letempsdel’histoireetceluidudiscours»;celledel’aspect,«oulamanièredontl’histoireestperçueparlenarrateur»;celledumode,c’est-à-dire«letype de discours utilisé par le narrateur ». J’adopte sans aucunamendementlapremièrecatégoriedanssadéfinitionquejeviensdeciter,et que Todorov illustrait par des remarques sur les « déformationstemporelles », c’est-à-dire les infidélités à l’ordre chronologique desévénements, et sur les relations d’enchaînement, d’alternance oud’« enchâssement » entre les différentes lignes d’action constitutives del’histoire ; mais il y ajoutait des considérations sur le « temps del’énonciation»etceluidela«perception»narratives(assimiléesparluiaux temps de l’écriture et de la lecture) qui me paraissent excéder leslimitesdesapropredéfinition,etque jeréserveraiquantàmoipourunautre ordre de problèmes, évidemment liés aux rapports entre récit etnarration. La catégorie de l’aspect 5 recouvrait essentiellement lesquestionsdu«pointdevue»narratif,etcelledumode 6 rassemblait lesproblèmes de « distance » que la critique américaine de traditionjamesienne traite généralement en termes d’opposition entre showing(« représentation » dans le vocabulaire de Todorov) et telling(« narration »), résurgence des catégories platoniciennes de mimésis(imitation parfaite) et de diégésis (récit pur), les divers types dereprésentationdudiscoursdepersonnage,lesmodesdeprésenceexpliciteouimplicitedunarrateuretdulecteurdanslerécit.Commetoutàl’heurepour le « tempsde l’énonciation », je crois nécessaire dedissocier cettedernière série de problèmes, en tant qu’elle met en cause l’acte denarration et ses protagonistes ; en revanche, il faut réunir enune seulegrande catégorie, qui est celle, disons provisoirement des modalités dereprésentation ou degrés de mimésis, tout le reste de ce que Todorovrépartissaitentreaspectetmode.Cetteredistributionaboutitdoncàunedivision sensiblement différente de celle dont elle s’inspire, et que jeformulerai maintenant pour elle-même, en recourant pour le choix des

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termes àune sortedemétaphore linguistiquequ’on voudrabiennepasprendredefaçontroplittérale.

Puisque tout récit — fût-il aussi étendu et aussi complexe que laRecherchedutempsperdu 7—estuneproductionlinguistiqueassumantlarelation d’un ou plusieurs événement(s), il est peut-être légitime de letraitercommeledéveloppement,aussimonstrueuxqu’onvoudra,donnéàuneformeverbale,ausensgrammaticalduterme:l’expansiond’unverbe.Jemarche,Pierreestvenu,sontpourmoidesformesminimalesderécit,etinversement l’Odyssée ou la Recherche ne font d’une certaine manièrequ’amplifier (au sens rhétorique) des énoncés tels qu’Ulysse rentre àIthaque ou Marcel devient écrivain. Ceci nous autorise peut-être àorganiser, ou dumoins à formuler les problèmes d’analyse du discoursnarratifselondescatégoriesempruntéesàlagrammaireduverbe,etquise réduiront ici à trois classes fondamentales de déterminations : cellesquitiennentauxrelationstemporellesentrerécitetdiégèse,etquenousrangeronssous lacatégoriedu temps; cellesqui tiennentauxmodalités(formesetdegrés)dela«représentation»narrative,doncauxmodes 8durécit;cellesenfinquitiennentàlafaçondontsetrouveimpliquéedanslerécitlanarrationelle-mêmeausensoùnousl’avonsdéfinie,c’est-à-direlasituationou instance 9 narrative, et avec elle ses deux protagonistes : lenarrateur et son destinataire, réel ou virtuel ; on pourrait être tenté derangercettetroisièmedéterminationsousletitredela«personne»,maispour des raisons qui apparaîtront clairement plus loin il me semblepréférable d’adopter un terme aux connotations psychologiques un peu(très peu, hélas) moins marquées, et auquel nous donnerons uneextension conceptuelle sensiblement plus large, dont la « personne »(référantàl’oppositiontraditionnelleentrerécit«àlapremière»etrécit«àlatroisièmepersonne»)neseraqu’unaspectparmid’autres:cetermeestceluidevoix,queVendryèsparexemple 10définissaitainsiensonsensgrammatical : « Aspect de l’action verbale dans ses rapports avec lesujet…»Bienentendu,lesujetdontils’agiticiestceluidel’énoncé,alorsque pour nous la voix désignera un rapport avec le sujet (et plus

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généralementl’instance)del’énonciation:encoreunefois, ilnes’agit làque d’emprunts de termes, qui ne prétendent pas se fonder sur deshomologiesrigoureuses 11.

Comme on le voit, les trois classes proposées ici, qui désignent deschampsd’étudeetdéterminentladispositiondeschapitresquisuivent 12,nerecouvrentpasmaisrecoupentdefaçoncomplexe les troiscatégoriesdéfiniesplushaut,quidésignaientdesniveauxdedéfinitiondurécit:letempsetlemodejouenttouslesdeuxauniveaudesrapportsentrehistoireetrécit,tandisquelavoixdésigneàlafoislesrapportsentrenarrationetrécit,etentrenarrationethistoire.On segardera toutefoisd’hypostasiercestermes,etdeconvertirensubstancecequin’estàchaquefoisqu’unordrederelations.

Récit et narration se passent de justification. Pour histoire, et malgré un inconvénientévident, j’invoquerai l’usage courant (on dit : « raconter une histoire »), et un usagetechnique, certes plus restreint, mais assez bien admis depuis que Tzvetan Todorov aproposédedistinguerle«récitcommediscours»(sens1)etle«récitcommehistoire»(sens 2). J’emploierai encore dans le même sens le terme diégèse, qui nous vient desthéoriciensdurécitcinématographique.

Les mauvaises ne présentent ici aucun inconvénient, puisque leur principal défautconsisteàattribuerfroidementàProustcequeProustditdeMarcel,àIllierscequ’ilditdeCombray,àCabourgcequ’ilditdeBalbec,etainsidesuite:procédécontestableenlui-même,maissansdangerpournous:auxnomsprès,onnesortpasdelaRecherche.

Onconserveici,pourdésigneràlafoislehérosetlenarrateurdelaRecherche,ceprénomcontroversé.Jem’enexpliqueraiaudernierchapitre.

«Lescatégoriesdurécitlittéraire»,Communications8.

Rebaptisée « vision » dans Littérature et Signification (1967) et dans Qu’est-ce que lestructuralisme?(1968).

Rebaptisée«registre»en1967et1968.

Faut-ilpréciserqu’entraitanticicetteœuvrecommeunrécitonneprétendnullementlaréduire à cet aspect ?Aspect trop souvent négligé par la critique,mais queProust lui-mêmen’ajamaisperdudevue.Ainsiparle-t-ilde«lavocationinvisibledontcetouvrageestl’histoire»(Pléiade,II,p.397,soulignéparmoi).

Letermeestprisicitoutprèsdesonsenslinguistique,sil’onseréfèreparexempleàcettedéfinition de Littré : « Nom donné aux différentes formes du verbe employées pouraffirmerplusoumoinslachosedontils’agit,etpourexprimer…lesdifférentspointsde

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vueauxquelsonconsidèrel’existenceoul’action.»

AusensoùBenvenisteparled’«instancedediscours»(Problèmesdelinguistiquegénérale,Vepartie).

CitédanslePetitRobert,s.v.Voix.

Autre justification, purement proustologique, de l’emploi de ce terme, l’existence duprécieuxlivredeMarcelMullerintituléLesVoixnarrativesdans«Alarecherchedutempsperdu»(Droz,1965).

Lestroispremiers(Ordre,Durée,Fréquence)traitentdutemps,lequatrièmedumode,lecinquièmeetdernierdelavoix.

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Ordre

Tempsdurécit?

«Lerécitestuneséquencedeuxfoistemporelle…:ilyaletempsdela chose-racontée et le temps du récit (temps du signifié et temps dusignifiant).Cettedualitén’estpasseulementcequirendpossiblestouteslesdistorsionstemporellesqu’ilestbanaldereleverdanslesrécits(troisans de la vie du héros résumés en deux phrases d’un roman, ou enquelques plans d’un montage “fréquentatif” de cinéma, etc.) ; plusfondamentalement,ellenousinviteàconstaterquel’unedesfonctionsdurécitestdemonnayeruntempsdansunautretemps 1.»

Ladualitétemporellesivivementaccentuéeici,etquelesthéoriciensallemands désignent par l’opposition entre erzählte Zeit (temps del’histoire)etErzählzeit(tempsdurécit) 2,estuntraitcaractéristiquenonseulementdurécitcinématographique,maisaussidurécitoral,àtoussesniveaux d’élaboration esthétique, y compris ce niveau pleinement« littéraire » qu’est celui de la récitation épique ou de la narrationdramatique (récit de Théramène…). Elle estmoins pertinente peut-êtreend’autresformesd’expressionnarrativetellesquele«roman-photo»oulabandedessinée(oupicturale,commelaprédelled’Urbino,oubrodée,

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commela«tapisserie»delareineMathilde),qui,toutenconstituantdesséquences d’images, et donc exigeant une lecture successive oudiachronique, se prêtent aussi, etmême invitent, à une sorte de regardglobaletsynchronique—ou,dumoins,unregarddontleparcoursn’estpluscommandéparlasuccessiondesimages.Lerécitlittéraireécritestàcetégardd’unstatutencoreplusdifficileàcerner.Commelerécitoraloufilmique,ilnepeutêtre«consommé»,doncactualisé,quedansuntempsquiestévidemmentceluidelalecture,etsilasuccessivitédesesélémentspeutêtredéjouéeparunelecturecapricieuse,répétitiveousélective,celanepeutmêmepasallerjusqu’àl’analexieparfaite:onpeutpasserunfilmàl’envers,imageparimage;onnepeut,sansqu’ilcessed’êtreuntexte,lireuntexteàl’envers,lettreparlettre,nimêmemotparmot;nimêmetoujoursphraseparphrase.Le livreestunpeuplustenuqu’onneleditsouvent aujourd’hui par la fameuse linéarité du signifiant linguistique,plus facile à nier en théorie qu’à évacuer en fait. Pourtant, il n’est pasquestiond’identifiericilestatutdurécitécrit(littéraireounon)àceluidurécit oral : sa temporalité est en quelque sorte conditionnelle ouinstrumentale;produit,commetoutechose,dansletemps,ilexistedansl’espaceetcommeespace,etletempsqu’ilfautpourle«consommer»estceluiqu’ilfautpourleparcourirouletraverser,commeunerouteouunchamp. Le texte narratif, comme tout autre texte, n’a pas d’autretemporalité que celle qu’il emprunte, métonymiquement, à sa proprelecture.

Cetétatdechoses,nous leverronsplus loin,n’estpas toujours sansconséquencespournotrepropos,etilfaudraparfoiscorriger,outenterdecorriger les effets du déplacement métonymique ; mais nous devonsd’abordl’assumer,puisqu’ilfaitpartiedujeunarratif,etdoncprendreaumotlaquasi-fictiondel’Erzählzeit,cefauxtempsquivautpourunvraietque nous traiterons, avec ce que cela comporte à la fois de réserve etd’acquiescement,commeunpseudo-temps.

Ces précautions prises, nous étudierons les relations entre temps del’histoireet(pseudo-)tempsdurécitseloncequim’enparaîtêtrelestrois

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déterminations essentielles : les rapports entre l’ordre temporel desuccessiondesévénementsdansladiégèseetl’ordrepseudo-temporeldeleurdispositiondanslerécit,quiferontl’objetdecepremierchapitre;lesrapports entre la durée variable de ces événements, ou segmentsdiégétiques, et la pseudo-durée (en fait, longueur de texte) de leurrelation dans le récit : rapports, donc, de vitesse, qui feront l’objet dusecond;rapportsenfindefréquence,c’est-à-dire,pournousenteniriciàune formule encore approximative, relations entre les capacités derépétition de l’histoire et celles du récit : relations auxquelles seraconsacréletroisièmechapitre.

Anachronies.

Étudier l’ordre temporel d’un récit, c’est confronter l’ordre dedisposition des événements ou segments temporels dans le discoursnarratif à l’ordre de succession de cesmêmes événements ou segmentstemporels dans l’histoire, en tant qu’il est explicitement indiqué par lerécit lui-même,ouqu’onpeut l’inférerdeteloutel indiceindirect. Ilestévident que cette reconstitution n’est pas toujours possible, et qu’elledevient oiseuse pour certaines œuvres-limites comme les romans deRobbe-Grillet,oùlaréférencetemporellesetrouveàdesseinpervertie.Ilesttoutaussiévidentquedanslerécitclassique,aucontraire,elleestnonseulement le plus souvent possible, parce que le discours narratif n’yintervertit jamais l’ordre des événements sans le dire, mais encorenécessaire, et précisément pour la même raison : lorsqu’un segmentnarratif commence par une indication telle que : « Troismois plus tôt,etc.»,ilfauttenircompteàlafoisdecequecettescènevientaprèsdanslerécit,etdecequ’elleestcenséeêtrevenueavantdansladiégèse:l’unetl’autre,oupourmieuxdirelerapport(decontraste,oudediscordance)entrel’unetl’autre,estessentielautextenarratif,etsupprimercerapport

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enéliminantundesestermes,cen’estpass’entenirautexte,c’est toutbonnementletuer.

Le repérage et la mesure de ces anachronies narratives (commej’appellerai ici les différentes formes de discordance entre l’ordre del’histoireetceluidurécit)postulentimplicitementl’existenced’unesortededegrézéroquiseraitunétatdeparfaitecoïncidencetemporelleentrerécit et histoire. Cet état de référence est plus hypothétique que réel. Ilsemblequelerécitfolkloriqueaitpourhabitudedeseconformer,danssesgrandes articulations du moins, à l’ordre chronologique, mais notretradition littéraire (occidentale) s’inaugure au contraire par un effetd’anachronie caractérisé, puisque, dès le huitième vers de l’Iliade, lenarrateur, après avoir évoqué la querelle entre Achille et Agamemnon,point de départ déclaré de son récit (ex hou de ta prôta), revient unedizaine de jours en arrière pour en exposer la cause en quelque centquarante vers rétrospectifs (affront à Chrysès — colère d’Apollon —peste). On sait que ce début inmedias res suivi d’un retour en arrièreexplicatif deviendra l’un des topoï formels du genre épique, et aussicombienlestyledelanarrationromanesqueestrestésurcepointfidèleàceluidesonlointainancêtre 3,etcejusqu’enpleinXIXesiècle«réaliste»:ilsuffitpours’enconvaincredesongeràcertainesouverturesbalzaciennescommecellesdeCésarBirotteauoude laDuchessedeLangeais.D’Arthezenfaitunprincipeàl’usagedeLuciendeRubempré 4,etBalzaclui-mêmereprochera à Stendhal de n’avoir pas commencé la Chartreuse parl’épisodedeWaterlooenréduisant« toutcequiprécèdeàquelquerécitfaitparFabriceousurFabricependantqu’ilgîtdanslevillagedeFlandreoù il est blessé 5 ». On ne se donnera donc pas le ridicule de présenterl’anachroniecommeuneraretéoucommeuneinventionmoderne:c’estaucontrairel’unedesressourcestraditionnellesdelanarrationlittéraire.

Au reste, si l’on considère d’un peu plus près les premiers vers del’Iliadeévoquésàl’instant,onvoitqueleurmouvementtemporelestpluscomplexequejenel’aidit.LesvoicidanslatraductiondePaulMazon:

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Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée ; détestablecolère,quiauxAchéensvalutdessouffrancessansnombreetjetaenpâtureàHadès tantd’âmes fièresdehéros, tandisquedeceshérosmêmesellefaisaitlaproiedeschiensetdetouslesoiseauxduciel—pourl’achèvementdudesseindeZeus.Parsdujouroùunequerelle toutd’aborddivisa le filsd’Atrée,protecteurde sonpeuple,etledivinAchille.Quidesdieuxlesmitdoncauxprisesentellequerelleetbataille?LefilsdeLétôetdeZeus.C’estluiqui,courroucécontreleroi,fitpartoutel’arméegrandirunmalcruel,dontleshommesallaientmourant;cela,parcequelefilsd’AtréeavaitfaitaffrontàChrysès,sonprêtre 6.

Ainsi, le premier objet narratif désigné par Homère est la colèred’Achille;lesecond,lesmalheursdesAchéens,quiensonteffectivementlaconséquence;maisletroisièmeestlaquerelleentreAchilleetAgamemnon,qui en est la cause immédiate et qui lui est donc antérieure ; puis,continuantderemonterexplicitementdecauseencause:lapeste,causede la querelle, et enfin l’affront à Chrysès, cause de la peste. Les cinqélémentsconstitutifsdecetteouverture,quejenommeraiA,B,C,DetEd’après l’ordrede leur apparitiondans le récit, occupent respectivementdans l’histoire les positions chronologiques 4, 5, 3, 2 et 1 : d’où cetteformulequisynthétiseratantbienquemallesrapportsdesuccession:A4-B5-C3-D2-E1. Nous sommes assez près d’un mouvement régulièrementrétrograde 7.

Ilfautmaintenantentrerplusendétaildansl’analysedesanachronies.J’emprunteàJeanSanteuilunexempleasseztypique.Lasituation,quiseretrouvera sous diverses formes dans la Recherche, est celle de l’avenirdevenuprésentetquineressemblepasàl’idéequ’ons’enétaitfaitedansle passé. Jean, après plusieurs années, retrouve l’hôtel où habiteMarieKossichef, qu’il a aimée autrefois, et compare ses impressionsd’aujourd’huiàcellesqu’ilcroyaitautrefoisdevoiréprouveraujourd’hui:

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Quelquefois en passant devant l’hôtel il se rappelait les jours depluieoùilemmenaitjusque-làsabonne,enpèlerinage.Maisilselesrappelaitsanslamélancoliequ’ilpensaitalorsdevoirgoûterunjourdanslesentimentdeneplusl’aimer.Carcettemélancolie,cequi laprojetaitainsid’avancesur son indifférenceàvenir, c’étaitsonamour.Etcetamourn’étaitplus 8.

L’analysetemporelled’unteltexteconsisted’abordàendénombrerlessegments selon les changements de positiondans le tempsde l’histoire.On repère ici, sommairement,neuf segments répartis surdeuxpositionstemporellesquenousdésigneronspar2(maintenant)et1(autrefois),enfaisantabstractionicideleurcaractèreitératif(«quelquefois»):segmentAsurposition2(«quelquefoisenpassantdevantl’hôtelilserappelait»),Bsurposition1(«lesjoursdepluieoùilemmenaitjusque-làsabonneenpèlerinage »), C sur 2 («Mais il se les rappelait sans »), D sur 1 (« lamélancoliequ’ilpensaitalors»),Esur2(«devoirgoûterunjourdanslesentimentdeneplusl’aimer»),Fsur1(«Carcettemélancolie,cequilaprojetaitainsid’avance»),Gsur2(«sursonindifférenceàvenir»),Hsur1(«c’étaitsonamour»),Isur2(«Etcetamourn’étaitplus»).Laformuledespositionstemporellesestdoncici:

A2-B1-C2-D1-E2-F1-G2-H1-I2,soitunparfait zigzag.On remarqueraaupassageque ladifficultédecetexteàpremièrelecturetientàlafaçon,apparemmentsystématique,dontProust élimine ici les points de repère temporels les plus élémentaires(autrefois,maintenant),quelelecteurdoitsuppléermentalementpours’yreconnaître. Mais le simple relevé des positions n’épuise pas l’analysetemporelle, même réduite aux questions d’ordre, et ne permet pas dedéterminer le statutdesanachronies : il fautencoredéfinir les relationsquiunissentlessegmentsentreeux.

Si l’onconsidère le segmentAcomme lepointdedépartnarratif,etdoncenpositionautonome, lesegmentBsedéfinitévidemmentcomme

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rétrospectif:unerétrospectionquel’onpeutqualifierdesubjective,encesensqu’elleestassuméeparlepersonnagelui-même,dontlerécitnefaitque rapporter les pensées présentes (« il se rappelait… ») ; B est donctemporellement subordonné à A : il se définit comme rétrospectif parrapport à A. C procède d’un simple retour à la position initiale, sanssubordination. D fait de nouveau rétrospection, mais cette fois-cidirectement assumée par le récit : c’est apparemment le narrateur quimentionne l’absence de mélancolie, même si elle est remarquée par lehéros.Enousramèneauprésent,maisd’unemanièretoutedifférentedeC,carcettefoisleprésentestenvisagéàpartirdupassé,et«dupointdevue » de ce passé : ce n’est pas un simple retour au présent,mais uneanticipation(évidemmentsubjective)duprésentdanslepassé;EestdoncsubordonnéàDcommeDàC,alorsqueCétaitautonomecommeA.Fnousramèneàlaposition1(lepassé)par-dessusl’anticipationE:simpleretour de nouveau, mais retour à 1, c’est-à-dire à une positionsubordonnée.Gestdenouveauuneanticipation,maisobjectivecelle-là,carleJeand’autrefoisneprévoyaitprécisémentpaslafinàvenirdesonamourcommeindifférence,maiscommemélancoliedeneplusaimer.H,commeF,estsimpleretourà1.I,enfin,est(commeC)simpleretourà2,c’est-à-direaupointdedépart.

Cebreffragmentoffredoncenraccourciunéchantillontrèsvariédesdiverses relations temporelles possibles : rétrospections subjectives etobjectives, anticipations subjectives et objectives, simples retours àchacune des deux positions. Comme la distinction entre anachroniessubjectives et objectives n’est pas d’ordre temporel,mais relève d’autrescatégories que l’on retrouvera au chapitre du mode, nous allons pourl’instant la neutraliser ; d’autre part, pour éviter les connotationspsychologiquesattachéesàl’emploidetermescomme«anticipation»ou«rétrospection»,quiévoquentspontanémentdesphénomènessubjectifs,nous les éliminerons le plus souvent au profit de deux termes plusneutres : désignant par prolepse toutemanœuvre narrative consistant àraconter ou évoquer d’avance un événement ultérieur, et par analepse

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touteévocationaprèscoupd’unévénementantérieuraupointdel’histoireoùl’onsetrouve,etréservantletermegénérald’anachroniepourdésignertoutes les formes de discordance entre les deux ordres temporels, dontnousverronsqu’ellesneseréduisentpasentièrementàl’analepseetàlaprolepse 9.

L’analyse des rapports syntaxiques (subordination et coordination)entrelessegmentsnouspermetmaintenantdesubstituerànotrepremièreformule,quinerelevaitquelespositions,uneseconde,quifaitapparaîtrelesrelationsetlesemboîtements:

A2[B1]C2[D1(E2)F1(G2)H1]I2

OnvoiticiclairementladifférencedestatutentrelessegmentsA,CetI d’une part, E et G de l’autre, qui occupent tous la même positiontemporelle,maisnonpasaumêmeniveauhiérarchique.Onvoitaussiqueles rapports dynamiques (analepses et prolepses) se situent auxouverturesdecrochetsoudeparenthèses,lesfermeturesrépondantàdesimples retours. On observe enfin que le fragment étudié ici estparfaitement clos, les positions de départ étant à chaque niveauscrupuleusement réintégrées : nous verrons que ce n’est pas toujours lecas.Bienentendu, les relationsnumériquespermettentdedistinguer lesanalepseset lesprolepses,maisonpeutexpliciterdavantage la formule,commececiparexemple:

Cefragmentprésentaitl’avantage(didactique)évidentd’unestructuretemporelleréduiteàdeuxpositions :c’est làunesituationassezrare,et

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avantd’abandonnerleniveaumicro-narratifnousemprunteronsàSodomeetGomorrhe 10 un texte beaucoup plus complexe (même si on le réduit,commenousallonslefaire,àsespositionstemporelleslesplusmassives,en laissant de côté quelques nuances), et qui illustre bien l’ubiquitétemporelle caractéristique du récit proustien. Nous sommes à la soiréechez le prince de Guermantes, Swann vient de raconter à Marcel laconversionduPrinceaudreyfusisme,où,avecunenaïvepartialité,ilvoitunepreuved’intelligence.VoicicommentenchaînelerécitdeMarcel(jemarqued’unelettreledébutdechaquesegmentdistingué):

(A) Swann trouvait maintenant indistinctement intelligents ceuxquiétaientdesonopinion,sonvieilamileprincedeGuermantes,etmoncamaradeBloch(B)qu’ilavaittenuàl’écartjusque-là,(C)etqu’ilinvitaàdéjeuner.(D)SwannintéressabeaucoupBlochenlui disant que le prince de Guermantes était dreyfusard. « IlfaudraitluidemanderdesignernoslistespourPicquart;avecunnomcommelesien,celaferaituneffetformidable.»MaisSwann,mêlant à son ardente conviction d’Israélite la modérationdiplomatiquedumondain,(E)dontilavaittropprisleshabitudes(F) pour pouvoir si tardivement s’en défaire, refusa d’autoriserBloch à envoyer au Prince, même comme spontanément, unecirculaireàsigner.«Ilnepeutfairecela,ilnefautpasdemanderl’impossible,répétaitSwann.Voilàunhommecharmantquiafaitdesmilliersdelieuespourvenirjusqu’ànous.Ilpeutnousêtretrèsutile. S’il signait votre liste, il se compromettrait simplementauprès des siens, serait châtié à cause de nous, peut-être serepentirait-ildesesconfidencesetn’en ferait-ilplus. »Bienplus,Swannrefusa sonproprenom. Il le trouvait trophébraïquepourne pas faire mauvais effet. Et puis, s’il approuvait tout ce quitouchaitàlarévision,ilnevoulaitêtremêléenrienàlacampagneantimilitariste.Ilportait(G)cequ’iln’avaitjamaisfaitjusque-là,la

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décoration(H)qu’ilavaitgagnéecommetoutjeunemobile,en70,(I)etajoutaàsontestamentuncodicillepourdemanderque,(J)contrairement à ses dispositions précédentes, (K) des honneursmilitaires fussent rendus à son grade de chevalier de la Légiond’honneur.Cequiassemblaautourdel’églisedeCombraytoutunescadron de (L) ces cavaliers sur l’avenir desquels pleuraitautrefois Françoise, quand elle envisageait (M) la perspectived’une guerre. (N) Bref Swann refusa de signer la circulaire deBloch, de sorte que, s’il passait pour un dreyfusard enragé auxyeux de beaucoup, mon camarade le trouva tiède, infecté denationalisme,etcocardier.(O)Swannmequittasansmeserrerlamainpournepasêtreobligédefairedesadieux,etc.

Onadoncdistinguéici(encoreunefoistrèsgrossièrementetàtitrepurementdémonstratif)quinzesegmentsnarratifs,quiserépartissentsurneufpositions temporelles.Cespositions sont les suivantes,dans l’ordrechronologique:1°laguerrede70;2°l’enfancedeMarcelàCombray;3°avantlasoiréeGuermantes;4°lasoiréeGuermantes,quel’onpeutsitueren 1898 ; 5° l’invitation de Bloch (nécessairement postérieure à cettesoirée, d’où Bloch est absent) ; 6° le déjeuner Swann-Bloch ; 7° larédaction du codicille ; 8° les obsèques de Swann ; 9° la guerre dontFrançoise « envisage la perspective », qui en toute rigueur n’occupeaucunepositiondéfinie,puisqu’elleestpurementhypothétique,maisquel’onpeutidentifier,pourlasituerdansletempsetsimplifierleschoses,àlaguerrede14-18.Laformuledespositionsseradonccelle-ci:

A4-B3-C5-D6-E3-F6-G3-H1-I7-J3-K8-L2-M9-N6-04Si l’on compare la structure temporelle de ce fragment à celle du

précédent, on remarque, outre le plus grand nombre de positions, unemboîtement hiérarchique beaucoup plus complexe, puisque, parexemple,MdépenddeL,quidépenddeK,quidépenddeI,quidépenddelagrandeprolepseD-N.D’autrepart,certainesanachronies,commeB

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etC,sejuxtaposentsansretourexpliciteàlapositiondebase:ellessontdoncaumêmeniveaudesubordination,etsimplementcoordonnéesentreelles. Enfin, le passage de C5 à D6 ne fait pas véritablement prolepse,puisqu’on ne reviendra jamais à la position 5 : il constitue donc unesimpleellipsedu tempsécouléentre5 (l’invitation)et6 (ledéjeuner) ;l’ellipse, ou bond en avant sans retour, n’est évidemment pas uneanachronie,maisunesimpleaccélérationdurécitquenousétudieronsauchapitre de la durée : elle affecte bien le temps,mais non pas sous lesespècesdel’ordre,quiseulnousintéresseici;nousnemarqueronsdoncpas ce passage de C à D par un crochet, mais par un simple tiret, quiindiqueraiciunepuresuccession.Voicidonclaformulecomplète:

A4[B3][C5-D6(E3)F6(G3)(H1)(I7<J3><K8(L2<M9>)>)N6]04

Nous abandonnerons maintenant le niveau micro-narratif pourconsidérerlastructuretemporelledelaRechercheprisedanssesgrandesarticulations.Ilvadesoiqu’uneanalyseàceniveaunepeuttenircomptedesdétailsquirelèventd’uneautreéchelle,etqu’elleprocèdedoncd’unesimplificationdesplusgrossières:nouspassonsicidelamicro-structureàlamacro-structure.

LepremiersegmenttemporeldelaRecherche,auquelsontconsacréesles six premières pages du livre, évoque unmoment impossible à dateravec précision, mais qui se situe assez tard dans la vie du héros 11, àl’époque où, se couchant de bonne heure et souffrant d’insomnies, ilpassait une grande partie de ses nuits à se remémorer son passé. Cepremier tempsdans l’ordrenarratif est donc loind’être le premier dansl’ordre diégétique. Anticipant sur la suite de l’analyse, affectons-lui dèsmaintenantlaposition5dansl’histoire.Donc:A5

Ledeuxièmesegment (p.9à43), c’est le récit faitpar lenarrateur,maismanifestement inspirépar lessouvenirsduhéros insomniaque(quiremplit ici la fonction de ce que Marcel Muller 12 appelle le sujet

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intermédiaire), d’un épisode très circonscrit mais très important de sonenfanceàCombray: la fameusescènedecequ’ilnomme« ledramede(son)coucher»,aucoursdelaquellesamère,empêchéeparlavisitedeSwann de lui accorder son rituel baiser du soir, finira — « premièreabdication»décisive—parcéderàsesinstancesetpasserlanuitauprèsdelui:B2.

Le troisièmesegment(p.43-44)nous ramène trèsbrièvementsur laposition5,celledesinsomnies:C5.Lequatrièmesesitueprobablementquelque part à l’intérieur de cette période, puisqu’il détermine unemodification dans le contenu des insomnies 13 : c’est l’épisode de lamadeleine(p.44à48),aucoursduquellehérossevoitrestituertoutunversantdesonenfance(«deCombray,toutcequin’étaitpaslethéâtreetledramedemoncoucher»)quijusque-làétaitrestéenfoui(etconservé)dans un apparent oubli : D5’. Lui succède donc un cinquième segment,secondretouràCombray,maisbeaucoupplusvastequelepremierdanssonamplitudetemporelle,puisqu’ilcouvrecettefois(nonsansellipses)latotalitéde l’enfancecombraysienne.CombrayII (p.48à186) seradoncpournousE2’,contemporaindeB2,maisledébordantlargement,commeC5débordeetinclutD5’.

Le sixième segment (p. 186-187) fait retour à la position 5(insomnies) : F5, donc, qui sert encore de tremplin pour une nouvelleanalepse mémorielle, dont la position est la plus ancienne de toutes,puisqueantérieureàlanaissanceduhéros:UnamourdeSwann(p.188à382),septièmesegment:G1.

Huitième segment, très bref retour (p. 383) à la position desinsomnies, donc H5, qui de nouveau ouvre une analepse, avortée cettefoismaisdontlafonctiond’annonceoudepierred’attenteestmanifestepour le lecteurattentif : l’évocationenunedemi-page(toujoursp. 383)de la chambre de Marcel à Balbec : neuvième segment 14, à quoi secoordonneimmédiatement,cettefoissansretourperceptibleaurelaisdesinsomnies, lerécit(luiaussirétrospectifparrapportaupointdedépart)desrêveriesdevoyageduhérosàParis,plusieursannéesavantsonséjour

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à Balbec ; le dixième segment sera donc J3 : adolescence parisienne,amours avec Gilberte, fréquentation de Mme Swann, puis, après uneellipse, premier séjour à Balbec, retour à Paris, entrée dans le milieuGuermantes,etc. :désormais, lemouvementestacquis,et le récit,danssesgrandesarticulations,devientàpeuprèsrégulieretconformeàl’ordrechronologique—sibienquel’onpeutconsidérer,auniveaud’analyseoùnousnoussituons ici,que le segmentJ3estextensifà toute la suite(etfin)delaRecherche.

Laformuledecedébutestdonc,selonnosconventionsantérieures:A5[B2]C5[D5’(E2’)]F5[G1]H5[14][J3…

Ainsi,laRecherchedutempsperdus’inaugureparunvastemouvementdeva-et-vientàpartird’uneposition-clé,stratégiquementdominante,quiestévidemmentlaposition5(insomnies),avecsavariante5’(madeleine),positions du « sujet intermédiaire », insomniaque ou miraculé de lamémoireinvolontaire,dontlessouvenirscommandentlatotalitédurécit,cequidonneaupoint5-5’lafonctiond’unesortederelaisobligé,ou—sil’on ose dire — de dispatching narratif : pour passer de Combray I àCombrayII,deCombrayIIàUnamourdeSwann,d’UnamourdeSwannàBalbcc, il faut sans cesse revenir à cette position, centrale quoiqueexcentrique(puisqueultérieure),dont lacontraintenesedesserrequ’aupassagedeBalbecàParis,bienquecederniersegment(J3)soitluiaussi(entantquecoordonnéauprécédent)subordonnéàl’activitémémorielledu sujet intermédiaire, et donc lui aussi analeptique. La différence —certes capitale— entre cette analepse et toutes les précédentes est quecelle-ciresteouverte, etque sonamplitude se confondavec laRecherchepresque entière : ce qui signifie entre autres choses qu’elle rejoindra etdépassera, sans le dire et comme sans le voir, son point d’émissionmémoriel, apparemment englouti dans une de ses ellipses. Nousreviendrons plus loin sur cette particularité. Retenons seulement pourl’instant ce mouvement de zigzag, ce bégaiement initial, et commeinitiatique, ou propitiatoire : 5-2-5-5’-2’-5-1-5-4-3…, lui-même déjàcontenu, comme tout le reste, dans la cellule embryonnaire des six

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premièrespages,quinouspromènentdechambreenchambreetd’âgeenâge,deParisàCombray,deDoncièresàBalbec,deVeniseàTansonville.Piétinement non pas immobile, au reste, malgré ses incessants retours,puisque,grâceà lui,auCombrayI ponctuel succèdeunCombrayII plusvaste, un Amour de Swann plus ancien mais au mouvement déjàirréversible, unNom de pays : le Nom, enfin, à partir de quoi le récit,définitivement,assuresamarcheettrouvesonrégime.

Ces ouvertures à structure complexe, et commemimant pourmieuxl’exorciserl’inévitabledifficultéducommencement,sontapparemmentdansla traditionnarrative la plus ancienne et la plus constante : nous avonsdéjà noté le départ en crabe de l’Iliade, et il faut rappeler ici qu’à laconvention du début inmedias res s’est ajoutée ou superposée pendanttoutel’époqueclassiquecelledesemboîtementsnarratifs(Xracontequ’Yraconteque…),quifonctionneencore,nousyreviendronsplustard,dansJeanSanteuil,etquilaisseaunarrateurletempsdeplacersavoix.Cequifait la particularité de l’exorde de la Recherche, c’est évidemment lamultiplicationdesinstancesmémorielles,etparsuitelamultiplicationdesdébuts,dontchacun(sauf ledernier)peutapparaîtreaprèscoupcommeunprologue introductif. Premier début (début absolu) : « Longtemps jeme suis couché de bonne heure… » Second début (début apparent del’autobiographie),sixpagesplusloin:«ACombray,touslesjoursdèslafin de l’après-midi… »Troisièmedébut (entrée en scènede lamémoireinvolontaire), trente-quatre pages plus loin : « C’est ainsi que, pendantlongtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray… »Quatrième début (reprise après madeleine, véritable début del’autobiographie),cinqpagesplusloin:«Combray,deloin,àdixlieuesàla ronde… » Cinquième début, cent quarante pages plus loin : ab ovo,amourdeSwann(nouvelleexemplaires’ilenfut,archétypedetouteslesamours proustiennes), naissances conjointes (et occultées) deMarcel etdeGilberte(«Nousavouerons,diraiticiStendhal,que,suivantl’exempledebeaucoupdegravesauteurs,nousavonscommencél’histoiredenotrehéros une année avant sa naissance » — Swann n’est-il pas à Marcel,

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mutatis mutandis et, j’espère, en tout bien tout honneur 14, ce que lelieutenant Robert est à Fabrice del Dongo ?) Cinquième début, donc :«Pourfairepartiedu“petitnoyau”,du“petitgroupe”,du“petitclan”desVerdurin… » Sixième début, cent quatre-vingt-quinze pages plus loin :« Parmi les chambres dont j’évoquais le plus souvent l’image dansmesnuitsd’insomnie…»,immédiatementsuivid’unseptièmeetdonc,commeilsedoit,dernierdébut:«maisrienneressemblaitmoinsnonplusàceBalbec réel que celui dont j’avais souvent rêvé… » Cette fois, lemouvementestlancé:ilnes’arrêteraplus.

Portée,amplitude.

J’ai dit que la suite de la Recherche adoptait dans ses grandesarticulations une disposition conforme à l’ordre chronologique, mais ceparti d’ensemble n’exclut pas la présence d’un grand nombred’anachronies de détail : analepses et prolepses, mais aussi d’autresformespluscomplexesouplussubtiles,peut-êtreplusspécifiquesdurécitproustien,entoutcaspluséloignéesàlafoisdelachronologie«réelle»etde la temporaliténarrativeclassique.Avantd’aborder l’analysedecesanachronies,précisonsbienqu’ilnes’agitlàqued’uneanalysetemporelle,et encore réduite aux seules questions d’ordre, abstraction faite pourl’instantdelavitesseetdelafréquence,etafortioridescaractéristiquesde mode et de voix qui peuvent affecter les anachronies comme touteautre sorte de segments narratifs. On négligera ici, en particulier, unedistinction capitale qui oppose les anachronies directement prises enchargeparlerécit,etquirestentdoncaumêmeniveaunarratifquecequilesentoure(exemple,lesvers7à12del’IliadeouledeuxièmechapitredeCésarBirotteau),etcellesqu’assumeundespersonnagesdurécitpremier,et qui se trouvent donc à un niveau narratif second : exemple, leschants IX à XII de l’Odyssée (récit d’Ulysse), ou l’autobiographie de

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RaphaëldeValentindansladeuxièmepartiedelaPeaudechagrin.Nousretrouverons évidemment cette question, qui n’est pas spécifique desanachroniesbienqu’elle les concerneaupremierchef,auchapitrede lavoixnarrative.

Uneanachroniepeutseporter,danslepasséoudansl’avenir,plusoumoinsloindumoment«présent»,c’est-à-diredumomentdel’histoireoùlerécits’est interrompupour lui faireplace:nousappelleronsportéedel’anachroniecettedistance temporelle.Ellepeutaussi couvrirelle-mêmeuneduréed’histoireplusoumoinslongue:c’estcequenousappelleronssonamplitude.Ainsi, lorsqueHomère,auchantXIXde l’Odyssée,évoqueles circonstances dans lesquelles Ulysse, adolescent, a reçu jadis lablessuredontilporteencorelacicatriceaumomentoùEuryclées’apprêteàluilaverlespieds,cetteanalepse,quioccupelesvers394à466,auneportéedeplusieursdizainesd’annéesetuneamplitudedequelquesjours.Ainsi défini, le statut des anachronies semble n’être qu’une question deplusoudemoins, affairedemesureà chaque fois spécifique, travail dechronométreur sans intérêt théorique. Il est toutefois possible (et, selonmoi, utile) de répartir les caractéristiques de portée et d’amplitude defaçondiscrète par rapport à certainsmoments pertinents du récit. Cetterépartitions’appliquede façonsensiblement identiqueauxdeuxgrandesclassesd’anachronies,maispourlacommoditédel’exposéetpouréviterle risque d’une trop grande abstraction, nous opérerons d’abordexclusivementsurlesanalepses,quitteàélargirensuitelaprocédure.

Analepses.

Toute anachronie constitue par rapport au récit dans lequel elles’insère— sur lequel elle se greffe— un récit temporellement second,subordonné au premier dans cette sorte de syntaxe narrative que nous

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avonsrencontréedèsl’analyse,tentéeplushaut,d’untrèscourtfragmentdeJeanSanteuil.Nousappelleronsdésormais«récitpremier» leniveautemporel de récit par rapport auquel une anachronie se définit commetelle. Bien entendu— et nous l’avons déjà vérifié— les emboîtementspeuventêtrepluscomplexes,etuneanachroniepeutfairefigurederécitpremier par rapport à une autre qu’elle supporte, et plus généralement,parrapportàuneanachronie,l’ensembleducontextepeutêtreconsidérécommerécitpremier.

Lerécitdelablessured’Ulysseportesurunépisodebienévidemmentantérieuraupointdedépart temporeldu « récitpremier »de l’Odyssée,même si, selon ce principe, on englobe dans cette notion le récitrétrospectifd’Ulyssechez lesPhéaciens,qui remonte jusqu’à la chutedeTroie. Nous pouvons donc qualifier d’externe cette analepse dont toutel’amplitude reste extérieure à celle du récit premier.On en dira autant,par exemple, du deuxième chapitre de César Birotteau, dont l’histoire,comme l’indique clairement son titre (« Les antécédents de CésarBirotteau»),précède ledrameouvertpar la scènenocturnedupremierchapitre.Inversement,nousqualifieronsd’analepseinternelechapitresixdeMadameBovary,consacréauxannéesdecouventd’Emma,évidemmentpostérieuresà l’entréedeCharlesaulycée,quiest lepointdedépartduroman;ouencore,ledébutdesSouffrancesdel’inventeur 15,qui,aprèslerécitdesaventuresparisiennesdeLuciendeRubempré,sertàinformerlelecteur de ce que fut pendant ce temps la vie de David Séchard àAngoulême. On peut aussi concevoir, et l’on rencontre parfois, desanalepses mixtes, dont le point de portée est antérieur et le pointd’amplitudepostérieuraudébutdurécitpremier :ainsi l’histoirededesGrieux dans Manon Lescaut, qui remonte à plusieurs années avant lapremière rencontre avec l’Homme de Qualité, et se poursuit jusqu’aumomentdelaseconderencontre,quiestaussiceluidelanarration.

Cette distinction n’est pas aussi futile qu’elle peut le paraître aupremier abord. En effet, les analepses externes et les analepses internes(oumixtes, dans leur partie interne) se présentent de façon tout à fait

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différente à l’analyse narrative, au moins sur un point qui me semblecapital. Les analepses externes, du seul fait qu’elles sont externes, nerisquent à aucunmoment d’interférer avec le récit premier, qu’elles ontseulementpourfonctiondecompléterenéclairantlelecteursurteloutel«antécédent»:c’estévidemmentlecasdesquelquesexemplesdéjàcités,etc’estencore,ettoutaussitypiquement,celuid’UnamourdeSwanndansla Recherche du temps perdu. Il n’en va pas de même des analepsesinternes,dontlechamptemporelestcomprisdansceluidurécitpremier,etquiprésententunrisqueévidentderedondanceoudecollision.Ilnousfautdoncconsidérerdeplusprèscesproblèmesd’interférence.

Onmettra tout d’abord hors de cause les analepses internes que jepropose d’appeler hétérodiégétiques 16, c’est-à-dire portant sur une ligned’histoire,etdoncuncontenudiégétiquedifférentdecelui(ouceux)durécitpremier : soit, trèsclassiquement, surunpersonnagenouvellementintroduit et dont le narrateur veut éclairer les « antécédents », commeFlaubert pour Emma dans le chapitre déjà cité ; ou sur un personnageperdudevuedepuisquelquetempsetdontilfautressaisirlepassérécent,commec’estlecaspourDavidaudébutdesSouffrancesdel’inventeur.Cesontlà,peut-être,lesfonctionslesplustraditionnellesdel’analepse,etilest évident que la coïncidence temporelle n’entraînepas ici de véritableinterférencenarrative :ainsi, lorsqueà l’entréeduprincedeFaffenheimdanslesalonVilleparisisunedigressionrétrospectivedequelquespages 17

nousapprendlesraisonsdecetteprésence,c’est-à-direlespéripétiesdelacandidature du prince à l’Académie des Sciences morales ; ou lorsque,retrouvant Gilberte Swann devenue Mlle de Forcheville, Marcel se faitexpliquerlesraisonsdecechangementdenom 18.LemariagedeSwann,ceux de Saint-Loup et du « petit Cambremer », la mort de Bergotte 19

viennentainsirejoindreaprèscouplaligneprincipaledel’histoire,quiestl’autobiographie de Marcel, sans aucunement inquiéter le privilège durécitpremier.

Biendifférenteestlasituationdesanalepsesinterneshomodiégétiques,c’est-à-direquiportentsurlamêmeligned’actionquelerécitpremier.Ici,

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lerisqued’interférenceestévident,etmêmeapparemmentinévitable.Enfait,nousdevonsiciencoredistinguerdeuxcatégories.

La première, que j’appellerai analepses complétives, ou « renvois »,comprendlessegmentsrétrospectifsquiviennentcombleraprèscoupunelacune antérieure du récit, lequel s’organise ainsi par omissionsprovisoires et réparations plus ou moins tardives, selon une logiquenarrative partiellement indépendante de l’écoulement du temps. Ceslacunesantérieurespeuventêtredesellipsespuresetsimples,c’est-à-diredesfaillesdanslacontinuitétemporelle.Ainsi,leséjourdeMarcelàParisen1914,racontéàl’occasiond’unautreséjour,en1916celui-là,vient-ilcomblerpartiellementl’ellipsedeplusieurs«longuesannées»passéesparlehérosdansunemaisonde santé 20 ; la rencontre de laDame en rosedans l’appartement de l’oncle Adolphe 21 ouvre au milieu du récitcombraysien une porte sur la face parisienne de l’enfance de Marcel,totalementoccultée,àcetteexceptionprès,jusqu’àlatroisièmepartiedeSwann.C’estévidemmentdansdeslacunestemporellesdecegenrequ’ilfaut (hypothétiquement)placer certainsévénementsde laviedeMarcelquinenous sont connusquepardebrèvesallusions rétrospectives :unvoyageenAllemagneavecsagrand-mère,antérieuraupremieràBalbec,unséjourdanslesAlpesantérieuràl’épisodedeDoncières,unvoyageenHollandeantérieuraudînerGuermantes,ouencore—sensiblementplusdifficiles à loger, étant donné la durée du service à cette époque— lesannées de service militaire évoquées en incise au cours de la dernièrepromenadeavecCharlus 22.Maisilestuneautresortedelacunes,d’ordremoins strictement temporel, qui consistent non plus en l’élision d’unsegment diachronique,mais en l’omissiond’undes éléments constitutifsdelasituation,dansunepériodeenprincipecouverteparlerécit:soitlefait,parexemple,deracontersonenfanceenoccultantsystématiquementl’existencede l’undesmembresde sa famille (cequi serait l’attitudedeProust envers son frère Robert si l’on tenait la Recherche pour unevéritableautobiographie).Ici,lerécitnesautepas,commedansl’ellipse,par-dessus unmoment, il passeà côté d’une donnée. Ce genre d’ellipse

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latérale, nous l’appellerons, conformément à l’étymologie et sans tropd’entorse à l’usage rhétorique, une paralipse 23. Comme l’ellipsetemporelle, la paralipse se prête évidemment fort bien au comblementrétrospectif. Ainsi, lamort de Swann, ou plus précisément son effet surMarcel(carcettemortenelle-mêmepourraitêtretenuepourextérieureàl’autobiographieduhéros,etdonc icipourhétérodiégétique)n’apasétéracontéensontemps,etcependantaucuneellipsetemporellenepeutenprincipetrouverplaceentreladernièreapparitiondeSwann(àlasoiréeGuermantes)etlejourduconcertCharlus-Verdurinoùs’insèrelanouvellerétrospectivedesamort 24:ilfautdoncsupposerquecetévénementtrèsimportantdanslavieaffectivedeMarcel(«LamortdeSwannm’avaitàl’époquebouleversé»)aétéomislatéralement,enparalipse.Exempleplusnet encore : la fin de la passion de Marcel pour la duchesse deGuermantes, grâce à l’intervention quasi miraculeuse de sa mère, faitl’objet 25 d’un récit rétrospectif sans précision de date (« Un certainjour… ») ; mais comme il est question de la grand-mère souffrante aucours de cette scène, il faut évidemment la placer avant le deuxièmechapitre de Guermantes II (p. 345) ; mais aussi, bien sûr, après lapage 204, où l’on voit qu’Oriane ne lui est pas encore « devenueindifférente».Iln’yalànulleellipsetemporellerepérable;Marceladoncomisdenousrapporterensontempscetaspectpourtantcapitaldesavieintérieure.Mais lecas leplusremarquable,quoiquerarementrelevéparlescritiques,peut-êtreparcequ’ilsrefusentde laprendreausérieux,estcelui de cette mystérieuse « petite cousine » dont nous apprenons, aumoment où Marcel donne à une entremetteuse le canapé de la tanteLéonie 26,qu’ilaconnuavecelle,surcemêmecanapé,«pourlapremièrefoislesplaisirsdel’amour»;etce,nullepartailleursqu’àCombray,etàunedateassezancienne,puisqu’ilestpréciséquelascèned’«initiation 27»s’estpassée«uneheureoùmatanteLéonieétaitlevée»,etquel’onsaitpar ailleurs que dans les dernières années Léonie ne quittait plus lachambre 28. Laissons de côté la valeur thématique probable de cetteconfidence tardive, et admettons même que l’omission de l’événement

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danslerécitdeCombrayrelèved’unepureellipsetemporelle:l’omissiondu personnage dans le tableau de famille ne peut se définir, lui, quecommeuneparalipse,etlavaleurdecensureenestpeut-êtreencoreplusforte.Cettepetitecousinesurcanapéseradoncpournous—chaqueâgeasesplaisirs—:analepsesurparalipse.

Nous avons jusqu’ici considéré la localisation (rétroactive) desanalepses comme s’il s’agissait toujoursd’unévénementuniqueàplacerenunseulpointdel’histoirepassée,etéventuellementdurécitantérieur.En fait, certaines rétrospections, quoique consacrées à des événementssinguliers,peuventrenvoyeràdesellipsesitératives 29,c’est-à-direportantnonsuruneseule fractiondu tempsécoulé,mais surplusieurs fractionsconsidérées comme semblables et enquelque sorte répétitives : ainsi, larencontreavec laDameenrosepeutrenvoyeràn’importequel jourdesmoisd’hiveroùMarceletsesparentsvivaientàParis,enn’importequelleannéeantérieureàlabrouilleavecl’oncleAdolphe:événementsingulier,certes,maisdontlalocalisationestpournousdel’ordredel’espèceoudelaclasse(unhiver)etnondel’individu(telhiver).Ilenestainsiafortioriquand l’événement raconté par analepse est lui-même d’ordre itératif.Ainsi,danslesJeunesFillesenfleurs,lejourdelapremièreapparitiondela « petite bande » se termine par un dîner àRivebelle qui n’est pas lepremier ;cedînerestpour lenarrateur l’occasiond’unretourenarrièresurlasérieprécédente,rédigépourl’essentielàl’imparfaitderépétition,etqui raconteenune seule fois tous lesdînersantérieurs 30 : il est clairque l’ellipse remplie par cette rétrospection ne peut être elle-mêmequ’itérative. De même, l’analepse qui ferme les Jeunes Filles, dernierregard sur Balbec après le retour à Paris 31, porte d’une manièresynthétique sur toute la série des siestes queMarcel, pendant tout sonséjour, sur l’ordredumédecin,avaitdû faire chaquematin jusqu’àmidipendantquesesjeunesamiessepromenaientsurladigueensoleillée,etqu’éclataitsoussesfenêtresleconcertmatinal: iciencore,uneanalepseitérative vient combler une ellipse itérative— permettant ainsi à cettepartiedelaRecherchedes’achever,nonsurlagrisailled’untristeretour,

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maissurleglorieuxpointd’orgue—pointd’or—d’uninaltérablesoleild’été.

Aveclesecondtyped’analepses(internes)homodiégétiques,quenousappellerons précisément analepses répétitives, ou « rappels », nousn’échapperons plus à la redondance, car le récit y revient ouvertement,parfoisexplicitement,sursesproprestraces.Bienentendu,cesanalepsesen rappel peuvent rarement atteindre des dimensions textuelles trèsvastes:cesontplutôtdesallusionsdurécitàsonproprepassé,decequeLämmert 32appelleRuckgriffe,ou«rétroceptions».Mais leur importancedans l’économie du récit, surtout chez Proust, compense largement leurfaibleextensionnarrative.

Il faut évidemment ranger parmi ces rappels les trois réminiscencesduesàlamémoireinvolontaireaucoursdelamatinéeGuermantes,etqui(contrairement à celle de la madeleine) renvoient toutes à unmomentantérieurdu récit : le séjouràVenise, lahalteencheminde ferdevantune rangée d’arbres, la premièrematinée devant lamer à Balbec 33. Cesont làdes rappels à l’étatpur, volontairement choisis ou inventéspourleur caractère fortuit et banal ; mais en même temps s’y esquisse unecomparaison du présent au passé : comparaison pour une foisréconfortante, puisque le moment de la réminiscence est toujourseuphorique,mêmes’ilressusciteunpasséenlui-mêmedouloureux:«Jereconnus que ce qui me paraissait si agréable était la même rangéed’arbres que j’avais trouvée ennuyeuse à observer et à décrire 34. » C’estencore la comparaison de deux situations à la fois semblables etdifférentesquimotivesouventdesrappelsoùlamémoireinvolontairenejoueaucunrôle:ainsi,lorsquelesparolesduducdeGuermantesàproposde la princesse de Parme, « Elle vous trouve charmant », rappellent auhéros— et donnent au narrateur l’occasion de nous rappeler— celles,identiques, de Mme de Villeparisis à propos d’une autre « altesse », laprincesse de Luxembourg 35. L’accent est ici sur l’analogie ; il est aucontrairesurl’oppositionlorsqueSaint-LoupprésenteàMarcelsonégérie

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Rachel, et que celui-ci reconnaît aussitôt en elle la petite prostituéed’autrefois,«cellequi,ilyaquelquesannées(…),disaitàlamaquerelle:“Alors,demainsoir,sivousavezbesoindemoipourquelqu’un,vousmeferezchercher 36”»—phrasequireproduiteneffetpresquetextuellementcellequeprononçait«RachelquandduSeigneur»dans lesJeunesFillesen fleurs 37 : « Alors, c’est entendu, demain je suis libre, si vous avezquelqu’un vous n’oublierez pas de me faire chercher », la variante deGuermantesétantpourainsidiredéjàprévueencestermes:«Ellevariaitseulementlaformedesaphraseendisant:“sivousavezbesoindemoi”ou“sivousavezbesoindequelqu’un”.»Lerappelesticid’uneprécisionmanifestement obsessionnelle, et met les deux segments encommunicationdirecte : d’où l’interpolation dans le second segment duparagraphesurlaconduitepasséedeRachel,quisemblecommearrachéau textedupremier.Exemplesaisissantdemigration,ousi l’onveutdedisséminationnarrative.

Comparaisonencore,dans la Prisonnière 38, entre la lâcheté présentedeMarcelenversAlbertineetlecouragequ’ilavaiteuautrefoisenfacedeGilberte,alorsqu’ilavait«encoreassezdeforcepourrenonceràelle»:ce retour sur soi confère rétroactivement à l’épisode passé un sens qu’iln’avait pas encore en son temps. C’est en effet la fonction la plusconstantedesrappels,danslaRecherche,quedevenirmodifieraprèscouplasignificationdesévénementspassés,soitenrendantsignifiantcequinel’étaitpas,soitenréfutantunepremièreinterprétationetenlaremplaçantparunenouvelle.

La première modalité est désignée de façon très précise par lenarrateur lui-même lorsqu’il écrit à proposde l’incident des seringas 39 :«Aumomentmême,jenetrouvaiàtoutcelarienquedetrèsnaturel,toutauplusd’unpeuconfus,entoutcasd’insignifiant»,etencore:«incidentdontlacruellesignificationm’échappaentièrementetnefutcompriseparmoi que longtemps après ». Cette signification sera livrée par Andréeaprèslamortd’Albertine 40,etcecasd’interprétationdifféréenousvautunexempleàpeuprèsparfaitderécitdouble,d’aborddupointdevue(naïf)

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deMarcel, puis dupoint de vue (éclairé)d’Andrée et d’Albertine, où laclef enfin donnée dissipe toute espèce de « confusion ». Avec beaucoupplus d’ampleur, la rencontre tardive de Mlle de Saint-Loup 41, fille deGilberte et de Robert, sera pour Marcel l’occasion d’une « reprise »générale des principaux épisodes de son existence, jusqu’alors perdusdans l’insignifiance de la dispersion, et soudain rassemblés, rendussignificatifsd’êtretousreliésentreeux,parcequetousreliésàl’existencedecetteenfantnéeSwannetGuermantes,petite-filledelaDameenrose,petite-nièce de Charlus, évocatrice à la fois des « deux côtés » deCombray, mais aussi de Balbec, des Champs-Elysées, de la Raspelière,d’Oriane, de Legrandin, de Morel, de Jupien… : hasard, contingence,arbitrairesoudainabolis,biographiesoudain«prise»dansleréseaud’unestructureetlacohésiond’unsens.

Ce principe de la signification différée ou suspendue 42 joueévidemmentàpleindanslamécaniquedel’énigme,analyséeparBarthesdansS/Z,etdontuneœuvreaussi sophistiquéeque laRecherche faitunusage peut-être surprenant pour ceux qui placent cette œuvre auxantipodes du roman populaire — ce qui est vrai, sans doute, de sasignification et de sa valeur esthétique, mais non pas toujours de sesprocédés. Ilyadu«c’étaitMilady»dans laRecherche, ne serait-cequesouslaformehumoristiquedu«c’étaitmoncamaradeBloch»desJeunesFilles,quandl’antisémitetonitruantsortdesatente 43.Lelecteurattendraplusdemillepagesavantd’apprendre,enmêmetempsquelehéros 44,s’ilne l’adéjàdevinéede lui-même, l’identitéde laDameen rose.Après lapublication de son article dans le Figaro, Marcel reçoit une lettre defélicitations signéeSanilon, écritedansun stylepopulaire et charmant :«jefusnavrédenepouvoirdécouvrirquim’avaitécrit»;ilsaura,etnoussauronsavecluiplustard,qu’ils’agitdeThéodore, l’ex-garçonépicieretenfantde chœurdeCombray 45. Entrantdans la bibliothèqueduducdeGuermantes,ilcroiseunpetitbourgeoisprovincial,timideetrâpé:c’étaitleducdeBouillon 46!Unegrandefemmeluifaitdesavancesdanslarue:ceseraMmed’Orvilliers 47!DanslepetittraindelaRaspelière,unegrosse

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damevulgaireàtêtedemaquerellelitlaRevuedesdeuxmondes:ceseralaprincesseSherbatoff 48 !Quelquetempsaprès lamortd’Albertine,unejeunefilleblondeaperçueauBois,puisdanslarue,luijetteuncoupd’œilquil’enflamme:retrouvéedanslesalonGuermantes,ceseraGilberte 49!Leprocédéestsifréquent,ilfaitsimanifestementcontexteetnorme,quel’on peut jouer parfois, en contraste ou écart, de son exceptionnelleabsenceoudegrézéro:danslepetittraindelaRaspelière,unesplendidejeunefilleauxyeuxnoirs,àlachairdemagnolia,auxmanièreslibres,àlavoixrapide,fraîcheetrieuse:«Jevoudraistantlaretrouver,m’écriai-je.—Tranquillisez-vous,onseretrouvetoujours,réponditAlbertine.Danslecasparticulier,ellesetrompait;jen’aijamaisretrouvéniidentifiélabellejeunefilleàlacigarette 50.»

Mais l’usage le plus typique du rappel est sans doute, chez Proust,celui par lequel un événement déjà pourvu en son temps d’unesignificationvoitaprèscoupcettepremière interprétationremplacéeparune autre (qui n’est pas nécessairement meilleure). Ce procédé estévidemment l’undesmoyens les plus efficacesde la circulationdu sensdansleroman,etdeceperpétuel«renversementdupouraucontre»quicaractérisel’apprentissageproustiendelavérité.Saint-Loup,àDoncières,rencontrantMarceldansunerue,nelereconnaîtapparemmentpas,etlesalue froidement comme un soldat : nous apprendrons plus loin qu’ill’avait reconnumaisne voulait pas s’arrêter 51. Lagrand-mère,àBalbec,insisteavecuneirritantefutilitépourqueSaint-Louplaphotographieavecsonbeauchapeau:ellesesavaitcondamnéeetvoulaitlaisseràsonpetit-fils un souvenir où ne se vît pas sa mauvaise mine 52. L’amie deMlleVinteuil,laprofanatricedeMontjouvain,seconsacraitpieusement,àla même époque, à reconstituer note par note les indéchiffrablesbrouillonsduseptuor 53,etc.Onconnaît la longuesériederévélationsetd’aveuxparlaquellesedécomposeetserecomposel’imagerétrospective,oumêmeposthume,d’Odette,deGilberte,d’AlbertineoudeSaint-Loup:ainsi, le jeunehommequi accompagnaitGilberteun certain soir sur lesChamps-Élysées, « c’était Léa habillée en homme 54 » ; dès le jour de la

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promenade enbanlieue et de la gifle au journaliste,Rachel n’était pourSaint-Loupqu’un«paravent»,etdèsBalbecils’enfermaitavecleliftierduGrandHôtel 55;lesoirdescattleyas,OdettesortaitdechezForcheville 56;ettoutelasériederectificationstardivessurlesrapportsd’AlbertineavecAndrée,avecMorel,avecdiverses jeunes fillesdeBalbecetd’ailleurs 57 ;mais en revanche, et par une ironie plus cruelle encore, la liaisoncoupableentreAlbertineetl’amiedeMlleVinteuil,dontl’aveuinvolontaireacristallisélapassiondeMarcel,étaitpureinvention:«J’aicrubêtementme rendre intéressante à vos yeux en inventant que j’avais beaucoupconnucesjeunesfilles 58»:lebutestatteint,maisparuneautrevoie(lajalousie,etnonlesnobismeartistique),etavecl’issuequel’onsait.

Cesrévélationssurlesmœursérotiquesdel’amioudelafemmeaiméesontévidemmentcapitales.Jeseraistentédetrouverencorepluscapitale— « capitalissime », pour parler proustien—, parce que touchant auxassises mêmes de la Weltanschauung du héros (l’univers de Combray,l’oppositiondesdeuxcôtés,«gisementsprofondsdemonsolmental 59»),la série de réinterprétations dont le séjour tardif à Tansonville seral’occasion, et Gilberte de Saint-Loup le médium involontaire. J’ai déjàtenté ailleurs 60 de montrer l’importance, sur divers plans, de la« vérification » — qui est une réfutation — que Gilberte fait subir ausystème de pensée de Marcel en lui révélant, non seulement que lessourcesdelaVivonne,qu’ilsereprésentait«commequelquechosed’aussiextraterrestrequel’EntréedesEnfers»n’étaient«qu’uneespècedelavoircarréoùmontaientdesbulles»,maisencorequeGuermantesetMéséglisenesontpassiéloignés,si«inconciliables»qu’ill’avaitcru,puisqu’onpeutenuneseulepromenade«alleràGuermantesenprenantparMéséglise».L’autre versant de ces « nouvelles révélations de l’être », c’est cetteinformationstupéfiante,quedutempsduraidillondeTansonvilleetdesaubépines en fleur, Gilberte était amoureuse de lui, et que le gesteinsolent qu’elle lui avait adressé alors était en fait une avance tropexplicite 61.Marcelcomprendalorsqu’iln’avaitencoreriencompris,et—véritésuprême—«quelavraieGilberte,lavraieAlbertine,c’étaientpeut-

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êtrecellesquis’étaientaupremier instantlivréesdansleurregard, l’unedevantlahaied’épinesroses,l’autresurlaplage»,etqu’illesavaitainsi,par incompréhension — par excès de réflexion — « ratées » dès cepremierinstant.

Avec le geste méconnu de Gilberte, c’est encore une fois toute lagéographieprofondedeCombrayquiserecompose:Gilberteauraitvouluemmener Marcel avec elle (et d’autres garnements des environs, dontThéodoreetsasœur—futurefemmedechambredelabaronnePutbusetsymbolemêmedelafascinationérotique—)danslesruinesdudonjondeRoussainville-le-Pin:cemêmedonjonphallique,«confident»vertical,àl’horizon,desplaisirssolitairesdeMarceldanslecabinetàl’irisetdesesfrénésies vagabondesdans la campagnedeMéséglise 62, et dont il ne sedoutait pas alors qu’il était plus que cela encore : le lieu réel, offert,accessibleetméconnu,«enréalitésiprèsdemoi 63»,desplaisirsinterdits.Roussainville,etparmétonymietoutlecôtédeMéséglise 64,cesontdéjàles Cités de la Plaine, « terre promise (et)maudite 65 ». « Roussainville,danslesmursduqueljen’aijamaispénétré»:quelleoccasionmanquée,quel regret ! Ou quelle dénégation ? Oui, comme le dit Bardèche 66, lagéographiedeCombray,apparemmentsiinnocente,est«unpaysagequiabesoin,commebeaucoupd’autres,d’êtredécrypté».Maiscedécryptageest déjà à l’œuvre, avec quelques autres, dans le Temps retrouvé, et ilprocède d’une dialectique subtile entre le récit « innocent » et sa« vérification » rétrospective : telles sont, pour une part, la fonction etl’importancedesanalepsesproustiennes.

Onavucommentladéterminationdelaportéepermettaitdediviserlesanalepsesendeuxclasses,externesetinternes,selonqueleurpointdeportée se situeà l’extérieurouà l’intérieurdu champ temporeldu récitpremier.Laclassemixte,d’ailleurspeufréquentée,estenfaitdéterminéepar une caractéristique d’amplitude, puisqu’il s’agit d’analepses externes

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quiseprolongentjusqu’àrejoindreetdépasserlepointdedépartdurécitpremier. C’est encore un fait d’amplitude qui commande la distinctiondontnousallonsdireunmotmaintenant,enrevenantpourlescomparersurdeuxexemplesdéjàrencontrésdansl’Odyssée.

Le premier est l’épisode de la blessure d’Ulysse. Comme on l’a déjànoté,sonamplitudeesttrèsinférieureàsaportée,trèsinférieuremêmeàla distance qui sépare lemoment de la blessure du point de départ del’Odyssée(lachutedeTroie):unefoisracontéelachassesurleParnasse,lecombatcontrelesanglier,lablessure,laguérison,leretouràIthaque,lerécitinterromptnetsadigressionrétrospective 67et,sautantpar-dessusquelquesdécennies, revientà la scèneprésente.Le« retourenarrière»estdoncsuivid’unbondenavant,c’est-à-dired’uneellipse,quilaissedansl’ombretouteunelonguefractiondelavieduhéros:l’analepseesticienquelquesorteponctuelle,elleraconteunmomentdupasséquiresteisolédans sonéloignement,etqu’ellenecherchepasà raccorderaumomentprésentencouvrantunentre-deuxnonpertinentpourl’épopée,puisquelesujet de l’Odyssée, comme le remarquait déjà Aristote, n’est pas la vied’Ulysse, mais seulement son retour de Troie. J’appellerai simplementanalepses partielles ce type de rétrospections qui s’achèvent en ellipse,sansrejoindrelerécitpremier.

Le second exemple est constitué par le récit d’Ulysse devant lesPhéaciens. Cette fois au contraire, étant remonté jusqu’au point où laRenommée l’a en quelque sorte perdu de vue, c’est-à-dire la chute deTroie,Ulysseconduitsonrécitjusqu’àcequ’ilaitrejointlerécitpremier,couvrant toute laduréequi s’étendde lachutedeTroieà l’arrivéechezCalypso : analepse complète, cette fois, qui vient se raccorder au récitpremier,sanssolutiondecontinuitéentrelesdeuxsegmentsdel’histoire.

Ilestinutiledes’attardericisurlesdifférencesévidentesdefonctionentrecesdeux typesd’analepse : lepremier sertuniquementàapporteraulecteuruneinformationisolée,nécessaireàl’intelligenced’unélémentprécisdel’action,lesecond,liéàlapratiquedudébutinmediasres,viseàrécupérerlatotalitédel’«antécédent»narratif;ilconstituegénéralement

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unepart importantedurécit,parfoismême,commedans laDuchessedeLangeaisoulaMortd’IvanIlitch,ilenprésentel’essentiel,lerécitpremierfaisantfigurededénouementanticipé.

Nousn’avonsjusqu’àmaintenantconsidérédecepointdevuequedesanalepses externes, quenous avonsdécrétées complètes en tant qu’ellesrejoignent le récit premier à son point de départ temporel. Mais uneanalepse«mixte»commelerécitdedesGrieuxpeutêtreditecomplèteenuntoutautresens,puisque,commenousl’avonsdéjànoté,ellerejointlerécitpremiernonpasensondébut,maisaupointmême(larencontreàCalais) où il s’était interrompupour lui céder la place : c’est-à-dire quesonamplitudeestrigoureusementégaleàsaportée,etquelemouvementnarratifaccomplitunparfaitaller-retour.C’estégalementencesensquel’on peut parler d’analepses internes complètes, comme dans lesSouffrances de l’inventeur, où le récit rétrospectif est conduit jusqu’aumomentoùlesdestinéesdeDavidetdeLucienserejoignentdenouveau.

Pardéfinition, les analepses partielles neposent aucunproblèmedejointure ou de raccord narratif : le récit analeptique s’interromptfranchement sur une ellipse, et le récit premier reprend là où il s’étaitarrêté, soit de manière implicite et comme si rien ne l’avait suspendu,commedansl’Odyssée(«Or,duplatdesesmains,lavieilleenlepalpantreconnut la blessure… »), soit demanière explicite, en prenant acte del’interruptionet,commeBalzacaimeàlefaire,ensoulignantlafonctionexplicative déjà indiquée en tête de l’analepse par le fameux « voicipourquoi », ou quelqu’une de ses variantes. Ainsi, le grand retour enarrière de la Duchesse de Langeais, introduit par cette formule des plusexpresses:«Voicimaintenantl’aventurequiavaitdéterminélasituationrespectiveoùsetrouvaientalorslesdeuxpersonnagesdecettescène»,seterminedemanièrenonmoinsdéclarée:«LessentimentsquianimèrentlesdeuxamantsquandilsseretrouvèrentàlagrilledesCarmélitesetenprésence d’une mère supérieure doivent être maintenant compris danstouteleurétendue,etleurviolence,réveilléedepartetd’autre,expliquerasans doute le dénoûment de cette aventure 68. » Proust, qui a raillé le

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« voici pourquoi » balzacien dansContre Sainte-Beuve, mais qui n’a pasdédaignédel’imiteraumoinsunefoisdanslaRecherche 69,estégalementcapable de reprises de ce genre, comme celle-ci, après le récit desnégociationsacadémiquesentreFaffenheimetNorpois:«C’estainsiquele prince de Faffenheim avait été amené à venir voir Mme deVilleparisis 70 », ou dumoins assez explicites pour que la transition soitimmédiatement perceptible : « Et maintenant, à mon second séjour àParis…»,ou:«ToutenmerappelantainsilavisitedeSaint-Loup 71…».Mais le plus souvent chez lui la reprise est beaucoup plus discrète :l’évocationdumariagedeSwann,provoquéeparunerépliquedeNorpoisau cours d’un dîner, est brusquement interrompue par un retour à laconversation présente (« Je me mis à parler du comte de Paris… »),comme celle, plus tard, de la mort du même Swann, intercalée sanstransitionentredeuxphrasesdeBrichot:«Maisnon,repritBrichot 72…»Elle est parfois si elliptique que l’on éprouve quelque peine à déceler àpremière lecture le point où s’opère le saut temporel : ainsi, lorsquel’auditionchezlesVerdurindelasonatedeVinteuilrappelleàSwannuneaudition antérieure, l’analepse, pourtant introduite de la façonbalzacienneque l’onadite(«Voicipourquoi»),se termineaucontrairesansaucuneautremarquederetourqu’unsimplealinéa:«Puisilcessad’ypenser./Or,quelquesminutesàpeineaprèsquelepetitpianisteavaitcommencédejouerchezMmeVerdurin…»Demême,pendantlamatinéeVilleparisis,lorsquel’arrivéedeMmeSwannrappelleàMarcelunerécentevisite de Morel, le récit premier s’enchaîne à l’analepse d’une manièreparticulièrement désinvolte : «Moi, en lui serrant lamain, je pensais àMmeSwann,etjemedisaisavecétonnement,tantellesétaientséparéesetdifférentesdansmonsouvenir,quej’auraisdésormaisàl’identifieravecla“Dameenrose”.M.deCharlusfutbientôtassisàcôtédeMmeSwann 73…»

Comme on le voit, le caractère elliptique de ces reprises, en find’analepse partielle, ne fait pour le lecteur attentif que souligner parasyndète larupturetemporelle.Ladifficultédesanalepsescomplètesestinverse:elletientnonàlasolutiondecontinuité,maisaucontraireàla

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jonctionnécessaireentrelerécitanaleptiqueetlerécitpremier, jonctionquinepeutguèreallersansuncertainchevauchement,etdoncsansuneapparencedemaladresse,àmoinsquelenarrateurn’aitl’habiletédetirerdudéfautune sorted’agrément ludique.Voici, dansCésar Birotteau, unexemple de chevauchement non assumé — peut-être non perçu duromancier lui-même. Le deuxième chapitre (analeptique) se termineainsi : « Quelques instants après, Constance et César ronflèrentpaisiblement»;letroisièmecommenceencestermes:«Ens’endormant,César craignit que le lendemain sa femmene lui fit quelquesobjectionspéremptoires, et s’ordonna de se lever de grand matin pour toutrésoudre » : on voit qu’ici la reprise ne va pas sans un soupçond’incohérence. Le raccord des Souffrances de l’inventeur est plus réussi,parce que ici le tapissier a su tirer de la difficulté même un élémentdécoratif.Voicicomments’ouvre l’analepse :«Pendantque levénérableecclésiastique monte les rampes d’Angoulême, il n’est pas inutiled’expliquerlelacisd’intérêtsdanslequelilallaitmettrelepied./AprèsledépartdeLucien,DavidSéchard…»Voicimaintenantcommentreprendlerécitpremier,plusdecentpagesplus loin:«AumomentoùlevieuxcurédeMarsacmontait lesrampesd’Angoulêmepouraller instruireÈvede l’état où était son frère, David était caché depuis onze jours à deuxportesde celleque ledigneprêtrevenaitdequitter 74. »Ce jeuentre letempsdel’histoireetceluidelanarration(raconterlesmalheursdeDavid«pendantque»lecurédeMarsacmontel’escalier),nousleretrouveronspour lui-mêmeau chapitrede la voix ; on voit comme il transforme enplaisanteriecequiétaituneservitude.

L’attitude typique du récit proustien semble consister ici, tout aucontraire, àéluder le raccord, soit en dissimulant le termede l’analepsedanscettesortededispersiontemporellequeprocurelerécititératif(c’estle casdedeux rétrospections concernantGilbertedans la Fugitive, l’unesur son adoption par Forcheville, l’autre sur son mariage avec Saint-Loup 75), soit en feignant d’ignorer que le point d’histoire où s’achèvel’analepseavaitdéjàétéatteintparlerécit:ainsi,dansCombray,Marcel

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commenceparmentionner « l’interruption et le commentaire qui furentapportésunefoisparunevisitedeSwannàlalecturequej’étaisentrainde faired’unauteur toutnouveaupourmoi,Bergotte »,puis revient enarrièrepourracontercomment ilavaitdécouvertcetauteur;septpagesplusloin,reprenantlefildesonrécit, ilenchaîneencestermes,commes’il n’avait pas déjà nomméSwann et signalé sa visite : «Un dimanchepourtant, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé par Swann quivenait voirmesparents.—Qu’est-cequevous lisez,onpeut regarder?Tiens,duBergotte 76…»Ruse,inadvertanceoudésinvolture,lerécitéviteainside reconnaître ses propres traces.Mais l’élusion la plus audacieuse(mêmesi l’audaceesticipurenégligence)consisteàoublierlecaractèreanaleptiquedusegmentnarratifdanslequelonsetrouve,etàprolongercesegmentenquelquesorteindéfinimentpourlui-mêmesanssesoucierdupointoùilvientrejoindrelerécitpremier.C’estcequisepassedansl’épisode, célèbre pour d’autres raisons, de lamort de la grand-mère. Ils’ouvreparuneévidenteamorced’analepse:«Jeremontaiettrouvaimagrand-mère plus souffrante. Depuis quelque temps, sans trop savoir cequ’elleavait,elleseplaignaitdesasanté…»,puislerécitainsientamésurlemoderétrospectifsepoursuitdemanièrecontinuejusqu’àlamort,sansque soit jamais reconnu et signalé le moment (pourtant biennécessairement rejoint et dépassé) oùMarcel, rentrant de chezMme deVilleparisis,avaittrouvésagrand-mère«plussouffrante»:sansdoncquenouspuissionsjamaissituerdemanièreexactelamortdelagrand-mèrepar rapportà lamatinéeVilleparisis,nidécideroù finit l’analepseetoùreprendlerécitpremier 77.Ilenvaévidemmentdemême,maisàunebienplus vaste échelle, de l’analepse ouverte àNoms de pays : le Pays, dontnous avons déjà vu qu’elle se poursuivra jusqu’à la dernière ligne de laRecherche sans salueraupassage lemomentdes insomnies tardives,quifutpourtantsasourcemémorielleetcommesamatricenarrative:autrerétrospectionplus-que-complète,d’amplitudebiensupérieureàsaportée,etquienunpointindéterminédesacoursesetransformesecrètementenanticipation. A sa manière — c’est-à-dire sans le proclamer, et

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probablementsansmêmes’enaviser—Proustébranleici lesnormeslesplus fondamentales de la narration, et anticipe les plus troublantesdémarchesduromanmoderne.

Prolepses.

L’anticipation, ou prolepse temporelle, est manifestement beaucoupmoinsfréquentequelafigureinverse,aumoinsdanslatraditionnarrativeoccidentale ; encore que chacune des trois grandes épopées anciennes,l’Iliade, l’Odyssée et l’Énéide, commence par une sorte de sommaireanticipé qui justifie dans une certainemesure la formule appliquée parTodorovaurécithomérique:«intriguedeprédestination 78».Lesoucidesuspensnarratifpropreà la conception« classique»du roman(au senslarge, et dont le centre de gravité se trouve plutôt au XIX

e siècle)s’accommodemal d’une telle pratique, non plus d’ailleurs que la fictiontraditionnelled’unnarrateurquidoitsemblerdécouvrirenquelquesortel’histoireenmêmetempsqu’illaraconte.Aussitrouvera-t-onfortpeudeprolepseschezunBalzac,unDickensouunTolstoï,mêmesi lapratiquecourante, on l’a vu, dudébut inmedias res (quand ce n’est pas, si j’oseainsidire, inultimasres), endonneparfois l’illusion : il vade soiqu’uncertainpoidsde«prédestination»pèsesurlaplusgrandepartiedurécitdans Manon Lescaut (où nous savons, avant même que des Grieuxn’entame son histoire, qu’elle se termine par une déportation), ou afortioridanslaMortd’IvanIlitch,quicommenceparsonépilogue.

Le récit « à lapremièrepersonne » seprêtemieuxqu’aucunautreàl’anticipation, du fait même de son caractère rétrospectif déclaré, quiautorise le narrateur à des allusions à l’avenir, et particulièrement à sasituationprésente,quifontenquelquesortepartiedesonrôle.RobinsonCrusoe peut nous dire presquedès l’abord que le discours tenupar sonpère pour le détourner des aventures maritimes était « véritablement

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prophétique », bien qu’il n’en ait eu aucune idée sur le moment, etRousseau ne manque pas, dès l’épisode des peignes, d’attester nonseulementsoninnocencepassée,maisaussilavigueurdesonindignationrétrospective:«Jesensenécrivantceciquemonpoulss’élèveencore 79.»Reste que la Recherche du temps perdu fait de la prolepse un usageprobablement sans équivalent dans toute l’histoire du récit, même deforme autobiographique 80, et qu’elle est donc un terrain privilégié pourl’étudedecetyped’anachroniesnarratives.

Iciencore,ondistinguerasanspeineprolepsesinternesetexternes.Lalimiteduchamptemporeldurécitpremierestclairementmarquéeparladernièrescènenonproleptique,soit,pourlaRecherche(sil’onfaitentrerdans le « récit premier » cette énorme anachronie qui s’ouvre sur lesChamps-Élyséesetquineserefermeraplus), sanshésitationpossible, lamatinée Guermantes. Or, il est bien connu qu’un certain nombred’épisodesdelaRecherchesesituentenunpointdel’histoirepostérieuràcettematinée 81(laplupartsontd’ailleursracontéesendigressionaucoursdecettemêmescène):ceserontdoncpournousdesprolepsesexternes.Leur fonction est le plus souvent d’épilogue : elles servent à conduirejusqu’àsontermelogiquetelleoutellelignedel’action,mêmesicetermeest postérieur au jour où le héros décide de quitter le monde et de seretirer dans sonœuvre : allusion rapide à lamort de Charlus, allusionencore,mais plus circonstanciée, dans saportéehautement symbolique,aumariagedeMlledeSaint-Loup:«cettefille,dontlenometlafortunepouvaient faire espérer à sa mère qu’elle épouserait un prince royal etcouronneraittoutel’œuvreascendantedeSwannetdesafemme,choisitplus tard comme mari un homme de lettres obscur, et fit redescendrecette famille plus bas que le niveau d’où elle était partie 82 » ; ultimeapparition d’Odette, « un peu ramollie », près de trois ans après lamatinéeGuermantes 83 ; futureexpérienced’écrivaindeMarcel,avecses

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angoisses devant la mort et les empiétements de la vie sociale, lespremièresréactionsdelecteurs,lespremiersmalentendus,etc. 84.Laplustardivedecesanticipationsestcelle,spécialement improviséeàceteffeten1913,quiclôtleCôtédechezSwann:cetableauduboisdeBoulogne« aujourd’hui », en antithèse à celui des années d’adolescence, estévidemment très proche du moment de la narration, puisque cettedernièrepromenadeaeulieu,nousditMarcel,«cetteannée»,«undespremiersmatinsdecemoisdenovembre», soit enprincipeàmoinsdedeuxmoisdecemoment 85.

Unpasdeplus,donc,etnousvoicidansleprésentdunarrateur.Lesprolepses de ce type, très fréquentes dans la Recherche, se rapportentpresque toutes au modèle rousseauiste évoqué plus haut : ce sont destémoignages sur l’intensité du souvenir actuel, qui viennent en quelquesorte authentifier le récit du passé. Par exemple, à propos d’Albertine :« C’est ainsi, faisant halte, les yeux brillants sous son “polo”, que je larevoisencoremaintenant,silhouettéesur l’écranquelui fait,aufond, lamer…» ;de l’églisedeCombray : «Etaujourd’huiencore, si,dansunegrandevilledeprovinceoudansunquartierdeParisquejeconnaismal,unpassantquim’a“misdansmonchemin”memontreauloin,commeunpoint de repère, tel beffroi d’hôpital, tel clocher de couvent, etc. » ; dubaptistèredeSaint-Marc :«Uneheureestvenuepourmoioù,quand jeme rappelle lebaptistère…» ; finde la soiréeGuermantes : « Je revoistoute cette sortie, je revois, si cen’est pas à tort que je le place sur cetescalier, le prince de Sagan 86… ». Et surtout, bien sûr, à propos de lascène du coucher, cette poignante attestation déjà commentée dansMimesis et qu’on ne peut pas ici ne pas citer tout entière, parfaiteillustrationde cequ’Auerbachappelle1’« omnitemporalité symbolique »de la « conscience réminiscente »,mais aussi parfait exemplede fusion,quasimiraculeuse,entrel’événementracontéetl’instancedenarration,àlafoistardive(ultime)et«omnitemporelle»:

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Il y abiendesannéesde cela. Lamuraillede l’escalieroù je vismonter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. Enmoi aussi biendes chosesont étédétruitesque je croyaisdevoirdurertoujoursetdenouvellessesontédifiéesdonnantnaissanceàdespeinesetàdesjoiesnouvellesquejen’auraispuprévoiralors,de même que les anciennes me sont devenues difficiles àcomprendre.Ilyabienlongtempsaussiquemonpèreacessédepouvoirdireàmaman:«Vaaveclepetit.»Lapossibilitédetellesheuresnerenaîtrajamaispourmoi.Maisdepuispeudetemps,jerecommenceàtrèsbienpercevoir,sijeprêtel’oreille,lessanglotsquej’euslaforcedecontenirdevantmonpèreetquin’éclatèrentquequand jeme retrouvai seul avecmaman.En réalité ils n’ontjamaiscessé;etc’estseulementparcequelaviesetaitmaintenantdavantageautourdemoique je lesentendsdenouveau, commecesclochesdecouventsquecouvrentsibienlesbruitsde lavillependantlejourqu’onlescroiraitarrêtéesmaisquiseremettentàsonnerdanslesilencedusoir 87.

Dans la mesure où elles mettent directement en jeu l’instancenarrative elle-même, ces anticipations au présent ne constituent passeulementdesfaitsdetemporaliténarrative,maisaussidesfaitsdevoix:nouslesretrouveronsplusloinàcetitre.

Les prolepses internes posent le même genre de problème que lesanalepses du même type : celui de l’interférence, de l’éventuel doubleemploi entre le récitpremieret celuiqu’assume le segmentproleptique.Onnégligeradoncici,denouveau, lesprolepseshétérodiégétiques,pourlesquellescerisqueestnul,quel’anticipationsoitinterneouexterne 88,etparmi les autres, on distinguera encore celles qui viennent combler paravance une lacune ultérieure (prolepses complétives), et celles qui,

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toujoursparavance,doublent, sipeuquece soit,un segmentnarratifàvenir(prolepsesrépétitives).

Prolepsescomplétives,parexemple,l’évocationrapide,dansCombray,desfuturesannéesdecollègedeMarcel;ladernièrescèneentrelepèreetLegrandin;l’évocation,àproposdelascènedescattleyas,delasuitedesrapportsérotiquesentreSwannetOdette;lesdescriptionsanticipéesduspectaclechangeantdelameràBalbec;l’annonce,aumilieudupremierdînerchezlesGuermantes,delalonguesériededînerssemblables,etc 89.Toutescesanticipationscompensentdefuturesellipsesouparalipses.Plussubtile est la situation de la dernière scène de Guermantes (visite deSwannetMarcelchezladuchesse),quiest,onlesait 90,intervertieaveclapremièredeSodome(«conjonction»Charlus-Jupien),sibienquel’ondoitconsidérer à la fois la première comme une prolepse comblant l’ellipseouverte, par son anticipationmême, entre Sodome I etSodome II, et lasecondecommeuneanalepsecomblantl’ellipseouvertedansGuermantespar son retardement : chassé-croisé d’interpolations évidemmentmotivépar le désir qu’éprouve le narrateur d’en finir avec l’aspect proprementmondain du « côté deGuermantes » avant d’aborder ce qu’il appelle le«paysagemoral»deSodomeetGomorrhe.

Onaurapeut-êtreremarquéicilaprésencedeprolepsesitérativesqui,toutcommelesanalepsesdumêmegenre,nousrenvoientàlaquestiondela fréquence narrative. Sans traiter ici cette question pour elle-même, jenoterai simplement l’attitude caractéristique, qui consiste, à l’occasiond’unepremièrefois(premierbaiserdeSwannetd’Odette,premièrevuedelameràBalbec,premiersoiràl’hôteldeDoncières,premierdînerchezlesGuermantes), à envisager d’avance toute la série d’occurrences qu’elleinaugure. Nous verrons au chapitre suivant que la plupart des grandesscènes typiques de la Recherche concernent une initiation de ce genre(« débuts » de Swann chez les Verdurin, de Marcel chez Mme deVilleparisis, chez la duchesse, chez la princesse), la première rencontreétantévidemment lameilleureoccasionpourdécrireunspectacleouunmilieu,etvalantd’ailleurscommeparadigmedessuivantes.Lesprolepses

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généralisantesexplicitentenquelquesortecettefonctionparadigmatiqueenamorçantuneperspectivesurlasérieultérieure:«fenêtreàlaquellejedevaisensuitememettrechaquematin…»Ellessontdonc,commetouteanticipation,unemarqued’impatiencenarrative.Maisellesontaussi,mesemble-t-il,unevaleurinverse,peut-êtreplusspécifiquementproustienne,et qui marque un sentiment plutôt nostalgique de ce que VladimirJankélévitch a nommé un jour la « primultimité » de la première fois,c’est-à-dire le fait que la première fois, dans la mesure même où l’onéprouve intensément sa valeur inaugurale, est enmême temps toujours(déjà)unedernière fois—neserait-cequeparcequ’elleestà jamais ladernière à avoir été la première, et qu’après elle, inévitablement,commencelerègnedelarépétitionetdel’habitude.Avantdel’embrasserpour la première fois, Swann retient un instant le visage d’Odette « àquelque distance, entre ses deux mains » : c’est, dit le narrateur, pourlaisseràsapenséeletempsd’accouriretd’assisteràlaréalisationdurêvequ’elleavaitsilongtempscaressé.Maisilyauneautreraison:«Peut-êtreaussi Swann attachait-il sur ce visage d’Odette non encore possédée, nimême encore embrassée par lui, qu’il voyait pour la dernière fois, ceregardavec lequel,un jourdedépart,onvoudraitemporterunpaysagequel’onvaquitterpourtoujours.»PosséderOdette,embrasserAlbertinepour lapremière fois, c’estapercevoirpour ladernière fois l’Odettenonencorepossédée, l’Albertine non encore embrassée : tant il est vrai quechezProustl’événement—toutévénement—n’estquelepassage,fugitifetirréparable(ausensvirgilien),d’unehabitudeàl’autre.

Comme les analepses dumême type, et pour des raisons tout aussiévidentes, les prolepses répétitives ne se trouvent guère qu’à l’état debrèvesallusions:ellesréfèrentd’avanceàunévénementquiseraensontempsracontétoutaulong.Commelesanalepsesrépétitivesremplissentàl’égard du destinataire du récit une fonction de rappel, les prolepsesrépétitivesjouentunrôled’annonce,etjelesdésigneraiaussibienparceterme.Laformulecanoniqueenestgénéralementun«nousverrons»,ou

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«onverraplustard»,etleparadigme,ouprototype,cetavertissementàproposdelascènedesacrilègedeMontjouvain:«Onverraplustardque,pourde toutautres raisons, le souvenirdecette impressiondevait jouerunrôleimportantdansmavie.»Allusion,bienentendu,àlajalousiequeprovoquera chez Marcel la révélation (fausse) des relations entreAlbertineetMlleVinteuil 91.Lerôledecesannoncesdansl’organisationetce que Barthes appelle le « tressage » du récit est assez évident, parl’attente qu’elles créent dans l’esprit du lecteur. Attente qui peut êtreaussitôt résolue, dans le cas de ces annonces à très courte portée, ouéchéance,qui serventpar exemple, à la find’un chapitre, à indiquer enl’entamantlesujetduchapitresuivant,commeilarrivefréquemmentdansMadameBovary 92. La structure plus continue de la Recherche exclut enprincipecegenred’effets,maisquisesouvientdelafinduchapitreII-4deBovary(«Ellenesavaitpasque,surlaterrassedesmaisons,lapluiefaitdeslacsquandlesgouttièressontbouchées,etellefûtainsidemeuréeensa sécurité, lorsqu’elle découvrit subitement une lézarde dans lemur »)n’aura pas demal à retrouver cemodèle de présentationmétaphoriséedanslaphrased’ouverturedeladernièrescèneduTempsretrouvé:«Maisc’est quelquefois au moment où tout nous semble perdu quel’avertissement arrive qui peut nous sauver ; on a frappé à toutes lesportesquinedonnentsurrien,etlaseuleparoùonpeutentreretqu’onaurait cherchéeenvainpendantcentans,onyheurte sans le savoir,etelles’ouvre 93.»

Mais leplus souvent, l’annonceestdebeaucoupplus longueportée.On sait combien Proust tenait à la cohésion et à l’architecture de sonœuvre,etcombienilsouffraitdevoirméconnustantd’effetsdesymétrielointaineetdecorrespondances«télescopiques».Lapublicationséparéedes différents volumes ne pouvait qu’aggraver le malentendu, et il estcertain que les annonces à longue distance, comme pour la scène deMontjouvain, devaient servir à l’atténuer en donnant une justificationprovisionnelleàdesépisodesdontlaprésencepouvaitautrementsembleradventiceetgratuite.Envoiciencorequelquesoccurrences,dans l’ordre

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de leur. disposition : « Quant au professeur Cottard, on le reverralonguement, beaucoup plus loin, chez la Patronne, au château de laRaspelière » ; « on verra comment cette seule ambition mondaine que(Swann)avaitsouhaitéepoursafemmeetsafillefutjustementcelledontla réalisation se trouva lui être interdite, et par un veto si absolu queSwann mourut sans supposer que la duchesse pourrait jamais lesconnaître.Onverraaussiqu’aucontraireladuchessedeGuermantesseliaavecOdetteetGilberteaprèslamortdeSwann»;«Quantàunchagrinaussiprofondqueceluidemamère,jedevaisleconnaîtreunjour,onleverradans la suitedece récit » (ce chagrin, c’est évidemment celuiqueprovoqueront la fuite et lamort d’Albertine) ; « (Charlus) s’était rétabliavant de tomber plus tard dans l’état où nous le verrons le jour d’unematinéechezlaprincessedeGuermantes 94».

Onneconfondrapas cesannonces,pardéfinitionexplicites, avec ceque l’ondoitplutôtappelerdesamorces 95,simplespierresd’attentesansanticipation,mêmeallusive,quinetrouverontleursignificationqueplustard et qui relèvent de l’art tout classique de la « préparation » (parexemple, faire apparaître dès le débutunpersonnagequi n’interviendravraiment que beaucoup plus tard, comme le marquis de la Môle autroisièmechapitreduRougeetleNoir).OnpeutconsidérercommetelleslapremièreapparitiondeCharlusetdeGilberteàTansonville,d’OdetteenDame en rose, ou la premièremention deMme de Villeparisis dès lavingtièmepagedeSwann,ouencore,plusmanifestementfonctionnelle,ladescription du talus de Montjouvain, « de plain-pied avec le salon dusecondétage,àcinquantecentimètres(sic)delafenêtre»,quipréparelasituation de Marcel au cours de la scène de profanation 96 ; ou, plusironiquement, l’idée refouléeparMarcel de citer devantM.deCrécy cequ’il croit être l’ancien « nom de guerre » d’Odette, qui prépare larévélation ultérieure (parCharlus) de l’authenticité de ce nom, et de larelationréelleentrelesdeuxpersonnages 97.LadifférenceentreannonceetamorceestclairementperceptibledanslafaçondontProustprépare,enplusieurs étapes, l’entrée d’Albertine. Premièremention, au cours d’une

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conversation chez les Swann : Albertine est nommée comme nièce desBontemps, et jugée d’une « drôle de touche » par Gilberte : simpleamorce ; deuxième mention, nouvelle amorce, par Mme Bontemps elle-même, qui qualifie sa nièce d’« effrontée », de « petitemasque… ruséecommeunsinge»:elleapubliquementrappeléàunefemmedeministreque son père était marmiton ; ce portrait sera explicitement rappelébeaucoupplustard,aprèslamortd’Albertine,etdésignécomme«germeinsignifiant (qui) se développerait et s’étendrait un jour sur toute mavie » ; troisièmemention, véritable annonce cette fois : « Il y eut unescèneà lamaisonparceque jen’accompagnaipasmonpèreàundînerofficieloùildevaityavoirlesBontempsavecleurnièceAlbertine,petitejeunefillepresqueencoreenfant.Lesdifférentespériodesdenotreviesechevauchentainsil’unel’autre.Onrefusedédaigneusement,àcausedecequ’onaimeetquivousseraun joursiégal,devoircequivousestégalaujourd’hui,qu’onaimerademain,qu’onauraitpeut-êtrepu, sionavaitconsentià levoir,aimerplustôt,etquieûtainsiabrégévossouffrancesactuelles,pour lesremplacer, ilestvrai,pard’autres 98. »A ladifférencede l’annonce, l’amorce n’est donc en principe, à sa place dans le texte,qu’un « germe insignifiant », etmême imperceptible, dont la valeur degermeneserareconnuequeplustard,etdefaçonrétrospective 99.Encorefaut-il tenir compte de l’éventuelle (ou plutôt variable) compétencenarrativedu lecteur,néede l’habitude,quipermetdedéchiffrerdeplusenplusvitelecodenarratifengénéral,oupropreàtelgenre,ouàtelleœuvre, et d’identifier les « germes » dès leur apparition. Ainsi, aucunlecteurd’IvanIlitch (aidé ilestvraipar l’anticipationdudénouement,etpar le titre même) ne peut manquer d’identifier la chute d’Ivan surl’espagnolettecommel’instrumentdudestin,commel’amorcedel’agonie.C’est d’ailleurs sur cette compétence même que l’auteur se fonde pourtromper le lecteur en lui proposant parfois de fausses amorces, ouleurres 100—bienconnusdesamateursderomanspoliciers—quitte,unefois acquise chez le lecteur cette compétence au second degré qu’estl’aptitudeàdétecter, etdoncàdéjouer le leurre, à lui proposerde faux

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leurres(quisontdevéritablesamorces)etainsidesuite.Onsaitcombienlevraisemblableproustien—fondé,selonlemotdeJean-PierreRichard,surla«logiquedel’inconséquence 101»—joue,particulièrementencequiconcernel’homosexualité(etsavariantesubtile:l’hétérosexualité),surcesystème complexe d’attentes frustrées, de soupçons déçus, de surprisesattenduesetfinalementd’autantplussurprenantesd’êtreattenduesetdeseproduirequandmême—envertudeceprincipeàtoutesfins,que«letravail de la causalité… finit par produire à peu près tous les effetspossibles, et par conséquent aussi ceux qu’on avait cru l’être lemoins 102»:avisauxamateursde«loispsychologiques»etdemotivationsréalistes.

Reste,avantdequitterlesprolepsesnarratives,àdireunmotdeleuramplitude, et de la distinction possible, ici encore, entre prolepsespartiellesetcomplètes,sil’onveutbienaccordercettedernièrequalitéàcelles qui se prolongent dans le temps de l’histoire jusqu’au«dénouement»(pourlesprolepsesinternes)oujusqu’aumomentnarratiflui-même(pour lesprolepsesexternesoumixtes) : jen’en trouveguèred’exemples, et il semble qu’en fait toutes les prolepses soient du typepartiel, souvent interrompues de façon aussi franche qu’elles ont étéouvertes. Marques de prolepse : « Pour anticiper, puisque je viensseulementdefinirmalettreàGilberte…»;«pouranticiperdequelquessemaines sur le récit que nous reprendrons aussitôt après cetteparenthèse… » ; « pour anticiper un peu, puisque je suis encore àTansonville…»;«dès le lendemainmatin,disons-lepouranticiper…» ;« j’anticipe de beaucoup d’années… » 103.Marques de fin de prolepse etretouraurécitpremier:«Pourrevenirenarrièreetàcettepremièresoiréechez laprincessedeGuermantes…» ;«mais il est tempsde rattraper lebaronquis’avance,avecBrichotetmoi,vers laportedesVerdurin…»;«pourrevenirenarrière,àlasoiréeVerdurin…»;«maisilfautrevenirenarrière…» ; «maisaprès cetteanticipation, revenons troisans enarrière,c’est-à-dire à la soirée où nous sommes chez la princesse de

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Guermantes… 104 ».Onvoit queProustne reculepas toujoursdevant lepoidsdel’explicite.

L’importance du récit « anachronique » dans la Recherche du tempsperduestévidemmentliéeaucaractèrerétrospectivementsynthétiquedurécit proustien, à chaque instant tout entier présent à lui-même dansl’espritdunarrateur,qui—depuislejouroùilenaperçudansuneextaselasignificationunifiante—necessed’entenirtouslesfilsàlafois,d’enpercevoiràlafoistousleslieuxettouslesmoments,entrelesquelsilestconstamment à même d’établir une multitude de relations« télescopiques » : ubiquité spatiale, mais aussi temporelle,«omnitemporalité»qu’illustreparfaitementlapageduTempsretrouvéoù,devantMUedeSaint-Loup,lehérosreconstitueenunéclairle«réseaudesouvenirs»enchevêtrésqu’estdevenuesavie,etquivadevenirletissudesonœuvre 105.

Mais les notions mêmes de rétrospection ou d’anticipation, quifondenten«psychologie»lescatégoriesnarrativesdel’analepseetdelaprolepse,supposentuneconsciencetemporelleparfaitementclaireetdesrelationssansambiguïtéentreleprésent,lepasséetl’avenir.Cen’estquepourlesbesoinsdel’exposé,etauprixd’uneschématisationabusive,quej’ai postulé jusqu’à maintenant qu’il en était toujours ainsi. En fait, lafréquence même des interpolations et leur enchevêtrement réciproquebrouillent fréquemment les choses d’unemanière qui reste parfois sansissuepour le « simple » lecteur, etmêmepour l’analyste le plus résolu.Nousallons, pour terminer ce chapitre, considérerquelques-unesde cesstructures ambiguës, qui nous mènent au seuil de l’achronie pure etsimple.

Versl’achronie.

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Dèsnospremièresmicro-analyses,nousavonsrencontrédesexemplesd’anachronies complexes : prolepses au second degré dans le segmentempruntéàSodomeetGomorrhe (anticipationde lamortdeSwann suranticipation de son déjeuner avec Bloch), mais aussi analepses surprolepses (rétrospection de Françoise à Combray sur cette mêmeanticipation des obsèques de Swann), ou au contraire prolepses suranalepses(pardeuxfoisdansl’extraitdeJeanSanteuil,rappelsdeprojetspassés).DetelseffetsausecondoutroisièmedegrésontfréquentsdanslaRecherche aussi bien au niveau des grandes ou moyennes structuresnarratives, même si l’on ne tient pas compte de ce premier degréd’anachroniequiestceluidelaquasi-totalitédurécit.

La situation typique évoquée dans notre fragment de Jean Santeuil(souvenirs d’anticipations) a essaimé dans la Recherche sur les deuxpersonnages issus par scissiparité du héros primitif. Le retour sur lemariage de Swann, dans les Jeunes Filles, comporte une évocationrétrospectivedesprojetsd’ambitionmondainepoursafilleetsa(future)femme : « Quand Swann dans ses heures de rêverie voyait Odettedevenue sa femme, il se représentait invariablement le moment où ill’amènerait,elleetsurtoutsafille,chezlaprincessedesLaumes,devenuebientôtduchessedeGuermantes…ils’attendrissaitquandilinventait,enénonçant les mots eux-mêmes, tout ce que la duchesse dirait de lui àOdette,etOdetteàMmedeGuermantes…Ilsejouaitàlui-mêmelascènedelaprésentationaveclamêmeprécisiondansledétailimaginairequ’ontlesgensquiexaminentcomment ilsemploieraient, s’ils legagnaient,unlotdont ils fixentarbitrairement lechiffre 106.»Cette«rêverieéveillée»est proleptique en tant que fantasme entretenu par Swann avant sonmariage, analeptique en tant qu’elle est rappelée par Marcel après cemariage, et les deuxmouvements se composent pour s’annuler, plaçantainsilefantasmeencoïncidenceparfaiteavecsacruelleréfutationparlesfaits,puisquevoiciSwannmariédepuisplusieursannéesavecuneOdettetoujours indésirable au salon Guermantes. Il est vrai qu’il a lui-mêmeépouséOdettealorsqu’ilnel’aimaitplus,etque«l’êtrequien(lui)avait

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tant souhaité et tant désespéré de vivre toute sa vie avecOdette,… cetêtre-là était mort ». Voici donc maintenant confrontées, dans leurcontradictionironique,lesanciennesrésolutionsetlesréalitésprésentes:résolution d’élucider un jour les mystérieux rapports d’Odette avecForcheville, remplacée par une totale incuriosité : « Autrefois, pendantqu’ilsouffraittant,ils’étaitjuréque,dèsqu’iln’aimeraitplusOdette,etnecraindraitplusde la fâcheroude lui fairecroirequ’il l’aimait trop, il sedonneraitlasatisfactiond’élucideravecelle,parsimpleamourdelavéritéetcommeunpointd’histoire,siouiounonForchevilleavaitcouchéavecellelejouroùilavaitsonnéetfrappéaucarreausansqu’onluiouvrît,etoùelleavaitécritàForchevillequec’étaitunoncleàellequiétaitvenu.Mais le problème si intéressant qu’il attendait seulement la fin de sajalousiepourtirerauclair,avaitprécisémentperdutoutintérêtauxyeuxdeSwann,quand ilavait cesséd’être jaloux. »Résolutiondemanifesterun jour son indifférence à venir, remplacée par la discrétion de lavéritable indifférence : « Alors qu’autrefois, il avait fait le serment, sijamais ilcessaitd’aimercellequ’ilnedevinaitpasdevoirêtreunjoursafemme,deluimanifesterimplacablementsonindifférence,enfinsincère,pourvengersonorgueil longtempshumilié,cesreprésaillesqu’ilpouvaitexercermaintenantsansrisques…,cesreprésailles,iln’ytenaitplus;avecl’amour avait disparu le désir de montrer qu’il n’avait plus d’amour. »Mêmeconfrontation,vialepassé,entreleprésentescomptéetleprésentréel,chezMarcelenfin«guéri»desapassionpourGilberte:«Jen’avaisplusenviedelavoir,nimêmecetteenviedeluimontrerquejenetenaispasàlavoiretquechaquejour,quandjel’aimais,jemepromettaisdeluitémoigner quand je ne l’aimerais plus » ; ou, avec une significationpsychologique légèrementdifférente, lorsque lemêmeMarcel devenu le« grand crack » auprès de Gilberte et le familier de la salle à mangerSwann,s’efforceenvainderetrouver,pourmesurerleprogrèsaccompli,le sentiment qu’il avait autrefois de l’inaccessibilité de ce « lieuinconcevable » — non sans prêter à Swann lui-même des penséesanalogues quant à sa vie avec Odette, ancien « paradis inespéré » qu’il

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n’auraitpuimaginersanstrouble,devenuréalitéprosaïqueetsansaucuncharme 107.Cequ’onavaitprojetén’apaslieu,cequ’onn’osaitespérerseréalise,mais aumoment où on ne le désire plus : dans les deux cas leprésent vient se superposer à l’ancien futur dont il a pris la place,réfutationrétrospectived’uneanticipationerronée.

Mouvementinverse,rappelanticipé,détournonplusparlepassémaispar l’avenir, à chaque fois que lenarrateur exposed’avance comment ilsera plus tard informé après coup d’un événement actuel (ou de sasignification) : ainsi lorsque, racontant une scène entre M. etMmeVerdurin, ilprécisequ’elle luiserarapportéeparCottard«quelquesannées plus tard ». Le va-et-vient s’accélère dans cette indication deCombray : « Bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-lànousavionsmangépresquetousles joursdesasperges,c’étaitparcequeleurodeurdonnaitàlapauvrefilledecuisinechargéedeleséplucherdescrises d’asthme d’une telle violence qu’elle fut obligée de finir par s’enaller 108. » Il devient presque instantané dans cette phrase de laPrisonnière : « J’appris que ce jour-là avait eu lieu unemort quime fitbeaucoup de peine, celle de Bergotte », si elliptique, si discrètementanomiquequelelecteurcroitd’abordlire:«j’appriscejour-làqu’avaiteulieu 109…».Mêmealler-retourenzigzaglorsquelenarrateurintroduitunévénement présent, ou même passé, par le truchement anticipé dusouvenir qu’il en aura plus tard, comme nous l’avons déjà vu pour lesdernières pages des Jeunes Filles en fleurs, qui nous reportent auxpremières semaines de Balbec en passant par les futurs souvenirs deMarcel à Paris ; demême, lorsqueMarcel vend à une entremetteuse lecanapédetanteLéonie,nousapprenonsquec’estseulement«beaucoupplustard»qu’ilserappelleraavoir,beaucoupplustôt,usédececanapéavecl’énigmatiquecousinequel’onsait:analepsesurparalipse,disions-nous,mais il fautmaintenant compléter cette formule en ajoutant : viaprolepse. Ces contorsions narratives suffiraient sans doute à attirer surl’hypothétique jeune personne le regard soupçonneux, quoiquebienveillant,del’herméneute.

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Autre effet de structure double, une première anachronie peutinverser,inversenécessairement,lerapportentreuneanachroniesecondeet l’ordre de disposition des événements dans le texte. Ainsi, le statutanaleptiqued’UnamourdeSwannfaitqu’uneanticipation(dansletempsde l’histoire)peutyrenvoyeràunévénementdéjàcouvertpar lerécit :lorsque le narrateur compare l’angoisse vespérale de Swann privéd’Odetteàcellequ’iléprouveralui-même«quelquesannéesplustard»lessoirs où ce même Swann viendra dîner à Combray, cette annoncediégétiqueestenmêmetempspourlelecteurunrappelnarratif,puisqu’iladéjàlulerécitdecettescènequelquedeuxcentcinquantepages«plustôt » ; inversement et pour la même raison, la référence à l’angoissepassée de Swann, dans le récit de Combray, est pour le lecteur uneannoncedurécitàvenird’UnamourdeSwann 110.Laformuleexplicitedetelles anachronies doubles serait donc quelque chose comme ceci : « Ildevait arriver plus tard, commenous l’avonsdéjà vu…», ou : « Il étaitdéjà arrivé, comme nous le verrons plus tard… » Annoncesrétrospectives ? Rappels anticipatoires ? Quand l’arrière est devant etl’avantderrière,définirlesensdelamarchedevientunetâchedélicate.

Autant d’anachronies complexes, analepses proleptiques et prolepsesanaleptiques, qui perturbent quelque peu les notions rassurantes derétrospection et d’anticipation. Rappelons encore l’existence de cesanalepses ouvertes, dont la terminaison n’est pas localisable, ce quientraîneinévitablementl’existencedesegmentsnarratifstemporellementindéfinis. Mais on trouve aussi dans la Recherche quelques événementsdépourvus de toute référence temporelle, et que l’on ne peut situerd’aucunemanièreparrapportàceuxquilesentourent:ilsuffitpourcelaqu’ilssoientrattachésnonpasàunautreévénement(cequiobligeraitlerécit à les définir comme antérieurs ou postérieurs), mais au discourscommentatif (intemporel) qui les accompagne— et dont on sait quellepartilprenddanscetteœuvre.AucoursdudînerGuermantes,àproposdel’obstinationdeMmedeVarambonàl’apparenteràl’amiralJuriendelaGravière,etdonc,parextension,deserreursanaloguessifréquentesdans

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le monde, le narrateur évoque celle d’un ami des Guermantes qui serecommandaitauprèsdeluidesacousineMmedeChaussegros,personnetotalement inconnue de lui : on peut supposer que cette anecdote, quiimpliqueun certain avancementde la carrièremondainedeMarcel, estpostérieureaudînerGuermantes,maisriennepermetdel’affirmer.AprèslascènedelaprésentationmanquéeàAlbertine,danslesJeunesFillesenfleurs, le narrateur propose quelques réflexions sur la subjectivité dusentiment amoureux, puis il illustre cette théorie par l’exemple de ceprofesseur de dessin qui n’avait jamais su la couleur des cheveux d’unemaîtressequ’ilavaitpassionnémentaimée,etquiluiavaitlaisséunefille(« Je ne l’ai jamais vue qu’en chapeau 111. »). Ici, aucune inférence ducontenunepeutaiderl’analysteàdéfinirlestatutd’uneanachronieprivéede toute relation temporelle, et que nous devons donc bien considérercommeunévénementsansdateetsansâge:commeuneachronie.

Or,cen’estpasseulement telévénement isoléquimanifesteainsi lacapacité du récit à dégager sa disposition de toute dépendance, mêmeinverse, à l’égard de l’ordre chronologique de l’histoire qu’il raconte. LaRecherche présente, au moins en deux points, de véritables structuresachroniques.A la findeSodome, l’itinérairedu «Transatlantique » et lasuccession de ses arrêts (Doncières, Maineville, Grattevast,Hermenonville)déterminentunecourteséquencenarrative 112dontl’ordrede succession (mésaventure de Morel au bordel de Maineville —rencontredeM.deCrécyàGrattevast)nedoitrienaurapporttemporelentrelesdeuxévénementsquilacomposent,ettoutaufait(d’ailleurslui-même diachronique, mais d’une diachronie qui n’est pas celle desévénementsracontés)quelepetittrainpassed’abordàMaineville,puisàGrattevast,etqueces stationsévoquentà l’espritdunarrateur,danscetordre, des anecdotes qui s’y rattachent 113. Or, comme l’a bien noté J.P. Houston dans son étude sur les structures temporelles de laRecherche 114, cette disposition « géographique » ne fait que répéter etmanifester celle, plus implicitemais plus importante à tous égards, descinquante dernières pages de Combray, où la séquence narrative est

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commandéepar l’oppositioncôtédeMéséglise/côtédeGuermantes,etparl’éloignementcroissantdessitesparrapportàlamaisonfamilialeaucours d’une promenade intemporelle et synthétique 115. La succession :premièreapparitiondeGilberte—adieuauxaubépines—rencontredeSwann et de Vinteuil—mort de Léonie— scène de profanation chezVinteuil—apparitiondeladuchesse—vuedesclochersdeMartinville,cettesuccessionn’aaucunrapportavecl’ordretemporeldesévénementsqui lacomposent,ouseulementunrapportdecoïncidencepartielle.Elledépendessentiellementdel’emplacementdessites(Tansonville—plainede Méséglise — Montjouvain — retour à Combray — côté deGuermantes),etdoncd’unetemporalitétoutautre:oppositionentre lesjours de promenade à Méséglise et les jours de promenade versGuermantes, et à l’intérieur de chacune des deux séries, ordreapproximatif des « stations » de la promenade. Il faut confondrenaïvementl’ordresyntagmatiquedurécitetl’ordretemporeldel’histoirepourimaginer,commelefontdeslecteurspressés,quelarencontreavecla duchesse ou l’épisode des clochers est postérieur à la scène deMontjouvain. La vérité, c’est que le narrateur avait les raisons les plusévidentes pour grouper ensemble, au mépris de toute chronologie, desévénements en relation de proximité spatiale, d’identité de climat (lespromenades à Méséglise ont toujours lieu par mauvais temps, celles àGuermantes par beau temps), ou de parenté thématique (le côté deMéséglisereprésenteleversantérotico-affectif,celuideGuermantesestleversant esthétique du monde de l’enfance), manifestant ainsi, plus etmieux que quiconque avant lui, la capacité d’autonomie temporelle durécit 116.

Mais il serait tout à fait vain de prétendre tirer des conclusionsdéfinitivesdelaseuleanalysedesanachronies,quin’illustrentqu’unseuldestraitsconstitutifsdelatemporaliténarrative.Ilestassezévident,parexemple,que lesdistorsionsde laduréecontribuent toutautantque les

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transgressions de l’ordre chronologique à l’émancipation de cettetemporalité.Cesontellesquivontnousretenirmaintenant.

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ChristianMetz,Essaissurlasignificationaucinéma,Klincksieck,Paris,1968,p.27.

Voir Gunther Müller, « Erzählzeit und erzählte Zeit », Festschrift für Kluckhorn, 1948,reprisdansMorphologischePoetik,Tübingen,1968.

Témoin a contrario cette appréciation de Huet sur les Babyloniques de Jamblique :«L’ordonnancedesondesseinmanqued’art.Ilasuivigrossièrementl’ordredutemps,etn’apasjetéd’abordlelecteurdanslemilieudusujetsuivantl’exempled’Homère»(Traitédel’originedesromans,1670,p.157).

«Entreztoutd’aborddansl’action.Prenez-moivotresujettantôtentravers,tantôtparlaqueue ; enfin variez vos plans, pour n’être jamais le même » (Illusions perdues, éd.Garnier,p.230).

ÉtudessurM.Beyle,Skira,Genève,1943,p.69.

LesBellesLettres,p.3.

Etdavantageencoresil’ontientcomptedupremiersegment,nonnarratif,auprésentdel’instancedenarration,doncaumomentleplustardifpossible:«Chante,déesse».

Pléiade,p.674.

Nous entrons ici dans les embarras (et les disgrâces) de la terminologie. Prolepse etanalepse présentent l’avantage d’entrer par leur radical dans une famille grammatico-rhétoriquedontquelquesautresmembresnousservirontplus tard,etd’autrepartnousauronsàjouerdel’oppositionentreceradical-lepse,quidésigneengreclefaitdeprendred’où, narrativement, de prendre en charge et d’assumer (prolepse : prendre d’avance,analepse:prendreaprèscoup),etleradical-lipse(commedansellipseouparalipse)quidésigne au contraire le fait de laisser, de passer sous silence. Mais aucun préfixeempruntéaugrecnenouspermetdesurplomberl’oppositionpro/ana.D’oùlerecoursàanachronie,quiestparfaitementclair,maisquisortdusystème,etdontl’interférencedepréfixeavecanalepseestfâcheuse.Fâcheuse,maissignificative.

II,p.712-713.

Eneffet,l’unedeschambresévoquéesestcelledeTansonville,oùMarceln’adormiqu’aucoursduséjourracontéàlafindeLaFugitiveetaudébutduTempsretrouvé.Lapériodedesinsomnies,nécessairementpostérieureàceséjour,pourraitcoïncideravecl’uneet/oul’autredes cures enmaisonde santé qui font suite, et qui encadrent l’épisodeParis enguerre(1916).

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LesVoixnarratives,premièrepartie,chap.n,etpassim.Sur ladistinctionentrehérosetnarrateur,jereviendraiaudernierchapitre.

Aprèslamadeleine,leCombray«total»seraintégréauxsouvenirsdel’insomniaque.

MaislerôledeSwanndanslascèneducouchern’est-ilpastypiquementpaternel?Aprèstout,c’estluiquiprivel’enfantdelaprésencedesamère.Lepèrelégal,aucontraire,semontreicid’unlaxismecoupable,d’unecomplaisancegoguenardeetsuspecte:«Vaaveclepetit.»Queconcluredecefaisceau?

Illusionsperdues,Garnier,p.550-643.

FiguresII,p.202.

II,p.257-263.

III,p.574-582.

I,p.467-471;III,p.664-673;III,p.182-188.

III,p.737-755,cf.p.723.

I,p.72-80.

I,p.718 ; II,p.83 ; II,p.523 ; III,p.808.Asupposer,bienentendu,que l’onprenneintégralement au sérieux ces informations rétrospectives, ce qui est la loi de l’analysenarrative.Lecritique,lui,peutaussibienconsidérerdetellesallusionscommedeslapsusdel’auteur,oùpeut-êtrelabiographiedeProustseprojettemomentanémentsurcelledeMarcel.

Laparalipsedes rhétoriciensestplutôtune fausseomission,autrementditeprétérition.Ici, la paralipse en tant que figure narrative s’oppose à l’ellipse comme laisser de côtés’opposeàlaissersurplace.Nousretrouveronsplusloinlaparalipsecommefaitdemode.

III, p.199-201 ; àmoinsque l’onne considère commeellipse le traitement itératifdespremiersmoisdeviecommuneavecAlbertineaudébutdelaPrisonnière.

II,p.371.

I,p.578.

«Cousine(unepetite).Moninitiatrice:I,p.578»,note,imperturbableetprécis,l’IndexdesnomsdepersonnesdeClaracetFerré.

Il est vrai qu’elle a deux chambres, contiguës, passant dans l’une pendant qu’on aèrel’autre(I,p.49).Maiss’ilenestainsi,lascènedevientdesplusrisquées.D’autrepart,larelation n’est pas claire entre ce « canapé » et le lit décrit p. 50, avec son couvre-lit àfleursà«l’odeurmédiane,poisseuse,fade,indigesteetfruitée»oùletrèsjeuneMarcel,« avecune convoitise inavouée », revenait toujours s’« engluer ». Laissons ce problèmeauxspécialistes,etrappelonsquedansla«Confessiond’uneJeuneFille»desPlaisirsetlesJoursl’«initiation»metauxprisesl’héroïnedequatorzeansetun«petitcousin»dequinze,«déjàtrèsvicieux»(Pléiade,p.87).

Surl’itératifengénéral,nousreviendronsauchap.III.

I,p.808-823.

I,p.953-955.

BauformendesErzählens,Stuttgart,1955,2epartie.

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III,p.866-869;cf.III,p.623-655,III,p.855etI,p.672-674.

Rappelons que le sentiment d’ennui devant la rangéed’arbres avait été pourMarcel lesignedelavocationlittérairemanquée,etdoncdel’échecdesavie.

II,p.425;cf.I,p.700.

II,p.158.

I,p.577.

III,p.344.

III, p. 54-55 : rentrant chez lui avec des seringas, Marcel se heurte à Andrée qui,prétextantquelqueallergie,l’empêched’entrertoutdesuite.Enfait,elleétaitcejour-làensituationcoupableavecAlbertine.

III,p.600-601.

III,p.1029-1030.

VoirJean-YvesTadié,ProustetleRoman,Gallimard,1971,p.124.

I,p.738.

II,p.267.

III,p.591et701.

II,p.573et681.

II,p.373et721.

II,p.868et892.

III,p.563et574.

II,p.883.

II,p.138et176.

I,p.786etII,p.776.

I,p.160-165etIII,p.261.

I,p.623etIII,p.695.

I,p.155-180etIII,p.681.

I,p.231et371.

III,p.515,525,599-601.

II,p.1120etIII,p.337.

I,p.184.

Figures,p.60etFiguresII,p.242.

I,p.141etIII,p.694.

I,p.12et158.

III,p.697.

Que le côté de Méséglise incarne la sexualité, c’est ce que montre clairement cettephrase:«Cequejesouhaitaissifiévreusementalors,elleavaitfailli,sij’eusseseulement

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su le comprendre et le retrouver, me le faire goûter dès mon adolescence. Pluscomplètementencorequejen’avaiscru,Gilberteétaitàcetteépoque-làvraimentducôtédeMéséglise»(III,p.697).

Roussainville sous l’orage, c’est évidemment (comme plus tard Paris sous le feu del’ennemi),SodomcetGomorrhesous lafoudredivine:«Devantnous,dans le lointain,terre promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je n’ai jamais pénétré,Roussainville, tantôt,quandlapluieavaitdéjàcessépournous,continuaitàêtrechâtiécommeunvillagedelaBiblepartoutesleslancesdel’oragequiflagellaientobliquementlesdemeuresde seshabitants, oubien était déjàpardonnéparDieu lePèrequi faisaitdescendre vers lui, inégalement longues, comme les rayons d’un ostensoir d’autel, lestiges d’or effrangées de son soleil reparu » (I, 152). On notera la présence du verbeflageller,sourdredoublementdulienquiunit—d’avance—cettescèneàl’épisodedeM.de Charlus pendant la guerre, la flagellation fonctionnant à la fois comme « vice »(«péché»)etcommechâtiment.

MarcelProustromancier,p.269.

Rappelons que cette page, contestée par certains, sans grandes preuves et malgré letémoignage de Platon (Resp. I, 334 b), a fait l’objet d’un commentaire d’Auerbach(Mimesis,chap.I).

Garnier,p.214et341.

ContreSainte-Beuve,Pléiade,p.271etRecherche,I,p.208.

II,p.263.

III,p.755et762.

I,p.471etIII,p.201.

I,p.211etII,p.267.

Garnier,p.550et643.

III,p.582et676.

I,p.90et97.

II,p.298-345.

Poétiquedelaprose,Seuil,1971,p.77.

Confessions,Pléiade,p.20.

LaRecherchecontientplusdevingtsegmentsproleptiquesdequelqueampleurnarrative,sanscompterlessimplesallusionsencoursdephrase.Lesanalepsesdemêmedéfinitionnesontpasplusnombreuses,maisilestvraiqu’ellesoccupent,parleurampleur,laquasi-totalité du texte, et que c’est sur cette première couche rétrospective que viennent sedisposeranalepsesetprolepsesauseconddegré.

VoirTadié,ProustetleRoman,p.376.

III,p.804et1028.

III,p.951-952.

III,p.1039-1043.

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I,p.421-427.Jereviendraiplus loinsur lesdifficultésquesoulèvecettepageécriteen1913mais fictivement (diégétiquement) contemporaine de la narration finale, et doncpostérieureàlaguerre.

I,p.829; I,p.67; III,p.646; II,p.720;cf. I,p.165(sur levillagedeCombray), I,p. 185 (sur le paysage deGuermantes), I, 186 (sur les « deux côtés »), I, p. 641 (surMme Swann), II, p. 883 (sur la jeune fille du train de la Raspelière), III, p. 625 (surVenise),etc.

I,p.37.Commentaired’Auerbach,Mimesis,p.539.OnnepeutmanquericidesongeràRousseau:«PrèsdetrenteanssesontpassésdepuismasortiedeBosseysansquejem’ensoisrappeléleséjourd’unemanièreagréablepardessouvenirsunpeuliés:maisdepuisqu’ayant passé l’âgemûr je décline vers la vieillesse, je sens que cesmêmes souvenirsrenaissenttandisquelesautress’effacent,etsegraventdansmamémoireavecdestraitsdontlecharmeetlaforceaugmententdejourenjour;commesi,sentantdéjàlaviequis’échappe, je cherchais à la ressaisir par ses commencements » (Confessions, Pléiade,p.21).

Voicilalistedesprincipales,dansl’ordredesuccessiondansletexte:II,p.630,pendantlarencontreJupien-Charlus:suitedesrelationsentrelesdeuxhommes,avantagestiréspar Jupien de la faveur de Charlus, estime de Françoise pour les qualitésmorales desdeuxinvertis; II,p.739-741,auretourdelasoiréeGuermantes:conversionultérieureduducaudreyfusisme;III,p.214-216,avantleconcertVerdurin:découverteultérieureparCharlusdesrapportsdeMorelavecLéa;III,p.322-324,àlafinduconcert:maladiede Charlus et oubli de sa rancune envers les Verdurin ; III, p. 779-781, pendant lapromenadeavecCharlus : suitedesesrelationsavecMoreléprisd’une femme.Onvoitqu’elles ont toutes pour fonction d’anticiper une évolution paradoxale, un de cesrenversementsinattendusdontlerécitproustienfaitsesdélices.

I,p.74 ; I,p.129-133; I,p.233-234; I,p.673etp.802-896; II,p.512-514;cf. II,p.82-83(surlachambredeDoncières),III,p.804(rencontreavecMorel,deuxansaprèslapromenadeavecCharlus),III,p.703-704(rencontredeSaint-Loupdanslemonde)…

« Or cette attente devait avoir pour moi des conséquences si considérables et medécouvrir un paysage, nonplus turnérienmaismoral, si important, qu’il est préférabled’enretarderlerécitdequelquesinstants,enlefaisantprécéderd’abordparceluidemavisiteauxGuermantesquandjesusqu’ilsétaientrentrés»(II,p.573).

I,p.159et II,p.1114.Mais il faut rappelerque lorsqu’ilécritcettephraseavant1913Proustn’apasencore«inventé»lepersonnaged’Albertine,quis’élaboreraentre1914et1917. Il a cependant à l’esprit, de toute évidence, pour la scène deMontjouvain, une« retombée » de cet ordre, qui s’est seulement précisée par la suite : annonce, donc,doublementprophétique.

Chap.I-3,II-4,II-5,II-10,II-13,III-2.

III, p. 866. Cf., sansmétaphore cette fois, les résumés anticipés du dîner Verdurin (I,p.251)oudelasoiréeSainte-Euverte(I,p.322).

I,p.433etII,p.866s.;I,p.471etIII,p.575s.;II,p.768etIII,p.415s;III,p.805et859.(Jesouligne.)

Cf.RaymondeDebray,«LesfiguresdurécitdansUncœursimple»,Poétique3.

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I,p.141;I,p.76;I,p.20;I,p.113et159.

II,p.1085etIII,p.301.

I,p.512;598,cf.III,p.904;I,p.626.

« L’âme de toute fonction, c’est, si l’on peut dire, son germe, ce qui lui permetd’ensemencerlerécitd’unélémentquimûriraplustard»(RolandBarthes,«Introductionàl’analysestructuraledesrécits»,Communications8,p.7).

VoirRolandBarthes,S/Z,p.39.

Proustetlemondesensible,p.153.

I,p.471.

II,739;III,p.214,703,779,803.(Jesouligne.)

II,p.716;III,p.216,806,952.(Jesouligne.)Bienentendu,cessignesd’organisationdurécit sont en eux-mêmes des marques de l’instance narrative, que nous retrouveronscommetellesauchapitredelavoix.

III,p.1030.

Ip.470

I,p.471,523,525;II,p.713;I,p.537-538.

III,p.326;I,p.124.

III,p.182.LerésuméClarac-Ferré(III,p.1155)traduitainsi:«j’apprendscejour-làlamortdeBergotte».

I,p.297etp.30-31.

II,p.498;I,p.858-859.

II,p.1075-1086.

« Jeme contente ici, au fur et àmesure que le tortillard s’arrête et que l’employé crieDoncières, Grattevast, Maineville, etc., de noter ce que la petite plage ou la garnisonm’évoquent»(p.1076).

«TemporalpatternsinAlarecherche…»,FrenchStudies,janvier1962.

Lamajeurepartiedecetteséquenceappartientdecefaitàl’ordredel’itératif.Jenégligepour l’instant cet aspect pour ne considérer que l’ordre de succession des événementssinguliers.

Ayantbaptiséanalepsesetprolepseslesanachroniesparrétrospectionouanticipation,onpourrait nommer syllepses (fait de prendre ensemble) temporelles ces groupementsanachroniques commandés par telle ou telle parenté, spatiale, thématiqueou autre. Lasyllepsegéographiqueestparexemple leprincipedegroupementnarratifdes récitsdevoyage enrichis d’anecdotes tels que lesMémoires d’un touriste ou le Rhin. La syllepsethématique commande dans le roman classique à tiroirs de nombreuses insertionsd’«histoires»,justifiéespardesrelationsd’analogieoudecontraste.Nousretrouveronslanotiondesyllepseàproposdurécititératif,quienestuneautrevariété.

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Durée

Anisochronies.

J’ai rappelé au début du chapitre précédent à quelles difficultés seheurte en littérature écrite la notionmêmede « temps du récit ». C’estévidemment à propos de la durée que ces difficultés se font le pluslourdement sentir, car les faits d’ordre, ou de fréquence, se laissenttransposer sansdommageduplan temporel de l’histoire auplan spatialdu texte : dire qu’un épisode A vient « après » un épisode B dans ladispositionsyntagmatiqued’untextenarratif,ouqu’unévénementCyestraconté«deuxfois»sontdespropositionsdontlesensestobvie,etquel’on peut clairement confronter à d’autres assertions telles que«l’événementAestantérieuràl’événementBdansletempsdel’histoire»ou«l’événementCnes’yproduitqu’unefois».Lacomparaisonentrelesdeuxplansestdoncicilégitimeetpertinente.Enrevanche,confronterla«durée»d’unrécitàcelledel’histoirequ’ilraconteestuneopérationplusscabreuse,pourcettesimpleraisonquenulnepeutmesurerladuréed’unrécit.Ceque l’onnommespontanémentainsinepeutêtre,nous l’avonsdit, que le temps qu’il faut pour le lire,mais il est trop évident que lestemps de lecture varient selon les occurrences singulières, et que,

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contrairementàcequisepasseaucinéma,oumêmeenmusique,riennepermeticidefixerunevitesse«normale»àl’exécution.

Lepointde référence,oudegrézéro,qui enmatièred’ordreétait lacoïncidence entre succession diégétique et succession narrative, et quiserait ici l’isochronie rigoureuse entre récit et histoire, nous fait doncmaintenant défaut, même s’il est vrai, comme le note Jean Ricardou,qu’une scène de dialogue (à la supposer pure de toute intervention dunarrateuretsansaucuneellipse)nousdonne«uneespèced’égalitéentrele segment narratif et le segment fictif 1 ». C’est moi qui souligne« espèce », pour insister sur le caractère non rigoureux, et surtout nonrigoureusementtemporel,decetteégalité:toutcequel’onpeutaffirmerd’untelsegmentnarratif(oudramatique)estqu’ilrapportetoutcequiaétédit,réellementoufictivement,sansrienyajouter;maisilnerestituepas lavitesseà laquelle cesparolesontétéprononcées,ni leséventuelstempsmortsdelaconversation.Ilnepeutdoncnullement jouerunrôled’indicateur temporel, et le jouerait-il que ses indications ne pourraientserviràmesurerla«duréederécit»dessegmentsd’alluredifférentequil’entourent. Il n’y a donc dans la scène dialoguée qu’une sorte d’égalitéconventionnelle entre temps du récit et temps de l’histoire, et c’est ainsique nous l’utiliserons plus loin dans une typologie des formestraditionnellesdeduréenarrative,maisellenepeutnousservirdepointderéférencepourunecomparaisonrigoureusedesduréesréelles.

Ilfautdoncrenonceràmesurerlesvariationsdeduréeparrapportàune inaccessible, parce que invérifiable, égalité de durée entre récit ethistoire.Maisl’isochronismed’unrécitpeutaussisedéfinir,commeceluid’unpenduleparexemple,nonplusrelativement,parcomparaisonentresaduréeet cellede l’histoirequ’il raconte,maisdemanièreenquelquesorte absolue et autonome, comme constance de vitesse. On entend parvitesse le rapport entre une mesure temporelle et une mesure spatiale(tantdemètresàlaseconde,tantdesecondesparmètre):lavitessedurécitsedéfiniraparlerapportentreunedurée,celledel’histoire,mesuréeen secondes, minutes, heures, jours, mois et années, et une longueur :

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celledu texte,mesuréeen ligneset enpages 2. Le récit isochrone,notrehypothétique degré zéro de référence, serait donc ici un récit à vitesseégale, sans accélérations ni ralentissements, où le rapport duréed’histoire/longueurde récit resterait toujours constant. Il est sansdouteinutiledepréciserqu’untelrécitn’existepas,etnepeutexisterqu’àtitred’expérience de laboratoire : à quelque niveau d’élaboration esthétiquequecesoit,onimaginemall’existenced’unrécitquin’admettraitaucunevariation de vitesse, et cette observation banale est déjà de quelqueimportance : un récit peut sepasserd’anachronies, il nepeut aller sansanisochronies, ou, si l’on préfère (comme c’est probable), sans effets derythme.

L’analysedétailléedeceseffetsseraitàlafoisharassanteetdépourvuede toute véritable rigueur, puisque le temps diégétique n’est presquejamais indiqué (ou inférable) avec la précision qui y serait nécessaire.L’étude ne trouve donc ici quelque pertinence qu’au niveaumacroscopique,celuidesgrandesunitésnarratives 3,étantadmisquepourchaqueunitélamesurenerecouvrequ’uneapproximationstatistique.

Sil’onveutdresseruntableaudecesvariationspourlaRecherchedutemps perdu, il faut tout d’abord déterminer ce que l’on considéreracomme grandes articulations narratives, et ensuite disposer, pour lamesure de leur temps d’histoire, d’une chronologie interneapproximativement claire et cohérente. Si la première donnée est assezfacileàconstituer,iln’envapasdemêmepourlaseconde.

Encequiconcernelesarticulationsnarratives,ilfautd’abordobserverqu’elles ne coïncident pas avec les divisions apparentes de l’œuvre enparties et chapitres pourvus de titres et de numéros 4. Si l’on adoptecomme critère démarcatif la présence d’une rupture temporelle et/ouspatiale importante, le découpage s’établit pourtant, sans tropd’hésitation,commesuit(jedonneàcertainesdecesunitésdestitresdemoncru,purementindicatifs):

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(1) I, p. 3-186, ennégligeant les analepsesmémorielles étudiées auchapitre précédent, c’est l’unité consacrée à l’enfance à Combray, quenousappelleronsévidemment,commeProustlui-même,Combray.

(2)Aprèsunerupture temporelleetspatiale,UnamourdeSwann, I,p.188-382.

(3) Après une rupture temporelle, l’unité consacrée à l’adolescenceparisienne et dominéepar les amours avecGilberte et ladécouvertedumilieu Swann, qui occupe la troisième partie deDu côté de chez Swann(« Noms de pays : le Nom ») et la première des Jeunes Filles en fleurs(«AutourdeMmeSwann»),I,p.383-641:nousl’appelleronsGilberte.

(4)Aprèsunerupture temporelle (deuxans)et spatiale(passagedeParisàBalbec),l’épisodedupremierséjouràBalbec,quicorrespondàladeuxièmepartiedesJeunesFilles(«NomsdePays: lePays»)I,p.642-955:BalbecI.

(5) Après une rupture spatiale (retour à Paris), nous considéreronscomme une seule et même unité tout ce qui sépare les deux séjours àBalbec, et qui se passe presque totalement à Paris (exception faite ducourt séjour à Doncières), en milieu Guermantes, donc le Côté deGuermantesenentieretledébutdeSodomeetGomorrhe,soitlevolumeIIjusqu’àsapage751:Guermantes.

(6) Le second séjour à Balbec, après une nouvelle rupture spatiale,c’est-à-dire toute la fin de Sodome et Gomorrhe et du volume II ; nousbaptiseronscetteunitéBalbecII.

(7) Après un nouveau déplacement (retour à Paris), l’histoire de laséquestration,delafuiteetdelamortd’Albertine,jusqu’àlapage623duvolumeIII,c’est-à-diretoute laPrisonnièreet laplusgrandepartiede laFugitive,jusqu’audépartpourVenise:Albertine.

(8)P.623-675,leséjouràVeniseetlevoyagederetour:Venise.(9)P.675-723,àchevalsurlaFugitiveetleTempsretrouvé,leséjourà

Tansonville.(10) Après une rupture temporelle (séjour en maison de santé) et

spatiale(retouràParis),p.723-854:laGuerre.

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(11) Après une dernière rupture temporelle (nouveau séjour enmaisondesanté),ladernièreuniténarrativeestcelle,p.854-1048,delaMatinéeGuermantes 5.

Encequiconcerne lachronologie, la tâcheestunpeuplusdélicate,celle de laRecherche n’étant dans le détail ni claire ni cohérente. Nousn’avons pas à entrer ici dans un débat déjà ancien, et apparemmentinsoluble,dontlesprincipalespiècessonttroisarticlesdeWillyHachez,lelivredeHansRobertJaussetceluideGeorgesDaniel,auxquelsjerenvoiepour le détail de la discussion 6. Rappelons seulement que les deuxprincipaux embarras sont, d’une part l’impossibilité de raccorder lachronologieexterned’UnamourdeSwann (référencesàdesévénementshistoriquesquiobligentàdaterl’épisodeauxenvironsde1882-1884)àlachronologie générale de la Recherche (qui porte ce même épisode vers1877-1878 7),etd’autrepart ladiscordanceentre lachronologieexternedes épisodes Balbec II et Albertine (références à des événementshistoriquessituésentre1906et1913)etlachronologieinternegénérale,qui les reporte entre 1900 et 1902 8. On ne peut donc établir unechronologieapproximativementcohérentequ’àlaconditiond’éliminercesdeux séries externes, et de s’en tenir à la série principaledont les deuxpoints de repère fondamentaux sont : automne 1897-printemps 1899pour Guermantes (à cause de l’affaire Dreyfus), et naturellement 1916pour laGuerre. A partir de ces deux repères, on établit une série à peuprèshomogène,maisnonsansquelquesobscuritéspartiellesquitiennentparticulièrement:a)aucaractèrefloudelachronologiedeCombrayetàsonrapportmaldéfiniaveccelledeGilberte,b)à l’obscuritédecelledeGilberte,quinepermetpasdedéterminers’ilsepasseuneoudeuxannéesentrelesdeux«premierdel’an»mentionnés 9,c)àladuréeindéterminéedesdeuxséjoursenmaisondesanté 10.Jetrancheraidanscesincertitudespour établir une chronologie purement indicative, puisque notre proposest seulementdenous faireune idéed’ensembledesgrandsrythmesdurécit proustien. Notre hypothèse chronologique, dans les limites depertinenceainsifixées,estdonclasuivante:

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UnamourdeSwann:1877-1878.(naissancedeMarceletdeGilberte:1878)Combray:1883-1892.Gilberte:1893-printemps1895.BalbecI:été1897.Guermantes:automne1897-été1899.BalbecII:été1900.Albertine:automne1900-début1902.Venise:printemps1902.Tansonville:1903?LaGuerre:1914et1916.MatinéeGuermantes:vers1925.

Selon cette hypothèse, et quelques autres données temporelles dedétail,lesgrandesvariationsdelavitessedurécits’établissentàpeuprèscommesuit:

Combray:180pagespourenviron10ans.UnamourdeSwann:200pagespourquelque2ans.Gilberte:160pagespourenviron2ans.(Ici,ellipsede2ans).BalbecI:300pagespour3ou4mois.Guermantes:750pagespour2ans1/2.Mais il fautpréciserquecette séquence contient elle-même de très fortes variations,puisque 110 pages y racontent la réception Villeparisis, qui doitdurer2ou3heures,150pagesledîner,àpeuprèsd’égaledurée,chez la duchesse de Guermantes, et 100 pages la soirée chez laprincesse : soit presque lamoitié de la séquence pourmoins de10heuresderéceptionmondaine.BalbecII:380pagespouràpeuprès6mois,dont125pourunesoiréeàlaRaspelière.

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Albertine:630pagespourquelque18mois,dont300consacréesàseulement2journées,dont135àlaseulesoiréemusicaleCharlus-Verdurin.Venise:35pagespourquelquessemaines.(Ellipseindéterminée:aumoinsquelquessemaines).Tansonville:40pagespour«quelquesjours».(Ellipsed’environ12ans).La Guerre : 130 pages pour quelques semaines, dont l’essentielpouruneseulesoirée(promenadedansParisetmaisonJupien).(Ellipsede«beaucoupd’années»).MatinéeGuermantes:190pagespour2ou3heures.

Ilmesembleque,decerelevéfortsommaire,onpeuttireraumoinsdeuxconclusions.Toutd’abord,l’amplitudedesvariations,quivade190pagespourtroisheuresà3 lignespour12ans,soit(trèsgrossièrement)d’une page pour une minute à une page pour un siècle. Ensuite,l’évolution internedu récitàmesurequ’il s’avancevers sa fin,évolutionquel’onpeutdécriresommairementendisantquel’onobserved’unepartun ralentissement progressif du récit, par l’importance croissante descènes très longues couvrantune trèspetiteduréed’histoire ; etd’autrepart,compensantd’unecertainemanièreceralentissement,uneprésencedeplusenplusmassivedesellipses:deuxaspectsquel’onpeutaisémentsynthétiserainsi:discontinuitécroissantedurécit.Lerécitproustientendà devenir de plus en plus discontinu, syncopé, fait de scènes énormesséparéespard’immenseslacunes,etdoncàs’écarterdeplusenplusdela«norme»hypothétiquedel’isochronienarrative.Rappelonsqu’ilnes’agitnullement ici d’une évolution dans le temps qui renverrait à unetransformation psychologique de l’auteur, puisque la Recherche n’anullement été écrite dans l’ordre où elle est aujourd’hui disposée. Enrevanche,ilestvraiqueProust,dontonsaitcombieniltendaitàgonflersanscessesontextepardesadditions,aeuplusdetempspouraugmenter

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les derniers volumes que les premiers ; l’alourdissement des dernièresscènes participe donc de ce déséquilibre bien connu qu’a apporté à laRecherche le délai de publication imposé par la guerre. Mais lescirconstances,siellesexpliquent les« farcissures»dedétail,nepeuventrendrecomptedelacompositiond’ensemble.IlsemblebienqueProustaitvoulu,etdèsledébut,cerythmedeplusenplusheurté,d’unemassivitéet d’une brutalité beethoveniennes, qui contraste si vivement avec lafluiditépresqueinsaisissabledespremièresparties,commepouropposerla texture temporelle des événements les plus anciens et celle des plusrécents : comme si lamémoire du narrateur, àmesure que les faits serapprochent, devenait à la fois plus sélective et plus monstrueusementgrossissante.

Ce changement de rythme ne peut être correctement défini etinterprétéqu’unefoismisenrelationavecd’autrestraitementstemporelsque nous étudierons au chapitre suivant.Mais nous pouvons et devonsdèsmaintenantconsidérerdeplusprèscommentserépartitets’organiseenfaitladiversitéenprincipeinfiniedesvitessesnarratives.

Théoriquement,eneffet,ilexisteunegradationcontinuedepuiscettevitesse infinie qui est celle de l’ellipse, où un segment nul de récitcorrespond à une durée quelconque d’histoire, jusqu’à cette lenteurabsoluequiestcellede lapausedescriptive,oùunsegmentquelconquedudiscoursnarratifcorrespondàuneduréediégétiquenulle 11.Enfait,ilse trouve que la tradition narrative, et en particulier la traditionromanesque,aréduitcette liberté,oudumoins l’aordonnéeenopérantunchoixentretouslespossibles,celuidequatrerapportsfondamentauxquisontdevenus,aucoursd’uneévolutiondontl’étudereviendraunjourà l’histoire (encore à naître) de la littérature, les formes canoniques dutempo romanesque :unpeucomme la traditionmusicaleclassiqueavaitdistingué dans l’infinité des vitesses d’exécution possibles quelques

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mouvements canoniques,andante, allegro, presto, etc., dont les rapportsdesuccessionetd’alternanceontcommandépendantquelquedeuxsièclesdesstructurescommecellesdelasonate,delasymphonieouduconcerto.Ces quatre formes fondamentales du mouvement narratif, que nousappellerons désormais les quatre mouvements narratifs, sont les deuxextrêmes que je viens d’évoquer (ellipse et pause descriptive), et deuxintermédiaires: lascène, leplus souvent«dialoguée»,dontnousavonsdéjàvuqu’elle réaliseconventionnellement l’égalitéde tempsentrerécitethistoire,etcequelacritiquedelangueanglaiseappellele«summary»,termequin’apasd’équivalentenfrançaisetquenoustraduironsparrécitsommaire ou, par abréviation, sommaire : forme à mouvement variable(alors que les trois autres ont un mouvement déterminé, du moins enprincipe),quicouvreavecunegrandesouplessederégimetoutlechampcomprisentrelascèneetl’ellipse.Onpourraitassezbienschématiserlesvaleurstemporellesdecesquatremouvementsparlesformulessuivantes,où TH désigne le temps d’histoire et TR le pseudo-temps, ou tempsconventionnel,derécit:

pause:TR=n,TH=0.Donc:TR∞>TH 12

scène:TR=THsommaire:TR<THellipse:TR=0,TH=n.Donc:TR<∞TH.

Lasimplelecturedecetableaufaitapparaîtreuneasymétrie,quiestl’absenced’uneformeàmouvementvariablesymétriquedusommaire,etdontlaformuleseraitTR>TH:ceseraitévidemmentunesortedescèneralentie, et l’on pense immédiatement aux longues scènes proustiennes,qui paraissent souvent déborder à la lecture, et de beaucoup, le tempsdiégétiquequ’ellessontsupposéesrecouvrir.Mais,commenousallonslevoir, les grandes scènes romanesques, et spécialement chezProust, sontessentiellement allongées par des éléments extra-narratifs, ou

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interrompues par des pauses descriptives, mais non pas exactementralenties. Il vade soid’ailleursque ledialoguepurnepeutêtre ralenti.Reste la narration détaillée d’actes ou d’événements racontés pluslentement qu’ils n’ont été accomplis ou subis : la chose est sans douteréalisableentantqu’expériencedélibérée 13,maisilnes’agitpaslàd’uneformecanonique,nimêmevraimentréaliséedanslatraditionlittéraire:lesformescanoniquesseréduisentbien,enfait,auxquatremouvementsénumérés.

Sommaire.

Or, si l’on considère de ce point de vue le régime narratif de laRecherche, la premièreobservationqui s’impose est l’absence àpeuprèstotale du récit sommaire sous la forme qui fut la sienne dans toutel’histoire antérieure du roman, c’est-à-dire la narration en quelquesparagraphes ou quelques pages de plusieurs journées, mois ou annéesd’existence, sans détails d’actions ou de paroles. Borges en cite unexempleempruntéauQuichotte,quimeparaîtassezcaractéristique:

Finalement,Lothairejugeaqu’ilfallait,dansletempsetl’occasionqueluidonnaitl’absenced’Anselme,presserlesiègedecetteplaceforte.Ilattaquedoncsonarrogancepardeslouangesàsabeauté,car rien ne désarme et ne réduit les forteresses de la vanité desbellesplusaisémentquecettemêmevanitéflattéeparlelangagede l’adulation.Ainsidonc, ilminasidiligemment lerocherdesavertu,etavecdetellesmunitions,que,mêmesiCamilleavaitétédebronze, elledevait succomber. Il pleura, supplia, offrit, flatta,pressaetsimula,avectantdemarquesdedésespoir,avectantdedémonstrations, une passion véritable, qu’il l’emporta sur

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l’honnêtetédeCamilleet,contretouteattente,obtintletriomphequ’ildésiraitleplus 14.

« Des chapitres comme (celui-ci), commente Borges, formentl’écrasantemajoritédelalittératuremondiale,etnonleplusindigne.»Ilpense d’ailleurs moins ici aux rapports de vitesse proprement dits qu’àl’opposition entre l’abstraction classique (ici, malgré les métaphores, oupeut-être à cause d’elles) et l’expressivité « moderne ». Si l’on visedavantagel’oppositionentrescèneetsommaire 15,onnepeutévidemmentpas soutenir que ce genre de textes « forment l’immensemajorité de lalittératuremondiale»,pourcettesimpleraisonquelabrièvetémêmedusommaireluidonnepresquepartoutuneinférioritéquantitativeévidentesur les chapitres descriptifs et dramatiques, et donc que le sommaireoccupeprobablementuneplaceréduitedanslasommeducorpusnarratif,même classique. En revanche, il est évident que le sommaire est resté,jusqu’à la fin du XIXe siècle, la transition la plus ordinaire entre deuxscènes,le«fond»surlequelellessedétachent,etdoncletissuconjonctifparexcellencedurécitromanesque,dontlerythmefondamentalsedéfinitparl’alternancedusommaireetdelascène.Ilfautajouterquelaplupartdes segments rétrospectifs, et particulièrement dans ce que nous avonsappelé des analepses complètes, ressortissent à ce type de narration,comme le deuxième chapitre de Birotteau en donne un exemple aussitypiquequ’admirable:

Un closier des environs de Chinon, nommé Jacques Birotteau,épousa la femmede chambred’unedame chez laquelle il faisaitlesvignes ; ileut troisgarçons, sa femmemourutencouchesdudernier, et le pauvre homme ne lui survécut pas longtemps. Lamaîtresseaffectionnaitsafemmedechambre;ellefitéleveravecses fils l’aîné des enfants de son closier, nommé François, et leplaça dans un séminaire. Ordonné prêtre, François Birotteau se

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cachapendantlaRévolutionetmenalavieerrantedesprêtresnonassermentés, traqués comme des bêtes fauves, et pour le moinsguillotinés 16…

RiendetelchezProust.Laréductiondurécitnepassejamaischezluiparcegenred’accélérations,mêmedanslesanachronies,quisontpresquetoujoursdanslaRecherchedevéritablesscènes,antérieuresouultérieures,etnondesvuescavalièresdupasséoudel’avenir:oubienelleprocèded’un tout autre type de synthèse, que nous étudierons de plus près auchapitre suivant sous le nom de récit itératif 17, ou bien elle poussel’accélérationjusqu’àfranchirleslimitesquiséparentlerécitsommairedel’ellipse pure et simple : ainsi de la façon dont il résume les années deretraitequiprécèdentetquisuiventleretourdeMarcelàParispendantlaguerre 18. Laconfusionentreaccélérationetellipseestd’ailleurspresquemanifestedanslecélèbrecommentairequeProustaconsacréàunepagedel’Éducationsentimentale:«Iciun“blanc”,unénorme“blanc” 19et,sansl’ombred’unetransition 20,soudainlamesuredutempsdevenantaulieude quarts d’heure, des années, des décades, (…) extraordinairechangementdevitesse,sanspréparation 21.»Or,Proustvientdeprésenterce passage en ces termes : « A mon avis, la chose la plus belle del’Éducation sentimentale, ce n’est pas une phrase, mais un blanc », et ilenchaînera ainsi : « (Chez Balzac), ces changements de temps ont uncaractèreactifoudocumentaire…»Onnesaitdoncsil’admirableesticipourluileblanc,c’est-à-direl’ellipsequiséparelesdeuxchapitres,oulechangementdevitesse, c’est-à-dire le récit sommairedespremières lignesduchapitreVI:lavéritéestsansdoutequeladistinctionluiimportepeu,tantilestvraiqu’adonnéàunesortede«toutourien»narratif,ilnesaitlui-mêmeaccélérer,selonsapropreexpression,que«follement 22»,fût-ceaurisque(dédionscettemétaphoremécaniqueauxmânesdumalheureuxAgostinelli)dedécoller 23.

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Pause.

Une seconde constatation négative concerne les pauses descriptives.Proustpasseordinairementpourunromancierprodigueendescriptions,et il doit sans doute cette réputation à une connaissance volontiersanthologique de son œuvre, où s’isolent inévitablement d’apparentsexcursuscommelesaubépinesdeTansonville, lesmarinesd’Elstir, le jetd’eaudelaprincesse,etc.Enfait, lespassagesdescriptifscaractérisésnesont, relativement à l’ampleurde l’œuvre,ni trèsnombreux (guèreplusd’unetrentaine)nitrèslongs(laplupartnedépassentpasquatrepages):la proportion est probablement plus faible que dans certains romans deBalzac. D’autre part, un grand nombre de ces descriptions (sans douteplusd’untiers 24)sontdetypeitératif,c’est-à-direqu’ellesneserapportentpasàunmomentparticulierde l’histoire,mais àune sériedemomentsanalogues, et par conséquent ne peuvent en aucune façon contribuer àralentirlerécit,bienaucontraire:ainsilachambredeLéonie,l’églisedeCombray,les«vuesdemer»àBalbec,l’aubergedeDoncières,lepaysagedeVenise 25,autantdepagesdontchacunesynthétiseenunseulsegmentdescriptif plusieurs occurrences du même spectacle. Mais le plusimportant est ceci :mêmequand l’objet décrit n’a été rencontré qu’unefois (comme les arbres de Hudimesnil 26), ou que la description neconcerne qu’une seule de ses apparitions (généralement la première,comme pour l’église de Balbec, le jet d’eau Guermantes, la mer à laRaspelière 27), cette descriptionnedétermine jamais unepausedu récit,une suspension de l’histoire ou, selon le terme traditionnel, del’«action»:eneffet,jamaislerécitproustiennes’arrêtesurunobjetouunspectaclesansquecettestationcorrespondeàunarrêtcontemplatifduhéros lui-même (Swann dans Un amour de Swann, Marcel partoutailleurs),etdoncjamaislemorceaudescriptifnes’évadedelatemporalitédel’histoire.

Bien entendu, un tel traitement de la description n’est pas en lui-même une innovation, et lorsque par exemple, dans l’Astrée 28, le récit

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décrit longuement les tableaux exposés dans la chambredeCéladon auchâteau d’Isoure, nous pouvons considérer que cette descriptionaccompagne en quelque sorte le regard de Céladon découvrant cestableauxàsonréveil.Maisonsaitqueleromanbalzacien,aucontraire,afixéuncanondescriptif(d’ailleursplusconformeaumodèledel’ekphrasisépique 29) typiquement extra-temporel, où le narrateur, abandonnant lecours de l’histoire (ou, comme dans le Père Goriot ou la Recherche del’absolu,avantdel’aborder),secharge,ensonproprenometpourlaseuleinformation de son lecteur, de décrire un spectacle qu’à proprementparler, en ce point de l’histoire, personnene regarde : comme l’indiquebien,parexemple, laphrasepar laquelle s’ouvre,dans laVieilleFille, letableaude l’hôtelCormon : «Maintenant il est nécessaire d’entrer chezcettevieillefilleverslaquelletantd’intérêtsconvergeaient,etchezquilesacteurs de cette scène devaient se rencontrer tous le soir même 30… »Cette«entrée»estévidemment le faitdunarrateuretdu lecteur seuls,quivontparcourirlamaisonetlejardintandisquelesvrais«acteursdecettescène»continuent,ailleurs,devaqueràleursoccupations,ouplutôtattendentpourlesreprendrequelerécitveuillebienreveniràeuxetlesrendreàlavie 31.

On sait que Stendhal s’était toujours soustrait à ce canon enpulvérisantlesdescriptions,etenintégrantpresquesystématiquementcequ’ilen laissaitsubsisterà laperspectived’action—ouderêverie—desespersonnages ;mais lapositiondeStendhal, icicommeailleurs,restemarginale et sans influence directe. Si l’on veut trouver dans le romanmoderneunmodèleouunprécurseurà ladescriptionproustienne,c’estbiendavantageàFlaubertqu’ilfautpenser.Nonqueletypebalzacienluisoit tout à fait étranger : voyez le tableau d’Yonville qui ouvre ladeuxièmePartiedeBovary;maislaplupartdutemps,etmêmedanslespages descriptives d’une certaine ampleur, le mouvement général dutexte 32 est commandépar ladémarcheou le regardd’un (ouplusieurs)personnage(s), et son déroulement épouse la durée de ce parcours(découvertedelamaisondeTostesparEmma,promenadedeFrédéricet

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Rosanette en forêt 33) ou de cette contemplation immobile (scène aujardin de Tostes, pavillon aux verres colorés de la Vaubyessard, vue deRouen 34).

Le récit proustien semble s’être fait une règle de ce principe decoïncidence. On sait à quelle habitude caractéristique de l’auteur lui-même renvoie cette capacité du héros à tomber de longuesminutes enarrêt devant un objet (aubépines de Tansonville,mare deMontjouvain,arbres d’Hudimesnil, pommiers en fleur, vues de la mer, etc.) dont lapuissance de fascination tient à la présence d’un secret non dévoilé,messageencoreindéchiffrablemaisinsistant,ébaucheetpromessevoiléede la révélation finale. Ces stations contemplatives sont généralementd’une durée que ne risque pas d’excéder celle de la lecture (même fortlente)dutextequiles«relate»:ainsidelagaleriedesElstirchezleducde Guermantes, dont l’évocation n’occupe pas quatre pages 35, et dontMarcel s’aperçoit après coup qu’elle l’a retenu pendant trois quartsd’heure, tandis que le duc mourant de faim faisait patienter quelquesinvitésrespectueux,dontlaprincessedeParme.Enfait,la«description»proustienneestmoinsunedescriptiondel’objetcontempléqu’unrécitetune analyse de l’activité perceptive du personnage contemplant, de sesimpressions, découvertes progressives, changements de distance et deperspective, erreurs et corrections, enthousiasmes ou déceptions, etc.Contemplationfortactiveenvérité,etquicontient«touteunehistoire».C’estcettehistoirequeraconteladescriptionproustienne.Qu’onreliseparexemple les quelquespages consacrées auxmarinesd’Elstir àBalbec 36 :on verra combien s’y pressent les termes désignant non pas ce qu’est lapeintured’Elstir,mais les« illusionsd’optique»qu’elle« recrée»,et lesimpressionsmensongères qu’elle suscite et dissipe tour à tour : sembler,apparaître, avoir l’air, comme si, on sentait, on aurait dit, on pensait, oncomprenait, on voyait reparaître, on courait parmi les champs ensoleillés,etc.:l’activitéesthétiquen’estpasicidetoutrepos,maiscetraitnetientpas seulement aux « métaphores » en trompe l’œil du peintreimpressionniste. Lemême travail de la perception, lemême combat, ou

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jeu,aveclesapparencesseretrouvedevantlemoindreobjetoupaysage.Voicile(très)jeuneMarcelauxprisesaveclapoignéedetilleulséchédetanteLéonie 37:commesiunpeintre,lesfeuillesavaientl’airdeschoseslesplusdisparates,maismilledétailsmedonnaientleplaisirdecomprendreque c’était bien des tiges de vrais tilleuls, je reconnaissais, l’éclat rosememontrait que ces pétales étaient bien ceux qui, etc. : toute une précoceéducationdel’artdevoir,dedépasserlesfauxsemblants,dediscernerlesvraies identités, qui donne à cette description (d’ailleurs itérative) uneduréed’histoirebienremplie.Mêmetravaildediscernementdevantlejetd’eaud’HubertRobert,dont jereproduis intégralement ladescriptionensoulignant simplement les termesquimarquent laduréeduspectacleetl’activité du héros, icimasquée par un pronom impersonnel faussementgénéralisant(c’estunpeule«on»deBrichot)quimultipliesaprésencesansl’abolir:

Dans une clairière réservée par de beaux arbres dont plusieursétaientaussianciensquelui,plantéàl’écart,onlevoyaitde loin,svelte, immobile, durci, ne laissant agiter par la brise que laretombée plus légère de son panache pâle et frémissant. LeXVIII

esiècleavaitépurél’élégancedeseslignes,mais,fixantlestyledu jet, semblait en avoir arrêté la vie ; à cette distance on avaitl’impression de l’art plutôt que la sensation de l’eau. Le nuagehumide lui-même qui s’amoncelait perpétuellement à son faîtegardait le caractère de l’époque comme ceux qui dans le ciels’assemblent autour des palais de Versailles. Mais de près on serendait compte que tout en respectant, comme les pierres d’unpalais antique, le dessin préalablement tracé, c’était des eauxtoujours nouvelles qui, s’élançant et voulant obéir aux ordresanciens de l’architecte, ne les accomplissaient exactement qu’enparaissantlesvioler,leursmillebondséparspouvantseulsdonnerà distance l’impression d’un unique élan. Celui-ci était en réalité

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aussi souvent interrompu que l’éparpillement de la chute, alorsque,deloin,ilm’avaitparuinfléchissable,dense,d’unecontinuitésans lacune. D’un peu près, on voyait que cette continuité, enapparence toute linéaire, était assurée à tous les points del’ascensiondujet,partoutoùilauraitdûsebriser,parl’entréeenligne, par la reprise latérale d’un jet parallèle qui montait plushautquelepremieretétaitlui-même,àuneplusgrandehauteur,maisdéjà fatigantepour lui,relevéparuntroisième.Deprès,desgouttessansforceretombaientdelacolonned’eauencroisantaupassage leurssœursmontantes,etparfois,déchirées, saisiesdansunremousdel’airtroubléparcejaillissementsanstrêve,flottaientavant d’être chavirées dans le bassin. Elles contrariaient de leurshésitations, de leur trajet en sens inverse, et estompaientde leurmolle vapeur la rectitude et la tension de cette tige, portant au-dessusdesoiunnuageoblongfaitdemillegouttelettes,maisenapparence peint en brun doré et immuable, qui montait,infrangible, immobile, élancé et rapide, s’ajouter aux nuages duciel. Malheureusement un coup de vent suffisait à l’envoyerobliquementsurlaterre;parfoismêmeunsimplejetdésobéissantdivergeait et, si elle ne s’était pas tenue à une distancerespectueuse,auraitmouilléjusqu’auxmoelleslafouleimprudenteetcontemplative 38.

On retrouve encore cette situation, beaucoup plus largementdéveloppée,aucoursdelamatinéeGuermantes,dontlestrentepremièrespages au moins 39 reposent sur cette activité de reconnaissance etd’identification qu’impose au héros le vieillissement de toute une«société».Apremièrevuecestrentepagessontpurementdescriptives:tableaudusalonGuermantesaprèsdixansd’absence.Enfait,ils’agitbienplutôtd’unrécit:commentlehéros,passantdel’unàl’autre(oudesunsauxautres),doit faireàchaque fois l’effort—parfois infructueux—de

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reconnaîtreencepetitvieillardleducdeChâtellerault,soussabarbeM.d’Argencourt,leprinced’Agrigenteennobliparl’âge,lejeunecomtede…en vieux colonel, Bloch en père Bloch, etc., laissant voir à chaquerencontre«letravaild’espritqui(le)faisaithésiterentretroisouquatrepersonnes»,etcetautre«travaild’esprit»,plustroublantencore,quiestceluidel’identificationelle-même:«Eneffet,“reconnaître”quelqu’un,etplus encore, aprèsn’avoirpaspu le reconnaître, l’identifier, c’estpensersousuneseuledénominationdeuxchosescontradictoires,c’estadmettrequecequiétaitici,l’êtrequ’onserappellen’estplus,etquecequiyest,c’est un être qu’on ne connaissait pas ; c’est avoir à penser unmystèrepresqueaussitroublantqueceluidelamortdontilest,dureste,commela préface et l’annonciateur 40. » Substitution douloureuse, comme cellequ’ilfautopérer,devantl’églisedeBalbec,duréelàl’imaginaire:«monesprit…s’étonnaitdevoirlastatuequ’ilavaitmillefoissculptée,réduitemaintenant à sa propre apparence de pierre »… œuvre d’art« métamorphosée, ainsi que l’église elle-même, en une petite vieille depierre dont je pouvais mesurer la hauteur et compter les rides 41 ».Superposition euphorique, au contraire, celle qui donne à comparer lesouvenir de Combray au paysage de Venise, « impressions analogues…mais transposées selonunmode entièrement différent et plus riche 42 ».Juxtaposition difficile enfin, presque acrobatique, des morceaux du« paysage au lever de soleil » alternativement aperçus par les deuxcarreauxopposésduwagondechemindeferentreParisetBalbec,etquioblige le héros à « courir d’une fenêtre à l’autre pour rapprocher, pourrentoiler les fragments intermittents et opposites de (son) beau matinécarlateetversatileetenavoirunevuetotaleetuntableaucontinu 43».

On le voit, la contemplation chez Proust n’est ni une fulgurationinstantanée (comme la réminiscence) ni unmoment d’extase passive etreposante : c’est une activité intense, intellectuelle et souvent physique,dont la relation, somme toute, est un récit comme un autre. Uneconclusions’imposedonc:c’estqueladescription,chezProust,serésorbeennarration,etquelesecondtypecanoniquedemouvement—celuide

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la pause descriptive—n’y existe pas, pour cette évidente raison que ladescriptionyesttoutsaufunepausedurécit.

Ellipse.

Absence du récit sommaire, absence de la pause descriptive : il nesubsiste donc plus au tableau du récit proustien que deux desmouvements traditionnels : la scène et l’ellipse. Avant de considérer lerégime temporel et la fonctionde la scèneproustienne,disonsquelquesmotsde l’ellipse. Ilne s’agit évidemment ici quede l’ellipseproprementdite, ou ellipse temporelle, en laissant de côté ces omissions latéralesauxquellesnousavonsréservélenomdeparalipse.

Du point de vue temporel, l’analyse des ellipses se ramène à laconsidérationdutempsd’histoireélidé,etlapremièrequestionesticidesavoir si cette durée est indiquée (ellipsesdéterminées) ou non (ellipsesindéterminées).Ainsi,entrelafindeGilberteetledébutdeBalbec,seplaceune ellipse de deux ans clairement déterminée : « J’étais arrivé à unepresquecomplèteindifférenceàl’égarddeGilberte,quanddeuxansplustardjepartisavecmagrand-mèrepourBalbec 44»;enrevanche,ons’ensouvient, les deux ellipses relatives aux séjours du héros enmaison desanté sont (presque) également indéterminées (« longues années »,«beaucoupd’années»),etl’analysteenestréduitàdesinférencesparfoisdifficiles.

Dupointdevueformel,ondistinguera:a) Les ellipses explicites, comme celles que je viens de citer, qui

procèdent soit par indication (déterminée ou non) du laps de tempsqu’ellesélident,cequilesassimileàdessommairestrèsrapides,detype« quelques années passèrent » : c’est alors cette indication qui constituel’ellipseentantquesegmenttextuel,alorsnontoutàfaitégalàzéro;soitparélisionpureetsimple(degrézérodutexteelliptique)etindicationdu

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tempsécouléàlareprisedurécit:type,«deuxansplustard»,citétoutàl’heure ; cette forme est évidemment plus rigoureusement elliptique,quoique tout aussi explicite, et nonnécessairement plus brève :mais lesentiment du vide narratif, de la lacune, y estmimé par le texte d’unemanière plus analogique, plus « iconique », au sens de Peirce et deJakobson 45. L’une et l’autre de ces formes, d’ailleurs, peut ajouter àl’indicationpurementtemporelleuneinformationdecontenudiégétique,du genre : « quelques années de bonheur se passèrent », ou : « aprèsquelques années de bonheur ». Ces ellipses qualifiées sont une desressources de la narration romanesque : Stendhal en donne dans laChartreuse un exemple mémorable, et d’ailleurs ingénumentcontradictoire,après les retrouvaillesnocturnesdeFabriceetdeClélia :« Ici,nousdemandons lapermissiondepasser,sansendireunseulmot,sur un espace de trois années (…) Après ces trois années de bonheurdivin 46… » Ajoutons que la qualification négative est une qualificationcomme une autre : ainsi lorsque Fielding, qui se flatte avec quelqueexagération d’être le premier à varier le rythme du récit et à élider lestempsmortsdel’action 47,sautepar-dessusdouzeannéesdelaviedeTomJonesenarguantquecetteépoque«n’offrerienqui(lui)aitparudigned’entrer dans son histoire 48 » ; on sait combien Stendhal admirait etimitaitcettemanièredésinvolte.Lesdeuxellipsesquiencadrent,danslaRecherche,l’épisodedelaguerre,sontévidemmentdesellipsesqualifiées,puisque nous apprenons que Marcel a passé ces années en maison desanté, à se soigner sans guérir, et sans écrire. Mais presque autant,quoiquedefaçonrétrospective,cellequiouvreBalbec I,cardire« j’étaisarrivé à une presque complète indifférence à l’égard de Gilberte quanddeuxansplustard…»équivautàdire«pendantdeuxans,jemedétachaipeuàpeudeGilberte».

b) Les ellipses implicites, c’est-à-dire celles dont la présence mêmen’estpasdéclaréedansletexte,etquelelecteurpeutseulementinférerdequelque lacunechronologiqueousolutionsdecontinuiténarrative.C’estlecasdutemps indéterminéquis’écouleentre la findesJeunesFillesen

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fleurset ledébutdeGuermantes :noussavonsqueMarcelétait rentréàParis,oùilavaitretrouvéson«anciennechambre,bassedeplafond 49»;nous leretrouvonsdansunnouvelappartementdépendantde l’hôteldeGuermantes,cequisupposeaumoinsl’élisiondequelquesjours,etpeut-êtresensiblementplus.C’estlecasaussi,etdefaçonplusembarrassante,des quelques mois qui font suite à la mort de la grand-mère 50. Cetteellipseestparfaitementmuette:nousavonslaissélagrand-mèresursonlit funèbre, trèsprobablementaudébutde l’été ; lerécit reprendencestermes:«Bienquecefûtsimplementundimanched’automne…»Elleestapparemmentdéterminéegrâceàcetteindicationdedate,maisdefaçonfortimprécise,etquideviendraensuiteplutôtconfuse 51;elleestsurtoutnon qualifiée, et le restera : nous ne saurons jamais rien, mêmerétrospectivement, de ce qu’a été la vie du héros pendant ces quelquesmois.C’estpeut-êtrelàlesilenceleplusopaquedetoutelaRecherche,etcetteréticence,sil’onserappellequelamortdelagrand-mèretransposeen grande partie celle de la mère de l’auteur, n’est sans doute pasdépourvuedesignification 52.

c) Enfin, la forme la plus implicite de l’ellipse est l’ellipse purementhypothétique,impossibleàlocaliser,parfoismêmeàplacerenquelquelieuquecesoit,querévèleaprèscoupuneanalepsetellequecellesquenousavonsdéjà rencontréesauchapitreprécédent 53 : voyagesenAllemagne,danslesAlpes,enHollande,servicemilitaire:noussommesévidemmentlàauxlimitesdelacohérencedurécit,etparlàmêmeauxlimitesdelavaliditédel’analysetemporelle.Maisladésignationdeslimitesn’estpaslatâchelaplusoiseused’uneméthoded’analyse;et,pourledireenpassant,l’étuded’uneœuvrecommelaRecherchedutempsperduselonlescritèresdurécittraditionnelapeut-êtreaucontrairepourjustificationessentiellede permettre de déterminer avec précision les points sur lesquels,délibérémentounon,unetelleœuvreexcèdedetelscritères.

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Scène.

Sil’onconsidèrelefaitquelesellipses,quelsquesoientleurnombreet leur puissance d’élision, représentent une part du texte pratiquementnulle, il faut bien en venir à cette conclusion que la totalité du textenarratif proustien peut se définir comme scène, au sens temporel parlequelnousdéfinissonsiciceterme,etabstractionfaitepourl’instantducaractère itératif de certaines d’entre elles 54. C’en est donc fini del’alternance traditionnelle sommaire/scène, que nous verrons plus loinremplacéeparuneautrealternance.Maisilfautdèsmaintenantnoterunchangementdefonctionquimodifiedetoutefaçonlerôlestructuraldelascène.

Dans le récit romanesque tel qu’il fonctionnait avant la Recherche,l’opposition de mouvement entre scène détaillée et récit sommairerenvoyaitpresquetoujoursàuneoppositiondecontenuentredramatiqueetnondramatique,lestempsfortsdel’actioncoïncidantaveclesmomentsles plus intensesdu récit tandis que les temps faibles étaient résumés àgrandstraitsetcommedetrès loin,selonleprincipequenousavonsvuexposé par Fielding. Le vrai rythme du canon romanesque, encore trèsperceptible dans Bovary, est donc alternance de sommaires nondramatiquesà fonctiond’attente etde liaison, etde scènesdramatiquesdontlerôledansl’actionestdécisif 55.

Onpeutencorereconnaîtrecestatutàquelques-unesdesscènesdelaRecherche, comme le « drame du coucher », la profanation deMontjouvain, la soiréedes cattleyas, la grande colèredeCharlus contreMarcel,lamortdelagrand-mère,l’exclusiondeCharlus,etnaturellement(bien qu’il s’agisse là d’une « action » tout intérieure) la révélationfinale 56, qui toutes marquent des étapes irréversibles dansl’accomplissementd’unedestinée.Mais,detouteévidence,tellen’estpasla fonction des plus longues et des plus typiquement proustiennes, cescinqénormesscènesquioccupentàellesseulesquelquesixcentspages:lamatinéeVilleparisis,ledînerGuermantes,lasoiréechezlaprincesse,la

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soiréeàlaRaspelière,lamatinéeGuermantes 57.Commenousl’avonsdéjànoté,chacuned’ellesavaleur inaugurale:ellemarquel’entréeduhérosdansunnouveau (mi)lieu, et vautpour toute la série, qu’elle ouvre,descènes semblables qui ne seront pas rapportées : autres réceptions chezMme de Villeparisis et dans le milieu Guermantes, autres dîners chezOriane,autresréceptionschezlaprincesse,autressoiréesàlaRaspelière.Aucune de ces séances mondaines ne mérite davantage l’attention quetoutescellesanaloguesquiluifontsuiteetqu’ellereprésente,sinonparlefaitd’êtrelapremièredesasérie,etdesuscitercommetelleunecuriositéquel’habitudecommencerad’émousseraussitôtaprès 58. Ilnes’agitdoncpas ici de scènes dramatiques, mais plutôt de scènes typiques, ouexemplaires,où l’action(mêmeau sens très largequ’il fautdonnerà ceterme dans l’univers proustien) s’efface presque complètement au profitdelacaractérisationpsychologiqueetsociale 59.

Ce changement de fonction entraîne une modification très sensibledans la texture temporelle : contrairement à la tradition antérieure, quifaisait de la scène un lieu de concentration dramatique, presqueentièrement dégagé des impedimenta descriptifs ou discursifs, et plusencoredes interférences anachroniques, la scèneproustienne—commel’abienremarquéJ.P.Houston 60—jouedansleromanunrôlede«foyertemporel»oudepôlemagnétiquepourtoutessortesd’informationsetdecirconstances annexes : presque toujours gonflée, voire encombrée dedigressions de toutes sortes, rétrospections, anticipations, parenthèsesitératives et descriptives, interventions didactiques du narrateur, etc.,toutesdestinéesàregrouperensyllepseautourde laséance-prétexteunfaisceau d’événements et de considérations capables de lui donner unevaleur pleinement paradigmatique. Un décompte très approximatifportantsurlescinqgrandesscènesenquestionfaitassezbienapparaîtrele poids relatif de ces éléments extérieurs à la séance racontée, maisthématiquementessentielsàcequeProustappelaitsa«surnourriture»:danslamatinéeVilleparisis,34pagessur100;dansledînerGuermantes,63 sur 130 ; dans la soirée Guermantes, 25 sur 90 ; dans la dernière

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matinéeGuermantesenfin,dontles55premièrespagessontoccupéesparunmélangepresqueindiscernabledemonologueintérieurduhérosetdediscoursthéoriquedunarrateur,etdontleresteesttraité(commeonleverra plus loin) sur un mode essentiellement itératif, la proportion serenverseetcesont lesmomentsproprementnarratifs (àpeine50pagessur180)quisemblentémergerd’unesortedemagmadescriptivo-discursiffortéloignédescritèreshabituelsdelatemporalité«scénique»etmêmedetoute temporaliténarrative—commecesbribesmélodiquesque l’onperçoitdanslespremièresmesuresdelaValse,àtraversunbrouillardderythmeetd’harmonie.Mais ici lanébuleusen’estpasinchoative,commecelle de Ravel ou celle des premières pages de Swann, au contraire :comme si dans cette dernière scène le récit voulait, pour finir,progressivementsedissoudreetdonnerenspectaclel’imagedélibérémentconfuseetsubtilementchaotiquedesapropredisparition.

On voit donc que le récit proustien ne laisse intact aucun desmouvements narratifs traditionnels, et que l’ensemble du systèmerythmiquede la narration romanesque s’en trouve profondément altéré.Maisilnousresteàconnaîtreunedernièremodification,laplusdécisivesans doute, dont l’émergence et la généralisation vont donner à latemporalité narrative de laRecherche une cadence toute nouvelle—unrythmeproprementinouï.

Problèmes du nouveau roman, Seuil, Paris, 1967, p. 164. On sait que Ricardou opposenarrationà fictiondans le sensoù j’oppose ici récit (et parfoisnarration) àhistoire (oudiégèse):«lanarrationestlamanièredeconter,lafictioncequiestconté»(ibid.,p.11).

CetteprocédureestproposéeparG.Müller,art.cit.,1948,etR.Barthes,«Lediscoursdel’histoire»,Informationsurlessciencessociales,août1967.

C’estcequeCh.Metz(op.cit.,p.122s.)nommela«grandesyntagmatique»narrative.

Onsaitd’ailleursquelacontrainteextérieureestseuleresponsabledelacoupureactuelleentreSwannetlesJeunesFillesenfleurs.Lesrelationsentredivisionsextérieures(parties,chapitres, etc.) et articulationsnarratives internesn’ontpas suscité jusqu’àmaintenant,d’une façon générale et à ma connaissance, toute l’attention qu’elles méritent. Ces

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relationsdéterminentpourtantengrandepartielerythmed’unrécit.

On voit que les deux seules coïncidences entre articulations narratives et divisionsextérieuressontlesdeuxfinsdeséjouràBalbec(finJeunesFillesetfinSodome);onpeuty ajouter les coïncidences entre articulations et sous-divisions : fin « Combray », fin«AmourdeSwann»et fin«AutourdeMmeSwann».Tout leresteestchevauchement.Maisbienentendu,mondécoupagen’échappepasàtoutediscussion,etilneprétendpasàunevaleurautrequ’opératoire.

W.Hachez,«Lachronologieetl’âgedespersonnagesdeA.L.R.T.P.»,BulletindelasociétédesamisdeMarcelProust,6,1956 ; «Retouchesàunechronologie », ibid., 11,1961 ;«FichesbiographiquesdepersonnagesdeProust»,ibid.,15,1965.H.-R.Jauss,Zeit undErinnerunginA.L.R.T.P.,CarlWinter,Heidelberg1955.G.Daniel,TempsetMystificationdansA.L.R.T.P.,Nizet,Paris,1963.

Acettediscordancechronologiques’ajoutecellequitientàl’absencedetoutemention(etdetoutevraisemblance)delanaissancedeGilbertedansUnamourdeSwann,qu’imposepourtantlachronologiegénérale.

Onsaitquecesdeuxcontradictionstiennentàdescirconstancesextérieures:larédactionséparéed’UnamourdeSwann,intégréaprèscoupàl’ensemble,etlaprojectiontardivesurle personnage d’Albertine de faits rattachés aux relations entre Proust et AlfredAgostinelli.

P.486et608.

Laduréedupremier,entreTansonvilleetLaGuerre (III, 723),n’est paspréciséepar letexte(«leslonguesannéesquejepassaiàmesoigner,loindeParis,dansunemaisondesanté,jusqu’àcequecelle-cinepûtplustrouverdepersonnelmédical,aucommencementde1916»),maiselleestassezprécisémentdéterminéeparlecontexte,leterminusanteétant1902ou1903,etleterminusadladateexplicitede1916,levoyagededeuxmoisàParisen1914(p.737-762)n’étantqu’unentractedansceséjour.Laduréedudeuxième(entreLaGuerreetMatinéeGuermantes,III,p.854),quipeuts’ouvrirdès1916,estaussiindéterminée, mais la formule employée (« beaucoup d’années passèrent ») empêchequ’onleconsidèrecommebeaucoupplusbrefquelepremier,etobligeàplacerlesecondretour,etdonclamatinéeGuermantes(etafortiorilemomentdelanarration,quiluiestpostérieurd’aumoinstroisans)après1922,datede lamortdeProust :cequiestsansinconvénienttantquel’onneprétendpasidentifierlehérosàl’auteur.C’estévidemmentcette volonté qui obligeW.Hachez (1965, p. 290) à raccourcir à trois ans auplus, auméprisdutexte,lesecondséjour.

Cette formulation peut donner lieu à deux malentendus que je veux dissiper tout desuite:1)lefaitqu’unsegmentdediscourscorrespondeàuneduréenulledel’histoirenecaractérise pas en propre la description : il se retrouve aussi bien dans ces excursuscommentatifs au présent que l’on nomme couramment, depuis Blin et Brombert,intrusionsouinterventionsd’auteur,etquenousretrouveronsaudernierchapitre.Maislepropredecesexcursusestden’êtrepasàproprementparlernarratifs.Lesdescriptionsenrevanchesontdiégétiques,puisqueconstitutivesdel’universspatio-temporeldel’histoire,etc’estdoncbienavecelleslediscoursnarratifquiestencause.2)toutedescriptionnefait pas nécessairement pause dans le récit, nous allons le constater chez Proust lui-même:aussin’est-ilpasquestionicideladescription,maisdelapausedescriptive,quine

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seconfonddoncniavectoutepause,niavectoutedescription.

Cesigne∞>(infinimentplusgrand),ainsiquel’inverse<∞(infinimentpluspetit),nesont pas, me dit-on, mathématiquement orthodoxes. Je les maintiens cependant parcequ’ils me semblent, dans ce contexte et pour l’honnête homme, les plus transparentspossible,pourdésignerunenotionelle-mêmemathématiquementsuspecte,mais ici fortclaire.

C’estunpeulecasdeL’AgrandissementdeClaudeMauriac(1963),quiconsacrequelque200pagesàuneduréededeuxminutes.Maislàencorel’allongementdutexteneprocèdepas d’une véritable dilatation de la durée, mais d’insertions diverses (analepsesmémorielles,etc.).

Quichotte, I, chap. 34, cité inDiscussion, p. 51-52. Le rapprochement s’impose avec unsommaireplusdésinvolte(maismotivé)surunsujetanalogue,chezFielding:«Nousnefatigueronspaslelecteurdetoutledétaildecemanègeamoureux.Si,dansl’opiniond’unauteurcélèbre,ilcomposelascènelaplusamusantedelaviepourl’acteur,lerécitenestpeut-être le plus insipide et le plus ennuyeux qu’on puisse imaginer pour le lecteur.Bornons-nousdoncaupointessentiel.Lecapitaineconduisitsonattaquedanslesrègles,lacitadellesedéfenditdanslesrègles,et,toujoursdanslesrègles,ellefinitparserendreàdiscrétion»(TomJones,trad.LaBédoyère,I,p.11).

VoirPercyLubbock,TheCraftofFiction,Londres,1921.

Garnier,p.30.AlasuitedeLubbock,larelationfonctionnelleentresommaireetanalepseaétéclairementindiquéeparPhyllisBentley:«L’unedesfonctionslesplusimportantesetlesplusfréquentesdurécitsommaireestderelaterrapidementunepériodedupassé.Leromancier,aprèsnousavoirintéressésàsespersonnagesennousracontantunescène,faitsoudainmarchearrière,puisavant,pournousdonnerunbrefrésumédeleurhistoirepassée,unsommairerétrospectif(retrospect)»(«Useofsummary»,inSomeobservationsontheartofnarrative,1947,reprisdansPh.Stevick,ed.,TheTheoryof theNovel,NewYork1967).

Que le récit classique, qui ne l’ignorait nullement, intégrait au sommaire ; exemple,Birotteau,p.31-32:«Lesoir,ilpleuraitenpensantàlaTouraineoùlepaysantravailleàsonaise,oùlemaçonposesapierreendouzetemps,oùlaparesseestsagementmêléeaubonheur ;mais il s’endormait sans avoir le temps de penser à s’enfuir, car il avait descoursespourlamatinéeetobéissaitàsondevoiravecl’instinctd’unchiendegarde.»

III,p.723:«Cesidées,tendant,lesunesàdiminuer,lesautresàaccroîtremonregretdenepasavoirdedonspourlalittérature,neseprésentèrentjamaisàmapenséependantles longues années où d’ailleurs j’avais tout à fait renoncé au projet d’écrire et que jepassaiàmesoigner,loindeParis,dansunemaisondesanté,jusqu’àcequecelle-cinepûtplustrouverdepersonnelmédical,aucommencementde1916»,etp.854:«Lanouvellemaisonde santédans laquelle jeme retirainemeguérit pasplusque lapremière ; etbeaucoupd’annéespassèrentavantquejelaquittasse.»

C’est le changementde chapitre, entre «…etFrédéric,béant, reconnutSénéchal » (III,chap.5)et«Ilvoyagea…»(III,chap.6).

Commesilechangementdechapitren’étaitpas,précisément,unetransition.MaisilestprobablequeProust,quicitedemémoire,aoubliécedétail.

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Pléiade,ContreSainte-Beuve,p.595.

« Pour rendre (la fuite du Temps) sensible, les romanciers sont obligés, en accélérantfollementlesbattementsdel’aiguille,defairefranchiraulecteurdix,vingt,trenteans,endeuxminutes»(I,p.482).

LeContreSainte-Beuvecontientcettecritique,trèsallusive,delapratiquebalzaciennedusommaire:«Iladesrésumésoùilaffirmetoutcequenousdevonssavoir,sansdonnerd’air,deplace»(Pléiade,p.271).

Ceschiffrespeuventsemblervagues:c’estqu’ilseraitabsurdedechercherlaprécisionàproposd’uncorpusdont lesfrontièreselles-mêmessontfort indécises,puisquedetouteévidence la description pure (de toute narration) et la narration pure (de toutedescription)n’existentpas,etquelerecensementdes«passagesdescriptifs»nepeutquenégligerdesmilliersdephrases,membresdephrasesoumotsdescriptifsperdusdansdesscènesàdominantenarrative.Surcettequestion,voirFiguresII,p.56-61.

I,p.49-50,59-67,672-673et802-806;II,p.98-99;III,623-625.

I,p.717-719.

I,p.658-660;II,p.656-657,897.

Ed.Vaganay,I,p.40-43.

Exception faitepour le bouclierd’Achille (Iliade, XVIII), décrit, comme on sait, dans letempsdesafabricationparHéphaïstos.

Garnier,p.67.

Gautierpousseraceprocédéjusqu’àunedésinvolturequile«dénude»,commedisaientlesformalistes:«Lamarquisehabitaitunappartementséparé,oùlemarquisn’entraitpassanssefaireannoncer.Nouscommettronscetteincongruitédontlesauteursdetouslestempsnesesontpasfaitfaute,etsansriendireaupetitlaquaisquiseraitalléprévenirlacamériste,nouspénétreronsdans lachambreàcoucher, sûrsdenedérangerpersonne.L’écrivainquifaitunromanportenaturellementaudoigtl’anneaudeGygès,lequelrendinvisible » (Le Capitaine Fracasse, Garnier, p. 103). Nous retrouverons plus loin cettefigure,lamétalepse,parlaquellelenarrateurfeintd’entrer(avecousanssonlecteur)dansl’universdiégétique.

Abstraction faite de certaines intrusions descriptives du narrateur, généralement auprésent,fortbrèves,etcommeinvolontaires:voirFigures,p.223-243.

Bovary,Garnier(Gothot-Mersch),p.32-34;L’Éducation,éd.Dumesnil,II,p.154-160.

Bovary,versionPommier-Leleu,p.196-197et216;Garnier,p.268-269.Ladernièreestd’ailleursitérative.

II,p.419-422.

I,p.836-840.

I,p.51.

II,p.656.

Ils’agiticidestrentepremièrespagesdelaréceptionproprementdite(p.920-952),unefoisMarcelentrédanslesalon,aprèslaméditationdanslabibliothèque(p.866-920).

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III,p.939.

I,p.659-660.

III,p.623.

I,p.654-655.

I,p.642.

Voir R. Jakobson, « A la recherche de l’essence du langage », in Problèmes du langage(Diogène51),Paris,1965.

Garnier(Martineau),p.474.

VoirlechapitreIdeladeuxièmepartiedeTomJones,oùils’enprendauxplatshistoriensqui«neconsacrentpasmoinsdetempsaudétaildemoisetd’annéesdépourvusd’intérêtqu’autableaudesépoquesrenduesfameusespardegrandsetmémorablesévénements»,et dont il compare les livres aux « voitures publiques qui, vides ou pleines, fontconstammentlemêmetrajet».Contrecettetraditionquelquepeuimaginaire,ilsevanted’inaugurer un « système tout opposé », n’épargnant rien pour « tracer une peinturefidèle»dessituationsextraordinaires,passantaucontrairesoussilenceles«intervallesdestérilité»—commeles«judicieuxreceveurs»delaloteriedeLondres,quin’annoncentquelesnumérosgagnants(I,p.81-82).

I,p.126.

I,p.953.

EntreleschapitresIetIIdeGuermantesII,II,p.345.

« C’est d’abord un dimanche d’automne indéterminé (p. 345) et bientôt c’est la fin del’automne (p. 385). Cependant, peu après, Françoise dit : “On est déjà à la fin desectembre…” En tout cas ce n’est pas dans une atmosphère de septembre, mais denovembreoumêmededécembrequ’estplongélerestaurantoùlenarrateurdînelaveilledelapremièreinvitationchezladuchessedeGuermantes.Etenquittantlaréceptiondecelle-ci,lenarrateurdemandesessnow-boots…»(G.Daniel,TempsetMystification,p.92-93).

Rappelons queMarcel lui-même a coutume d’interpréter certaines paroles « à la façond’unsilencesubit»(III,p.88).L’herméneutiquedurécitdoitaussiprendreenchargesessilencessubits,entenantcomptedeleur«durée»,deleurintensité,etnaturellementdeleurplace.

P.92.

Surladominancedelascène,voirTadié,ProustetleRoman,p.387s.

Cette affirmation n’est évidemment pas à recevoir sans nuances : ainsi, dans lesSouffrancesde l’inventeur, lespages lesplusdramatiquessontpeut-êtrecellesoùBalzacrésumeavecunesécheressed’historienmilitairelesbataillesdeprocédurelivréesàDavidSéchard.

I,p.21-48,159-165,226-233;II,p.552-565,335-345;III,p.226-324,865-869.

II,p.183-284,416-547,633-722,866-979;III,p.866-1048.

Lestatutdeladernièrescène(matinéeGuermantes)estpluscomplexe,parcequ’ils’agitautant(etmêmedavantage)d’unadieuaumondequed’uneinitiation.Maislethèmede

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ladécouverte y est cependant présent, sous la forme, que l’on sait, d’une redécouverte,reconnaissancedifficilesouslemasqueduvieillissementetdelamétamorphose:motifàcuriosité,aussipuissant,sinonplus,queceluiquianimaitlesprécédentesscènesd’entréedanslemonde.

B.G.Rogers(Proust’snarrativeTechniques,Droz,Genève,1965,p. 143 s.) voit dans ledéroulementdelaRechercheunedisparitionprogressivedesscènesdramatiques,selonluiplus nombreuses dans les premières parties. Son argument essentiel est que la mortd’Albertine ne donne pas lieu à une scène. Démonstration peu convaincante : laproportion ne varie guère au cours de l’œuvre, et le trait pertinent est bien plutôt laprédominanceconstantedesscènesnondramatiques.

«TemporalPatterns»,p.33-34.

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Fréquence

Singulatif/itératif.

Ce que j’appelle la fréquence narrative, c’est-à-dire les relations defréquence(ouplussimplementderépétition)entrerécitetdiégèse,aétéjusqu’icifortpeuétudiéparlescritiquesetlesthéoriciensduroman.C’estpourtantlàundesaspectsessentielsdelatemporaliténarrative,etquiestd’ailleurs,auniveaudelalanguecommune,bienconnudesgrammairienssouslacatégorie,précisément,del’aspect.

Un événement n’est pas seulement capable de se produire : il peutaussi se reproduire, ou se répéter : le soleil se lève tous les jours. Bienentendu, l’identité de ces multiples occurrences est en toute rigueurcontestable:«lesoleil»qui«selève»chaquematinn’estpasexactementlemêmed’unjouràl’autre—pasplusquele«Genève-Parisde8h45»,cher à Ferdinand de Saussure, ne se compose chaque soir des mêmeswagonsaccrochésàlamêmelocomotive 1.La«répétition»estenfaituneconstructiondel’esprit,quiéliminedechaqueoccurrencetoutcequi luiappartient en propre pour n’en conserver que ce qu’elle partage avectoutes les autres de la même classe, et qui est une abstraction : « lesoleil»,«lematin»,«selever».Celaestbienconnu,etjenelerappelle

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quepourpréciserunefoispourtoutesquel’onnommeraici«événementsidentiques»,ou«récurrencedumêmeévénement»unesériedeplusieursévénementssemblablesetconsidérésdansleurseuleressemblance.

Symétriquement, un énoncé narratif n’est pas seulement produit, ilpeutêtrereproduit,répétéuneouplusieursfoisdanslemêmetexte:riennem’empêchededireoud’écrire:«Pierreestvenuhiersoir,Pierreestvenuhiersoir,Pierreestvenuhiersoir.»Iciencore,l’identitéetdonclarépétition sont des faits d’abstraction, aucune des occurrences n’estmatériellement (phoniquement ou graphiquement) tout à fait identiqueauxautres,nimême idéalement (linguistiquement),du seul faitde leurco-présence et de leur succession qui diversifie ces trois énoncés en unpremier,unsuivantetundernier.IciencoreonpeutsereporterauxpagescélèbresduCoursdelinguistiquegénéralesurle«problèmedesidentités».Ilyalàunenouvelleabstractionàassumer,etquenousassumerons.

Entre ces capacités de « répétition » des événements narrés (del’histoire) et des énoncés narratifs (du récit) s’établit un système derelationsquel’onpeutapriorirameneràquatretypesvirtuels,parsimpleproduitdesdeuxpossibilitésoffertesdepartetd’autre:événementrépétéounon,énoncérépétéounon.Trèsschématiquement,onpeutdirequ’unrécit,quelqu’il soit,peut raconterune foiscequi s’estpasséune fois,nfoiscequis’estpassénfois,nfoiscequis’estpasséunefois,unefoiscequi s’est passén fois. Revenons un peu plus longuement sur ces quatretypesderelationsdefréquence.

Raconterunefoiscequis’estpasséunefois(soit,sil’onveutabrégerenune formule pseudo-mathématique : 1R/1H). Soit un énoncé tel que :«Hier, jeme suis couchédebonneheure ».Cette formede récit, où lasingularité de l’énoncé narratif répond à la singularité de l’événementnarré, est évidemment de loin la plus courante. Si courante, etapparemment considérée commesi «normale », qu’elleneportepasdenom,aumoinsdansnotrelangue.Pourbienmanifestertoutefoisqu’ilnes’agit que d’une possibilité parmi d’autres, je propose de lui en donnerun : je l’appellerai désormais récit singulatif— néologisme transparent

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j’espère, que l’on allégera parfois en employant dans le même senstechniquel’adjectif«singulier»:scènesingulativeousingulière.

Raconternfoiscequis’estpassénfois(nR/1H).Soitl’énoncé:«Lundi,je me suis couché de bonne heure, mardi je me suis couché de bonneheure,mercredijemesuiscouchédebonneheure,etc.»Dupointdevuequinousintéresseici,c’est-à-diredesrelationsdefréquenceentrerécitethistoire,cetypeanaphoriqueresteenfaitsingulatifetseramènedoncauprécédent, puisque les répétitions du récit ne font qu’y répondre, selonunecorrespondancequeJakobsonqualifieraitd’iconique,auxrépétitionsde l’histoire. Le singulatif se définit donc, non par le nombre desoccurrencesdepartetd’autre,maisparl’égalitédecenombre 2.

Raconter n fois ce qui s’est passé une fois (nR/1H). Soit un énoncécommecelui-ci:«Hierjemesuiscouchédebonneheure,hierjemesuiscouchédebonneheure, hier jeme suis couchédebonneheure, etc. 3 »Cette formepeut semblerpurementhypothétique, rejetonmal formédel’esprit combinatoire, sans aucune pertinence littéraire. Rappelonscependant que certains textes modernes reposent sur cette capacité derépétition du récit : que l’on songe par exemple à un épisode récurrentcomme lamort dumille-pattes dans la Jalousie. D’autre part, le mêmeévénement peut être raconté plusieurs fois non seulement avec desvariantesstylistiques,commec’estgénéralementlecaschezRobbe-Grillet,mais encore avec des variations de « point de vue », comme dansRashômon ou le Bruit et la Fureur 4. Le roman épistolaire du XVIIIe siècleconnaissait déjà ce genre de confrontations, et bien entendu lesanachronies « répétitives » que nous avons rencontrées au chapitre I(annonces et rappels) relèvent de ce type narratif, qu’elles réalisent demanière plus ou moins fugitive. Songeons aussi (ce qui n’est pas aussiétranger qu’on peut le croire à la fonction littéraire) que les enfantsaimentqu’onleurraconteplusieursfois—voireplusieursfoisdesuite—lamêmehistoire,ourelirelemêmelivre,etquecegoûtn’estpastoutàfait leprivilègede l’enfance :nousconsidéreronsplus loinavecquelquedétaillascènedu«déjeunerdusamediàCombray»,quis’achèvesurun

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exempletypiquederécitrituel.J’appelleévidemmentcetypederécit,oùles récurrences de l’énoncé ne répondent à aucune récurrenced’événements,récitrépétitif.

Enfin,raconteruneseulefois(ouplutôt:enuneseulefois)cequis’estpassé n fois (1R/nH). Revenons à notre deuxième type, ou singulatifanaphorique:«Lundijemesuiscouchédebonneheure,mardi,etc.»Detouteévidence,lorsqu’ilseproduitdansl’histoiredetelsphénomènesderépétition, le récit n’est nullement condamné à les reproduire dans sondiscourscommes’ilétait incapabledumoindreeffortd’abstractionetdesynthèse:enfait,etsaufeffetstylistiquedélibéré,lerécitdanscecas,etmême le plus fruste, trouvera une formulation sylleptique 5 telle que :«touslesjours»,ou«toutelasemaine»,ou«touslesjoursdelasemainejemesuiscouchédebonneheure».Chacunsaitaumoinsquellevariantede ce tour ouvre laRecherche du temps perdu. Ce type de récit, où uneseule émission narrative assume ensemble 6 plusieurs occurrences dumême événement (c’est-à-dire, encore une fois, plusieurs événementsconsidérésdans leurseuleanalogie),nous lenommeronsrécit itératif. Ils’agit là d’un procédé linguistique tout à fait courant, et probablementuniverselouquasiuniversel,danslavariétédesestours 7,bienconnudesgrammairiens,quiluiontdonnésonnom 8.Soninvestissementlittéraire,enrevanche,nesemblepasavoirsuscitéjusqu’iciunetrèsviveattention 9.C’estpourtantlàuneformetoutàfaittraditionnelle,dontonpeuttrouverdes exemples dès l’épopée homérique, et tout au long de l’histoire duromanclassiqueetmoderne.

MaisdanslerécitclassiqueetencorejusquechezBalzac,lessegmentsitératifssontpresquetoujoursenétatdesubordinationfonctionnelleparrapportauxscènessingulatives,auxquellesilsdonnentunesortedecadreou d’arrière-plan informatif, sur un mode qu’illustre assez bien, parexemple, dans Eugénie Grandet, le tableau préliminaire de la viequotidiennedanslafamilleGrandet,quinefaitquepréparerl’ouverturedurécitproprementdit:«En1819,verslecommencementdelasoirée,aumilieudumoisdenovembre,laGrandeNanonallumadufeupourla

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premièrefois 10…» La fonction classique du récit itératif est donc assezprochedecelledeladescription,aveclaquelleilentretientd’ailleursdesrapportstrèsétroits:le«portraitmoral»,parexemple,quiestl’unedesvariétésdugenredescriptif,procède leplus souvent (voyezLaBruyère)paraccumulationdetraitsitératifs.Commeladescription,lerécititératifest,dansleromantraditionnel,auservicedurécit«proprementdit»,quiest le récit singulatif. Le premier romancier qui ait entrepris del’émanciper de cette dépendance fonctionnelle est évidemment FlaubertdansMadame Bovary, où des pages comme celles qui racontent la vied’Emmaaucouvent,àTostesavantetaprès lebalà laVaubyessard,ousesjeudisàRouenavecLéon 11,prennentuneamplitudeetuneautonomietoutà fait inusitées.Maisaucuneœuvreromanesque,apparemment,n’ajamaisfaitde l’itératifunusagecomparable—par l’extension textuelle,par l’importance thématique, par le degré d’élaboration technique— àceluiqu’enfaitProustdanslaRecherchedutempsperdu.

Les trois premières grandes sections de la Recherche, c’est-à-direCombray,UnamourdeSwann et «Gilberte » (NomsdePays : leNom etAutour de Madame Swann) peuvent être considérées sans exagérationcomme essentiellement itératives. A part quelques scènes singulatives,d’ailleursdramatiquementtrèsimportantes,commelavisitedeSwann,larencontreaveclaDameenRose,lesépisodesLegrandin,laprofanationdeMontjouvain, l’apparition de la duchesse à l’église et la promenade auxclochers de Martinville, le texte de Combray raconte, à l’imparfait derépétition, non ce qui s’est passé, mais ce qui se passait à Combray,régulièrement,rituellement,touslesjours,outouslesdimanches,outousles samedis, etc. Le récit des amours de Swann et d’Odette sera encoreconduit, pour l’essentiel, sur ce mode de l’habitude et de la répétition(exceptionsmajeures:lesdeuxsoiréesVerdurin,lascènedescattleyas,leconcert Sainte-Euverte), de même que celui des amours de Marcel etGilberte(scènessingulativesnotables:laBerma,ledîneravecBergotte).Un relevé approximatif (la précision n’aurait ici aucune pertinence) fait

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apparaître quelque chose comme 115 pages itératives contre 70singulativesdansCombray,91contre103dansUnamourdeSwann,145contre113dansGilberte,soitàpeuprès350contre285pourl’ensembledecestroissections.Cen’estqu’àpartirdupremierséjouràBalbecques’établit (ou se rétablit, si l’on songe à ce qu’était la proportion dans lerécit traditionnel 12) la prédominance du singulatif. Encore relève-t-onjusqu’à la fin denombreux segments itératifs, comme les promenades àBalbecavecMmedeVilleparisisdanslesJeunesFillesenfleurs,lesmanègesdu héros, au début de Guermantes, pour rencontrer tous les matins laduchesse,lestableauxdeDoncières, lesvoyagesdanslepetittraindelaRaspelière,lavieavecAlbertineàParis,lespromenadesdansVenise 13.

Il faut encore noter la présence de passages itératifs à l’intérieur descènessingulières :ainsi,audébutdudînerchez laduchesse, la longueparenthèseconsacréeà l’espritdesGuermantes 14.Danscecas, lechamptemporel couvert par le segment itératif déborde évidemment debeaucoupceluidelascèneoùils’insère:l’itératifouvreenquelquesorteune fenêtre sur la durée extérieure. Aussi qualifierons-nous ce type deparenthèsed’itérationsgénéralisantes,ouitérationsexternes.Unautretype,beaucoup moins classique, de passage à l’itératif au cours d’une scènesingulière, consiste à traiterpartiellementde façon itérative laduréedecette scène elle-même, dès lors synthétisée par une sorte de classementparadigmatiquedesévénementsquilacomposent.Exempletrèsnetd’untel traitement, encore qu’il s’exerce sur une durée nécessairement trèsbrève,cepassagede larencontreentreCharlusetJupienoù l’onvoit lebaronrelever«parmoments» lesyeuxet jetersur legiletierunregardattentif:«ChaquefoisqueM.deCharlusregardaitJupien,ils’arrangeaitpourquesonregardfûtaccompagnéd’uneparole…Telle,touteslesdeuxminutes, lamême question semblait intensément posée à Jupien… » Lecaractèreitératifdel’actionestconfirméiciparl’indicationdefréquence,d’une précision tout hyperbolique 15. On retrouve le même effet, à uneéchellebeaucoupplusvaste,dansladernièrescèneduTempsretrouvé,quiest presque constamment traitée sur le mode itératif : ce n’est pas le

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déroulement diachronique de la réception chez la princesse, dans lasuccession des événements qui la remplissent, qui commande lacompositiondu texte,maisplutôt l’énumérationd’uncertainnombredeclasses d’occurrences, dont chacune synthétise plusieurs événementsdispersés en fait tout au long de la « matinée » : « En plusieurs (desinvités), je finissais par reconnaître…En contraste avec ceux-ci, j’eus lasurprisedecauseravecdeshommesetdesfemmesquiavaient…Certainshommesboitaient…Certaines figures…semblaientmarmonner laprièredes agonisants… Cette blancheur des cheveux impressionnait chez lesfemmes… Pour les vieillards… Il y avait des hommes que je savaisparents… Les femmes trop belles… Les trop laides…Certains hommes,certainesfemmes…Mêmechezleshommes…Plusd’unedespersonnes…Parfois… Mais pour d’autres êtres, etc. 16 » J’appellerai ce second typeitérationinterne ou synthétisante, en ce sens que la syllepse itérative s’yexercenon suruneduréeextérieureplus vaste,mais sur laduréede lascèneelle-même.

Lamêmescènepeutd’ailleurscontenirlesdeuxtypesdesyllepse:aucours de cette même matinée Guermantes, Marcel évoque en itérationexterne les relations amoureusesduduc etd’Odette : « Il était toujourschez elle… Il passait ses journées et ses soirées avec elle… Il la laissaitrecevoirdesamis…Parmoments…laDameenRosel’interrompaitd’unejacasserie… D’ailleurs Odette trompait M. de Guermantes 17… » : il estévidentqu’icil’itératifsynthétiseplusieursmoisoumêmeplusieursannéesderelationsentreOdetteetBasin,etdoncuneduréebeaucoupplusvasteque celle de la matinée Guermantes. Mais il arrive que les deux typesd’itération se confondent au point que le lecteur ne puisse plus lesdistinguer, ou les démêler. Ainsi, dans la scène du dîner chez lesGuermantes, nous rencontrons au début de la page 534 une itérationinterne sansambiguïté : « Jenepeuxpasdire combiende foispendantcette soirée j’entendis les mots de cousin et cousine. » Mais la phrasesuivante, toujours itérative, peut déjà porter sur une durée plus vaste :«D’unepart,M.deGuermantes,presqueàchaquenomqu’onprononçait

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[au cours de ce dîner, bien sûr, mais peut-être aussi de façon plushabituelle], s’écriait : Mais c’est un cousin d’Oriane ! » Une troisièmephrase nous ramène peut-être à la durée scénique : « D’autre part, cesmotscousinetcousineétaientemployésdansuneintentiontoutautre…parl’ambassadricedeTurquie,laquelleétaitvenueaprèsledîner.»Maisla suite est d’un itératif manifestement extérieur à la scène, puisqu’elleenchaînesurunesortedeportraitgénéraldel’ambassadrice:«Dévoréed’ambitionmondaineetdouéed’uneréelleintelligenceassimilatrice,elleapprenaitaveclamêmefacilitél’histoiredelaretraitedesDixmilleoulaperversion sexuelle chez les oiseaux… C’était du reste une femmedangereuseàécouter…Elleétait,àcetteépoque,peureçue…»,sibienque lorsque le récit revient à la conversation entre le duc etl’ambassadrice,nousnepouvonssavoirs’ils’agitdecetteconversation(aucoursdecedîner)oudetouteautre:«Elleespéraitavoirl’airtoutàfaitdumondeencitantlesplusgrandsnomsdegenspeureçusquiétaientsesamis. Aussitôt M. de Guermantes, croyant qu’il s’agissait de gens quidînaientsouventchezlui,frémissaitjoyeusementdeseretrouverenpaysde connaissance et poussait un cri de ralliement :Mais c’est un cousind’Oriane!»Demême,unepageplusloin,letraitementitératifqueProustimpose aux conversations généalogiques entre le duc et M. deBeauserfeuil efface toute démarcation entre ce premier dîner chez lesGuermantes, objet de la scène présente, et l’ensemble de la série qu’ilinaugure.

La scène singulative elle-même n’est donc pas chez Proust à l’abrid’une sorte de contamination de l’itératif. L’importance de cemode, ouplutôt de cet aspect narratif est encore accentuée par la présence, trèscaractéristique, de ce que je nommerai le pseudo-itératif, c’est-à-dire descènesprésentées,enparticulierpar leur rédactionà l’imparfait, commeitératives, alors que la richesse et la précision des détails font qu’aucunlecteur ne peut croire sérieusement qu’elles se sont produites etreproduites ainsi, plusieurs fois, sans aucune variation 18 : ainsi decertaines longues conversations entre Léonie et Françoise (tous les

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dimanches àCombray !), entre Swann etOdette, àBalbec avecMme deVilleparisis,àParischezMmeSwann,à l’officeentreFrançoiseet«son»valet de chambre, ou de la scène du calembour d’Oriane, « Taquin leSuperbe 19 ». Dans tous ces cas et quelques autres encore, une scènesingulièreaétécommearbitrairement,etsansaucunemodificationsicen’est dans l’emploi des temps, convertie en scène itérative. Il y a làévidemment une convention littéraire, je dirais volontiers une licencenarrative,commeonditlicencepoétique,quisupposechezlelecteurunegrandecomplaisance,oupourparlercommeColeridgeune«suspensionvolontairedel’incrédulité».Cetteconventionestd’ailleursfortancienne:j’en relève au hasard un exemple dansEugénieGrandet (dialogue entreMme Grandet et sonmari, Garnier p. 205-206) et un autre dans LucienLeuwen (conversation entre Leuwen et Gauthier au chapitre VII de lapremièrepartie),maisaussibiendans leQuichotte :ainsi lemonologueduvieuxCarrizalesdans le«Jalouxd’Estramadoure» 20,dontCervantesnousditqu’ilaététenu«nonpasune,maisbiencentfois»,cequetoutlecteur interprète naturellement comme une hyperbole, non seulementpour l’indicationdenombre,maisaussipour l’assertiond’identité stricteentreplusieurssoliloquesàpeuprèssemblablesdontcelui-ciprésenteunesorted’échantillon;bref,lepseudo-itératifconstituetypiquementdanslerécit classique une figure de rhétorique narrative, qui n’exige pas d’êtrepriseàlalettre,bienaucontraire:lerécitaffirmantlittéralement«cecisepassaittouslesjours»pourfaireentendrefigurément:«touslesjoursilsepassaitquelquechosedecegenre,dontceciestuneréalisationparmid’autres».

Il est évidemment possible de traiter ainsi les quelques exemples depseudo-itération relevés chez Proust 21. Il me semble pourtant que leurampleur,surtoutquandonlaréfèreàl’importance,déjànotée,del’itératifengénéral, interditunetelleréduction.Laconventiondupseudo-itératifnefonctionnepaschezProustsurlemodedélibéréetpurementfiguratifqui est le sien dans le récit classique : il y a vraiment dans le récit

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proustienunetendancepropre,ettrèsmarquée,àl’inflationdel’itératif,quiestàprendreicidanssonimpossiblelittéralité.

Lameilleurepreuve(quoiqueparadoxale)enestpeut-êtredonnéeparlestroisouquatremomentsd’inadvertanceoùProust laisseéchapperaumilieu d’une scène donnée comme itérative un passé simplenécessairement singulatif : « Et encore cela tombera pendant mondéjeuner ! ajouta-t-elle à mi-voix pour elle-même… Au nom de Vigny,(MmedeVilleparisis) semità rire…Laduchessedoitêtrealliancéeavectout ça, dit Françoise 22… » — ou enchaîne à une scène itérative uneconséquence par définition singulière, comme en cette page des JeunesFillesenfleursoù l’onapprendde labouchedeMmeCottardqu’àchacundes«mercredis»d’Odette,lehérosafait«d’emblée,deprimeabord,laconquêtedeMmeVerdurin»,cequisupposeàcetteactionunecapacitéderépétition et de renouvellement tout à fait contraire à sa nature 23. Onpeut sans doute voir dans ces étourderies apparentes les traces d’unepremière rédaction singulative dont Proust aurait oublié ou négligé deconvertir certainsverbes,mais ilmesembleplus justede lireces lapsuscomme autant de signes que l’écrivain en vient parfois lui-même à« vivre » de telles scènes avec une intensité qui lui fait oublier ladistinctiondesaspects—etquiexclutdesapart l’attitudedélibéréeduromancier classique utilisant en toute conscience une figure de pureconvention. Ces confusions,me semble-t-il, dénotent plutôt chez Proustunesorted’ivressedel’itération.

Ilesttentantderapportercettecaractéristiqueàcequiseraitl’undestraitsdominantsdelapsychologieproustienne,àsavoirunsenstrèsvifdel’habitude et de la répétition, le sentiment de l’analogie entre lesmoments.Lecaractèreitératifdurécitn’estpastoujours,commec’est lecas pourCombray, fondé sur l’aspect effectivement répétitif et routinierd’unevieprovincialeetpetite-bourgeoisecommecelledelatanteLéonie:

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cettemotivationnevautpaspourlemilieuparisien,nipourlesséjoursàBalbec et à Venise. En fait, et contrairement à ce que l’on est souventportéàcroire, l’êtreproustienestaussipeusensibleà l’individualitédesmoments qu’il l’est au contraire, spontanément, à celle des lieux. Lesinstantsontchezluiunefortetendanceàseressembleretàseconfondre,etcettecapacitéestévidemmentlaconditionmêmedel’expériencedela«mémoireinvolontaire».Cetteoppositionentrele«singularisme»desasensibilité spatiale et l’itératisme de sa sensibilité temporelle se marquebien,parexemple,dansunephrasedeSwannoùilparledupaysagedeGuermantes,paysage«dontparfois,lanuitdansmesrêves,l’individualitém’étreint avec une puissance presque fantastique 24 » : individualité dulieu, récursivité indéterminée, quasi erratique (« parfois »), dumoment.Ainsiencorecettepagede laPrisonnièreoù la singularitéd’unematinéeréelle s’efface au profit de la « matinée idéale » qu’elle suscite etreprésente:«…pouravoirrefusédegoûteravecmessenscettematinée-là,jejouissaisenimaginationdetouteslesmatinéespareilles,passéesoupossibles, plus exactement d’un certain type de matinées dont toutescelles du même genre n’étaient que l’intermittente apparition et quej’avais vite reconnu ; car l’air vif tournait de lui-même les pages qu’ilfallait,etjetrouvaistoutindiquédevantmoi,pourquejepusselesuivredemonlit,l’évangiledujour.Cettematinéeidéalecomblaitmonespritderéalité permanente, identique à toutes les matinées semblables, et mecommuniquaituneallégresse 25…»

Mais le seul fait de la récurrence ne définit pas l’itération sous saforme la plus rigoureuse, et, apparemment, la plus satisfaisante pourl’esprit — ou la plus apaisante pour la sensibilité proustienne : il fautencore que la répétition soit régulière, qu’elle obéisse à une loi defréquence,etquecetteloisoitdécelableetformulable,etdoncprévisibleenseseffets.LorsdupremierséjouràBalbec,àunmomentoùiln’estpasencoredevenu l’intimede la «petitebande»,Marcelopposeces jeunesfilles,dontleshabitudesluisontinconnues,auxpetitesmarchandesdelaplage,qu’ilconnaîtdéjàassezpoursavoir«où,àquellesheuresonpeut

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les retrouver ». Les jeunes filles, au contraire, sont absentes « certainsjours»apparemmentindéterminés:

Ignorant la cause de leur absence, je cherchais si celle-ci étaitquelquechosedefixe,sionnelesvoyaitquetouslesdeuxjours,ouquandilfaisaitteltemps,ous’ilyavaitdesjoursoùonnelesvoyaitjamais. Je me figurais d’avance ami avec elles et leur disant :«Mais vousn’étiez pas là tel jour ?—Ah ! oui, c’est parce quec’étaitunsamedi, lesamedinousnevenons jamaisparceque…»Encoresic’étaitaussisimplequedesavoirque,letristesamedi,ilestinutiledes’acharner,qu’onpourraitparcourirlaplageentoussens, s’asseoir à la devanture du pâtissier, faire semblant demangerunéclair,entrerchezlemarchanddecuriosités,attendrel’heure du bain, le concert, l’arrivée de lamarée, le coucher dusoleil,lanuit,sansvoirlapetitebandedésirée!Maislejour fatalnerevenaitpeut-êtrepasunefoisparsemaine.Ilnetombaitpeut-être pas forcément un samedi. Peut-être certaines conditionsatmosphériques influaient-elles sur lui ou lui étaient-ellesentièrement étrangères. Combien d’observations patientes, maisnon point sereines, il faut recueillir sur les mouvements enapparence irréguliers de ces mondes inconnus avant de pouvoirêtresûrqu’onnes’estpaslaisséabuserpardescoïncidences,quenos prévisions ne seront pas trompées, avant de dégager les loiscertaines, acquises au prix d’expériences cruelles, de cetteastronomiepassionnée 26!

J’ai souligné ici les marques les plus évidentes de cette rechercheangoissée d’une loi de récurrence. Certaines d’entre elles, une fois parsemaine,touslesdeuxjours,quandilfaisaitteltemps,nousreviendrontenmémoire un peu plus loin. Notons pour l’instant la plus forte, enapparencepeut-être laplusarbitraire : lesamedi.Ellenousrenvoiesans

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hésitationpossibleàunepagedeSwann 27oùs’exprimedéjàlecaractèrespécifiquedusamedi.ACombray,c’estlejouroù,pourlaisseràFrançoisele tempsd’aller l’après-midi aumarchédeRoussainville, ledéjeuner estavancéd’uneheure:«dérogationhebdomadaire»auxhabitudes,quiestévidemment elle-même une habitude au second degré, une de cesvariationsqui,«serépétanttoujoursidentiquesàdesintervallesréguliers,n’introduisaient au sein de l’uniformité qu’une sorte d’uniformitésecondaire»,àquoiLéonie,etavecelletoutesamaisonnée,tient«autantqu’auxautres »—et celad’autantplus que l’« asymétrie » régulièredusamedi, contrairement à celle du dimanche, est spécifique et originale,propreàlafamilleduhérosetpresqueincompréhensibleauxautres.D’oùle caractère « civique », « national », « patriotique », « chauvin » del’événement, et le climat de rituel dont il s’entoure. Mais le pluscaractéristique peut-être dans ce texte est l’idée (exprimée par lenarrateur) que cette habitude, devenant « le thème favori desconversations,desplaisanteries,desrécitsexagérésàplaisir…eûtété lenoyautoutprêtpouruncyclelégendaire,sil’undenousavaiteulatêteépique» :passageclassiquedu riteaumytheexplicatifou illustratif.LelecteurdelaRecherchesaitbienqui,danscettefamille,ala«têteépique»etenécriraunjourle«cyclelégendaire»,maisl’essentielesticilaliaisonspontanémentétablieentrel’inspirationnarrativeetl’événementrépétitif,c’est-à-direenunsens l’absenced’événement.Nousassistonsenquelquesorte à la naissance d’une vocation, qui est proprement celle du récititératif.Maiscen’estpastout:lerituels’esttrouvéunefois(oupeut-êtreplusieurs, mais à coup sûr un petit nombre, et non tous les samedis)légèrement transgressé (etdonc confirmé)par la visited’un «barbare »qui,interloquédetrouversitôtlafamilleàtable,s’entenditrépondreparlepaterfamilias,gardiende la tradition:«Maisvoyons,c’estsamedi !»Cet événement irrégulier, peut-être singulier, se trouve immédiatementintégré à l’habitude sous la forme d’un récit de Françoise qui serapieusementrépétédèslors,sansdoutetouslessamedis,àlasatisfactiongénérale : « … et pour accroître le plaisir qu’elle éprouvait, elle

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prolongeaitledialogue,inventaitcequ’avaitrépondulevisiteuràquice“samedi”n’expliquaitrien.Etbienloindenousplaindredesesadditions,ellesnenoussuffisaientpasencoreetnousdisions:“Maisilmesemblaitqu’ilavaitditaussiautrechose.C’étaitplus long lapremière foisquandvous l’avez raconté.” Ma grand-tante elle-même laissait son ouvrage,levait la tête et regardait par-dessus son lorgnon. » Telle est en fait lapremièremanifestationdugénie«épique».Ilneresteplusaunarrateurqu’àtraitercetélémentdurituelsabbatiquecommelesautres,c’est-à-diresurlemodeitératif,pouritérativiser(sij’osedire)àsontourl’événementdéviant,selonceprocessusirrésistible:événementsingulier—narrationrépétitive— récit itératif (de cette narration).Marcel raconte (en) unefois comment Françoise racontait souvent ce qui ne s’était sans doutepasséqu’unefois:oucommentfaired’unévénementuniquel’objetd’unrécititératif 28.

Détermination,spécification,extension.

Toutrécititératifestnarrationsynthétiquedesévénementsproduitsetreproduits au cours d’une série itérative composée d’un certain nombred’unités singulières. Soit la série : les dimanches de l’été 1890. Elle secomposed’unedouzained’unitésréelles.Lasérieestdéfinie,d’abord,parseslimitesdiachroniques(entrefinjuinetfinseptembredel’année1890),etensuiteparlerythmederécurrencedesesunitésconstitutives:unjoursur sept. Nous appellerons détermination le premier trait distinctif, etspécification le second. Enfin, nous appellerons extension l’amplitudediachronique de chacune des unités constitutives, et par conséquent del’unitésynthétiqueconstituée:ainsi,lerécitd’undimanched’étéportesuruneduréesynthétiquequipourraitêtredevingt-quatreheures,maisquipeuttoutaussibien(c’estlecasdansCombray)seréduireàunedizained’heures:duleveraucoucher.

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Détermination.L’indicationdeslimitesdiachroniquesd’unesériepeut

resterimplicite,surtoutquandils’agitd’unerécurrencequel’onpeuttenirenpratiquepourillimitée:sijedis«lesoleilselèvetouslesmatins»,iln’yauraqueridiculeàvouloirpréciserdepuisquandetjusqu’àquand.Lesévénements dont s’occupe la narration de type romanesque sontévidemment d’une moins grande stabilité, aussi les séries y sont-ellesgénéralement déterminées par l’indication de leur début et de leur fin.Mais cette détermination peut fort bien rester indéfinie, comme lorsqueProustécrit : «Apartird’une certaineannée,onne rencontraplus seule(Mlle Vinteuil) 29 ». Elle est parfois définie, soit par une date absolue :« Quand le printemps approcha… il m’arrivait souvent de voir(MmeSwann)recevantdansdesfourrures,etc. 30»,soit(plussouvent)parréférenceàunévénementsingulier.Ainsi, laruptureentreSwannet lesVerdurinmetfinàunesérie(rencontresentreSwannetOdettechezlesVerdurin)etdumêmecoupeninaugureuneautre(obstaclesmisparlesVerdurin aux amours de Swann et Odette) : « Alors ce salon qui avaitréuniSwannetOdettedevintunobstacleàleursrendez-vous.Elleneluidisaitpluscommeaupremiertempsdeleuramour,etc. 31.»

Spécification.Elleaussipeutêtreindéfinie,c’est-à-diremarquéeparunadverbe du type : parfois, certains jours, souvent, etc. Elle peut être aucontraire définie, soit d’une manière absolue (c’est la fréquenceproprement dite) : tous les jours, tous les dimanches, etc., soit d’unemanière plus relative et plus irrégulière, quoique exprimant une loi deconcomitance fort stricte, comme celle qui préside au choix despromenadesàCombray,ducôtédeMéségliselesjoursdetempsincertain,ducôtédeGuermantes les joursdebeau temps 32.Cesont là,définiesounon,desspécificationssimples,ouplutôtquej’aiprésentéescommetelles.Ilexisteaussidesspécificationscomplexes,oùdeux(ouplusieurs)loisderécurrence se superposent, ce qui est toujours possible dès lors que desunités itératives peuvent s’emboîter les unes dans les autres : soit laspécificationsimpletouslesmoisdemaietlaspécificationsimpletous les

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samedis, qui se conjuguent dans la spécification complexe : tous lessamedis du mois de mai 33. Et l’on sait que toutes les spécificationsitératives de Combray (tous les jours, tous les samedis, tous lesdimanches,touslesjoursdebeauoudemauvaistemps)sontelles-mêmescommandéesparlasur-spécification:touslesansentrePâquesetoctobre—etaussiparladétermination:pendantmesannéesd’enfance.Onpeutévidemmentproduiredesdéfinitionsbeaucouppluscomplexes,tellesqueparexemple:«touteslesheuresdesaprès-mididedimanchesd’étéoùilnepleuvaitpas,entremacinquièmeetmaquinzièmeannée»:c’estàpeuprès la loide récurrencequi régit lemorceau sur lepassagedesheurespendantleslecturesaujardin 34.

Extension.Uneunitéitérativepeutêtred’uneduréesifaiblequ’ellenedonnepriseàaucuneexpansionnarrative:soitunénoncételque«touslessoirsjemecouchedebonneheure»,ou«touslesmatinsmonréveilsonneàseptheures».Ils’agitlàd’itérationsenquelquesorteponctuelles.Par contre, une unité itérative telle que nuit d’insomnie ou dimanche àCombraypossèdeassezd’amplitudepourfairel’objetd’unrécitdéveloppé(respectivementsixetsoixantepagesdansletextedelaRecherche).C’estdonc ici qu’apparaissent les problèmes spécifiques du récit itératif. Eneffet, si l’onne voulait retenir dans un tel récit que les traits invariantscommuns à toutes les unités de la série, on se condamnerait à lasécheresse schématique d’un emploi du temps stéréotypé, du genre«coucherà9heures,uneheuredelecture,plusieursheuresd’insomnie,sommeilaupetitjour»,ou«leverà9heures,petitdéjeunerà9heuresetdemie,messeà11heures,déjeunerà1heure, lecturede2à5,etc.» :abstraction qui tient évidemment au caractère synthétique de l’itératif,mais qui ne peut satisfaire ni le narrateur ni le lecteur. C’est alorsqu’interviennent, pour « concrétiser » le récit, les moyens dediversification(devariation)qu’offrent lesdéterminationsetspécificationsinternesdelasérieitérative.

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En effet, comme nous l’avons déjà entrevu, la détermination nemarque pas seulement les limites extérieures d’une série itérative : ellepeut tout aussi bien en scander les étapes, et la diviser en sous-séries.Ainsi,j’aiditquelaruptureentreSwannetlesVerdurinmettaitfinàunesérieeteninauguraituneautre;maisondiraitaussibien,enpassantàl’unité supérieure, que cet événement singulier détermine dans la série«rencontreentreSwannetOdette»deuxsous-séries:avantlarupture/aprèslarupture,dontchacunefonctionnecommeunevariantedel’unitésynthétique : rencontres chez les Verdurin / rencontres hors-Verdurin.D’une manière plus nette encore, on peut considérer commedétermination interne l’interposition,dans la sériedesdimanchesaprès-midi à Combray, de la rencontre avec la Dame en rose chez l’oncleAdolphe 35,rencontrequiaurapourconséquenceslabrouilleentrel’oncleetlesparentsdeMarcel,etlacondamnationdeson«cabinetderepos»;d’oùcettevariationsimple:avantlaDameenrose,l’emploidutempsdeMarcelcomporteunestationdanslecabinetdel’oncle;aprèslaDameenrose,ceritedisparaîtetlegarçonmontedirectementdanssachambre 36.Demême,unevisitedeSwann 37détermineraunchangementdansl’objet(oudumoinsdans ledécor)des rêveriesamoureusesdeMarcel :avantcettevisite,et sous l’influenced’une lectureantérieure,ellessesituaientsur fond de mur décoré de fleurs violettes pendant sur l’eau enquenouilles ; après cette visite et la révélation par Swann des relationsamicalesentreGilberteetBergotte, ces rêveries sedétacheront « surunfond tout autre, devant le portail d’une cathédrale gothique » (commecellesqueGilberteetBergottevisitentensemble).Maisdéjàcesfantasmesavaientétémodifiésparune information,dueaudocteurPercepied,surles fleurs et les eauxvivesduparcdeGuermantes 38 : la régionérotico-fluviatiles’étaitidentifiéeàGuermantes,etsonhéroïneavaitprislestraitsde la duchesse. Nous avons donc ici une série itérative rêveriesamoureuses, que trois événements singuliers (lecture, informationPercepied, information Swann) subdivisent en quatre segmentsdéterminés:avantlecture,entrelectureetPercepied,entrePercepiedet

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Swann,aprèsSwann,qui constituentautantdevariantes : rêveries sansdécormarqué / dans décor fluviatile / dans le même décor identifié àGuermantes et avec la duchesse / dans décor gothique avecGilberte etBergotte.Maiscettesériesetrouvedisloquée,dansletextedeCombray,par le système des anachronies : le troisième segment, dont la positionchronologiqueestévidente,neseramentionnéquequelquequatre-vingtspages plus loin, à l’occasion des promenades du côté de Guermantes.L’analyse doit donc ici la reconstituer en dépit de l’ordre réel du texte,commeunestructuresous-jacenteetdissimulée 39.

Ilnefaudraitpascependant,decettenotiondedéterminationinterne,inférer trop vite que l’interposition d’un événement singulier a toujourspour effet de déterminer la série itérative. Commenous le verrons plusloin, l’événement peut être une simple illustration, ou au contraire uneexception sans lendemain qui n’entraîne aucune modification : ainsil’épisode des clochers de Martinville, après lequel le héros reprendracommesiriennes’étaitpassé(«Jenerepensai jamaisàcettepage 40»)son habitude antérieure de promenades insouciantes et (apparemment)sansprofitspirituel.Ilfautdoncdistinguer,parmilesépisodessingulatifsintercalés dans un segment itératif, ceux qui ont une fonctiondéterminativeetceuxquin’enontpas.

A côté de ces déterminations internes définies, on en trouved’indéfinies,dutype,déjàrencontré:«àpartird’unecertaineannée…»Les promenades du côté de Guermantes en présentent un exempleremarquable par la concision et l’apparente confusion de son écriture :«Puis ilarrivaquesur lecôtédeGuermantes jepassaiparfoisdevantdepetits enclos humides où montaient des grappes de fleurs sombres. Jem’arrêtais, croyant acquérir une notion précieuse, car il me semblait,etc. 41.»Ils’agitbiend’unedéterminationinterne:àpartird’unecertainedate, lespromenadesauborddelaVivonnecomportentcetélémentquileurmanquaitjusque-là.Ladifficultédutextetientenpartieàlaprésenceparadoxale d’un itératif au passé simple (« je passai parfois ») :paradoxale, mais parfaitement grammaticale, tout comme le passé

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composéitératifdelaphrase-incipitdelaRecherche,quipourraitd’ailleurselleaussis’écrireaupassésimple(«*Longtempsjemecouchaidebonneheure»),maisnonàl’imparfaitquin’apasassezd’autonomiesyntaxiquepourouvrir une itération. Lemême tour se retrouve ailleurs après unedéterminationdéfinie : «Une fois quenous connûmes cette vieille route,pourchanger,nousrevînmes,àmoinsquenousnel’eussionspriseàl’aller,paruneautrequitraversaitlesboisdeChantepieetdeCanteloup 42.»

Les variantes obtenues par détermination interne sont encore, j’yinsiste,d’ordreitératif:ilyaplusieursrêveriesàdécorgothique,commeil y a plusieurs rêveries à décor fluviatile ; mais la relation qu’ellesentretiennent est d’ordre diachronique, et donc singulatif, commel’événementuniquequi lessépare:unesous-sérievientaprès l’autre.Ladétermination interne procède donc par sections singulatives dans unesérie itérative. La spécification interne, au contraire, est un procédé dediversification purement itératif, puisqu’il consiste simplement àsubdiviser la récurrence pour obtenir deux variantes en relation(nécessairement itérative) d’alternance. Ainsi, la spécification tous lesjourspeut-elleêtrediviséeendeuxmoitiésnonplussuccessives(commedans tous les jours avant / après tel événement),mais alternées, dans lasous-spécificationunjoursurdeux.Nousavonsdéjàrencontréuneforme,àvraidiremoinsrigoureuse,deceprincipe,dansl’oppositionbeautemps/mauvais temps, qui articule la règle de récurrence des promenades àCombray(laquelleestapparemmenttouslesaprès-midisaufledimanche).On sait qu’une notable partie du texte deCombray est composée seloncette spécification interne, qui commande l’alternance promenades versMéséglise/promenadesversGuermantes:«cettehabitudequenousavionsde n’aller jamais vers les deux côtés un même jour, dans une seulepromenade, mais une fois du côté de Méséglise, une fois du côté deGuermantes 43 ». Alternance dans la temporalité de l’histoire, que ladisposition du récit, comme nous l’avons déjà vu 44, se garde bien derespecter, consacrant une section (p. 134 à 165) au côté deMéséglise,puis une autre (p. 165 à 183) au côtédeGuermantes 45. Si bien que la

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totalitédeCombrayII(aprèsledétourparlamadeleine)setrouveàpeuprès composée selon ces spécifications itératives :1) tous les dimanches,p.48-134(avecuneparenthèsetouslessamedis,p.110-115);2)touslesjours(desemaine)detempsdouteux,p.135-165;3)touslesjoursdebeautemps,p.165-183 46.

Il s’agissait là d’une spécification définie. On trouve d’autresoccurrences de ce procédé dans laRecherche,mais jamais exploitées demanière aussi systématique 47. Le plus souvent, en effet, le récit itératifs’articuleenspécificationsindéfiniesdutypetantôt/tantôt,quiautoriseun système de variations très souple et une diversification très pousséesansjamaissortirdumodeitératif.Ainsi,lesangoisseslittérairesduhérospendant ses promenades à Guermantes se divisent en deux classes(parfois… mais d’autres fois) selon qu’il se rassure sur son avenir encomptant sur l’intervention miraculeuse de son père, ou qu’il se voitdésespérément seul faceau«néantde sapensée 48 ». Les variationsdespromenadesàMéségliseselonlesdegrésde«mauvaistemps»occupent,ouplutôtengendrentuntextedetroispages 49composéseloncesystème:souvent(tempsmenaçant)/d’autresfois(averseencoursdepromenade,refuge dans les bois de Roussainville) / souvent aussi (refuge sous leporche de Saint-André-des-Champs) / quelquefois (temps si gâté qu’onrentre à la maison). Système d’ailleurs un peu plus complexe que nel’indiquecetteénumérationaufildutexte,carlesvariantes2et3sontenfaitdessous-classesd’unemêmeclasse:averse.Lavéritablestructureestdonc:

1.Tempsmenaçantmaissansaverse.2.Averse:a)refugedanslesbois,b)refugesousleporche.3.Tempsdéfinitivementgâté 50.

Mais l’exemple le plus caractéristique de construction d’un texte sur

lesseulesressourcesdelaspécificationinterneestsansdouteleportrait

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d’AlbertinequisetrouveverslafindesJeunesFillesenfleurs.Lethèmeenest,onlesait,ladiversitéduvisaged’Albertine,quisymboliselecaractèremobile et insaisissablede la jeune fille, « êtrede fuite » par excellence.Maissidiversesoit-elle,etbienqueProustemploiel’expression«chacunedecesAlbertine», ladescriptiontraite«chacune»decesvariantesnoncomme un individu, mais comme un type, une classe d’occurrences :certainsjours/d’autresjours/d’autresfois/quelquefois/souvent/leplussouvent/ilarrivait/parfoismême…:autantqu’unecollectiondevisages,ceportraitestunrépertoiredelocutionsfréquentatives:

Ilenétaitd’Albertinecommedesesamies.Certains jours,mince,leteintgris, l’airmaussade,unetransparenceviolettedescendantobliquementaufonddesesyeuxcommeilarrivequelquefoispourlamer,ellesemblaitéprouverunetristessed’exilée.D’autresjours,sa figure plus lisse engluait les désirs à sa surface vernie et lesempêchaitd’allerau-delà;àmoinsque jene lavissetoutàcoupdecôté,carsesjouesmatescommeuneblanchecireàlasurfaceétaient rosespar transparence,cequidonnait tellementenviedeles embrasser, d’atteindre ce teint différent qui se dérobait.D’autres fois, lebonheurbaignait ces jouesd’uneclarté simobileque la peau, devenue fluide et vague, laissait passer commedesregards sous-jacentsqui la faisaientparaîtred’uneautre couleur,mais non d’une autrematière, que les yeux ; quelquefois, sans ypenser, quand on regardait sa figure ponctuée de petits pointsbruns et où flottaient seulement deux taches plus bleues, c’étaitcomme on eût fait d’un œuf de chardonneret, souvent commed’uneagateopalinetravailléeetpolieàdeuxplacesseulementoù,au milieu de la pierre brune, luisaient, comme les ailestransparentes d’un papillon d’azur, les yeux où la chair devientmiroiretnousdonnel’illusiondenouslaisser,plusqu’enlesautrespartiesducorps,approcherdel’âme.Maisleplussouventaussielle

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étaitpluscolorée,etalorsplusanimée;quelquefoisseulétaitrose,danssafigureblanche,leboutdesonnez,fincommeceluid’unepetite chatte sournoise avec qui l’on aurait eu envie de jouer ;quelquefoissesjouesétaientsi lissesqueleregardglissaitcommesur celui d’uneminiature sur leur émail rose, que faisait encoreparaître plus délicat, plus intérieur, le couvercle entrouvert etsuperposédesescheveuxnoirs;ilarrivaitqueleteintdesesjouesatteignît leroseviolacéducyclamen,etparfoismême,quandelleétait congestionnée ou fiévreuse, et donnant alors l’idée d’unecomplexionmaladivequirabaissaitmondésiràquelquechosedeplussensueletfaisaitexprimeràsonregardquelquechosedepluspervers etdeplusmalsain, la sombrepourprede certaines rosesd’un rouge presque noir ; et chacune de ces Albertine étaitdifférente, comme est différente chacune des apparitions de ladanseusedontsonttransmutéslescouleurs,laforme,lecaractère,selonlesjeuxinnombrablementvariésd’unprojecteurlumineux 51.

Bien entendu, les deux moyens, détermination et spécificationinternes,peuvent jouerensembledans lemêmesegment.C’estcequiseproduitd’une façon très claire, et trèsheureuse,dans leparagraphequiouvrelasectiondeCombrayconsacréeaux«deuxcôtés»enévoquantparanticipationlesretoursdepromenade:

Nousrentrionstoujoursdebonneheuredenospromenades,pourpouvoir faire une visite à ma tante Léonie avant le dîner. Aucommencement de la saison, où le jour finit tôt, quand nousarrivions rue du Saint-Esprit, il y avait encore un reflet ducouchantsurlesvitresdelamaisonetunbandeaudepourpreaufonddes bois duCalvaire, qui se reflétait plus loin dans l’étang,rougeurqui,accompagnéesouventd’unfroidassezvif,s’associait,dansmonesprit,àlarougeurdufeuau-dessusduquelrôtissaitle

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pouletquiferaitsuccéderpourmoiauplaisirpoétiquedonnéparla promenade, le plaisir de la gourmandise, de la chaleur et durepos.Dansl’été,aucontraire,quandnousrentrionslesoleilnesecouchaitpasencore ; etpendant la visitequenous faisions chezma tanteLéonie, sa lumièrequi s’abaissaitet touchait la fenêtre,était arrêtée entre les grands rideaux et les embrasses, divisée,ramifiée, filtrée, et, incrustantdepetitsmorceauxd’or leboisdecitronnierdelacommode,illuminaitobliquementlachambreavecladélicatessequ’elleprenddanslessous-bois.Mais,certains joursfortrares,quandnous rentrions, ilyavaitbien longtempsque lacommodeavaitperduses incrustationsmomentanées, iln’yavaitplus, quand nous arrivions rue du Saint-Esprit, nul reflet ducouchantétendusurlesvitres,etl’étangaupiedducalvaireavaitperdu sa rougeur,quelquefois il était déjà couleur d’opale, et unlong rayon de lune, qui allait en s’élargissant et se fendillait detouteslesridesdel’eau,letraversaittoutentier 52.

La première phrase pose ici un principe itératif absolu : « Nousrentrions toujours de bonne heure », à l’intérieur duquel s’ouvre unediversificationpardéterminationinterne:printemps/été 53,quigouvernelesdeuxphrases suivantes ; enfin, une spécification interne, qui sembleporteràlafoissurlesdeuxsectionsprécédentes,introduitunetroisièmevariante exceptionnelle (mais non singulative) : certains jours fort rares(ce sont apparemment des jours de promenade vers Guermantes). Lesystème itératif complet s’articuledonc selon le schéma suivant, qui faitapparaître,souslacontinuitéapparemmentégaledutexte,unestructurehiérarchiquepluscomplexeetplusenchevêtrée:

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(Ontrouverapeut-être,etàjustetitre,qu’unetelleschématisationnerendpas comptede la «beauté »de cettepage :mais teln’estpas sonpropos.L’analysenesesituepasiciauniveaudecequ’onpourraitappeleren termes chomskiens les « structures de surface », ou, en termeshjelmslévo-greimassiens,la«manifestation»stylistique,maisàceluidesstructurestemporelles«immanentes»quidonnentautextesonossatureet ses fondations — et sans lesquelles il n’existerait pas (puisqu’enl’occurrence, sans le système de déterminations et de spécifications icireconstitué, il se réduirait nécessairement, et platement, à sa seulepremièrephrase).Et,commeàl’accoutumée,l’analysedessoubassementsrévèle sous la calme horizontalité des syntagmes successifs, le systèmeaccidentédeschoixetdesrelationsparadigmatiques.Sisonobjetestbiend’éclairer les conditions d’existence (de production) du texte, ce n’estdoncpas,commeonleditsouvent,enréduisant lecomplexeausimple,maisaucontraireenfaisantapparaîtrelescomplexitéscachéesquisontlesecretdelasimplicité.)

Ce thème « impressionniste » des variations, selon lemoment et lasaison,del’éclairageetdoncdelafiguremêmedusite 54—thèmedeceque Proust appelle le « paysage accidenté des heures » — commandeencorelesdescriptionsitérativesdelameràBalbec,etspécialementcelledespages802à806desJeunesFillesenfleurs:«Aufuretàmesurequela saison s’avança, changea le tableau que j’y trouvais de la fenêtre.D’abord il faisait grand jour… Bientôt les jours diminuèrent…Quelques

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semainesplustard,quandjeremontais,lesoleilétaitdéjàcouché.PareilleàcellequejevoyaisàCombrayau-dessusduCalvairequandjerentraisdepromenade et m’apprêtais à descendre avant le dîner à la cuisine, unebande de ciel rouge au-dessus de lamer… » A cette première série devariations, par détermination, en succède une autre, par spécification :«J’étaisdetouscôtésentourédesimagesdelamer.Maisbiensouventcen’était, en effet, que des images… Une fois c’était une expositiond’estampes japonaises… J’avais plus de plaisir les soirs où un navire…Parfois l’océan…Unautre jour lamer…Etparfois…»Mêmemotifdeuxpagesplus loin,àproposdesarrivéesàRivebelle,etplusprocheencorede laversioncombraysienne,bienqu’ellenesoitpasrappeléecette fois-ci : « Les premiers temps, quand nous y arrivions, le soleil venait de secoucher,mais il faisaitencoreclair…Bientôt,cenefutplusqu’à lanuitque nous descendions de voiture… » A Paris, dans la Prisonnière 55, lemode de variation sera plutôt d’ordre auditif : ce sont les nuancesmatinales du son des cloches ou des bruits de la rue qui avertissentMarcel, encore enfoui sous ses couvertures, du temps qu’il fait. Resteconstante l’extraordinaire sensibilité aux variationsdu climat, l’attentionpresquemaniaque(queMarcelhéritemétaphoriquementdesonpère)auxmouvementsdubaromètreintérieur,et,pourcequinousconcerneici,laliaisonsicaractéristiqueetsifécondedutemporeletdumétéorologique,qui développe jusqu’à ses extrêmes conséquences l’ambiguïté du tempsfrançais, je veux dire du mot français « temps » (time / weather) :ambiguïtéqu’exploitaitdéjàletitre,magnifiquementprémonitoire,d’unedes sectionsdesPlaisirs et les Jours : « Rêveries couleur du Temps ». Leretour des heures, des jours, des saisons, la circularité du mouvementcosmique,demeureàlafoislemotifleplusconstantetlesymboleleplusjustedecequej’appelleraisvolontiersl’itératismeproustien.

Telles sont les ressources de la diversification proprement itérative(détermination et spécification internes). Lorsqu’elles sont épuisées, ilreste encore deux recours qui ont pour trait commun de mettre lesingulatifauservicedel’itératif.Lepremiernousestdéjàconnu,c’est la

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conventiondupseudo-itératif.Lesecondn’estpasunefigure:ilconsiste,d’unemanière toutà fait littéraleetdéclarée,à invoquerunévénementsingulier, soit comme illustration et confirmation d’une série itérative(c’estainsique…),soitaucontraireàtitred’exceptionàlarèglequel’onvientd’établir(unefoispourtant…).Exempledelapremièrefonction,cepassage des Jeunes Filles en fleurs : « Parfois (c’est la loi itérative) unegentilleattentiondetelleoutelleéveillaitenmoid’amplesvibrationsquiéloignaient pourun temps le désir des autres.Ainsi un jour Albertine…(c’est l’illustration singulière) 56. » Exemple de la seconde, l’épisode desclochers de Martinville, clairement présenté comme une dérogation àl’habitude:d’ordinaire,unefoisrentrédepromenade,Marceloubliaitlesimpressions qu’il avait ressenties et ne tentait pas d’en déchiffrer lasignification;«unefoispourtant 57»,ilvaplusloinetrédigesur-le-champlemorceaudescriptifquiestsapremièreœuvreetlesignedesavocation.Plus explicite encore dans son caractère d’exception, l’incident desseringasdanslaPrisonnière,quidébuteainsi :«Jemettraiàpart,parmicesjoursoùjem’attardaichezMmedeGuermantes,unquifutmarquéparunpetitincident…»,etaprèsquoilerécititératifreprendencestermes:«saufcetincidentunique,toutsepassaitnormalementquandjeremontaisdechezladuchesse 58».Ainsi,parlejeudes«unefois»,des«unjour»,etc., le singulatif se trouve-t-il lui-même en quelque sorte intégré àl’itératif, réduit à le servir et à l’illustrer, positivementounégativement,soit en respectant le code, soit en le transgressant, ce qui estune autrefaçondelemanifester.

Diachronieinterneetdiachronieexterne.

Nous avons jusqu’à maintenant considéré l’unité itérative commeenfermée,sansaucuneinterférence,danssapropreduréesynthétique,ladiachronie réelle (par définition singulative) n’intervenant que pour

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marquer les limites de la série constitutive (détermination) ou pourdiversifierlecontenudel’unitéconstituée(déterminationsinternes),sanslamarquervraimentdupassagedutemps,sanslafairevieillir,enquelquesorte, l’avant et l’après n’étant pour nous que deux variantes du mêmethème.Defait,uneunitéitérativetelleque:nuitd’insomnie,constituéeàpartir d’une série s’étendant sur plusieurs années, peut fort bien êtreracontée seulement dans sa successivité propre, du soir au matin, sansfaireaucunementintervenirl’écoulementdeladurée«externe»,c’est-à-diredesjoursetdesannéesquiséparentlapremièrenuitd’insomniedeladernière:lanuittypiqueresterasemblableàelle-mêmedudébutàlafindelasérie,variantsansévoluer.C’esteffectivementcequisepassedanslespremièrespagesdeSwann,oùlesseulesindicationstemporellessont,soit de type itératif-alternatif (spécifications internes) : parfois, ou bien,quelquefois,souvent,tantôt…tantôt,soitconsacréesàladuréeinternedela nuit synthétique, dont le déroulement commande la progression dutexte : à peine ma bougie éteinte… une demi-heure après… puis…aussitôt…peuà peu…puis…, sans que rien indique que le passage desansmodifieenquoiquecesoitcedéroulement.

Mais le récit itératif peut aussi bien, par le jeu des déterminationsinternes, tenir compte de la diachronie réelle et l’intégrer à sa propreprogression temporelle : raconter par exemple l’unité dimanche àCombray, ou promenades autour de Combray, en faisant état desmodifications apportées à son déroulement par le temps écoulé (unedizained’annéesenviron)aucoursdelasérieréelledessemainespasséesà Combray : modifications considérées non plus comme des variationsinterchangeables, mais comme des transformations irréversibles : morts(Léonie, Vinteuil), ruptures (Adolphe), maturation et vieillissement duhéros : nouveaux intérêts (Bergotte), nouvelles connaissances (Bloch,Gilberte, laduchessedeGuermantes), expériencesdécisives (découvertede la sexualité), scènes traumatisantes (« première abdication »,profanationdeMontjouvain).Seposealorsinévitablementlaquestiondesrapports entre la diachronie interne (celle de l’unité synthétique) et la

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diachronie externe (celle de la série réelle), et de leurs interférenceséventuelles. C’est ce qui se passe effectivement dans Combray II, et J.P. Houston a pu soutenir que le récit y avançait à la fois sur les troisduréesdelajournée,delasaisonetdesannées 59.Leschosesnesontpastoutàfaitaussinettesetsystématiques,maisilestvraiquedanslasectionconsacréeaudimanche,lamatinéesesitueàPâquesetl’après-midietlasoirée à l’Ascension, et que les occupations deMarcel semblent être lematin celles d’un enfant et l’après-midi celles d’un adolescent.De façonplusnetteencore,lesdeuxpromenades,etparticulièrementlapromenadevers Méséglise, tiennent compte, dans la succession de leurs épisodessinguliers ou habituels, de l’écoulement des mois dans l’année (lilas etaubépines en fleurs à Tansonville, pluies d’automne àRoussainville), etdes années dans la vie du héros, très jeune enfant à Tansonville,adolescent en proie au désir à Méséglise, la dernière scène étantexplicitementplus tardive encore 60. Et nous avons déjà noté la coupurediachroniquequ’introduitdanslespromenadesàGuermantesl’apparitiondeladuchesseàl’église.Danstouscescas,donc,Proustparvientàtraiterdemanière approximativement parallèle, grâce à une habile dispositiondesépisodes,lesdiachroniesinternesetexternes,sanssortirouvertementdu temps fréquentatif qu’il a pris pour base de son récit. Demême, lesamoursdeSwannetOdette,deMarceletGilberte,évoluerontenquelquesorteparpaliers itératifs,marquésparunemploi très caractéristiquedecesdès lors, depuis,maintenant 61, qui traitent toutehistoirenon commeun enchaînement d’événements liés par une causalité,mais commeunesuccession d’états sans cesse substitués les uns aux autres, sanscommunicationpossible.L’itératifestici,plusquedel’habitude,lemode(l’aspect) temporeldecette sorted’oubliperpétuel,d’incapacité foncièredu héros proustien (Swann toujours, Marcel avant la révélation) àpercevoir la continuité de sa vie, et donc la relation d’un « temps » àl’autre. Quand Gilberte, dont il est devenu l’inséparable et le « grandfavori », lui montre quels ont été les progrès de leur amitié depuisl’époquedesjeuxdebarreauxChamps-Élysées,Marcel,fautedepouvoir

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reconstituerenluiunesituationmaintenantpassée,etdoncanéantie,estaussi incapable de mesurer cette distance qu’il le sera plus tard deconcevoircommentilapuunjouraimerGilberte,etimaginersidifférentdecequ’ilseraitenfaitletempsoùilnel’aimeraitplus:«…elleparlaitd’unchangementquej’étaisbienobligédeconstaterdudehors,maisquejenepossédaispasintérieurement,carilsecomposaitdedeuxétatsquejenepouvais,sansqu’ilscessassentd’êtredistinctsl’undel’autre,réussirà penser à la fois 62 ». Penser deux moments à la fois, c’est presquetoujours, pour l’être proustien, les identifier et les confondre : cetteétrangeéquationestlaloimêmedel’itératif.

Alternance,transitions.

Tout se passe donc comme si le récit proustien substituait à cetteforme synthétique de narration qu’est, dans le roman classique, le récitsommaire (absent de laRecherche, on s’en souvient), cette autre formesynthétiquequ’estl’itératif:synthèse,nonplusparaccélération,maisparassimilation et abstraction. Aussi le rythme du récit dans la Rechercherepose-t-il essentiellement non plus, comme celui du récit classique, surl’alternancedu sommaire et de la scène,mais surune autre alternance,celledel’itératifetdusingulatif.

Le plus souvent, cette alternance recouvre un système desubordinations fonctionnellesque l’analysepeutetdoitdégager,etdontnousavonsdéjà rencontré lesdeux types fondamentauxde relation : lesegment itératif, à fonction descriptive ou explicative, subordonné à (etgénéralement inséré dans) une scène singulative (exemple, l’esprit desGuermantes,dansledînerchezOriane),etlascènesingulativeàfonctionillustrative subordonnée à un développement itératif : exemple, lesclochersdeMartinville,danslasériedespromenadesàGuermantes.Maisilexistedesstructurespluscomplexes,lorsqueparexempleuneanecdote

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singulièrevient illustrerundéveloppement itératif lui-mêmesubordonnéà une scène singulative : ainsi, la réception de la princesseMathilde 63,illustrant l’esprit des Guermantes ; ou inversement, lorsqu’une scènesingulative subordonnée à un segment itératif appelle à son tour uneparenthèseitérative:c’estcequisepasselorsquel’épisodedelarencontreavec la Dame en rose, raconté, comme nous l’avons déjà vu, pour seseffets indirects sur les dimanches du héros à Combray, s’ouvre sur undéveloppementconsacréàlapassionjuvéniledeMarcelpourlethéâtreetles actrices, développement nécessaire pour expliquer sa visite inopinéechezl’oncleAdolphe 64.

Maisilarriveparfoisquelarelationéchappeàtouteanalyse,etmêmeàtoutedéfinition,lerécitpassantd’unaspectàl’autresanssesoucierdeleurs fonctions mutuelles, et même apparemment sans les percevoir.RobertVigneron 65avaitrencontrédetelseffetsdanslatroisièmepartiedeSwann,etilavaitcrupouvoirattribuercequiluiapparaissaitcommeune«confusioninextricable»àdesremaniementshâtifsimposésparl’éditionséparéedupremiervolumedel’éditionGrasset:pourplaceràlafindecevolume(etdoncdeDucôtédechezSwann)lemorceaubrillantsurleBoisdeBoulogne « aujourd’hui », et le raccorder tantbienquemal à cequiprécède, Proust aurait dû modifier très fortement l’ordre des diversépisodes situés des pages 482 à 511 de l’édition Grasset 66. Mais cesinterpolations auraient entraîné diverses difficultés chronologiques queProustn’auraitpumasquerqu’auprixd’un«camouflage»temporeldontl’imparfait (itératif) serait le moyen grossier et maladroit : « Pourdissimuler cette confusion chronologique et psychologique, l’auteurs’efforce de camoufler des actions uniques en actions répétées etbarbouille sournoisement ses verbes d’un badigeon d’imparfaits. Parmalheur, non seulement la singularité de certaines actions en rendinvraisemblable la répétition habituelle, mais encore par endroits detenacespassésdéfiniséchappentaubadigeonetrévèlentl’artifice».Fortde cette explication, Vigneron allait jusqu’à reconstituer par voied’hypothèses l’« ordre primitif » du texte ainsi malencontreusement

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bouleversé. Reconstitution des plus hasardeuses, explication des plusfragiles:nousavonsdéjàrencontréplusieursexemplesdepseudo-itératif(carc’estbiendecelaqu’ils’agit)etdepasséssimplesaberrantsdansdesparties de la Recherche qui n’ont aucunement souffert de la troncationforcéede1913,etceuxquel’onpeutreleverdanslafindeSwannnesontpaslesplussurprenants.

Considérons d’un peu plus près l’un des passages incriminés parVigneron:cesontlespages486à489del’éditionGrasset 67.Ils’agitdecesjoursd’hiveroùlesChamps-Elyséessontcouvertsdeneige,maisoùunrayondesoleilinattenduenvoiedansl’après-midiMarceletFrançoiseenpromenadeimprovisée,sansespoirderencontrerGilberte.CommelenoteVignerondansunautrelangage,lepremierparagraphe(«Etjusquedanscesjours…»)estitératif,sesverbessontàl’imparfaitderépétition.«Auparagraphe suivant, écrit Vigneron, (“Françoise avait trop froid…”), lesimparfaits et les passés simples se succèdent sans raison apparente,comme si l’auteur, incapable d’adopter définitivement un point de vueplutôtquel’autre,avaitlaisséinachevéessestranspositionstemporelles».Pourpermettreaulecteurd’enjuger,jeciteraiiciceparagraphetelqu’ilapparaîtdansl’éditionde1913:

Françoise avait trop froid pour rester immobile, nous allâmesjusqu’aupontde laConcordevoir laSeineprise,dontchacun,etmêmelesenfantss’approchaientsanspeurcommed’uneimmensebaleine échouée, sans défense, et qu’on allait dépecer. NousrevenionsauxChamps-Élysées;jelanguissaisdedouleurentreleschevaux de bois immobiles et la pelouse blanche prise dans leréseaunoirdesalléesdontonavaitenlevélaneigeetsurlaquellela statue avait à la main un jet de glace ajouté qui semblaitl’explicationdesongeste.Lavieilledameelle-mêmeayantpliésesDébatsdemandal’heureàunebonned’enfantsquipassaitetqu’elleremerciaenluidisant:«Commevousêtesaimable!»puispriant

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lecantonnierdedireàsespetitsenfantsderevenir,qu’elleavaitfroid,ajouta :«Vousserezmillefoisbon.Voussavezque jesuisconfuse ! » Tout à coup l’air sedéchirait : entre le guignol et lecirque, à l’horizon embelli, sur le ciel entrouvert, je venaisd’apercevoir, comme un signe fabuleux, le plumet bleu deMademoiselle. Et déjà Gilberte courait à toute vitesse dans madirection, étincelante et rouge sousunbonnet carréde fourrure,animée par le froid, le retard et le désir du jeu ; un peu avantd’arriveràmoi,elleselaissaglissersurlaglaceet,soitpourmieuxgardersonéquilibre,soitparcequ’elletrouvaitcelaplusgracieux,ou par affectation du maintien d’une patineuse, c’est les brasgrands ouverts qu’elle avançait en souriant, comme si elle avaitvoulum’y recevoir. « Brava ! Brava ! ça c’est très bien, je diraiscommevousque c’est chic, que c’est crâne, si jen’étaispasd’unautre temps, du tempsde l’ancien régime, s’écria la vieille dameprenant la parole au nom des Champs-Elysées silencieux pourremercier Gilberte d’être venue sans se laisser intimider par letemps. Vous êtes comme moi, fidèle quand même à nos vieuxChamps-Elysées ;nous sommesdeux intrépides.Si jevousdisaisquejelesaimemêmeainsi.Cetteneige,vousallezriredemoi,çamefaitpenseràdel’hermine!»Etlavieilledamesemitàrire.

Convenons que dans cet « état », le texte répond assez bien à ladescription sévère qu’en donne Vigneron : les formes itératives etsingulativess’yenchevêtrentd’unemanièrequilaissel’aspectverbaldansune totale indécision. Mais cette ambiguïté ne justifie pas pour autantl’hypothèse explicative d’une « transposition temporelle inachevée ». Jecroismêmeapercevoiraumoinsuneprésomptionducontraire.

En effet, si l’on examine plus attentivement les formes verbalessoulignées ici, on constate que tous les imparfaits sauf un peuvents’interpréter commedes imparfaits de concomitance, qui laissentdéfinir

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l’ensemble du morceau comme singulatif, les verbes proprementévénementielsétanttous,saufun,aupassédéfini:nousallâmes,lavieilledamedemanda,remercia,ajouta,Gilberteselaissaglisser,lavieilledames’écria,semitàrire.«Saufun»,disais-je,quiestévidemment:«Toutàcoup l’air se déchirait » ; la présence même de l’adverbe tout à coupempêchedelirecetimparfaitcommeduratif,etobligedoncàl’interprétercomme itératif. Lui seul 68 détonne de manière irréductible dans uncontexte interprété comme singulatif, et donc lui seul introduit dans letextecette«confusioninextricable»dontparleVigneron.Or,ilsetrouveque cette formeest corrigéedans l’éditionde1917,quidonne la formeattendue:«l’airsedéchira».Cettecorrection,mesemble-t-il,suffitàtirerce paragraphe de la « confusion », et à le faire passer tout entier sousl’aspect temporeldu singulatif.LadescriptiondeVigneronne s’appliquedoncpasautextedéfinitifdeSwann,dernierparuduvivantdel’auteur;etquantà l’explicationparune« transposition inachevée»dusingulatifenitératif,onvoitquecetteuniquecorrectionvaexactementdanslesensinverse : loind’« achever » en1917de « badigeonnerd’imparfaits » untexte où il aurait étourdiment laissé trop de passés simples en 1913,Proust 69, au contraire, fait passer au singulatif la seule formeindéniablementitérativedecettepage.L’interprétationdeVigneron,déjàfragile,devientalorsinsoutenable.

On ne vise ici, je me hâte de le préciser, que l’explicationcirconstanciellebieninutilementcherchéeparVigneronauxconfusionsdelafindeSwann,commesitoutlerestedurécitproustienétaitunmodèlede cohérence et de clarté. Lemême critique a pourtant bien remarquéailleurs 70 l’unité toute rétrospective imposéeparProust àdesmatériaux« hétéroclites », et qualifié la Recherche tout entière de « manteaud’Arlequin dont les multiples morceaux, si riche qu’en soit l’étoffe, siindustrieusement qu’ils aient été rapprochés, retaillés, ajustés et cousus,trahissent encore, par des différences de texture et de couleur, leursoriginesdiverses 71».Celaest indéniable,et lapublicationultérieuredesdiverses«premièresversions»n’afaitet,trèsprobablement,neferaque

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confirmercetteintuition.Ilyadu«collage»,ouplutôtdu«patchwork»danslaRecherche,etsonunitécommerécitestbien,commeselonProustcelle de la Comédie humaine ou de la Tétralogie, une unité après coup,d’autant plus âprement revendiquée qu’elle est plus tardive etlaborieusementconstruiteavecdesmatériauxdetouteprovenanceetdetouteépoque.OnsaitqueProust,loindelaconsidérercomme«illusoire»(Vigneron), jugeait ce type d’unité « non factice, peut-être même plusréelled’êtreultérieure,d’êtrenéed’unmomentd’enthousiasmeoùelleestdécouverteentredesmorceauxquin’ontplusqu’àserejoindre;unitéquis’ignorait, donc vitale et non logique, qui n’a pas proscrit la variété,refroidi l’exécution 72 ».Onnepeutmesemble-t-ilque luidonner raisonsur le fond,mais en ajoutant peut-être qu’il sous-estime ici la difficultéqu’éprouventparfoisles«morceaux»àse«rejoindre».C’estsansdoutede cette difficulté que l’épisode chaotique (selon les normes de lanarrationclassique)desChamps-Elysées(entreautres)portelatrace,plusque d’une publication brusquée. On pourra s’en convaincre enrapprochantdupassageenquestionicideuxdesesversionsantérieures:celle de Jean Santeuil, qui est purement singulative, et celle de ContreSainte-Beuve,quiestentièrement itérative 73.Proustaurapu,aumomentde constituer par jointure la dernière version, hésiter à choisir, etfinalementserésoudre,consciemmentounon,àl’absencedechoix.

En tout état de cause, il reste que l’hypothèse de lecture la pluspertinenteestquecepassagesecomposed’undébut itératif (lepremierparagraphe), et d’une suite singulative (le second, que nous venonsd’examiner, et le troisième, dont l’aspect temporel est sans aucuneambiguïté):cequiseraitbanal,silestatuttemporeldecesingulatifparrapportàl’itératifquiprécèdeétaitindiqué,neserait-cequeparun«unefois»quil’isoleraitdanslasérieàlaquelleilappartient 74.Maisiln’enestrien : le récit passe sans crier gare d’une habitude à un événementsingulier commesi, au lieuque l’événement se situâtquelquepartdansl’habitudeouparrapportàelle, l’habitudepouvaitdevenir,voireêtreenmême temps un événement singulier — ce qui est proprement

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inconcevable et désigne, dans le texte proustien tel qu’il est, un lieud’irréductibleirréalisme.Ilenestd’autres,dumêmeordre.Ainsi,àlafindeSodomeetGomorrhe,larelationdesvoyagesdeM.deCharlusdanslepetit train de la Raspelière et de ses rapports avec les autres fidèlescommenceenunitératiftrèsprécisémentspécifié:«Régulièrement,troisfoisparsemaine…»,puisrestreintpardéterminationinterne:«lestoutespremières fois… », pour enchaîner pendant trois pages en un singulatifindéterminé:«(Cottard)ditparmalice,etc. 75».Onvoitqu’iciilsuffiraitdecorriger lepluriel itératif« les toutespremières fois»enunsingulier(« la toute première fois ») pour que tout rentre dans l’ordre. Mais quioseraits’engagersurcettevoieauraitunpeuplusdemalavec«TaquinleSuperbe », itératif page 464 à 466, mais qui devient brusquementsingulatifaubasdecettepageetjusqu’àlafindel’épisode.EtplusencoreaveclerécitdudîneràRivebelle,danslesJeunesFillesenfleurs 76,quiestinextricablementàlafoisundînersynthétique,racontéàl’imparfait(«Lespremiers temps, quand nous y arrivions… »), et un dîner singulier,raconté au passé défini (« je remarquai un de ces servants…une jeunefilleblondemeregarda,etc.»)etquenouspouvonsdateravecprécisionpuisqu’il s’agit du soir de la première apparition des jeunes filles, maisqu’aucuneindicationtemporellenesitueparrapportàlasérieàlaquelleilappartient et où il donne l’impression — plutôt déconcertante — deflotter.

Le plus souvent, à vrai dire, ces points de tangence, sans relationtemporelle assignable, entre itératif et singulatif, se trouvent,délibérément ou non, masqués par l’interposition de segments neutres,aspectuellement indéterminés, dont la fonction, comme le remarqueHouston, semble être d’empêcher le lecteur de s’apercevoir duchangement d’aspect 77. Ces segments neutres peuvent être de troissortes:soitdesexcursusdiscursifsauprésent:onentrouveparexempleun assez long dans la transition entre le début itératif et la suite

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singulativedelaPrisonnière 78;maiscemoyenestévidemmentdestatutextra-narratif. Il en va autrement du second type, bien observé parHouston,quiestledialogue(éventuellementréduitàuneseuleréplique)sans verbedéclaratif 79 ; exemple cité parHouston, la conversation entreMarceletladuchessesurlarobequ’elleportaitaudînerSainte-Euverte 80.Par définition, le dialogue abruptif est sans détermination d’aspect,puisqueprivédeverbes.Letroisièmetypeestplussubtil,carlesegmentneutre y est en fait un segmentmixte, ou plus exactement ambigu : ilconsiste à interposer entre itératif et singulatif des imparfaits dont lavaleuraspectuelle reste indéterminée.EnvoiciunexempleprisdansUnamour de Swann 81 : nous sommes d’abord dans le singulatif ; OdettedemandeunjouràSwanndel’argentpourallersansluiàBayreuthaveclesVerdurin;«delui,ellenedisaitpasunmot,ilétaitsous-entenduqueleur présence excluait la sienne (imparfaits descriptifs singulatifs). Alorscette terrible réponsedont ilavaitarrêté chaquemot la veille sans oserespérerqu’ellepourraitservirjamais(plus-que-parfaitambigu),ilavaitlajoiede la lui faireporter, etc. (imparfait itératif) ».Transformationplusefficace encore dans sa brièveté, le retour à l’itératif qui clôt l’épisodesingulatif des arbres de Hudimesnil, dans les Jeunes Filles en fleurs 82 :«Quand,lavoitureayantbifurqué,jeleurtournailedosetcessaidelesvoir, tandis queMme de Villeparisis me demandait pourquoi j’avais l’airrêveur,j’étaistristecommesijevenaisdeperdreunami,demouriràmoi-même, de renier un mort ou de méconnaître un dieu (imparfaitssingulatifs). Il fallait songer au retour (imparfait ambigu). Mme deVilleparisis… disait au cocher de prendre la vieille route de Balbec…(imparfait itératif). » Plus lente au contraire, mais d’une extraordinairehabiletédanssonindécisionmaintenuependantunevingtainedelignes,cettetransitiond’UnamourdeSwann:

Mais elle vit que ses yeux restaient fixés sur les choses qu’il nesavaitpasetsurcepassédeleuramour,monotoneetdouxdans

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sa mémoire parce qu’il était vague, et que déchirait maintenantcomme une blessure cetteminute dans l’île du Bois, au clair delune, après le dîner chez la princesse des Laumes. Mais il avaittellement pris l’habitude de trouver la vie intéressante —d’admirerlescurieusesdécouvertesqu’onpeutyfaire—quetouten souffrant au point de croire qu’il ne pourrait pas supporterlongtempsunepareilledouleur,ilsedisait:«Lavieestvraimentétonnante et réserve de belles surprises ; en somme le vice estquelquechosedeplusrépanduqu’onnelecroit.Voilàunefemmeenqui j’avais confiance, qui a l’air si simple, si honnête, en toutcas,simêmeelleétait légère,quisemblaitbiennormaleetsainedans ses goûts : sur une dénonciation invraisemblable, jel’interroge,etlepeuqu’ellem’avouerévèlebienplusquecequ’oneût pu soupçonner. » Mais il ne pouvait pas se borner à cesremarques désintéressées. Il cherchait à apprécier exactement lavaleur de ce qu’elle lui avait raconté, afin de savoir s’il devaitconclure que ces choses, elle les avait faites souvent, qu’elles serenouvelleraient. Il se répétait ces mots qu’elle avait dits : « Jevoyaisbienoùellevoulaitenvenir»,«Deuxoutroisfois»,«Cetteblague!»,maisilsnereparaissaientpasdésarmésdanslamémoirede Swann, chacun d’eux tenait son couteau et lui en portait unnouveaucoup.Pendantbienlongtemps,commeunmaladenepeuts’empêcherd’essayeràtouteminutedefairelemouvementquiluiestdouloureux,ilseredisaitcesmots 83…

Onvoitque la transformationn’estvraimentacquise sanséquivoquepossible qu’à partir du « pendant bien longtemps », qui assigne àl’imparfait « il se redisait cesmots »unevaleurclairement itérative,quisera cellede toute la suite.Aproposd’une transitionde cegenre,maisplus développée (plus de six pages) — et à vrai dire moins pure,puisqu’elle comporte également plusieurs paragraphes de réflexions au

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présentdunarrateuretunbrefmonologueintérieurduhéros—,cellequisépare et relie, dans la Prisonnière, le récit d’une journée parisienne« idéale » à la relation d’une certaine journée réelle de février 84, J.P. Houston évoque à juste titre « ces partitions wagnériennes où latonalité se modifie constamment sans aucun changement à la clef 85 ».Proustasu,eneffet,exploiteravecunegrandesubtilitéharmoniquelescapacitésdemodulationquecomportel’ambiguïtédel’imparfaitfrançais,comme s’il avait voulu, avant de le citer explicitement à propos deVinteuil, réaliser comme un équivalent poétique du chromatisme deTristan.

Tout cela, on le conçoit, ne peut être le simple résultat decontingencesmatérielles.Mêmesil’ondoitfairelapart(considérable)descirconstancesextérieures, ilrestesansdoutechezProust,à l’œuvredansdetellespagescommenousl’avonsdéjàrencontréeailleurs,unesortedevolonté sourde, àpeine conscientepeut-être,de libérerde leur fonctiondramatique les formes de la temporalité narrative, de les laisser jouerpourelles-mêmes,et,commeilleditàproposdeFlaubert,delesmettreenmusique 86.

LejeuavecleTemps.

Il resteàdireunmotd’ensemblesur lacatégoriedu tempsnarratif,quantàlastructuregénéraledelaRechercheetquantàlaplacedecetteœuvredansl’évolutiondesformesromanesques.Nousavonspuconstaterplusd’unefois,eneffet,l’étroitesolidaritédefaitdesdiversphénomènesque nous avions dû séparer pour desmotifs d’exposition. Ainsi, dans lerécittraditionnel,l’analepse(faitd’ordre)prendleplussouvent laformedu récit sommaire (fait de durée, ou de vitesse), le sommaire recourtvolontiersauxservicesde l’itératif (faitde fréquence) ; ladescriptionestpresque toujours à la fois ponctuelle, durative et itérative, sans jamais

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s’interdire des amorces demouvement diachronique : et nous avons vucomment chezProust cette tendanceva jusqu’à résorber ledescriptif ennarratif ; il existe des formes fréquentatives de l’ellipse (ainsi, tous leshiversparisiensdeMarcelà l’époquedeCombray) ; la syllepse itérativen’est pas seulement un fait de fréquence : elle touche aussi à l’ordre(puisque en synthétisant des événements « semblables » elle abolit leursuccession) et à la durée (puisqu’elle élimine en même temps leursintervalles);etl’onpourraitencoreprolongercetteliste.Onnepeutdonccaractériser la tenue temporelle d’un récit qu’en considérant ensembletous les rapports qu’il établit entre sa propre temporalité et celle del’histoirequ’ilraconte.

Nousavonsobservéauchapitredel’ordrequelesgrandesanachroniesdelaRecherchesesituenttoutesaudébutdel’œuvre,essentiellementdansDu côté de chez Swann, où nous avons vu le récit prendre un départdifficile, comme hésitant, et coupé d’incessants aller-retour entre laposition mémorielle du « sujet intermédiaire » et diverses positionsdiégétiques, parfois redoublées (Combray I et Combray II), avant depasser, à Balbec, une sorte d’accord général avec la successionchronologique.Onnepeutmanquerderapprochercefaitd’ordred’unfaitdefréquencetoutaussicaractérisé,quiestladominancedel’itératifdanscette même section du texte. Les segments narratifs initiaux sont pourl’essentiel des paliers itératifs : enfance à Combray, amour de Swann,Gilberte,quiseprésententàl’espritdusujetintermédiaire—et,parsontruchement, au narrateur — comme autant de moments presqueimmobilesoù lepassagedu temps semasque sous les apparencesde larépétition.L’anachronismedessouvenirs(«volontaires»ounon)et leurcaractèrestatiqueontévidemmentpartieliée,entantqu’ilsprocèdentl’unetl’autredutravaildelamémoire,quiréduitlespériodes(diachroniques)enépoques(synchroniques)etlesévénementsentableaux—époquesettableauxqu’elledisposedansunordrequin’estpasleleur,maislesien.L’activitémémorielledusujetintermédiaireestdoncunfacteur(jediraisvolontiersunmoyen)d’émancipationdurécitparrapportàlatemporalité

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diégétique, sur les deux plans liés de l’anachronisme simple et del’itération,quiestunanachronismepluscomplexe.ApartirdeBalbecaucontraire,etsurtoutdeGuermantes,larestaurationtoutàlafoisdel’ordrechronologique et de la dominance du singulatif, manifestement liée àl’effacementprogressifdel’instancemémorielle,etdoncàl’émancipation,cettefois,del’histoire,quireprendbarresurlerécit 87,cetterestaurationnous ramène dans des voies apparemment plus traditionnelles, et il estpermis de préférer la subtile « confusion » temporelle de Swann àl’ordonnanceassagiede lasérieBalbec-Guermantes-Sodome.Maiscesontalors les distorsionsde ladurée qui vont prendre le relais, exerçant surunetemporalitéapparemmentrétabliedanssesdroitsetdanssesnormesune activité déformatrice (ellipses énormes, scènes monstrueuses) quin’est plus celle du sujet intermédiaire mais, directement, celle dunarrateur, désireux à la fois, dans son impatience et son angoissegrandissantes, de charger ses dernières scènes, comme Noé son arche,jusqu’àlalimitedel’éclatement,etdesauteraudénouement(carc’enestun)quienfinluidonneral’êtreetlégitimerasondiscours:c’estdirequenous touchons là à une autre temporalité, qui n’est plus celle du récit,mais qui en dernière instance la commande : celle de la narration elle-même.Nouslaretrouveronsplusloin 88.

Ces interpolations, ces distorsions, ces condensations temporelles 89,Proust, du moins lorsqu’il en prend conscience (il semble par exemplen’avoir jamais perçu l’importance chez lui du récit itératif), les justifieconstamment, selonune traditiondéjàancienneetquine s’éteindrapasavec lui, par unemotivation réaliste, invoquant tour à tour le souci deraconterleschosestellesqu’ellesontété«vécues»surl’instant,ettellesqu’elles sont remémorées après coup. Ainsi, l’anachronisme du récit esttantôt celui de l’existencemême 90, tantôt celui du souvenir, qui obéit àd’autres lois que celles du temps 91. Les variations de tempo, demême,sonttantôtlefaitdela«vie 92»,tantôtl’œuvredelamémoire,ouplutôtdel’oubli 93.

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Ces contradictions et ces complaisances nous détourneraient, s’il enétait besoin, d’accorder trop de foi à ces rationalisations rétrospectivesdontlesgrandsartistesnesontjamaisavares,etceàproportionmêmedeleurgénie,c’est-à-diredel’avancedeleurpratiquesurtoutethéorie—ycomprislaleur.Lerôledel’analysten’estpasdes’ensatisfaire;nidelesignorer;maisplutôt,unefoisleprocédé«misànu»,devoircommentlamotivation invoquée fonctionne dans l’œuvre comme un médiumesthétique.Ondiraitainsivolontiers,àlamanièredupremierChklovski,que, chez Proust, par exemple, la « réminiscence » est au service de lamétaphoreetnonl’inverse;quel’amnésiesélectivedusujetintermédiaireestlàpourquelerécitdel’enfances’ouvresurle«drameducoucher»;quele«train-train»deCombraysertàdéclencherletrottoirroulantdesimparfaits itératifs ; que le héros fait deux séjours enmaison de santépourménageraunarrateurdeuxbellesellipses;quelapetitemadeleineabon dos, et que Proust lui-même l’a dit clairement aumoins une fois :«Sansparlerencemomentdelavaleurquejetrouveàcesressouvenirsinconscients sur lesquels j’asseois, dans le dernier volume… de monœuvre,toutemathéoriedel’art,etpourm’enteniraupointdevuedelacomposition, j’avais simplement pour passer d’un plan à un autre plan,usé non d’un fait,mais de ce que j’avais trouvé plus pur, plus précieuxcommejointure,unphénomènedemémoire.OuvrezlesMémoiresd’outre-tombeoulesFillesdufeudeGérarddeNerval.Vousverrezquelesdeuxgrands écrivains qu’on se plaît— le second surtout—à appauvrir et àdessécher par une interprétation purement formelle, connurentparfaitement ce procédé de brusque transition 94. » La mémoireinvolontaire, extase de l’intemporel, contemplation de l’éternité ? Peut-être.Maisaussi,lorsqu’ons’entientau«pointdevuedelacomposition»,jointureprécieuse,etprocédédetransition.Etsavouronsaupassage,encetaveudefabricateur 95,l’étrangerepentirsurlesécrivains«qu’onseplaîtàappauvriretàdessécherparuneinterprétationpurementformelle».Voilàune pierre qui retombe dans son propre jardin,mais on n’a pas encoremontré en quoi l’interprétation « purement formelle » appauvrit et

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dessèche.Ouplutôt,Proust lui-mêmeaprouvé lecontraireenmontrantpar exemple sur Flaubert comment certain usage « du passé défini, dupassé indéfini,duparticipeprésent,de certainspronomsetde certainesprépositions,arenouvelépresqueautantnotrevisiondeschosesqueKant,avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de la Réalité dumondeextérieur 96 ».Autrementdit,etpourparodiersapropre formule,quelavisionpeutaussiêtreunequestiondestyle,etdetechnique.

On sait avec quelle ambiguïté, apparemment insoutenable, le hérosproustiensevoueàlarechercheetàl’«adoration»,àlafoisdel’«extra-temporel»etdu«tempsàl’étatpur»;commentilseveuttoutensemble,et avec lui sonœuvre à venir, « hors du temps » et « dans leTemps ».Quellequesoit laclefdecemystèreontologique,nousvoyonspeut-êtremieux maintenant comment cette visée contradictoire fonctionne ets’investit dans l’œuvre de Proust : interpolations, distorsions,condensations, le romanproustienest sansdoute,comme il l’affiche,unroman du Temps perdu et retrouvé, mais il est aussi, plus sourdementpeut-être, un roman du Temps dominé, captivé, ensorcelé, secrètementsubverti,oumieux:perverti.Commentnepasparleràsonpropos,commeson auteur à propos du rêve— et non peut-être sans quelque arrière-pensée de rapprochement —, du « jeu formidable qu’il fait avec leTemps 97»?

Coursdelinguistiquegénérale,p.151.

C’est-à-direquelaformulenR/nHdéfinitégalementlesdeuxpremierstypes,étantadmisqueleplussouventn=1.Avraidire,cettegrillenetientpascompted’unecinquièmerelationpossible(maisàmaconnaissancesansexemple),oùl’onraconteraitplusieursfoiscequis’estpasséplusieursfoisaussi,maisunnombredifférent(supérieurouinférieur)defois:nR/mH.

Avecousansvariantesstylistiques,tellesque:«Hierjemesuiscouchédebonneheure,hierjemesuiscouchétôt,hierjemesuismisaulitdebonneheure,etc.»

Nousreviendronssurcettequestionauchapitresuivant.

Ausensoùnousavonsdéfiniplushaut(p.121)lasyllepsenarrative.

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Ils’agitbiendelesassumerensemble,synthétiquement,etnond’enraconteruneseulequitienne lieude toutes lesautres,cequiestunusageparadigmatiquedu récit singulatif :«Jeraconteundecesrepas,quipeutdonneruneidéedesautres»(III,p.1006).

Ainsi, la forme « itérative » ou « fréquentative » du verbe anglais, ou l’imparfait derépétitionfrançais.

Enconcurrence,donc,avec«fréquentatif».

Citonscependantl’articledeJ.P.Houston,déjàmentionné,etceluideWolfgangRaible,«LinguistikundLiteraturkritik»,LinguistikundDidaktik,8,1971.

Garnier,p.34.

I-VI,I-VII,I-IX,III-V.

Ilfaudraitunestatistiquecolossalepourétablircetteproportiondemanièreprécise;maisilestprobablequelapartdel’itératifn’yatteindraitpas,etdeloin,letauxde10%.

I,p.704-723;II,p.58-69,96-100,1034-1112;III,p.9-81,623-630.

II,p.438-483.

II,p.605.Sansindicationdefréquence,maisd’unemanièretoutaussihyperbolique,cf.II,p.157 : tandisqueSaint-LoupestalléchercherRachel,Marcel fait«quelquespas»devant des jardins ; pendant ces quelques minutes, « si je levais la tête, je voyaisquelquefoisdesjeunesfillesauxfenêtres».

III,p.936-976.

III,p.1015-1020.

Cf.J.P.Houston,art.cit.,p.39.

I,p.100-109,243,721-723,596-599;II,p.22-26,464-467.

Pléiade,p.1303-1304.

VoirPierreGuiraud,Essaisdestylistique,Klincksieck,1971,p.142.

I,p.57,722;II,p.22.Unautrepassésimpledissonant(«Jesuissûre…ditmollementmatante»)setrouvedansl’éditionClarac-Ferré(I,p.104),commedansl’éditionNRFde1919,mais l’originale (Grasset1913,p.128)donnait la forme« correcte » : «disait ».CettevariantesembleavoiréchappéàClarac-Ferré,quinelasignalentpas.Lacorrectionde1919estdifficilementexplicablemaisleprincipedelalectiodifficiliorluidonnelepasenraisonmêmedesonimprobabilité.

I,p.608.

I,p.185.(Jesouligne.)

III,p.26.Queces«identités»soientuneconstructiondel’espritn’échappeévidemmentpasàProust,quiécritplusloin(p.82):«Chaquejourétaitpourmoiunpaysdifférent»,etdéjààproposdelameràBalbec:«ChacunedecesMersnerestaitjamaisplusd’unjour.Lelendemainilyenavaituneautrequiparfoisluiressemblait.Maisjenevisjamaisdeux fois lamême » (I, p. 705.Mais « deux fois » signifie peut-être ici « deux fois desuite»).

I,p.831.

I,p.110-111.

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Dansuneversionantérieure(ContreSainte-Beuve,éd.Fallois,p.106-107)—versionqui,notons-leenpassant,sesitueàParis,etoùlacausedel’asymétriesabbatiquen’estdoncpaslemarchédeRoussainville,maisuncoursdonnéaudébutdel’après-midiparlepèreduhéros—lacommémorationdel’incidentn’estpasseulementnarrative;c’estunrituelmimétiquequiconsisteà«provoquerlascène»(c’est-à-diresarépétition)en« invitantexprès»desbarbares.

I,p.147.

I,p.634.

I,p.289.

I,p.150et165.

I,p.112.

I,p.87-88.

I,p.72-80.

I,p.80.

I,p.90-100.

I,p.172.

Uneautre série,d’ailleurs trèsproche, celledes rêveriesd’ambition littéraire, subitunemodification du même ordre après l’apparition de la duchesse à l’église : « Combien,depuiscejour,dansmespromenadesducôtédeGuermantes,ilmeparutplusaffligeantencorequ’auparavantden’avoirpasdedispositionspourleslettres»(I,p.178).

I,p.182.

I,p.172.

I,p.720.

I,p.135.Letermed’alternance,etlapropreexpressiondeProust:unefoisversMéséglise,unefoisversGuermantes,nedoiventpasfairecroireàunesuccessionaussirégulière,quisupposeraitqu’ilfaitbeauàCombrayrigoureusementunjoursurdeux;enfait,ilsemblequelespromenadesducôtédeGuermantessoientbeaucoupplusrares(v.I,p.133).

P.120.

Ils’agitenfaitd’unespécificationàtroistermes(joursdebeautemps/detempsdouteux/demauvais temps), dont le troisièmen’entraîne aucune expansionnarrative : « Si letempsétaitmauvaisdèslematin,mesparentsrenonçaientàlapromenadeetjenesortaispas»(I,p.153).

LacompositiondeCombrayI,sil’onmetàpartl’ouverturemémorielledesp.3à9etdelatransition(madeleine)desp.43à48,estcommandéeparlasuccessiond’unsegmentitératif (tous les soirs, p. 9-21) etd’un segment singulatif (le soir de la visite deSwann,p.21-43).

Ainsi, les visites dominicales d’Eulalie, tantôt avec, tantôt sans le curé de Combray (I,p.108).

I,p.173-174.

I,p.150-153.

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Autre système complexe de spécifications internes, les rencontres (et non-rencontres)avecGilberteauxChamps-Élysées,quis’articulentainsi(I,p.395-396):1)joursdeprésencedeGilberte2)joursd’absence

a)annoncée—pourétudes—poursortieb)improviséec)improviséemaisprévisible(mauvaistemps).

I,p.946-947.(Jesouligne.)

I,p.133.

Détermination elle-même itérative, puisqu’elle se répète tous les ans. L’oppositionprintemps/été, pure détermination à l’échelle d’une seule année, devient donc, si l’onembrasselatotalitédutempscombraysien,unmixtededéterminationetdespécification.

« La diversité de l’éclairage nemodifie pasmoins l’orientation d’un paysage… que neferaituntrajetlonguementeteffectivementparcouruenvoyage»(I,p.673).

III,p.9,82,116.

I, p. 911. J’hésiterais par contre à donner pour tels les trois épisodes qui illustrent les«progrès»deMarcelauprèsdeGilberte(«unjour»,dondelabilled’agate,«uneautrefois », don de la brochure de Bergotte, « un jour aussi » : « Vous pouvez m’appelerGilberte », I, p. 402-403), parce que ces trois « exemples » épuisent peut-être la série,comme les « trois étapes »desprogrèsde l’oubli après lamortd’Albertine (III,p.559-623).Cequirevientàunsingulatifanaphorique.

I,p.180.

III,p.54-55.

Art.cit.,p.38.

«Quelquesannéesplustard»(I,p.159).

«Maintenant, tous les soirs… » (I, p. 234) ; « Ce qui était invariable,maintenant…»(p.235);«Maintenant(sajalousie)avaitunalimentetSwannallaitpouvoircommencerà s’inquiéter chaque jour… » (p. 283) ; « Les parents de Gilberte, qui si longtempsm’avaient empêchéde la voir,maintenant… » (p. 503) ; «maintenant, quand j’avais àécrireàGilberte…»(p.633).Laissonsàl’ordinateurlesoindecomplétercettelistepourl’ensembledelaRecherche;envoiciencoretroisoccurrencestrèsproches:«Ilfaisaitdéjànuit maintenant quand j’échangeais la chaleur de l’hôtel… pour le wagon où nousmontions avec Albertine… » (II, p. 1036) ; « Au nombre des habitués… comptaitmaintenant, depuisplusieursmois,M.deCharlus…» (p. 1037) ; «Maintenant, c’était,sans s’en rendre compte, à cause de ce vice qu’on le trouvait plus intelligent que lesautres»(p.1040).

I,p.538.

II,p.468-469.

I,p.72-75.

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«StructuredeSwann:prétentionsetdéfaillances»,ModernPhilology,août1946.

Pléiade,p.394-417.

Pléiade,p.397-399.

Onpeutaussi,àvraidire,hésiterdevant«nousrevenionsauxChamps-Élysées»,quineseréduit pas sans peine à un imparfait de concomitance, puisque les événements qu’ilaccompagnerait lui sontunpeupostérieurs (« lavieilledamedemanda l’heure,etc. »).Maislacontagionducontextepeutsuffireàexpliquersaprésence.

Oupeut-êtreunautre:s’appuyantsurunelettrede1919,ClaracetFerréécrivent:«IlsembledoncqueProustn’aitpassurveillélanouvelleéditiondeSwannparueen1917»(I,p.XXI).Maiscetteincertituden’ôtepastouteautoritéàlacorrection,d’ailleursadoptéepar Clarac et Ferré eux-mêmes. Au reste, Proust ne peut être totalement étranger auxvariantesde1917: il fautbienquecesoit luiquiaitordonnélescorrectionsdéplaçantCombray,pourlesraisonsquel’onsait,deBeauceenChampagne.

«StructuredeSwann:Combrayoulecercleparfait»,ModernPhilology,août1947.

«StructuredeSwann:Balzac,WagneretProust»,TheFrenchReview,mai1946.

III,p.161.Cf.ContreSainte-Beuve,Pléiade,p.274:«Tellepartiedesesgrandscycles(ils’agitdeBalzac)nes’yesttrouvéerattachéequ’aprèscoup.Qu’importe?L’Enchantementduvendredisaint estunmorceauqueWagnerécrivitavantdepenserà faireParsifal etqu’il y introduisit ensuite. Mais les ajoutages, ces beautés rapportées, les rapportsnouveauxaperçusbrusquementparlegénieentrelespartiesséparéesdesonœuvrequise rejoignent, vivent etnepourraientplus se séparer,ne sont-cepasde sesplusbellesintuitions?»

J.S.,Pléiade,250-252;C.S.B.,éd.Fallois,p.111.

Le troisièmeparagraphe, lui, porte une telle indication : « Le premier de ces jours… »(qualifiée par Vigneron de « pénible raccord », mais habituelle chez Proust : ainsi, àl’aubergedeDoncières,II,p.98,où«lepremierjour»adjointuneillustrationsingulativeà une amorce de tableau itératif).Mais cette indication ne peut valoir rétroactivementpourledeuxième,dontellenefaitqu’aggraverparcontrastel’indétermination.

II,p.1037-1040.

I,p.808-822.

Art.cit.,p.35.

III,p.82-83.

C’est ce que Fontanier nomme abruption : « Figure par laquelle on ôte les transitionsd’usage entre les parties d’un dialogue, ou avant un discours direct, afin d’en rendrel’expositionplusaniméeetplusintéressante»(LesFiguresdudiscours,p.342-343).

III, p. 37. Le segment singulatif introduit ici se clôt plus loin (p. 43) par un nouveaudialogueabruptif.

I,p.301.

I,p.719.

I,p.366-367.

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III,p.81-88.

Art.cit.,p.37.

« Chez (Balzac) ces changements de temps ont un caractère actif ou documentaire.Flaubert le premier les débarrasse du parasitisme des anecdotes et des scories del’histoire.Lepremier,illesmetenmusique»(Chroniques,Pléiade,p.595).

Toutsepasseeneffetcommesilerécit,prisentrecequ’ilraconte(l’histoire)etcequileraconte (la narration, guidée ici par la mémoire), n’avait d’autre choix qu’entre ladominationde lapremière (c’est le récit classique)et cellede la seconde (c’est le récitmoderne,quis’inaugurechezProust);maisnousreviendronssurcepointauchapitredelavoix.

ChapitreV.Onpeutdéplorerque lesproblèmesde la temporaliténarrative soientainsiécartelés,maistouteautredistributionauraitpoureffetdesous-estimerl’importanceetlaspécificitéde l’instancenarrative.Enmatièrede«composition»,onnechoisitqu’entredesinconvénients.

Ces trois termes désignent évidemment ici les trois grandes sortes de « déformation »temporelle,selonqu’ellesaffectentl’ordre,laduréeoulafréquence.Lasyllepseitérativecondenseplusieurs événements enun seul récit ; l’alternance scènes/ellipses distord ladurée;rappelonsenfinqueProustalui-mêmeappelé«interpolations»lesanachroniesqu’il admirait chezBalzac : «BienmontrerpourBalzac… l’interpolationdes temps (LaDuchessedeLangeais,Sarrazine)commedansunterrainoùleslavesd’époquesdifférentessontmêlées»(ContreSainte-Beuve,Pléiade,p.289).

« Car souvent dans une (saison) on trouve égaré un jour d’une autre, qui nous y faitvivre… en plaçant plus tôt ou plus tard qu’à son tour ce feuillet détaché d’un autrechapitre, dans le calendrier interpolé du Bonheur » (I, p. 386-387) ; « Les différentespériodesdenotreviesechevauchentainsil’unel’autre»(I,p.626);«…notrevieétantsi peu chronologique, interférant tant d’anachronismes dans la suite des jours » (I,p.642).

« Notre mémoire ne nous présente pas d’habitude nos souvenirs dans leur suitechronologique,maiscommeunrefletoùl’ordredespartiesestinversé»(I,p.578).

«Dansnotrevielesjoursnesontpaségaux.Pourparcourirlesjours,lesnaturesunpeunerveuses, comme était la mienne, disposent, comme les voitures automobiles, de“vitesses”différentes.Ilyadesjoursmontueuxetmalaisésqu’onmetuntempsinfiniàgravir etdes jours enpentequi se laissentdescendreà fondde trainen chantant » (I,p.390-391);«Letempsdontnousdisposonschaquejourestélastique;lespassionsquenous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent, et l’habitude leremplit»(I,p.612).

« L’oubli n’est pas sans altérer profondément la notion du temps. Il y a des erreursoptiquesdansletempscommedansl’espace…Cetoublidetantdechoses…c’étaitsoninterpolation, fragmentée, irrégulière, au milieu de ma mémoire… qui détraquait,disloquaitmonsentimentdesdistancesdansletemps,làrétrécies,icidistendues,etmefaisaitmecroiretantôtbeaucoupplusloin,tantôtbeaucoupplusprèsdeschosesquejenel’étaisenréalité»(III,p.593-594).Ils’agitpartouticidutempstelqu’ilestvécuouremémoré«subjectivement»,avecles«illusionsd’optiquedontnotrevisionpremièreestfaite»(I,p.838),etdontProustvoudraitêtre,commeElstir,lefidèleinterprète.Maison

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levoitaussibienjustifiersesellipses,parexemple,parlesouciderendreperceptibleaulecteurunefuitedutempsque«lavie»,d’ordinaire,nousdérobe,etdontnousn’avonsqu’uneconnaissancelivresque:«Théoriquementonsaitquelaterretourne,maisenfaiton ne s’en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger et on vittranquille. Il en est ainsi du Temps dans la vie. Et pour rendre sa fuite sensible, lesromanciers sont obligés, en accélérant follement les battements de l’aiguille, de fairefranchiraulecteurdix,vingt,trenteans,endeuxminutes…»(I,p.482).Onvoitquelamotivation réaliste s’accommode indifféremment du subjectivisme et de l’objectivitéscientifique:tantôtjedéformepourmontrerleschosestellesqu’ellessontillusoirementvécues,tantôtjedéformepourmontrerleschosestellesqu’ellessontréellement,etquelevécunouslescache.

ContreSainte-Beuve,Pléiade,p.599.

C’estàproposdeWagnerqueProustparledel’«allégressedufabricateur»(III,p.161).

ContreSainte-Beuve,Pléiade,p.586.

III,p.912.Insistonsaupassagesurleverbeemployéici:«faire(etnon: jouer)unjeuavecleTemps»,cen’estpasseulementjoueraveclui,c’estaussienfaireunjeu.Maisunjeu«formidable».C’est-à-dire,aussi,dangereux.

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Mode

Modesdurécit?

Si la catégorie grammaticaledu temps s’applique avec évidence à latenue du discours narratif, celle du mode peut ici sembler a prioridépourvuedepertinence:puisquelafonctiondurécitn’estpasdedonnerun ordre, de formuler un souhait, d’énoncer une condition, etc., maissimplementderaconterunehistoire,doncde«rapporter»desfaits(réelsoufictifs),sonmodeunique,oudumoinscaractéristique,nepeutêtreentouterigueurquel’indicatif,etdèslorstoutestditsurcesujet,àmoinsdetirerunpeuplusqu’ilneconvientsurlamétaphorelinguistique.

Sans nier l’extension (et donc la distorsion) métaphorique, on peutrépondreàcetteobjectionqu’iln’yapasseulementunedifférenceentreaffirmer, ordonner, souhaiter, etc., mais aussi des différences de degrédansl’affirmation,etquecesdifférencess’exprimentcourammentpardesvariationsmodales:soit l’infinitifet lesubjonctifdediscoursindirectenlatin, ou en français le conditionnel qui marque l’information nonconfirmée. C’est à cette fonction que pense évidemment Littré lorsqu’ildéfinitlesensgrammaticaldemode:«nomdonnéauxdifférentesformesduverbeemployéespouraffirmerplusoumoinslachosedontils’agit,et

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pour exprimer… les différents points de vue auxquels on considèrel’existenceoul’action»,etcettedéfinitiondebonnecompagnienousestici très précieuse. On peut en effet raconter plus ou moins ce que l’onraconte,et le raconter selon tel ou tel pointde vue ; et c’estprécisémentcette capacité, et lesmodalitésde sonexercice,quevisenotre catégoriedumodenarratif:la«représentation»,ouplusexactementl’informationnarrativeasesdegrés; lerécitpeutfourniraulecteurplusoumoinsdedétails, et de façon plus ou moins directe, et sembler ainsi (pourreprendreunemétaphore spatiale couranteet commode,à conditiondenepaslaprendreàlalettre)seteniràplusoumoinsgrandedistancedece qu’il raconte ; il peut aussi choisir de régler l’information qu’il livre,nonplusparcettesortedefiltrageuniforme,maisselonlescapacitésdeconnaissancedetelleoutellepartieprenantedel’histoire(personnageougroupedepersonnages),dontiladopteraoufeindrad’adoptercequel’onnommecouramment la«vision»ou le«pointdevue», semblantalorsprendreàl’égarddel’histoire(pourcontinuerlamétaphorespatiale)telleou telleperspective. «Distance » et « perspective », ainsi provisoirementdénommées et définies, sont les deux modalités essentielles de cetterégulationdel’informationnarrativequ’est lemode,commelavisionquej’aid’untableaudépend,enprécision,deladistancequim’ensépare,etenampleur,demapositionparrapportà telobstaclepartielqui lui faitplusoumoinsécran.

Distance.

Ceproblèmeaétéabordépourlapremièrefois,semble-t-il,parPlatonauIIIeLivrede laRépublique 1.Commeon le sait, Platonyopposedeuxmodesnarratifs, selonque lepoète « parle en sonnom sans chercher ànous faire croireque c’estunautreque lui quiparle », (et c’est cequ’ilnomme récit pur 2), ou qu’au contraire « il s’efforce de donner l’illusion

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quecen’estpasluiquiparle»,maistelpersonnage,s’ils’agitdeparolesprononcées : et c’est ce que Platon nomme proprement l’imitation, oumimésis.Etpourbienfaireapparaîtreladifférence,ilvajusqu’àrécrireendiégésis la finde la scèneentreChrysèset lesAchéens,qu’Homèreavaittraitéeenmimésis,c’est-à-direenparolesdirectes,àlamanièredudrame.La scène dialoguée directe devient alors un récit médiatisé par lenarrateur,etdanslequelles«répliques»despersonnagessefondentetsecondensent en discours indirect. Indirection et condensation, nousretrouverons plus loin ces deux traits distinctifs du « récit pur » enoppositionàlareprésentation«mimétique»empruntéeauthéâtre.Dansces termes provisoirement adoptés, le « récit pur » sera tenu pour plusdistantquel’«imitation»:ilenditmoins,etdefaçonplusmédiate.

On sait comment cette opposition, quelque peu neutralisée parAristote(quifaitdurécitpuretdelareprésentationdirectedeuxvariétésde lamimésis 3) et (pour cette raisonmême?)négligéepar la traditionclassique,detoutefaçonpeuattentiveauxproblèmesdudiscoursnarratif,a brusquement resurgi dans la théorie du roman, aux États-Unis et enAngleterre,àlafinduXIXeetaudébutduXXesiècle,chezHenryJamesetsesdisciples,souslestermesàpeinetransposésdeshowing(montrer)vs.telling (raconter),vitedevenusdans lavulgatenormativeanglo-saxonnel’Ormuzd et l’Ahriman de l’esthétique romanesque 4. De ce point de vuenormatif,WayneBoothacritiquédefaçondécisivecettevalorisationnéo-aristotéliciennedumimétiquetoutaulongdesaRhétoriquedelafiction 5.Dupointdevuepurementanalytiquequiest lenôtre, il fautajouter(cequed’ailleursl’argumentationdeBoothnemanquepasdefaireapparaîtreaupassage)quelanotionmêmedeshowing,commecelled’imitationoudereprésentationnarrative(etdavantageencore,àcausedesoncaractèrenaïvement visuel) est parfaitement illusoire : contrairement à lareprésentationdramatique,aucunrécitnepeut«montrer»ou«imiter»l’histoire qu’il raconte. Il ne peut que la raconter de façon détaillée,précise,«vivante»,etdonnerparlàplusoumoinsl’illusiondemimésisquiestlaseulemimésisnarrative,pourcetteraisonuniqueetsuffisanteque

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la narration, orale ou écrite, est un fait de langage, et que le langagesignifiesansimiter.

A moins, bien sûr, que l’objet signifié (narré) ne soit lui-même dulangage. On a pu remarquer tout à l’heure, dans notre rappel de ladéfinition platonicienne de la mimésis, cette clause apparemmentexplétive:«s’ils’agitdeparolesprononcées»;maisquesepasse-t-ildonclorsqu’il s’agit d’autre chose : non de paroles, mais d’événements etd’actionsmuettes?Commentfonctionnealorslamimésis,etcommentlenarrateurnousdonnera-t-il«l’illusionquecen’estpasluiquiparle»?(Jenedispaslepoète,oul’auteur:quelerécitsoitassuméparHomèreouUlyssenefaitquedéplacerleproblème.)Comment,ausenslittéral,fairequel’objetnarratif,commeleveutLubbock,«seracontelui-même»sansquepersonneaitàparlerpourlui?Cettequestion,Platonsegardebiend’yrépondre,etmêmedelaposer,commesisonexercicederéécritureneportait que sur des paroles, et n’opposait, comme diégésis à mimésis,qu’undialogueaustyleindirectàundialogueaustyledirect.C’estquelamimésis verbalenepeut êtrequemimésisduverbe.Pour le reste,nousn’avonsetnepouvonsavoirquedesdegrésdediégésis.Ilnousfautdoncicidistinguerentrerécitd’événementset«récitdeparoles».

Récitd’événements.

L’«imitation»homériquedontPlatonnousproposeunetraductionen« récit pur » ne comporte qu’un bref segment non dialogué. Le voicid’aborddans sa versionoriginale : « Il dit, et le vieux, à sa voix, prendpeuretobéit.Ils’envaensilence,lelongdelagrèveoùbruitlamer,etquandilestseul,instammentlevieillardimploresireApollon,filsdeLétôaux beaux cheveux 6. » Le voici maintenant dans sa réécritureplatonicienne:«Levieillardentendantcesmenaceseutpeurets’enalla

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sansriendire;maisunefoishorsducampiladressad’instantesprièresàApollon 7.»

Ladifférencelaplusmanifesteestévidemmentdelongueur(18motscontre 30 dans les textes grecs, 25 contre 43 dans les traductionsfrançaises) : Platon obtient cette condensation en éliminant desinformationsredondantes(«ildit»,«obéit»,«filsdeLétô»),maisaussides indications circonstancielles et « pittoresques » : « aux beauxcheveux»,etsurtout«lelongdelagrèveoùbruitlamer».Cettegrèveoùbruit la mer, détail fonctionnellement inutile dans l’histoire, c’est asseztypiquement, malgré le caractère stéréotypé de la formule (qui revientplusieurs fois dans l’Iliade et dans l’Odyssée), et par-delà les énormesdifférences d’écriture entre l’épopée homérique et le roman réaliste, cequeBarthesappelleuneffetde réel 8. La grèvebruissantene sert à rien,qu’àfaireentendrequelerécitlamentionneseulementparcequ’elleestlà,et que le narrateur, abdiquant sa fonction de choix et de direction durécit,selaissegouvernerparla«réalité»,parlaprésencedecequiestlàetquiexiged’être«montré».Détailinutileetcontingent,c’estlemédiumpar excellence de l’illusion référentielle, et donc de l’effet mimétique :c’est un connotateur de mimésis. Aussi Platon, d’une main infaillible, leretranche-t-ildesa traductioncommeuntrait incompatibleavec le récitpur.

Lerécitd’événements,pourtant,quelqu’ensoitlemode,esttoujoursrécit, c’est-à-dire transcription du (supposé) non-verbal en verbal : samimésis ne sera donc jamais qu’une illusion de mimésis, dépendantcomme toute illusion d’une relation éminemment variable entrel’émetteur et le récepteur. Il vade soi, par exemple, que lemême textepeut être reçupar tel lecteur comme intensémentmimétique, et par telautre commeune relation fortpeu«expressive ».L’évolutionhistoriquejoueiciunrôledécisif,etilestprobablequelepublicdesclassiques,quiétaitsisensibleàla«figuration»racinienne,trouvaitplusdemimésisquenousdansl’écriturenarratived’und’Urféoud’unFénelon;maisn’auraitsansdoutetrouvéqueproliférationconfuseet«fuligineuxfouillis»dans

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les descriptions si riches et circonstanciées du roman naturaliste, et enauraitdoncmanqué la fonctionmimétique. Il faut faire lapartde cetterelationvariableselonlesindividus,lesgroupesetlesépoques,etquinedépenddoncpasexclusivementdutextenarratif.

Lesfacteursmimétiquesproprementtextuelsseramènent,mesemble-t-il,àcesdeuxdonnéesdéjàimplicitementprésentesdanslesremarquesdePlaton:laquantitédel’informationnarrative(récitplusdéveloppé,ouplusdétaillé)etl’absence(ouprésenceminimale)del’informateur,c’est-à-diredunarrateur.«Montrer»,cenepeutêtrequ’unefaçonderaconter,etcettefaçonconsisteàlafoisàendirelepluspossible,etceplus,àledirele moins possible : « feindre, dit Platon, que ce n’est pas le poète quiparle»—c’est-à-dire,faireoublierquec’estlenarrateurquiraconte.D’oùcesdeuxpréceptescardinauxdushowing:ladominancejamesiennedelascène (récit détaillé) et la transparence (pseudo-) flaubertienne dunarrateur (exemple canonique : Hemingway, The Killers, ou Hills LikeWhiteElephants).Préceptes cardinaux, et surtoutpréceptes liés : feindrede montrer, c’est feindre de se taire, et l’on devra donc, finalement,marquerl’oppositiondumimétiqueetdudiégétiqueparuneformuletelleque : information + informateur = C, qui implique que la quantitéd’information et la présence de l’informateur sont en raison inverse, lamimésis se définissant par un maximum d’information et un minimumd’informateur,ladiégésisparlerapportinverse.

Commeonlevoitimmédiatement,cettedéfinitionnousrenvoied’unepartàunedéterminationtemporelle:lavitessenarrative,puisqu’ilvadesoiquelaquantitéd’informationestmassivementenraisoninversedelavitessedurécit;etd’autrepartàunfaitdevoix:ledegrédeprésencedel’instancenarrative.Lemoden’esticiquelarésultantedetraitsquineluiappartiennentpasenpropre,etnousn’avonsdoncpasànousyattarder— sauf à noter immédiatement ceci : que la Recherche du temps perduconstitue à elle seule un paradoxe — ou un démenti — tout à faitinassimilablepourla«norme»mimétiquedontnousvenonsdedégagerlaformuleimplicite.Eneffet,d’unepart(commeonl’avuauchapitreII),

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le récit proustien consiste presque exclusivement en « scènes »(singulativesou itératives),c’est-à-direenuneformenarrativequiest laplus riche en information, et donc la plus «mimétique » ;mais d’autrepart, comme nous le verrons de plus près au chapitre suivant (maiscommelalecturelaplusinnocentesuffitàenadministrerl’évidence),laprésence du narrateur y est constante, et d’une intensité tout à faitcontraire à la règle « flaubertienne ». Présence du narrateur commesource,garantetorganisateurdurécit,commeanalysteetcommentateur,comme styliste (comme « écrivain », dans le vocabulaire de MarcelMuller)etparticulièrement—onlesaitdereste—commeproducteurde« métaphores ». Proust serait donc en même temps, comme Balzac,commeDickens,commeDostoïevski,maisdefaçonencoreplusmarquée,etdoncplusparadoxale,àl’extrêmedushowingetà l’extrêmedutelling(etmêmeunpeuplusloin,danscediscoursparfoissilibérédetoutsoucid’une histoire à raconter, qu’il conviendrait peut-être de le nommersimplement,danslamêmelangue,talking).Celaestàlafoisbienconnuet impossible à démontrer sans une analyse exhaustive du texte. Jemecontenterai ici, pour illustration, d’invoquer encoreune fois la scèneducoucheràCombray,déjàcitéeauchapitre I 9.Rienn’estplusintensequecette vision du père, « grand, dans sa robe de nuit blanche sous lecachemire de l’Inde violet et rose qu’il nouait autour de sa tête », lebougeoiràlamain,avecsonrefletfantastiquesurlamurailledel’escalier,et que ces sanglots de l’enfant, longtemps contenus, et qui éclatentlorsqu’il se retrouve seul avec samère.Mais enmême temps rien n’estplusexplicitementmédiatisé,attestécommesouvenir,etsouveniràlafoistrès ancien et très récent, de nouveau perceptible après des annéesd’oubli,maintenantque«laviesetaitdavantage»autourd’unnarrateurauseuildelamort.Onnedirapasquecenarrateurlaisseicil’histoireseraconterelle-même,etceseraitencoretroppeudirequ’illaracontesansaucunsoucides’effacerdevantelle:cen’estpasd’ellequ’ils’agit,maisdeson«image»,desatracedansunemémoire.Maiscettetracesitardive,silointaine, si indirecte, c’est aussi la présence même. Il y a dans cette

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intensitémédiatiséeunparadoxequi,bienévidemment,n’esttelqueselonlesnormesdelathéoriemimétique:unetransgressiondécisive,unrefuspuretsimple—etenacte—del’oppositionmillénaireentrediégésisetmimésis.

Onsaitquepourlespartisanspost-jamesiensduromanmimétique(etpour James lui-même), lameilleure formenarrative est ce queNormanFriedman nomme « l’histoire racontée par un personnage, mais à latroisièmepersonne»(formulemaladroitequidésigneévidemmentlerécitfocalisé,racontéparunnarrateurquin’estpasl’undespersonnagesmaisqui en adopte le point de vue). Ainsi, poursuit Friedman résumantLubbock, « le lecteur perçoit l’action filtrée par la conscience d’un despersonnages, mais il la perçoit directement telle qu’elle affecte cetteconscience,enévitantladistancequ’entraîneinévitablementlanarrationrétrospective à la première personne 10 ». La Recherche du temps perdu,narration doublement, parfois triplement rétrospective, n’évite pas,commeonlesait,cettedistance;bienaucontraire,ellelamaintientetlacultive.Maislemiracledurécitproustien(commeceluidesConfessionsdeRousseau, dont nous devons ici encore la rapprocher), c’est que cettedistancetemporelleentrel’histoireetl’instancenarrativen’entraîneaucunedistance modale entre l’histoire et le récit : aucune déperdition, aucunaffaiblissement de l’illusionmimétique. Extrêmemédiation, et enmêmetempscombledel’immédiateté.Decelaaussi,l’extasedelaréminiscenceestpeut-êtreunsymbole.

Récitdeparoles.

Sil’«imitation»verbaled’événementsnonverbauxn’estqu’utopieouillusion, le « récit de paroles » peut sembler au contraire a prioricondamnéàcetteimitationabsoluedontSocratedémontreàCratyleque,sielleprésidaitvraimentàlacréationdesmots,elleferaitdulangageune

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réduplicationdumonde:«Toutseraitdouble,sansqu’onpûtydistingueroùestl’objetlui-mêmeetoùestlenom.»LorsqueMarcel,à ladernièrepagedeSodomeetGomorrhe,déclareàsamère:«Ilfautabsolumentquej’épouseAlbertine»,iln’yapas,entrel’énoncéprésentdansletexteetlaphrasecensémentprononcéeparlehéros,d’autredifférencequecellesquitiennent au passage de l’oral à l’écrit. Le narrateur ne raconte pas laphraseduhéros,onpeutàpeinedirequ’il l’imite:il larecopie,etencesensonnepeutparlericiderécit.

C’est pourtant bien ce que fait Platon lorsqu’il imagine ce quedeviendrait le dialogue entre Chrysès et Agamemnon si Homère lerapportait « non pas comme s’il était devenuChrysès (et Agamemnon),maiscommes’ilétait toujoursHomère»,puisqu’ilajoute icimême:« Iln’yauraitplusimitation,maisrécitpur».Ilvautlapeinederevenirunefois encore à cet étrange rewriting, même si la traduction en laisseéchapper quelques nuances. Contentons-nous d’un seul fragment,constitué par la réponse d’Agamemnon aux supplications de Chrysès.Voiciquelétaitcediscoursdansl’Iliade:«Prendsgarde,vieux,quejeneterencontreencoreprèsdesnefscreuses,soitàytraîneraujourd’hui,ouàyrevenirdemain.Tonbâton,laparuremêmedudieupourraientalorsnete servirde rien.Celleque tuveux, jene te la rendraipas.Lavieillessel’atteindraauparavantdansmonpalais,enArgos,loindesapatrie,allantetvenantdevant lemétieret,quand je l’yappelle,accourantàmon lit.Va, et plus ne m’irrite, si tu veux partir sans dommage 11. » Voicimaintenant ce qu’il devient chez Platon : « Agamemnon se fâcha et luiintimal’ordredes’enalleretdeneplusreparaître;carsonsceptreetlesbandelettesdudieuneluiseraientd’aucunsecours;puisilajoutaquesafille ne serait pas délivrée avant d’avoir vieilli avec lui à Argos ; il luienjoignitl’ordredeseretireretdenepasl’irriter,s’ilvoulaitrentrerchezluisainetsauf 12.»

Nous avons ici côte à côte deux états possibles du discours depersonnage, que nous allons qualifier provisoirement de façon trèsmassive : chez Homère, un discours « imité », c’est-à-dire fictivement

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rapporté, tel qu’il est censéavoir étéprononcépar lepersonnage ; chezPlaton,undiscours«narrativisé»,c’est-à-diretraitécommeunévénementparmi d’autres et assumé comme tel par le narrateur lui-même : lediscours d’Agamemnon y devient un acte, et rien n’y distingueextérieurementcequivientdelarépliqueprêtéeparHomèreàsonhéros(« il lui intima l’ordre de s’en aller ») et ce qui est emprunté aux versnarratifs qui précèdent (« il se fâcha ») : autrement dit, ce qui dansl’original était paroles et ce qui était geste, attitude, état d’âme. Onpourrait sans aucun doute pousser plus loin la réduction du discours àl’événement, en écrivant par exemple, en tout et pour tout :«AgamemnonrefusaetrenvoyaChrysès».Nousaurionslàlaformepuredudiscoursnarrativisé.DansletextedePlaton,lesoucideconserverunpeuplusdedétailsatroublécettepuretéenyintroduisantdesélémentsd’une sortededegré intermédiaire, écrit en style indirectplusoumoinsétroitementsubordonné(«ilajoutaquesafilleneseraitpasdélivrée…»;«carsonsceptreneluiseraitd’aucunsecours»),auquelnousréserveronsl’appellationdediscourstransposé.Cettetripartitions’appliqueaussibienau « discours intérieur » qu’aux paroles effectivement prononcées, ladistinction n’étant d’ailleurs pas toujours pertinente lorsqu’il s’agit d’unsoliloque :voyezparexemplecemonologue, intérieurouextérieur?deJulienSorelrecevantladéclarationd’amourdeMathilde,ponctuéde«sedit Julien », « s’écria-t-il », « ajouta-t-il », dont il serait bien vain de sedemander s’il faut ou non les prendre à la lettre 13 ; la conventionromanesque,peut-êtrevéridiqueenl’occurrence,estquelespenséesetlessentiments ne sont rien d’autre que discours, sauf lorsque le narrateurentreprenddelesréduireenévénementsetdelesracontercommetels.

Nous distinguerons donc ces trois états du discours (prononcé ou«intérieur»)depersonnage,enlesrapportantànotreobjetactuel,quiestla«distance»narrative.

1. Le discours narrativisé, ou raconté, est évidemment l’état le plusdistant et en géneral, comme on vient de le voir, le plus réducteur :supposonsquelehérosdelaRecherche,aulieudereproduiresondialogue

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avecsamère,écrivesimplementàlafindeSodome:«J’informaimamèredemadécisiond’épouserAlbertine.»S’ils’agissaitnonplusdesesparolesmais de ses « pensées », l’énoncé pourrait être encore plus bref et plusproche de l’événement pur : « Je décidai d’épouser Albertine ». Enrevanche, le récit du débat intérieur quimène à cette décision, conduitparlenarrateurensonproprenom,peutsedéveloppertrèslonguementsouslaformetraditionnellementdésignéesousletermed’analyse,etquel’on peut considérer comme un récit de pensées, ou discours intérieurnarrativisé.

2.Lediscourstransposé,austyleindirect:«Jedisàmamèrequ’ilmefallait absolument épouser Albertine » (discours prononcé), « Je pensaiqu’ilmefallaitabsolumentépouserAlbertine»(discours intérieur).Bienqu’unpeuplusmimétiquequelediscoursraconté,etenprincipecapabled’exhaustivité,cetteformenedonnejamaisaulecteuraucunegarantie,etsurtout aucun sentiment de fidélité littérale aux paroles « réellement »prononcées : laprésencedunarrateuryestencore tropsensibledans lasyntaxe même de la phrase pour que le discours s’impose avecl’autonomie documentaire d’une citation. Il est pour ainsi dire admisd’avancequelenarrateurnesecontentepasdetransposerlesparolesenpropositions subordonnées, mais qu’il les condense, les intègre à sonpropre discours, et donc les interprète en son propre style, commeFrançoisetraduisantlescivilitésdeMmedeVilleparisis 14.

Iln’envapastoutàfaitdemêmeaveclavarianteconnuesouslenomde«styleindirectlibre»,oùl’économiedelasubordinationautoriseuneplus grande extension du discours, et donc un début d’émancipation,malgré les transpositions temporelles. Mais la différence essentielle estl’absencedeverbedéclaratif,quipeutentraîner(saufindicationsdonnéespar le contexte) une double confusion. Tout d’abord entre discoursprononcéetdiscoursintérieur:dansunénoncételque:«J’allaitrouverma mère : il me fallait absolument épouser Albertine », la secondeproposition peut traduire aussi bien les pensées de Marcel se rendantauprès de sa mère que les paroles qu’il lui adresse. Ensuite et surtout,

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entre le discours (prononcé ou intérieur) du personnage et celui dunarrateur.MargueriteLips 15encitequelquesexemplesfrappants,et l’onsait l’extraordinaire parti que Flaubert a tiré de cette ambiguïté, qui luipermet de faire parler à son propre discours, sans tout à fait lecompromettrenitoutàfaitl’innocenter,cetidiomeàlafoisécœurantetfascinantqu’estlelangagedel’autre.

3. La forme la plus «mimétique » est évidemment celle que rejettePlaton, où le narrateur feint de céder littéralement la parole à sonpersonnage:«Jedisàmamère(ou:jepensai):ilfautabsolumentquej’épouseAlbertine.»Cediscoursrapporté,detypedramatique,estadopté,dèsHomère,parlegenrenarratif«mixte» 16qu’estl’épopée—etqueseraà sa suite le roman— comme forme fondamentale du dialogue (et dumonologue), et le plaidoyer de Platon pour le narratif pur aura eud’autantmoinsd’effet qu’Aristote ne tardepas, au contraire, à soutenir,avecl’autoritéetlesuccèsquel’onsait,lasupérioritédumimétiquepur.On ne doit pasméconnaître l’influence exercée pendant des siècles, surl’évolutiondesgenresnarratifs,parceprivilègemassivementaccordéàladictiondramatique.Ilnesetraduitpasseulementparlacanonisationdelatragédiecommegenresuprêmedanstoutelatraditionclassique,maisaussi,plussubtilementetbienau-delàduclassicisme,danscettesortedetutelleexercéesurlenarratifparlemodèledramatique,quisetraduitsibiendansl’emploidumot«scène»pourdésignerlaformefondamentalede la narration romanesque. Jusqu’à la fin du XIX

e siècle, la scèneromanesque se conçoit, assez piteusement, commeunepâle copie de lascènedramatique:mimésisàdeuxdegrés,imitationd’imitation.

Curieusement, l’une des grandes voies d’émancipation du romanmoderneauraconsistéàpousserà l’extrême,ouplutôtà la limite,cettemimésis du discours, en effaçant les dernières marques de l’instancenarrative et en donnant d’emblée la parole au personnage. Que l’onimagineunrécitcommençant(maissansguillemets)parcettephrase:«Ilfautabsolumentque j’épouseAlbertine…»,etpoursuivantainsi, jusqu’àladernièrepage,selonl’ordredespensées,desperceptionsetdesactions

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accompliesousubiesparlehéros.«Lelecteursetrouve(rait)installédèsles premières lignes dans la pensée du personnage principal, et c’est ledéroulement ininterrompu de cette pensée qui, se substituantcomplètementàlaformeusuelledurécit,nousapprend(rait)cequefaitle personnage et ce qui lui arrive. » On a peut-être reconnu dans cettedescription celle que faisait Joyce des Lauriers sont coupés d’ÉdouardDujardin 17, c’est-à-dire la définition la plus juste de ce que l’on a assezmalencontreusementbaptiséle«monologueintérieur»,etqu’ilvaudraitmieuxnommerdiscours immédiat : puisque l’essentiel, comme il n’apaséchappé à Joyce, n’est pas qu’il soit intérieur, mais qu’il soit d’emblée(«dès lespremières lignes ») émancipéde toutpatronagenarratif, qu’iloccuped’entréedejeuledevantdela«scène» 18.

Onsaitquelleaété,quelleestencore,deJoyceàBeckett,àNathalieSarraute,àRogerLaporte,lapostéritédecetétrangepetitlivre,etquellerévolution cettenouvelle formeaopérée au XXe siècle dans l’histoire duroman 19.Iln’estpasdansnotreproposd’yinsisterici,maisseulementdenoterlerapport,généralementméconnu,entrelediscoursimmédiatetle« discours rapporté », qui ne se distinguent formellement que par laprésence ou l’absence d’une introduction déclarative. Comme lemontrel’exemple du monologue de Molly Bloom dans Ulysse, ou des troispremièrespartiesduBruit et laFureur (monologuessuccessifsdeBenjy,Quentin et Jason), le monologue n’a pas besoin d’être extensif à toutel’œuvrepourêtrereçucomme«immédiat»:ilsuffit,quellequesoitsonextension, qu’il se présente de lui-même, sans le truchement d’uneinstance narrative réduite au silence, et dont il en vient à assumer lafonction.Onvoit ici ladifférence capitaleentremonologue immédiatetstyle indirect libre, que l’on a parfois le tort de confondre, ou derapprocherindûment:danslediscoursindirectlibre,lenarrateurassumelediscoursdupersonnage, ou si l’onpréfère le personnageparle par lavoix du narrateur, et les deux instances sont alors confondues ; dans lediscoursimmédiat,lenarrateurs’effaceetlepersonnagesesubstitueàlui.Dans le cas d’unmonologue isolé, qui n’occupe pas la totalité du récit,

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commechezJoyceouFaulkner,l’instancenarrativeestmaintenue(maisàl’écart)par lecontexte : tous leschapitresquiprécédent ledernierdansUlysse,laquatrièmepartieduBruitetlaFureur;lorsquelemonologueseconfondaveclatotalitédurécit,commedanslesLauriers,ouMartereau,ouFugue, l’instance supérieure s’annule, et l’on se retrouve en présenced’unrécitauprésentet«àlapremièrepersonne».Nousvoiciauborddesproblèmesde lavoix.N’allonspasplus loinpour l’instant,et revenonsàProust.

Il va de soi que, sauf parti pris délibéré (comme, chez Platonréécrivant Homère, le refus de tout discours rapporté), les différentesformesquel’onvientdedistinguerenthéorieneseséparentpasdefaçonaussi nette dans la pratiquedes textes : ainsi nous avons déjà punoterdans le texte proposé par Platon (ou du moins dans sa traductionfrançaise) un glissement presque imperceptible du discours raconté audiscours transposé, et du style indirect au style indirect libre. Lemêmeenchaînement se retrouve, par exemple, dans cette page d’UnamourdeSwann, où le narrateur caractérise d’abord en son propre nom lessentiments de Swann reçu chez Odette et confrontant ses angoisseshabituellesà sa situationprésente : «Alors… toutes les idées terriblesetmouvantes qu’il se faisait d’Odette s’évanouissaient, rejoignaient le corpscharmantqueSwannavaitdevant lui» ;puis, introduitepar la locution« Il avait le brusque soupçon… », voici toute une série de pensées dupersonnagerapportéesaustyleindirect:«…quecetteheurepasséechezOdette, sous la lampe, n’était peut-être pas une heure factice…Que s’iln’avaitpasétélà,elleeûtavancéàForchevillelemêmefauteuil…quelemonde habité par Odette n’était pas cet autre monde effroyable etsurnatureloùilpassaitsontempsàlasitueretquin’existaitpeut-êtrequedans son imagination, mais l’univers réel, etc. » ; puis Marcel prête savoix,enstyleindirectlibre(etaveclestranspositionsgrammaticalesqu’ilimplique)auproprediscoursintérieurdeSwann:«Ah!siledestinavaitpermisqu’ilpûtn’avoirqu’uneseuledemeureavecOdetteetquechezelleilfûtchezlui,siendemandantaudomestiquecequ’ilyavaitàdéjeuner,

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c’eût été le menu d’Odette qu’il eût reçu en réponse, si quand Odettevoulait aller le matin se promener avenue du Bois-de-Boulogne, sondevoir de bon mari l’avait obligé, n’eût-il pas envie de sortir, àl’accompagner…alors,combientouslesriensdelaviedeSwannqui luisemblaientsitristes,aucontraireparcequ’ilsauraientenmêmetempsfaitpartiedelavied’Odetteauraientpris,mêmelesplusfamiliers…unesortededouceursurabondanteetdedensitémystérieuse!»;puis,aprèscettesortedeclimaxmimétique,letexterevientaustyleindirectsubordonné:«Pourtantil sedoutaitbienquecequ’ilregrettaitainsi,c’étaituncalme,une paix qui n’auraient pas été pour son amour une atmosphèrefavorable… Il se disait que, quand il serait guéri, ce que pourrait faireOdette lui serait indifférent », pour revenir enfin au mode initial dudiscoursnarrativisé(«ilredoutaitàl’égaldelamortunetelleguérison»),qui lui permet d’enchaîner insensiblement sur le récit d’événements :«Aprèscestranquillessoirées,lessoupçonsdeSwannétaientcalmés;ilbénissaitOdetteetlelendemain,dèslematin,ilfaisaitenvoyerchezellelesplusbeauxbijoux,etc. 20»

Ces gradations ou mélanges subtils de style indirect et de discoursraconté ne doivent pas faire méconnaître l’usage caractéristique que lerécitproustienfaitdudiscoursintérieurrapporté.Qu’ils’agissedeMarcelou de Swann, le héros proustien, et surtout dans sesmoments de viveémotion,articulevolontierssespenséescommeunvéritablemonologue,animé d’une rhétorique toute théâtrale. Voici Swann en colère : «Maisaussi, jesuistropbête,sedisait-il, jepaieavecmonargentleplaisirdesautres.Elleferatoutdemêmebiendenepastroptirersurlacorde,carjepourrais bien ne plus rien donner du tout. En tout cas, renonçonsprovisoirement aux gentillesses supplémentaires ! Penser que pas plustard qu’hier, comme elle disait avoir envie d’assister à la saison deBayreuth,j’aieulabêtisedeluiproposerdelouerundesjolischâteauxduroideBavièrepournousdeuxdanslesenvirons.Etd’ailleursellen’apasparuplusraviequecela,ellen’aencoreditniouininon;espéronsqu’ellerefusera,grandDieu!EntendreduWagnerpendantquinzejoursavecelle

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qui s’en soucie comme un poisson d’une pomme, ce serait gai 21 ! »OuMarcelessayantdeserassureraprèsledépartd’Albertine:«Toutcelanesignifierien,medis-je,c’estmêmemeilleurquejenepensais,carcommeelle ne pense rien de tout cela, elle ne l’a évidemment écrit que pourfrapper un grand coup, afin que je prenne peur. Il faut aviser au pluspressé,c’estqu’Albertinesoitrentréecesoir.IlesttristedepenserquelesBontemps sont des gens véreux qui se servent de leur nièce pourm’extorquerdel’argent.Maisqu’importe?etc. 22.» Ilarrived’ailleursaumoinsàSwanndeparler«seulàhautevoix»,etquiplusestdanslarue,rentrantchez lui furieuxaprès s’être faitévincerde lapartieàChatou :«Quelle gaîté fétide ! disait-il endonnantà saboucheune expressiondedégoûtsifortequ’ilavaitlui-mêmelasensationmusculairedesagrimacejusquedanssoncourévulsécontrelecoldesachemise…J’habiteàtropdemilliers demètres d’altitude au-dessus des bas-fonds où clapotent etclabaudentdetelssalespapotages,pourquejepuisseêtreéclabousséparles plaisanteries d’une Verdurin, s’écria-t-il en relevant la tête, enredressant fièrement son corps en arrière… Il avait quitté depuis bienlongtemps les allées du Bois, il était presque arrivé chez lui, que, pasencore dégrisé de sa douleur et de la verve d’insincérité dont lesintonationsmenteuses,lasonoritéartificielledesaproprevoixluiversaientd’instant en instant plus abondamment l’ivresse, il continuait encore àpérorertouthautdanslesilencedelanuit 23…»Onvoitqu’icilesondelavoixet l’intonationfactice fontpartiede lapensée,ouplutôt larévèlentau-delàdesdénégationsemphatiquesdelamauvaisefoi:«EtsansdoutelavoixdeSwannétait-elleplusclairvoyantequelui-même,quandelleserefusaitàprononcercesmotspleinsdedégoûtpourlemilieuVerdurinetde la joie d’en avoir fini avec lui, autrement que sur un ton factice etcomme s’ils étaient choisis plutôt pour assouvir sa colère que pourexprimer sa pensée. Celle-ci, en effet, pendant qu’il se livrait à cesinvectives,étaitprobablement,sansqu’ils’enaperçût,occupéed’unobjettout à fait différent… » : cet objet, plus que différent, diamétralementopposé aux discours dédaigneux que Swann s’adresse à lui-même, c’est

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évidemmentderentrer,coûtequecoûte,engrâceauprèsdesVerdurinetdesefaireinviteraudînerdeChatou.Telleestbiensouventladuplicitédudiscoursintérieur,etriennepeutmieuxlarévélerquecesmonologuesinsincèresproférésàhautevoix,commeunescène,une«comédie»quel’onsejoueàsoi-même.La«pensée»estbienundiscours,maisenmêmetemps cediscours, « oblique » etmensonger comme tous les autres, estgénéralement infidèle à la « vérité ressentie », qu’aucun monologueintérieurnepeutrestituer,etqueleromancierdoitserésoudreàlaissertransparaître à travers les déguisements de lamauvaise foi, qui sont la«conscience»même.C’estcequis’énonceassezbiendanscettepageduTempsretrouvéquifaitsuiteàlaformulebienconnue:«Ledevoiret latâched’unécrivainsontceuxd’untraducteur»:

Or si, quand il s’agit du langage inexact de l’amour-propre parexemple, le redressement de l’oblique discours intérieur (qui vas’éloignant de plus en plus de l’impression première et centrale)jusqu’àcequ’il seconfondeavec ladroitequiauraitdûpartirdel’impression, si ce redressement est chose malaisée contre quoiboudenotreparesse,ilestd’autrescas,celuioùils’agitdel’amourpar exemple, où ce même redressement devient douloureux.Toutesnosfeintesindifférences,toutenotreindignationcontrecesmensonges sinaturels, si semblablesà ceuxquenouspratiquonsnous-mêmes, en unmot tout ce que nous n’avons cessé, chaquefoisquenousétionsmalheureuxoutrahis,nonseulementdedireà l’être aimé,maismême, en attendant de le voir, de nous diresans fin ànous-même,quelquefois à haute voix dans le silence denotre chambre troublé par quelques : « Non, vraiment, de telsprocédéssontintolérables»et«J’aivouluterecevoirunedernièrefois et jenenierai pasque celame fassede lapeine », ramenertout cela à la vérité ressentie dont cela s’était tant écarté, c’estabolirtoutceàquoinoustenionsleplus,cequiafait,seulàseul

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avec nous-même, dans des projets fiévreux de lettres et dedémarches,notreentretienpassionnéavecnous-même 24.

On sait du reste que Proust, de qui l’on attendrait peut-être,chronologiquementsituécommeil l’estentreDujardinetJoyce,quelquemouvement dans cette direction, ne présente à peu près rien dans sonœuvrequel’onpuisserapprocherdu«monologueintérieur»àlamanièredesLauriersoud’Ulysse 25. Il serait toutà faiterronédequalifierainsi lapageauprésent(«Jeboisunesecondegorgéeoùjenetrouveriendeplusque dans la première, etc. ») qui s’intercale 26 dans l’épisode de lamadeleine,etdontlatenuerappellebiendavantageleprésentnarratifdel’expériencephilosophique,telqu’onletrouveparexemplechezDescartesouBergson : le soliloquesupposéduhérosest ici très fortementprisenchargeparlenarrateuràdesfinsévidentesdedémonstration,etrienn’estpluséloignéde l’espritdumonologue intérieurmoderne,quienfermelepersonnage dans la subjectivité d’un « vécu » sans transcendance nicommunication.LaseuleoccurrenceoùapparaissentdanslaRecherche laforme et l’esprit du monologue immédiat est celle que relève J.P.Houston 27enlaqualifiantjustementde«vraieraretéchezProust»,àlapage84delaPrisonnière.MaisHoustonnecitequelespremièreslignesdecepassage,quimalgrétouteleuranimationressortissentpeut-êtreaustyle indirect libre ; et ce sont les suivantes qui, abandonnant toutetransposition temporelle, constituent le véritable hapax joycien de laRecherche. Voici l’ensemble de ce passage, où je souligne les quelquesphrasesoùlemonologueimmédiatestincontestable:

Ces concerts matinaux de Balbec n’étaient pas anciens. Etpourtant,àcemomentrelativementrapproché,jemesouciaispeud’Albertine.Même, les tout premiers jours de l’arrivée, je n’avaispas connusaprésenceàBalbec.Parquidonc l’avais-jeapprise?Ah!oui,parAimé.Ilfaisaitunbeausoleilcommecelui-ci.Brave

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Aimé! Ilétaitcontentdemerevoir.Mais iln’aimepasAlbertine.Tout lemonde ne peut pas l’aimer. Oui, c’est lui quim’a annoncéqu’elle était à Balbec. Comment le savait-il donc ? Ah ! il l’avaitrencontrée,illuiavaittrouvémauvaisgenre 28…

Le traitement proustien du discours intérieur est donc somme toutefort classique,maispourdes raisonsquine le sontpas toutà fait, avecunerépugnancetrèsmarquée—etpourcertainsparadoxale—àl’égarddecequeDujardinnommele«tout-venant»mental,la«penséeàl’étatnaissant », traduite par un flux infra-verbal réduit au « minimumsyntaxial » : rien n’est plus étranger à la psychologie proustienne quel’utopie d’un monologue intérieur authentique dont l’inorganisationinchoative garantirait la transparence et la fidélité aux plus profondsremousdu«courantdeconscience»—oud’inconscience.

Seule exception apparente, dans le rêve de Marcel à Balbec 29, laphrase finale, « Tu sais bien pourtant que je vivrai toujours près d’elle,cerfs, cerfs, Francis Jammes, fourchette » — qui contraste avec lecaractère parfaitement articulé des paroles échangées jusque-là dans cerêve 30.Maissil’onyregarded’unpeuplusprès,cecontrastemêmeporteunsenstrèsprécis:aussitôtaprèscettephraseàl’incohérencemarquée,lenarrateurajoute:«Maisdéjàj’avaisretraversélefleuveauxténébreuxméandres, j’étais remontéà lasurfaceoùs’ouvre lemondedesvivants :aussi si je répétais encore : Francis Jammes, cerfs, cerfs, la suite de cesmotsnem’offraitplus le sens limpideet la logiquequ’ils exprimaient sinaturellementpourmoiilyauninstantencore,etquejenepouvaisplusme rappeler. Je ne comprenais plus même pourquoi le mot Aias, quem’avait dit tout à l’heure mon père, avait immédiatement signifié :“prendsgarded’avoirfroid”,sansaucundoutepossible.»C’estdirequelaséquence infra-linguistique cerfs, Francis Jammes, fourchette n’estnullement donnée comme exemple du langage onirique, mais commetémoignagederuptureetd’incompréhension,auréveil,entrecelangage

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etlaconsciencevigile.Dansl’espacedurêve,toutestclairetnaturel,cequisetraduitpardesdiscoursd’uneparfaitecohérencelinguistique.C’estauréveil,c’est-à-direaumomentoùcetuniverscohérentlaisselaplaceàunautre (dont la logiqueestdifférente),quecequi était « limpide »et« logique » perd sa transparence. De même, quand le dormeur despremièrespagesdeSwannsortdesonpremiersommeil,lethèmedesonrêve(êtreuneéglise,unquatuor,larivalitédeFrançoisIeretdeCharlesQuint) « commence à (lui) devenir inintelligible, comme après lamétempsycose les pensées d’une existence antérieure 31 ». Le « tout-venant»infra-linguistiquen’estdoncjamaischezProustlediscoursd’uneprofondeur qui serait alogique, fût-ce celle du rêve, mais seulement lemoyendefigurer,parunesortedemalentendutransitoireetfrontalier,ledivorceentredeuxlogiques,aussiarticuléesl’unequel’autre.

Quantaudiscours«extérieur»—soitlatenuedecequel’onnommetraditionnellement le « dialogue », même s’il engage plus de deuxpersonnages—, on sait que Proust, ici, se sépare tout à fait de l’usageflaubertien du style indirect libre.Marguerite Lips en a relevé deux outrois exemples 32, mais qui restent exceptionnels. Cette transfusionambiguë des discours, cette confusion des voix est profondémentétrangère à sa diction, qui se rattache ici bien davantage au modèlebalzacien,marquéparlaprédominancedudiscoursrapporté,etdecequeProust lui-mêmeappellele« langageobjectivé»,c’est-à-direl’autonomiede langage accordée aux personnages, ou du moins à certains d’entreeux : « Balzac, ayant gardé par certains côtés un style inorganisé, onpourrait croire qu’il n’a pas cherché à objectiver le langage de sespersonnages,ou,quand il l’a faitobjectif,qu’iln’apuse tenirde faireàtoute minute remarquer ce qu’il avait de particulier. Or, c’est tout lecontraire. Ce même homme qui étale naïvement ses vues historiques,artistiques, etc., cache les plus profonds desseins, et laisse parler d’elle-

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mêmelavéritédelapeinturedulangagedesespersonnages,sifinementqu’ellepeutpasserinaperçue,etilnechercheenrienàlasignaler.QuandilfaitparlerlabelleMmeRoguinqui,Parisienned’esprit,pourToursestlafemmedupréfetdelaprovince,commetouteslesplaisanteriesqu’ellefaitsur l’intérieur des Rogron sont bien d’elle et non de Balzac 33 ! » Cetteautonomieestparfoisdiscutée,etMalraux,parexemple, la juge« touterelative 34».Ilestsansdouteexcessifdedire,commeGaëtanPicon(àquiMalrauxrépondici),queBalzac«chercheàdonneràchaquepersonnageune voix personnelle », si voix personnelle signifie style propre etindividuel.Les«motsdecaractère»sonttels(commechezMolière)parle sens plus que par le style, et les dictions les plus marquées, accentallemand deNucingen ou de Schmucke ou parler concierge de lamèreCibot,sontplutôtdeslangagesdegroupequedesstylespersonnels.Restequel’effortdecaractérisationestévidentetque,idiolecteousociolecte,leparler des personnages s’en trouve bien « objectivé », avec unedifférenciation marquée entre discours de narrateur et discours depersonnages,etdoncuneffetmimétiqueprobablementplus intensequechezaucunautreromancierantérieur.

Proust,quantàlui,pousseral’effetbeaucoupplusloin,etleseulfaitqu’ilenaitrelevéetquelquepeuexagérélaprésencechezBalzacmontrebien, comme toutes les distorsions critiques de ce genre, quel était sonpropreparti.Nul,sansaucundoute,niavantnimêmeaprèslui,etdansaucunelangueàmaconnaissance,n’achargéàcepointl’«objectivation»,etcette fois l’individuationdustyledepersonnages.J’aieffleuréailleursce sujet 35, dont l’étude exhaustive exigerait une analyse stylistiquecomparée des discours de Charlus, de Norpois, de Françoise, etc., nonsansd’inévitablesréférencesàla«psychologie»decespersonnages—etune confrontation entre la technique de ces pastiches imaginaires (oupartiellementimaginaires)etcelledespastichesréelsdel’AffaireLemoineet d’ailleurs. Tel n’est pas ici notre propos. Qu’il suffise de rappelerl’importance du fait, mais aussi l’inégalité de sa dispersion. En effet, ilseraitexcessifetsommairededirequetouslespersonnagesdeProustont

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unidiolecte,ettousaveclamêmeconstanceetlamêmeintensité.Levrai,c’estqu’àpeuprèstousprésententaumoinsàquelquemomentquelquetraiterratiquedelangage,tournurefautiveoudialectale,ousocialementmarquée,acquisitionouempruntcaractéristique,gaffe,bourdeoulapsusrévélateur,etc.;àcetétatminimaldurapportconnotatifaveclelangage,onpeutdirequ’aucund’euxn’échappe,sicen’estpeut-être lehéros lui-même,quid’ailleursparlefortpeucommeteletdontlerôleestplutôticid’observation,d’apprentissageetdedéchiffrement.Aunsecondniveausetrouvent les personnages marqués d’un trait linguistique récurrent, quileur appartient comme un tic ou un indicatif, personnel et/oud’appartenance sociale : anglicismes d’Odette, impropriétés de Basin,pseudo-homérismes estudiantins de Bloch, archaïsmes de Saniette, cuirsde Françoise ou du directeur de Balbec, calembours et provincialismesd’Oriane,jargondecénaclechezSaint-Loup,styleSévignéchezlamèreetla grand-mère du héros, défauts de prononciation chez la princesseSherbatoff,Bréauté,Faffenheim,etc.:c’esticiqueProustestleplusprèsdu modèle balzacien, et c’est cette pratique qui a été depuis le plussouvent imitée 36. Le niveau supérieur est celui du style personnelproprementdit 37,àlafoisspécifiqueetconstant,telqu’onletrouvechezBrichot (pédantisme et familiarismes de professeur démagogue), chezNorpois (truismes officieux et périphrases diplomatiques), chez Jupien(pureté classique), chez Legrandin (style décadent), et surtout chezCharlus (rhétorique furibonde). Le discours « stylisé » est la formeextrêmede lamimésisdediscours,où l’auteur« imite»sonpersonnagenon seulement dans la teneur de ses propos,mais dans cette littéralitéhyperboliquequiestcelledupastiche,toujoursunpeuplusidiolectalquele texte authentique, comme l’« imitation » est toujours une charge,paraccumulation et accentuation des traits spécifiques. Aussi Legrandin ouCharlusdonnent-ils toujours l’impressiondes’imiter,et finalementdesecaricaturer eux-mêmes. L’effetmimétique est donc ici à son comble, ouplusexactementàsalimite:aupointoùl’extrêmedu«réalisme»toucheà l’irréalité pure. L’infaillible grand-mère du narrateur dit bien que

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Legrandinparle«unpeutropcommeunlivre 38»:enunsenspluslarge,ce risque pèse sur toutemimésis de langage trop parfaite, qui finit pars’annulerdanslacircularité,déjànotéeparPlaton,durapportaudouble:Legrandin parle comme Legrandin, c’est-à-dire comme Proust imitantLegrandin,etlediscours,finalement,renvoieautextequile«cite»,c’est-à-direenfaitleconstitue.

Cette circularité explique peut-être qu’un procédé de« caractérisation » aussi efficace que l’autonomie stylistique n’aboutissepaschezProustàlaconstitutiondepersonnagessubstantielsetdéterminésausensréalisteduterme.Onsaitcombienles«personnages»proustiensrestent, ou plutôt deviennent au fil des pages de plus en plusindéfinissables, insaisissables, « êtres de fuite », et l’incohérencede leurconduiteenestévidemmentlaraisonessentielle,etlaplussoigneusementménagée par l’auteur.Mais la cohérence hyperbolique de leur langage,loindecompensercetteévanescencepsychologique,nefaitbiensouventque l’accentuer et l’aggraver : un Legrandin, un Norpois, un Charlusmême, n’échappent pas tout à fait au sort exemplaire qui est celui decomparses comme ledirecteurdeBalbec,CélesteAlbaret ou le valet depied Périgot Joseph : se confondre, au point de s’y réduire, avec leurlangage.Laplus forteexistenceverbaleest ici lesigneet l’amorced’unedisparition. A la limite de l’« objectivation » stylistique, le personnageproustien trouve cette forme, éminemment symbolique, de la mort :s’abolirdanssonproprediscours.

Perspective.

Cequenousappelonspour l’instantetparmétaphore laperspectivenarrative—c’est-à-direcesecondmodederégulationdel’informationquiprocède du choix (ou non) d’un « point de vue » restrictif —, cettequestionaété,de toutescellesquiconcernent la techniquenarrative, la

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plus fréquemment étudiée depuis la fin du XIXe siècle, avec des

aboutissements critiques incontestables, comme les chapitres de PercyLubbocksurBalzac,Flaubert,TolstoïouJames,ouceluideGeorgesBlinsurles«restrictionsdechamp»chezStendhal 39.Toutefois,laplupartdestravaux théoriques sur ce sujet (qui sont essentiellement desclassifications) souffrent à mon sens d’une fâcheuse confusion entre ceque j’appelle icimode et voix, c’est-à-dire entre la question quel est lepersonnage dont le point de vue oriente la perspective narrative ? et cettequestion tout autre :qui est le narrateur ?—ou, pour parler plus vite,entre la questionqui voit ? et la question qui parle ? Nous reviendronsplus loin sur cette distinction apparemment évidente, mais presqueuniversellementméconnue:c’estainsiqueCleanthBrooksetRobertPennWarrenproposaienten1943 40,sousletermedefoyernarratif(«focusofnarration »), explicitement (et très heureusement) proposé commeéquivalentde«pointdevue»,unetypologieàquatretermesquerésume(jetraduis)letableausuivant:

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Orilapparaîtàl’évidencequeseulelafrontièreverticaleconcernele«pointdevue»(intérieurouextérieur),tandisquel’horizontaleportesurlavoix(identitédunarrateur),sansaucunevéritabledifférencedepointdevueentre1et4(disons:AdolpheetArmance)etentre2et3(WatsonracontantSherlockHolmes,etAgathaChristieracontantHerculePoirot).En1955,F.K.Stanzel 41distinguetroistypesde«situationsnarratives»romanesques : l’auktoriale Erzâhl-situation, qui est celle de l’auteur«omniscient»(type:TomJones),l’IchErzählsituation,oùlenarrateurestun des personnages (type :MobyDick), et la personale Erzählsituation,récit mené « à la troisième personne » selon le point de vue d’unpersonnage (type : the Ambassadors). Ici encore, la différence entre ladeuxièmeetlatroisièmesituationn’estpasde«pointdevue»(alorsquela première se définit selon ce critère), puisqu’Ismahel et Stretheroccupentenfaitlamêmepositionfocaledanslesdeuxrécits,àceciprèsseulement que dans l’un c’est le personnage focal lui-même qui estnarrateur, et dans l’autre un « auteur » absent de l’histoire. La mêmeannée, Norman Friedman 42 présente de son côté une classificationbeaucoup plus complexe en huit termes : deux types de narration«omnisciente»,avecousans«intrusionsd’auteurs»(FieldingouThomasHardy), deux types de narration « à la première personne », je-témoin(Conrad) ou je-héros (Dickens, Great Expectations), deux types denarration « omnisciente sélective », c’est-à-dire à point de vue restreint,soit«multiple»(VirginiaWoolf,TotheLight-house),soitunique(Joyce,Portraitof theArtist),enfindeux typesdenarrationpurementobjective,dontlesecondesthypothétiqueetd’ailleursmaldistinctdupremier: le« mode dramatique » (Hemingway, Hills Like White Elephants) et « lacaméra»,enregistrementpuretsimple,sanssélectionniorganisation.Detouteévidence,lestroisièmeetquatrièmetypes(ConradetDickens)nesedistinguentdesautresqu’entantquerécits«àlapremièrepersonne»,etla différence entre les deux premiers (intrusions d’auteur ou non) estencore un fait de voix, concernant le narrateur et non le point de vue.Rappelons que Friedman décrit son sixième type (Portrait de l’artiste)

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comme « histoire racontée par un personnage, mais à la troisièmepersonne », formule qui témoigne d’une évidente confusion entre lepersonnagefocal(cequeJamesappelaitle«réflecteur»)etlenarrateur.Même assimilation, évidemment volontaire, chez Wayne Booth, quiintituleen1961«DistanceetPointdevue 43»unessaiconsacréenfaitàdes problèmes de voix (distinction entre l’auteur implicite, le narrateurreprésenté ounon-représenté,digne ou indignede confiance), comme il ledéclare d’ailleurs explicitement en proposant une « classification plusriche des variétés des voix de l’auteur ». « Strether, dit encore Booth,“narre”engrandepartiesaproprehistoire,mêmes’ilesttoujoursdésignéà la troisièmepersonne » : son statut serait-il donc identiqueà celuideCésar dans laGuerre des Gaules ? On voit à quelles difficultésmène laconfusion du mode et de la voix. En 1962, enfin, Bertil Romberg 44

reprend la typologiedeStanzelqu’ilcomplèteenajoutantunquatrièmetype : le récit objectif de style behaviouriste (c’est le septième type deFriedman) ;d’oùcettequadripartition :1) récit à auteuromniscient,2)récitàpointdevue,3)récitobjectif,4)récitàlapremièrepersonne—oùle quatrième type est clairement discordant par rapport au principe declassement des trois premiers. Borges introduirait sans doute ici unecinquième classe, typiquement chinoise, celle des récits écrits avec unpinceautrèsfin.

Il est certes légitime d’envisager une typologie des « situationsnarratives»quitiennecompteàlafoisdesdonnéesdemodeetdevoix;cequinel’estpas,c’estdeprésenterunetelleclassificationsouslaseulecatégorie du « point de vue », ou de dresser une liste où les deuxdéterminations se concurrencent sur la base d’une confusionmanifeste.Aussi convient-il ici de ne considérer que les déterminations purementmodales, c’est-à-dire celles qui concernent ce que l’on nommecouramment le « point de vue », ou, avec Jean Pouillon et TzvetanTodorov, la « vision » ou l’« aspect 45 ». Cette réduction admise, leconsensuss’établitsansgrandedifficultésurunetypologieàtroistermes,dontlepremiercorrespondàcequelacritiqueanglo-saxonnenommele

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récit à narrateur omniscient et Pouillon « vision par derrière », et queTodorov symbolise par la formule Narrateur > Personnage (où lenarrateurensaitplusquelepersonnage,ouplusprécisémentenditplusque n’en sait aucun des personnages) ; dans le second, Narrateur=Personnage(lenarrateurneditquecequesaittelpersonnage):c’estlerécità«pointdevue»selonLubbockouà«champrestreint»selonBlin,la « vision avec » selon Pouillon ; dans le troisième, Narrateur<Personnage (le narrateur en ditmoins que n’en sait le personnage) :c’estlerécit«objectif»ou«behaviouriste»,quePouillonnomme«visiondudehors».Pourévitercequelestermesdevision,dechampetdepointdevueontdetropspécifiquementvisuel,jereprendraiiciletermeunpeuplus abstrait de focalisation 46, qui répond d’ailleurs à l’expression deBrooksetWarren:«focusofnarration.» 47

Focalisations.

Nous rebaptiserons donc le premier type, celui que représente engénéral le récit classique, récit non-focalisé, ou à focalisation zéro. Lesecond sera le récit à focalisation interne, qu’elle soit fixe (exemplecanonique : les Ambassadeurs, où tout passe par Strether, ou mieuxencore,CequesavaitMaisie,oùnousnequittonspresquejamaislepointde vue de la petite fille, dont la « restriction de champ » estparticulièrement spectaculaire dans cette histoire d’adultes dont lasignification lui échappe), variable (comme dansMadameBovary, où lepersonnage focal est d’abord Charles, puis Emma, puis de nouveauCharles 48, ou, de façon beaucoup plus rapide et insaisissable, chezStendhal),oumultiple, commedans les romanspar lettres, où lemêmeévénement peut être évoqué plusieurs fois selon le point de vue deplusieurs personnages-épistoliers 49 ; on sait que le poème narratif deRobertBrowning, l’Anneauet leLivre (qui raconteuneaffaire criminelle

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vuesuccessivementparlemeurtrier,lesvictimes,ladéfense,l’accusation,etc.), a fait pendant quelques années figure d’exemple canonique de cetype de récit 50 avant d’être supplanté pour nous par le filmRashômon.Notre troisième type sera le récit à focalisation externe, popularisé entreles deux guerres par les romans de Dashiel Hammett, où le héros agitdevantnoussansquenoussoyons jamaisadmisàconnaîtresespenséesousentiments,etparcertainesnouvellesd’Hemingway,commeTheKillersoudavantageencoreHillsLikewhiteElephants(ParadisPerdu),quipousseladiscrétion jusqu’à ladevinette.Mais ilne faudraitpas réduirece typenarratif à ce seul investissement littéraire : Michel Raimond remarquejustement 51quedansleromand’intrigueoud’aventure,«oùl’intérêtnaîtdufaitqu’ilyaunmystère»,l’auteur«nenousditpasd’embléetoutcequ’ilsait»,etdefaitungrandnombrederomansd’aventures,deWalterScott à Jules Verne en passant par Alexandre Dumas, traitent leurspremièrespagesenfocalisationexterne:voyezcommentPhiléasFoggestd’abord considéré de l’extérieur, par le regard intrigué de sescontemporains,etcommentsonmystèreinhumainseramaintenujusqu’àl’épisodequirévélerasagénérosité 52.Maisbiendesromans«sérieux»duXIX

esièclepratiquentcetyped’introïténigmatique:ainsi,chezBalzac, laPeaudechagrinoul’Enversdel’histoirecontemporaine,etmême leCousinPons, où le héros est longuement décrit et suivi comme un inconnu àl’identitéproblématique 53.Etd’autresmotifspeuventjustifierlerecoursàcetteattitudenarrative,commelaraisondeconvenance(oulejeucoquinavec l’inconvenance) pour la scène du fiacre dans Bovary, qui estentièrement racontée selon le point de vue d’un témoin extérieur etinnocent 54.

Comme le montre bien ce dernier exemple, le parti de focalisationn’est pas nécessairement constant sur toute la durée d’un récit, et lafocalisationinternevariable,formuledéjàfortsouple,nes’appliquepasàlatotalitédeBovary:nonseulementlascènedufiacreestenfocalisationexterne, mais nous avons déjà eu l’occasion de dire 55 que le tableaud’Yonville qui ouvre la deuxième partie n’est pas plus focalisé que la

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plupartdesdescriptionsbalzaciennes.Laformuledefocalisationneportedonc pas toujours sur une œuvre entière, mais plutôt sur un segmentnarratif déterminé, qui peut être fort bref 56. D’autre part, la distinctionentrelesdifférentspointsdevuen’estpastoujoursaussinettequelaseuleconsidération des types purs pourrait le faire croire. Une focalisationexterne par rapport à un personnage peut parfois se laisser aussi biendéfinir comme focalisation interne sur un autre : la focalisation externesur Philéas Fogg est aussi bien focalisation interne sur Passepartoutmédusé par son nouveau maître, et la seule raison pour s’en tenir aupremiertermeest laqualitédehérosdePhiléas,quiréduitPassepartoutau rôle de témoin ; et cette ambivalence (ou réversibilité) est aussisensiblelorsqueletémoinn’estpaspersonnifié,maisresteunobservateurimpersonneletflottant,commeaudébutdelaPeaudechagrin.Demême,le partage entre focalisation variable et non-focalisation est parfois biendifficileàétablir, le récitnonfocalisépouvant leplussouvents’analysercommeunrécitmultifocaliséadlibitum,selonleprincipequipeutlepluspeutlemoins(n’oublionspasquelafocalisationestessentiellement,selonlemotdeBlin,unerestriction);etpourtant,nulnepeutconfondresurcepointlamanièredeFieldingetcelledeStendhaloudeFlaubert 57.

Il faut aussi noter que ce quenous appelons focalisation interne estrarement appliqué de façon tout à fait rigoureuse. En effet, le principemêmedecemodenarratif impliqueen toute rigueurque lepersonnagefocal ne soit jamais décrit, ni même désigné de l’extérieur, et que sespenséesousesperceptionsnesoient jamaisanalyséesobjectivementparlenarrateur.Iln’yadoncpasdefocalisationinterneausensstrictdansunénoncécommecelui-ci,oùStendhalnousditcequefaitetpenseFabricedelDongo:«Sanshésiter,quoiqueprêtàrendrel’âmededégoût,Fabricesejetaàbasdesonchevaletpritlamainducadavrequ’ilsecouaferme;puis il resta comme anéanti ; il sentait qu’il n’avait pas la force deremonter à cheval. Ce qui lui faisait horreur surtout c’était cet œilouvert. » En revanche, la focalisation est parfaite dans celui-ci, qui secontentededécrirecequevoitsonhéros:«Uneballe,entréeàcôtédu

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nez,étaitsortieparlatempeopposée,etdéfiguraitcecadavred’unefaçonhideuse ; il était resté avec unœil ouvert 58. » Jean Pouillon relève fortbienceparadoxelorsqu’ilécritque,dansla«visionavec»,lepersonnageestvu«nondanssonintériorité,carilfaudraitquenousensortionsalorsquenousnousyabsorbons,maisdansl’imagequ’ilsefaitdesautres,enquelque sorte en transparence dans cette image. En somme, nous lesaisissonscommenousnoussaisissonsnous-mêmesdansnotreconscienceimmédiatedeschoses,denosattitudesàl’égarddecequinousentoure,surcequinousentoureetnonennous-mêmes.Parconséquentonpeutdire pour conclure : la vision en image des autres n’est pas uneconséquencede lavision“avec”dupersonnagecentral,c’estcettevision“avec”elle-même 59».Lafocalisationinternen’estpleinementréaliséequedansleréciten«monologueintérieur»,oudanscetteœuvrelimitequ’estla Jalousie de Robbe-Grillet 60, où le personnage central se réduitabsolument à — et se déduit rigoureusement de — sa seule positionfocale.Nousprendronsdonccetermedansunsensnécessairementmoinsrigoureux, et dont le critère minimal a été dégagé par Roland Barthesdans sa définition de ce qu’il nomme le mode personnel du récit 61. Cecritère,c’estlapossibilitéderéécrirelesegmentnarratifconsidéré(s’ilnel’est déjà) à la première personne sans que cette opération entraîne« aucune autre altération du discours que le changement même despronoms grammaticaux » : ainsi, une phrase telle que « James Bondaperçut un homme d’une cinquantaine d’années, d’allure encore jeune,etc.»est traduisibleenpremièrepersonne(« j’aperçus,etc.»),et relèvedonc pour nous de la focalisation interne. Au contraire, une phrasecomme«letintementcontrelaglacesembladonneràBondunebrusqueinspiration » est intraduisible en première personne sans incongruitésémantique évidente 62. Nous sommes ici, typiquement, en focalisationexterne, à cause de l’ignorance marquée du narrateur à l’égard desvéritables pensées du héros.Mais la commodité de ce critère purementpratique ne doit pas inciter à confondre les deux instances de lafocalisationetdelanarration,quirestentdistinctesmêmedanslerécit«à

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la première personne », c’est-à-dire lorsque ces deux instances sontassumées par la même personne (sauf dans le récit au présent, enmonologueintérieur).LorsqueMarcelécrit:«J’aperçusunhommed’unequarantained’années,trèsgrandetassezgros,avecdesmoustachestrèsnoires, et qui, tout en frappant nerveusement son pantalon avec unebadine, fixait sur moi des yeux dilatés par l’attention 63 », entrel’adolescentdeBalbec(lehéros)quiaperçoituninconnu,etl’hommemûr(lenarrateur) qui raconte cettehistoireplusieursdizainesd’annéesplustard, et qui sait fort bien que cet inconnu était Charlus (et tout ce quesignifie son attitude), l’identité de « personne » ne doit pasmasquer ladifférencede fonction et— ce qui nous importe particulièrement ici—d’information.Lenarrateuren«sait»presquetoujoursplusquelehéros,mêmesilehérosc’estlui,etdonclafocalisationsurlehérosestpourlenarrateur une restriction de champ tout aussi artificielle à la premièrepersonne qu’à la troisième.Nous allons retrouver bientôt cette questiondécisiveàproposdelaperspectivenarrativechezProust,maisilnousfautencoredéfinirdeuxnotionsindispensablespourcetteétude.

Altérations.

Lesvariationsde«pointdevue»quiseproduisentaucoursd’unrécitpeuvent être analysées commedes changementsde focalisation, commeceux que nous avons déjà rencontrés dansMadameBovary : on parleraalors de focalisation variable, d’omniscience avec restrictions de champpartielles, etc. C’est là un parti narratif parfaitement défendable, et lanorme de cohérence érigée en point d’honneur par la critique post-jamesienne est évidemment arbitraire. Lubbock exige que le romanciersoit«fidèleàquelqueparti,etrespecteleprincipequ’ilaadopté»,maispourquoi ce parti ne serait-il pas la liberté absolue et l’inconséquence ?Forster 64 et Booth ont bien montré la vanité des règles pseudo-

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jamesiennes,etquiprendraitaujourd’huiausérieuxlesremontrancesdeSartreàMauriac 65?

Mais un changement de focalisation, surtout s’il est isolé dans uncontexte cohérent, peut aussi être analysé comme une infractionmomentanéeaucodequirégitcecontexte,sansquel’existencedececodesoit pour autant mise en question, de même que dans une partitionclassique un changement momentané de tonalité, ou même unedissonance récurrente, se définissent comme modulation ou altérationsansquesoitcontestée la tonalitéd’ensemble.Jouantsur ledoublesensdumotmode,quinousrenvoieàlafoisàlagrammaireetàlamusique,jenommerai donc en général altérations ces infractions isolées, quand lacohérenced’ensembledemeurecependantassezfortepourquelanotionde mode dominant reste pertinente. Les deux types d’altérationconcevables consistent soit à donner moins d’information qu’il n’est enprincipenécessaire,soitàendonnerplusqu’iln’estenprincipeautorisédanslecodedefocalisationquirégitl’ensemble.Lepremiertypeporteunnom en rhétorique, et nous l’avons déjà rencontré 66 à propos desanachronies complétives : il s’agitde l’omission latéraleouparalipse. Lesecond ne porte pas encore de nom ; nous le baptiserons paralepse,puisqu’ils’agiticinonplusdelaisser(-lipse,deleipo)uneinformationquel’ondevraitprendre(etdonner),maisaucontrairedeprendre(-lepse,delambano)etdonneruneinformationqu’ondevraitlaisser.

Letypeclassiquedelaparalipse,rappelons-le,c’est,danslecodedelafocalisation interne, l’omission de telle action ou pensée importante duhérosfocal,quenilehérosnilenarrateurnepeuventignorer,maisquelenarrateurchoisitdedissimuleraulecteur.OnsaitquelusageStendhalafaitdecettefigure 67,etJeanPouillonévoquejustementcefaitàproposdesa«visionavec»,dontleprincipalinconvénientluiparaîtêtrequelepersonnage y est trop connu d’avance et ne réserve aucune surprise—d’où cette parade qu’il jugemaladroite : l’omission volontaire. Exemplemassif : la dissimulation par Stendhal, dansArmance, à travers tant depseudo-monologues du héros, de sa pensée centrale, qui ne peut

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évidemment pas le quitter un instant : son impuissance sexuelle. Cettecachotterie, dit Pouillon, serait normale si Octave était vu du dehors,« mais Stendhal ne reste pas en dehors, il fait des analysespsychologiques, et alors il devient absurde de nous cacher ce qu’Octavedoit bien savoir lui-même ; s’il est triste, il en sait la cause, et ne peutressentir cette tristesse sans y penser : Stendhal devrait donc nousl’apprendre.Cequ’ilnefaitmalheureusementpas;ilobtientalorsuneffetdesurprisequandle lecteuracompris,maiscen’estpas lebutessentield’unpersonnagederomanqued’êtreunrébus 68».Cetteanalysesupposetranchée, on le voit, une question qui ne l’est pas tout à fait, puisquel’impuissance d’Octave n’est pas exactement une donnée du texte,maisn’importeici:prenonsl’exempleavecsonhypothèse.Ellecomporteaussidesappréciationsquejemegarderaideprendreàmoncompte.Maisellealeméritedebiendécrirelephénomène—qui,bienentendu,n’estpasuneexclusivitéstendhalienne.Aproposdecequ’ilnommele«mélangedessystèmes»,Barthesciteàjustetitrela«tricherie»quiconsiste,chezAgathaChristie, à focaliser un récit commeCinq heures vingt-cinq ou leMeurtredeRogerAckroydsurlemeurtrierenomettantdeses«pensées»lesimplesouvenirdumeurtre;et l’onsaitqueleromanpolicier leplusclassique,quoiquegénéralementfocalisésurledétectiveenquêteur,nouscache leplussouventunepartiedesesdécouvertesetdeses inductionsjusqu’àlarévélationfinale 69.

L’altérationinverse,l’excèsd’informationouparalepse,peutconsisterenuneincursiondanslaconscienced’unpersonnageaucoursd’unrécitgénéralementconduitenfocalisationexterne:onpeutconsidérercommetelle, au début de la Peau de chagrin, des énoncés comme « le jeunehommenecomprit sa ruine…»ou« ilaffecta l’aird’unanglais 70. », quicontrastentavecletrèsnetpartidevisionextérieureadoptéjusque-là,etqui amorcent un passage graduel à la focalisation interne. Ce peut êtreégalement, en focalisation interne, une information incidente sur lespensées d’un personnage autre que le personnage focal, ou sur unspectacleque celui-ci nepeutpas voir.Onqualifiera ainsi tellepagede

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Maisie, consacrée à des pensées de Mrs Farange que Maisie ne peutconnaître:«Lejourapprochait,etellelesavait,oùelletrouveraitplusdeplaisiràjeterMaisieàlatêtedesonpèrequ’àlaluiarracher 71.»

Dernièreremarquegénéraleavantd’enreveniraurécitproustien: ilne faut pas confondre l’information donnée par un récit focalisé etl’interprétationque le lecteurestappeléà luidonner(ouqu’il luidonnesans y être invité). On a souvent noté que Maisie voit ou entend deschoses qu’elle ne comprend pas, mais que le lecteur déchiffrera sanspeine.Lesyeux«dilatéspar l’attention»deCharlusregardantMarcelàBalbec peuvent être pour le lecteur averti un signe, qui au contraireéchappetotalementauhéros,commel’ensembledelaconduitedubaronàsonégardjusqu’àSodomeI.BertilRomberg 72analyselecasd’unromande J. P. Marquand, H. M. Pulham, Esquire, où le narrateur, un mariconfiant, assiste à des scènes entre sa femme et un ami, qu’il rapportesanspenseràmal,maisdontlasignificationnepeutéchapperaulecteurle moins subtil. Cet excès de l’information implicite sur l’informationexplicite fonde tout le jeu de ce que Barthes nomme les indices, quifonctionne aussi bien en focalisation externe : dans Paradis perdu,Hemingway rapporte la conversation entre ses deux personnages ens’abstenant bien de l’interpréter ; tout se passe donc ici comme si lenarrateur, comme le héros de Marquand, ne comprenait pas ce qu’ilraconte : cela n’empêche nullement le lecteur de l’interpréterconformément aux intentions de l’auteur, comme à chaque fois qu’unromancierécrit«ilsentitunesueurfroideluicoulerdansledos»etquenous traduisonssanshésitation :« ileutpeur».Le récitendit toujoursmoinsqu’iln’ensait,maisilenfaitsouventsavoirplusqu’iln’endit.

Polymodalité.

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Répétons-leencore:l’emploidela«premièrepersonne»,autrementditl’identitédepersonnedunarrateuretduhéros 73n’impliquenullementune focalisationdu récit sur lehéros.Bienaucontraire, lenarrateurdetype « autobiographique », qu’il s’agisse d’une autobiographie réelle oufictive,estplus«naturellement»autoriséàparlerensonnomproprequelenarrateurd’unrécit «à la troisièmepersonne»,du faitmêmedesonidentitéavec lehéros : ilyamoinsd’indiscrétionàTristramShandydemêlerl’exposédeses«opinions»(etdoncdesesconnaissances)actuellesaurécitdesa«vie»passée,qu’iln’yenadelapartdeFieldingàmêlerl’exposédessiennesaurécitdelaviedeTomJones.Lerécitimpersonneltenddoncàlafocalisationinterneparlasimplepente(sic’enestune)deladiscrétionetdurespectpourcequeSartreappelleraitla«liberté»—c’est-à-dire l’ignorance — de ses personnages. Le narrateurautobiographique n’a aucune raison de ce genre pour s’imposer silence,n’ayant aucun devoir de discrétion à l’égard de soi-même. La seulefocalisationqu’il ait à respecter sedéfinitpar rapport à son informationprésente de narrateur et non par rapport à son information passée dehéros 74.Ilpeut,s’illesouhaite,choisircettesecondeformedefocalisation,mais il n’y est nullement tenu, et l’on pourrait aussi bien considérer cechoix,quandilestfait,commeuneparalipse,puisquelenarrateur,pours’entenirauxinformationsdétenuesparlehérosaumomentdel’action,doitsupprimertoutescellesqu’ilaobtenuesparlasuite,etquisontbiensouventcapitales.

Ilestévident(etnousenavonsdéjàrencontréunexemple)queProusts’estdansunelargemesureimposécetterestrictionhyperbolique,etquelemodenarratif de laRecherche est bien souvent la focalisation internesurlehéros 75.C’estengénéralle«pointdevueduhéros»quicommandele récit, avec ses restrictionsde champ, ses ignorancesmomentanées, etmême ce que le narrateur considère à part soi comme des erreurs dejeunesse,desnaïvetés,des«illusionsàperdre».Proustainsisté,dansunecélèbre lettre à Jacques Rivière, sur le souci qu’il avait de dissimuler lefonddesapensée(quis’identifieiciàcelledeMarcel-narrateur)jusqu’au

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momentdelarévélationfinale.LapenséeapparentedesdernièrespagesdeSwann (dontonserappellepourtantqu’elles relatentuneexpérienceen principe toute récente) est, dit-il avec force, « le contraire de maconclusion.Elleestuneétape,d’apparencesubjectiveetdilettante,verslaplus objective et croyante des conclusions. Si on en induisait que mapenséeestunscepticismedésenchanté,ceseraitabsolumentcommesiunspectateurayantvu,àlafindupremieractedeParsifal,cepersonnageneriencomprendreàlacérémonieetêtrechasséparGurnemantz,supposaitqueWagneravouludirequelasimplicitéducœurneconduitàrien».Demême, l’expérience de la madeleine (pourtant récente elle aussi) estrapportéedansSwann,maisnonexpliquée,puisquelaraisonprofondeduplaisirdelaréminiscencen’estpasdévoilée:«jenel’expliqueraiqu’àlafindutroisièmevolume».Pour l’instant, il fautrespecter l’ignoranceduhéros, ménager l’évolution de sa pensée, le lent travail de la vocation.« Mais cette évolution d’une pensée, je n’ai pas voulu l’analyserabstraitementmaislarecréer,lafairevivre.Jesuisdoncforcédepeindreleserreurs,sanscroiredevoirdirequejelestienspourdeserreurs;tantpispourmoi si le lecteurcroitque je les tienspour lavérité.Le secondvolumeaccentueracemalentendu.J’espèrequeledernierledissipera 76.»Onsaitqu’iln’apastoutdissipé:c’estlerisqueévidentdelafocalisation,contre quoi Stendhal feignait de s’assurer par voie de notes en bas depage:«c’estl’opinionduhéros,quiestfouetquisecorrigera».

C’est évidemment sur l’essentiel, c’est-à-dire sur l’expérience de lamémoireinvolontaire,etlavocationlittérairequis’yrattache,queProusts’est le plus appliqué à ménager la focalisation, s’interdisant touteindicationprématurée, toutencouragement indiscret.Les«preuves»del’impuissance à écrire deMarcel, de son incurable dilettantisme, de sondégoûtcroissantpour la littérature,necessentdes’accumuler jusqu’à laspectaculaire péripétie de la cour de l’hôtel de Guermantes— d’autantplus spectaculaire que le suspens en a été longuementménagé par unefocalisation sur ce point très rigoureuse. Mais le principe de non-interventionportesurbiend’autressujetsencore,commel’homosexualité,

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par exemple, qui,malgré la scène prémonitoire deMontjouvain, resterapour le lecteur comme pour le héros, jusqu’aux premières pages deSodome,uncontinentcentfoisrencontrémaisjamaisreconnu.

L’investissement le plusmassif de ce parti narratif est sans doute lafaçondontsonttraitéeslesrelationsamoureusesduhéros,etaussidecehéros au second degré qu’est Swann dans Un amour de Swann. Lafocalisation interne retrouve ici la fonction psychologique que lui avaitdonnée l’abbé Prévost dansManon Lescaut : l’adoption systématique du« point de vue » de l’un des protagonistes permet de laisser dans uneombre à peu près complète les sentiments de l’autre, et ainsi de luiconstitueràpeudefraisunepersonnalitémystérieuseetambiguë,celle-làmêmepourlaquelleProustinventeraladénominationd’«êtredefuite».Nous n’en savons, à chaque étape de leur passion, pas davantage queSwannouMarcelsurla«vérité»intérieured’uneOdette,d’uneGilberte,d’une Albertine, et rien ne saurait illustrer plus efficacement la«subjectivité»essentielledel’amourselonProustquecetteévanescenceperpétuelledesonobjet:l’êtredefuite,c’estpardéfinitionl’êtreaimé 77.Ne reprenons pas ici la liste (déjà évoquée à propos des analepses àfonctioncorrective)desépisodes(premièrerencontreavecGilberte,fauxaveud’Albertine,incidentdesseringas,etc.)dontlavéritablesignificationne sera découverte par le héros — et avec lui par le lecteur — quelongtemps plus tard. Il faut ajouter à ces ignorances ou malentendusprovisoires quelques points d’opacité définitive, où coïncident laperspectiveduhérosetcelledunarrateur:ainsi,nousnesauronsjamaisquelsontétéles«vrais»sentimentsd’OdettepourSwannetd’AlbertinepourMarcel.UnepagedesJeunesFillesenfleursillustrebiencetteattitudeen quelque sorte interrogative du récit face à ces êtres impénétrables,lorsqueMarcel,éconduitparAlbertine,sedemandepourquelleraisonlajeunefilleabienpuluirefuserunbaiseraprèsuneséried’avancesaussiclaires:

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… son attitude dans cette scène, je ne parvenais pas à mel’expliquer.Pour cequi concerne l’hypothèsed’unevertuabsolue(hypothèse à laquelle j’avais d’abord attribué la violence aveclaquelleAlbertineavait refuséde se laisser embrasser etprendrepar moi et qui n’était du reste nullement indispensable à maconceptionde labonté,de l’honnêteté foncièredemonamie), jenelaissaipasdelaremanieràplusieursreprises.Cettehypothèseétaittellementlecontrairedecellequej’avaisbâtielepremierjouroù j’avais vu Albertine ! Puis, tant d’actes différents, tous degentillessepourmoi (unegentillesse caressante,parfois inquiète,alarmée, jalouse dema prédilection pour Andrée) baignaient detous côtés le geste de rudesse par lequel, pourm’échapper, elleavaittirésurlasonnette.Pourquoidoncm’avait-elledemandédevenirpasserlasoiréeprèsdesonlit?Pourquoiparlait-elletoutletempslelangagedelatendresse?Surquoireposeledésirdevoirunami,decraindrequ’ilvouspréfèrevotreamie,dechercheràluifaireplaisir,deluidireromanesquementquelesautresnesaurontpas qu’il a passé la soirée auprèsde vous, si vous lui refusezunplaisiraussisimpleetsicen’estpasunplaisirpourvous?Jenepouvaiscroiretoutdemêmequelavertud’Albertineallâtjusque-là,etj’enarrivaisàmedemanders’iln’yavaitpaseuàsaviolenceune raison de coquetterie, par exemple une odeur désagréablequ’elleauraitcruavoirsurelleetparlaquelleelleeûtcraintdemedéplaire,oudepusillanimité,siparexempleellecroyait,danssonignorance des réalités de l’amour, que mon état de faiblessenerveuse pouvait avoir quelque chose de contagieux par lebaiser 78.

C’est encore comme indices de focalisation qu’il faut interpréter cesouverturessurlapsychologiedepersonnagesautresquelehéros,quelerécitprendsoindepratiquersousuneformeplusoumoinshypothétique,

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comme lorsque Marcel devine ou conjecture la pensée de soninterlocuteur d’après l’expression de son visage : « Je vis aux yeux deCottard, aussi inquiets que s’il avait peur de manquer le train, qu’il sedemandaits’ilnes’étaitpas laisséalleràsadouceurnaturelle. Il tâchaitde se rappeler s’il avait pensé à prendre un masque froid, comme onchercheuneglacepourregardersionn’apasoubliédenouersacravate.Dans le doute et pour faire, à tout hasard, compensation, il réponditgrossièrement 79. »On a souvent noté, depuis Spitzer 80, la fréquence deces locutions modalisantes (peut-être, sans doute, comme si, sembler,paraître) qui permettent aunarrateurdedire hypothétiquement ce qu’ilnepourrait affirmer sans sortir de la focalisation interne, et queMarcelMuller n’a donc pas tort de considérer comme des « alibis duromancier 81 » imposant sa vérité sous une couverture quelque peuhypocritepar-delà toutes les incertitudesduhéros,etpeut-êtreaussidunarrateur : car ici encore l’ignorance est en quelque sorte partagée, ouplusexactementl’ambiguïtédutextenenouspermetpasdedécidersile« peut-être » est un effet de style indirect, et donc si l’hésitation qu’ildénoteest le seul faitduhéros.Encore faut-il observerque le caractèresouventmultiple de ces hypothèses atténue fortement leur fonction deparalepse inavouée, et accentue au contraire leur rôle d’indicateurs defocalisation. Lorsque le récit nous propose, introduites par trois « peut-être », trois explications au choix de la brutalité avec laquelle CharlusrépondàMmedeGallardon 82,oulorsquelesilenceduliftierdeBalbecestrapportésanspréférenceàhuitcausespossibles 83,nousnesommespasenfaitplus«renseignés»quelorsqueMarcels’interrogedevantnoussurlesraisonsdu refusd’Albertine. Et l’onnepeut guère suivre iciMuller, quireprocheàProustderemplacer«lesecretdechaqueêtreparunesériedepetits secrets 84 » en imposant l’idée que le véritable motif se trouvenécessairementparmiceuxqu’ilénumère,etdoncque«lecomportementd’unpersonnageesttoujoursjusticiabled’uneexplicationrationnelle»:lamultiplicité des hypothèses contradictoires suggère bien davantage

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l’insolubilitéduproblème,etàtoutlemoinsl’incapacitédunarrateuràlerésoudre.

Nous avons déjà observé 85 le caractère fortement subjectif desdescriptions proustiennes, toujours liées à une activité perceptive duhéros.Lesdescriptionsproustiennessontrigoureusementfocalisées:nonseulementleur«durée»n’excèdejamaiscelledelacontemplationréelle,mais leur contenun’excède jamais ce qui est effectivementperçupar lecontemplateur.Ne revenons pas sur ce sujet, d’ailleurs bien connu 86, etrappelons seulement l’importance symbolique dans la Recherche desscènes où le héros surprend par un hasard souvent miraculeux unspectacle dont il ne perçoit qu’une partie, et dont le récit respectescrupuleusement la restriction visuelle ou auditive : Swann devant lafenêtrequ’ilprendpourcelled’Odette,etquinepeutrienvoirentre les« lamesobliquesdesvolets»,maisseulemententendre«dans lesilencedelanuitlemurmured’uneconversation 87»;MarcelàMontjouvain,quiassisteparlafenêtreàlascèneentrelesdeuxjeunesfilles,maisnepeutdistinguer le regard de Mlle Vinteuil ni entendre ce que son amie luimurmureàl’oreille,etpourquilespectacles’arrêteraquandelleviendra,«d’unair las,gauche,affairé,honnêteet triste», fermer lesvoletset lafenêtre 88;Marcelencore,épiantduhautdel’escalier,puisdelaboutiquevoisine,la«conjonction»deCharlusetdeJupien,dontlasecondepartiese réduira pour lui à une perception purement auditive 89 ; Marceltoujours,surprenantlaflagellationdeCharlusdanslamaisondeJupien,parun«œil-de-bœuflatéral 90».Oninsistegénéralement,etàjustetitre,surl’invraisemblancedecessituations 91,etsurl’entorsedéguiséequ’ellesfont subir au principe du point de vue ; mais il faudrait d’abordreconnaître qu’il y a là, comme en toute fraude, une reconnaissanceimplicite et une confirmation du code : ces indiscrétions acrobatiques,avec leurs restrictions de champ si marquées, témoignent surtout de ladifficulté qu’éprouve lehéros à satisfaire sa curiosité et à pénétrerdansl’existence d’autrui. Elles sont donc bien à mettre au compte de lafocalisationinterne.

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Commenousavonsdéjàeul’occasiondeleremarquer,l’observancedececodevaparfoisjusqu’àcetteformed’hyper-restrictiondechampqu’estlaparalipse:lafindelapassiondeMarcelpourladuchesse,lamortdeSwann, l’épisode de la petite cousine à Combray nous en ont offertquelques exemples. Il est vrai, l’existence de ces paralipses ne nous estconnue que par la révélation qui en est faite ultérieurement par lenarrateur,etdoncparuneinterventionquirelèveraitpoursoncomptedelaparalepse,sil’onconsidéraitlafocalisationsurlehéroscommeimposéepar la forme autobiographique. Mais nous avons déjà vu qu’il n’en estrien,etquecette idée fort répanduedécoule seulementd’uneconfusiontout aussi répandue entre les deux instances. La seule focalisationlogiquement impliquée par le récit « à la première personne » est lafocalisation sur le narrateur, et nous allons voir que ce second modenarratifcoexistedanslaRechercheaveclepremier.

Une manifestation évidente de cette nouvelle perspective estconstituée par les annonces que nous avons rencontrées au chapitre del’ordre:lorsqu’onditàproposdelascènedeMontjouvainqu’elleexerceraplustarduneinfluencedécisivesurlavieduhéros,cetavertissementnepeut être le fait du héros, mais bien du narrateur, comme plusgénéralement toutes les formesdeprolepse,quiexcèdent toujours (saufintervention du surnaturel, comme dans les rêves prophétiques) lescapacités de connaissance du héros. Et c’est bien par anticipation queprocèdentlesinformationscomplémentairesintroduitespardeslocutionsdutype: j’aiapprisdepuis 92…,quirelèventdel’expérienceultérieureduhéros, autrement dit de l’expérience du narrateur. Il n’est pas juste demettredetellesinterventionsaucomptedu«romancieromniscient 93» :ellesreprésententsimplementlapartdunarrateurautobiographiquedansl’exposédefaitsencoreinconnusduhéros,maisdontlepremiernecroitpasdevoirpourautantdifférerlamentionjusqu’àcequelesecondenaitpris connaissance. Entre l’information du héros et l’omniscience duromancier, ilya l’informationdunarrateur,quiendispose icicommeil

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l’entend,etnelaretientquelorsqu’ilyvoituneraisonprécise.Lecritiquepeutcontesterl’opportunitédecescomplémentsd’information,maisnonleur légitimité ou leur vraisemblance dans un récit de formeautobiographique.

Encorefaut-ilbienadmettrequecelanevautpasseulementpourlesprolepses d’information explicites et déclarées. Marcel Muller remarquelui-mêmequ’uneformulecomme«j’ignoraisque 94…»,véritabledéfiàlafocalisationsurlehéros,«peutsignifierj’aiapprisdepuis,etaveccesdeuxje nous serions sans contredit maintenus dans le plan du Protagoniste.L’ambiguïtéestfréquente,ajoute-t-il,etlechoixentreleRomancieretleNarrateurdansl’attributiond’unedonnéeestsouventarbitraire 95».Ilmesemblequelasaineméthodeimposeici,aumoinsdansunpremiertemps,de n’attribuer au « Romancier » (omniscient) que ce que l’on ne peutvraimentpasattribueraunarrateur.Onvoitalorsqu’uncertainnombred’informations que Muller attribue au « romancier passe-muraille 96 »peuvent être sans dommage rapportées à la connaissance ultérieure duProtagoniste : ainsides visitesdeCharlus au coursdeBrichot, oude lascènequisedéroulechezlaBermatandisqueMarcelassisteàlamatinéeGuermantes,oumêmedudialogueentrelesparentslesoirdelavisitedeSwann, si tant est que le héros n’ait vraiment pas pu l’entendre sur lemoment 97. Demême, bien des détails sur les relations entre Charlus etMorelpeuventêtreparvenusd’unefaçonoud’uneautreàlaconnaissancedu narrateur 98. Même hypothèse pour les infidélités de Basin, saconversionaudreyfusisme,saliaisontardiveavecOdette,pourlesamoursmalheureuses deM.Nissim Bernard, etc. 99, autant d’indiscrétions et deragots,vraisoufaux,nullementinvraisemblablesdansl’universproustien.Rappelons enfin que c’est à une relation de ce genre qu’est attribuée laconnaissance par le héros des amours passées de Swann et Odette,connaissancesiprécisequelenarrateurcroitdevoirl’excuserd’unefaçonquipeutapparaîtreplutôtmaladroite 100,etquid’ailleursn’économisepaslaseulehypothèsecapablederendrecomptedelafocalisationsurSwann

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decerécitdanslerécit:àsavoirque,quelsquesoientlesrelaiséventuels,lasourcepremièren’enpeutêtrequeSwannlui-même.

La vraie difficulté commence lorsque le récit nous rapporte, sur-le-champ et sans aucun détour perceptible, les pensées d’un autrepersonnage au cours d’une scène où le héros est lui-même présent :MmedeCambremeràl’Opéra,l’huissieràlasoiréeGuermantes,l’historiendelaFrondeoul’archivisteàlamatinéeVilleparisis,BasinouBréautéaucoursdudînerchezOriane 101.Delamêmefaçon,nousavons,sansaucunrelaisapparent,accèsauxsentimentsdeSwannàl’égarddesafemmeoudeSaint-Loupà l’égarddeRachel 102,etmêmeauxdernièrespenséesdeBergottemourant 103,lesquelles—onl’asouventremarqué—nepeuventmatériellementavoirétérapportéesàMarcel,puisquepersonne,etpourcause,n’apuenavoirconnaissance.Voilàpour lecoupuneparalepseàtout jamais et en toute hypothèse irréductible à l’information dunarrateur,etquenousdevonsbienattribuerauromancier«omniscient»— et qui suffirait à prouver que Proust est capable de transgresser leslimitesdesonpropre«système»narratif.

Maisonnepeutévidemmentpascirconscrirelapartdelaparalepseàcette seule scène, sous prétexte qu’elle est la seule à présenter uneimpossibilité physique. Le critère décisif n’est pas tant de possibilitématérielle oumême de vraisemblance psychologique, que de cohérencetextuelle et de tonalité narrative. Ainsi, Michel Raimond attribue auromancier omniscient la scène au cours de laquelle Charlus entraîneCottard dans une pièce voisine et l’entretient sans témoin 104 : rienn’interdiraitenprincipedesupposerquecedialogue,commed’autres 105,aétérapportéàMarcelparCottardlui-même,maisilrestequelalecturedecettepageimposel’idéed’unenarrationdirecteetsansrelais,etilenvademêmepourtoutescellesquej’aicitéesauparagrapheprécédent,etquelques autres encore, où manifestement Proust oublie ou néglige lafictiondunarrateurautobiographeetlafocalisationqu’elleimplique,etafortiorilafocalisationsurlehérosquienestlaformehyperbolique,pour

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traiter son récit sur un troisième mode, qui est évidemment lafocalisation-zéro,c’est-à-direl’omniscienceduromancierclassique.Cequi,notons-le au passage, serait impossible si la Recherche était, ce quecertains veulent encore y voir, une véritable autobiographie. D’où cesscènes,j’imaginescandaleusespourlespuristesdu«pointdevue»,oùjeet les autres sont traités sur lemêmepied, comme si le narrateur avaitexactementlemêmerapportàuneCambremer,unBasin,unBréauté,etàsonpropre«moi»passé:«MmedeCambremerserappelaitavoirentendudire à Swann… / Pour moi, la pensée des deux cousines… / Mme deCambremeressayaitdedistinguer…/Pourmoi,jenedoutaispas…»:untel texteestmanifestement construit sur l’antithèseentre lespenséesdeMmedeCambremeretcellesdeMarcel,commes’ilexistaitquelquepartunpoint d’où ma pensée et celle d’autrui m’apparaîtraient symétriques :comble de dépersonnalisation, qui trouble un peu l’image du fameuxsubjectivisme proustien. D’où encore cette scène de Montjouvain, dontnousavonsdéjà relevé la focalisation très rigoureuse(surMarcel)encequiconcerne lesactionsvisiblesetaudibles,maisquienrevanche,pourles pensées et les sentiments, est entièrement focalisée surMlleVinteuil 106 : « elle sentit… elle pensa…elle se trouva indiscrète, ladélicatesse de son cœur s’en alarma… elle feignit… elle devina… ellecomprit,etc.»Toutsepasseicicommesiletémoinnepouvaitnitoutvoirni tout entendre,mais devinait en revanche toutes les pensées.Mais lavérité est bien évidemment qu’il y a là deux codes concurrents,fonctionnantsurdeuxplansderéalitéquis’opposentsansserencontrer.

Cettedouble focalisation 107 répond certainement ici à l’antithèse quiorganise toute cette page (comme tout le personnage de Mlle Vinteuil,« vierge timide » et « soudard fruste »), entre l’immoralité brutale desactions (perçues par le héros-témoin) et l’extrême délicatesse dessentiments, que seul peut révéler un narrateur omniscient, capablecommeDieului-mêmedevoirau-delàdesconduitesetdesonderlesreinset les cœurs 108. Mais cette coexistence à peine pensable peut servird’emblèmeàl’ensembledelapratiquenarrativedeProust,quijouesans

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scrupule, et comme sans y prendre garde, à la fois sur trois modes defocalisation,passantàvolontédelaconsciencedesonhérosàcelledesonnarrateur,etvenanthabitertouràtourcelledesespersonnageslesplusdivers.Cette triplepositionnarrativeest sanscomparaisonpossibleaveclasimpleomniscienceduromanclassique,carellenedéfiepasseulement,commeSartrelereprochaitàMauriac,lesconditionsdel’illusionréaliste:elletransgresseune«loidel’esprit»quiveutquel’onnepuisseêtreàlafoisdedansetdehors.Pourrenoueraveclamétaphoremusicaleemployéeplushaut,ondiraitvolontiersqu’entreunsystèmetonal(oumodal)parrapportauqueltouteslesinfractions(paralipsesetparalepses)selaissentdéfinircommedesaltérations,etunsystèmeatonal(amodal?)oùaucuncodeneprévautplusetoùlanotionmêmed’infractiondevientcaduque,la Recherche illustrerait assez bien un état intermédiaire : état pluriel,comparableausystèmepolytonal(polymodal)qu’inaugurepourquelquetemps,etprécisémentencettemêmeannée1913,leSacreduprintemps.On voudra bien ne pas prendre ce rapprochement en un sens troplittéral 109;qu’ilnousservedumoinsàmettreenlumièrecetraittypique,et fort troublant, du récit proustien, que l’on aimerait appeler sapolymodalité.

Eneffet,cettepositionambiguë,ouplutôtcomplexe,etdélibérémentanomique, ne caractérise pas seulement — rappelons-le pour clore cechapitre—lesystèmedefocalisation,maistoutelapratiquemodaledelaRecherche:coexistenceparadoxaledelaplusgrandeintensitémimétiqueet d’une présence du narrateur en principe contraire à toute mimésisromanesque,auniveaudurécitd’actions;dominancedudiscoursdirect,aggravéeparl’autonomiestylistiquedespersonnages,combledemimésisdialogique,maisquifinitparabsorberlespersonnagesdansunimmensejeu verbal, comble de gratuité littéraire, antithèse du réalisme ;concurrence enfin de focalisations théoriquement incompatibles, quiébranle toute la logiquede la représentationnarrative.Cette subversiondumode,nousl’avonsvueàplusieursreprisesliéeàl’activité,ouplutôtà

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la présence du narrateur lui-même, à l’intervention perturbante de lasource narrative — de la narration dans le récit. C’est cette dernièreinstance—celledelavoix—qu’ilnousfautmaintenantconsidérerpourelle-même,aprèsl’avoirsisouventrencontréesanslevouloir.

392cà395.Cf.FiguresII,p.50-56.

La traduction courantedehaplé diégésis par « simple récit »me sembleunpeu à côté.Haplé diégésis est le récit non mêlé (en 397 b, Platon dit : akraton) d’élémentsmimétiques:doncpur.

Poétique,1448a.

VoirenparticulierPercyLubbock,TheCraftofFiction.PourLubbock,«l’artdelafictioncommence seulement lorsque le romancier considère son histoire comme un objet àmontrer,àexhiberdetellesortequ’ilseracontelui-même».

WayneC.Booth,TheRhetoricofFiction,UniversityofChicagoPress,1961.Notonsque,paradoxalement,Boothappartientàl’écolenéo-aristotéliciennedes«Chicagocritics».

Iliade,I,trad.Mazon,v.34-36.

République,trad.Chambry,p.103.

Communications,II,p.84-89.

P.108.

«PointofViewinFiction»(PMLA1955),inPh.Stevick,éd.,TheTheoryoftheNovel,NewYork1967,p.113.Cetteprétendue infirmitédurécitautobiographiqueestdécriteavecplusdeprécisionparA.A.Mendilow:«Contrairementàcequel’onpourraitattendre,leromanàlapremièrepersonneparvientrarementàdonnerl’illusiondelaprésenceetdel’immédiateté. Loin de faciliter l’identification du lecteur au héros, il tend à sembleréloigné dans le temps. L’essence d’un tel roman est d’être rétrospectif, d’établir unedistancetemporellereconnueentre le tempsde l’histoire(celuidesévénementsquionteulieu)etletempsréeldunarrateur,lemomentoùilracontecesévénements.Ilyaunedifférence capitale entre un récit tourné vers l’avant à partir du passé, commedans leromanàlatroisièmepersonne,etunrécittournéversl’arrièreàpartirduprésent,commedansleromanàlapremièrepersonne.Danslepremier,onal’illusionquel’actionestentraind’avoirlieu;danslesecond,l’actionestperçuecommeayantdéjàeulieu»(TimeandtheNovel,Londres,1952,p.106-107).

I,V.26-32.

Trad.Chambry,p.103.

Garnier, p. 301. Demême,Mathilde, occupée à dessiner sur son album, « s’écria avectransport…»(p.355).Julienva jusqu’à« réfléchir»avec l’accentgascon :« Ilyvadel’honur,sedit-il»(p.333).

«Elleadit:“Vousleurdonnerezbienlebonjour”»(I,p.697).Leparadoxeesticiquela

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traduction sedonnepourune citation littérale, accentuéeparune imitationde la voix.MaissiFrançoisesecontentaitd’un«Ellem’aditdevousdonnerbienlebonjour»,elleseraitdanslanormedudiscoursindirect.

LeStyleindirectlibre,Paris,1926,p.57s.

Dediégésisetdemimésisausensplatonicien.

Rapportée par Valery Larbaud, préface, éd. 10-18, p. 8. Cette conversation eut lieu en1920oupeudetempsaprès.Rappelonsqueleromandatede1887.

Dujardinlui-mêmeinsistedavantagesuruncritèrestylistiquequiestlecaractèreselonluinécessairement informe du monologue intérieur : « discours sans auditeur et nonprononcépar lequelunpersonnageexprimesapenséelaplus intime, laplusprochedel’inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c’est-à-dire en son étatnaissant, par lemoyen de phrases directes réduites auminimum syntaxial, de façon àdonner l’impression du tout venant » (Le Monologue intérieur, Paris, 1931, p. 59). Laliaisonentre l’intimitéde lapenséeet soncaractèrenon logiqueetnonarticuléest ici,manifestement,unpréjugéd’époque.LemonologuedeMollyBloomrépondassezàcettedescription, mais ceux des personnages de Beckett sont plutôt, au contraire,hyperlogiquesetratiocinants.

VoiràcesujetL.E.Bowling,«Whatisthestreamofconsciousnesstechnique?»PMLA,1950 ; R. Humphrey, Stream of Consciousness in the modern Novel, Berkeley, 1954 ;MelvinFriedman,StreamofConsciousness:aStudyinliteraryMethod,NewHaven,1955.

I,p.298-300.(Jesouligne.)

I,300-301;cemonologueestd’ailleurspseudo-itératif.

III,p.421-422.

I,p.286-289.(Jesouligne.)

III,p.890-891.(Jesouligne.)

VoiràcesujetMichelRaimond,LaCriseduroman,Paris,1967,p.277-282,quiexaminel’opinion exprimée en 1925 par Robert Kemp d’un Proust pratiquant le monologueintérieur et conclut, comme Dujardin, à la négative : « Ces perspectives paraissent leconduireparfoissurlesfrontièresdumonologueintérieur,maisilnelesfranchitjamais,etils’enécartelaplupartdutemps.»

I,p.45-46.

Art.cit.,p.37.

III,p.84.

II,p.762.

CommedansceluideSwann,I,p.378-381.

I,p.3.(Noussoulignons).

CeluidesmenusdeFrançoise,I,p.71:«Unebarbueparcequelamarchandeluienavaitgaranti la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait vu une belle au marché deRoussainville-le-Pin, etc. », où le caractère citationnel n’est pas trèsmarqué, sauf dans«ungigotrôtiparcequelegrandaircreuseetqu’ilavaitbienletempsdedescendred’iciseptheures»(Lips,p.46),etcetautre,plusmanifesteàcausedel’interjection:«Nous

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montionsvitechezmatanteLéoniepourlarassureretluimontrerque,contrairementàcequ’elleimaginaitdéjà,ilnenousétaitrienarrivé,maisquenousétionsallésducôtédeGuermantesetdame,quandonfaisaitcettepromenade-là,matantesavaitpourtantbienqu’onne pouvait jamais être sûr de l’heure à laquelle on serait rentré » (I, 133 ; Lips,p.99).Envoiciunautreoùlasourcedudiscours(denouveauFrançoise)semarquedefaçoncroissante:«Elleétaittouteémueparcequ’unescèneterribleavaitéclatéentrelevalet de pied et le concierge rapporteur. Il avait fallu que la duchesse, dans sa bontéétablîtunsemblantdepaixetpardonnâtauvaletdepied.Carelleétaitbonne,etç’auraitété laplace idéale siellen’avaitpasécouté les “racontages”» (II,p.307).OnvoitqueProustn’osepas assumer sansguillemets le lexiquede la servante :marquedegrandetimiditédansl’emploidustyleindirectlibre.

ContreSainte-Beuve,Pléiade,p.272.

GaétanPicon,Malrauxparlui-même,Paris,1953,p.40.

FiguresII,p.223-294.Cf.Tadié,ProustetleRoman,chap.VI.

QuandceneseraitqueparMalraux,quin’apasmanquédedonnerdesticsdelangageàquelques-unsde seshéros (élisionsdeKatow, «monbon »deClappique, «Nong »deTchen,«concrètement»dePradas,maniedesdéfinitionschezGarcia,etc.).

Cequinesignifiepasque l’idiolecte soit icidépourvude toutevaleur typique :Brichotparleensorbonnard,Norpoisendiplomate.

I,p.68.

Stendhal et les Problèmes du roman, Paris, 1954, IIe partie. Pour une bibliographie«théorique»decesujet,voirF.vanRossum,«Pointdevueouperspectivenarrative»,Poétique4. Sous l’angle historique,R. Stang,The Theory of theNovel in England 1850-1870,chap.III;etM.Raimond,op.cit.,IVepartie.

UnderstandingFiction,NewYork,1943.

DietypischenErzählsituationeninRoman,Vienne-Stuttgart,1955.

«PointofviewinFiction»,art.cit.

«DistanceandPointofview»,EssaysinCriticism,1961,trad.françaiseinPoétique4.

StudiesinthenarrativeTechniqueofthefirst-personNovel,Lund,1962.

J.Pouillon,TempsetRoman,Paris,1946;T.Todorov,«Lescatégoriesdurécitlittéraire»,art,cit.

DéjàutilisédansFiguresII,p,191,àproposdurécitstendhalien.

On peut rapprocher de cette tripartition la classification à quatre termes proposée parBorisUspenski(PoétikaCompozicii,Moscou,1970)pourle«niveaupsychologique»desathéoriegénéraledupointdevue(voirla«miseaupoint»etlesdocumentsprésentésparT.TodorovdansPoétique9,février1972).Uspenskidistinguedeuxtypesdanslerécitàpoint de vue, selon que ce point de vue est constant (fixé sur un seul personnage) ounon:c’estcequejeproposed’appelerfocalisationinternefixeouvariable,maiscenesontpourmoiquedessous-classes.

VoiràcesujetLubbock,TheCraftofFiction,chap.VI,etJeanRousset,«MadameBovaryouleLivresurrien»,FormeetSignification,Paris,1962.

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VoirRousset,«LeRomanparlettres»,FormeetSignification,p.86.

VoirRaimondp.313-314.Prousts’estintéresséàcelivre:voirTadié,p.52.

LaCriseduroman,p.300.

C’est le sauvetage d’Aouda, au chap. XII. Rien n’interdit de prolonger indéfiniment cepointdevueextérieursurunpersonnagequiresteramystérieuxjusqu’aubout:c’estcequefaitMelvilledansLeGrandEscroc,ouConraddansLeNègreduNarcisse.

Cette«ignorance»initialeestdevenueuntoposdedébutromanesque,mêmequandlemystèredoitêtreimmédiatementéclairci.Ainsi,auquatrièmeparagraphedel’Éducationsentimentale:«Unjeunehommededix-huitansàlongscheveuxetquitenaitunalbumsoussonbras…»Toutsepassecommesi,pourl’introduire,l’auteurdevaitfeindredenepasleconnaître;unefoisceriteaccompli,ilpeutenchaînersansplusdecachotteries:«M.FrédéricMoreau,nouvellementreçubachelier,etc.»Lesdeux tempspeuventêtretrèsrapprochés,maisilsdoiventêtredistincts.Cecanonjoueencore,parexemple,dansGerminal, où le héros est d’abord « un homme », jusqu’à ce qu’il se soit présenté lui-même:«JemenommeÉtienneLantier»;àpartirdequoiZolal’appelleraÉtienne.Ilnejoue plus, en revanche, chez James, qui plonge d’entrée de jeu dans l’intimité de seshéros:«LepremiersoindeStrether,enarrivantàl’hôtel…»(LesAmbassadeurs);«KateCroyattendaitsonpère…»(LesAilesdelacolombe);«LePrinceavaittoujoursaimésonLondres…»(LaCouped’or).Cesvariationsmériteraientuneétudehistoriqued’ensemble.

IIIepartie,chap.I.Cf.Sartre,L’Idiotdelafamille,p.1277-1282.

P.135.

VoirR.Debray,«DumodenarratifdanslesTroisContes»,Littérature,mai1971.

La position de Balzac est plus complexe. On est souvent tenté de voir dans le récitbalzacienletypemêmedurécitànarrateuromniscient,maisc’estnégligerlapartdelafocalisationexterne,quejeviensdementionnercommeprocédéd’ouverture;etaussidessituationsplussubtiles,commedanslespremièrespagesd’Unedoublefamille,oùlerécitse focalise tantôt surCamille et samère, tantôt surM.deGranville—chacunede cesfocalisationsinternesservantàisolerl’autrepersonnage(ougroupe)danssonextérioritémystérieuse:chassé-croisédecuriositésquinepeutqu’avivercelledulecteur.

Chartreuse,Garnier(Martineau),p.38.

TempsetRoman,p.79.

Ou,aucinéma,LaDamedulac,deRobertMontgomery,oùlaplaceduprotagonisteesttenueparlacaméra.

«Introductionàl’analysestructuraledesrécits»,Communications8,p.20.

Proust relève dans Le Lys dans la vallée cette phrase dont il dit bien qu’elle s’arrangecomme elle peut : « Je descendis dans la prairie afin d’aller revoir l’Indre et ses îles, lavallée et ses coteaux, dont je parus un admirateur passionné » (Contre Sainte-Beuve,Pléiade,p.270-271).

I,p.751.

AspectsoftheNovel,Londres,1927.

«M.FrançoisMauriacetlaliberté»(1939),inSituationsI.

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P.93.

VoirFiguresII,p.183-185.

TempsetRoman,p.90.

Autreparalipsecaractérisée,dansMichel Strogoff : àpartir duVIe chap.de la IIe partie,JulesVernenouscachecequelehérossaitfortbien,àsavoirqu’iln’apasétéaveugléparlesabreincandescentd’Ogareff.

Garnier,p.10.

Trad.Yourcenar,Laffont,p.32.

Op.cit.,p.119.

Ou(commeonleverraauchapitresuivant)d’unpersonnage-témoindutypeWatson.

Bien entendu, cette distinction n’est pertinente que pour le récit autobiographique deforme classique, où la narration est assez postérieure aux événements pour quel’informationdunarrateurdiffèresensiblementdecelleduhéros.Quandlanarrationestcontemporaine de l’histoire (monologue intérieur, journal, correspondance), lafocalisationinternesurlenarrateurseramèneàunefocalisationsurlehéros.J.Roussetlemontrebienpourleromanparlettres(FormeetSignificationp.70).Nousreviendronssurcepointauchapitresuivant.

Onsaitqu’ils’intéressaitàlatechniquejamesiennedupointdevue,etspécialementdansMaisie(W.Berry,N.R.F.,HommageàMarcelProust,p.73).

7février1914,ChoixKolb,p.197-199.

Surl’ignorancedeMarcelàl’égardd’Albertine,voirTadié,p.40-42.

I,p.940-941.

I,p.498.Cf.unescèneanalogueavecNorpois,I,p.478-479.

«ZumStilMarcelProusts»,Stilstudien(1928),Étudesdestyle,Paris,1970,p.453-455.

Voixnarratives,p.129.

II,p.653.

« Il ne répondit pas, soit étonnement demes paroles, attention à son travail, souci del’étiquette,duretédesonouïe,respectdu lieu,craintedudanger,paressed’intelligenceouconsignedudirecteur»(I,p.665).

P.128.

P.135-138.

Surle«perspectivisme»deladescriptionproustienne,voirM.Raimond,p.338-343.

I,p.272-275.

I,p.159-163.

II,p.609-610.

III,p.815.

AcommencerparProustlui-même,évidemmentsoucieuxicideprévenirlacritique(etdedétourner le soupçon) : « De fait, les choses de ce genre auxquelles j’assistai eurent

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toujours,danslamiseenscène,lecaractèreleplusimprudentetlemoinsvraisemblable,comme si de telles révélations ne devaient être la récompense que d’un acte plein derisques,quoiqueenpartieclandestin»(II,p.608).

I,p.193;II,p.475,579,1009;III,p.182,326,864,etc.Iln’envapasdemêmedesinformationsdu typeonm’avait raconté que… (commepourUn amour de Swann), quisontundesmodesdelaconnaissance(paroui-dire)duhéros.

C’est ce qu’a bien vuM.Muller : « Nous laissons bien entendu de côté les cas, asseznombreux,oùleNarrateuranticipesurcequiestencorel’avenirduhérosenpuisantdanscequiestsonpasséàlui,Narrateur.Iln’estpasquestiondansdetelscasd’omniscienceduRomancier»(p.110).

II,p.554,1006.

P.140-141.

P.110.

III,p.291-292;III,p.995-999;I,p.35.

YcomprislascènescabreusedelamaisondeMaineville,pourlaquellecetterelationestd’ailleursattestée,II,p.1082.

II,p.739;III,p.115-118;II,p.854-855.

I,p.186.

II,p.56-57,636,215,248,524,429-430.

I,p.522-525;II,p.122,156,162-163.

III,p.187.

II,p.1071-1072;Raimond,p.337.

Ainsi,laconversationentrelesVerdurinconcernantSaniette,III,p.326.

A l’exception d’une phrase (p. 163) focalisée sur son amie et à la réserve d’un « sansdoute»(p.161)etd’un«peut-être»(p.162).

B.G.Rodgers,Proust’sNarrativeTechniques,p.108,parlede«doublevision»àproposdelaconcurrenceentrelehéros«subjectif»etlenarrateur«objectif».

Surlesaspectstechniquesetpsychologiquesdecettescène,voirl’excellentcommentairedeMuller,p.148-153,quimontrebienenparticuliercommelamèreetlagrand-mèreduhérossetrouventindirectementmaisétroitementimpliquéesdanscetactede«sadisme»filial dont les résonances personnelles chez Proust sont immenses, et qu’il fautévidemmentrapprocherdela«Confessiond’unejeunefille»desPlaisirsetlesJours, etdes«Sentimentsfiliauxd’unparricide».

Onsait(Painter,II,p.422-423)quelfiascofutlarencontreorganiséeenmai1922entreProustetStravinsky (et Joyce).Onpourraitd’ailleursaussibien rapprocher lapratiquenarrativeproustiennedecesvisionsmultiplesetsuperposéesquesynthétise,toujoursàlamêmeépoque,lareprésentationcubiste.Est-ceàunportraitdecegenrequeréfèrentceslignes de la préface auxPropos de peintre : « l’admirable Picasso, lequel a précisémentconcentré tous les traits de Cocteau en une image d’une rigidité si noble… » (ContreSainte-Beuve.Pléiade,p.580)?

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Voix

L’instancenarrative.

«Longtempsjemesuiscouchédebonneheure»:detouteévidence,untelénoncéneselaissepasdéchiffrer—comme,disons,«L’eauboutàcent degrés » ou « La somme des angles d’un triangle est égale à deuxdroits » — sans égard à celui qui l’énonce, et pour la situation danslaquelleill’énonce;jen’estidentifiablequeparréférenceàlui,etlepassérévoludel’«action»racontéen’esttelqueparrapportaumomentoùillaraconte.PourreprendrelestermesbienconnusdeBenveniste,l’histoirenevapasicisansunepartdediscours,etiln’estpastropdifficiledemontrerqu’ilenestpratiquementtoujoursainsi 1.Mêmelerécithistoriquedutype« Napoléon mourut à Sainte-Hélène » implique en son prétérit uneantériorité de l’histoire sur la narration, et je ne suis pas certain que leprésentde«L’eauboutàcentdegrés»(récititératif)soitaussiintemporelqu’ilyparaît.Restequel’importanceoulapertinencedecesimplicationsest essentiellement variable, et que cette variabilité peut justifier ouimposer des distinctions et oppositions à valeur au moins opératoire.Lorsque je lisGambara ou le Chef-d’œuvre inconnu, jem’intéresse à unehistoire,etmesouciepeudesavoirquilaraconte,oùetquand;sijelis

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FacinoCane,jenepuisàaucuninstantnégligerlaprésencedunarrateurdansl’histoirequ’ilraconte;sic’estlaMaisonNucingen,l’auteursechargelui-mêmed’attirermonattentionsurlapersonneducauseurBixiouetsurlegrouped’auditeursauquelils’adresse;sic’estl’Aubergerouge,jesuivraisansdouteavecplusd’attentionqueledéroulementprévisibledel’histoireracontéeparHermannlesréactionsd’unauditeurnomméTaillefer,carlerécitestàdeuxétages,etc’estausecond—celuioùl’onraconte—qu’estlepluspassionnantdudrame.

C’est ce genre d’incidences que nous allons considérer sous lacatégoriedelavoix:«aspect,ditVendryès,del’actionverbaleconsidéréedanssesrapportsaveclesujet»—cesujetn’étantpasiciseulementceluiquiaccomplitousubitl’action,maisaussicelui(lemêmeouunautre)quila rapporte, et éventuellement tous ceux qui participent, fût-cepassivement, à cette activiténarrative.On sait que la linguistique amisquelquetempsàentreprendrederendrecomptedecequeBenvenisteanommélasubjectivitédans le langage 2, c’est-à-diredepasserde l’analysedes énoncés à celle des rapports entre ces énoncés et leur instanceproductrice—cequel’onnommeaujourd’huileurénonciation.Ilsembleque la poétique éprouve une difficulté comparable à aborder l’instanceproductricedudiscoursnarratif,instanceàlaquellenousavonsréservéleterme,parallèle,denarration.Cettedifficultésemarquesurtoutparunesorte d’hésitation, sans doute inconsciente, à reconnaître et respecterl’autonomiede cette instance,oumêmesimplement sa spécificité :d’uncôté, comme nous l’avons déjà remarqué, on réduit les questions del’énonciationnarrativeàcellesdu«pointdevue»;del’autre,onidentifiel’instancenarrativeàl’instanced’«écriture»,lenarrateuràl’auteuretledestinatairedurécitaulecteurdel’œuvre 3.Confusionpeut-être légitimedanslecasd’unrécithistoriqueoud’uneautobiographieréelle,maisnonlorsqu’il s’agitd’unrécitde fiction,où lenarrateurest lui-mêmeunrôlefictif ; fût-ildirectementassumépar l’auteur,etoùlasituationnarrativesupposéepeutêtrefortdifférentedel’acted’écriture(oudedictée)quis’yréfère:cen’estpasl’abbéPrévostquiracontelesamoursdeManonetdes

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Grieux,cen’estpasmêmelemarquisdeRenoncour,auteursupposédesMémoiresd’unhommedequalité ;c’estdesGrieuxlui-même,enunrécitoral où « je » ne peut désigner que lui, et où « ici » et «maintenant »renvoient aux circonstances spatio-temporelles de cette narration, etnullement à celles de la rédaction deManon Lescaut par son véritableauteur. Et même les références de Tristram Shandy à la situationd’écriturevisent l’acte(fictif)deTristrametnoncelui (réel)deSterne ;maisdefaçonà la foisplussubtileetplusradicale, lenarrateurduPèreGoriot n’« est » pas Balzac,même s’il exprime çà ou là les opinions decelui-ci, carcenarrateur-auteurestquelqu’unqui«connaît» lapensionVauquer,satenancièreetsespensionnaires,alorsqueBalzac,lui,nefaitquelesimaginer:etencesens,biensûr,lasituationnarratived’unrécitdefictionneseramènejamaisàsasituationd’écriture.

C’estdonccetteinstancenarrativequ’ilnousresteàconsidérer,selonlestracesqu’ellea laissées—qu’elleestcenséeavoir laissées—dans lediscours narratif qu’elle est censée avoir produit. Mais il va de soi quecette instancenedemeurepasnécessairement identiqueet invariableaucours d’une même œuvre narrative : l’essentiel de Manon Lescaut estraconté par des Grieux, mais quelques pages reviennent à M. deRenoncour ; inversement, l’essentiel de l’Odyssée est raconté par«Homère »,mais lesChants IX àXII reviennent àUlysse ; et le romanbaroque,lesMilleetunenuits,LordJim,nousonthabituésàdessituationsbeaucouppluscomplexes 4.L’analysenarrativedoitévidemmentassumerl’étude de ces modifications — ou de ces permanences : car s’il estremarquable que les aventures d’Ulysse soient racontées par deuxnarrateursdifférents, ilestenbonneméthodetoutaussinotableque lesamoursdeSwannetdeMarcelsoientracontéesparlemêmenarrateur.

Unesituationnarrative,commetouteautre,estunensemblecomplexedans lequel l’analyse, ou simplement la description, ne peut distinguerqu’en déchirant un tissu de relations étroites entre l’acte narratif, sesprotagonistes, ses déterminations spatio-temporelles, son rapport auxautres situations narratives impliquées dans le même récit, etc. Les

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nécessitésdel’expositionnouscontraignentàcetteviolenceinévitableduseulfaitquelediscourscritique,nonplusqu’unautre,nesauraittoutdireà la fois. Nous considérerons donc successivement, ici encore, desélémentsdedéfinitiondont le fonctionnement réelest simultané,en lesrattachant, pour l’essentiel, aux catégories du temps de la narration, duniveau narratif et de la « personne », c’est-à-dire des relations entre lenarrateur— et éventuellement son ou ses narrataire(s) 5— à l’histoirequ’ilraconte.

Tempsdelanarration.

Parunedissymétriedontlesraisonsprofondesnouséchappent,maisquiestinscritedanslesstructuresmêmesdelalangue(ouàtoutlemoinsdesgrandes«languesdecivilisation»delacultureoccidentale),jepeuxfortbienraconterunehistoiresanspréciserlelieuoùellesepasse,etsicelieuestplusoumoinséloignédulieud’oùjelaraconte,tandisqu’ilm’estpresque impossibledenepas la situerdans le tempspar rapportàmonacte narratif, puisque je dois nécessairement la raconter à un temps duprésent, du passé ou du futur 6. De là vient peut-être que lesdéterminations temporelles de l’instance narrative sont manifestementplus importantes que ses déterminations spatiales. A l’exception desnarrationsauseconddegré,dontlecadreestgénéralementindiquéparlecontextediégétique (Ulyssedevant lesPhéaciens, l’hôtessedeJacques lefataliste dans sonauberge), le lieunarratif est fort rarement spécifié, etn’estpourainsidirejamaispertinent 7:noussavonsàpeuprèsoùProusta écrit la Recherche du temps perdu, mais nous ignorons où Marcel estcensé produire le récit de sa vie, et nous ne songeons guère à nous ensoucier. En revanche, il nous importe beaucoupde savoir, par exemple,combien de temps s’écoule entre la première scène de la Recherche (le«drameducoucher»)etlemomentoùelleestévoquéeencestermes:

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«Ilyabiendesannéesdecela.Lamurailledel’escalieroùjevismontersa bougie n’existe plus depuis longtemps, etc. » ; car cette distancetemporelle, et ce qui la remplit, et ce qui l’anime, sont ici un élémentcapitaldelasignificationdurécit.

La principale détermination temporelle de l’instance narrative estévidemmentsapositionrelativeparrapportàl’histoire.Ilsembleallerdesoiquelanarrationnepeutêtrequepostérieureàcequ’elleraconte,maiscetteévidenceestdémentiedepuisbiendessièclesparl’existencedurécit« prédictif 8 » sous ses diverses formes (prophétique, apocalyptique,oraculaire, astrologique, chiromantique, cartomantique, oniromantique,etc.),dontl’origineseperddanslanuitdestemps—et,aumoinsdepuisles Lauriers sont coupés, par la pratique du récit au présent. Il fautconsidérer encore que la narration au passé peut en quelque sorte sefragmenter pour s’insérer entre les diversmoments de l’histoire commeunesortedereportageplusoumoinsimmédiat 9:pratiquecourantedelacorrespondanceetdujournalintime,etdoncdu«romanparlettres»oudu récit en forme de journal (Wuthering Heights, Journal d’un curé decampagne). Il faudrait donc distinguer, du simple point de vue de laposition temporelle, quatre types de narration : ultérieure (positionclassique du récit au passé, sans doute de très loin la plus fréquente),antérieure(récitprédictif,généralementaufutur,maisquerienn’interditde conduire au présent, comme le rêve de Jocabel dansMoyse sauvé),simultanée(récitauprésentcontemporaindel’action)etintercalée(entrelesmomentsdel’action).

Le dernier type est a priori le plus complexe, puisqu’il s’agit d’unenarrationàplusieursinstances,etquel’histoireetlanarrationpeuvents’yenchevêtrerdetellesortequelaseconderéagissesurlapremière:c’estcequi se passe en particulier dans le roman épistolaire à plusieurscorrespondants 10,où,commeonlesait,lalettreestàlafoismediumdurécitetélémentde l’intrigue 11. Ilpeutêtreaussi leplusdélicat,voire leplus rebelle à l’analyse, quand la forme du journal se desserre pour

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aboutir à une sorte de monologue après coup à position temporelleindéterminée,voireincohérente:leslecteursattentifsdel’Étrangern’ontpas manqué de rencontrer ces incertitudes qui sont l’une des audaces,peut-êtreinvolontaire,decerécit 12.Enfin,latrèsgrandeproximitéentrehistoireetnarrationproduit ici, leplussouvent 13,uneffet trèssubtildefrottement, si j’ose dire, entre le léger décalage temporel du récitd’événements(«Voicicequim’estarrivéaujourd’hui»)etlasimultanéitéabsoluedans l’exposédespenséesetdes sentiments («Voici ceque j’enpense ce soir »). Le journal et la confidence épistolaire allientconstammentcequel’onappelleenlangageradiophoniqueledirectetledifféré, le quasi-monologue intérieur et le rapport après coup. Ici, lenarrateuresttoutàlafoisencorelehérosetdéjàquelqu’und’autre:lesévénementsdelajournéesontdéjàdupassé,etle«pointdevue»peuts’être modifié depuis ; les sentiments du soir ou du lendemain sontpleinementduprésent,eticilafocalisationsurlenarrateurestenmêmetemps focalisation sur le héros. Cécile Volanges écrit àMme deMerteuilpour lui raconter comment elle a été séduite, la nuit dernière, parValmont,etluiconfiersesremords;lascènedeséductionestpassée,etavec elle le trouble que Cécile n’éprouve plus, et ne peut plus mêmeconcevoir ; reste la honte, et une sorte de stupeur qui est à la foisincompréhensionetdécouvertedesoi:«Cequejemereprocheleplus,etdontilfautpourtantquejevousparle,c’estquej’aipeurdenem’êtrepasdéfendueautantquejelepouvais.Jenesaispascommentcelasefaisait:sûrement,jen’aimepasM.deValmont,bienaucontraire;etilyavaitdesmoments où j’étais comme si je l’aimais, etc. 14. » LaCécile d’hier, touteprocheetdéjàlointaine,estvueetditeparlaCéciled’aujourd’hui.Nousavons ici deux héroïnes successives, dont la seconde (seulement) est(aussi) narratrice, et impose son point de vue, qui est celui, juste assezdécalé pour faire dissonance, de l’immédiat après coup 15. On saitcomment,dePamélaàObermann,leromanduXVIIIesiècleaexploitécettesituation narrative propice aux contrepoints les plus subtils et les plus«agaçants»:celledelapluspetitedistancetemporelle.

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Letroisièmetype,aucontraire(narrationsimultanée),estenprincipele plus simple, puisque la coïncidence rigoureuse de l’histoire et de lanarration élimine toute espèce d’interférence et de jeu temporel. Il fautcependantobserverquelaconfusiondesinstancespeutfonctionnericiendeuxdirectionsopposéesselonquel’accentestmissurl’histoireousurlediscours narratif. Un récit au présent de type « behaviouriste » etpurementévénementielpeutapparaîtrecommelecombledel’objectivité,puisqueladernièretraced’énonciationquisubsistaitdanslerécitdestyleHemingway — la marque de distance temporelle entre histoire etnarration que comporte inévitablement l’emploi du prétérit— disparaîtdansunetransparencetotaledurécit,quiachèvedes’effacerauprofitdel’histoire : c’est ainsi qu’ont été généralement reçues les œuvres du«NouveauRoman»français,etparticulièrementlespremiersromansdeRobbe-Grillet 16 : « littérature objective », « école du regard », cesdénominations traduisentbien le sentimentde transitivité absoluede lanarrationquefavorisaitl’emploigénéraliséduprésent.Maisinversement,si l’accent porte sur la narration elle-même, comme dans les récits en«monologueintérieur»,lacoïncidencejoueenfaveurdudiscoursetc’estalors l’action qui semble se réduire à l’état de simple prétexte, etfinalements’abolir:effetdéjàsensiblechezDujardin,etquinecessedes’accentuerchezunBeckett,unClaudeSimon,unRogerLaporte.Toutsepasse donc comme si l’emploi du présent, en rapprochant les instances,avaitpoureffetderompreleuréquilibreetdepermettreàl’ensembledurécit,selonlepluslégerdéplacementd’accent,debasculersoitducôtédel’histoire, soit du côté de la narration, c’est-à-dire du discours : et lafacilitéaveclaquelle leromanfrançaisdecesdernièresannéesestpasséd’un extrême à l’autre illustre peut-être cette ambivalence et cetteréversibilité 17.

Ledeuxième type (ànarrationantérieure)a joui jusqu’àmaintenantd’uninvestissementlittérairebienmoindrequelesautres,etl’onsaitquemême les récits d’anticipation, de Wells à Bradbury, qui appartiennentpourtant pleinement au genre prophétique, postdatent presque toujours

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leurinstancenarrative,implicitementpostérieureàleurhistoire—cequiillustrebienl’autonomiedecetteinstancefictiveparrapportaumomentde l’écriture réelle. Le récit prédictif n’apparaît guère, dans le corpuslittéraire, qu’au niveau second : ainsi, dans le Moyse sauvé de Saint-Amant, le récit prophétique d’Aaron (VIe partie) ou le long songeprémonitoire (IVe, Ve et VIe parties) de Jocabel, tous deux relatifs àl’avenirdeMoïse 18.Lacaractéristiquecommunedecesrécitssecondsestévidemment d’être prédictifs par rapport à leur instance narrativeimmédiate (Aaron, songede Jocabel),maisnonpar rapportà l’instancedernière (l’auteur implicite de Moyse sauvé, qui s’identifie d’ailleursexplicitement à Saint-Amant) : exemplesmanifestes de prédiction aprèscoup.

La narration ultérieure (premier type) est celle qui préside àl’immensemajoritédesrécitsproduitsàce jour.L’emploid’untempsdupassé suffit à la désigner comme telle, sans pour autant indiquer ladistance temporelle qui sépare le moment de la narration de celui del’histoire 19. Dans le récit classique « à la troisième personne », cettedistance est généralement comme indéterminée, et la question sanspertinence,leprétéritmarquantunesortedepassésansâge 20:l’histoirepeutêtredatée,commeleplussouventchezBalzac,sansquelanarrationlesoit 21.Ilarrivepourtantqu’unerelativecontemporanéitédel’actionsoitrévéléepar l’emploiduprésent, soitaudébut,commedansTomJones 22

oudans lePèreGoriot 23, soità la fin,commedansEugénieGrandet 24ouMadameBovary 25. Ces effets de convergence finale, les plus saisissants,jouentsurlefaitqueladuréemêmedel’histoirediminueprogressivementladistancequilaséparedumomentdelanarration.Maisleurforcetientà la révélation inattendue d’une isotopie temporelle (et donc, dans unecertaine mesure, diégétique) jusque-là masquée — ou, dans le cas deBovary, oubliée depuis longtemps — entre l’histoire et son narrateur.Cette isotopie est au contraire évidente dès l’abord dans le récit « à lapremière personne », où le narrateur est donné d’emblée commepersonnage de l’histoire, et où la convergence finale est presque de

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règle 26, selon un mode dont le dernier paragraphe de Robinson Crusoepeutnousfournirleparadigme:«Enfin,bienrésoluànepasmeharasserdavantage,jesuisentraindemepréparerpourunpluslongvoyagequetous ceux-ci, ayant passé soixante-douze ans d’une vie d’une variétéinfinie,ayantappris suffisammentàconnaître leprixde la retraiteet lebonheurqu’ilyaàfinirsesjoursenpaix 27.»Nuleffetdramatiqueici,àmoins que la situation finale ne soit elle-même celle d’un dénouementviolent,commedansDoubleIndemnity,oùlehérosécritladernièrelignedesonrécit-confessionavantdeglisseravecsacomplicedansl’Océanoùlesattendunrequin:«Jen’aipasentendus’ouvrirlaportedelacabine,mais elle est à côté demoi, tandis que j’écris. Je la sens. La lune s’estlevée.»

Pour que l’histoire vienne ainsi rejoindre la narration, il faut bienentenduqueladuréedelaseconden’excèdepascelledelapremière.Onconnaîtl’aporiebouffonnedeTristram:n’ayantréussiàraconter,enuneannéed’écriture,quelapremièrejournéedesavie,ilconstatequ’ilapristrois cent soixante-quatre jours de retard, qu’il a donc plutôt reculéqu’avancé, et que, vivant trois cent soixante-quatre fois plus vite qu’iln’écrit,ils’ensuitqueplusilécritplusilluiresteàécrire,etque,bref,sonentreprise est désespérée 28. Raisonnement sans faille, et dont lesprémissesnesontnullementabsurdes.Raconterprenddutemps(laviedeSchéhérazadetientàceseulfil),etlorsqu’unromanciermetenscène,auseconddegré,unenarrationorale,ilmanquerarementd’entenircompte:ilsepassebiendeschosesdansl’aubergetandisquel’hôtessedeJacquesraconte l’histoire dumarquis des Arcis, et la première partie deManonLescautseterminesurcetteobservation,quelechevalieraemployéplusd’uneheureàsonrécit,etqu’ilabienbesoindesouperpour«prendreunpeuderelâche».NousavonsquelquesraisonsdepenserquePrévost,lui,amisbeaucoupplusd’uneheureàécrirecesquelquecentpages,etnoussavonspar exemplequ’il a falluprèsde cinqansàFlaubertpour écrireMadameBovary. Pourtant, et fort curieusement en somme, la narrationfictive de ce récit, comme dans presque tous les romans du monde,

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excepté Tristram Shandy, est censée n’avoir aucune durée, ou plusexactementtoutsepassecommesilaquestiondesaduréen’avaitaucunepertinence : une des fictions de la narration littéraire, la plus puissantepeut-être,parcequ’ellepassepourainsidire inaperçue,estqu’il s’agit làd’unacteinstantané,sansdimensiontemporelle.Onledateparfois,maisonnelemesurejamais:noussavonsqueM.Homaisvientderecevoirlacroix d’honneur aumoment où le narrateur écrit cette dernière phrase,maisnoncequisepassaittandisqu’ilécrivait lapremière;noussavonsmêmequecettequestionestabsurde : rienn’estcenséséparercesdeuxmomentsdel’instancenarrative,quel’espaceintemporeldurécitcommetexte.Contrairementàlanarrationsimultanéeouintercalée,quivitdesaduréeetdesrelationsentrecetteduréeetcelledel’histoire,lanarrationultérieure vit de ce paradoxe, qu’elle possède à la fois une situationtemporelle (par rapport à l’histoirepassée)etuneessence intemporelle,puisquesansduréepropre 29.Commelaréminiscenceproustienne,elleestextase,«duréed’unéclair»,miraculeusesyncope,«minuteaffranchiedel’ordreduTemps».

L’instancenarrativede laRecherche répondévidemmentàcederniertype:noussavonsqueProustapasséplusdedixansàécriresonroman,mais l’actedenarrationdeMarcelneporteaucunemarquededurée,nidedivision:ilestinstantané.Leprésentdunarrateur,quenoustrouvons,presqueàchaquepage,mêléauxdiverspassésduhéros,estunmomentunique et sans progression. Marcel Muller a bien cru trouver chezGermaine Brée l’hypothèse d’une double instance narrative : avant etaprès la révélation finale,mais cette hypothèse ne repose sur rien, et àvrai dire je ne vois chez Germaine Brée qu’un emploi abusif (quoiquecourant) de « narrateur » pour héros qui a peut-être induit Muller enerreur surcepoint 30.Quantaux sentimentsexprimésdans lesdernièrespages de Swann, dont nous savons qu’ils ne correspondent pas à la

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convictionfinaledunarrateur,Mullermontrefortbienlui-même 31qu’ilsne prouvent en rien l’existence d’une instance narrative antérieure à larévélation : la lettreàJacquesRivière,déjàcitée 32,montreaucontrairequeProustatenuiciàaccorder lediscoursdunarrateuraux«erreurs»duhéros,etdoncàluiattribueruneopinionquin’estpaslasiennepouréviterdedévoilertroptôtsaproprepensée.MêmelerécitfaitparMarceldesesdébutsd’écrivainaprèslasoiréeGuermantes(réclusion,premièresesquisses, premières réactions de lecteurs), qui tient nécessairementcompte de la durée d’écriture (« Moi, c’était autre chose que j’avais àécrire,deplus long,etpourplusd’unepersonne.Longàécrire.Le jour,tout au plus pourrais-je essayer de dormir. Si je travaillais, ce ne seraitque lanuit.Mais ilmefaudraitbeaucoupdenuits,peut-êtrecent,peut-êtremille 33»)etdel’angoissedelamortinterruptrice,mêmecerécitnecontreditpasl’instantanéitéfictivedesanarration:carlelivrequeMarcelcommence alors d’écriredans l’histoire ne se confond pas en droit avecceluiqueMarcelaalorspresquefinid’écrirecommerécit—etquiest laRechercheelle-même.Le livre fictif,objetderécit,est,commetout livre,«longàécrire».Maislelivreréel,lelivre-récit,neconnaîtpassapropre«longueur»:ilabolitsadurée.

Leprésentdelanarrationproustiennecorrespond—de1909à1922—àbiendes«présents»d’écriture,etnoussavonsqueprèsd’un tiers,dontjustementlesdernièrespages,étaitécritdès1913.Lemomentfictifdelanarrations’estdoncdéplacéenfaitaucoursdelarédactionréelle,iln’estplusaujourd’huicequ’ilétaiten1913,aumomentoùProustcroyaitsonœuvreterminéepourl’éditionGrasset.Ainsi,lesdistancestemporellesqu’ilavaitàl’esprit—etvoulaitsignifier—lorsqu’ilécrivaitparexemple,àproposdelascèneducoucher,«ilyabiendesannéesdecela»,ouàpropos de la résurrection de Combray par la madeleine, « j’éprouve larésistance et j’entends la rumeur des distances traversées » —, cesdistancesontaugmentédeplusdedixansduseulfaitdel’allongementdutemps d’histoire : le signifié de ces phrases n’est plus le même. D’oùcertaines contradictions irréductibles comme celle-ci : l’aujourd’hui du

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narrateur est évidemment, pour nous, postérieur à la guerre, mais le« Paris aujourd’hui » des dernières pages de Swann reste dans sesdéterminations historiques (son contenu référentiel) un Paris d’avant-guerre,telqu’ilavaitétévuetdécritensontemps.Lesignifiéromanesque(momentdelanarration)estdevenuquelquechosecomme1925,maisleréférenthistorique,quicorrespondaumomentdel’écriture,n’apassuiviet continue de dire : 1913. L’analyse narrative doit enregistrer cesdéplacements— et les discordances qui peuvent en résulter— commeeffets de la genèse réelle de l’œuvre ; mais elle ne peut finalementconsidérer l’instancenarrativeque tellequ’elle sedonnedans ledernierétat du texte, commeunmomentunique et sansdurée, nécessairementsituéplusieursannéesaprèsladernière«scène»,doncaprèslaguerre,etmême,nous l’avons vu 34, après lamort deMarcel Proust. Ce paradoxe,rappelons-le,n’enestpasun:Marceln’estpasProust,etriennel’obligeàmourir avec lui. Ce qui oblige en revanche, c’est que Marcel passe« beaucoup d’années » après 1916 en maison de santé, ce qui placenécessairementsonretouràParisetlamatinéeGuermantesauplustôten1921,etlarencontreavecOdette«ramollie»en1923 35.Laconséquences’impose.

Entrecetinstantnarratifuniqueetlesdiversmomentsdel’histoire,ladistanceestnécessairementvariable.S’ils’estécoulé«biendesannées»depuis la scène du coucher à Combray, il y a « peu de temps » que lenarrateurrecommenceàpercevoirsessanglotsd’enfant,etladistancequile sépare de lamatinéeGuermantes est évidemmentmoindre que cellequi le sépare de sa première arrivée àBalbec. Le systèmede la langue,l’emploi uniforme du passé, ne permettent pas de marquer ceraccourcissementprogressifdansletissumêmedudiscoursnarratif,maisnousavonsvuqueProustavaitréussidansunecertainemesureàlefairesentirpardesmodificationsdanslerégimetemporeldurécit:disparitionprogressivedel’itératif,allongementdesscènessingulatives,discontinuitécroissante, accentuation du rythme — comme si le temps de l’histoire

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tendaitàsedilateretàsesingulariserdeplusenplusenserapprochantdesafin,quiestaussisasource.

Onpourraits’attendre,selonlapratiquecourante,nousl’avonsvu,dela narration « autobiographique », à voir le récit conduire son hérosjusqu’aupointoù l’attend lenarrateur,pourquecesdeuxhypostases serejoignentetseconfondentenfin.C’estcequ’onaparfoisprétenduunpeuvite 36.Enfait,commelemarquebienMarcelMuller,«entrelejourdelaréception chez la princesse et celui où le Narrateur raconte cetteréception, toute une ère s’étend qui maintient entre le Héros et leNarrateur un intervalle que rien ne permet de franchir : les formesverbalesdanslaconclusionduTempsretrouvésonttoutesaupassé 37».Lenarrateurconduitprécisémentl’histoiredesonhéros—saproprehistoire— jusqu’au point où, dit Jean Rousset, « le héros va devenir lenarrateur 38»—jediraisplutôtcommencededevenirlenarrateur,puisqu’ilentre effectivement dans son travail d’écriture. Muller écrit que « si leHérosrejoint leNarrateur,c’està la façond’uneasymptote : ladistancequi les sépare tend vers zéro ; elle ne s’annulera jamais »,mais l’imageconnote un jeu sternien sur les deux durées qui en fait n’est pas chezProust: ilyasimplementarrêtdurécitaupointoùlehérosatrouvélavérité et le sens de sa vie, et donc où s’achève cette « histoire d’unevocation»quiest,rappelons-le,l’objetdéclarédurécitproustien.Lereste,dontl’aboutissementnousestdéjàconnuparleromanmêmequis’achèveici,n’appartientplusàla«vocation»,maisautravailquiluifaitsuite,etnedoitdoncêtrequ’esquissé.Le sujetde laRecherche estbien «Marceldevientécrivain»,non«Marcelécrivain»: laRecherche resteunromandeformation,etceseraitenfausserlesintentionsetsurtoutenforcerlesens que d’y voir un « roman du romancier », comme dans les FauxMonnayeurs;c’estunromandufuturromancier.«Lasuite,disaitHegelàpropos,justement,duBildungsroman,n’aplusrienderomanesque…»;ilest probable que Proust aurait volontiers appliqué cette formule à sonproprerécit:leromanesque,c’estlaquête,c’estlarecherche,quis’achèveen trouvaille (la révélation), non l’usage qui sera fait ensuite de cette

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trouvaille. La découverte finale de la vérité, la rencontre tardive de lavocation, comme le bonheur des amants réunis, ne peut être qu’undénouement,nonuneétape ; et en ce sens, le sujetde laRecherche estbienunsujettraditionnel.Ilestdoncnécessairequelerécits’interrompeavantquelehérosn’aitrejointlenarrateur,iln’estpasconcevablequ’ilsécriventensemblelemot:Fin.Ladernièrephrasedusecond,c’estquand—c’estque—lepremierenarriveenfinàsapremière.Ladistanceentrelafindel’histoireetlemomentdelanarration,c’estdoncletempsqu’ilfaut au héros pour écrire ce livre, qui est et n’est pas celui que lenarrateur,àsontour,nousrévèleenladuréed’unéclair.

Niveauxnarratifs.

QuanddesGrieux,parvenuàlafindesonrécit,déclarequ’ilvientdefaire voile de la Nouvelle-Orléans au Havre-de-Grâce, puis du Havre àCalaispourretrouversonfrèrequil’attendàquelqueslieues,ladistancetemporelle (et spatiale) qui jusque-là séparait l’action racontée de l’actenarratif s’amenuiseprogressivementaupointde se réduire finalementàzéro : le récitenestarrivéà l’icietaumaintenant, l’histoirea rejoint lanarration. Subsiste pourtant, entre ces derniers épisodes des amours duchevalieretlasalleduLiond’oravecsesoccupants,dontlui-mêmeetsonhôte, où il les raconte après souper au marquis de Renoncour, unedistance qui n’est ni dans le temps ni dans l’espace, mais dans ladifférenceentrelesrelationsquelesunsetlesautresentretiennentalorsavec le récit de des Grieux : relations que l’on distinguera de façongrossièreetforcémentinadéquateendisantquelesunssontdedans(dansle récit, s’entend) et les autres dehors. Ce qui les sépare estmoins unedistance qu’une sorte de seuil figuré par la narration elle-même, unedifférencedeniveau.LeLiond’or, lemarquis,lechevalierenfonctiondenarrateursontpournousdansuncertainrécit,nonceluidedesGrieux,

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maisceluidumarquis,lesMémoiresd’unhommedequalité;leretourdeLouisiane,levoyageduHavreàCalais,lechevalierenfonctiondehérossont dans un autre récit, celui de desGrieux cette fois, qui est contenudanslepremier,nonpasseulementencesensquecelui-cil’encadred’unpréambuleetd’uneconclusion(d’ailleursabsenteici),maisencesensquelenarrateurdusecondestdéjàunpersonnagedupremier,etquel’actedenarrationquileproduitestunévénementracontédanslepremier.

Nous définirons cette différence de niveau en disant que toutévénement raconté par un récit est à un niveau diégétique immédiatementsupérieur à celui où se situe l’acte narratif producteur de ce récit. Larédaction par M. de Renoncour de ses Mémoires fictifs est un acte(littéraire) accompli àunpremierniveau, que l’ondira extradiégétique ;les événements racontés dans cesMémoires (dont l’acte narratif de desGrieux)sontdanscepremierrécit,on lesqualifieradoncdediégétiques,ouintradiégétiques;lesévénementsracontésdanslerécitdedesGrieux,récit au second degré, seront ditsmétadiégétiques 39. De lamême façon,M.deRenoncourentantqu’«auteur»desMémoiresestextradiégétique:il s’adresse, quoique fictif, au public réel, tout comme Rousseau ouMichelet ; lemêmemarquis en tantquehérosdesmêmesMémoiresestdiégétique,ouintradiégétique,etavecluidesGrieuxnarrateuràl’aubergeduLiond’or,ainsid’ailleursqueManonaperçueparlemarquislorsdelapremièrerencontreàPacy;maisdesGrieuxhérosdesonproprerécit,etManon héroïne et son frère, et comparses, sont métadiégétiques : cestermes désignent non des êtres, mais des situations relatives et desfonctions 40.

L’instance narrative d’un récit premier est donc par définitionextradiégétique, comme l’instance narrative d’un récit second(métadiégétique) est par définition diégétique, etc. Insistons sur le faitque le caractère éventuellement fictif de l’instance première nemodifiepas plus cette situation que le caractère éventuellement « réel » desinstancessuivantes :M.deRenoncourn’estpasun«personnage»dansunrécitassuméparl’abbéPrévost, ilest l’auteurfictifdeMémoiresdont

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nous savons d’autre part que l’auteur réel est Prévost, tout commeRobinsonCrusoeestl’auteurfictifduromandeDefoequiportesonnom:après quoi, chacun d’eux devient personnage dans son propre récit. NiPrévost ni Defoe n’entrent dans l’espace de notre question, qui porte,rappelons-leencoreunefois,surl’instancenarrative,etnonsurl’instancelittéraire. M. de Renoncour et Crusoe sont des narrateurs-auteurs, etcommetels ilssontaumêmeniveaunarratifqueleurpublic,c’est-à-direvousetmoi.Cen’estpas lecasdedesGrieux,quines’adresse jamaisànous, mais seulement au patient marquis ; et inversement, quand bienmême ce marquis fictif aurait rencontré à Calais un personnage réel,disonsSterneenvoyage,cepersonnagen’enseraitpasmoinsdiégétique,quoiqueréel—toutcommeRichelieuchezDumas,NapoléonchezBalzac,ou la princesse Mathilde chez Proust. Bref, on ne confondra pas lecaractèreextradiégétiqueavecl’existencehistoriqueréelle,nilecaractèrediégétique(oumêmemétadiégétique)aveclafiction:ParisetBalbecsontaumêmeniveau,bienque l’unsoit réelet l’autre fictif,etnoussommestouslesjoursobjetsderécit,sinonhérosderoman.

Mais toute narration extradiégétique n’est pas nécessairementassuméecommeœuvrelittéraireetsonprotagonisteunnarrateur-auteurenpositionde s’adresser, comme lemarquisdeRenoncour, àunpublicqualifié comme tel 41. Un roman en forme de journal intime, comme leJournal d’un curé de campagne ou la Symphonie pastorale, ne vise enprincipeaucunpublic,sinonaucunlecteur,etilenvademêmeduromanpar lettres,qu’ilcomporteunseulépistolier,commePaméla,WertherouObermann, que l’on qualifie souvent de journaux déguisés encorrespondances 42,ouplusieurs,commelaNouvelleHéloïseoulesLiaisonsdangereuses : Bernanos, Gide, Richardson, Gœthe, Senancour, RousseauouLaclosseprésentent icicommesimples«éditeurs»,mais lesauteursfictifs de ces journaux intimes ou de ces « lettres recueillies et publiéespar…»neseconsidèrentévidemmentpas(àladifférencedeRenoncourt,ouCrusoe,ouGilBlas)commedes«auteurs».Quiplusest,lanarrationextradiégétique n’est même pas forcément assumée comme narration

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écrite:rienneprétendqueMeursaultouMaloneaientécritletextequenous lisonscommeleurmonologue intérieur,et ilvadesoique le textedesLaurierssontcoupésnepeutêtrequ’un«courantdeconscience»—niécrit,nimêmeparlé—mystérieusementcaptéettranscritparDujardin:c’estlepropredudiscoursimmédiatqued’excluretoutedéterminationdeformedel’instancenarrativequ’ilconstitue.

Inversement, toute narration intradiégétique ne produit pasnécessairement, comme celle de des Grieux, un récit oral : elle peutconsisterenuntexteécrit,commelemémoiresansdestinatairerédigéparAdolphe, voire en un texte littéraire fictif, œuvre dans l’œuvre, commel’« histoire » du Curieux Impertinent, découverte dans une malle par lecurédeDonQuichotte,oulanouvellel’Ambitieuxparamour,publiéedansune revue fictive par le héros d’Albert Savarus, auteur intradiégétiqued’uneœuvremétadiégétique.Maislerécitsecondpeutluiaussin’êtrenioralniécrit,etsedonner,ouvertementounon,commeunrécitintérieur:ainsilerêvedeJocabeldansMoysesauvé,ou,defaçonplusfréquenteetmoinssurnaturelle,touteespècedesouvenirremémoré(enrêveounon)parunpersonnage : c’estainsi (et l’on sait combienProustaété frappépar ce détail) qu’intervient au second chapitre de Sylvie l’épisode(«souveniràmoitiérêvé»)duchantd’Adrienne:«Jeregagnaimonlitetjenepusytrouverlerepos.Plongédansunedemi-somnolence,toutemajeunesserepassaitenmessouvenirs…Jemereprésentaisunchâteaudutemps de Henri IV, etc. 43 » Il peut enfin être assumé par unereprésentation non-verbale (le plus souvent visuelle) que le narrateurconvertit en récit en décrivant lui-même cette sorte de documenticonographique(c’estlatoilepeintereprésentantl’abandond’Ariane,danslesNoces de Thétis et de Pélée, ou la tapisserie du déluge dansMoysesauvé),ou,plusrarement,enlefaisantdécrireparunpersonnage,commeles tableaux de la vie de Joseph commentés par Amram dans lemêmeMoysesauvé.

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Lerécitmétadiégétique.

Le récit au second degré est une forme qui remonte aux originesmêmes de la narration épique, puisque les chants IX à XII de l’Odyssée,comme nous le savons de reste, sont consacrés au récit fait par Ulyssedevant l’assemblée des Phéaciens. Via Virgile, l’Arioste et le Tasse, ceprocédé(dontonsaitd’autrepartl’énormeinvestissementdanslesMilleetunenuits) entre à l’époque baroque dans la tradition romanesque, etuneœuvrecommel’Astrée,parexemple,secomposeenmajeurepartiederécits procurés par tel ou tel personnage. La pratique s’enmaintient auXVIII

e siècle,malgré laconcurrencede formesnouvellescommeleromanparlettres;onlevoitbiendansManonLescaut,ouTristramShandy,ouJacqueslefataliste,etmêmel’avènementduréalismenel’empêchepasdese survivre chez Balzac (la Maison Nucingen, Autre étude de femme,l’Aubergerouge,Sarrasine,laPeaudechagrin)etFromentin(Dominique);onpeutmêmeobserverunecertaineexacerbationdutoposchezBarbey,oudansWutheringHeights (récitd’IsabelleàNelly, rapportéparNellyàLockwood, noté par Lockwood dans son journal), et surtout dans LordJim, où l’enchevêtrement atteint les limites de l’intelligibilité commune.L’étudeformelleethistoriquedeceprocédédéborderaitlargementnotrepropos,maisilestaumoinsnécessaire,pourlasuite,dedistinguericilesprincipaux typesde relationquipeuventunir le récitmétadiégétiqueaurécitpremierdanslequelils’insère.

Lepremier typeestune causalitédirecteentre les événementsde lamétadiégèse et ceux de la diégèse, qui confère au récit second unefonctionexplicative.C’estle«voicipourquoi»balzacien,maisassuméicipar un personnage, que l’histoire qu’il raconte soit celle d’un autre(Sarrasine) ou, le plus souvent, la sienne propre (Ulysse, des Grieux,Dominique). Tous ces récits répondent, explicitement ou non, à unequestion du type « Quels événements ont conduit à la situationprésente ? ». Le plus souvent, la curiosité de l’auditoire intradiégétiquen’est qu’un prétexte pour répondre à celle du lecteur, comme dans les

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scènes d’exposition du théâtre classique, et le récit métadiégétique unesimple variante de l’analepse explicative. D’où certaines discordancesentrelafonctionprétendueetlafonctionréelle—généralementrésoluesauprofitdelaseconde:ainsi,auchantXIIdel’Odyssée,Ulysseinterromptson récit à l’arrivée chez Calypso, bien que la majeure partie de sonauditoireignorelasuite;leprétexteestqu’ill’asommairementracontéelaveilleàAlkinoosetArétè(chantVII); lavraieraisonestévidemmentquelelecteurlaconnaîtendétailparlerécitdirectduchantV;«Quandl’histoireestconnue,ditUlysse, jehaisde laredire» :cetterépugnanceestd’abordcelledupoètelui-même.

Ledeuxième typeconsisteenune relationpurement thématique,quin’impliquedoncaucunecontinuitéspatio-temporelleentremétadiégèseetdiégèse:relationdecontraste(malheurd’Arianeabandonnée,aumilieudesjoyeusesnocesdeThétis)oud’analogie(commelorsqueJocabel,dansMoyse sauvé, hésite à exécuter l’ordre divin et qu’Amram lui racontel’histoiredusacrificed’Abraham).Lafameusestructureenabyme,sipriséenaguère par le « nouveau roman » des années 60, est évidemment uneforme extrême de ce rapport d’analogie, poussée jusqu’aux limites del’identité.Larelationthématiquepeutd’ailleurs,lorsqu’elleestperçueparl’auditoire, exercer une influence sur la situation diégétique : le récitd’Amram a pour effet immédiat (et du reste pour but) de convaincreJocabel,c’estunexemplumàfonctionpersuasive.Onsaitquedevéritablesgenres, comme la parabole ou l’apologue (la fable), reposent sur cetteactionmonitivedel’analogie:devantlaplèberévoltée,MénéniusAgripparaconte l’histoire des Membres et l’estomac ; puis, ajoute Tite-Live,«montrantàquelpointlaséditionintestineducorpsétaitsemblableàlarévolte de la plèbe contre le Sénat, il réussit à les convaincre 44 ».Noustrouverons chez Proust une illustrationmoins curative de cette vertu del’exemple.

Letroisièmetypenecomporteaucunerelationexpliciteentrelesdeuxniveaux d’histoire : c’est l’acte de narration lui-même qui remplit unefonctiondans ladiégèse, indépendammentducontenumétadiégétique :

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fonction de distraction, par exemple, et/ou d’obstruction. L’exemple leplus illustre s’en trouve à coup sûr dans les Mille et une nuits, oùSchéhérazade repousse la mort à coup de récits, quels qu’ils soient(pourvuqu’ilsintéressentlesultan).Onpeutremarquerque,dupremierautroisièmetype,l’importancedel’instancenarrativenefaitquecroître.Danslepremier,larelation(d’enchaînement)estdirecte,ellenepassepaspar lerécit,etpourrait fortbiens’endispenser:qu’Ulysse laraconteounon, c’est la tempête qui l’a jeté sur le rivage de Phéacie, la seuletransformation introduite par son récit est d’ordre purement cognitif.Danslesecond,larelationestindirecte,rigoureusementmédiatiséeparlerécit,quiest indispensableàl’enchaînement: l’aventuredesmembresetdel’estomaccalmelaplèbeàconditionqueMénéniuslaluiraconte.Dansle troisième, la relation n’est plus qu’entre l’acte narratif et la situationprésente, lecontenumétadiégétiquen’importe(presque)pasplusque lemessage biblique lors d’une action de flibuster à la tribune du Congrès.Cette relationconfirmebien, s’il enétaitbesoin,que lanarrationestunactecommeunautre.

Métalepses.

Le passage d’un niveau narratif à l’autre ne peut en principe êtreassuré que par la narration, acte qui consiste précisément à introduiredans une situation, par le moyen d’un discours, la connaissance d’uneautre situation. Toute autre forme de transit est, sinon toujoursimpossible, du moins toujours transgressive. Cortazar raconte quelquepart 45l’histoired’unhommeassassinéparl’undespersonnagesduromanqu’il est en train de lire : c’est là une forme inverse (et extrême) de lafigurenarrative que les classiques appelaient lamétalepse de l’auteur, etqui consiste à feindre que le poète « opère lui-même les effets qu’ilchante 46 », comme lorsqu’on dit que Virgile « fait mourir » Didon au

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chant IVde l’Énéide, ou lorsqueDiderot, d’unemanière plus équivoque,écritdansJacqueslefataliste:«Qu’est-cequim’empêcheraitdemarier leMaîtreetdelefairecocu?»,oubien,s’adressantaulecteur,«Sicelavousfait plaisir, remettons la paysanne en croupe derrière son conducteur,laissons-lesalleretrevenonsànosdeuxvoyageurs 47».Sternepoussait lachosejusqu’àsolliciterl’interventiondulecteur,priédefermerlaporteoud’aiderMr.Shandyàregagnersonlit,maisleprincipeestlemême:touteintrusion du narrateur ou du narrataire extradiégétique dans l’universdiégétique (ou de personnages diégétiques dans un universmétadiégétique,etc.),ouinversement,commechezCortazar,produituneffetdebizarreriesoitbouffonne(quandonlaprésente,commeSterneouDiderot,surletondelaplaisanterie)soitfantastique.

Nous étendrons à toutes ces transgressions le terme de métalepsenarrative 48. Certaines, aussi banales et innocentes que celles de larhétoriqueclassique,jouentsurladoubletemporalitédel’histoireetdelanarration ; ainsi Balzac, dans un passage déjà cité d’Illusions perdues :«Pendantquelevénérableecclésiastiquemontelesrampesd’Angoulême,il n’est pas inutile d’expliquer… », comme si la narration étaitcontemporainedel’histoireetdevaitmeublersestempsmorts.C’estsurcemodèletrèsrépanduqueProustécritparexemple:«Jen’aiplusletemps,avantmondépartpourBalbec,decommencerdespeinturesdumonde…»,ou«Jemecontenteici,aufuretàmesurequeletortillards’arrêteetquel’employé crie Doncières, Grattevast, Maineville, etc., de noter ce que lapetiteplageoulagarnisonm’évoquent»,ouencore:«maisilesttempsderattraper le baron qui s’avance 49… »On sait que les jeux temporels deSternesontunpeuplushardis,c’est-à-direunpeuplus littéraux,commelorsque les digressions de Tristram narrateur (extradiégétique) obligentson père (dans la diégèse) à prolonger sa sieste de plus d’une heure 50,mais ici encore le principe est le même 51. D’une certaine façon, lepirandellisme de Six personnages en quête d’auteur ou de Ce soir onimprovise,oùlesmêmesacteurssonttouràtourhérosetcomédiens,n’estqu’unevasteexpansiondelamétalepse,commetoutcequiendérivedans

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lethéâtredeGenetparexemple,etcommeleschangementsdeniveaudurécit robbe-grilletien : personnages échappés d’un tableau, d’un livre,d’une coupure de presse, d’une photographie, d’un rêve, d’un souvenir,d’unfantasme,etc.Touscesjeuxmanifestentparl’intensitédeleurseffetsl’importance de la limite qu’ils s’ingénient à franchir au mépris de lavraisemblance, et qui est précisément la narration (ou la représentation)elle-même;frontièremouvantemaissacréeentredeuxmondes:celuioùl’on raconte, celui que l’on raconte. D’où l’inquiétude si justementdésignée par Borges : « De telles inventions suggèrent que si lespersonnagesd’unefictionpeuventêtrelecteursouspectateurs,nous,leurslecteursouspectateurs,pouvonsêtredespersonnages fictifs 52. »Leplustroublant de lamétalepse est bien dans cette hypothèse inacceptable etinsistante,quel’extradiégétiqueestpeut-êtretoujoursdéjàdiégétique,etque lenarrateuret sesnarrataires, c’est-à-direvousetmoi,appartenonspeut-êtreencoreàquelquerécit.

Une figure moins audacieuse, mais que l’on peut rattacher à lamétalepse, consiste à raconter comme diégétique, au même niveaunarratifquelecontexte,cequel’onapourtantprésenté(ouquiselaisseaisément deviner) comme métadiégétique en son principe, ou si l’onpréfère, à sa source : comme si le marquis de Renoncourt, après avoirreconnu qu’il tient de desGrieux lui-même l’histoire de ses amours (oumême après l’avoir laissé parler pendant quelques pages) reprenaitensuite la parole pour raconter cette histoire lui-même, sans plus« feindre,dirait Platon, qu’il est devenudesGrieux ». L’archétypede ceprocédéestsansdouteleThéétète,dontnoussavonsqu’ilconsisteenuneconversation entre Socrate, Théodore et Théétète rapportée par Socratelui-même à Euclide, qui la rapporte à Terpsion. Mais, pour éviter, ditEuclide,«l’ennuidecesformulesintercaléesdanslediscours,quandparexempleSocrateditenparlantdelui-même:“etmoi,jedis”,ou“etmoi,jerépondis”,etenparlantdesoninterlocuteur:“ilentombad’accord”ou“iln’enconvintpas”»,l’entretienaétérédigésousformed’un«dialoguedirectdeSocrateavecsesinterlocuteurs 53».Cesformesdenarrationoùle

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relais métadiégétique, mentionné ou non, se trouve immédiatementévincé au profit du narrateur premier, ce qui fait en quelque sortel’économie d’un (ou parfois plusieurs) niveau narratif, nous lesappellerons métadiégétique réduit (sous-entendu : au diégétique), oupseudo-diégétique.

A vrai dire, la réduction n’est pas toujours évidente, ou plusexactementladifférenceentremétadiégétiqueetpseudo-diégétiquen’estpas toujours perceptible dans le texte narratif littéraire, qui(contrairement au texte cinématographique) ne dispose pas de traitscapables de marquer le caractère métadiégétique d’un segment 54, saufchangement de personne : si M. de Renoncour prenait la place de desGrieux pour raconter les aventures de celui-ci, la substitution semarquerait immédiatementdans lepassagedu je au il ;mais lorsque lehérosdeSylvierevitenrêveunmomentdesajeunesse,riennepermetdedécider si le récit est alors récit de ce rêve ou, directement et par-delàl’instanceonirique,récitdecemoment.

DeJeanSanteuilàlaRecherche,ouletriomphedupseudo-diégétique.

Après ce nouveau détour, il nous sera plus facile de caractériser lechoixnarratifopéré,délibérémentounon,parProustdanslaRecherchedutemps perdu. Mais il faut d’abord rappeler quel avait été celui de lapremière grande œuvre narrative de Proust, ou plus exactement de lapremière version de la Recherche, c’est-à-dire Jean Santeuil. L’instancenarrativeyestdédoublée:lenarrateurextradiégétique,quineportepasde nom (mais qui est une première hypostase du héros, et que nousvoyonsdansdessituationsattribuéesplustardàMarcel),estenvacancesavecunamisurlabaiedeConcarneau;lesdeuxjeunesgensselientavecunécrivainnomméC.(secondehypostaseduhéros)quientreprendàleur

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demandedeleurlirechaquesoirlespagesécritespendantlajournéed’unroman en cours de rédaction. Ces lectures fragmentaires ne sont pastranscrites, mais quelques années plus tard, après la mort de C., lenarrateur, qui dispose on ne sait comment d’une copie du roman, sedécideàlapublier:c’estJeanSanteuil,dontlehérosestévidemmentunetroisièmeesquissedeMarcel.Cettestructuredécrochéeestpassablementarchaïsante,àcesdeuxnuancesprèsparrapportàlatraditionreprésentéeparManonLescaut,quelenarrateurintradiégétiqueneracontepasicisapropre histoire, et que son récit n’est pas oral, mais écrit, et mêmelittéraire, puisqu’il s’agit d’un roman. Nous reviendrons plus loin sur lapremièredifférence,qui toucheauproblèmede la «personne»,mais ilfaut insister ici sur la seconde, qui témoigne, à une époque où cesprocédés ne sont plus guère à l’honneur, d’une certaine timidité devantl’écriture romanesque et d’un évident besoin de « distanciation » parrapport à cette biographie de Jean — beaucoup plus proche que laRecherche de l’autobiographie. Le dédoublement narratif est encoreaggravé par le caractère littéraire, et qui plus est « fictif » (puisqueromanesque)durécitmétadiégétique.

Il faut retenir de cette première étape que Proust n’ignorait pas lapratique du récit « à tiroirs », et qu’il en avait subi la tentation. Il faitd’ailleurs allusion à ce procédé dans une page de la Fugitive : « Lesromanciers prétendent souvent dans une introduction qu’en voyageantdansunpays ilsont rencontréquelqu’unqui leura raconté lavied’unepersonne.Ilslaissentalorslaparoleàcetamiderencontre,etlerécitqu’illeur faitc’estprécisément leur roman.Ainsi laviedeFabricedelDongofut racontée à Stendhal par un chanoine de Padoue. Combien nousvoudrions,quandnousaimons,c’est-à-direquandl’existenced’uneautrepersonnenoussemblemystérieuse,trouveruntelnarrateurinformé!Etcertesilexiste.Nous-même,neracontons-nouspassouvent,sansaucunepassion,laviedetelleoutellefemmeàundenosamisouàunétrangerqui ne connaissaient rien de ses amours et nous écoutent aveccuriosité 55 ? » On voit que la remarque ne concerne pas seulement la

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création littéraire, mais qu’elle s’étend à l’activité narrative la pluscourante, telle qu’elle peut s’exercer, entre autres, dans l’existence deMarcel : ces récits faits parX àY à proposdeZ sont le tissumêmedenotre«expérience»,dontunegrandepartestd’ordrenarratif.

Ces antécédents et cette allusionnedonnent queplusde relief àcetrait dominant de la narration dans la Recherche, qui est l’éliminationpresque systématique du récitmétadiégétique. Tout d’abord, la fiction dumanuscritrecueillidisparaîtauprofitd’unenarrationdirecteoùlehéros-narrateur présente ouvertement son récit comme œuvre littéraire, etassume donc le rôle d’auteur (fictif), comme Gil Blas ou Robinson, encontact immédiatavec lepublic.D’où l’emploidu terme« ce livre »,ou«cetouvrage 56»pourdésignersonrécit;cesplurielsacadémiques 57;cesadresses au lecteur 58 ; et même ce pseudo-dialogue plaisant dans lamanière de Sterne ou deDiderot : « Tout ceci, dira le lecteur, ne nousapprendriensur…—C’esttrèsfâcheuxeneffet,Monsieurlelecteur.Etplustristequevousnecroyez…—Enfin,Mmed’Arpajonvousprésenta-t-elle au prince ?—Non,mais taisez-vous et laissez-moi reprendremonrécit 59. » Le romancier fictif de Jean Santeuil ne s’en permettait pasautant,etcettedifférencemesureleprogrèsaccomplidansl’émancipationdu narrateur. Ensuite, les insertions métadiégétiques sont à peu prèscomplètementabsentesdelaRecherche:onnepeutguèreciteràcetitrequelerécitfaitparSwannàMarceldesaconversationavecleprincedeGuermantesconvertiaudreyfusisme 60,lesrapportsd’Aimésurlaconduitepasséed’Albertine 61,et surtout le récitattribuéauxGoncourtd’undînerchezlesVerdurin 62.Onnoterad’ailleursquedanscestroiscasl’instancenarrative estmise envedette et ledispute en importanceà l’événementrapporté : la partialité naïvedeSwann intéresseMarcel biendavantagequelaconversionduprince;lestyleécritd’Aimé,avecsesparenthèsesetses guillemets intervertis, est un pastiche imaginaire ; et le pseudo-Goncourt,pasticheréel,est icicommepagede littératureet témoignagesurlavanitédesLettresbeaucoupplusquecommedocumentsurlesalonVerdurin;pourcesraisonsdiverses, iln’étaitpaspossiblederéduireces

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récitsmétadiégétiques,c’est-à-diredelesfairereprendreenchargeparlenarrateur.

Partout ailleurs, en revanche, la pratique constante du récit dans laRechercheestcequenousavonsbaptisélepseudo-diégétique,c’est-à-direunrécit secondensonprincipe,mais immédiatementramenéauniveaupremier et pris en charge, quelle qu’en soit la source, par le héros-narrateur. La plupart des analepses relevées au premier chapitreprocèdentsoitdesouvenirsremémoréspar lehéros,etdoncd’unesortederécitintérieuràlamanièrenervalienne,soitderelationsquiluiontétéfaites par un tiers. Ressortissent au premier type, par exemple, lesdernières pages des Jeunes Filles en fleurs, qui évoquent les matinéesensoleilléesdeBalbec,maisà travers le souvenirqu’enagardé lehérosrentréàParis:«CequejerevispresqueinvariablementquandjepensaiàBalbec, ce furent les moments où, chaque matin, pendant la bellesaison… » ; après quoi l’évocation oublie son prétexte mémoriel et sedéveloppe pour elle-même, en récit direct, jusqu’à la dernière ligne, ensortequebiendes lecteursne remarquentpas ledétourspatio-temporelquiluiavaitdonnénaissance,etcroientàunsimple«retourenarrière»isodiégétique,sanschangementdeniveaunarratif ;ouleretourà1914,pendantleséjouràParisde1916,introduitparcettephrase:«Jesongeaisquejen’avaispasrevudepuisbienlongtempsaucunedespersonnesdontilaétéquestiondanscetouvrage.En1914seulement 63…»:suitunrécitdirectdecepremierretour,commesicen’étaitpaslàunsouvenirévoquépendant le second, ou comme si ce souvenir n’était ici qu’un prétextenarratif, ce que Proust appelle justement un « procédé de transition » ;quelquespagesplusloin,lepassageconsacréàlavisitedeSaint-Loup 64,qui commence comme une analepse isodiégétique, se termine sur cettephrase qui révèle après coup sa source mémorielle : « Tout en merappelantainsilavisitedeSaint-Loup…»MaisilfautsurtoutrappelerqueCombrayI estune rêveried’insomnie, queCombrayII est un « souvenirinvolontaire » provoquépar le goûtde lamadeleine, et que tout ce quisuit, à partir d’Un amour de Swann, est de nouveau une évocation de

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l’insomniaque:toutelaRechercheestenfaitunevasteanalepsepseudo-diégétique au titre des souvenirs du « sujet intermédiaire », aussitôtrevendiquésetassuméscommerécitparlenarrateurfinal.

Du second type relèvent tous ces épisodes, évoqués au chapitreprécédentàproposdesproblèmesdefocalisation,quionteulieuhorsdelaprésenceduhéros,etdont lenarrateurn’adoncpuêtre informéqueparunrécitintermédiaire:ainsi,lescirconstancesdumariagedeSwann,les tractations entre Norpois et Faffenheim, la mort de Bergotte, laconduitedeGilberteaprèslamortdeSwann,laréceptionmanquéechezla Berma 65 : comme nous l’avons vu, la source de ces informations esttantôtdéclarée,tantôtimplicite,maisdanstouslescasMarcelincorporejalousement à son récit ce qu’il tient de Cottard, de Norpois, de laduchesse,oudeDieusaitqui,commes’ilnesupportaitpasdelaisseràunautrelamoindrepartdesonprivilègenarratif.

Lecasleplustypique,etnaturellementleplusimportant,esticiceluid’Un amour de Swann. En son principe, cet épisode est doublementmétadiégétique, puisque tout d’abord les détails en ont été rapportés àMarcelparunnarrateuret àunmoment indéterminés, et ensuiteparceque Marcel se remémore ces détails au cours de certaines nuitsd’insomnie:souvenirsderécitsantérieurs,donc,àpartirdequoi,unefoisdeplus,lenarrateurextradiégétiqueramassetoutelamiseetraconteensonproprenomtoutecettehistoiresurvenueavantsanaissance,nonsansyintroduiredesubtilesmarquesdesonexistenceultérieure 66,quiysontcomme une signature et empêchent le lecteur de l’oublier troplongtemps:belexempled’égocentrismenarratif.ProustavaitgoûtédansJeanSanteuilauxplaisirsdésuetsdumétadiégétique,toutsepassecommes’ilavait juréden’yplusrevenir,etdeseréserver(ouderéserveràsonporte-parole) la totalité de la fonction narrative. Un amour de SwannracontéparSwannlui-mêmeauraitcompromiscetteunitéd’instanceetcemonopoleduhéros.Swann,ex-hypostasedeMarcel 67,nedoitplusêtre,dans l’économiedéfinitivede laRecherche,qu’unprécurseurmalheureuxetimparfait:iln’adoncpasdroitàla«parole»,c’est-à-direaurécit—et

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moinsencore(nousyreviendrons)audiscoursquileporte,l’accompagneetluidonnesonsens.Voilàpourquoic’estMarcel,etMarcelseul,quidoiten dernière instance, et au mépris de toutes les autres, raconter cetteaventurequin’estpaslasienne.

Maisquilapréfigure,commechacunsait,etdansunecertainemesureladétermine.Nousretrouvonsicil’influenceindirecte,analyséeplushaut,decertainsrécitsmétadiégétiques:l’amourdeSwannpourOdetten’aenprincipeaucuneincidencedirectesurledestindeMarcel 68,etàcetitre,lanorme classique le jugerait sans doute purement épisodique ; mais sonincidenceindirecte,c’est-à-direl’influencedelaconnaissancequ’enprendMarcelparletruchementd’unrécit,estenrevancheconsidérable,etc’estlui-mêmequientémoignedanscettepagedeSodome:

Jepensaisalorsàtoutcequej’avaisapprisdel’amourdeSwannpourOdette,de la façondontSwannavaitété joué toute savie.Au fond, si je veux y penser, l’hypothèse qui me fit peu à peuconstruire tout le caractère d’Albertine et interpréterdouloureusementchaquemomentd’uneviequejenepouvaispascontrôlertoutentière,cefutlesouvenir,l’idéefixeducaractèredeMme Swann, tel qu’on m’avait raconté qu’il était. Ces récitscontribuèrentàfaireque,dansl’avenir,monimaginationfaisaitlejeu de supposer qu’Albertine aurait pu, au lieu d’être la bonnejeunefillequ’elleétait,avoirlamêmeimmoralité,lamêmefacultéde tromperie qu’une ancienne grue, et je pensais à toutes lessouffrancesquim’auraientattendudanscecassij’avaisjamaisdûl’aimer 69.

Cesrécitscontribuèrent…:c’estàcausedurécitd’unamourdeSwannque Marcel pourra effectivement un jour imaginer une Albertinesemblable à Odette : infidèle, vicieuse, inaccessible, et par conséquents’éprendred’elle.Onsaitlasuite.Puissancedurécit…

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N’oublionspas,aprèstout,quesiŒdipepeutfairecequechacun,dit-on, ne fait que désirer, c’est parce qu’un oracle a raconté d’avance qu’iltuerait un jour son père et épouserait samère : sans oracle, pas d’exil,donc pas d’incognito, donc pas de parricide et pas d’inceste. L’oracled’Œdipe-Roi est un récit métadiégétique au futur, dont la seuleénonciationvadéclencherla«machineinfernale»capabledel’accomplir.Cen’estpasuneprophétiequiseréalise,c’estunpiègeenformederécit,etqui«prend».Oui,puissance(etruse)durécit.Ilenestquifontvivre(Schéhérazade),ilenestquituent.Etl’onnejugepasbiend’UnamourdeSwann si l’onnecomprendquecetamourraconté estun instrumentduDestin.

Personne.

On a pu remarquer jusqu’ici que nous n’employions les termes de« récit à la première— ou à la troisième— personne » qu’assortis deguillemetsdeprotestation.Ces locutionscourantesmesemblenteneffetinadéquatesencequ’ellesmettentl’accentdelavariationsurl’élémentenfait invariantde la situationnarrative, à savoir laprésence, expliciteouimplicite,dela«personne»dunarrateurquinepeutêtredanssonrécit,comme tout sujet de l’énonciation dans son énoncé, qu’à la « premièrepersonne»—saufénallagedeconventioncommedanslesCommentairesdeCésar:etprécisément,l’accentmissurla«personne»laissecroirequele choix — purement grammatical et rhétorique — du narrateur estconstamment du même ordre que celui de César décidant d’écrire sesMémoires«à»telleoutellepersonne.Onsaitbienqu’enfaitlaquestionn’est pas là. Le choix du romancier n’est pas entre deux formesgrammaticales, mais entre deux attitudes narratives (dont les formesgrammaticales ne sont qu’une conséquence mécanique) : faire raconterl’histoireparl’undeses«personnages 70»,ouparunnarrateurétrangerà

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cettehistoire.Laprésencedeverbesàlapremièrepersonnedansuntextenarratif peut donc renvoyer à deux situations très différentes, que lagrammaire confond mais que l’analyse narrative doit distinguer : ladésignation du narrateur en tant que tel par lui-même, comme lorsqueVirgileécrit«Armavirumquecano…»,etl’identitédepersonneentrelenarrateur et l’un des personnages de l’histoire, comme lorsque Crusoeécrit : « En 1632, je naquis à York… » Le terme « récit à la premièrepersonne » ne se réfère, bien évidemment, qu’à la seconde de cessituations, et cettedissymétrie confirme son impropriété.En tantque lenarrateur peut à tout instant intervenir comme tel dans le récit, toutenarration est, par définition, virtuellement faite à la première personne(fût-ce au pluriel académique, comme lorsque Stendhal écrit : « Nousavouerons que…nousavons commencé l’histoiredenotre héros…»). Lavraiequestionestdesavoirsilenarrateuraounonl’occasiond’employerlapremièrepersonnepourdésignerl’undesespersonnages.Ondistingueradonc ici deux types de récits : l’un à narrateur absent de l’histoire qu’ilraconte (exemple : Homère dans l’Iliade, ou Flaubert dans l’Éducationsentimentale), l’autre à narrateur présent comme personnage dansl’histoire qu’il raconte (exemple : Gil Blas, ou Wuthering Heights). Jenommelepremiertype,pourdesraisonsévidentes,hétérodiégétique,etlesecondhomodiégétique.

Mais les exemples choisis font sans doute déjà apparaître unedissymétriedanslestatutdecesdeuxtypes:HomèreetFlaubertsontl’unetl’autretotalement,etdoncilssontégalementabsentsdesdeuxrécitsenquestion;onnepeutdire,enrevanche,queGilBlasetLockwoodaientune égale présence dans leurs récits respectifs : Gil Blas estincontestablement le héros de l’histoire qu’il raconte, Lockwood ne l’estincontestablement pas (et l’on trouverait aisément des exemples de« présence » encore plus faible : j’y reviens à l’instant). L’absence estabsolue,maislaprésenceasesdegrés.Ilfaudradoncaumoinsdistingueràl’intérieurdutypehomodiégétiquedeuxvariétés:l’uneoùlenarrateurest le héros de son récit (Gil Blas), et l’autre où il ne joue qu’un rôle

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secondaire, qui se trouve être, pour ainsi dire toujours, un rôled’observateur etde témoin : Lockwood,déjà cité, lenarrateuranonymede Louis Lambert, Ismahel dans Moby Dick, Marlow dans Lord Jim,CarrawaydansGreatGatsby,ZeitblomdansDoktorFaustus—sansoublierle plus illustre et le plus typique, le transparent (mais indiscret) DrWatsondeConanDoyle 71.Toutsepassecommesilenarrateurnepouvaitêtredanssonrécituncomparseordinaire:ilnepeutêtrequevedette,ousimple spectateur. Nous réserverons pour la première variété (quireprésenteenquelquesorte ledegré fortde l’homodiégétique) le terme,quis’impose,d’autodiégétique.

La relation du narrateur à l’histoire, définie en ces termes, est enprincipe invariable : même quand Gil Blas ou Watson s’effacentmomentanémentcommepersonnages,noussavonsqu’ilsappartiennentàl’universdiégétiquedeleurrécit,etqu’ilsréapparaîtronttôtoutard.Aussile lecteur reçoit-il immanquablement comme infraction à une normeimplicite, dumoins lorsqu’il le perçoit, le passaged’un statut à l’autre :ainsi ladisparition(discrète)dunarrateur-témoininitialduRougeoudeBovary, ou celle (plus bruyante) du narrateur de Lamiel, qui sortouvertement de la diégèse « afin de devenir hommede lettres. Ainsi, ôlecteur bénévole, adieu, vous n’entendrez plus parler de moi 72 ».Transgressionplusforteencore,lechangementdepersonnegrammaticalepour désigner le même personnage : ainsi, dansAutre étude de femme,Bianchon passe-t-il subitement du « je » au « il 73 », comme s’ilabandonnait soudain le rôle de narrateur ; ainsi, dans Jean Santeuil, lehérospasse-t-ilinversementdu«il»au«je 74».Danslechampduromanclassique,etencorechezProust,detelseffetsressortissentévidemmentàunesortedepathologienarrative,explicablepardesremaniementshâtifset des états d’inachèvement du texte ; mais on sait que le romancontemporainafranchicettelimitecommebiend’autres,etn’hésitepasàétablirentrenarrateuretpersonnage(s)unerelationvariableouflottante,vertige pronominal accordé à une logique plus libre, et à une idée pluscomplexe de la « personnalité ». Les formes les plus poussées de cette

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émancipation 75nesontpeut-êtrepaslesplusperceptibles,dufaitquelesattributs classiques du « personnage » — nom propre, « caractère »physiqueetmoral—yontdisparu,etaveceuxlespointsderepèredelacirculationgrammaticale.C’estsansdouteBorgesquinousoffrel’exemplele plus spectaculaire de cette transgression — justement parce qu’elles’inscriticidansunsystèmenarratiftoutàfaittraditionnelquiaccentuelecontraste —, dans le conte intitulé la Forme de l’épée 76, où le héroscommenceparracontersonaventureinfâmeens’identifiantàsavictime,avant d’avouer qu’il est en fait l’autre, le lâche dénonciateur jusque-làtraité,avecleméprisqu’ilfaut,en«troisièmepersonne».Lecommentaire«idéologique»deceprocédénarratifestdonnéparMoonlui-même:«Cequefaitunhomme,c’estcommesitousleshommeslefaisaient…Jesuisles autres, n’importe quel hommeest tous les hommes. » Le fantastiqueborgésien, emblématique en cela de toute une littérature moderne, estsansacceptiondepersonne.

Je ne prétends pas tirer en ce sens la narration proustienne, encorequeleprocessusdedésintégrationdu«personnage»ysoitlargement(etnotoirement) engagé. La Recherche est fondamentalement un récitautodiégétique, où le héros-narrateur ne cède pour ainsi dire jamais àquiconque,nous l’avonsvu, leprivilègede la fonctionnarrative.Leplusimportantn’estpasicilaprésencedecetteformetoutàfaittraditionnelle,maistoutd’abordlaconversiondontellerésulte,etensuitelesdifficultésqu’ellerencontredansunromancommecelui-ci.

« Autobiographie déguisée », il paraît généralement tout naturel etcomme allant de soi que la Recherche soit un récit de formeautobiographique écrit « à la première personne ». Ce naturel est d’uneévidence trompeuse, car le dessein initial de Proust, comme GermaineBréelesoupçonnaitdès1948etcommelapublicationdeJeanSanteuill’aconfirmé depuis, ne faisait aucune place, sinon liminaire, à ce parti

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narratif. Jean Santeuil, rappelons-le, est de forme délibérémenthétérodiégétique.Cedétourinterditdoncdeconsidérerlaformenarrativede la Recherche comme le prolongement direct d’un discoursauthentiquement personnel, dont les discordances par rapport à la vieréelledeMarcelProustneconstitueraientquedesdéviationssecondaires.« Le récit à lapremièrepersonne, écrit justementGermaineBrée, est lefruit d’un choix esthétique conscient, et non le signe de la confidencedirecte,delaconfession,del’autobiographie 77.»Faireraconterlaviede« Marcel » par « Marcel » lui-même, après avoir fait raconter celle de« Jean » par l’écrivain « C. », relève en effet d’un choix narratif aussimarqué, et donc aussi significatif — et même davantage, à cause dudétour—queceluideDefoepourRobinsonCrusoeoudeLesagepourGilBlas.Maisdeplusonnepeutmanquerd’observerquecetteconversiondel’hétérodiégétique à l’autodiégétique accompagne, et complète, l’autreconversion, déjà notée, du métadiégétique au diégétique (ou pseudo-diégétique).DeSanteuilàlaRecherche,lehérospouvaitpasserdu«il»au« je » sans que disparût pour autant la stratification des instancesnarratives : il suffisait que le « roman » deC. fût autobiographique, oumême simplement de forme autodiégétique. Inversement, la doubleinstance pouvait se réduire sans modifier la relation entre héros etnarrateur : il suffisait de supprimer le préambule et de commencer parquelque chose comme : « Longtemps Marcel s’était couché de bonneheure… » Il faut donc considérer dans sa pleine signification la doubleconversionqueconstituelepassagedusystèmenarratifdeJeanSanteuilàceluidelaRecherche.

Si l’on définit, en tout récit, le statut du narrateur à la fois par sonniveau narratif (extra- ou intradiégétique) et par sa relation à l’histoire(hétéro- ou homodiégétique), on peut figurer par un tableau à doubleentrée les quatre types fondamentaux de statut du narrateur : 1)extradiégétique-hétérodiégétique, paradigme : Homère, narrateur aupremier degré qui raconte une histoire d’où il est absent ; 2)extradiégétique-homodiégétique,paradigme:GilBlas,narrateuraupremier

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degréqui raconte saproprehistoire ;3) intradiégétique-hétérodiégétique,paradigme : Schéhérazade, narratrice au second degré qui raconte deshistoires d’où elle est généralement absente ; 4) intradiégétique-homodiégétique, paradigme : Ulysse aux Chants IX à XII, narrateur auseconddegréquiracontesaproprehistoire.Danscesystème,lenarrateur(second)delaquasi-totalitédurécitdeSanteuil,leromancierfictifC.,serange dans la même case que Schéhérazade comme intra-hétérodiégétique, et le narrateur (unique) de la Recherche dans la casediamétralement (diagonalement) opposée (quelle que soit la dispositiondonnéeauxentrées)deGilBlas,commeextra-homodiégétique:

Il s’agit là d’un renversement absolu, puisque l’on passe d’unesituationcaractériséeparladissociationcomplètedesinstances(premiernarrateur-auteur extradiégétique : « je » — deuxième narrateur,romancierintradiégétique:«C.»—hérosmétadiégétique:«Jean»)àlasituation inverse, caractérisée par la réunion des trois instances en uneseule«personne» : lehéros-narrateur-auteurMarcel.Lasignification laplus manifeste de ce retournement est celle de l’assomption tardive, et

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délibérée, de la forme de l’autobiographie directe, qu’il fautimmédiatement rapprocher du fait, apparemment contradictoire, que lecontenunarratifdelaRechercheestmoinsdirectementautobiographiqueque celui deSanteuil 78 : comme si Proust avait dû vaincre d’abord unecertaineadhérenceàsoi,sedétacherdelui-mêmepourconquérirledroitdedire«je»,ouplusprécisémentledroitdefairedire«je»àcehérosquin’estnitoutàfaitlui-mêmenitoutàfaitunautre.Laconquêtedujen’estdoncpasiciretouretprésenceàsoi,installationdansleconfortdela« subjectivité 79 », mais peut-être exactement le contraire : l’expériencedifficiled’unrapportàsoivécucomme(légère)distanceetdécentrement,rapport que symbolise à merveille cette semi-homonymie plus quediscrète,etcommeaccidentelle,duhéros-narrateuretdusignataire 80.

Maiscetteexplication,onlevoit,rendsurtoutcomptedupassagedel’hétérodiégétique à l’autodiégétique, et laisse un peu en retrait lasuppression du niveau métadiégétique. La condensation brutale desinstancesétaitpeut-êtredéjàamorcéedanscespagesdeJeanSanteuiloùle « je » du narrateur (mais lequel ?) se substituait comme parinadvertanceau«il»duhéros:effetd’impatience,sansdoute,maisnonpas tant impatiencede« s’exprimer»oude« se raconter »en levant lemasque de la fiction romanesque ; agacement, plutôt, devant lesobstacles,ouchicanes,opposésparladissociationdesinstancesàlatenuedu discours— qui, déjà dansSanteuil, n’est pas seulement un discoursnarratif.Rienn’estplusgênantsansdoute,pourunnarrateursidésireuxd’accompagner son «histoire »de cette sortede commentaireperpétuelquienest la justificationprofonde,quededevoirsanscessechangerde«voix»,raconterlesexpériencesduhéros«àlatroisièmepersonne»etles commenter ensuite en son propre nom, par une intrusionconstammentréitéréeettoujoursdiscordante:d’oùlatentationdesauterl’obstacle, et de revendiquer, et d’annexer finalement l’expérience elle-même, comme en cette page où le narrateur, après avoir raconté les«impressionsretrouvées»parJeanlorsquelepaysagedulacdeGenèveluirappellelameràBegMeil,enchaînesursespropresréminiscences,et

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sa résolutionden’écrire«quequandunpassé ressuscitait soudaindansuneodeur,dansunevuequ’ilfaisaitéclateretau-dessusduquelpalpitaitl’imaginationetquandcettejoiemedonnaitl’inspiration 81».Onvoitqu’ilnes’agitplusicid’inadvertance:c’estlepartinarratifd’ensembleadoptédansSanteuilquiserévèleinadéquat,etquifinitparcéderauxnécessitéset aux instances les plus profondes du discours. De tels « accidents »préfigurenttoutàlafoisl’échec,ouplutôtl’abandonprochaindeSanteuil,et sa reprise ultérieure dans la voix propre de laRecherche, celle de lanarrationautodiégétiquedirecte.

Mais,commenousl’avonsvuauchapitredumode,cenouveaupartinevapas lui-même sansdifficultés,puisqu’il fautmaintenant intégrer àun récit de forme autobiographique toute une chronique sociale quidépasse souvent le champ des connaissances directes du héros, et quiparfoismême,commec’estlecasd’UnamourdeSwann,n’entrepassansmal dans celles du narrateur. En fait, comme l’a bien montré B.G.Rodgers 82, le romanproustienne réussitqu’àgrand-peineà concilierdeux postulations contradictoires : celle d’un discours théoriqueomniprésent, qui ne s’accommode guère de la narration « objective »classiqueetquiexigequel’expérienceduhérosseconfondeaveclepassédu narrateur, qui pourra ainsi la commenter sans apparence d’intrusion(d’oùl’adoptionfinaled’unenarrationautodiégétiquedirecteoùpeuventsemêleretsefondrelesvoixduhéros,dunarrateuretdel’auteurtournévers un public à enseigner et à convaincre) — et celle d’un contenunarratiftrèsvaste,débordantlargementl’expérienceintérieureduhéros,et qui exige par moments un narrateur quasi « omniscient » : d’où lesembarrasetlespluralitésdefocalisationquenousavonsdéjàrencontrés.

Le parti narratif de Jean Santeuil était sans doute intenable, et sonabandonnousapparaîtrétrospectivementcomme«justifié»;celuidelaRecherche est mieux adapté aux besoins du discours proustien, mais iln’est pas, à beaucoup près, d’une parfaite cohérence. En fait, le desseinproustiennepouvaitpleinementsesatisfairenidel’unnidel’autre:nidel’« objectivité » trop distante du récit hétéro-diégétique, qui tenait le

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discoursdunarrateuràl’écartdel’«action»,etdoncdel’expérienceduhéros,nidela«subjectivité»durécitautodiégétique,troppersonnelleetcomme trop étroite pour embrasser sans invraisemblance un contenunarratifquidébordelargementcetteexpérience.Ils’agitici,précisons-le,del’expériencefictiveduhéros,queProustavoulue,pourdesraisonsbienconnues, plus restreinte que la siennepropre : enun sens, riendans laRecherche n’excède l’expérience de Proust, mais tout ce qu’il en a crudevoir attribuer à Swann, à Saint-Loup, à Bergotte, à Charlus, àMlle Vinteuil, à Legrandin, à bien d’autres encore, excède évidemmentcelledeMarcel:dispersiondélibéréedela«matière»autobiographique,qui est donc responsable de certaines difficultés narratives. Ainsi — etpournerevenirquesurlesdeuxparalepseslesplusflagrantes—onpeuttrouverétrangequeMarcelait eucommunicationdesdernièrespenséesdeBergotte,maisnonpasqueProustyaitaccès,puisqu’illesalui-même«vécues»auJeudePaumecertainjourdemai1921;demême,onpeuts’étonner que Marcel lise si bien dans les sentiments ambigus deMlleVinteuilàMontjouvain,maisbeaucoupmoins,jepense,queProustaitsu les lui prêter. Tout cela, et bien d’autres choses, vient de Proust, etnous ne pousserons pas le dédain du « réfèrent » jusqu’à feindre del’ignorer;maisdetoutcela,nouslesavonsaussi,ilavoulusedéchargeren en déchargeant son héros. Il lui faut donc à la fois un narrateur« omniscient » capable de dominer une expérience morale maintenantobjectivée, et un narrateur autodiégétique capable d’assumerpersonnellement, d’authentifier et d’éclairer de son propre commentairel’expérience spirituelle qui donne son sens final à tout le reste, et quidemeure, elle, le privilège du héros. D’où cette situation paradoxale, etpourcertainsscandaleuse,d’unenarration«à lapremièrepersonne»etcependantparfoisomnisciente. Iciencore,c’estsans levouloir,peut-êtresanslesavoir,etpourdesraisonsquitiennentàlanatureprofonde—etprofondément contradictoire—de son propos, que laRecherche attenteauxconventionslesmieuxétabliesdelanarrationromanesqueenfaisant

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craquernonseulementses«formes»traditionnelles,mais—ébranlementplussecretetdoncplusdécisif—lalogiquemêmedesondiscours.

Héros/narrateur.

Comme en tout récit de forme autobiographique 83, les deux actantsque Spitzer nommait erzählendes Ich (Je narrant) et erzähltes Ich (Jenarré) sont séparés dans la Recherche par une différence d’âge etd’expériencequiautoriselepremieràtraiterlesecondavecunesortedesupérioritécondescendanteouironique,trèssensibleparexempledanslascènedelaprésentationmanquéedeMarcelàAlbertine,oudanscelledubaiserrefusé 84.Mais leproprede laRecherche,cequi ladistingue icidepresque toutes les autres autobiographies, réelles ou fictives, c’est qu’àcette différence essentiellement variable, et qui diminue fatalement àmesureque lehéros s’avancedans l’« apprentissage »de la vie, s’ajouteunedifférenceplus radicale et commeabsolue, irréductible àun simple«progrès»:cellequedéterminelarévélationfinale,l’expériencedécisivedelamémoireinvolontaireetdelavocationesthétique.Ici, laRecherchese sépare de la tradition du Bildungsroman pour se rapprocher decertaines formes de la littérature religieuse, comme les Confessions desaint Augustin : le narrateur n’en sait pas seulement, et toutempiriquement,davantagequelehéros;ilsait,dansl’absolu,ilconnaîtlaVérité—unevéritédont lehérosnes’approchepasparunmouvementprogressifetcontinu,maisqui,bienaucontraire,etmalgrélesprésagesetannoncesdontelles’estfaitçàetlàprécéder,fondsurluiaumomentoùil s’en trouve d’une certaine manière plus éloigné que jamais : « On afrappéàtoutes lesportesquinedonnentsurrien,et laseuleparoùonpeutentreretqu’onauraitcherchéeenvainpendantcentans,onyheurtesanslesavoir,etelles’ouvre.»

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CetteparticularitédelaRechercheentraîneuneconséquencedécisivepourlesrelationsentrelediscoursduhérosetceluidunarrateur.Jusqu’àce moment en effet, ces deux discours s’étaient juxtaposés, entrelacés,mais,àdeuxoutroisexceptionsprès 85, jamaistoutàfaitconfondus: lavoix de l’erreur et de la tribulation ne pouvait s’identifier à celle de laconnaissanceetdelasagesse:celledeParsifalàcelledeGurnemanz.Apartir, au contraire, de la révélation dernière (pour retourner le termeappliqué par Proust àSodome I), les deux voix peuvent se fondre et seconfondre,ouserelayerdansunmêmediscours,puisquedésormaislejepensais du héros peut s’écrire « je comprenais », « je remarquais », « jedevinais»,«jesentais»,«jesavais»,«jesentaisbien»,«jem’avisai»,«j’étaisdéjàarrivéàcetteconclusion»,«jecompris»,etc. 86,c’est-à-direcoïncideraveclejesaisdunarrateur.D’oùcetteproliférationsoudainedudiscours indirect, et son alternance sans opposition ni contraste avec lediscoursprésentdunarrateur.Commenousl’avonsdéjànoté,lehérosdela matinée ne s’identifie pas encore en acte au narrateur final, puisquel’œuvreécritedusecondestencoreàvenirpourlepremier;maislesdeuxinstances se rejoignent déjà en « pensée », c’est-à-dire en parole,puisqu’elles partagent lamême vérité, qui peutmaintenant glisser sansrectification, et comme sans heurt, d’un discours à l’autre, d’un temps(l’imparfait du héros) à l’autre (le présent du narrateur) : comme lemanifeste bien cette dernière phrase si souple, si libre — siomnitemporelle, dirait Auerbach —, parfaite illustration de son proprepropos:«Dumoins,siellem’étaitlaisséeassezlongtempspouraccomplirmonœuvre, nemanquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes (celadût-il les faire ressembleràdesêtresmonstrueux)commeoccupantuneplacesiconsidérable,àcôtédecellesirestreintequileurestréservéedansl’espace, une place au contraire prolongée sans mesure — puisqu’ilstouchentsimultanément,commedesgéantsplongésdanslesannées,àdesépoquessidistantes,entrelesquellestantdejourssontvenusseplacer—dansleTemps.»

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Fonctionsdunarrateur.

Cettemodificationfinaleengagedoncdefaçontrèssensibleunedesfonctions essentielles du narrateur proustien. Il peut sembler étrange, àpremière vue, d’attribuer à quelque narrateur que ce soit un autre rôlequelanarrationproprementdite,c’est-à-direlefaitderaconterl’histoire,maisnoussavonsbienen faitque lediscoursdunarrateur, romanesqueouautre,peutassumerd’autres fonctions.Peut-êtrevaut-il lapeined’enfairerapidementletourafindemieuxapprécierlaspécificité,àcetégard,de la narration proustienne. Il me semble que l’on peut distribuer cesfonctions(unpeucommeJakobsondistribuelesfonctionsdulangage 87)selon les divers aspects du récit (au sens large) auxquels elles serapportent.

Lepremierdecesaspectsestévidemmentl’histoire,etlafonctionquis’yrapporteestlafonctionproprementnarrative,dontaucunnarrateurnepeutsedétournersansperdreenmêmetempssaqualitédenarrateur,età quoi il peut fort bien tenter— comme l’ont fait certains romanciersaméricains—deréduiresonrôle.Lesecondestletextenarratif,auquellenarrateur peut se référer dans un discours en quelque sortemétalinguistique (métanarratif en l’occurrence) pour en marquer lesarticulations, les connexions, les inter-relations, bref l’organisationinterne : ces «organisateurs »dudiscours 88, queGeorgesBlinnommaitdes « indications de régie 89 », relèvent d’une seconde fonction que l’onpeutappelerfonctionderégie.

Le troisième aspect, c’est la situation narrative elle-même, dont lesdeux protagonistes sont le narrataire, présent, absent ou virtuel, et lenarrateurlui-même.Al’orientationverslenarrataire,ausoucid’établiroudemainteniravecluiuncontact,voireundialogue(réel,commedanslaMaisonNucingen,oufictif,commedansTristramShandy),correspondunefonctionquirappelleàlafoislafonction«phatique»(vérifierlecontact)etlafonction«conative»(agirsurledestinataire)deJakobson.Rodgersnommecesnarrateurs,detypeshandien,toujourstournésversleurpublic

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etsouventplusintéressésparlerapportqu’ilsentretiennentavecluiqueparleurrécitlui-même,des«raconteurs 90».Onlesauraitplutôtappelésautrefoisdes«causeurs»,etpeut-êtredoit-onnommerlafonctionqu’ilstendentàprivilégierfonctiondecommunication;onsaitquelleimportanceelleprenddans le romanpar lettres, et spécialementpeut-êtredans cesformes que Jean Rousset nomme « monodies épistolaires », commeévidemmentlesLettresportugaises,oùlaprésenceabsentedudestinatairedevientl’élémentdominant(obsédant)dudiscours.

L’orientation du narrateur vers lui-même, enfin, détermine unefonction très homologue à celle que Jakobson nomme, un peumalencontreusement,lafonction«émotive»:c’estcellequirendcomptedelapartquelenarrateur,entantquetel,prendàl’histoirequ’ilraconte,du rapport qu’il entretient avec elle : rapport affectif, certes,mais aussibien moral ou intellectuel, qui peut prendre la forme d’un simpletémoignage, comme lorsque le narrateur indique la source d’où il tientsoninformation,ouledegrédeprécisiondesespropressouvenirs,oulessentiments qu’éveille en lui tel épisode 91 ; on a là quelque chose quipourrait être nommé fonction testimoniale, ou d’attestation. Mais lesinterventions, directes ou indirectes, du narrateur à l’égard de l’histoirepeuventaussiprendrelaformeplusdidactiqued’uncommentaireautorisédel’action: icis’affirmecequ’onpourraitappeler la fonctionidéologiquedu narrateur 92, et l’on sait combien Balzac, par exemple, a développécetteformedediscoursexplicatifetjustificatif,véhiculechezlui,commecheztantd’autres,delamotivationréaliste.

Cetterépartitionencinqfonctionsn’estcertespasàrecevoirdansunespritdetroprigoureuseétanchéité:aucunedecescatégoriesn’esttoutàfaitpureetsansconnivenceavecd’autres,aucunesauf lapremièren’esttoutàfaitindispensable,etenmêmetempsaucune,quelquesoinqu’onymette,n’esttoutàfaitévitable.C’estlàplutôtunequestiond’accentetdepoids relatif : chacun sait que Balzac « intervient » dans son récitdavantage que Flaubert, que Fielding s’adresse au lecteur plus souventque Mme de La Fayette, que les « indications de régie » sont plus

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indiscrètes chez Fenimore Cooper 93 ou Thomas Mann 94 que chezHemingway,etc.,maisonneprétendrapasentirerquelqueencombrantetypologie.

Nousnereviendronspasnonplussurlesdiversesmanifestations,déjàrencontrées ailleurs, des fonctions extra-narratives du narrateurproustien:adressesaulecteur,organisationdurécitparvoied’annoncesetderappels,indicationsdesource,attestationsmémorielles.Cequiresteàsoulignerici,c’estlasituationdequasi-monopoledunarrateuràl’égardde ce que nous avons baptisé la fonction idéologique, et le caractèredélibéré (non obligatoire) de ce monopole. En effet, de toutes lesfonctions extra-narratives, celle-ci est la seule qui ne revienne pasnécessairement au narrateur. On sait combien de grands romanciersidéologues, commeDostoïevski, Tolstoï, ThomasMann,Broch,Malraux,ont pris soin de transférer à certains de leurs personnages la tâche ducommentaire et du discours didactique — jusqu’à transformer tellesscènesdesPossédés,de laMontagnemagiqueoude l’Espoir envéritablescolloques théoriques. Rien de tel chez Proust, qui ne s’est donné, horsMarcel, aucun « porte-parole ». Un Swann, un Saint-Loup, un Charlus,malgré toute leur intelligence, sont des objets d’observation, non desorganesdevérité,nimêmedevéritablesinterlocuteurs(onsaitd’ailleursce queMarcel pense des vertus intellectuelles de la conversation et del’amitié) : leurs erreurs, leurs ridicules, leurs échecs et leursdéchéancessontplus instructifsque leursopinions.Mêmeces figuresde la créationartistiquequesontBergotte,VinteuilouElstirn’interviennentpourainsidirepascommedétenteursd’undiscoursthéoriqueautorisé:Vinteuilestmuet,Bergotteréticentoufutile,etlaméditationsurleurœuvrerevientàMarcel 95;Elstircommence,symboliquement,parlespitreriesderapindeM. Biche, et les propos qu’il tient à Balbec importent moins quel’enseignement silencieuxde ses toiles. La conversation intellectuelle estun genremanifestement contraire au goût proustien. On sait le dédainque lui inspire tout ce qui « pense », comme selon lui le Hugo despremierspoèmes,«aulieudesecontenter,commelanature,dedonnerà

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penser 96 ». Toute l’humanité, de Bergotte à Françoise et de Charlus àMmeSazerat,estdevantluicommeune«nature»,chargéedeprovoquerla pensée, non de l’exprimer. Cas extrême de solipsisme intellectuel.Finalement,etàsafaçon,Marcelestunautodidacte.

La conséquence en est que nul, sinon parfois le héros dans lesconditionssusdites,nepeutetnedoitcontesteraunarrateursonprivilègede commentaire idéologique : d’où la prolifération bien connue de cediscours«auctorial»,pouremprunterauxcritiquesdelangueallemandece terme qui indique à la fois la présence de l’auteur (réel ou fictif) etl’autorité souveraine de cette présence dans son œuvre. L’importancequantitative et qualitative de ce discours psychologique, historique,esthétique,métaphysique,est telle,malgré lesdénégations 97, qu’onpeutsansdouteluiattribuerlaresponsabilité—etenunsenslemérite—duplus fort ébranlement donné dans cette œuvre, et par cette œuvre, àl’équilibretraditionneldelaformeromanesque:silaRecherchedutempsperduestressentiepartouscommen’étant«plustoutàfaitunroman»,commel’œuvrequi,àsonniveau,clôtl’histoiredugenre(desgenres)etinaugure, avec quelques autres, l’espace sans limites et commeindéterminédelalittératuremoderne,elleledoitévidemment—etcettefois encore en dépit des « intentions de l’auteur » et par l’effet d’unmouvement d’autant plus irrésistible qu’il fut involontaire — à cetteinvasionde l’histoirepar le commentaire,du romanpar l’essai, du récitparsonproprediscours.

Lenarrataire.

Untelimpérialismethéorique,unetellecertitudedevérité,pourraientinclineràpenserquelerôledudestinataireest icipurementpassif,qu’ilseborneàrecevoirunmessageàprendreouà laisser,à«consommer»aprèscoupuneœuvreachevéeloindeluietsanslui.Rienneseraitplus

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contraireauxconvictionsdeProust,àsapropreexpériencedelalecture,etauxexigenceslesplusfortesdesonœuvre.

Avant de considérer cette dernière dimensionde l’instance narrativeproustienne, il fautdireunmotplusgénéraldecepersonnagequenousavons nommé le narrataire, et dont la fonction dans le récit paraît sivariable. Comme le narrateur, le narrataire est un des éléments de lasituation narrative, et il se place nécessairement au même niveaudiégétique;c’est-à-direqu’ilneseconfondpasplusaprioriaveclelecteur(même virtuel) que le narrateur ne se confond nécessairement avecl’auteur.

Anarrateur intradiégétique, narrataire intradiégétique, et le récit dedesGrieuxoudeBixiounes’adressepasaulecteurdeManonLescautoude la Maison Nucingen, mais bien au seul M. de Renoncour, aux seulsFinot,CoutureetBlondet,quedésignentseulslesmarquesde«deuxièmepersonne » éventuellement présentes dans le texte, tout comme cellesqu’on trouvera dans un roman par lettres ne peuvent désigner que lecorrespondant épistolaire. Nous, lecteurs, ne pouvons pas plus nousidentifier à ces narrataires fictifs que ces narrateurs intradiégétiques nepeuvents’adresserànous,nimêmesupposernotreexistence 98.Aussibiennepouvons-nousniinterrompreBixiouniécrireàMmedeTourvel.

Le narrateur extradiégétique, au contraire, ne peut viser qu’unnarrataire extradiégétique, qui se confond ici avec le lecteur virtuel, etauquel chaque lecteur réel peut s’identifier. Ce lecteur virtuel est enprincipe indéfini, bien qu’il arrive à Balzac de se tourner plusparticulièrement tantôtvers le lecteurdeprovince, tantôtvers le lecteurparisien,etqueSternel’appelleparfoisMadame,ouMonsieurleCritique.Lenarrateurextradiégétiquepeutaussifeindre,commeMeursault,denes’adresseràpersonne,maiscetteattitudeassez répanduedans le romancontemporainnepeutévidemmentriencontrelefaitqu’unrécit,commetoutdiscours, s’adressenécessairementàquelqu’un, et contient toujoursen creux l’appel au destinataire. Et si l’existence d’un narrataireintradiégétiqueapoureffetdenousmainteniràdistanceenl’interposant

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toujours entre le narrateur et nous, comme Finot, Couture et Blondets’interposententreBixiouet l’indiscretauditeurderrièrelacloison,àquicerécitn’étaitpasdestiné(mais,ditBixiou,«ilyatoujoursdumondeàcôté »), plus transparente est l’instance réceptrice, plus silencieuse sonévocation dans le récit, plus facile sans doute, ou pourmieux dire plusirrésistible s’en trouve rendue l’identification,ousubstitution,dechaquelecteurréelàcetteinstancevirtuelle.

C’est bien ce rapport, malgré quelques rares et fort inutilesinterpellations déjà signalées, que la Recherche entretient avec seslecteurs. Chacun d’eux se sait le narrataire virtuel, et combienanxieusement attendu, de ce récit tournoyant qui, plus qu’aucun autresans doute, a besoin pour exister dans sa vérité propre d’échapper à laclôturedu «message final » et de l’achèvement narratif pour reprendresans fin lemouvement circulairequi toujours le renvoiede l’œuvreà lavocationqu’elle«raconte»etdelavocationàl’œuvrequ’ellesuscite,etainsisanstrêve.

Comme le manifestent les termes mêmes de la fameuse lettre àRivière 99,le«dogmatisme»etla«construction»del’œuvreproustiennene se dispensent pas d’un incessant recours au lecteur, chargé de les«deviner»avantqu’ilsnes’expriment,maisaussi,unefoisrévélés,delesinterpréter et de les replacer dans le mouvement qui tout à la fois lesengendre et les emporte. Proust ne pouvait s’excepter de la règle qu’ilénoncedansleTempsretrouvé,etquidonneaulecteurledroitdetraduireensestermesl’universdel’œuvrepour«donnerensuiteàcequ’illittoutesagénéralité»:quelqueapparenteinfidélitéqu’ilcommette,«lelecteurabesoindelired’unecertainefaçonpourbienlire;l’auteurn’apasàs’enoffensermaisaucontraireàlaisserlaplusgrandelibertéaulecteur»,carl’œuvre n’est finalement, selon Proust lui-même, qu’un instrumentd’optique que l’auteur offre au lecteur pour l’aider à lire en soi.« L’écrivainnedit queparunehabitudeprisedans le langage insincère

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despréfacesetdesdédicaces“monlecteur”.Enréalité,chaquelecteurest,quandillit,leproprelecteurdesoi-même 100.»

Tel est le statut vertigineux du narrataire proustien : invité, noncomme Nathanaël à « jeter ce livre », mais à le réécrire, totalementinfidèle etmiraculeusement exact, commePierreMénard inventantmotpourmotleQuichotte.Chacuncomprendcequeditcettefable,passéedeProustàBorgesetdeBorgesàProust,etquis’illustreparfaitementdanslespetits salonscontigusde laMaisonNucingen : le véritable auteurdurécitn’estpas seulementceluiqui le raconte,maisaussi,etparfoisbiendavantage,celuiqui l’écoute.Etquin’estpasnécessairementceluiàquil’ons’adresse:ilyatoujoursdumondeàcôté.

VoiràcesujetFiguresII,p.61-69.

Problèmesdelinguistiquegénérale,Paris,1966,p.258-266.

AinsiTodorov,Communications8,p.146-147.

SurlesMilleetunenuits,voirTodorov,«Leshommes-récits»,Poétiquedelaprose,Paris,1971:«Lerecord(d’enchâssement)sembletenupar(l’exemple)quenousoffrel’histoirede la malle sanglante. En effet ici Chahrazade raconte que le tailleur raconte que lebarbier raconte que son frère raconte que… La dernière histoire est une histoire aucinquième degré » (p. 83). Mais le terme d’enchâssement ne rend pas justice au fait,précisément, que chacune de ces histoires est à un « degré » supérieur à celui de laprécédente,sonnarrateurétantunpersonnagedecelle-ci;caronpeutaussi«enchâsser»desrécitsdemêmeniveau,parsimpledigression,sanschangementd’instancenarrative:voyezlesparenthèsesdeJacquesdansleFataliste.

J’appelleraiainsi ledestinatairedurécit,aprèsR.Barthes(Communications8,p.10)etsurlemodèledel’oppositionproposéeparA.J.Greimasentredestinateuretdestinataire(Sémantiquestructurale,Paris,1966,p.177).

Certains emplois du présent connotent bien l’indétermination temporelle (et non lasimultanéité entrehistoire etnarration),mais ils semblent curieusement réservés àdesformes très particulières de récit (« histoire drôle », devinette, problèmeou expériencescientifique, résumé d’intrigue) et sans investissement littéraire important. Le cas du«présentnarratif»àvaleurdeprétéritestencoredifférent.

Ilpourraitl’être,maispourdesraisonsquinesontpasexactementd’ordrespatial:qu’unrécit«àlapremièrepersonne»soitproduitenprison,surunlitd’hôpital,dansunasilepsychiatrique, peut constituer un élément décisif d’annonce du dénouement : voyezLolita.

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J’emprunte ce termeàTodorov,Grammaire duDécaméron, LaHaye,1969,p. 48,pourdésignertouteespècederécitoùlanarrationprécèdel’histoire.

Lereportageradiophoniqueoutéléviséestévidemmentlaformelaplusimmédiatedecetypederécit,oùlanarrationsuitdesiprès l’actionqu’ellepeutêtreconsidéréecommepratiquement simultanée, d’où l’emploi du présent. On trouve une curieuse utilisationlittéraire du récit simultané au chapitre XXIX d’Ivanhoe, où Rebecca raconte à Ivanhoeblessélabataillequialieuaupiedduchâteau,etqu’ellesuitparlafenêtre.

Sur la typologie des romans épistolaires selon le nombre de correspondants, voir J.Rousset, « Une forme littéraire : le roman par lettres », Forme et Signification, et B.Romberg,op.cit.,p.51s.

Ainsi,dansLesLiaisonsdangereuses,quandMmedeVolangesdécouvredans lesecrétairede sa fille les lettres de Danceny ; découverte dont les conséquences sont signifiées àDanceny dans la lettre 62, typiquement « performative ». Cf. Todorov, Littérature etSignification,p.44-46.

Voir B. T. Fitch, Narrateur et Narration dans l’Étranger d’Albert Camus, Paris (1960),1968,part.p.12-26.

Mais il existe aussi des formesdifférées de la narration journalière : ainsi le « premiercahier»delaSymphoniepastorale,oulecomplexecontrepointdeL’Emploidutemps.

Lettre97.

Comparezaveclalettre48,deValmontàTourvel,écritedanslelitd’Émilie,«endirect»et,sij’osedire,surlecoup.

Tous écrits au présent sauf Le Voyeur, dont le système temporel, on le sait, est pluscomplexe.

Illustration plus frappante encore, La Jalousie, qui peut se lire ad libitum sur le modeobjectiviste en l’absence de tout jaloux, ou au contraire comme le pur monologueintérieur d’un mari épiant sa femme et imaginant ses aventures. On sait quel rôlecharnière,précisément,ajouécetteœuvrepubliéeen1959.

VoirFiguresII,p.210-211.

A l’exception du passé composé, qui en français connote une relative proximité : « Leparfaitétablitunlienvivantentrel’événementpasséetleprésentoùsonévocationtrouveplace. C’est le temps de celui qui relate les faits en témoin, en participant ; c’est doncaussi le temps que choisira quiconque veut faire retentir jusqu’à nous l’événementrapportéetlerattacherànotreprésent»(Benveniste,Problèmes…p.244).OnsaittoutcequeL’Étrangerdoitàl’emploidecetemps.

Käte Hamburger (Die Logik der Dichtung, Stuttgart 1957) est allée jusqu’à dénier au« prétérit épique » toute valeur temporelle. Il y a dans cette position extrême et fortcontestéeunecertainevéritéhyperbolique.

Stendhalaucontraire,onlesait,aimeàdater,etplusprécisémentàantidaterpourdesraisons de prudence politique, l’instance narrative de ses romans : Le Rouge (écrit en1829-1830)de1827,LaChartreuse(écriteen1839)de1830.

«Danslapartieoccidentaledel’AngleterreappeléecomtédeSomerset,vivaitnaguère,etpeut-êtrevitencore,ungentilhommenomméAllworthy…»

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«MadameVauquer,néedeConflans,estunevieillefemmequi,depuisquaranteans,tientàParisunepensionbourgeoise…»

«Sonvisage est blanc, reposé, calme, sa voix est douce et recueillie, sesmanières sontsimples,etc.»

« (M. Homais) fait une clientèle d’enfer ; l’autorité leménage et l’opinion publique leprotège. Il vient de recevoir la croix d’honneur. » Rappelons que les premières pages(«Nousétionsàl’étude,etc.»)indiquentdéjàquelenarrateurestcontemporain,etmêmecondisciple,duhéros.

Lepicaresque espagnol semble faireune exceptionnotable à cette « règle » ; à tout lemoinsLazarillo,quis’achèveensuspens(«C’étaitletempsdemaprospérité,etj’étaisaucomblede toutebonne fortune»).Guzman et leBuscon aussi,mais enpromettantune«suiteetfin»quineviendrapas.

Trad.Borel.Ou,surunmodeplusironique,celuideGilBlas:«Ilyatroisansdecela,amilecteur,quejemèneuneviedélicieuseavecdespersonnessichères.Pourcombledesatisfaction, le ciel a daigné m’accorder deux enfants, dont l’éducation va devenirl’amusementdemesvieuxjours,etdontjecroispieusementêtrelepère.»

LivreIV,chap.13.

Lesindicationstemporellesdugenre«nousavonsdéjàdit»,«nousverronsplustard »,etc.,neréfèrentpasenfaitàlatemporalitédenarration,maisàl’espacedutexte(=nousavonsditplushaut,nousverronsplusloin…)etàlatemporalitédelecture.

Mullerp.45;G.Brée,Dutempsperduautempsretrouvé,Paris,1969,p.38-40.

P.46.

P.215.

III,p.1043.

P.127.

Cetépisodealieu(p.951)«moinsdetroisans»—doncplusdedeuxans—aprèslamatinéeGuermantes.

En particulier LouisMartin-Chauffier : « Comme dans les mémoires, celui qui tient laplumeetceluiquenousvoyonsvivre,distinctsdansletemps,tendentàserejoindre;ilstendent vers ce jour où le cheminement du héros en action aboutit à cette table où lenarrateur,désormaissansintervalleetsansmémoire,l’inviteàs’asseoirprèsdeluipourqu’ilsécriventensemble lemot:Fin.»(«Proustou ledoubleJedequatrepersonnes»(Confluences,1943),inBersani,LesCritiquesdenotretempsetProust,Paris,1971,p.56.)

P.49-50.Rappelonscependantquecertainesanticipations(commeladernièrerencontreavecOdette)couvrentunepartiedecette«ère».

FormeetSignificationp.144.

Ces termes ont été déjà proposés dans Figures II, p. 202. Le préfixe méta- connoteévidemmentici,commedans«métalangage»,lepassageauseconddegré:lemétarécitestunrécitdanslerécit,lamétadiégèseestl’universdecerécitsecondcommeladiégèsedésigne(selonunusagemaintenantrépandu)l’universdurécitpremier.Ilfauttoutefoisconvenir que ce terme fonctionne à l’inverse de son modèle logico-linguistique : le

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métalangageestunlangagedanslequelonparled’unautrelangage,lemétarécitdevraitdonc être le récit premier, à l’intérieur duquel on en raconte un second. Mais il m’asembléqu’ilvalaitmieuxréserveraupremierdegréladésignationlaplussimpleetlapluscourante, et donc renverser la perspective d’emboîtement. Bien entendu, l’éventueltroisièmedegréseraunméta-métarécit,avecsaméta-métadiégèse,etc.

Le même personnage peut d’ailleurs asssumer deux fonctions narratives identiques(parallèles)àdesniveauxdifférents:ainsi,dansSarrasine, lenarrateurextradiégétiquedevient lui-mêmenarrateur intradiégétique lorsqu’il raconteàsacompagne l’histoiredeZambinella.Ilnousracontedoncqu’ilracontecettehistoire,dontausurplusiln’estpaslehéros:situationexactementinversedecelle(beaucouppluscourante)deManon,oùlenarrateurpremierdevientauniveausecondl’auditeurd’unautrepersonnagequiracontesaproprehistoire.LasituationdedoublenarrateurnesetrouveàmaconnaissancequedansSarrasine.

Voirl’«Avisdel’Auteur»publiéentêtedeManonLescaut.

Ilsubsistecependantunedifférencesensibleentreces«monodiesépistolaires»,commeditRousset,etunjournalintime:c’estl’existenced’undestinataire(mêmemuet),etsestracesdansletexte.

Onadonclàuneanalepsemétadiégétique,cequin’estévidemmentpaslecasdetouteanalepse.Ainsi,danslamêmeSylvie,larétrospectiondeschap.IV,VetVIestassuméeparlenarrateurlui-mêmeetnonprocuréeparlamémoireduhéros:«Pendantquelavoituremontelescôtes,recomposonslessouvenirsdutempsoùj’yvenaissisouvent.»L’analepseesticipurementdiégétique—ou,sil’onveutmarquerplusnettementl’égalitédeniveaunarratif,isodiégétique. (LecommentairedeProustestdansContreSainte-Beuve, Pléiade,p.235,etRecherche,III,p.919.)

Histoireromaine,II,ch.32.

«ContinuidaddelosParques»,inFinaldelJuego.

Fontanier,CommentairedesTropes,p.116.MoysesauvéinspireàBoileau(Artpoétique,I,v.25-26)cettemétalepsesansindulgence:Et(Saint-Amant)poursuivantMoïseautraversdesdéserts/CourtavecPharaonsenoyerdanslesmers.

Garnier,p.495et497.

Métalepse fait ici système avec prolepse, analepse, syllepse et paralepse, avec le sensspécifiquede:«prendre(raconter)enchangeantdeniveau».

II,p.742 ; II,p.1076 ; III,p.216.Ouencore, II,p.1011 :«Disonssimplement,pourl’instant,tandisqu’Albertinem’attend…»

III,chap.38etIV,chap.2.

Jedoislalointainerévélationdujeumétaleptiqueàcelapsus,peut-êtrevolontaire,d’unprofesseurd’histoire:«NousallonsétudiermaintenantleSecondEmpiredepuisleCoupd’Étatjusqu’auxvacancesdePâques.»

Enquêtes,p.85.

143c.Trad.Chambry.

Tels que le flou, le ralenti, la voix off, le passage de la couleur au noir et blanc ouinversement,etc.Onauraitd’ailleurspuétablirdesconventionsdecegenreenlittérature

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(italiques,caractèresgras,etc.).

III,p.551.

«Lavocationinvisibledontcetouvrageestl’histoire»(II,p.397);«Lesproportionsdecetouvrage…»(II,p.642);«celivreoùiln’yapasunseulfaitquinesoitfictif…»(III,p.846).

«NouscroyonsqueM.deCharlus…»(II,p.1010).

«Prévenonslelecteur…»(III,p.40);«AvantdereveniràlaboutiquedeJupien,l’auteurtientàdirecombienilseraitcontristéquelelecteurs’offusquât…»(III,p.46).

II,p.651-652.

II,p.705-712.

III,p.515-516,524-525.

III,p.709-717.

III,p.737.

III,p.756-762.

I,p.467-471;II,p.257-263;III,p.182-188,574-582,995-998.

« Je me suis souvent fait raconter bien des années plus tard, quand je commençai àm’intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu’en de tout autres parties iloffraitaveclemien…»(p.193) ;«Et iln’avaitpas,comme j’eusàCombraydansmonenfance…»(p.295);«comme jedevaisl’êtremoi-même(p.297);«mongrand-père»(p.194,p.310);«mononcle»(p.311-312),etc.

DansJeanSanteuil,lesdeuxpersonnagesparaissentconfondus;etencoredanscertainesesquissesdesCahiers.VoirparexempleMaurois,p.153.

Amoinsdecompterpourtellel’existencemêmedeGilberte,«fruit»decetamour…

II,p.804.

Cetermeestemployéicifauted’unautreplusneutre,ouplusextensif,quineconnoteraitpas indûment commecelui-ci laqualitéd’« êtrehumain »de l’agentnarratif, alorsquerienn’empêcheenfictiondeconfiercerôleàunanimal(Mémoiresd’unâne),voireàunobjet«inanimé»(jenesaiss’ilfautrangerdanscettecatégorielesnarrateurssuccessifsdesBijouxindiscrets…).

Unevariantedecetypeestlerécitànarrateurtémoincollectif:l’équipageduNègreduNarcisse, les habitants de la petite ville dans A Rose for Emily. On se rappelle que lespremièrespagesdeBovarysontécritessurcemode.

Divan1948,p.43.Lecasinverse,apparitionbrusqued’unjeautodiégétiquedansunrécithétérodiégétique, semble plus rare. Les « je crois » stendhaliens (Leuwen, p. 117,Chartreuse,p.76)peuventresteraucomptedunarrateurcommetel.

Skira,p.75-77.

Pléiade,p.319.

VoirparexempleJ.L.Baudry,Personnes,Seuil,1967.

Fictions,p.153-161.

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Op.cit.,p.27.

VoirTadié,p.20-23.

Le fameux « subjectivisme » proustien n’est rien moins qu’une assurance sur lasubjectivité.EtProust lui-mêmenemanquaitpasdes’irriterdesconclusionstropfacilesquel’ontiraitdesonchoixnarratif:«Commej’aieulemalheurdecommencermonlivrepar je et que je ne pourrai plus changer, je suis “subjectif” in aeternum. J’auraiscommencéàlaplace“RogerMauclairoccupaitunpavillon”,j’étaisclassé“objectif”»(àJ.Boulanger,30-XI-1921,Corr.Gén.III,278).

Surcettequestioncontroversée,voirM.Suzuki,«Le“je”proustien»,BSAMP,9(1959),H.Waters,«TheNarrator,notMarcel»,FrenchReviewfévr.1960etMullerp.12et164-165.OnsaitquelesdeuxseulesoccurrencesdeceprénomdanslaRecherchesonttardives(III,75et157),etquelapremièren’estpassansréserve.Maisilmesemblequecelanesuffit pas à le faire rejeter. Si l’on devait contester tout ce qui n’est dit qu’une fois…D’autrepart,nommerlehérosMarcel,cen’estévidemmentpasl’identifieràProust;maiscettecoïncidencepartielleetfragileestéminemmentsymbolique.

Pléiade,p.401.

Proust’snarrativeTechniques,p.120-141.

Il s’agit ici de l’autobiographie classique, à narration ultérieure, et non dumonologueintérieurauprésent.

I,p.855-856et933-934.

Laplupart constituées par desmomentsdeméditation esthétique, à proposd’Elstir (II,p. 419-422),deWagner (III, p. 158-162), oudeVinteuil (III, p. 252-258), où lehérospressent ce que lui confirmera la révélation finale.Gomorrhe I, qui est enun sens unepremièrescènederévélation,présenteaussidestraitsdecoïncidencedesdiscours,maislenarrateuryprendsoin,aumoinsunefois,decorrigeruneerreurduhéros(II,p.630-631).Exceptioninverse,lesdernièrespagesdeSwann,oùc’estlenarrateurquifeintdepartagerlepointdevuedupersonnage.

III,p.869-899.

Essaisdelinguistiquegénérale,p.213-220.

R.Barthes, « Lediscoursde l’histoire », Information sur les sciences sociales, août1967,p.66.

Regiebemerkungen(StendhaletlesProblèmesduroman,p.222).

Op.cit.,p.55.

«Jesensenécrivantceciquemonpoulss’élèveencore;cesmomentsmeseronttoujoursprésentsquandjevivraiscentmilleans»(Rousseau,Confessions,déjàcitép.106).Maisletémoignage du narrateur peut également porter sur des événements contemporains del’actedenarration,etsansrapportavecl’histoirequ’ilraconte:ainsilespagesdeDocteurFaustussurlaguerrequifaitragetandisqueZeitblomrédigesessouvenirssurLeverkühn.

Quin’estpasnécessairementcellede l’auteur : les jugementsdedesGrieuxn’engagentpasaprioril’abbéPrévostetceuxdunarrateur-auteurfictifdeLeuwenoudelaChartreusen’engagentnullementHenryBeyle.

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«Pouréviterdedonnerànotrerécituneétenduequipourraitfatiguerlelecteur,nousleprionsdesefigurerqu’ils’estécouléunesemaineentrelascènequiterminelechapitreprécédentetlesévénementspourlarelationdesquelsnousnousproposonsdereprendredanscelui-ci le fildenotrehistoire» ;« Ilestàproposque lecoursdenotrenarrations’arrête un instant pour nous donner le temps de remonter aux causes dont lesconséquences avaient amené à leur suite la singulière aventure dont nous venons derendrecompte.Nousnedonneronsàcettedigression…»,etc.(LaPrairie,chap.VII,XV).

«Leprécédentchapitreétantgonfléoutremesure,jefaisbiend’enentamerunautre…»;«Lechapitrequivientdesecloreest, luiaussi,beaucouptropgonfléàmongoût…»;«Jeneregardepasenarrièreetm’interdisdecompterlenombredesfeuilletsaccumulésentreleschiffresromainsprécédentsetceuxquejeviensdetracer…»(DocteurFaustus,chap.IV,V,IX).

NonàSwann,mêmeencequiconcernelaSonate:«Était-cecela,cebonheurproposéparlapetitephrasedelasonateàSwannquis’étaittrompéen l’assimilantauplaisirdel’amouretn’avaitpassuletrouverdanslacréationartistique…»(III,p.877).

II,p.549.

« D’où la grossière tentation pour l’écrivain d’écrire desœuvres intellectuelles. Grandeindélicatesse.Uneœuvreoùilyadesthéoriesestcommeunobjetsurlequelonlaisselamarqueduprix»(III,p.882).LelecteurdelaRecherchenesait-ilpascequ’ilencoûte?

Un cas particulier est celui de l’œuvre littéraire méta-diégétique, du type curieuximpertinent ouJeanSanteuil, qui peut éventuellement viser un lecteur,mais lecteur enprincipelui-mêmefictif.

«Enfinjetrouveunlecteurquidevinequemonlivreestunouvragedogmatiqueetuneconstruction!»(ChoixKolb,p.197).

III,p.911.

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Après-propos

Pour (en) terminer sans récapitulations inutiles, quelques motsd’autocritique, ou si l’on veut d’apologie. Les catégories et les procéduresproposéesicinesontcertespasàmesyeuxsansdéfaut:ils’agissait,commesouvent,dechoisirentredesinconvénients.Dansundomainehabituellementconcédé à l’intuition et à l’empirisme, la prolifération notionnelle etterminologique aura sans doute irrité plus d’un, et je n’attends pas de la« postérité » qu’elle retienne une trop grande part de ces propositions. Cetarsenal, comme tout autre, sera inévitablement périmé avant quelquesannées,etd’autantplusvitequ’ilseradavantageprisausérieux,c’est-à-dirediscuté, éprouvé, et révisé à l’usage.C’est un des traits de ce que l’on peutappelerl’effortscientifiquequedesesavoiressentiellementcaducetvouéaudépérissement:marquetoutenégative,certes,etd’uneconsidérationplutôtmélancoliquepourl’esprit« littéraire»,toujoursportéàescompterquelquegloireposthume,maissilecritiquepeutrêverd’uneœuvreauseconddegré,le poéticien, lui, sait qu’il travaille dans— disons plutôt à— l’éphémère,ouvrierd’avancedés-œuvré.

Je pense donc, j’espère que toute cette technologie, assurément barbarepour les amateurs de Belles-Lettres — prolepses, analepses, itératif,focalisations, paralipses,métadiégétique, etc.—apparaîtrademain commedes plus rustiques, et ira rejoindre d’autres emballages perdus dans lesdécharges de la Poétique : souhaitons seulement qu’elle n’y aille pas sansavoireuquelqueutilité transitoire.Déjà inquietdesprogrèsde lapollution

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intellectuelle,Occaminterdisaitdejamaisinventersansnécessitédesêtresderaison,ondiraitaujourd’huidesobjetsthéoriques.Jem’envoudraisd’avoirmanquéàceprincipe,maisilmesembleaumoinsquecertainesdesformeslittéraires désignées et définies ici appellent des recherches à venir, quin’étaient, pour des raisons évidentes, qu’à peine effleurées dans ce travail.J’espère donc avoir fourni à la théorie littéraire, et à l’histoire de lalittérature, quelques objets d’étude sans doute mineurs, mais un peu plusdégrossis que les entités traditionnelles, telles que « le roman » ou « lapoésie».

L’applicationspécifiquedecescatégoriesetprocéduresàlaRecherchedutempsperduétaitpeut-êtrepluschoquanteencore,etjenepuisnierquelepropos de ce travail se définisse presque exactement par le contre-pied decette déclaration liminaire d’une récente et excellente étude sur l’art duromanchezProust,déclarationquiralliesansdouted’embléel’unanimitédesbons esprits : « Nous n’avons pas voulu imposer à l’œuvre de Proust descatégoriesextérieuresàelle,une idéegénéraleduroman,oude lamanièredont on doit étudier un roman ; non pas un traité du roman, dont lesillustrations seraient empruntéesà laRecherche,mais des concepts nés del’œuvre, et qui permettent de lire Proust comme celui-ci a lu Balzac etFlaubert. Il n’y a de théorie de la littérature que dans la critique dusingulier 1.»

On ne peut certes soutenir que les concepts ici utilisés soientexclusivement « nés de l’œuvre », et cette description du récit proustien nepeut guère passer pour conforme à l’idée que s’en faisait Proust lui-même.Une telle distance entre la théorie indigène et la méthode critique peutsembler déraisonnable, comme tous les anachronismes. Il me semblepourtant qu’onnedoit pas se fier aveuglémentà l’esthétique explicite d’unécrivain,fût-iluncritiqueaussigénialquel’auteurduContreSainte-Beuve.Laconscienceesthétiqued’unartiste,quandilestgrand,n’estpourainsidirejamaisauniveaudesapratique,etcecin’estqu’unedesmanifestationsdecequeHegelsymbolisaitparl’envoltardifdel’oiseaudeMinerve.Nousn’avonspasànotredispositionlecentièmedugéniedeProust,maisnousavonssur

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luicetavantage(quiestunpeuceluidel’ânevivantsurlelionmort)delelire à partir de ce précisément qu’il a contribué à faire naître — cettelittératuremodernequiluidoittant—etdoncdepercevoirclairementdansson œuvre ce qui n’y était qu’à l’état naissant, — d’autant que latransgressiondesnormes,l’inventionesthétique,nousl’avonsvu,sontleplussouvent chez lui involontaires et parfois inconscientes : son dessein étaitailleurs, et ce contempteur de l’avant-garde est presque toujoursrévolutionnairemalgré lui(jediraisbienquec’est ici lameilleure façondel’être, si jen’avais levague soupçonquec’est la seule).Pour le répéterunefois de plus et après tant d’autres, nous lisons le passé à la lumière duprésent,etn’est-cepasainsiqueProustlui-mêmelisaitBalzacetFlaubert,etcroit-on vraiment que ses concepts critiques étaient « nés de » la Comédiehumaineoudel’Éducationsentimentale?

De la même façon, peut-être, la sorte balayage (au sens optique)« imposé » ici à laRecherchenous a permis, j’espère, d’y faire apparaîtresouscetéclairagenouveaudesreliefssouventméconnusdeProust lui-mêmeet jusqu’ici de la critique proustienne (l’importance du récit itératif, parexemple,oudupseudo-diégétique),oude caractériserde façonplusprécisedestraitsdéjàrepérés,telsquelesanachroniesoulesfocalisationsmultiples.La«grille»tantdécriéen’estpasuninstrumentd’incarcération,d’émondagecastrateuroudemiseaupas:c’estuneprocédurededécouverte,etunmoyendedescription.

Cela ne signifie pas — peut-être s’en est-on déjà aperçu — que sonutilisateur s’interdit toute préférence et toute évaluation esthétique, voiretoutpartipris.Ilestsansdouteapparuque,danscetteconfrontationdurécitproustien au système général des possibles narratifs, la curiosité et laprédilectiondel’analysteallaientrégulièrementauxaspectslesplusdéviantsdu premier, transgressions spécifiques ou amorces d’une évolution future.Cettevalorisationsystématiquedel’originalitéetde lanovationapeut-êtrequelque chose de naïf et, somme toute, d’encore romantique, mais nulaujourd’hui n’y peut échapper tout à fait. Roland Barthes en donne dans

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S/Z 2unejustificationfortconvaincante:«Pourquoilescriptible(cequipeutêtre aujourd’hui écrit) est-il notre valeur ? Parce que l’enjeu du travaillittéraire(delalittératurecommetravail),c’estdefairedulecteur,nonplusunconsommateur,maisunproducteurdutexte.»Lapréférencepourcequi,dans le texte de Proust, est non seulement « lisible » (classique) mais«scriptible»(traduisonsgrossièrement:moderne)exprimepeut-êtreledésirducritique,voiredupoéticien,dejouer,aucontactdespointsesthétiquement« subversifs » du texte, un rôle obscurément plus actif que celui du simpleobservateur et analyste. Le lecteur, ici, croit participer, et peut-être, par laseule reconnaissance — ou plutôt la mise au jour de traits inventés parl’œuvresouventàl’insudesonauteur—,participeeffectivement,etdansuneinfime mesure (infime, mais décisive) contribue à la création. Cettecontribution, voire cette intervention, étaient, rappelons-le encore, un peuplusque légitimesauxyeuxdeProust.Lepoéticien luiaussiest le«proprelecteurdesoi-même»,etdécouvrir(nousditaussilasciencemoderne),c’esttoujoursquelquepeuinventer.

Unautrepartipris,enl’occurrenceunpartirefusé,expliquerapeut-êtrepourquoicette«conclusion»n’enestpasune—jeveuxdire:pourquoil’onne trouvera pas ici une « synthèse » finale où se rejoindraient et sejustifieraient les uns les autres tous les traits caractéristiques du récitproustien relevésau coursde cette étude.Lorsquede telles convergencesoucorrélations se manifestaient de manière irrécusable (ainsi, entre ladisparitiondusommaireetl’émergencedel’itératif,ouentrel’éliminationdumétadiégétique et la polymodalité), nous n’avons pas manqué de lesreconnaître et de les mettre en lumière. Mais il me paraîtrait fâcheux dechercherl’«unité»àtoutprix,etparlàdeforcerlacohérencedel’œuvre—cequiest,onlesait,l’unedesplusfortestentationsdelacritique,l’unedesplus banales (pour ne pas dire des plus vulgaires), et aussi l’une des plusaiséesàsatisfaire,n’exigeantqu’unpeuderhétoriqueinterprétative.

Or,sil’onnepeutnierchezProustlavolontédecohérenceetl’effortdeconstruction, tout aussi indéniable est dans son œuvre la résistance de la

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matière et lapartde l’incontrôlé—peut-êtrede l’incontrôlable.Onadéjànoté le caractère rétroactif, ici comme chez Balzac ou chezWagner, d’uneunité tardivement conquise sur un matériau hétérogène et originellementnonconcerté.Toutaussiévidenteestlapartdel’inachèvementdûautravailenquelquesortesupplémentaireapportéàl’œuvreparlesursisaccidentelde1914. La Recherche du temps perdu a été, sans doute, dans l’esprit deProust du moins, une œuvre « achevée » : c’était en 1913, et la parfaitecomposition ternaire de cette époque (Côté de chez Swann, Côté deGuermantes,Tempsretrouvé)entémoigneàsafaçon.Maisonsaitcequ’ilen est advenu, et nul ne peut prétendre que la structure actuelle de laRecherchesoitl’effetd’autrechosequedescirconstances:unecauseactive,laguerre,unecausenégative, lamort.Rien, certes,n’estplus facilequedejustifier le fait du hasard et de « démontrer » que la Recherche a enfintrouvéle18novembre1922leparfaitéquilibreetl’exacteproportionquiluimanquaient jusque-là,mais c’est justement cette facilité que nous refusonsici.SilaRechercheaétéachevéeunjour,ellenel’estplusaujourd’hui,etlafaçondontelleaadmisl’extraordinaireamplificationultérieureprouvepeut-êtreque cetachèvementprovisoiren’était, comme toutachèvement, qu’uneillusion rétrospective. Il faut rendre cette œuvre à son incomplétude, aufrissondel’indéfini,ausouffledel’imparfait.LaRecherchen’estpasunobjetclos:ellen’estpasunobjet.

Ici encore, sans doute, la pratique (involontaire) de Proust surpasse sathéorieetsondessein—disonsdumoinsqu’ellerépondmieuxànotredésir.L’harmonieuxtriptyquede1913adoublédesurface,maisd’unseulcôté,lepremiervoletrestant,parforce,conformeauplanprimitif.Cedéséquilibre,ou décentrement, nous agrée comme tel et dans son imprémédité, et nousnous garderons bien de le motiver en « rendant compte » d’une clôtureinexistanteetd’uneconstruction illusoire,etderéduireabusivementcequeProust, à propos d’autre chose, appelait la « contingence du récit 3 ». Les« lois»durécitproustiensont, commecerécitmême,partielles,défectives,peut-êtrehasardeuses:loiscoutumièresettoutempiriques,qu’ilnefautpas

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1.

2.

3.

hypostasierenunCanon.Lecode,ici,commelemessage,aseslacunes,etsessurprises.

Mais sans doute ce refus de motivation est-il à sa manière unemotivation.Onn’échappepasàlapressiondusignifié:l’universsémiotiquea horreur du vide, et nommer la contingence, c’est déjà lui assigner unefonction, lui imposerunsens.Même—ousurtout?—quandil se tait, lecritique en dit toujours trop. Le mieux serait peut-être, comme le récitproustien lui-même, de ne jamais « finir », c’est-à-dire en un sens de nejamaiscommencer.

Tadié,ProustetleRoman,p.14.

P.10.

JeanSanteuil,Pléiade,p.314.

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Listedesouvragesutilisés *1

1.ŒuvresdeProust.

A la recherche du temps perdu, texte établi par Pierre Clarac et AndréFerré, collection de la Pléiade, Gallimard, t. I : nov. 1955 ; II :janv.1956;III:mai1956.

Jean Santeuil, précédé des Plaisirs et les Jours, texte établi par PierreClaracetYvesSandre,Pléiade,Gallimard,1971.

ContreSainte-Beuve,précédédePastichesetMélangesetsuivideEssaisetArticles, texte établi par Pierre Clarac et Yves Sandre, Pléiade,Gallimard,1971.

Correspondancegénérale,Plon,1930-1936.Choixdelettres,présentéparPhilipKolb,Plon,1965.

PourdiversesvariantesouébauchesdelaRecherche:DucôtédechezSwann,Grasset,1914.Chroniques,Gallimard,1927.ContreSainte-Beuve,suivideNouveauxMélanges,texteétabliparBernard

deFallois,Gallimard,1954.Textesretrouvés,recueillisetprésentésparPhilipKolbetL.B.Price,Univ.

of IllinoisPress,Urbana,1968 ; etCahiersMarcelProust, Gallimard,

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1971.AndréMaurois,AlarecherchedeMarcelProust,Hachette,1949.MauriceBardèche,MarcelProustromancier,I,LesSeptCouleurs,1971.

2.Étudescritiquesetthéoriques.

Aristote,Poétique,éd.Hardy,lesBellesLettres,1932.Auerbach(Erich),Mimesis(1946),trad.fr.,Gallimard,1968.Balzac(Honoréde),ÉtudessurM.Beyle(1840),Skira,Genève,1943.Bardèche(Maurice),MarcelProustromancier,I,LesSeptCouleurs,1971.Barthes (Roland), « Introduction à l’analyse structurale des récits »,

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*1.

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Saufindication,lelieud’éditionestParis.

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Indexdesmatières

Sontrecensésicilestermes,reçusouforgés,quej’aiemployésdansunsenstechnique.Leschiffresquisuiventrenvoientauxoccurrenceslesplusimportantes,ennégligeantlessimplesmentions.Leschiffresenitaliquesindiquent lespagesoùapparaîtunedéfinitionexpliciteou implicite :cerépertoire fonctionne donc indirectement comme un glossaireterminologique.

achronie,structureachronique: 1-2.altération: 1-2;v.paralepse,paralipse.amorce: 1-2.amplitude(d’anachronie): 1, 2-3(analepses), 4(prolepses).anachronie: 1-2-3;v.analepse,prolepse.analepse(ourétrospection): 1-2—externe: 1-2—interne: 1-2——hétérodiégétique: 1——homodiégétique: 1-2———complétive(ourenvoi): 1-2———répétitive(ourappel): 1-2, 3—partielle: 1-2—complète: 1, 2-3.

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anaphorique(singulatif—): 1.anisochronie: 1-2-3.annonce:v.prolepse.anticipation:v.prolepse.autodiégétique: 1.

détermination: 1—interne: 1-2, 3-4.diégèse:v.histoire,intradiégétique.diégétique : dans l’usage courant, la diégèse est l’univers spatio-

temporeldésignéparlerécit;donc,dansnotreterminologie,encesensgénéral,diégétique=«quiserapporteouappartientàl’histoire»;dansunsensplusspécifique,diégétique=intradiégétique;v.ceterme.

discours(depersonnage): 1-2—rapporté: 1-2, 3-4—transposé: 1-2—raconté(ounarrativisé): 1, 2.distance: 1, 2-3.durée(ouvitesse): 1, 2-3.

ellipse: 1-2, 3, 4-5, 6-7—indéterminée: 1—déterminée: 1—explicite: 1—qualifiée: 1—implicite: 1—hypothétique: 1.extension: 1-2.extradiégétique(niveau—): 1-2.

focalisation: 1-2—zéro: 1, 2-3

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—interne: 1——fixe: 1———surlehéros: 1-2———surlenarrateur: 1-2——variable: 1——multiple: 1—externe: 1-2.fréquence: 1, 2-3.

hétérodiégitique(récit—): 1(analepses), 2(prolepses), 3-4.histoire(oudiégèse): 1.homodiégétique(récit): 1-2(analepses), 3-4(prolepses), 5-6.

intradiégétique(oudiégétique)(niveau—)(oudiégèse): 1-2, 3-4.isochronie(durécit): 1.isodiégétique: 1, 2.itératif(récit): 1-2-3.itérationexterne(ougénéralisante): 1.—interne(ousynthétisante): 1.

leurre: 1.

métadiégétique(niveau)(oumétadiégèse): 1-2, 3-4—réduit:v.pseudo-diégétique.métalepse: 1, 2-3.mode: 1-2, 3-4, 5-6.mouvement: 1-2.

narrataire: 1, 2-3.narration: 1, 2-3—ultérieure: 1, 2-3—antérieure: 1, 2-3—simultanée: 1, 2-3

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—intercalée: 1-2.niveau(narratif): 1-2, 3-4, 5-6.

ordre: 1-2.

paralepse: 1, 2, 3-4.paralipse: 1-2, 3-4.pause(descriptive): 1-2, 3-4.personne: 1-2-3.perspective: 1, 2-3.portée(d’anachronie): 1, 2-3(analepses), 4-5(prolepses).prédictif(récit): 1.prolepse(ouanticipation): 1, 2-3—externe: 1-2—interne: 1-2——hétérodiégétique: 1.——homodiégitique: 1-2———complétive: 1-2———répétitive(ouannonce): 1-2, 3, 4—complète: 1—partielle: 1.pseudo-diégétique(oumétadiégétiqueréduit): 1-2-3.pseudo-itératif: 1-2.

rappel.v.analepse.récit: 1-2.renvoi:v.analepse.répétitif(récit): 1.rétrospection:v.analepse.

scène: 1-2, 3, 4-5.singulatif(récit): 1-2—anaphorique: 1-2

Page 341: Du même auteur...(textes réunis et présentés par Gérard Genette) « Points Essais », no 249, 1992 L’Œuvre de l’art *Immanence et Transcendance « Poétique », 1994 L’Œuvre

—intégré: 1sommaire: 1, 2-3.spécification: 1-2—interne: 1-2.syllepse: 1, 2, 3, 4, 5, 6.

temps: 1, 2-3-4—delanarration: 1-2.

vitesse:v.durée.voix: 1, 2-3-4.