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Campagnes solidaires I N° 198 juillet/août 2005 En 2005, 850 millions de personnes à travers le monde souf- frent encore de sous-alimentation. 90% d’entre elles vivent dans les pays du Sud (Afrique, Asie, Amérique latine) et 600 millions sont des paysans. Ces chiffres à eux seuls sont un réquisitoire contre les politiques néolibérales mises en œuvre par l’OMC qui prétendent assurer la satisfaction des besoins de l’huma- nité par l’ouverture des marchés et la libre concurrence. Appliqués à l’agriculture et à l’alimentation, les dogmes libéraux se traduisent au contraire par un dumping Nord- Sud, mais aussi Sud-Sud, cassant les efforts de développement des paysans les plus faibles, entraînant pauvreté, misère, et un exode massif qui vide les campagnes. L’objectif affiché par l’ONU de réduire la sous-nutrition de moitié d’ici 2015 ne sera sans doute pas atteint : il ne pour- rait l’être sans remise en cause de ces politiques. Car, «pour assurer la subsistance de neuf milliards d’hu- mains annoncés (en 2050, ndlr), le monde a besoin de toutes ses agricultures. Chaque pays a le droit de se nourrir lui-même. Les plus pauvres ne peuvent exister autrement. Pour que le monde trouve ses équilibres, il faut qu’ici soit mise au point une agriculture productive respec- tueuse de la nature, et que là soit inventé un paysannat moderne qui nourrisse et retienne les multitudes de ruraux que la ville ne peut accueillir » (Edgar Pisani, Un vieil homme et la Terre, Seuil, 2004). Parce qu’elle permettrait de relever le niveau des prix agri- coles, d’élever le niveau de vie des paysans et de mettre fin à l’exode rural forcé, la souveraineté alimentaire portée par le mouvement paysan Via campesina – dont fait partie la Confédération paysanne – constitue la seule alternative à la mondialisation libérale et la réponse aux enjeux agri- coles et alimentaires du XXI ème siècle. Jean-Luc Baudry, paysan en Bourgogne (Côte-d’Or) Ce dossier a été réalisé en collaboration avec les Amis de la Confédération paysanne (voir p. 19) L’OMC de la faim Dossier

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Campagnes solidaires I N° 198 juillet/août 2005

En 2005, 850 millions de personnes à travers le monde souf-frent encore de sous-alimentation. 90% d’entre elles viventdans les pays du Sud (Afrique, Asie, Amérique latine) et600millions sont des paysans.Ces chiffres à eux seuls sont un réquisitoire contre lespolitiques néolibérales mises en œuvre par l’OMC quiprétendent assurer la satisfaction des besoins de l’huma-nité par l’ouverture des marchés et la libre concurrence.Appliqués à l’agriculture et à l’alimentation, les dogmeslibéraux se traduisent au contraire par un dumping Nord-Sud, mais aussi Sud-Sud, cassant les efforts dedéveloppement des paysans les plus faibles,entraînant pauvreté, misère, et un exode massifqui vide les campagnes.L’objectif affiché par l’ONU de réduire la sous-nutrition demoitié d’ici 2015 ne sera sans doute pas atteint : il ne pour-rait l’être sans remise en cause de ces politiques.Car, «pour assurer la subsistance de neuf milliards d’hu-mains annoncés (en 2050, ndlr), le monde a besoin detoutes ses agricultures. Chaque pays a le droit de senourrir lui-même. Les plus pauvres ne peuvent existerautrement. Pour que le monde trouve ses équilibres, il fautqu’ici soit mise au point une agriculture productive respec-tueuse de la nature, et que là soit inventé un paysannatmoderne qui nourrisse et retienne les multitudes de rurauxque la ville ne peut accueillir » (Edgar Pisani, Un vieilhomme et la Terre, Seuil, 2004).Parce qu’elle permettrait de relever le niveau des prix agri-coles, d’élever le niveau de vie des paysans et de mettre finà l’exode rural forcé, la souveraineté alimentaire portéepar le mouvement paysan Via campesina – dont fait partiela Confédération paysanne – constitue la seule alternativeà la mondialisation libérale et la réponse aux enjeux agri-coles et alimentaires du XXIème siècle.

Jean-Luc Baudry, paysan en Bourgogne (Côte-d’Or)

Ce dossier a été réalisé en collaboration avec les Amisde la Confédération paysanne (voir p. 19)

L’OMC de la faim

Dossier

L ’agriculture, c’est toujours lamoitié de l’humanité et 1,2 mil-liard d’exploitations, une extrêmediversité d’agricultures, réponses

à la diversité des géographies, des éco-logies, des histoires et des cultures dumonde. Un point commun : 95 % desexploitations sont de caractère familial,si l’on veut bien considérer les formesassez variables que peuvent prendre lesfamilles dans les différentes régionsdu monde.

Aujourd’hui, pour les prescripteursmondiaux, l’avenir de l’agriculture estd’abord vu comme un processus éco-nomique et un modèle projeté uniquede « libre concurrence». Cette visionsimplificatrice est déjà à l’œuvre : lesagricultures et les paysans du mondesont mis en compétition dans un contextequi est à la fois de surproduction et degains importants de productivité. Sirien ne l’encadre, l’histoire est toute écrite:la première conséquence est l’élimi-

nation de la très grande majorité des« compétiteurs », vue l’inégalité deleurs armes, la seconde est la moindrediversité des formes d’agriculture et laconvergence vers un modèle unique d’ex-ploitation.

Des histoires différentes

Nous connaissons cette histoire pourl’avoir déjà écrite dans notre pays. En unsiècle, la population agricole, majoritaireau départ, y est tombée à 3 ou 4 % dela population totale, et le même logiciels’impose à tous les producteurs, mêmesi certains continuent à trouver des che-mins de traverse. Mais notre histoires’est écrite dans un tout autre contexte:soixante millions d’Européens, dont beau-coup de paysans, sont partis vers lescolonies ou le Nouveau Monde entre lafin du XIXème et le début du XXème siècle ;deux guerres mondiales ont fauché res-pectivement 17 et 51 millions d’Européens ;

des périodes de croissance longue ontpermis la création de nombreux emploisdans l’industrie ou les services. L’exoderural n’a pas été pour tous les partantsune partie de plaisir. Mais ce n’est qu’àla fin des années 1970 qu’est apparu unchômage structurel et que se sont com-pliquées considérablement les possibili-tés de mobilité.

L’histoire s’est écrite d’une autremanière dans les grands pays de colo-nisation foncière. En Amérique du Nordet du Sud, en Australie et en Nouvelle-Zélande, en Afrique du Sud et au Zim-babwe, le pouvoir colonial, dès laconquête, a récupéré les terres. Il apoussé vers des marges sans intérêt lesIndiens, Aborigènes ou Maoris. Il adécrété l’indépendance avant le réveildes peuples indigènes et conservé lastructure foncière et le modèle colonialagro-exportateur. La population agri-cole, celle qui compte, correspondaitdès l’origine à moins de 5 % de lapopulation totale. Les agricultures indi-gènes déstructurées restent invisibles.Nous retrouvons la plupart de ces paysdans le groupe dit « de Cairns », prêtsà durcir à l’OMC la guerre commercialeinternationale.

Un troisième groupe est constitué depays dont les agricultures emploientencore entre 60 à 80% de la popula-tion totale. On y trouve l’Asie, notam-ment la Chine et l’Inde, et le plus grosde l’Afrique, c’est-à-dire plus de deuxmilliards de paysans. C’est dans cespays que risquent de se produire de véri-tables hémorragies rurales. Commentpourront résister les 650 millions de pay-sans Indiens ou les 800 millions de pay-sans Chinois à la puissance de feu desgrands agro-exportateurs ? Où iront-ils s’ils doivent quitter la productionagricole ? Ce n’est pas la silicone val-

État des lieux

Pourra-t-on éviter la grandeévacuation des campagnes ?Les pouvoirs politiques et économiques mondiaux voient l’avenir de l’agriculture comme unprocessus et un modèle uniques de « libre concurrence ». Les moyens sont inégaux : l’exoderural s’amplifie déjà, partout. Le défi posé par l’évacuation des campagnes sera-t-ilimpossible à relever ?

Campagnes solidaires II N° 198 juillet/août 2005

Dossier

< 5 20 35 > pas d’information% du total de la population

La faim dans le mondeProportion de la population par pays souffrant de sous-alimentation

Source : FAO

ley de Bangalore (petite concentrationd’unités informatiques de pointe, au sudde l’Inde) qui pourra les absorber. Noussavons comment le processus d’éva-cuation des campagnes se produit. Audépart se trouvent l’instabilité et ledéclin des prix agricoles, entraînant lapaupérisation des producteurs et unendettement d’autant plus meurtrierque les prêts sont usuraires et que l’in-stabilité des prix condamne l’emprun-teur. Au terme du processus, deuxissues : le suicide, très répandu danscertaines régions de l’Inde, notammentdans la zone cotonnière de l’AndhraPradesh, ou l’exode vers un bidonville.

La crise s’accélère

La crise s’accélère, alimentée par lespolitiques de libéralisation. Projetons-nous dans l’avenir : 4 % de la popula-tion mondiale peuvent sans doutenourrir les Terriens solvables, fournir desmatières premières agricoles et del’énergie à l’industrie. 4%, c’est 240 mil-lions de personnes. Les autres paysans– 2,7 ou 2,8 milliards de personnes –devront sortir de l’agriculture ou vivo-ter dans des autarcies misérables. Quepourra-t-on leur proposer, à eux et aux1,2 milliard de pauvres qui sont déjàexclus de l’économie ? Trois milliardsd’emplois salariés ? Des microcrédits pourcréer autant de micro-entreprises ? Des

aides sociales ou un revenu minimumuniversel ? Le défi posé par l’évacua-tion des campagnes est impossible àrelever. Ce n’est pas un hasard si se met-tent en place des politiques sécuritaireset de confinement de la pauvreté dansdes terres lointaines.

L’Europe a connu au XIVème siècle uncul de sac du même genre. Avec la findes grands défrichements, il aurait falluchanger de systèmes de production, opé-rer une révolution technologique, maî-triser la croissance démographique.Les paysans se sont heurtés au pla-fond des capacités productives del’époque et la pauvreté a grandi. En unsiècle, la population européenne a dimi-nué des deux tiers par la conjonctionde la famine, de la peste noire et desguerres de cent ans, trois fléaux dévas-tateurs sur des populations affaiblies.Nous ne pouvons pas croire que leshommes du XXIème siècle laisseront unepaupérisation paysanne massive sedévelopper et, au-delà des drames descommunautés décimés, entraîner lemonde vers des tensions insoutenables.

Henri Rouillé d’Orfeuil

Henri Rouillé d’Orfeuil, ingénieur agronome,docteur en économie appliquée, est présidentde Coordination SUD (Solidarité Urgence etDéveloppement), coordination nationale desONG françaises de solidarité internationale -www.coordinationsud.org

Campagnes solidaires III N° 198 juillet/août 2005

Dossier

Faim et pauvreté :quelques chiffres

• 840 millions de personnes dans lemonde (plus de 90% dans les pays endéveloppement) sont victimes desous-alimentation : 600 millions sontdes paysans. Il y a 1,3 milliard depaysans dans le monde, soit la moitiéde la population active totale. Sur les6 milliards de Terriens, la moitié vitdans la pauvreté, avec un pouvoird’achat équivalent à moins de2 euros par jour.

• Dans de nombreux pays, le crédit,comme le foncier, demeureinaccessible à la majorité de lapopulation, entraînant une extensiondu crédit usuraire qui, en Haïti parexemple, pratique des taux proches de400 %. Quant au foncier : les 88 %d’exploitations familiales sud-américaines correspondent à 12 % desterres agricoles. Au Brésil, 1 % despropriétaires possède 44 % de la terre.

• En soixante ans (de 1940 à 2000),l’écart de productivité entrel’agriculture la moins productive du monde et l’agriculturela plus productive est passée de 1 à10 à 1 à 2000. Seuls 2% desagriculteurs dans le mondepossèdent un tracteur (28 millions detracteurs). Les gains de productivitéont entraîné une très forte baisse desprix agricoles réels : selon lesproduits, ces prix ont été divisés par2, 3 ou 4 au cours de la secondemoitié du XXème siècle.

• Les producteurs les plus intensifsdes pays riches, bénéficiant de faiblescoûts de production et soutenus pardes subventions, ont accru lesexcédents agricoles exportés à desprix de plus en plus bas. Laconcurrence inéquitable a laminé lerevenu des populations rurales auSud : réduits à la pauvreté et à lafaim par la chute constante des prixagricoles, ces paysans et leurs famillessont contraints à l’exode vers lesbidonvilles urbains.

• En 1960, une famille africainerécoltant 10 sacs de céréales envendait 2 pour ses besoinsmonétaires de base (frais de scolarité,médicaments, vêtements...) et enconservait 8 pour se nourrir. En 2000,cette même famille devra enconsacrer 4 pour les mêmes besoins :il ne reste alors que 6 sacs pourl’alimentation.

(source : Comité français pour la solidaritéinternationale - www.cfsi.asso.fr)

0 50 100 150 200 250Afrique occidentale

Afrique australeAfrique orientaleAfrique centraleAfrique du nordProche-Orient

Amerique du sudCaraïbes

Amérique centraleAmérique du nordAutres Asie du sud

IndeAsie du sud-est

Autres Asie de l'estChine

60 50 40 30 20 10 0

MillionsPoints de pourcentage

Nombre de sous-alimentésProportion de sous-alimentés

840 millions de personnes victimes de sous-alimentation

Source : FAO

C ’est une scènetirée du der-nier rapportd’Oxfam Inter-

national, l’ONG britan-nique réputée pour sesréquisitoires contre lamondialisation libérale.Elle se déroule sur unmarché de Tamale, auGhana. Là, au milieudes étals colorés de fruitset légumes, des plateauxde riz local, cultivé dansles villages alentour, sonttransportés par des com-merçantes ghanéennes.Mais, à défaut de clients,elles voient toujours plusde passants attirés pardes magasins remplisde grands sacs de rizblanc en provenance... des États-Unis,de Thaïlande ou du Vietnam. « Unexemple, selon Oxfam, des règles biai-sées du commerce mondial du riz.»

L’ONG de lutte contre la pauvreté,respectée pour son expertise sur lesracines du mal-développement, avaitdéjà dénoncé le cynisme des pays duNord dès lors qu’il s’agissait de promouvoirleurs exportations de maïs, de lait, desucre ou de coton. Cette fois, Oxfama donc décortiqué le marché du riz, dansun système commercial mondial où lespays riches promettent qu’ils ont réel-lement l’intention de lutter contre lapauvreté. Sans pour autant garantirune agriculture au profit des popula-tions les plus démunies.

Dans ce rapport intitulé «Enfoncer laporte », Oxfam estime que les pro-chaines négociations de l’OMC, endécembre à Hongkong, qui sont sup-posées promouvoir l’idée que le com-merce peut être au service dudéveloppement, pourraient servir àenfoncer définitivement la « porte »des marchés agricoles des pays du Suden réduisant les droits de douanes.

Qu’elles viennent de pays compétitifs,comme le Vietnam, ou d’autres lour-dement subventionnés comme les États-Unis, les importations de riz bon marchéinondent de plus en plus les payspauvres, anéantissant l’unique moyende subsistance de dizaines de millionsde familles rurales.

Diminution des barrières douanières

L’ONG dénonce aussi les politiques duFMI et de la Banque mondiale qui, aunom de la lutte contre un soi-disant pro-tectionnisme, se sont soldées par une fortediminution des barrières douanières pourles importations de riz dans certains paysdu Sud. «En 1995, le FMI a forcé Haïtià réduire ses tarifs douaniers sur le rizde 35 % à 3 %, entraînant une aug-mentation des importations de plus 150% entre 1994 et 2003», explique l’ONG.Résultat ? Dans l’un des pays les plus pauvresau monde, où plus de la moitié desenfants sont mal nourris, les régions rizi-coles ont aujourd’hui une des concen-trations les plus élevées de malnutrition

et de pauvreté. Avectout l’enchaînement éco-nomique pervers quisuit. En clair, les culti-vateurs haïtiens qui ontvu débarquer un riz«étranger» moins cher,ont riposté en baissantleur prix, au détrimentde leur mince budgetd’éducation ou de santé.Le tout au profit desproducteurs de riz amé-ricains.

Selon Oxfam, les États-Unis (troisième expor-tateur mondial)détiennent la palme dessubventions versées àleurs producteurs de riz.«En 2003, le gouver-nement américain a

déboursé 1,3 milliard de dollars poursubventionner le secteur en encoura-geant les agriculteurs à produire unerécolte qui a coûté en tout 1,8 milliardde dollars.»(1) De telles subventions faci-litent ainsi la vente de 4,7 millions de tonnesde riz à un prix inférieur de 34 % à soncoût de production. Au Honduras, le rizsubventionné aux États-Unis se vendmoins cher que la production locale.Une aubaine pour les consommateursles plus pauvres qui pourront «s’offrir»une nourriture moins chère, comme l’ex-pliquent les tenants des théories du libre-échange. Mais voilà, au Honduras, cinqgros importateurs se partagent 60 % dumarché du riz. «Quand les tarifs doua-niers ont été abaissés, le prix à l’impor-tation a chuté de 40 %, mais le prixd’achat au détail, lui, a en réalité aug-menté de 12 %», souligne Oxfam.

Vittorio de Fillipis

(Avec l’aimable autorisation de l’auteur et dujournal Libération, article paru le11 avril 2005)

(1) NDLR : l’UE accorde à ses producteurs 950euros/ha d’aides directes

Perverses politiques

Le riz subventionné étouffe le SudLes importations de riz bon marché inondent de plus en plus les pays pauvres, anéantissantl’unique moyen de subsistance de dizaines de millions de familles rurales.

Campagnes solidaires IV N° 198 juillet/août 2005

Dossier

Brisures de riz thaïlandais vendues au Burkina-Faso sous une marqueafricaine : des pratiques commerciales cyniques, encouragées par l’OMC etqui mettent en péril des millions de paysans à travers la planète.

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L a souveraineté alimentaire désignele droit des populations, de leurspays ou unions de pays, à défi-nir leur politique agricole et

alimentaire sans dumping vis-à-vis despays tiers. Elle a été présentée pour lapremière fois par Via campesina à l’oc-casion du premier Sommet mondialde l’Alimentation, organisé par la FAOà Rome en 1996 (cf p.VIII).

Depuis, cette proposition a joué un rôleclé dans le débat sur l’agriculture et lesalternatives aux politiques néolibérales.Avant qu’elle ne soit proposée, la sécu-rité alimentaire se contentait de réflé-chir aux moyens de garantir unealimentation suffisante par le biais ducommerce, à l’échelon national ou inter-national. La souveraineté alimentaireplace les producteurs agricoles au centredu débat et soutient les peuples dansleur droit de produire leur propre ali-

mentation, indé-pendamment desopportunités demarché.

Le principe encou-rage le développe-ment de modèlesalternatifs de pro-duction, de distribution et de consom-mation. Ces modèles sont basés sur unenouvelle logique, opposée à la logiquenéolibérale qui se fonde sur la libéra-lisation du commerce et considère queseuls les marchés internationaux peu-vent résoudre le problème de l’insécuritéalimentaire.

La souveraineté alimentaire impliquedonc une agriculture soucieuse de l’em-ploi, des territoires et de l’environne-ment. Ainsi, les politiques agricoles,définies au niveau national ou régio-nal doivent inclure :

• La priorité donnée à la production agri-cole locale pour nourrir la population,l’accès de tous à la terre, à l’eau,aux semences, au crédit. D’où lanécessité de réformes agraires, de lalutte contre les OGM (organismesgénétiquement modifiés) pour le libreaccès aux semences, et de garderl’eau comme un bien public à répar-tir durablement.

• La participation des populations auxchoix de politique agricole.

• Le droit des paysan(e)s à produiredes aliments et le droit des consom-mateurs à pouvoir décider ce qu’ilsveulent consommer, mais aussi quiproduit et comment est produit ce qu’ilsconsomment.

• Des prix agricoles liés aux coûtsde production : c’est possible àcondition que les États ou unionsd’États aient le droit de taxer lesimportations à trop bas prix, s’en-gagent pour une production pay-sanne durable et maîtrisent laproduction sur le marché intérieurpour éviter des excédents struc-turels.

• La reconnaissance des droits des pay-sannes, qui jouent un rôle majeurdans la production agricole et l’ali-mentation.

Jean-Marc Desfilhes

Alternative

La vraie liberté, c’est la souverainetéalimentaireLa souveraineté alimentaire encourage desmodèles alternatifs à la logique néolibérale. Elle permet ainsi des politiques agricolessoucieuses de l’emploi, des territoires et del’environnement.

Campagnes solidaires V N° 198 juillet/août 2005

Dossier

Souveraineté alimentaire - Le Vénézuela développe unprogramme de jardins urbains à Caracas, gérés par de petitescoopératives d’habitants producteurs. Ici, la coopérative deChupulun, installée près d’une voie ferrée. La terre appartient àla société des chemins de fer mais est utilisée par la coopérativegrâce à un accord avec la mairie.

Quelques définitions• Droit à l’alimentationC’est le «droit d’avoir un accès régulier, permanent et libre, soit directement soit aumoyen d’achats monétaires, à une nourriture quantitativement et qualitativementadéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issule consommateur et qui assure une vie psychique et physique, individuelle et collective,libre d’angoisse, satisfaisante et digne» (ONU, commission des droits de l’homme sur ledroit à l’alimentation, 20/04/01, Jean Ziegler, rapporteur spécial).• Sécurité alimentaire:«La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont à tout moment unaccès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive, leurpermettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentairespour mener une vie saine et active» (idem).• MalnutritionÉtat physiologique anormal causé par des carences, des excès ou des déséquilibres del’alimentation (énergie, protéines et/ou autres nutriments). Lutter contre la malnutritioncomprend aussi l’amélioration de l’approvisionnement en eau, de l’assainissement et del’hygiène.• Sous-alimentationRation alimentaire en permanence insuffisante.

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L a campagne «Exportations de pou-lets : l’Europe plume l’Afrique!»(1),lancée en octobre 2004 par Agir Iciet relayée par la Confédération pay-

sanne, demandait le droit à la protectiondes marchés agricoles des pays pauvres enprenant comme illustration les exporta-tions européennes de bas morceaux de pou-lets congelés vers l’Afrique, sur un marchécontraint à l’ouverture par l’OMC. Cesexportations de poulets provoquent laruine des éleveurs locaux.

Dans le cadre de la campagne, troisquestions ont été posées par des par-lementaires européens au commissaireau Développement, Louis Michel. Celui-ci a rappelé l’engagement de l’UE dansles accords de partenariat économique(APE) en faveur du développement etde l’intégration régionale. La Com-

mission se défend de faire pressionpour l’ouverture des marchés des paysdu Sud mais ne s’est pas engagée à limi-ter le niveau de libéralisation deman-dée dans les APE.

Au Cameroun, l’action menée par l’ACDIC (Action citoyenne de défense desintérêts collectifs), à l’initiative de la cam-pagne, a permis d’obtenir des résultatsencourageants. La demande pour lespoulets locaux est en hausse. En décembre,l’ACDIC a organisé un grand dîner par-lementaire centré sur la question desimportations de poulets congelés : 120députés y ont participé, les principauxmédias camerounais ont couvert l’évé-nement. Le nouveau ministre de l’Éle-vage a reçu les représentants de l’associationet a pris deux décisions importantes, quirisquent cependant d’être contestées à

l’OMC: la limitation de la quantité depoulets congelés arrivant au Camerounà 5 000 tonnes entre septembre 2004et mars 2005 (contre 10 000 tonnesauparavant) et la taxation de 1 000francs CFA par kilo de poulet congeléimporté arrivant au port de Douala. Parailleurs, de nouveaux agents ont étéembauchés pour renforcer le contrôle sani-taire vétérinaire, notamment celui deschambres froides des importateurs, l’ac-tion de l’ACDIC ayant mis en évidencede nombreux cas de non-respect de lachaîne du froid par ces importateurs.

Source : www.agirici.org(1) La campagne en quelques chiffres : 130000 documents diffusés, 38000 partici-pants en France, 10000 en Belgique, 62articlesdans la presse, 15 émissions radio, 50 anima-tions en régions…

Résister – créer

L’Europe plume l’Afrique

Campagnes solidaires VI N° 198 juillet/août 2005

Dossier

Dix ans d’OMC, ça suffit ! Les organisations paysannes membres de Vía campesina dans l’Est de l’Asie(1) se sont réunies du 16 au 19 mai à Dili, au Timor Oriental, pour préparer la mobilisation contre le sommet de l’OMC qui se tiendra à Hong-Kong, en décembre. Extraits de leur déclaration.

L’OMC crée plus de pauvreté, defaim, d’exploitation des ressourcesnaturelles et de destruction del’environnement sur la planète.Les nations autosuffisantes auniveau alimentaire doivent impor-ter des aliments, privatiser leurs

ressources en eau, les servicespublics et détruire tant leurssemences que leurs savoirs tra-ditionnels. De nombreux paysperdent leur souveraineté et sontcontrôlés par une poignée defirmes transnationales (…).

En Thaïlande, connue commeun grand exportateur de riz, lespaysans souffrent beaucoup,perdent leurs terres et leurssemences locales. Les paysansde la Corée du Sud et du Japonluttent pour arrêter la libérali-sation du marché du riz dansces pays. L’Indonésie, la Malai-sie et les Philippines, pays agri-coles, sont en train de se convertiren de grands importateurs d’ali-ments. Nous voulons empêcher la tenuedu sommet ministériel de l’OMCà Hong-Kong, en décembre: dixans d’ OMC, ça suffit ! Nous refu-sons et dénonçons les traités delibre échange en tant que nou-velles formes d’impérialismedans le monde. Nous lançons unappel et encourageons les com-munautés paysannes, les tra-vailleurs ruraux, les peuplesindigènes et les autres mouve-ments sociaux, à se mobiliser, àlancer des campagnes contre lesommet de l’ OMC. Nous voulonsmettre en œuvre une véritableréforme agraire, des politiquesde souveraineté alimentaire etde respect des droits paysans. En prévision du sommet de

Hong-Kong, nous organiseronsune mobilisation le 10 septembrepour commémorer la journéemondiale de lutte contre l’OMCet le deuxième anniversaire dusacrifice de Lee Kyung-Hae, àCancún en 2003, puis une mobi-lisation à Genève lors de laréunion du Conseil général del’OMC, les 19 et 20 octobre. Nousintensifierons notre lutte (…)tous les jours, les semaines, lesmois précédents le sommet deHong-Kong (…).

(1) Hametin Agrikultura SustentavelTimor Lorosa’e (HASATIL, TimorLeste) ; Federasi Serikat Petani Indone-sia (FSPI, Indonésie) ; Assembly of thePoor (AOP, Thaïlande) ; Korean Pea-sants League (KPL, Corée du Sud) ;Korean Women Peasant Association(KWPA, Corée du Sud) ; KilusangMagbubukid ng Philipinas (KMP, Phi-lippines) ; Paragos Philipinas (ancien-nement DKMP, Philippines) ; BorneoIndigenous and Peasant Movement,(PANGGAU, Sarawak, Malaisie) ; Viet-nam Farmers’ Union (VNFU, Vietnam) ;Japan Family Farmers Movement(Nouminren, Japon) ; Northern Pea-sant Federation (Thaïlande).

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Corée du Sud, septembre 2004 : manifestation de paysans duKorean peasant league (KPL) pour la souveraineté alimentaire. LaCorée du Sud importe l’équivalent de 72% de son alimentation ;elle était autosuffisante il y a trente ans. Près de la moitié de cesimportations est traitée directement ou indirectement par lamultinationale Cargill.

Comment est né un telprojet ?

Le maraîchage ou d’autrescultures comme les vergersou les haricots d’Arpajon -qui ont aujourd’hui disparu- permettent de repenserl’agriculture locale. Lors-qu’on installe un jeunecéréalier de nos jours, c’estnécessairement dans unelogique d’agrandissement.Il a besoin d’un importantmatériel difficile à rentabi-liser et l’essentiel de cettemécanisation provient desUSA ou du Canada. Il fautsortir l’agriculture de l’éner-gie pétrolière. Le maraî-chage est économe enmatériel et demande surtout des bras,ce qui, en période de chômage, peutcontribuer à maintenir un tissu rural vivanten créant des emplois.

De quel ordre ?J’estime que l’exploitation de deux à

trois hectares en maraîchage néces-site deux personnes. Quand je parle dedeux personnes, je pense à deux asso-ciés, acteurs paysans, sans salarié. Dessalariés augmenteraient sensiblementle prix de revient des produits. Cesdeux personnes consacreraient l’es-sentiel de leur temps à la production.Reste le problème de la commerciali-sation.

Qu’envisager pour cettecommercialisation ?

Elle peut se faire à la ferme. Deux àtrois hectares permettent de nourriren légumes frais environ 100 familles,soit 400 personnes, ce qui n’est pas tropdifficile à trouver à proximité en régionparisienne. On peut aussi s’organiseren Amap, relations entre un maraîcher

et une association de consommateurs(voir p. 14 et 15). Mais si ce projet dedéveloppement du maraîchage se déve-loppe comme je le souhaite et qu’unnombre suffisamment important d’ins-tallations se réalise, on peut concevoirpour la commercialisation la créationde groupements d’intérêt économique(GIE) regroupant les productions diver-sifiées de plusieurs paysans. Un emploisalarié peut alors être créé pour s’oc-cuper de la vente.

Quel mode de production choisir ? La démarche doit être cohérente et

rompre avec les pratiques productivistes.Les dimensions sociales et environne-mentales sont essentielles. Le bio est uneréponse pertinente pour un tel projet.

Quel soutien attendre despouvoirs publics pour sa mise enœuvre ?

Un soutien essentiellement politique.Les pouvoirs publics peuvent garantirl’accès au sol. Les élus locaux ont lesmoyens de mettre des terres à dispo-

sition de maraîchers, d’au-tant que quelques hectares suf-fisent. Par ailleurs, en régionparisienne ne subsiste qu’uneécole pour la formation spé-cialisée en maraîchage. C’estinsuffisant pour la réussitedu projet. Les pouvoirs publicsdoivent susciter la créationet le développement d’autresécoles ou formations. Ilconviendra aussi de mettre enplace des cellules d’accom-pagnement pour les nou-veaux installés. Si le projetprend corps, on pourrait son-ger à une fondation.

Mais on a pas besoin d’at-tendre les pouvoirs publics :chaque céréalier de la région

parisienne peut céder trois ou quatrehectares afin d’installer un maraîcher,et conclure avec lui un partenariat pours’entraider dans les périodes de pointede l’un et de l’autre. Tout le monde seraitgagnant de telles démarches.

C’est un projet de longuehaleine…

Oui. Il contribue à une remise encause de l’agriculture et de la sociétéde consommation telle que nous lesconnaissons aujourd’hui et a pour ambi-tion de redonner du goût à ce quenous mangeons, en respectant les sai-sons. Nous ne proposerons pas detomates en décembre ! Il s’agit derecréer une production vivrière locale.Mais si la société ne s’en empare pas,ce projet ne verra jamais le jour.

Propos recueillis par Alain Maurin et Marie-Thérèse

Richard, des Amis de laConfédération paysanne.

Contact : [email protected]

Campagnes solidaires VII N° 198 juillet/août 2005

Dossier

Initiatives

Relancer le maraîchage en Ile-de-FranceIl est socialement, économiquement et écologiquement absurde que les produits maraîchersvendus sur les marchés parisiens proviennent de régions très éloignées. La Confédérationpaysanne et l’Association de ses Amis cherchent à promouvoir l’installation de nouveauxmaraîchers en Ile-de-France. Interview de Raymond Leduc, un des initiateurs du projet, qui apermis l’installation de deux jeunes maraîchers sur trois hectares de sa ferme, dans l’Essonne.

Sur la ferme de Raymond Leduc, où deux jeunes maraîchers ontpu s’installer. Il y avait 15000 maraîchers professionnels en Ile-de-France dans les années 50 ; il en reste 150 aujourd’hui.

D’où vient le droit à lasouveraineté alimentaire ?

Le concept est né en 1996 à l’occa-sion du premier sommet mondial del’Alimentation, organisé par la FAO.Les accords créant l’OMC venaient àpeine d’entrer en vigueur et déjà lalibéralisation des échanges de produitsagricoles amplifiait la crise économiquequi frappait les petits et moyens pay-sans, du Sud comme du Nord. Pour Via campesina, il s’agissait de tirer lasonnette d’alarme et de montrer quele néolibéralisme et l’ouverture desmarchés ne sont pas une fatalité.

Quel bilan tirer des dix premièresannées de mobilisation ?

Nous ne sommes plus les seuls àadmettre que les politiques imposéespar l’OMC, la Banque mondiale et leFMI, ont des conséquences désastreusessur les économies du Sud, et plus par-ticulièrement sur les populations lesplus fragiles. Via campesina est parvenueen dix ans à faire partager son analysepar un réseau chaque jour plus vasted’organisations de la société civile. Der-rière la défense de la souveraineté ali-mentaire, nous nous retrouvonsmaintenant avec les réseaux de pêcheurs,des organisations de consommateurs

comme Consumers international, desenvironnementalistes comme les Amisde la Terre. Notre mouvement paysana réussi au niveau international à impo-ser la souveraineté alimentaire commel’alternative au modèle néolibéral.

Le rapport de force est-ilsuffisant ?

Inverser les politiques agricoles mon-diales qui profitent aujourd’hui à unepoignée de multinationales ne se ferapas en une nuit. Mais le constat d’échecdes politiques néolibérales est maintenantpartagé par un nombre croissant de per-sonnalités, tel Joseph Stiglitz, ancien vice-président de la Banque mondiale, quiest très dur vis-à-vis du FMI. Nousvoyons également une évolution dansla mentalité de certains gouverne-ments : en Afrique de l’Ouest, je suisagréablement surpris de voir que ledroit à la souveraineté alimentaire estmaintenant discuté dans le cadre de ren-contres intergouvernementales. Auniveau du Mali, la future loi agricole endiscussion devrait s’appuyer clairementsur la souveraineté alimentaire.

Comment expliquez-vous cetintérêt en Afrique de l’Ouest ?

Avant le tournant idéologique néoli-béral du début des années 1980, la plu-part des pays de la région visaient ceque nous appelions à cette époquel’autosuffisance alimentaire, qui est àbien des égards proche de la souverainetéalimentaire.

Quel aspect de la souverainetéalimentaire doit approfondir Via campesina ?

Nous devons la présenter comme unprojet économique qui tient la route. Il

s’agit d’une réorientation des politiquesagricoles pour augmenter les richesseset le niveau de vie des populations pay-sannes. Via campesina doit convaincreles gouvernements que des prix suffi-samment élevés pour maintenir l’emploiagricole et une économie rurale saine sontindispensables pour lutter contre l’exoderural, l’explosion des grandes villes, lesflux migratoires incontrôlés. La démons-tration des avantages économiques dela souveraineté alimentaire sur les poli-tiques néolibérales doit devenir une prio-rité de Via campesina. Je suis convaincuque nous pourrons bénéficier de l’appuide très nombreux économistes.

Quels sont les principauxdangers qui menacentaujourd’hui la souverainetéalimentaire ?

Le principal est la récupération de lasouveraineté alimentaire par des politi-ciens qui s’attacheront à la vider de soncontenu social et économique, commeils n’ont pas hésité à le faire pour ledéveloppement durable. Lorsque JacquesChirac utilise dans un discours à Dakar(1)

les termes de « souveraineté alimentaire»,nous sommes sceptiques, car sans uneréforme en profondeur de la Pac, les expor-tations européennes continueront àdétruire les économies paysannes duSud. Via campesina doit donc réaffirmerclairement ce qu’est la souveraineté ali-mentaire, une agriculture destinée à ali-menter en priorité les marchés locaux,et sans OGM, bien sûr…

Propos recueillis par Jean-Marc Desfilhes

(1) Au forum agricole de Dakar, qui s’est tenules 4 et 5 février 2005.

Stratégie

«Inverser les politiques agricolesmondiales ne se fera pas en une nuit»

Comment porter politiquement la souverainetéalimentaire ? Interview d’Ibrahim Coulibaly, président de la Coordination nationale des organisations paysannesdu Mali, qui anime aux côtés de José Bové le travail sur cethème au sein de Via campesina.

Campagnes solidaires VIII N° 198 juillet/août 2005

Dossier