L’œuvre d’art comme arche des apparences

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L’œuvre d’art comme arche des apparences Ronald Bonan Une approche du Monument à Rimbaud de Jean Amado

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L’œuvre d’artcomme archedes apparences

Ronald Bonan

Une approche duMonument à Rimbaudde Jean Amado

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Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombesEt les ressacs et les courants : Je sais le soir,L’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,Et j’ai vu quelques fois ce que l’homme a cru voir !

Rimbaud, Le bateau ivre

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Jean AMADO, Monument à Rimbaud,

Béton de basalte (cérastone), 11, 50 m x 3,30 m x 5, 30 m.Commande publique de la ville de Marseille et du Ministère de laculture, 28 janvier 1989. Marseille, parc balnéaire du Prado.

Il y a à Marseille, au bord de l’eau, posée surune petite butte de terre, petite acropole,une étrange sculpture de Jean Amado, peuremarquée parce que peu visible (de la cor-niche très fréquentée par les habitants et lestouristes qui se rendent vers le Sud là où laville s’ouvre sur le large, elle est presque cachéepar une haie pas très haute pourtant) et peusignalée (un panneau qui porte l’inscriptionMonument Arthur Rimbaud certes maistrès peu de mentions sur les guides touris-tiques, les sites Web, les visites guidées, lesdescriptions du patrimoine artistique de laville pourtant pas si riche), comme si ellereprésentait un intérêt mineur, qu’elle étaitpresque autre chose qu’une œuvre d’art.

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En effet on peut douter un instant de la nature del’objet, puisque la statue est régulièrement investie(escaladée, colonisée, conquise,habitée, équipée) par des enfants,qui ont l’air de vivre là de passion-nantes batailles navales, de partirà l’abordage de bateaux imaginaireset d’assiéger d’inexpugnables cita-delles fortifiées… peut-être de subirl’assaut à l’intérieur d’une d’elles.On ne répertorie pas les tobogganset les bacs à sable dans les guidestouristiques.Les gardiens assermentés eux-mêmes ne savent pas comment secomporter à l’égard de cet objet :doivent-ils siffler les irrespectueuxgarnements qui entreprennent d’escalader le massifde pierres rouges (imaginez que l’on escalade laVictoire de Samothrace entre deux visites de galeriesau Louvre, pour se détendre un peu !) ? Mais alorspourquoi est-il si accessible, fait de telle sortequ’il invite à un tel usage (l’arrière du monumentoffre une sorte d’entrée aisée, presque au niveau dusol) ? Ou bien laisser les enfants s’approprier ce quin’est après tout qu’un jeu mis à leur dispositionpar la municipalité, comme il y en a d’autres un peuplus loin sur la plage (un crabe géant) ? Mais alorspourquoi cette plaque en marbre moiré, à mêmele sol, à quelques mètres, porte-t-elle l’inscription“monument ” (il est vrai du côté “ inaccessible ”de la statue !) ? De fait, personne n’interdit l’usage

de ce monument comme un jeu pour enfants : etcela nous le rend précieux.

Jeu monumental ou monument ludique, cetassemblage de cerastone (matière synthétique“ inventée ” par Amado lui-même, un mélangecomposé de sable, de porphyre, de ciment etd’eau), induit cet usage par sa seule configuration,met les corps en branle par la seule force de sonapparence, par son seul pouvoir métaphorique.Inscrivons-nous dans ce déplacement immobile.Embarquons sur le bateau ivre pour un premiervoyage tout aussi métaphorique que nous tenteronsde décrypter après, lorsque nous aurons été ense-mencés par cette apparition onirique.Comment se produit cette motivation ? De quellefaçon la statue travaille-t-elle (au sens où une sub-stance travaille chimiquement, se métamorphose

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à travers la réaction que produit le contact de sescomposants) ? Par quels moyens, rien que percep-tibles, nous introduit-elle au grand récit desphénomènes ? Par quels mystérieux procédésrend-elle possibles nos propres perceptions ? Quefait-elle advenir ? Que nous raconte-t-elle ?Comment nous parle-t-elle, elle qui est à la foisRimbaud et son bateau ?C’est sans doute par là qu’il faut commencer :voici un objet qui se présente comme hybride,empiétant sur deux mondes, une sorte de chimèrepoétique, mi-homme mi-bateau, déjouant déjàpar sa seule apparence tous les usages et toutes lesattentes. Créant sur place sa propre magie, sa propremythologie, cette nef infernale, venue d’unmonde non seulementinconnu parce que loin-tain mais certainementinconnu parce qu’invisible,inexploré, inhumain(comme la mystérieuseOgadine, dont Rimbaudse fait l’explorateur) estaussi le vaisseau de lavoyance, l’inaltérablebâtiment qui traverse lestemps et les espaces,pourtant “ frêle commeun papillon de mai ”.Rimbaud a 17 ans lors-qu’il rédige Le bateau ivre.C’est un enfant, comme

l’éprouvent sans s’en apercevoir ceux qui escaladentcette statue-jeu qui, toujours en contact avec lepoète, en conserve l’éternelle jeunesse. Qu’a-t-ilvu de ce monde, l’enfant-poète, dont le poèmesemble manifester une grande expérience ? Quesait-il des haleurs et des Peaux-Rouges sinonpeut-être ce qu’il a lu dans Jules Vernes et rêvé àtravers Le voyage de Baudelaire ? Que connaît-il deces rivières, de ces fleuves et de ces mers, et desarchipels sidéraux ? En quel sens les a-t-il vus ?Que signifie ce regret de l’Europe pour celui quine l’a pas encore quittée ? La statue nous dit queRimbaud, l’enfant qui voulait se faire voyant,avait une prescience de son destin. Comment ? Etd’abord que fait-elle là ? Pourquoi tourne-t-elle le

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dos à la mer ? Ce n’est pas un bateau en partance,mais une épave échouée.Par trois fois Rimbaud vint à Marseille, par la merou pour la mer.C’est de Marseille qu’il tente d’embarquer pourAlexandrie alors qu’il décharge les bateaux dans leport. C’est à Marseille qu’il aborde en provenanced’Aden, malade et gangrené, un genou rongé parle cancer, et après une brève absence, c’est encorelà qu’il vient mourir.Cela faisait longtemps déjà, à l’échelle de sa courtevie, qu’il avait échoué le bateau ivre de sa poésie,et son naufrage existentiel n’est que la réplique dece séisme qui le tua comme poète pour le fairemarchand d’armes de cuirs et d’épices avant de letuer tout à fait. Si l’on regarde attentivement lesphotographies qu’il envoie d’Aden à sa sœurIsabelle (celles d’un homme littéralement usé parle vent et la chaleur, la fatigue, la sécheresse et lasoif) on ne reconnaît plus l’enfant prodigue, et cen’est pas seulement parce que le temps les a effacéesque ces images demeurent floues et presque inca-pables de nous montrer ce visage d’adulte : c’estaussi et surtout parce pour nous, dans le monde oùnous vivons, Arthur Rimbaud est et sera toujourscet enfant au regard bleu gris où l’impertinencesubversive ne rivalise qu’avec une certaine gravité,un sens du tragique qui nous fait comprendre quesa voyance est aussi l’obscure conscience d’un destindoublée de l’impatience de l’accomplir jusqu’aubout. Il y a des êtres que l’on ne saurait imaginervieux et ridés, soit parce qu’ils sont morts jeunes

et qu’ils n’ont laissé d’eux que l’image d’une grâceinaltérable (James Dean, Gérard Philipe) soit qu’ilsincarnent à un point tel le renouveau et l’impa-tience qu’il semble évident que toutes les forcescosmiques s’acharneraient contre eux, le momentvenu, pour éviter de les laisser vieillir et abîmerl’esprit même de la jeunesse dont ils eurent, unmoment seulement, la pleine charge. Rimbaudest de cette trempe. Tout en lui, comme en cesêtres touchés par la grâce, exprime son destin delumière.

À l’artiste de saisir ces symboles incarnés. Et, defait, ces cheveux désordonnés, ce port de tête

altier et charmeur, ont bien été immortalisés parErnest Pignon-Ernest dans sa célèbre affiche séri-graphiée qu’il colla ici et là dans les rues, dont onne peut pas oublier les contours lorsqu’on regardela figure de proue de ce bateau, (on remarque surla statue d’Amado la même échancrure du maillot

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Rimbaud par Ernest Pignon-Ernest

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qui laisse voir le cou du jeune poète) où ces traitsse figent dans la pointe acérée d’une arête viveprête à fendre toute chosesur son passage comme ellefend les flots et peut-êtremême pourfend d’autresbateaux.

Rostre marin, ce front depierre est un heaumeprincier.Si l’enfant happé par lecharme de la statue, parti àla conquête de son sommet,se hissant jusqu’à lui, ne saitpas, d’un savoir scolaire,qu’il chevauche le princedes poètes, son corps sait àsa façon faire usage de cechef, et toute une chevaleriemarine vient à revivre àtravers lui.Rimbaud lui-même pou-vait-il rêver meilleur effetpour sa poésie ? Son profilest désormais le signe mêmede l’aventure, du défi, dudésir de l’inconnu. Sa silhouette le symbole d’uneenfance de génie. Sa simple apparence le récitd’une façon d’être et de rêver, d’une vision dumonde, d’une posture existentielle qui s’imposeencore à nous comme elle sut s’imposer aux poètes

enkystés qui l’ont vue surgir telle une comètedans le Parnasse.

Mais cette tête qui se déta-che clairement sur le fondsouvent aveuglant et bleudu ciel méditerranéen, enévoque d’autres, et pas desmoindres.Où a-t-on vu des visagesde pierre, tournés vers lesterres, hiératiques etmonumentaux, résidusgigantesques de civilisationsimprudentes et barbares ?L’île (“ j’ai vu des archipelssidéraux ! et des îles.”) dontparle le poème n’est-ellepas celle de Pâques auxmille visages de pierre ?Rimbaud a-t-il vogué aussiloin dans le Pacifique? A-t-il pu voir ces Moais à lasignification mystérieuse(presque tous tournés versl’intérieur de l’île !) ? Enavait-il seulement connais-sance ? Mais que nous

importe de le savoir ? Jean Amado en fait l’hypo-thèse plastique, la synthèse visuelle et mythique :la tête de Rimbaud fonctionne comme un irrévé-rencieux Moais, décoiffé de son Pu Kao (la coiffeque portent les Moais quand la statue est assez

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bien conservée) comme une idole qui aurait cesséde vouloir rendre hommage aux dieux pour les-quels elle a été conçue, un veau d’or iconoclaste.Quelque chose ici nous montre immédiatementcette gouaille métaphysique et on imagine bien cebuste dressé devant les géants de l’île du Pacifiquecomme un David devant un peuple de Goliath.Mais que serait David sans Goliath ? Quelquechose du mystère des Moais vient ici composeravec celui de cette statue, et des deux énigmesjaillit une évidence tout apparente : ce sont desmanifestations du même feu initial, du mêmeélément premier. Les Moais sont réalisés dans laroche volcanique, et c’est à partir du même basaltequ’est né le cérastone : mais celui de notre statueest en quelque sorte encore incandescent, encorerougeâtre, et parfois, quand le soleil le harcèle, ona du mal à toucher la pierre qui brûle comme lesable sous les pieds de Rimbaud traversantd’incandescents déserts pour livrer de vétustesarmes au roi Ménélik. Le volcan poétique n’estjamais éteint : l’incandescence des vers de Rimbauds’alimente aux flammes de l’enfer où il passa unesaison de sa vie. Chaque fois que le soleil leréchauffe, le cœur de cette pierre se réactivecomme à chaque fois qu’un enfant rêve de sonavenir. En même temps la chaleur de la statue estcelle de la nef intersidérale qui vient de traverserl’atmosphère avant de se ficher là. Elle nous vientde ce monde inexploré et mystérieux où les formesde l’avenir se préparent dans le silence de leurnouveauté inédite. De cet au-delà du visible le

poète s’était voulu l’explorateur intrépide à traversle dérèglement de ses sens si bien pratiqué qu’il adonné lieu à des tables d’équivalences esthésiolo-giques (comme dans Voyelles où Rimbaud établitla correspondance entre lettres couleurs et bruits,parfait exemple de ce que nous visions en parlantplus haut du laboratoire artistique des usages : icic’est un laboratoire d’alchimiste). Et la statueelle-même est une immense pierre philosophaleque trouble nos certitudes visuelles en exigeantd’elles des transmutations immédiates : tout dans saconfiguration globale, forme et matière, en appelleà nos repères cénesthésiques comme à un systèmede coordonnées primaires (elle est construite selondeux axes presque orthogonaux : celui vertical oùse dresse le buste, et celui horizontal où se déploiele navire) dans lesquelles se placeront ensuite lespoints par où passeront ses courbes.L’axe vertical rend possible une empathie suffisantepour éprouver musculairement la forme anthropoïde.Aperçue de côté, la statue suggère l’accroupissementde l’homme du désert (bien qu’il y ait quelque chosed’animal dans cet effort), dans la posture qui faitremonter les genoux presque au niveau des épaules,posture dans laquelle le Bédouin parvient même àdormir, et a fasciné plus d’un peintre orientaliste (deprofil aussi on peut repérer quelque chose d’animaldans les deux saillances qui se trouvent “dans le dos”de ce buste, qui rappellent les bosses du chameau).Mais pas question de sommeil ici : l’érection dubuste est telle qu’elle indique l’éveil du guetteuret l’attention de la sentinelle.

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Selon l’axe horizontal, la statueest à la fois un bateau et uneville fortifiée ; tout suggère lepuissant blindage du cuirasséavec sa silhouette typique,haute à l’avant avec sa tourelle,tel un donjon, et presque nulleà l’arrière. Les strates de cérastoneont été déposées de telle sortequ’ils se protègent mutuellementsur les flancs non sans évoqueraussi dans leur texture la cuirassedu rhinocéros et la carapaced’un monstre marin, peut-êtrel’incroyable blindage du Nautilus.Mais cette coque insubmersible abrite une vraiecasbah, une citadelle aux murs labyrinthiques quilaissent serpenter autour d’eux des ruelles et desimpasses d’une ville aux mille secrets abrités parses fortifications inexpugnables dont on voit aussiles meurtrières.

En un sens on ne peut pas voir la statue selon sestrois dimensions en même temps : seule l’image dubateau avec sa figure de proue est cohérente danssa globalité ; mais il faut choisir entre l’échelle àlaquelle, dans l’axe vertical surgit le buste altier, etcelle dans laquelle, selon l’axe horizontal, s’ouvre

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la ville avec ses fortifications. La première nous enimpose par son monumentalisme, faisant de l’effigiedu poète un colosse redoutable et effrayant ; ladeuxième fait de nous des géants surplombant laville et ses hauts murs, qui peut être perçuecomme si nous la survolions. Il nous faut opterpour la sujétion face au prince des poètes ou pourla gigantomachie à laquelle nous invite le point devue qu’il nous offre ; à moins que nous embarquionsdans le voyage poétique où tous les contraires sontcompossibles.

Mais une autre cohérencevient figer le mouvementde celui qui, pour mettre saperception en accord avecelle-même, prend du reculet embrasse d’un seul trait lemonument; cette inclinaisonde la tête posée sur un corpsanimal, ce hiératisme provo-quant et questionneur, cette posture féline, sontceux d’un sphinx (Shesepankh en ancien égyptien,qui veut dire statue vivante). L’énigme perceptiveque pose le monument en brouillant les repères denotre corps n’était autre que celle d’un sphinxsolaire qui porte en soi tout le mystère de la poésie.Nous voilà ramenés à la chère Égypte, tant désirée,celle que Rimbaud tente de rejoindre en 1877 etqu’il finit par habiter dix ans plus tard seulement,seize ans après avoir lancé son Bateau ivre sur tous lesNil du monde. Mais son effigie la plus poétique ne

connaît ni fin ni début, elle hante déjà les imaginairesde ces poètes grecs, et nous à travers eux, qui seulstrouvent grâce auprès du jeune homme furieuxqui rédige sa lettre sur la voyance. Rimbaud, à lafois bête questionneuse et homme dévoré par savolonté de se faire voyant, Œdipe au genou pourri,a préféré mourir en invoquant Allah, lui qui écrivait“merde à Dieu ” sur les bancs publics, plutôt quese crever les yeux.Voilà l’effrayante mais sublime vision que nousoffre Amado.Voilà ce qui se produit là, sur cette petite butte au

bord de la plage.

Reprenons cette expérienceen cherchant à mieux repérerles moyens, rien qu’apparentspar lesquels, nous sommesinvités à ce voyage.Appareillons à nouveau.Nous prenons le risque de

la répétition : mais il n’y a pas deux voyages iden-tiques. Il s’agit plutôt d’une insistance, d’unepatience, dont il faut faire preuve si nous voulonssurprendre l’apparence en train de se donner ànous, si nous voulons saisir sa logique immanenteen train de s’organiser à la surface de l’œuvre, etque nous voulons nous laisser accompagner par cemerveilleux voyageur, ce génie de la métaphorequi nous émeut tous par son innocence horrible.Car après tout on est en droit de se demander sicelui qui ne connaît rien de sa vie et de son œuvre

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est embarqué dans le même voyage par la statue.Parle-t-elle au naïf, à l’inculte, au passant distrait,à l’oublieux, au visiteur des lointains ? (Cela équi-vaut à poser, en passant, la question de l’accessibilitéde l’art contemporain à la grande masse).S’enseigne-t-elle d’elle-même ? A-t-elle cettepuissance auto didactique dont on a dit qu’elledistinguait les œuvres d’art candidates à la traverséedes temps ?N’oublions pas que nous l’approchons comme unesorte d’arche des apparences. Autant dire qu’à nosyeux sa valeur artistique dépend justement de sapuissance phénoménale, de son rayonnement sensible,celui qui rend possible et parfois explicite notreinsertion dans le monde où elle surgit.N’est-ce pas se bercer d’une grave illusion que decroire que le passant égaré, surpris par la statue audétour d’une de ses promenades, peut-être mêmeattiré là par elle (ce n’est pas seulement une méta-phore : nous sommes interpellés visuellement parcet objet perché et contrastant par sa verticalitéavec les courbes douces de son environnement),approchant à pas de loup ne sachant pas à quois’en tenir précisément (est-ce un monument ouun jeu ?) entende finalement la voix de Rimbaudlui-même lui scander quelques-unes de ses phra-ses retentissantes qui ont dégagé les horizons de lapoésie, artificielle et académique, en l’inséranttout simplement dans la vie. Il entendrait, d’onne sait où, l’enfant aux semelles de vent lui dire… Libre aux nouveaux d’exécrer les anciens… Je travailleà me faire voyant… Les inventions d’inconnu réclament

des formes nouvelles… Je suis caché et je ne le suis pas…J’assiste à l’éclosion de ma pensée… Je est un autre…

Ce serait là une vision magique des choses.Justement le long détour par l’art que nousaccomplissons est destiné à dissiper ce qui peutparaître comme magique au profit d’une vraiedescription de notre rapport à l’apparence, etcelle-ci ne se structure pas comme une apparition,c’est-à-dire comme un phénomène sans raisonsuffisante, sans attaches, sans pourquoi. Le mondephénoménal a beau être un surgissement immotivé(au sens métaphysique : justifié dans son être)dans son ensemble, l’apparence n’en est pas moinssingulièrement motivée (au sens linguistique :justifié dans son usage). La véritable illusionconsiste à croire que nous nous confrontons à ellecomme si nous étions de pures réceptivités,comme si chaque fois que nous ouvrons les yeux,c’était la première fois. Là est le malentendu. Toutmontre au contraire que nous ne pouvons enquelque sorte percevoir que ce qui fait déjà senspour nous, d’une façon ou d’une autre. C’est bienen cela que l’exemple que nous développons noussert à mieux comprendre quelque chose de lalogique de l’apparence.En effet, nul ne prétend que le monument s’instituepar lui-même dans sa pleine signification, d’uncoup et d’un seul. Nul ne prétend, et pas plusl’artiste que le philosophe, qu’il fonctionne commeune encyclopédie. L’œuvre comme l’apparencefait sens pour nous à travers un subtil réseau de

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renvois dont la description ne saurait sans douteêtre achevée puisqu’il s’inscrit à son tour dans unjeu de miroirs et de reflets, à l’infini. Si l’œuvred’Amado n’alertait que celui qui connaît déjàRimbaud, elle ferait en quelque sorte double emploi,elle redoublerait un usage. Il s’agit justementpour l’artiste de trouver les moyens de rendre toutà fait apparent l’esprit du poète, son univers mental,son imaginaire, sa vie et son œuvre, ses espoirs etses désespoirs, par un objet unique. On dit souventque l’artiste lui-même n’en possède pas l’usagemaîtrisé : cela est d’autant plus vrai que son travail,son processus créatif, va consister à se laisser guiderpar la force métaphorique des moyens qu’il mobilisede telle sorte que son rapport à l’œuvre ressembleplus au rapport de l’oiseau au nid, qu’au rapportde l’architecte au bâtiment, au sens où tous leséléments qui composent le produit final ne sontpas abstraitement pressentis comme moyens envue de la fin mais assemblés selon une logiqueconcrète qui organise les éléments perceptibles,de telle sorte que seule leur composition en justifiel’agencement dans le rapport tout à fait circulairemais non tautologique de l’enveloppement réci-proque de la cause et de l’effet, de la réversibilitéde la forme et du fond, du moyen et de la fin.Certes aucun instinct nidificateur ne guide l’artiste,plutôt une vision compacte et globale qui ne selaisse pas clairement analyser et qui se fait sentircomme satisfaite une fois le résultat atteint seule-ment. Il ne sait peut-être pas comment, mais teleffet précis doit être produit par l’œuvre. On le

voit, dans ces conditions, celui qui est à son tourconfronté à la statue, n’est pas dans une situationde décryptage dans laquelle il aurait à deviner ouapprendre une langue secrète à l’aide de laquellele créateur aurait formulé un message caché dansson œuvre. Les apparences ne sont pas cryptées. Si lastatue s’avance dans le monde phénoménal c’estplutôt en composant avec lui, en modulant sespropres effets de telle sorte qu’ils deviennentsignifiants pour nous qui sommes ouverts à luipar notre perception, on pourrait dire indifférem-ment, pour nous qui le faisons exister par notreperception. Ce “ notre ” n’est pas rhétoriquerappelons-le : chacun de nous ne perçoit pas lemonde phénoménal comme un individu séparémais comme un “ participant ” à ce monde, donccomme dépositaire partiel de ses usages courants,comme héritier d’une culture diffuse, qui empêcheautant qu’elle permet (qui empêche parfois depercevoir les choses de manière plus simple ouplus directe ou tout simplement différente, nousne disons pas plus vraie, de celle qui est renduepossible par les éléments informels qui armentnotre perception).

Amado pouvait donccompter sur une“ reconnai s sanceconfuse ” de grandssymboles plastiques(Le sphinx, Le Moai,le navire) liés à des Les Moais de l’Île de Pâques

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pans de culture et des attitudes archaïques à l’égarddes éléments (la mer en l’occurrence) suffisammentintériorisée pour que la simple allusion perceptiveà ces stéréotypes visuels provoque un puissanteffet narratif qui n’a besoin que de lui-même pourplonger l’objet tout entier dans le contexte quilaissera émerger les autres effets recherchés. Celuiqui ne sait rien de l’hermétisme de Rimbaud,celui qui n’aurait jamais rêvé sur les voyages dupoète, celui qui n’aurait jamais entendu ce nom,ne pourrait cependant pas manquer d’appréhenderla signification globale du monument à Rimbaud :un bateau échoué aux allures mystérieuses et phantas-matiques pourvu d’une figure de proue qui attirele regard par sa verticalité. Il est impossible dediscriminer ici de pures formes ou de purs contenus.Toute perception étant perception de quelquechose, notre regard ne peut s’empêcher de donnerdu sens à ces masses pierreuses : il faudra mêmeque le sculpteur prenne garde à ne pas offrir parinadvertance des formes trop prégnantes évoquant,d’une façon parasite, des significations peu cohé-rentes avec l’effet d’ensemble recherché. On peutdire que ce qui fait problème ici, ce qui demandeà être mieux décrit, n’est pas le passage de la percep-tion à la signification (la façon dont l’apparence vientà signifier) mais la convergence des différents effetsvisuels vers une signification unique. Dès que l’amasde pierres est perçu comme un bateau, débute une sortede narration perceptive qui met tout autre élémentde l’ensemble dans le contexte imaginaire duvoyage maritime et active deux modalités de

notre participation au monde phénoménal : cellede l’imaginaire partagé, lui-même plein de récitset d’objets évocateurs dont aucun homme n’a purester à l’écart s’il a simplement appris à parler, etcelle du rapport cénesthésique à l’objet (sachantque nous utilisons ce mot en faisant jouer sonétymologie dans le sens d’une sensibilité communeà tous et non seulement commune aux cinq sensd’un individu, donc interne : il vient du grec koinos– le commun – et aisthesis – la sensation) quiexploite le corps propre comme point d’ancrageabsolu relativement auquel tous les effets delumière et de forme dans la lumière se modalisentselon un ensemble de significations. Il va de soique nous distinguons les deux modalités pour lesbesoins de la description, car elles sont étroitementimbriquées, peut-être même définitivementindissociables, justement scellées l’une à l’autrepar des symboles. C’est pourtant la deuxième quidoit d’abord attirer notre attention car elle sembleplus originaire, inscrite comme elle est dans lastructure même de notre réceptivité sensorielle. Sil’on reprend la description de la statue dans cetteoptique que voit-on ?

D’abord une certaine distribution des massesd’une matière qui par son organisation et surtoutsa texture offre une certaine résistance à l’éclairagesolaire et qui produit, en fonction du moment dujour, de la saison et de la quantité de nuages présentsdans le ciel, une lumière selon une gamme decouleurs allant du brun verdâtre plutôt froid au

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rouge ocré plutôt chaud. Cette variation chroma-tique est à l’origine d’une perception lunaire ousolaire de la statue : sous un ciel couvert, ou par unelumière hivernale, le monument se fait menaçant,presque glacial, activant sans délai un imaginairefunéraire. Les dalles se font pierres tombales etl’on croirait sans mal que le poète lui-même reposelà, dans la ville où après tout il est venu mourir.Mais qu’un rayon de soleil perce les nuages et lamatière s’enflamme : le cerastone réagit à lalumière solaire en donnant la nette impressiond’irradier lui-même, c’est-à-dire de rayonner de sapropre lumière amorcée par celle de l’environne-ment, précisément comme les roches volcaniquesqui sont en cours de solidification après l’éruptionqui les a éjectées du cratère, montrent leur cœur

incandescent sous leurmince croûte noire. Cetteconvection lumineuse activecette fois l’imaginaire del’énergie vitale : les pierreset les dalles se mettent àvibrer comme de la chair etsi les arêtes étaient moinsvives, ici et là, l’hypothèse“tactile” d’une pénétrabilitédu matériaux (sous la pres-sion de la main) ne seraitpas invalidée par son aspect.C’est le propre de cesobjets survisibles, produitsdans l’intention de redoubler

l’apparence, que sont les œuvres d’art, d’aménagerdes effets lumineux qui placent littéralement l’usagerde l’art (on comprendra que nous préférions cetteexpression à celle de contemplateur) dans la postureoù l’essence désirante de la perception est le mieuxmise en évidence. Non point qu’elle ne surgissequ’au contact de ce type d’objets, mais mieux queceux simplement perceptibles, ceux-là motiventl’attention, stimulent l’observation, lancent le corpspercevant dans ces multiples processus moteurs(parfois à peine esquissés mais non moins éprouvés)qui accompagnent toujours le “ quelque chose ” dela perception. La modulation singulière de lalumière aménagée par l’œuvre constitue cette syn-taxe originaire et première qui amorce le passagedu non-sens de ce qui est physiologiquement

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capté, au sens de ce qui est réellement perçu :les contrastes chromatiques (variations dans laréfraction) de la pierre synthétique, les teintes aussivariables qu’une descente infernale des aigus versles graves sur le clavier d’un piano, l’intensité dechaque état lumineux, sa saturation, les ombreshabilement dessinées par les volumes segmentés,les contrastes provoqués par les ruptures volumiques(alternance des courbes et des arêtes), définissentun premier système de différences dans lequel laperception est appelée à associer et à dissocier leséléments, à composer les structures formelles dela signification, discriminant le matériau à sadisposition, non plus selon les lois physiques maisselon des lois sémiotiques. De sorte que si physi-quement on trouverait plus naturel de rapprocherles volumes présentés par la statue en fonction deleur taille ou de leur orientation, phénoménale-ment ils se rangeront selon leur réactivité à lalumière et leur puissance expressive. C’est ainsi quela lumière physique devient luminosité sémantique.La statue est lumineuse comme une idée. Nulbesoin d’un savoir rimbaldien pour participer àcette alchimie. Il se trouve que la survisibilité del’œuvre d’Amado consiste justement dans la doublecélébration de ce processus de transmutation et decelui qui l’avait mis précisément au programmede son ambition poétique. Et si elle ne manquepas son effet, le processus de formation du sens ades chances de se poursuivre assez loin en chacunde nous pour faire éclore sur nos lèvres le … Je suiscaché et je ne le suis pas… du poète.

Ainsi la statue, après avoir joué de sa lumière,règle d’elle-même les lignes de force du champphénoménal qu’elle crée autour d’elle : plusconcrètement cela consiste à exiger de nous unedistance pour percevoir ses formes, un mouvementpour percevoir les différents profils et les rendrecohérents entre eux, une hauteur de vue, qui nesont pas à la simple disposition du promeneurmais sont aménagés dans l’espace par l’œuvrepour celui qui est pris dans son champ. Toutcomme il existe une bonne distance pour regarderun tableau ou un film (regardez les spectateurs seprécipiter dans la salle obscure vers ces quelquesplaces qui matérialisent ce point optimal), distancequ’aucune géométrie ne peut calculer ou dumoins qui ne saurait faire l’objet d’une loi géomé-trique générale, séparée de l’œuvre singulièrepour laquelle, à chaque fois, une distance se donnecomme “ bonne ” parce qu’elle permet justementun ajustement moteur du corps percevant de tellesorte qu’il soit en phase avec ce qu’exige de luil’œuvre, de même la statue nous place, ici à dixmètres, là à cinq, là encore à vingt, par sa seuletopographie plastique. Cette statue, plus qu’uneautre (mais toute sculpture renvoie à une basesensorielle tactile, donc déclenche une réponsemotrice d’exploration, une posture de palpation),nous impose une gymnastique perceptive sévère :alors que l’on s’approche de sa proue pour en saisirle détail on s’aperçoit, trop tard, qu’on ne peut enobserver la figure avancée qu’en basculant exagé-rément la tête vers l’arrière ; qu’on la contourne

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par bâbord ou tribord, il faudra l’escalader si l’onveut en percevoir tout le détail. Et voilà que l’onse retrouve soudain au poste de commandementdu bateau, pris dans le jeu. Embarqués sans s’enapercevoir. Ainsi l’apparence nous distance, elle nousassigne un lieu d’où l’envisager. On peut dire sansforcer les mots qu’elle nous piège, qu’elle se jouede nous en nous invitant à jouer d’elle, avec elle.À cet appel, les enfants ne résistent pas, moinscérémonieux que les adultes qui ne savent plusfaire un tel usage des monuments et qui, dresséspour réprimer leurs désirs tactiles face aux statues,s’en tiennent à une exploration visuelle (tout lemonde n’a pas cette “politesse” : dans les musées oùsont exposées les sculptures, et malgré les panneaux“ne pas toucher” qui sont apposés partout, certainsvisiteurs guettent une distraction du gardien,assoupi dans le coin de la pièce qu’il surveille,pour palper les œuvres ; qu’on les pardonne, ils nefont que répondre à leur appel).Et pourtant on risque de frustrer le désir qui naîtde cette rencontre exceptionnelle si on ne va pasau contact : la statue demeure plus froide et plusmuette que la dalle de marbre qui à quelquesmètres donne pourtant l’indication du nom del’auteur et du titre de l’œuvre.Paradoxalement ces informations ramènent notreperception à la loi de son seul sens visuel, le plusintellectuel dit-on, dans une unidimensionnalitéfigée et hiératique qui n’est cependant pas totale-ment exclue de son propre sens, car c’est bien làque les deux grands symboles de l’énigme et du

mystère nous apparaissent (le sphinx et le Moais).Sans doute était-ce là le seul moyen de dramatiser lacomposition et de lui faire exprimer ce vertigineuxrapport à l’inconnu, au monstrueux, aux forcesnaturelles déchaînées, au destin et à la mort, quicontrebalance dans la vie de Rimbaud, son œuvreen général et dans Le bateau ivre en particulier, lesaspects lumineux, joyeusement aventureux,entreprenants et exotiques. Toujours est-il quel’artiste joue de l’opposition du visuel et du tactilecomme d’un surcodage qui se surimpose auxeffets différentiels originaires produits par lalumière et sa captation. Dans cette autre formed’opposition, se joue bien le “ dérèglement dessens ” que Rimbaud avait préconisé commemoyen incontournable pour espérer atteindre àl’état de voyance : de fait la règle visuelle ici entre

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en dialogue polémique, en confrontation, aveccelle tactile, et le désir de voir, provoqué par lesinnombrables saillances et anfractuosités quecomporte le monument sans cesse relancé parl’impossibilité de les explorer toutes faute depouvoir être tout à la fois à la fois alpiniste etspéléologue après avoir été voyeur. Mais on nechevauche pas le sphinx. Chaque posture, exigéepourtant par la statue, est contredite par uneautre tout aussi nécessaire, tout aussi “ appelée ”par sa prégnance phénoménale. C’est là le secret desa dynamique narrative. Poussés de posture en pos-ture nous sommes tour à tour sommés de jouer lesrôles inscrits dans ce scénario poétique et pierreux :nous sommes alors successivement, mais dansl’unique lancée d’un récit, Œdipe questionné parle sphinx, Némo, capitaine du bateau, explorateursde cités inconnues, conquérants de Jérusalem,Hector défendant sa cité, Laurenced’Arabie, voyageur du désert, Rimbauden somme. Je est bien un autre, plusieursautres, tous les autres. La structureintersubjective de l’apparence est alorsconsommée : les cadres généraux deperception se succèdent dans un car-rousel imaginaire qui laisse entrevoirla statue selon tous ses sens possibles, àtravers ces filtres de fiction qui nouspermettent de donner forme à uneréalité proprement insignifiante. Etfaute d’être nommées, ce qui aprèstout importe peu, ces grandes figures

de l’imaginaire revivent en nous comme autant devisées possibles du monde phénoménal, renduesjustement possibles par l’institution de l’art.Percevoir ce monde, notre monde, c’est donc bienle rêver un peu, le laisser se raconter et se réactiverà travers nos sensibilités mêlées, le laisser réaffleurerdans nos mots. Et en fin de compte, n’est-ce pasexactement ce que la statue d’Amado avait àmanifester ? Un bateau ivre parce que chargé derêves, telle une cargaison d’épices et de pierresprécieuses venues d’Orient (d’où l’orientation dumonument), qu’un enfant poète est allé chercherde l’autre côté du monde pour enchanter le nôtre.

On le voit, la logique des apparences que nousvoulions décrire à l’œuvre à travers cet exemple, n’estpas de celles qui s’expriment par simples axiomesou à travers des règles abstraites explicitement

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reliées entre elles par des opérations tout aussiformelles. Il s’agit plutôt d’une sorte de rationalitésouple et imagée qui compose volontiers avec lacomplexité et l’équivocité de la métaphore et dela métonymie. Sans doute moins rigoureuse que lalogique comprise comme l’étude formelle des normesde vérité, celle des apparences n’est toutefois niindifférente aux formes ni aveugle à la vérité,mais elle ne connaît de vérité que singulière, deforme qu’appliquée et de règles que réfléchissantes(au sens de Kant, c’est-à-dire non déterminantescomme les règles qui ont cours dans le monde dela science physique, mais partant du particulierpour tenter justement de le généraliser).L’essentiel consiste ainsi à retenir que là où l’on nevoit habituellement que vaines vraisemblances eteffets de tromperie, nous avons en fait une véritablerationalité concrète : au lieu de penser toutephénoménalité et toute apparence sous le régimedu trompe-l’œil, il convient sans doute de lesréfléchir sous celui d’une positivité originale,c’est-à-dire en cessant de chercher derrière lesphénomènes le sens de leur manifestation. Lesapparences ne dissimulent ainsi que d’autresapparences, dans ce jeu de miroirs dont nous avonsessayé de donner une idée. Quelles sont donc cesrègles réfléchissantes qui président à la ségrégationdes phénomènes en tant que tels ? Est-il seulementpossible de les énoncer alors qu’elles sont si étroi-tement liées aux conditions concrètes de leurapparition ? Il est à craindre (mais non à déplorer),et c’est sans doute là l’explication de la méfiance

générale à leur égard, qu’il n’existe pas de sciencegénérale des apparences, et qu’il faille s’en tenir àl’idée fragile mais féconde qu’elles fonctionnentcomme des cadres pratiques (plutôt que théoriques)où la question de la vérité se pose de la mêmefaçon que dans un récit. Les apparences nousracontent le monde, elles nous racontent ce quenous sommes pour les autres et pour nous, et dece grand récit on peut tout à la fois dire qu’il estfictif et qu’il est vrai1.

1- Ce texte est extrait des notes préparatoires à un ouvrage àparaître courant 2007, intitulé Pourquoi se méfier des apparen-ces ? aux Éditions ALEAS à Lyon. Cela explique le caractèreredondant de la question à travers ces pages.

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Ronald Bonan

Conception graphique : Bernadette GriotL’AMOURIER éditions

Texte et Crédit photographique