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Tarif standard : 7euros • Tarif étudiant, chômeur, faibles revenus : 5 euros • Tarif de soutien : 10euros • Tarif étranger : 11euros N o 19 JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018 DOSSIER BITCOIN, BLOCKCHAIN, TRADING HAUTE FRÉQUENCE OÙ VA LA FINANCE? SCIENCE JULES, MICHEL, ALBERT, GUSTAVE ET L’ORIGINE DE E = m c 2 par Jacques Crovisier TRAVAIL TRAVAIL PRESCRIT-TRAVAIL RÉEL : DU PRÉDICTIBLE À L’IMPRÉVISIBLE par Sylvain Leduc ENVIRONNEMENT LES MÉTROPOLES, ENTRE POLARISATION ÉCONOMIQUE ET FRAGMENTATION SOCIALE par André Donzel

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No 19 JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018

DOSSIER

BITCOIN, BLOCKCHAIN, TRADING HAUTE FRÉQUENCE

OÙ VA LA FINANCE?SCIENCEJULES, MICHEL, ALBERT, GUSTAVEET L’ORIGINE DE E = mc2par Jacques Crovisier

TRAVAILTRAVAIL PRESCRIT-TRAVAIL RÉEL : DU PRÉDICTIBLE À L’IMPRÉVISIBLEpar Sylvain Leduc

ENVIRONNEMENTLES MÉTROPOLES, ENTRE POLARISATION ÉCONOMIQUE ET FRAGMENTATION SOCIALEpar André Donzel

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SOMMAIRE2 JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018

Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018

ÉDITO La différence avec Jaurès Amar Bellal .................................................................................................................................. 3

Contre la privatisation de l’hydro ! Jérémie Giono .............................................................................................................................. 4

Hommage à Jean-Pierre Kahane ..................................................................................................................................................... 7

DOSSIER OÙ VA LA FINANCE ?ÉDITO Une logique folle Peppino Terpolilli .........................................................................................................................................15Les marchés financiers et leurs risques Nicole El Karoui ...................................................................................................................10Les mathématiques responsables de la crise ? Jean-Pierre Kahane ................................................................................................14Le coût des marchés financiers Alain Tournebise ...............................................................................................................................15Une crise financière désormais chronique François Leclerc .............................................................................................................18

Principes et applications de la blockchain Anna Scius-Bertrand......................................................................................................22

Derrière le bitcoin, quel avenir pour la technologie blockchain ? Éric Bevillard..........................................................................23Le bitcoin, un cheval de Troie de la finance Frédéric Rauch ............................................................................................................26Cryptomonnaies : usages et pratiques Laurence Allard ....................................................................................................................28La finance… Que faire ? Denis Durand................................................................................................................................................30

BRÈVES ................................................................................................................................................................................. 34-35SCIENCE ET TECHNOLOGIEHISTOIRE DES SCIENCES Jules, Michel, Albert, Gustave et l’origine de E = mc2 Jacques Crovisier ................................................ 36

ÉDITION La publication scientifique : une mauvaise affaire pour la science Geoffrey Bodenhausen, Evariste Sanchez-Palencia ... 38

TRAVAIL, ENTREPRISE & INDUSTRIESERVICES L’aide à domicile, entre services à la personne et action sociale François-Xavier Devetter ........................................ 40FORMATION Travail prescrit-travail réel : du prédictible à l’imprévisible Sylvain Leduc................................................................. 42ÉCONOMIE Entreprises, péréquation et socialisation des richesses Benoît Borrits ......................................................................... 44

ENVIRONNEMENT & SOCIÉTÉÉCOLOGIE Enjeux scientifiques ou publicité et démagogie? Luc Foulquier ................................................................................... 46AGRICULTURE OGM-PGM, agriculture et progrès Claude Seureau .................................................................................................... 49AMÉNAGEMENT DES TERRITOIRES Les métropoles, entre polarisation économique et fragmentation sociale André Donzel .............................................................................................................................................. 52

DU CÔTÉ DU PCF ET DES PROGRESSISTES.................................................................................................. 58-59Martha Desrumaux, pour une ouvrière au Panthéon................................................................................................................... 59

LES SCIENCES ET LES TECHNIQUES AU FÉMININ Susan Kare ....................................................................... 60

Progressistes (Trimestriel du PCF) • Tél. 01 40 40 11 59 • Directeur honoraire : † Jean-Pierre Kahane • Directeur de la publication : Jean-François BolzingerDirecteur de la rédaction : Ivan Lavallée • Directeur de la diffusion : Alain Tournebise • Rédacteur en chef : Amar Bellal • Rédacteurs en chef adjoints : AurélieBiancarelli-Lopes, Sébastien Elka • Coordinatrice de rédaction : Fanny Chartier • Responsable des rubriques : Ivan Lavallée, Jean-Claude Cheinet, Malou Jacob,Brèves : Emmanuel Berland • Vidéos et documentaires : Celia Sanchez • Livres : Delphine Miquel • Politique : Shirley Wirden • Jeux et stratégies : Taylan CoskunComptabilité et abonnements : Françoise Varouchas • Rédacteur-réviseur : Jaime Prat-Corona • Comité de rédaction : Jean-Noël Aqua, Geoffrey Bodenhausen,Léa Bruido, Jean-Claude Cauvin, Bruno Chaudret, Marie-Françoise Courel, Simon Descargues, Marion Fontaine, Michel Limousin, George Matti, Simone Mazauric,Hervé Radureau, Evariste Sanchez-Palencia, Pierre Serra, Françoise Varouchas • Conception graphique et maquette : Frédo Coyère • Expert associé : Luc FoulquierÉdité par : l’association Paul-Langevin (6, avenue Mathurin-Moreau 75167 Paris Cedex 19) • No CPPAP : 0922 G 93175 • No ISSN : 2606-5479 • Imprimeur :Public imprim (12, rue Pierre-Timbaud, BP 553, 69637 Vénissieux Cedex).

Conseil de rédaction : Président : Ivan Lavallée • Membres : Hervé Bramy, Marc Brynhole, Bruno Chaudret, Xavier Compain, Yves Dimicoli, Jean-Luc Gibelin, ValérieGoncalves, Jacky Hénin, Marie-José Kotlicki, Yann Le Pollotec, Nicolas Marchand, Anne Mesliand, Alain Obadia, Marine Roussillon, Francis Wurtz, Igor Zamichiei.

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JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018 Progressistes

ÉDITORIAL

est peut-être le mal le plus profond quironge la gauche française aujourd’hui :le décrochage avec le monde du travail.

Pour preuve les scores historiquement bas dansles milieux populaires aux dernières élections,mais aussi le rôle mineur que ces partis ont pujouer dans le déclenchement des mouvementssociaux actuels contre la privatisation de la SNCFet la défense des services publics, pour ne citerque les plus récents. Ces forces politiques sou-tiennent bien sûr, à différents degrés, ces mou-vements : tracts distribués par des milliers de mili-tants à travers tout le pays, organisation de réunionspubliques, caisses de grève, relais politique auParlement par leurs élus. Ce qui est loin d’êtrenégligeable et qui montre d’ailleurs l’importancede disposer d’organisations structurées commeles partis politiques. Mais reconnaissons-le : onprend souvent le train alors qu’il est déjà lancé…

Alors pourquoi ce mal profond? Pourquoi, lorsquenous lisons les programmes de ces partis poli-tiques, les réflexions de leurs clubs de pensée, onest frappé du décalage avec ce qui se vit dans lemonde du travail, de l’écart avec l’expertise denombreux syndicalistes sur un certain nombre de sujets ?

Une explication facile, mais qui reste insatisfai-sante, est de relever que la plupart des dirigeantspolitiques, du local au national, ne sont pas issusdu monde du travail et que, par conséquent, ilsarrivent difficilement à en être des représentantspolitiques crédibles, et ce même avec la meilleurevolonté du monde. Des universitaires commeJulian Mischi se sont d’ailleurs fait une spécialitéde ce genre d’arguments, qui ne sont pas vraimentconvaincants à y regarder de plus près. En effet,ce qui explique que nombre de militants actifssont, il est vrai, dans la fonction publique (avecun certain niveau de protection donc) ou exer-cent un emploi de permanent dans un parti, oude collaborateurs d’élus (qui est une des situa-tions les plus précaire qui soient d’ailleurs), cen’est pas vraiment un choix mais bien l’insécuritésociale qui s’est construite au fil des décennies augré de lois fragilisant le monde du travail et ren-forçant le patronat. La chasse aux militants dansles entreprises, le fait qu’afficher un engagementbien à gauche soit devenu une entrave pour uneembauche dans le secteur privé, ou simplementpour conserver son emploi, voilà les raisons prin-cipales d’un phénomène qui ne touche pas seu-lement le PCF.

Un rapport de forces global en défaveur de lagauche, l’éclatement des collectifs de travail et,dans de petites entreprises, l’isolement des sala-riés sans commune mesure avec ce qu’on a connudans les années 1960-1970… bref, un paysage dusalariat complètement bouleversé constitue latoile de fond du défi auquel doivent relever degrandes organisations comme la CGT. Cette dimen-sion est souvent occultée alors qu’elle revêt unedimension centrale, bien au-delà du seul cas duPCF d’ailleurs.

Mais, insistons bien, la composition sociologiquede ce qu’on nomme exagérément « l’appareil »des partis politiques à gauche n’est pas une expli-cation satisfaisante si on considère que par le passénombre de grandes figures politiques de la gauchen’étaient pas vraiment issues du monde qu’ellesdéfendaient, et cela n’empêchait pourtant pas lagauche d’être autrement plus forte et crédible.Prenons l’exemple de Jean Jaurès : il n’était pasouvrier, et pourtant il a grandement contribué àdéfendre les intérêts des travailleurs de l’époque,de façon efficace et au plus haut niveau, en utili-sant tous les outils des institutions républicainespour faire vivre concrètement la lutte des classeset arracher des victoires concrètes pour le progrèssocial. La différence, c’est que Jaurès s’intéressaitsincèrement au monde des salariés, écoutait atten-tivement les représentants syndicaux, accordaitbeaucoup de crédit à leurs travaux et à leurs exper-tises, et leur donnait une réelle perspective poli-tique. Ce n’est plus vraiment le cas de l’ensemblede la gauche aujourd’hui, et c’est son plus granddéfaut, et non pas l’origine socioprofessionnellede ses dirigeants.

Au contraire, aujourd’hui, il faudrait retrouver lechemin d’une étroite collaboration avec le mondedu travail pour pouvoir le représenter politique-ment de façon crédible. Un premier pas serait que dirigeants et élus de gauche, tous ensemble,prennent au sérieux ces expériences et travauxd’expertise..

C’est le travail que nous continuerons à faire dansnotre revue : contribuer à faire connaître le pluslargement possible la réflexion de ces acteurs dumonde du travail, leur ouvrir les pages de la revue. n

AMAR BELLAL

AMAR BELLAL, RÉDACTEUR EN CHEF DE PROGRESSISTES

La différence avec Jaurès

C’

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Le dimanche 8 avril, à l’occasion de l’anniversaire de la loi du 8 avril 1946de nationalisation du gaz et de l’électricité, portée par Marcel Paul, ministrecommuniste, pas loin de 500 personnes se sont rassemblées à l’initiative du

PCF sur le barrage du Sautet (commune de Corps, Isère) pour dire non à l’ouvertureà la concurrence des concessions hydrauliques.PAR JÉRÉMIE GIONO*,

es syndicalistes électri-ciens-gaziers et de mili-tants politiques, mais

aussi de nombreux citoyens duterritoire, accompagnés d’élusde tous bords (un conseillergénéral LR, une députée PS, uneconseillère générale FI et denombreux maires et adjointsPCF-Front de gauche de la « ban-lieue rouge » grenobloise) ontformé une chaîne humaine.Partie d’une idée de la commis-

sion Écologie du PCF, l’initiativeest entrée en résonance avec lespréoccupations des habitants dumassif alpin, dont les grands-parents ont parfois accepté delourds sacrifices pour la construc-tion des ouvrages en question.Aujourd’hui, ceux-ci constituentune fierté pour ces riverains – lepartage de l’événement, pour-tant siglé PCF, sur les réseauxsociaux par des offices du tou-risme locaux l’atteste –, fiertéd’autant plus forte qu’il s’agit deservir l’intérêt général. Ce seraautre chose si demain ce biencommun est approprié par des

intérêts privés…Au-delà du motd’ordre, un argument revient enboucle parmi les manifestants :dans ce cas précis, l’Union euro-péenne n’impose rien. En effet,c’est bien le gouvernement quiannonce début 2018 un échéan-cier d’ouverture à la concurrence,échéancier auquel la Commissionn’a toujours pas répondu à l’heureoù ces lignes sont écrites.L’annonce intervient alors mêmequ’il existe un moyen conformeau droit européen de conserverla maîtrise unifiée de l’outil deproduction par l’opérateur his-torique : déclarer l’hydraulique« service d’intérêt général », l’eauétant un bien public stratégique.De nombreux pays européensne se sont d’ailleurs pas privésde cet outil législatif.

C’est donc un bras de fer quis’engage – un de plus – entreles défenseurs de l’intérêt géné-ral et ce gouvernement. L’enjeun’est rien de moins que la maî-trise d’un des joyaux du pa -trimoine français, le « lacFrance »*. Le Parti commu-niste s’engage pour élargir etamplifier ce combat. n

JÉRÉMIE GIONO est membre de l’exécutif du PCF Isère et de la commission Écologie du PCF.

CONTRE LA PRIVATISATION DE L’HYDRO!

D

L’hydroélectricité, c’est 70 TWh par an, soit 12 % de la production électrique française. C’est aussi la seulesource d’énergie renouvelable pilotable à souhait, qui joue donc un rôle important lors des pics de consommation.(Pour plus de précisions, se rapporter à l’article de Jacques Masson dans Progressistes, no 18.)

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6 COMMANDEZ LES ANCIENS NUMÉROS DE PROGRESSISTES

N°18 SCIENCES ET TECHNIQUES, DES RÉPONSES PROGRESSISTESLes réponses du PCF sur les grands sujetsscientifiques et techniques : santé, éner-gie, écologie, recherche, OGM, climat,numérique… Nous abordons aussi la pré-carité énergétique avec une contribution deMinh Ha-Duong, membre du GIEC. À noterun article de Serge Abiteboul sur la sous-traitance par la DGSE de nos données àune entreprise états-unienne, un texte surla souffrance des femmes au travail deKaren Messing ainsi qu’une contributionde Gérard Le Puil sur le glyphosate.

N°17 BIODIVERSITÉLa biodiversité est aujourd'hui appropriéeet mise en péril au nom de logiques éco-nomiques et financières. Quelles politiquesmener pour la préserver ? C’est le thèmedu dossier. Nous faisons aussi le point surl'économie du pétrole avec les contribu-tions de Pierre-René Bauquis et DenisBabusiaux. À lire aussi, les rapports entrehumains et animaux au travail par JocelynePorcher, Sylvestre Huet sur les énergiesrenouvelables, et un texte de Gilles Cohen-Tanoudji sur le CERN.

N°16 HOMMAGE À JEAN-PIERRE KAHANEUn numéro dédié à notre camarade Jean-Pierre Kahane, mathématicien derenommée mondiale, cofondateur deProgressistes. Une sélection de ses derniers textes, mais aussi les hommagesqui lui ont été rendus par diverses person-nalités. À lire aussi, « La Chine en transi-tion énergétique » par Dominique Bari,« Failles et fragilité du monde numérique »par Francis Velain ou encore « Droit du travail : dernière étape du démantèlement?»par Léa Bruido et Jérôme Guardiola.

N°15 PÉTROLE, JUSQU’À QUAND?Grand oublié des débats sur l’énergie. Cenuméro revient sur les enjeux écono-miques, écologiques et géopolitiquesactuels et à venir autour de l’extraction dupétrole. À lire aussi, « La science écono-mique est-elle expérimentale ? » par AlainTournebise, « D’autres choix politiquespour retrouver un haut niveau de sécuritéferroviaire » par Daniel Sanchis, ou encore« Loi “travail” : quand le Web rencontre larue » par Sophie Binet.

N°14 INDUSTRIE, PEURS ET PRÉCAUTIONFace aux peurs et à la désindustrialisation,comment lier sûreté et développementindustriels ? Ce numéro montre que desconvergences existent pour repenser lagestion de l’industrie afin qu’elle soit pro-pre, sûre et utile. On lira aussi : « Scénarios100% renouvelable, que valent-ils ? »,« Jumelage entre syndicats français etcubains », et encore « L’ intérim, un essorspectaculairement contradictoire ».

N°13 JEUNESSE, REGARD SUR LE PROGRÈSDonner la parole à des étudiants commu-nistes de toute la France sur des sujets aussidivers et fondamentaux que l’écologie, lestransports, l’énergie, l’industrie, l’agroali-mentaire ou encore la révolution numérique.Dans ce numéro, on lira également « Linky,mythes et réalités sur un compteur élec-trique » de Valérie Goncalves, « Faut-il débat-tre des terroristes ou du terrorisme? » parNicolas Martin ou encore un article sur lesjeux d’échecs par Taylan Coskun.

No 12 LE TRAVAIL À L’HEURE DU NUMÉRIQUEAprès un éloge de la simplicité dû à Jean-Pierre Kahane, ce numéro complète le no 5et prolonge la réflexion sur la révolutionnumérique dans la société, et plus particu-lièrement dans l’organisation du travail. Ildonne la parole à des experts et syndica-listes confrontés aux remises en cause desconquêtes sociales. Vous y trouverez lesrubriques habituelles, un article sur ce quinous lie aux vers de terre, un texte d’ÉdouardBrézin sur les ondes gravitationnelles…

No 11 LE PROGRÈS AU FÉMININLes femmes dans le monde du travail etdans les métiers de la science, sous l’an-gle des combats féministes qui contribuentau projet d’émancipation humaine. Vousy trouverez des textes d’Hélène Langevin,de Catherine Vidal, Maryse Dumas, LaurenceCohen, Caroline Bardot… Dans ce numéro,une rubrique spéciale « Après la COP21 »et le point de vue de Sébastien Balibar,membre de l’Académie des sciences, ainsiqu’une contribution de Nicolas Gauvrit surles biais en psychologie.

Tous les numéros sont téléchargeables gratuitement sur Le blog ! : revue-progressistes.org et sur revueprogressistes

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JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018 Progressistes

Ces vendredisoir et samedimatin, on auraitpu se croiresous la coupolede l’Académiedes sciences.Nous étions

sous celle de l’espace Niemeyer,siège du Parti communiste fran-çais, où 200 invités, scientifiquesde renom ou simples militantscommunistes, venaient rendre,en présence de ses filles et sonfrère, un hommage posthumeau grand mathématicien com-muniste, académicien et admi-rateur des Lumières.Le PCF et sa revue Progressistes1,dont Jean-Pierre Kahane étaitdirecteur, ont organisé deuxséances, l’une vendredi consa-crée aux témoignages de prochessur son combat politique,comme Jean-François Bolzingeret Amar Bellal, respectivement

directeur et rédacteur en chefde notre revue, la mathémati-cienne Michèle Audin, ainsi queFrançoise Varouchas, qui futsans doute la dernière personneà lui parler au téléphone alorsqu’il était hospitalisé à la suitede la chute qui allait lui êtrefatale, François Périnet, à quion doit l’exposition qui orne lesmurs du hall de Colonel-Fabien.Ivan Lavallée, mathématicienet directeur de rédaction deProgressistes, a lu le texte queJean-Pierre Kahane avait pro-noncé lors d’un débat à SciencesPo en 2016, texte considérécomme son testament politique.Les étudiants communistesavaient tenu à participer à cethommage ; ils furent représen-tés par Lucas Puygrenier, qui a porté témoignage de l’atta-chement de l’académicien à la jeunesse. La soirée s’est ter-minée par une présentation

didactique de Stéphane Jaffardsur la découverte des ondes gravitationnelles.Le samedi matin fut consacréà l’illustration du combat denotre camarade pour l’assimi-lation par le PCF et la sociétéde la culture scientifique. Deuxtables rondes, l’une dont le pro-pos et la discussion tournaientautour du relativisme en science,porté par Yves Bréchet, mem-bre de l’Académie des scienceset haut-commissaire à l’éner-gie atomique, et par ÉdouardBrézin, ancien président del’Académie des sciences. EvaristeSanchez-Palencia, égalementacadémicien, évoquait la luttecontre le créationnisme et le« dessein intelligent ». Et KarineChemla nous mettait en gardecontre l’offensive de sectes dotéesd’énormes moyens financiersqui essayent de subvertir lemilieu scientifique. Cette tableronde fut animée par IvanLavallée.La seconde table ronde, ani-mée par Michel Laurent, traitade l’enseignement des mathé-matiques et de l’appropriationsociale des connaissances scien-tifiques. Y ont participé CedricVillani, médaille Fields2 2010,Jean-Michel Bony, mathéma-ticien membre de l‘Académie,Michel Henry, administrateurde l’Union rationaliste et ancien

directeur scientifique desIREM3, et Olivier Gebuhrer,mathématicien.Yves Meyer, prix Abel4 2017,élève de Jean-Pierre Kahane, endéplacement, avait envoyé untémoignage qui fut affiché surun panneau de l’exposition.La coupole de l’espace Niemeyera ainsi témoigné, à travers cethommage, de l’attention et l’in-térêt portés par le PCF auxsciences et techniques consi-dérés comme vecteur essentielde l’émancipation humaine. n

UNE EXPOSITION JEAN-PIERRE KAHANE Dix-sept panneaux donnent àvoir beaucoup des engagementsde ce mathématicien, militantpour la science et lecommunisme.Espace Oscar-Niemeyer, 2, placedu Colonel-Fabien, Paris 19e. Du 10 avril au 15 mai.L’exposition est visible du lundi au vendredi de 10 à 18 heures,jours fériés exclus.Renseignements : 0140401212.

1. www.revue-progressistes.org2. Plus haute distinction mathématiquedécernée à un mathématicien de moinsde quarante ans.3. Instituts de recherche surl’enseignement des mathématiques.4. Ce prix est l’équivalent du Nobel, qui n’existe pas en mathématiques.

6 et 7 avril 2018

HOMMAGE À JEAN-PIERRE KAHANE

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DOSSIER8

BITCOIN, BLOCKCHAIN, TRADING HAUTE FRÉQUENCE

OÙ VA LA FINANCE?

Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018

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PAR PEPPINO TERPOLILLI*,

a dominance des marchés financiers vient de l’impor-tance des volumes de transactions qui y sont négociées[…] tout le monde a intérêt à tenir compte de leur

prix […] pour tous les actifs cotés puisque vendeurs et acheteurspeuvent y faire leurs transactions s’ils leveulent. » Cette citation, extraite du livrerécent de Nicolas Bouleau, donne lamesure du pouvoir exorbitant octroyé àla finance par l’ouverture et la dérégula-tion des marchés.

Mais le poids de la logique financières’exerce aussi dans l’économie réelle, l’en-semble des entreprises sont en effet tenuesde « répondre » aux attentes des princi-paux actionnaires : fonds de pensions,fonds d’investissement, etc. Leur uniqueobjectif est la rentabilité de leurs investis-sements ; ce sont les 15 % de croissancepour les capitaux investis mais aussi, pourdes raisons de « transparence », le recen-trage des activités (vente de filiales), les fusions, la sous-traitanceet sa pyramide de domination (1er rang, 2e rang, etc.), et l’austé-rité salariale généralisée qui épargne uniquement le haut mana-gement. C’est surtout le court-termisme qui conduit souvent auxcatastrophes sociales : chantage à l’investissement, prise decontrôle de concurrents pour mieux s’en défaire… Les mauxs’abattent comme les plaies d’Égypte. Cette folle logique perturbeaussi les entreprises de l’économie solidaire.

La conscience des limites de cette logique apparaît de plus enplus aux acteurs de la vie sociale ainsi qu’à de nombreux intel-lectuels critiques : l’enjeu est de faire grandir cette prise deconscience pour construire une alternative.

Nous sommes de plus en plus nombreuxà vouloir imposer un autre agenda poli-tique pour réellement affronter les urgencesplanétaires. La variété des analyses desmarchés financiers doit être mieux parta-gée, comme l’approche systémique issuede l’écologie, préconisée par DominiqueDron, ou encore l’approche « transitionde phase » de Didier Sornette. Sans négli-ger les travaux qui visent à répondre aux«difficultés » des marchés financiers dansle cadre néoclassique, ne serait-ce quepour les critiquer.

Le débat libre de tous préjugés est certai-nement nécessaire pour mieux cerner les

problèmes et éventuellement esquisser des solutions. Notre revueambitionne de jouer, dans ce domaine aussi, son rôle de forumdémocratique. n

*PEPPINO TERPOLILLI est mathématicien et chercheur à Total.

UNE LOGIQUE FOLLE

«L« Le poids de la logique finan-cière s’exerce aussi dans l’éco-nomie réelle, l’ensemble desentreprises sont en effet tenuesde « répondre » aux attentesdes principaux actionnaires :fonds de pensions, fonds d’in-vestissement, etc. Leur uniqueobjectif est la rentabilité de leursinvestissements. »

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Les années 1970 ont vu l’émergence d’une prédominance des marchés financiers sur l’activité économiqueainsi que l’apparition d’une grande incertitude sur tous les paramètres qui la conditionnent : taux de changedes monnaies, taux d’intérêt, etc. Si une telle situation à conduit à un développement extraordinaire desmathématiques financières, les crises de ces dernières décennies montrent à l’évidence que la politique a denouveau son mot à dire.

PAR NICOLE EL KAROUI*,

oilà presque trente ans queje fréquente les marchés finan-ciers. J’y ai puisé un certain

nombre de mes thèmes de recherchemathématique, créé une formationen « probabilité et finance » à Paris-VI et à l’École polytechnique. Trèsnaïve au début, avec une connais-sance quasi inexistante de la financemais importante des mathématiquesdes processus stochastiques, j’ai étéinterpellée par les problèmes trèscomplexes posés par le risque demarché auxquels les marchés à termenouvellement créés (MATIF [1986]et MONEP [1987]) essayaient derépondre. Depuis, je n’ai pas vrai-ment réussi à m’extraire de cet uni-vers, où le risque de marché est devenuune entité en soi, aux multiples facettesqu’un inventaire à la Prévert ne sau-rait décrire complètement : risquede taux, risque de couverture, risquede dépendance et de corrélation,risque de long terme, risque de modèle,risque de défaut, risque d’inflation,risque actuariel, risque d’aller tousdans le même sens, de liquidité, deretournement, de spéculation ; à unniveau plus agrégé, risque de prisesde position incontrôlables, de mani-pulation des cours, risque systé-mique, risque opérationnel, infor-matique, risque de la haute fréquence,risque micro, risque macro, et j’enoublie…Certes, désormais je sais un peu plusde finance et suis sans doute un peumoins naïve. Parmi tous ces risques,je me suis plus particulièrementconsacrée à la modélisation du risquede marché à l’utilisation des modèlesen pratique. J’ai aussi suivi avec atten-tion les développements de la régu-lation depuis la crise de 2008 en particulier. Pour s’y retrouver dans cette multi-

tude de risques, il convient de rete-nir que des éléments structurantssont leur temporalité et leur granu-larité, locale ou globale. Mais reve-nons un peu aux sources.

LE TEMPS HISTORIQUELe 15 août 1971, le président Nixonannonce la fin de l’indexation dudollar sur l’or, mise en place en 1944par les accords de Bretton Woods.Cette décision marque le début dela financiarisation des économiesdéveloppées, dont la monnaie detransaction est maintenant essen-tiellement le dollar ; c’est le début del’ère des dettes sans cesse croissantesdes États, qui peuvent émettre de la« monnaie papier » sans contrepar-

tie, et de la variabilité sans précé-dent des principaux paramètres del’économie : taux, changes, actions,crédit, inflation. Ces phénomèness’accentueront avec les politiquesde dérégulation impulsées parMargaret Thatcher et Ronald Reagan.Cela ne se fera pas sans de nombreuxsoubresauts et crises financièresmajeures : premier choc pétrolier,nombreuses faillites (des caissesd’épargne aux États-Unis dans lesannées 1970-1980), crises de changeen Europe (Soros, 1993), puis faillitede la Russie (1998) et crise asiatique

(1999), crise des valeurs internet(1999-2000), et surtout la crise dessubprimes (2007) suivies de la fail-lite de Lehman Brothers (2008), etplus récemment crise européenne(2012).Pour faire face à ce nouvel environ-nement complètement dérégulé, sui-vant en cela des principes affirmésen théorie par les économistesFriedrich Hayek ainsi que KennethArrow et Gérard Debreu, des mar-chés contingents sont créés afin depallier les incertitudes des marchés.Il s’agit plus particulièrement desmarchés à terme organisés sur pro-duits financiers (il existait depuislongtemps, dès l’Antiquité sans doute,des marchés à terme sur le blé etautres produits agricoles). En 1973,moins de deux ans après l’annoncede Nixon, le Chicago Board of OptionsTrade (CBOT) ouvre ainsi une secti-on de contrats à terme et d’optionssur produits sensibles aux risquesfinanciers : change, taux d’intérêt,indices. Sous l’impulsion des politi-ques de libéralisation de Reagan,Thatcher et autres, d’autres marchéssimilaires s’ouvrent aux États-Unis(New York, 1979), Londres (1982),Francfort (1989), sans parler des mar-chés asiatiques.En France, alors que l’on avait jus-qu’alorsune économie très régulée,le premier marché à terme (MATIF)

LES MARCHÉS FINANCIERS ET LEURS RISQUESRÉFLEXIONS D’UNE PROBABILISTE

OÙ VA LA FINANCE ?

Le 15 août 1971, le président Nixonannonce la fin de l’indexation du dollar surl’or, mise en place en 1944 par les accordsde Bretton Woods. Cette décision marque ledébut de la financiarisation des économiesdéveloppées, dont la monnaie de transactionest maintenant essentiellement le dollar ;c’est le début de l’ère des dettes sans cessecroissantes des États.

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ouvre en 1986 pour faciliter la gesti-on de la dette de l’État, et en 1987 lepremier marché d’options sur ac -tions le MONEP. Ces marchés vontse développer très rapidement, enadaptant les règles de fonctionne-ment des marchés états-uniens touten profitant des nouvelles techno-logies. La Société générale confieainsi le développement de la nou-velle activité « produits dérivés » àun ingénieur qui mise résolumentsur le « quantitatif », persuadé quela grande révolution informatiqueliée au développement des PC quidébute va jouer un rôle décisif en finance.Un marché « organisé » est uneréponse institutionnelle aux diffi-cultés rencontrées sur les marchésde gré. Les caractéristiques des contratsà terme et des contrats d’optionssont standardisées, et seul le prix estdiscuté par les opérateurs. Cette stan-dardisation permet de dénouer uneposition avant terme et améliore lefonctionnement et la liquidité desmarchés. La sécurité des transac-tions est garantie par une chambrede compensation, contrepartie uniquede l’ensemble des acheteurs et desvendeurs agréés.

LE TEMPS « RISQUÉ » DES CONTRATS À TERME ET DES OPTIONSLorsque l’on parle de marché à terme,on se projette dans le futur. Le tempsapparaît alors comme une source derisque qu’il faut maîtriser, et le futurpeut être lointain (dans le mondedes taux, les contrats peuvent allerjusqu’à trente ans et plus). Ces mar-chés offrent des produits à terme etdérivés, qui sont des outils pour« geler » le prix, minimal ou maxi-mal, d’une opération qui se réalise-ra à une date future (fixée dans lecontrat) proche ou lointaine ; cetteopération peut porter sur tout typede sous-jacents échangeables sur lesmarchés, notamment devises, tauxd’intérêt, indices, actions, obligati-ons, spreads1 de crédit, matières pre-mières… Les instruments dérivés lesplus liquides sont les contrats à terme(ou promesses de vente) et les pro-duits optionnels (contrats d’assu-rance) comme les options d’achat(prix maximal garanti) ou de vente(prix minimal garanti).

La création des marchés à terme etdes produits dérivés a nécessité l’in-troduction de nouveaux outils concep-tuels et quantitatifs dans le mondefinancier, notamment dans la ges-tion de l’incertain, les notions clas-siques en statistique de moyenne etde variance se révélant insuffisantes. Les deux principes de base dégagéspar Black-Scholes et Merton en 1973sont :1. Il est possible de réduire les risquesde ce type de produits par une stra-tégie dynamique de couverture.2. La mise en œuvre de la stratégieest assurée produit par produit parle trader (vendeur) qui prend lesrisques à la place de son client.L’originalité de la finance des déri-vés tient dans ces deux propositions,qui sont bien sûr mises en défaut enpériodes de crise, pendant lesquellesla liquidité est toujours déficiente,et pendant lesquelles risques et cou-vertures doivent être appréhendésautrement. Si ces principes s’appli-quent aisément dans les marchéstrès liquides, ils sont beaucoup moinsrobustes pour les dérivés de crédit,pour lesquels ils ont été utilisés demanière abusive.

La couverture d’un produit dérivéSupposons que le contrat promettede payer dans six mois exactementl’écart entre la valeur du taux dechange et le cours d’aujourd’hui si

le cours est plus élevé, rien sinon. Cecontrat protège contre la hausse dudollar (option d’achat). Le problèmeest que les fluctuations du taux dechange sont très fréquentes, et erra-tiques : en six mois, le taux de changepeut avoir une valeur très éloignéede sa valeur d’aujourd’hui.Imaginez le trader comme un pilote(de sous-marin par exemple) qui doitarriver sur une cible qui se déplacetout le temps au gré des courants.Ses instruments lui permettent dela détecter, mais pas de prévoir soncomportement. Il doit donc calcu-ler d’où il doit partir, puis modifierconstamment sa route pour être sûrde ne pas rater la cible à la fin.Dans le marché, le point de départest le prix du contrat et la « route »est pilotée par la quantité de dollarsà acheter ou à vendre au jour le jourpour atteindre la cible, c’est-à-direréduire à « coup sûr » le montant à payer.Supposons qu’un un client (une entre-prise, un individu…) souhaite pou-voir acheter dans six mois 1 millionde dollars en payant 900000 €(tauxde change actuel). Un trader s’en-gage à lui fournir cette somme à ladate prévue quel que soit le changeà cette date, même si le prix de mar-ché est de 1100000 €, par exemple.La stratégie pour le trader consisteraà fixer le prix du contrat puis à gérerun portefeuille de valeurs avec des

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Le 15 août 1971,le président Nixonannonce la fin de l’indexation du dollar sur l’orDès lors le dollars’installe commemonnaiehégémonique des transactions.

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dollars et à acheter et vendre des dol-lars tous les jours en suivant les varia-tions de change. Les modèles mathé-matiques donnent les outils pourdéfinir une stratégie gagnante, ausens où elle couvre le montant àpayer. Bien entendu cette pratiquen’est possible que grâce aux coûtsde transactions négligeables. Le prixdu contrat est le montant qu’on doitinvestir pour atteindre la cible à coupsûr. Il s’interprète aussi comme unecertaine mesure du risque de contrat.

Modèles et éléments quantitatifsdans la gestion au cas par cas des produitsVous remarquerez que jusqu’à main-tenant le mot « probabilité » n’a pasété prononcé, surprenant de la partd’une probabiliste! Nous raisonnonsjuste en termes de titres de marché.La couverture dynamique – l’utili-sation du temps et des possibilitésoffertes par le marché d’investir fré-quemment – pour réduire le risqued’une exposition à un an, cinq ansou dix ans est une nouvelle ma nièred’aborder les risques dans cet envi-ronnement. Cechangement de para-digme n’est pas venu de l’industriefinancièreelle-même mais a été intro-duit de « l’extérieur » pas trois aca-démiques Black, Scholes et Merton,en 1973. A priori, on ne cherche pasà estimer le risque encouru par lavente d’une option mais à réduire le montant terminal exposé au ris-que. Cela fonctionne plutôt bien, àcondition de réajuster la stratégie deportefeuille très fréquemment, avecpeu de coûts de transactions.Pour mener à bien ce projet, l’intui-tion ne suffit pas, il faut savoir cal-culer. Les modèles servent alors àdécrire les hypothèses à faire sur lesfluctuations (volatilité) du sous-jacenten vue de quantifier le poids d’unportefeuille de couverture. Ils fontusage de développements récentsde la théorie probabiliste des pro-cessus stochastiques et des nouvellesméthodes numériques par simula-tion, dites méthodes de Monte-Carlo.Les paramètres sont calibrés demanière à évaluer correctement lesactifs ou dérivés liquides qui servi-ront comme instruments de couver-ture. La durée d’utilisation d’unmodèle avec ses paramètres est donctrès courte, puisqu’elle est celle qui

sépare deux dates de réajustementdu portefeuille de couverture, unjour au maximum. L’existence de for-mules analytiques est évidemmentd’un grand intérêt pratique, en dimi-nuant pratiquement les temps decalculs. Un exemple emblématiqueest la formule de Black et Scholes,qui est utilisée comme outil de com-paraison des volatilités entre elles.

L’effet spéculatif des marchés à termeL’autre aspect dont il faut tenir comp-te est que les marchés à terme indui-

sent un effet spéculatif très impor-tant. Prenons l’exemple du contratà terme. Son prix est calculé à par-tir d’une règle d’absence d’arbitrage,c’est-à-dire de cohérence des mar-chés, ce qui entraîne que les prix descontrats à terme standards ne dépen-dent d’aucun modèle, à partir desprix d’aujourd’hui. Mais les gens pou-vant eux aussi avoir une vue sur cequi va se passer – c’est cela spéculer– sur telle portion du marché, il esttentant de « jouer » avec les marchésà terme, d’autant qu’on ne paye qu’à

la maturité du contrat. Dans les mar-chés d’options, il y a aussi un effetde levier très important qui peut permettre de gagner (mais aussi deperdre) beaucoup : dans un marchéliquide et bien arbitré, on ne peutfaire du rendement sans prendre de vrais risques.

LES ÉVOLUTIONS HISTORIQUESDe 1995 à 2007, nous sommes dansl’âge d’or de la formation en financequantitative avec l’arrivée en massede scientifiques, d’ingénieurs et demathématiciens. Aux États-Unis, siles business schools s’intéressaientdepuis longtemps à ce sujet, il n’yavait en revanche que peu de forma-tions dans les facultés de sciences.En créant un master en 1989, noussommes parmi les premiers à avoirouvert la voie.Entre 2002 et 2007, après la crise desvaleurs internet, on observe une vraiebulle sur les produits dérivés, le tauxde croissance du volume de cetteactivité étant de 30 %. Il a donc falluêtre capable de traiter 30 % en plusd’activité dans le même temps, cequi a permis d’augmenter l’effica-cité des méthodologies de calcul (unprix en moins d’une seconde ! : c’estle grand apport de la finance demanière générale à d’autres domainesdes sciences) et contribué à standar-diser les produits et, indirectement,à rendre de moins en moins vigilantsur ce qui pouvait se passer.C’est le rôle des « quants », des ingé-nieurs financiers, de proposer dessolutions cohérentes avec l’infor-mation de marché, implémenta-bles numériquement (ce qui resteun défi malgré les progrès des

OÙ VA LA FINANCE ?

Les équations décrivant le modèlede Black, Scholes

et Merton.

Dans les marchésd’options, il y a aussi un effetde levier très important quipeut permettre de gagner(mais aussi de perdre)beaucoup : dans un marchéliquide et bien arbitré, on nepeut faire du rendement sansprendre de vrais risques.

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méthodes et de la puissance de cal-cul) et acceptables par le trader quiva gérer la couverture du produitdérivé. Comme une couverture par-faite n’existe que rarement, le tra-der et le risk-manager ont à définirun compromis « acceptable » entermes de risque résiduel, agrégea-ble avec celui des autres produitsdérivés pour une analyse finale glo-bale du risque, en ligne avec les exi-gences réglementaires.Au niveau des produits, les princi-paux risques résiduels sont associésà la liquidité du marché des instru-ments de couverture, à la qualité desprix de marchés utilisés pour la cali-bration (prix de transaction contreprix contribués) ou au risque demodèle induit sur les produits com-plexes. Ces effets sont de plus en pluscomplexes depuis la crise, du fait desnouvelles contraintes de gestion, col-latérisation, compensation… Parcontrepartie, les limites d’expositionrendent les problèmes d’évaluationet de couverture très interdépen-dants et hautement non linéaires, cequi rend délicate leur intégrationdans les systèmes informatiques exis-tants. Le rôle des mathématiques etde la simulation est d’aider à déter-miner en simulant quelles sont lesapproximations acceptables.

CRISE MAJEURE DE L’INDUSTRIEFINANCIÈRE EN 2008Que s’est-il passé au cours de cetteaccélération de la bulle ? C’est unepériode où beaucoup d’argent cir-cule et où le marché interbancairese concentre énormément. Un cer-tain nombre de changements struc-turels interviennent aux États-Unisavec l’abrogation en 1999 du Glass-Steagall Act marquant la fin de laséparation de la banque de dépôtset de la banque d’investissement. Oril est courant de voir surgir des pro-blèmes dès lors que des changementssont opérés dans l’organisation dumarché. La titrisation de prêts auxparticuliers, même très peu solva-bles, les fameux subprime, devenaitpossible en toute légalité : ils étaientvendus packagés dans des produitsstructurés diffusés dans le mondeentier. La crise démarre officielle-ment en 2007 avec le constat de l’ex-cès d’endettement immobilier.L’innovation financière, notamment

sur le crédit, avait atteint une com-plexité sans précédent. Les agenceschargées de la notation des entre-prises pour le système bancaire sesont retrouvées en charge de la vali-dation de dérivés très complexes,avec l’agrément du régulateur, encou-rageant la dissémination de produitstrès risqués jusque dans les trésore-ries des banques. C’est un exemplede « capture » technique par les entre-prises contrôlées, phénomène bienconnu dans tous les domaines de laréglementation.Le problème était moins de savoirs’il y aurait une crise mais de savoirquand. Ce n’est pas de l’intérieur dusystème qu’on peut arrêter les cri-ses, pour de raisons variées. Cela nepeut venir que du superviseur. Lesbilans des banques peuvent donnerbeaucoup d’information si les bon-nes questions sont posées.Que fait-on pour amortir la prochaine?La crise a conduit à une forte crisede liquidité dans le marché inter-bancaire, parce que les banques nese prêtent plus entre elles, d’où unsurcoût de liquidité dans les trans-actions. Par ailleurs, les transactionsclassiques sont collatéralisées, oucompensées, afin de réduire le ris-que de défaut. La gestion de la crise

a conduit à baisser très fortement leniveau des taux d’intérêt pour tou-tes les maturités, notamment lesmaturités de long terme. Le finan-cement de long terme est donc fortpeu attractif, alors que la politiquede taux bas pèse lourd sur l’assu -rance et les fonds de pension, ce quin’est pas sans risque dans une pé -riode de vieillissement de la popu-lation et d’augmentation du coût en matière de santé et de retraites.Comment les marchés financierspourront-ils jouer leur rôle dans lagestion de ces questions fondamen-tales? Mais il ne faut pas oublier queréduire les risques dans un secteurcontribue souvent à les condenser

au deuxième degré dans un autresecteur dont la régulation doit êtremise en place simultanément.

CONCLUSIONMesurer, couvrir, quantifier, régulerune finance à la microseconde, à lajournée, au mois, à l’année ou pourcinquante ans et, de plus, sociale-ment responsable implique un regardneuf sur l’existant, des idées nouvel-les, qui dans l’histoire de la financede ces cinquante dernières annéesont souvent été apportées de l’ex -térieur. À quand une révolution conceptuelle sur les risques et lamesure des risques, de l’ampleur decelle introduite par Black et Scholes?Les mathématiques comme outilstratégique de l’économie libéraleposent évidemment une questionmajeure, qui interpelle tous les scien-tifiques travaillant pour les applica-tions, mais évidemment de manièreplus visible dans le cas de la finance.Ce débat éthique est évidemmentd’une grande importance, et nousessayons de l’aborder avec nos étudiants.L’éclairage de l’équilibre des écosys-tèmes, proposé par Dominique Dron,environnementaliste et haut fonc-tionnaire, ouvre de nouvelles pistesde réflexion. Les éléments essentielsà l’équilibre sont la rétroaction (ten-dance au retour vers la moyenne),une substituabilité limitée, la diver-sité et la prise en compte de la vul-nérabilité. Aucune de ces caracté -ristiques n’est présente dans uneéconomie très financiarisée : la crois-sance exponentielle de la monnaie(et de la dette qui va avec) freine lespossibilités de rétroaction; la moné-tarisation de toute chose donne l’il-lusion d’une substituabilité généra-lisée ; la diversité se réduit aprèschaque crise par suite des effets deconcentration, et les flux monétairesne se retrouvent pas au niveau del’économie réelle.Dans l’économie actuelle, on seretrouve bien loin de l’équilibre.Mobilisons-nous contre cet état defait…n

*NICOLE EL KAROUI est professeur émérite à l’université Pierre-et-Marie-Curie.

1. Ce terme anglais désigne l’écart de coursentre le prix auquel on peut acheter une paritéet celui auquel on peut la vendre.

1999marque la fin de la séparationde la banque de dépôts

et de la banqued’investissement.

Ce n’est pas de l’intérieur du systèmequ’on peut arrêter les crises, pour de raisonsvariées. Cela ne peut venir que du superviseur.Les bilans des banques peuvent donnerbeaucoup d’information si les bonnesquestions sont posées.

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Ce texte constitue une réponse aux propos de Michel Rocard dans les colonnes du journal le Monde du 3 novembre 2008. À la fin du même mois, il fut envoyé à ce quotidien, qui n’a pas jugé bon de le publier. Il parut dans la Gazette des mathématiciens en janvier ; Progressistes le reprend aujourd’hui car, en dépit desa date de rédaction, il reste parfaitement d’actualité dans le contexte d’une crise devenue chronique.

PAR JEAN-PIERRE KAHANE*,

a crise financière de 2008 n’apas fini de déployer ses effets,mais une cause serait déjà

identifiée : ce serait l’enseignementque donnent les mathématiciens auxétudiants qui se destinent à la financeet qui vont opérer les coups bour-siers. Sans qu’ils s’en rendent compte,a écrit un homme politique connu,ce qu’ils font relève du crime contrel’humanité.La formule mériterait des commen-taires juridiques (le crime contrel’humanité est une notion juridique),politiques (les règles du jeu de lafinance sont fixées par des traitéspolitiques), économiques (la financemène l’économie et elle en découle),moraux (la science est-elle un dan-ger pour l’humanité, la boîte dePandore, ou le bouc émissaire ?).Son outrance peut amener les mathé-maticiens à ignorer cette agression,et les non-spécialistes des mathé-matiques financières (dont je suis)à se laver les mains des attaques dontelles sont l’objet, comme de son exal-tation naguère. Ce serait un tort.Les mathématiques financières sontdes mathématiques, et les mathé-matiques, comme science, se tien-nent solidement. Pour en avoir uneidée, on peut consulter la collectiond’articles réunis par Marc Yor à lasuite d’un colloque qu’il avait orga-nisé en 2005 à l’Académie des sciences;le livre français, édité en 2006 par laLibrairie Lavoisier, s’appelle Aspectsdes mathématiques financièreset saversion anglaise, publiée par Springer-Verlag en 2008, est Aspects ofMathematical Finance. Quoique ini-tiées par Louis Bachelier en 1900, lesmathématiques financières ne sesont développées qu’à partir desannées 1970, quand on a reconnudes martingales dans les évolutionsdes cours de la Bourse, et leur repré-sentation comme mouvements brow-

niens avec changement de tempscomme une clé de leur étude. Depuistrente ans, les problèmes issus despratiques financières ont provoquédes travaux dont ces livres rendentcompte.Le premier article, suite à l’introduc-tion par Marc Yor, donne le cadregénéral. Il est dû à Hans Föllmer, del’université Humboldt de Berlin, etje vais m’écarter de l’article pour par-ler un peu de Föllmer. Au congrèsinternational des mathématiciensde Zürich en 1984, il avait donné uneconférence qui m’avait impressionnésur les méthodes probabilistes enfinance, et j’avais été très déçu qu’iln’en ait pas donné le texte pour l’édi-tion des Proceedings. Il était dès cemoment reconnu comme une figure

marquante desmathématiques dela finance, et uneautorité morale en lamatière. Marc Yoraurait désiré sa par-ticipation au colloqueorganisé à l’Institutle 1er avril 2008 parStéphane Jaffard,Denis Talay, lui et moi

sur les enjeux actuels, mais il étaitindisponible à cette époque.Cependant nous nous sommes retrou-vés, Föllmer, Yor et moi, à la fin dumois de mai, pour parler de ce sujet,et il en a fait un exposé public auséminaire du vendredi de l’univer-sité Paris-V le 30 mai.Voici ce que j’ai retenu de la posi-tion de Föllmer. Les mathématiciensprojettent des spots lumineux surcertains aspects de la réalité, et ilspeuvent se féliciter d’éclairer ainsicertains domaines, d’y trouver debonnes mathématiques à faire, et dedégager des voies pour les utilisa-teurs. Autour de ces spots lumineuxil y a des zones d’ombre. Les mathé-maticiens peuvent dire, si c’est le cas,que ce n’est pas dans leur domaine

LES MATHÉMATIQUES RESPONSABLES DE LA CRISE?

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Pour m’en tenir à l’économie, les mathématiques sont assez souples pouren modéliser des choix variés, et il seraitprudent que soit mis à l’étude, entreéconomistes et avec des mathématiciens,d’autres choix que celui de la prétendueconcurrence sans entrave qui est la règleaujourd’hui.

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de compétence, et ne pas se sentirresponsables de ce sur quoi ils n’ontpas travaillé. Mais, dit Föllmer, c’estune erreur.La zone d’ombre n’est pas seulementce qui n’a pas été éclairé. Elle est pourune bonne part créée par le spotlumineux lui-même. C’est d’ailleursune observation générale : en décou-vrant du nouveau, on élargit la fron-tière de l’inconnu, et c’est ainsi quela science progresse. Dans lesdomaines « sensibles » où les mathé-matiques ont un impact social direct,d’immenses intérêts grouillent dansl’ombre, et les mathématiciens, s’ilss’enorgueillissent à juste titre de l’ef-ficacité de leurs recherches et de leurenseignement, doivent se préoccu-per de tout ce qu’entraîne cette effi-

cacité, à qui elle profite, et ce que lasociété en fait.Au surplus, l’autonomie dont jouis-sent les mathématiques et le faitavéré que leurs concepts et leursméthodes ont une efficacité à trèslong terme ne doit pas dissimulerqu’une bonne partie des recherchesmathématiques, depuis toujours,correspond à une « demande sociale ».La demande sociale s’est traduite enparticulier dans le domaine militaire,Roger Godement l’a brillammentillustré tout au cours de sa longuecarrière, et elle se traduit actuelle-ment dans le domaine financier. Lesmathématiciens n’ont pas le pou-voir de créer la demande sociale dansles domaines où elle répondrait auxbesoins réels de l’humanité présente

et à venir, mais ils peuvent aider à lafaire s’exprimer. Pour m’en tenir à l’économie, lesmathématiques sont assez souplespour en modéliser des choix variés,et il serait prudent que soient mis àl’étude, entre économistes et avecdes mathématiciens, d’autres choixque celui de la prétendue concur-rence sans entrave qui est la règleaujourd’hui.Les mathématiciens ont des posi-tions différentes sur ces sujets, maisil serait bon qu’ils en discutent etétablissent entre eux, s’il se peut, deséléments de morale commune. n

*JEAN-PIERRE KAHANE était mathématicien, membre de l’Académie des sciences.

PAR ALAIN TOURNEBISE*,

DES INVESTISSEMENTS MASSIFSPOUR AUTOMATISER LES TRANSACTIONS BOURSIÈRESLes places financières mondiales ontconsenti des investissements mas-sifs pour automatiser les transac-tions boursières. C’est au début des

années 1980 que l’informatisationdes Bourses mondiales se met enplace. Les systèmes de cotation élec-tronique arrivent tout d’abord auNasdaq puis dans les différentesBourses mondiales. En France, c’est le 23 juin 1986 queles agents de change ont commencéà négocier certaines valeurs du mar-

ché à règlement mensuel sur un sys-tème électronique en continu, bap-tisé CAC et élaboré à partir d’un logi-ciel acheté à la Bourse de Toronto(CATS). Au départ, cinq valeurs seu-lement ont quitté la criée pour l’élec-tronique. Cette innovation a pourbut de permettre aux places finan-cières de mieux absorber l’impor-tant volume de transactions et d’amé-liorer la liquidité des titres.Dix ans après les premiers pas del’électronique, la Bourse de Paris achangé de dimension : le nombrequotidien des négociations est passéde 60000à 200000, et les séances oùil se traite plus de 5 milliards de francs,exceptionnelles auparavant, ne sontplus désormais chose rare.

DEPUIS, LES INNOVATIONS N’ONT PAS CESSÉThomas Peterffy, le fondateurd’Interactive Brokers, a été un pré-curseur : pour ses traders, il a inventéles tablettes au début des années1980, bien avant Apple. Il a été le pre-mier à relier les terminaux du Nasdaqà un ordinateur, puis le premier à

LE COÛT DES MARCHÉS FINANCIERS« L’information est une donnée essentielle de la théorie de l’efficience des marchés. […] Un marché est d’au-tant plus efficient que l’accès à l’information est libre pour tous et peu onéreux » (Verminnem).Mais dans l’économie réelle, l’information est loin d’être peu onéreuse. L’information, nécessaire à l’efficiencedes marchés, a un coût. Considérable.

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Les câbles sous-marins detélécommunicationen exploitationdans le monde.

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faire passer des ordres à son ordina-teur; l’ancêtre du trading « haute fré-quence » ou trading algorithmique.Aujourd’hui, ces algorithmes réali-sent 70 % des transactions sur lesmarchés américains et 30 % en Europe.Ultimes avatars du capitalisme finan-cier, ils répondent aux doux nomsde Guerrilla, Shark, Blast, Sumo…Inventées par les plus grandes banquesdu monde, ces lignes de code achè-tent et vendent des titres en quelquesmillisecondes, moins de temps qu’iln’en faut pour cligner de l’œil, afinde tirer parti de minuscules écartsde prix, les spreads. Mais, dès lors,les spreadsvont sérieusement décroî-tre, le marché devient de plus en plusliquide. Il va donc falloir repousserles limites techniques pour conti-nuer à offrir une compétitivité crois-sante. Ça commence par la décima-lisation, l’augmentation du nombre

de décimales. Si sur un produit vousn’avez qu’une décimale, le spreadminimal sera donc de 0,1 unité. Enaugmentant le nombre de décimales,on peut offrir toujours plus de spreads,même s’ils sont toujours plus faibles.Cette recherche effrénée des spreadsnées dans les Bourses des valeurss’est très vite généralisée à l’ensem-ble des marchés : matières premières,marchés des changes, etc. Ainsi, levendredi 30 décembre 2016 a mar-qué la fin d’une époque : le New YorkMercantile Exchange (NYMEX), prin-

cipale Bourse pétrolière mondiale,a définitivement basculé vers le tout-électronique en fermant la criée (tra-ding floor) pour ses transactionspétrolières (contrats financiers etoptions). Le marché mondial desdevises, morcelé en une myriade deplaces, est de plus en plus intégré.D’après une étude1, entre1995 et2013la part des transactions sur les devisestraitées hors de leur pays d’origine,le trading offshore des monnaies, aaugmenté de 21 %.Mais profiter de ces spreads néces-site de multiplier les accès simulta-nés à différentes places de marchés.Parallèlement, donc, se sont déve-loppées de gigantesques infrastruc-tures de communication qui, si ellesne sont pas entièrement dédiées auxactivités financières, ont été large-ment motivées par les besoins desopérateurs financiers.Il est significatif que le premier câbledestiné à échanger des transactionsboursières ait été mis en place dèsle 1er décembre 1852, soit à peineplus de deux ans après celui des pre-miers – et désintéressés – pionniers.Il reliait les Bourses de Londres et deParis en moins d’une heure, contretrois jours auparavant avec des moyenstraditionnels comme le courrier pos-tal. C’est le début d’un grand cou-rant d’affaires. De plus en plus decâbles sous-marins sont posés.Le 5 août 1858, un câble transatlan-tique est posé entre Valentia (Irlande)et Trinity Bay (Terre-Neuve) par lesnavires Niagara et Agamemnon. Lepremier message transmis est entrela reine Victoria et le président desÉtats-Unis James Buchanan. La trans-mission du message de 100 motsdura 1h 7min. Malheureusement,la ligne ne fonctionna que vingt jours,jusqu’au 1er septembre 1858. En 1955,le TAT1 (Trans-Atlantic TelephonicCable), le premier câble transatlan-tique téléphonique à technologiecoaxiale et à modulation de courantet de fréquences est mis en service.Les coaxiaux connaissent un impor-tant développement jusqu’en 1985.Le réseau posé fait alors près de317000 km.L’avènement de la fibre optique alieu en 1988 avec la pose des câblesTAT8 et TPC3 dans l’Atlantique et lePacifique. Ce sont les premiers câblesmunis de fibres optiques. Commence

Aujourd’hui, le « cyberespace », ça se passe sous les mers et les océans : des milliers de kilomètres de câbles sous-marins assurent environ 99 % des communications intercontinentales, qu’il s’agisse d’Internet ou de téléphonie.

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alors la course à la vitesse et à labande passante, course largementmotivée par la mondialisation finan-cière et le trading haute fréquence.L’exemple du câble Hibernia est signi-ficatif. Entré en service en septem-bre2015, pour un investissement de300 millions de dollars, il relie deuxpoints cardinaux de l’univers de lafinance : les Bourses de Londres etde New York. Son exceptionnellevitesse de transmission a séduitquelques clients très particuliers. Ilva permettre d’envoyer des donnéesnumériques entre les deux rives del’Atlantique en un temps record :59,5 millisecondes (un clin d’œilprend entre 100 et 150 millisecondes!);c’est 6 millisecondes de moins quela meilleure performance réaliséeauparavant. Économiser 5 millise-condes sur le trajet entre Londres etNew York coûte la modique sommede 333 333 dollars par mois, soit20 millions de dollars pour cinq ans d’utilisation, d’après l’agenceBloomberg.

Aujourd’hui, le « cyberespace », çase passe sous les mers et les océans :des milliers de kilomètres de câblessous-marins assurent environ 99 %des communications intercontinen-tales, qu’il s’agisse d’Internet ou detéléphonie.Selon le centre de recherche spé-cialisé Telegeography, dans le mondeil y aurait environ 430 câbles sous-marins en service, étendus sur plusde 1,1 million de kilomètres. Depuis1989 ont été investis 40 milliardsde dollars, soit une moyenne annuellede 1,5 milliard pour la pose de43 000 km par an. On le voit, l’in-formation nécessaire à l’efficiencedes marchés a un coût loin d’êtrenégligeable.

PRIVATISATION DES FONDS…MARINSDepuis quelques années, les opéra-teurs télécoms ne sont plus les seuls

à investir dans les câbles sous-marins.Grands utilisateurs de ces infrastruc-tures, certains géants américains duNet veulent désormais disposer deleurs propres tuyaux sous les mers.Philippe Piron, président d’AlcatelSubmarine Networks (ASN, basé enFrance), un des leaders mondiauxde la construction, de la pose, de lamodernisation et de la réparationdes câbles sous-marins, est formel :« Les géants américains du Net repré-sentent aujourd’hui 40 % des com-mandes du marché, contre à peine10 % en 2013. » D’ici peu, Facebooket Microsoft vont mettre en serviceMarea, un câble de 6600 km entreles États-Unis et l’Europe. L’ouvrageoffrira une capacité absolumentmonstrueuse de 160 térabits parseconde.Google n’est pas en reste. Granddévoreur de bande passante, le géantde Mountain View a notammentinvesti dans Faster, qui relie la côteouest des États-Unis au Japon. Longde près de 12000 km, ce câble pré-sente également une capacité impres-sionnante de 60 térabits par seconde.Le nouveau câble ultrarapide, longde presque 13000 km, aura une bandepassante de 120 téraoctets parseconde. Il devrait entrer en serviceà l’été 2018.Actuellement, la plupart des câblesdu Pacifique vont des États-Unis auJapon. Afin de créer une liaison plusdirecte avec l’Asie, Google et Facebookvont investir en commun dans ledéploiement d’un câble transpaci-fique de 128 00 km de long, qui relieraHong Kong à Los Angeles. Le mon-

tant financier de l’opération n’a pasété dévoilé. Cette privatisation des grandes artèresde l’Internet pose évidemment unproblème politique majeur à la com-munauté internationale. On est loinde l’Internet bien commun de l’hu-manité. Elle génère également destensions stratégiques nouvelles.

Depuis les années 1980, les Étatscherchent à avoir la main sur cestuyaux où transitent des monceauxd’informations sensibles, et qui sontà la fois dans le collimateur des mili-taires et des espions.Lancé au milieu du XIXe siècle, le sys-tème planétaire de câbles sous-marinsest un pilier fondamental de notresociété moderne, puisqu’il permetla circulation d’énergie et de don-nées informatiques. Mais la confi-guration du réseau est telle qu’elleest sous le « contrôle » du Royaume-Uni et des États-Unis. EdwardSnowden a révélé en 2013 une col-lecte massive de données réaliséepar le gouvernement états-unien àpartir de câbles sous-marins via,notamment, les programmes d’es-pionnage Upstream et Tempora.L’ancien employé de la CIA et de laNSA, affirme que si la NSA (Agencede sécurité nationale états-unienne)parvenait à espionner la quasi-tota-lité de nos communications, c’étaiten contrôlant la colonne vertébraled’Internet, à savoir le réseau de câbleset les stations terrestres auxquellesils aboutissent.Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chinaet Afrique du Sud) ont donc réagi et

59,5 c’est en

millisecondes ce qui sépare la Bourse de

Londres de celle de New York.

Edward Snowden affirme que si la NSA(Agence de sécurité nationale états-unienne)parvenait à espionner la quasi-totalité de nos communications, c’était en contrôlantle réseau de câbles et les stations terrestresauxquelles ils aboutissent.

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ÉVOLUTION DE LA CAPACITÉ DES CÂBLES DE TÉLÉCOMMUNICATION

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Dix ans après sa brutale apparition, la crise a disparu du paysage, et son anni-versaire s’est déroulé en catimini. Faut-il y rechercher le besoin de tourner lapage, comme lorsque, à son tout début, les autorités politiques du moment pré-tendaient apercevoir les petites pousses vertes de la croissance? L’incapacitécollective à formuler les causes de cette crise, à expliquer a posteriori ce quenul n’avait vu a priori venir, en est plus certainement à l’origine. Seul a étéretenu le choc initial des subprimes du marché hypothécaire immobilier, sondétonateur, la suite de ses enchaînements baignant dans la confusion.

UNE CRISE FINANCIÈRE DÉSORMAIS CHRONIQUE

sont depuis quelques années à la têted’un nouveau réseau de câbles sous-marins, échappant au contrôle anglo-saxon. Les BRICS veulent mettre unterme au monopole de Londres etWall Street sur le réseau de câblessous-marins. Les 34000 km de câblesdes BRICS, d’une capacité de 12,8 téra-bits par seconde, sont reliés aux câblesWACS (West Africa Cable System),EASSy (Eastern Africa SubmarinSystem) et SEACOM. Ainsi, les cinqpays du bloc ont un accès direct àvingt et un pays africains, qui à leurtour ont un accès immédiat à Internetet aux BRICS.La course de vitesse est-elle finie ?On peut en douter. D’autres techno-logies, quelquefois plus anciennes,sont aujourd’hui à l’essai, telles queles micro-ondes, qui s’avèrent plusrapides encore que la fibre pour lescommunications terrestres. La vitessede propagation des ondes est en effetplus rapide dans l’air que dans desmatériaux tels que les matières plas-tiques. En outre, elles se propagenten ligne droite, contrairement à la

fibre, qui doit très souvent contour-ner des obstacles.Une société financière veut construireune tour dans la campagne du Kentafin de réduire le temps de commu-nication entre la City et le continenteuropéen, a rapporté la presse bri-tannique an 2017. La tour et ses 320 m,encore au stade de projet, dépasse-rait The Shard, le plus haut gratte-ciel de Londres. La tour projetée uti-lisera des micro-ondes, qui, pourplus d’efficacité, exigent un horizondégagé. Une technologie permettantune transmission des ordres plusrapide que par câble permettrait auxordinateurs présents dans les boursesde gagner quelques précieuses millisecondes.Enfin, les transactions financièresgénèrent d’autres coûts, plus diffi-ciles encore à évaluer. Il s’agit notam-ment de ceux afférents au stockagedes données dans des data centers,qui se développent et qui exigent desinvestissements importants et génè-rent des coûts d’exploitation consi-dérables. L’UFE comptabilise en

France plus de 180 data centers dece type, pour un tiers d’entre euxsitués en Île-de-France. La factureénergétique de ces sites (électricitépour le traitement des données, maisaussi pour la climatisation) consti-tue en moyenne 40 % de leurs coûtsde fonctionnement. En France, laconsommation électrique des datacenters aurait atteint près de 3 TWhen 2015, selon RTE, soit davantageque la consommation électriqueannuelle de la ville de Lyon.Et cela ne va pas en s’améliorant. Àlui tout seul, le bitcoin requiert unequantité annuelle d’énergie de l’or-dre de 53 TWh, légèrement supé-rieure à celle consommée par unpays comme la Roumanie. On le voit,les marchés financiers, efficients oupas, sont coûteux et pour le moinspeu soutenables. n

*ALAIN TOURNEBISE est ingénieur.

1. Barry Eichengreen, Romain Lafarguette etArnaud Mehl, Cables, « Sharks and Servers :Technology and the Geography of the ForeignExchange Market », NBER Working Paper,no 21884, janvier 2016.

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PAR FRANÇOIS LECLERC*,

PROCHAINE CRISE INÉVITABLE?Les financiers reconnaissent qu’unprochain épisode de crise est inévi-table, mais ils ajoutent ne pas savoirquand il interviendra ni ce qui ledéclenchera. Pour les mêmes rai-sons, les banques centrales veulentrevoir à la baisse leurs programmesd’assouplissement quantitatif afinde disposer à nouveau de moyensd’intervention pour quand le momentsurviendra. Or, tour à tour écono-

mique, sociale et politique, la crisefinancière est devenue chronique,et ses manifestations propres ont étéreléguées au second rang en atten-dant de ressurgir.Aux premières loges des événements,les banquiers centraux, pragmatiquespar nécessité, constatent perplexesque « les mécanismes de la transmis-sion de la politique monétaire » nefonctionnent plus, leurs commandesne répondant plus comme avant. Enprononçant cette petite phrase, ilsremettent en cause la conception du

rôle des banques centrales et de lamarche de l’économie qui les a gui-dées durant des décennies.On ne compte plus les milliers demilliards de dollars, d’euros, de yuans,de yens et de livres sterling injectéespar les banques centrales dans lesystème financier ; on ne s’étonneplus non plus de leurs taux direc-teurs, proches de zéro ou même néga-tifs pour les facilités de dépôts accor-dées aux banques. Avec, pour toutrésultat, une stabilisation de la situa-tion qui n’a pas été vraiment éprou-vée par un coup de tabac. Le retourà la normale n’ayant par ailleurs pasété au rendez-vous : les salaires stag-nent, et l’inflation et la croissancerestent faibles. Et la mesure du chô-mage effectif via l’indicateur pluspointu qu’est le taux d’emploi1 estfranchement défavorable. Plus ques-tion de retour à l’avant-crise, unenouvelle période pleine d’incerti-tude est engagée.

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LE RÔLE JOUÉ PAR LES BANQUES CENTRALESEn évitant l’implosion du systèmefinancier, les banques centrales ontjoué un rôle déterminant. Auparavant

chargées de lutter contre l’inflation,elles se sont trouvées investies d’unemission d’assistance tous azimuts,avec un succès mitigé. Sous leurférule, le capitalisme est devenuassisté après avoir été sauvé par l’in-jection massive de capitaux publicsempruntés aux investisseurs privés…Et cela n’est pas près de cesser.Mais leurs opérations ont considé-rablement accru le volume mondialdes actifs financiers, sans rapportavec la croissance effective de l’éco-nomie, créant par là même un fac-teur majeur d’instabilité pour l’ave-nir, car l’édifice financier repose endernière instance sur cette crois-sance. On a l’image d’une pyramiderenversée dont la pointe représentel’économie, et la base les actifs finan-ciers. Cette hypertrophie qui rendplus dévastateurs les brusques mou-vements massifs de capitaux qui par-courent la planète est le prix à payerdésormais.S’engageant avec beaucoup de pré-cautions dans la réduction de la taillede leur bilan – elles détiennent unquart de la dette publique – ainsiqu’en augmentant leurs taux direc-teurs, les banques centrales sontaujourd’hui placées devant unecontradiction : d’un côté, elles sontincitées à poursuivre leur politiqueaccommodante, en raison d’uneinflation anémique et afin de soute-nir l’économie ; de l’autre, ellesdevraient réduire leurs programmes,car ils suscitent des distorsions surles marchés et une inflation préoc-cupante des actifs boursiers. En toutétat de cause, la réduction progres-sive de la taille du bilan des banquescentrales et l’augmentation de leurs

taux directeurs leur imposent d’agiravec grande prudence, en raison desconséquences de la hausse des tauxd’intérêt sur la dette publique et pri-vée, qui ne cesse déjà de s’accroître,et du risque que les investisseursayant emprunté se retrouvent coin-cés dans leurs spéculations. D’ailleurs,les banques centrales retrouveront-elles jamais leur configuration d’avant?La faiblesse de l’inflation est un mys-tère sur lequel les analystes s’inter-rogent, vu les masses de liquiditéinjectées, car elles auraient théori-quement dû déclencher son irrup-tion incontrôlée. « L’inflation n’estpas où elle devrait être », a reconnu

Mario Draghi, le président de laBanque centrale européenne (BCE).Ces capitaux n’ont en effet pas atteintl’économie, ils ont été détournéspour répondre aux besoins d’uneactivité financière aux bien meilleursrendements. Autre mystère, la courbede Phillips, qui illustre de manièreempirique la relation entre le tauxde chômage et l’inflation, a totale-ment changé de physionomie : à lafaiblesse de l’inflation corresponddésormais la baisse du chômage.

LA STABILISATIONDU SYSTÈME FINANCIERLa stabilisation du système finan-cier est potentiellement menacéepar la raréfaction du collatéral. Cestitres estimés « sûrs » – des obliga-tions souveraines le plus souvent– sont apportés en garantie destransactions ou utilisés pour ren-forcer les fonds propres des éta-blissements financiers. Mais lademande en collatéral s’est consi-dérablement accrue, et l’offre yrépond difficilement. C’est le résul-tat conjugué du renforcement régle-mentaire des fonds propres desbanques, de l’accroissement destransactions financières, qui résultelui-même du volume accru desliquidités mondiales disponibles,et du démarrage des chambres decompensation des produits dérivés.Afin de remédier à la raréfaction ducollatéral, des stratégies hasardeuses,expression de la créativité finan-cière, sont déployées. La réhypo-thécation permet de garantir plu-sieurs transactions avec un mêmecollatéral, au prétexte qu’il est impro-bable que des défauts interviennentde manière simultanée !On se trouve là au cœur d’un sérieuxparadoxe : c’est à la dette que le sys-tème financier doit son renforce-ment. Ce qui explique l’interdit quipèse désormais sur sa restructura-tion, alors qu’elle n’a cessé durantsa longue histoire de connaître desdéfauts de remboursement, jouantle rôle de soupape.

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Les salaires stagnent, et l’inflation et la croissance restent faibles. Et la mesuredu chômage effectif via l’indicateur pluspointu qu’est le taux d’emploii estfranchement défavorable. Plus question deretour à l’avant-crise, une nouvelle périodepleine d’incertitude est engagée.

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sur lequel les analystes s’interrogent, vu lesmasses de liquidité injectées, car ellesauraient théoriquement dû déclencher sonirruption incontrôlée. “ “

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2900 c’est en milliards de dollars

le volume desETF (exchangetrade funds).

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Que n’a-t-il pas été dit à propos dela régulation financière! En fait, celle-ci s’est focalisée sur les banques eta laissé encore en jachère des pansentiers de l’activité financière, regrou-pés dans leur grande diversité sousle terme de shadow banking (la« banque de l’ombre ») et qui restentdans l’angle mort de la surveillance.Les circuits de financement du sha-dow banking n’ont cessé de grossirces dernières années, approfondis-sant l’interconnexion entre les sec-teurs régulés et non régulés. Selonle Conseil de stabilité financière (FSB),son volume a atteint 92000 milliardsde dollars fin 2015, dépassant ainsison niveau d’avant crise en propor-tion du PIB mondial.En fait partie le marché des repos2,qui pèse 12000 milliards de dollarset fonctionne de gré à gré. Il est vitalpour les institutions financières :c’est le ressort essentiel des banques,qui y empruntent des liquidités àcourt terme en échange de titres afinde financer leurs activités spécula-tives et de crédit. Fin 2016, il a tou-tefois connu une crise de volatilitéqui l’a très fortement secoué en rai-son de l’explosion d’une demanded’emprunts d’obligations souve-

raines « sûres » destinées à couvrirdes positions de ventes à découvertet à réaliser des arbitrages de changescontre le dollar. L’opacité dans laquelleil baigne a conduit la Banque desrèglements internationaux (BRI) àlancer une étude, prévue pour durerdeux ans, pour y voir plus clair…Un autre marché, celui des exchangetrade funds (ETF), des fonds indi-ciels, a suscité des appels à la vigi-lance des régulateurs, et incité laSecurities and Exchange Commission(SEC) états-unienne à enquêter. LesETF répliquent le plus souvent lecomportement d’indices boursiers,mais également de paniers de titresdes marchés des matières premièreset obligataires, sans les posséder. Laprogression de leur encours est ful-

gurante, de plus de 20 % annuels, etleur taille est désormais équivalenteà celle des hedge funds, soit 2900 mil-liards d’euros d’actifs sous gestion.Fort de ce succès et du courantconstant d’innovation qui parcourtl’activité financière, des ETF à effetde levier et synthétiques sont mas-sivement apparus, rappelant le scé-nario du développement des pro-duits structurés sophistiqués. Unpremier signal d’alarme a retenti àNew York en 2016, avec des arrêts decotation en série et des décrochagesimpressionnants de la valeur des ETFintervenants, qui demeurent large-ment inexpliqués. La chute de lavaleur de certains ETF a en effet ététrès supérieure à celle de l’indicerépliqué. Un choc majeur de liqui-dité est désormais craint.Un autre gigantesque marché, celuides produits structurés, est tout aussi

largement méconnu. Son volume enpleine expansion s’exprime en notion-nel3 en centaines de milliers de mil-liards de dollars.

Également de gré à gré, ce marchéva devoir progressivement utiliserles services de chambres de com-pensations destinées à sécuriser lestransactions. Des garanties devrontêtre fournies, leur montant étantdéfini par des appels de marge deces nouvelles institutions. Ceux-ciseront calculés en fonction du risqueque représente une transaction don-née, la value at risk. Mais ces cham-bres de compensation vont concen-trer le risque au lieu de le maîtriser,en raison de la difficulté – pour nepas dire l’impossibilité reconnue parAndrew Hadlane, économiste en chefde la Banque d’Angleterre – de cal-culer le risque des produits structu-rés complexes.

LE CALCUL DU RISQUED’une manière générale, le calcul durisque, cet exercice décisif destiné às’en prémunir au mieux, suscite denombreuses interrogations.Il repose sur le principe laplacien4

des anticipations rationnelles, selonlequel une parfaite connaissance duprésent permet de déduire l’avenir.Une étude de la BCE portant sur lesbilans bancaires a ainsi mis en évi-dence que les banques européennesutilisent leurs modèles propriétairesde calcul de valorisation de leursactifs afin de minorer leurs obliga-tions correspondantes en termes defonds propres. Une telle optimisa-tion ne serait pas un comportement

92000c’est en milliardsd’euros ce que

pesait la « banque de l’ombre » fin 2015.

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Un autre gigantesque marché, celui desproduits structurés, est tout aussi largementméconnu. Son volume en pleine expansions’exprime en notionnel en centaines de milliers de milliards de dollars. “ “

Quel sens cela a-t-il de surveiller de près une composante du systèmefinancier, même importante, si ses autrescomposantes avec laquelle elle estétroitement interconnectée ne le sont pas?Le monde financier est un enchevêtrementd’engagements réciproques.

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isolé selon l’Institut McKinsey.La régulation financière s’est don-née comme objectif de contenir lerisque systémique – l’effet dominopar lequel une crise financière sepropage – en imposant aux banquesdes contraintes de fonds propres etde liquidités afin de circonscrire lesdéfaillances. Mais quel sens cela a-t-il de surveiller de près une com-posante du système financier, mêmeimportante, si ses autres compo-santes avec laquelle elle est étroite-ment interconnectée ne le sont pas?Le monde financier est un enchevê-trement d’engagements réciproques.La dette mondiale continue de croî-

tre. En 2014, elle pesait 286 % du PIBmondial, selon McKinsey, qui l’avaitsept ans auparavant chiffrée à 269 %.Selon l’Institute of InternationalFinance (IIF), le lobby des grandesbanques internationales, elle repré-sente désormais 325 % de ce mêmePIB. La sphère financière s’est large-ment désendettée en faisant sup-porter aux États un transfert géné-rateur de déficits publics d’uneampleur inégalée. Mais il est inutilede distinguer dettes publiques et pri-vées pour observer que ces antici-pations de la richesse future progres-sent plus vite que l’économie. Il y alà un indéniable vice de construc-tion, car cela implique que la dettesouveraine n’est pas remboursableà terme, qu’elle n’est pas restructu-rable non plus en raison du boule-versement que cela susciterait ausein du monde financier : le sujet enest devenu tabou. L’endettementmondial est l’exemple même d’unefuite en avant qui ne peut que tour-ner mal.

LES INÉGALITÉSLes inégalités de répartition de larichesse ne font que s’accroître, est-il constaté dans les cercles finan-ciers. Les principales organisationsinternationales, y compris l’OCDE,que l’on attendait le moins sur cesujet, en viennent à le souligner.

« L’inégalité des revenus est inéditeet met en danger la cohésion sociale »,a relevé cette dernière dans l’un deses rapports, avant de déplorer « l’in-capacité des politiques publiquesexistantes à promouvoir une crois-sance inclusive » (qui bénéficie àtous). L’exclusion sociale et les iné-galités ont été au centre du sommetde Davos de janvier 2018, dont lesorganisateurs ont le nez fin. Uneprise de conscience progressiste tar-dive en serait-elle à l’origine ? Il fautplutôt y trouver l’expression d’uneprofonde inquiétude : la distribu-tion inégale des revenus pèse sur laconsommation des ménages, dontle rôle est déterminant pour assu-rer la croissance. Et parier sur l’en-dettement comme substitut aux reve-

nus a ses limites: on voit déjà le créditreprendre des proportions inquié-tantes aux États-Unis. Or la crois-sance apporte une contributionessentielle au remboursement de ladette – ainsi que l’inflation, qui enrogne la valeur ; et si croissance etinflation font défaut, on est renvoyéau problème précédent.

LA MONÉTISATION FAIT TOURNERLA TÊTE DANS CE MONDEDevant les impasses constatées, despropositions iconoclastes n’ont pasmanqué d’apparaître aux cours deces années de crise. Provenant no -tamment d’Adair Turner, un ex-

président du régulateur financierbritannique, qui se doit d’être citépour avoir osé déclarer que les pro-duits financiers structurés n’avaientpas de justification sociale, ainsi quepour avoir formulé une solution ori-ginale à la résorption de la dettepublique. À cet effet, il a proposéque les banques centrales échan-gent les titres souverains qu’ellespossèdent – ou qu’elles achèteraient– contre de nouveaux titres perpé-tuels et sans intérêt…Afin de relancer l’économie, BenBernanke, le prédécesseur de JanetYellen à la tête de la Federal Reserve(États-Unis), n’a pas rejeté quand ilétait encore en fonction le principede la distribution d’une somme d’ar-gent à chaque contribuable, opéra-tion massive que la banque centralepourrait financer en achetant desbons du Trésor. Sous le nom de heli-copter money, le dispositif avait étéinitialement imaginé par MiltonFriedman et a eu son heure de gloire.Il faut des circonstances très excep-tionnelles et de profondes impassesconceptuelles pour que la magie dela monétisation fasse tourner à cepoint la tête dans ce monde si confor-miste et si près de ses dogmes. n

*FRANÇOIS LECLERC est journaliste.

1. Le taux d’emploi est la proportion de personnes disposant d’un emploi parmicelles en âge de travailler.2. Repo (pour re-purchase agreement[« pension livrée », en français]) : vente d’un actif avant de le racheter à desconditions agrées à l’avance, afin d’utiliserentre-temps le produit de la vente.3. La valeur notionnelle sert de support au calcul de contrats de natures très diverses,véritables objets des transactions.4. De Pierre-Simon Laplace (1749-1827).

325% du PIB mondial :

le montant de la dette.

Il est inutile de distinguer dettespubliques et privées pour observer que ces anticipations de la richesse futureprogressent plus vite que l’économie. “ “

Parier sur l’endettement comme substitutaux revenus a ses limites : on voit déjà lecrédit reprendre des proportions inquiétantesaux États-Unis. “ “

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OÙ VA LA FINANCE ?22

Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018

PAR ANNA SCIUS-BERTRAND*,

la suite de la crise finan-cière de 2008, sous le pseu-donyme Satoshi Nakamoto,

est créé un système de transfert d’ar-gent à distance sans avoir recoursà un tiers de confiance tel que lesinstitutions financières, c’est le bit-coin. L’une des difficultés majeuresà surmonter est de prévenir les dou-bles dépenses : s’assurer qu’unesomme ne peut être dépensée deuxfois simultanément, et donc qu’unetransaction soit non réversible.Jusqu’alors les institutions finan-cières assuraient cette fonction encentralisant les comptes de leursclients et en vérifiant la validité dechaque transaction. Le besoin existede se passer d’une institution cen-trale, d’un tiers de confiance.L’idée nouvelle est de conserver l’his-torique de l’ensemble des transac-tions effectuées. Dans la blockchain,les transactions sont conservées dansun registre. Comment garantir sonintégrité ? La solution est un assem-blage, élégant et très astucieux, detechnologies existantes reposant surtrois concepts clés : un réseau pair-à-pair, la cryptographie asymétriqueet le consensus distribué.La première étape est de garantir l’iden-tification unique des participants.Chaque utilisateur est identifié par uncouple de clés uniques, lequel consti-tue un portefeuille virtuel.La clé privée, comme son nom l’in-dique, doit rester secrète, et la clépublique peut être communiquéeau monde entier sans risque de pira-tage. Dans le cas du bitcoin, il existe2160 adresses différentes : avec 1 mil-liard d’essais par seconde, il faudraitmille milliards d’années pour trou-ver une clé privée à partir d’une clépublique.

UN REGISTRE GÉRÉ DANS UN RÉSEAU PAIR-À-PAIRLe registre contenant l’historiquedes transactions est répliqué dansun réseau pair-à-pair, c’est-à-dire

dans un grand nombre de nœudsinformatiques (unité de calcul, parexemple un ordinateur, un smart-phone…). Ce réseau pair-à-pair esttel que chaque unité de calcul estreliée à toutes les autres. Plus le regis-tre sera répliqué‚ plus il sera difficileà modifier.

UNE VERSION UNIQUE DU REGISTREEnfin, il est nécessaire que tous lesparticipants au réseau s’accordentsur une version unique du registre,qui évolue au cours du temps, ce queréalise le consensus distribué.Lorsqu’une transaction est effectuée,une empreinte unique est générée,

puis stockée dans un bloc. Les« mineurs » sont des nœuds du réseauqui en « travaillant » produisent despreuves de travail. Preuves qui lesautorisent à ajouter une transactiondans la chaîne (un bloc est créé toutesles dix minutes).En fait, chaque mineur du réseauchoisit des transactions en attentepour composer un bloc, qu’il chercheà ajouter à la chaîne des blocs pré-cédents. Pour obtenir le droit d’ajou-ter ce bloc, il doit effectuer une opé-ration appelée « hachage », qui consisteà calculer une empreinte du bloc quiprend en compte l’empreinte desblocs précédents et qui vérifie unecertaine propriété.

LA VALIDATIONLorsque le bloc est plein, il est envoyéà un ensemble de mineurs. Lesmineurs commencent par vérifier lavalidité des transactions à l’intérieurdu bloc. Dans le cas du bitcoin, lavalidation d’un bloc s’opère avec lapreuve de travail. Il y a alors compé-

tition entre mineurs : le premier quirésout une énigme cryptographiqueenvoie la solution aux autres mineurs.L’énigme cryptographique est diffi-cile à résoudre mais la solution estsimple à vérifier. Le mineur qui agagné est rétribué.Si la solution est approuvée, le blocest ajouté aux blocs précédents, créantainsi une chaîne de blocs.La solution est intégrée au bloc. Ellecontient des informations relativesà chacune des transactions du bloc :la date, l’heure de création du blocet la solution du bloc précédent contenant également ces mêmesinformations.Dans l’hypothèse où un individuvoudrait modifier une transaction,il devrait changer le résultat de lasolution en réalisant à nouveau unlong calcul pour la trouver. Il devraitaussi recalculer les solutions desblocs suivants, et ce pour la majo-rité des chaînes contenues dans cha-cun des nœuds du réseau. Pour s’as-surer que le calcul de la solution nesoit pas trop rapide, la puissance uti-lisée pour résoudre l’énigme dans leréseau est évaluée régulièrement.Avec ce mécanisme, il est impossi-ble de modifier le contenu des blocs,sauf si 51 % des mineurs formentune coalition. Plus le réseau seragrand, plus cette coalition sera dif-ficile à obtenir.Il existe deux mécanismes d’incita-tions pour encourager les mineursà utiliser de la puissance de calcul…et de l’électricité. Le premier mineurqui résout l’énigme reçoit un certainnombre de bitcoins, 50 lors de la pre-mière année de bitcoin. La rétribu-tion est divisée par quatre tous lesans, ayant pour conséquence la créa-tion d’un nombre fini de bitcoins.Au 1er février 2018 ont été minés16,8 millions de bitcoins sur les 21 mil-lions programmés.

Un sujet qui fait la une des magazines depuis de nombreuses semaines : toutce que vous voulez savoir sur la blockchain… ou presque.

PRINCIPES ET APPLICATIONS DE LA BLOCKCHAIN

L’une des difficultés majeures à surmonter est de prévenir les doublesdépenses: s’assurer qu’une somme ne peutêtre dépensée deux fois simultanément, et doncqu’une transaction soit non réversible.“ “

Pour garantir l’intégrité de la blockchain,la solution est un assemblage, élégant et trèsastucieux, de technologies existantes reposantsur trois concepts clés : un réseau pair-à-pair,la cryptographie asymétrique et le consensusdistribué.

“ “DOSSIER

À1000milliardsd’années seraientnécessaires pourtrouver une clé privée à partir

d’une clé publique.

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énergie ou encore santé, éducation,art. Par exemple, dans le domainede l’énergie, la blockchain peut ser-vir à certifier les échanges d’énergieentre particuliers.Toutefois, la blockchainn’en est qu’àses balbutiements. De nombreusesquestions restent ouvertes, notam-ment celle de la consommation éner-gétique due à la validation du regis-tre. La complexité évacuée par laporte revient ainsi par la fenêtre.Le code de bitcoin a été publié enopen source, donc il est accessible àtous. Depuis 2008, des milliers d’im-plémentations analogues et diffé-rentes ont été réalisées. On comptedeux ou trois grandes catégories deblockchains suivant la façon dont onles voit : publiques, de consortiumet privées, ces deux dernières étantde même nature. Bitcoin est un exem-

ple de blockchain publique : toutinternaute peut lire les contenus desblocs, créer un portefeuille et deve-nir mineurs ; dans les blockchainsdeconsortium seul un groupe de par-ticipants a le contrôle du registre, etils peuvent décider qui peut ou nonaccéder au registre ou le certifier ;dans les blockchainsprivées, un seulindividu détient le processus de vali-dation. On est bien loin du principeoriginel de décentralisation de lagouvernance.La blockchainpublique n’appartientà personne, et même son créateurne peut plus changer les règles defonctionnement une fois qu’elle estexécutée. n

*ANNA SCIUS-BERTRAND est doctorantecontractuelle à l’École pratique des hautesétudes.

Le code de bitcoin a été publié en open source, donc il est accessible à tous. Depuis 2008, des milliers d’implémentationsanalogues et différentes ont été réalisées. On compte deux ou trois grandes catégoriesde blockchains suivant la façon dont on lesvoit : publiques, de consortium et privées, cesdeux dernieres étant de même nature.

“ “JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018 Progressistes

nouveau livre – un bloc –, dans lequelon a l’historique du bloc précédentplus les nouvelles transactions vali-dées. On a ainsi une chaîne de blocs,qui n’est autre qu’une chaîne delog, au sens informatique, répartiesur tous les ordinateurs, appelés« nœuds du réseau ». Il serait pos-sible pour un pirate informatiquede modifier ce livre de comptes,mais pour cela il faudrait qu’il arriveà le faire sur 51 % des nœuds duréseau. C’est théoriquement pos-sible, mais sur la blockchain bit-coin cela demanderait une puis-sance de calcul faramineuse.Dans un système monétaire habi-tuel, c’est un tiers de confiance (labanque, la chambre de compensa-tion…) qui assure la validation decette transaction. Pas pour le bit-coin. Afin de valider le nouveau bloc(qui contient un ensemble de trans-actions), la blockchainva lancer envi-

DERRIÈRE LE BITCOIN, QUEL AVENIR POUR LA TECHNOLOGIE BLOCKCHAIN?Au-delà du véritable emballement médiatique qu’a déclenché le bitcoin, du fait notamment de l’envolée vertigineuse du cours, se cachent les technologies blockchains, auxquelles l’on promet un potentiel de disruption important et qui pourraient changer notre rapport à la confiance.

En simplifiant à l’extrême, la blockchainn’est rien d’autre qu’un immense livre de comptes dans lequel on liste toutes les transactions qui ont eu lieu.“ “

LE TIERS DE CONFIANCEREMPLACÉ PAR DE LA DÉPENSEÉNERGETIQUEDe nombreux experts affirment queNakamoto mériterait le prix Nobeld’économie alors qu’il n’a pas inventégrand-chose. En effet, la blockchain,qui est le protocole sur lequel s’ap-puie le bitcoin, n’est que l’agréga-tion de technologies connues quiviennent de la cryptographie et desréseaux pair-à-pair. Mais son géniea été de les combiner de façon extrê-mement astucieuse.En simplifiant à l’extrême, la block-chain n’est rien d’autre qu’unimmense livre de comptes danslequel on liste toutes les transac-tions qui ont eu lieu. Lorsque Totoveut acheter à Titi un objet, la block-chain vérifie que Toto a bien l’ar-gent sur son compte, et la transac-tion est ajoutée dans le livre decomptes. Lors de l’ajout, on créé un

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16,8millionsc’est le nombre de bitcoins minés au 1er février 2018.

Pour pallier la diminution croissantede la rétribution, les participants ontla possibilité d’ajouter un montantà l’attention du mineur qui validerale bloc.Ainsi, la blockchaingarantit la sécu-risation de transactions sans tiers deconfiance et en toute transparence.Utilisée initialement pour des paie-ments en ligne, la blockchain tend àse propager dans de nombreuxdomaines, assurances, immobilier,

PAR ÉRIC BEVILLARD*,

n 2008 paraît un documentde huit pages dans lequel un

certain Satoshi Nakamoto décrit lefonctionnement d’une monnaie qu’ilvient d’inventer, le bitcoin. 2008 n’estpas une date anodine : le monde ban-caire est en pleine crise. C’est dansce contexte que cette personne (ougroupe de personnes, car on ignoreson identité réelle) issue de la mou-vance crypto anarchiste pose les basesde ce qui se veut une révolution : lacréation d’une monnaie qui ne soitpas contrôlée par une institution maispar un algorithme.

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ron toutes les dix minutes un concoursmondial, auquel n’importe qui peutparticiper, qui consiste à trouver laréponse à un défi algorithmique. Lesentités qui essayent de résoudre cedéfi s’appellent les « mineurs ». Lepremier qui trouve la solution créele nouveau bloc en ajoutant les trans-actions qu’il a validées et reçoit unerécompense, actuellement 12,5 bit-coins. Au moment où cet article estécrit, 1 bitcoin vaut environ 10000 dol-lars, c’est donc une récompense de125000 dollars que reçoit le mineurpour un travail consistant à fairemouliner des ordinateurs.Face à cette nouvelle ruée vers l’or,les mineurs sont passés de simplescitoyens lambda à des fermes de cal-cul dédiées à cette tâche, pratique-ment toutes en Chine, car l’énergiey est moins chère, surtout dans cer-taines provinces, comme celle deSichuan. Car là est un des problèmesmajeurs du bitcoin : le coût énergé-tique. Pour résoudre ce défi algorith-mique, donc valider un groupe detransactions, il faut une grosse puis-sance de calcul, donc beaucoupd’énergie pour faire tourner les ser-veurs. D’autant plus que la block-chain complexifie la difficulté àmesure que la puissance de calculdisponible sur le réseau augmente.Récemment, la consommation éner-gétique de la blockchain bitcoin aété estimée au même niveau que laconsommation électrique d’un payscomme l’Irlande.On peut s’offusquer de cette consom-mation gigantesque, mais c’est surcette dépense énergétique que secrée la confiance dans la blockchainbitcoin. C’est parce que les mineursont quelque chose à perdre (l’argentinvesti dans le matériel et l’énergieconsommée) que les utilisateurs peu-vent avoir confiance dans la valida-tion des transactions. Autrement dit,confiance = dépense énergétique.Avec d’autres mots on pourrait seposer la question ainsi : est-ce quepour l’humanité le service rendu parla blockchainbitcoin (s’affranchir detiers de confiance dans un systèmemonétaire) est tel qu’il justifie unetelle dépense énergétique? Certainsle pensent.Le monde bancaire, celui-là mêmequi est censé être menacé par le bit-coin, s’est rendu compte, à partir

de 2013, qu’utilisée d’une autrefaçon la blockchainpourrait lui êtretrès utile. La blockchain bitcoins’appuie sur des briques technolo-giques de crypto et de réseau pair-à-pair. En modifiant certaines deses règles, on peut créer d’autres

blockchains fonctionnant suivantdes règles différentes. À partir de2015, on a vu l’apparition en nom-bre de nouvelles blockchains.Certaines d’ailleurs se lancent avecla volonté de trouver une solutionà la dépense énergétique.Si beaucoup d’institutions, finan-cières ou non, sont intéressées parle potentiel révolutionnaire de lablockchain, certains aspects de cettetechnologie ne leur conviennent pas :la dimension décentralisée, le faitque l’historique des transactions soità la vue de tout le monde, le non-droit à l’oubli…

UNE ARME CONTRE LES BANQUESOU UN OUTIL POUR ELLES?Ainsi a émergé l’idée de blockchainprivée. Avec ce concept, il devientpossible de créer un système pourlequel les permissions d’accès, delecture et de vérification du registrede la blockchain sont contrôlées demanière plus stricte, tout en conser-vant la plupart des avantages de latechnologie, dont la garantie d’au-thenticité, le partage d’information.On peut diviser les blockchains en

deux catégories :– les blockchainspubliques, où n’im-porte qui peut participer et qui sontsécurisées par la crypto-économie(c’est-à-dire par les mineurs qui ontun intérêt financier à valider lestransactions) à travers un jeton(token) qui s’apparente à une crypto -monnaie ;– les blockchains où le processusd’approbation est contrôlé par unnombre restreint et choisi de nœuds(blockchain de consortium) ou parun unique acteur (blockchainprivée).Pour les institutions financières, lesblockchains privées et de consor-tium ont de nombreux avantages :simplification de validation de trans-actions, partage de la vérificationdes données clients, coûts réduitsdes processus de vérification, rapi-dité, confidentialité. Le tout sans laperte de contrôle qu’impliquait laversion publique issue du bitcoin.Le fort intérêt des banques pour lesblockchains s’explique par la néces-sité qu’elles ont de se digitaliser. Ellessont un des derniers domaines àn’avoir été que peu touchés par lavague du numérique. La blockchain

arrive avec la promesse de pouvoirainsi simplifier de nombreuses appli-cations qui nécessitent aujourd’huiun gros back-office : des employésqui valident des identités, des trans-actions en recevant des courriels, desfax… Les économies que pourraitfaire le monde bancaire sont esti-

Un des problèmes majeurs du bitcoin :le coût énergétique. Pour résoudre ce défialgorithmique, donc valider un groupe de transactions, il faut une grosse puissance de calcul, donc beaucoup d’énergie pour faire tourner les serveurs.

“ “

Certains États, comme le Honduras et le Ghana, ont même basculé la gestion de leur cadastre sur blockchain, afin de luttercontre la corruption.“ “1 bitcoin vautenviron 10000dollars en mars

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mées de 80 à 100 milliards de dollarspar an, d’après McKinsey, qui se tra-duiraient par une forte diminutiondu personnel de back-office. Prenonsl’exemple du KYC (know your custo-mer), un processus réglementairepermettant de vérifier l’identité desclients que, aujourd’hui, chaque ins-titution financière doit appliquer. S’ilétait stocké sur une blockchain deconsortium, cette tâche ne devraitêtre faite qu’une seule fois par insti-tution : une économie énorme. Autreexemple, lors d’une transaction finan-cière, la transaction est aujourd’huien moyenne enregistrée dans dixbases de données différentes.En 2015, une blockchain 2.0 appe-lée Ethereum est apparue. Elle ajou-tait une fonctionnalité simple maisredoutable : l’exécution automatiqued’un script appelé smart contract.Ces contrats « intelligents » sontdéclenchés par des données externesqui leur permettent de modifier d’au-tres données. En septembre 2017,un exemple concret de cette appli-cation a vu le jour : Axa a lancé uneplate-forme d’assurance, Fizzy, quiutilise un contrat « intelligent » pourassurer les billets d’avion. Grâce àun outil de suivi de vols, Fizzydéclenche un remboursement dèsque le retard de l’avion est constaté,sans que l’assuré ait à produire dejustificatif. Pour les assureurs, cettetechnologie pourrait faire baisser lecoût de gestion d’un contrat de 4 €à 0,40 €. Ouvrant ainsi la voie à lamicroassurance, à moins de back-

offices, et donc à des économies,d’après PWC, de 5 à 10 milliards paran pour le secteur de l’assurance.Demain, on pourra ainsi s’assureren quelques clics et pour un coûttrès faible contre une entorse lors duMarathon de Paris.Et d’autres secteurs pourraient béné-ficier d’économies non moins impor-tantes grâce à la blockchain : la logis-tique, les groupes pharmaceutiques(traçabilité des médicaments), ledomaine de l’énergie pour la gestiondes contrats, les objets connectés.Et certains États, comme le Honduraset le Ghana, ont même basculé lagestion de leur cadastre sur block-chain, afin de lutter contre la cor-ruption : une parcelle pouvait chan-ger de propriétaires contre unpot-de-vin. Certains essayent demonter des blockchainspour le voteégalement.

LE NOUVEAU PARADIGME N’EST PAS POUR DEMAINEn 2017, blockchain a été un desbuzzwords, mots à la mode de l’an-née. Les grandes entreprises se sontruées sur le sujet et ont voulu testercette technologie pour mieux com-

prendre comment en tirer profit. Ona ainsi vu des centaines de preuvesde concept utilisant la blockchainqui ont permis deux constats.Le premier est que la technologien’est pas mature. Elle a encore denombreuses barrières à lever, comme,par exemple, le passage à l’échelleindustrielle. IBM, qui est l’acteur leplus à la pointe sur cette technolo-gie, a ainsi reconnu que sur troiscents preuves de concept réaliséesen 2017, une seule est passée en pro-duction. Il faut vraiment compren-dre que la maturité des blockchainsest encore faible. Et rien ne dit qu’ellesarriveront à lever ces difficultés.Le second est que la majorité desentreprises n’ont pas compris dequoi il s’agissait. Certaines sociétésde service spécialisées ont admisdevoir créer des arbres décisionnelspour vérifier d’abord si la blockchainest bien la bonne solution à la pro-blématique de leur client avant d’en-gager des travaux sur le sujet, carelles recevaient des demandes far-felues. Ainsi, certaines voudraientutiliser cette technologie comme unesimple base de données, or ce n’estpas la technologie de base de don-nées la plus performante. Un exem-ple parmi bien d’autres : le Créditmutuel Arkéa utilise la blockchainpour partager des informations avecses filiales. Or la blockchain est utilelorsque l’on a un déficit de confiance.Si le Crédit mutuel en est à manquerde confiance dans ses propres filiales…La confiance. C’est pourtant juste-ment ce qui rend cette technologiefascinante, avec peut-être un poten-tiel révolutionnaire malgré tout. Carelle permet de réaliser des transac-tions en se passant d’un tiers deconfiance. De nombreuses entre-prises établies sont elles-mêmes destiers de confiance, et utiliser la block-chain reviendrait à les retirer del’équation. Que devient un notairesi toutes les ventes de biens sontenregistrées, certifiées et infalsifia-bles sans qu’il ait à intervenir ? Quedevient Western Union si la diasporaafricaine peut envoyer de façon sûreson argent vers l’Afrique? Que devientla monnaie d’un pays si l’on utilisedans notre quotidien des centainesde cryptomonnaies différentes? Quedevient un fournisseur d’énergie sidemain je peux vendre en toute

La technologie n’est pas mature. Elle a encore de nombreuses barrières à lever.Il faut vraiment comprendre que la maturitédes blockchains est encore faible. Et rien ne dit qu’elles arriveront à lever ces difficultés.

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Certains États,comme leHonduras et leGhana, ontmême basculéla gestion deleur cadastre sur blockchain.

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confiance l’énergie de mes panneauxsolaires à mon voisin, même si marelation avec lui est difficile ? Quedevient même Uber si on remplaceson service par une blockchain quigarantit le transfert d’argent entrel’utilisateur du service et le chauf-feur ? Oui, même Uber pourrait êtreubérisé par blokchain !Les cryptoanarchistes voient danscette destruction des tiers de confianceune avancée pour la société, surtoutquand ce tiers de confiance a mon-tré sa faiblesse, comme on a pu leconstater en 2008 avec la crise moné-taire. La première vague d’utilisa-tion des blockchains en améliorantles processus des banques, des assu-rances et des industriels se traduirapar une disparition des emplois deces back-offices. Mais la deuxièmevague, si elle a lieu, remplacera lestiers de confiance, ou du moins les

forcera à apporter un vrai service.On peut également imaginer desblockchains qui apporteraient unvrai progrès, par exemple pour levote ou pour les dons d’organes, engarantissant que personne ne nousdouble dans la file d’attente. Il existedéjà une blockchain qui permet degarantir que tel diamant n’est pas undiamant de sang.Les spécialistes semblent unanimessur une chose : rien de sérieux nesortira avant cinq à dix ans. Après lebuzz et la spéculation, on va sansdoute d’abord passer par une périodede désintérêt vis-à-vis des block-chains car les promesses de cettetechnologie ne sont pas encore là.On peut déplorer la bulle qu’il y aaujourd’hui autour des blockchains.Le nombre de start-up qui se lan-cent en 2018 sur la vague blockchainet cryptomonnaies est impression-

nant. Il y a beaucoup d’idées farfe-lues, mais, comme pour la bulle inter-net, qui a explosé, on pourra sûre-ment voir émerger des applications

intéressantes. Alors si, et seulementsi, les verrous technologiques sontlevés, la blockchain deviendra uneinvention qui apportera un change-ment de paradigme, emportant avecelle de nombreux tiers de confiance.n

*ÉRIC BEVILLARD est informaticien et membre de l’Observatoire Zététique.

Les spécialistes semblent unanimessur une chose : rien de sérieux ne sortiraavant cinq à dix ans. Après le buzzet la spéculation, on va sans doute d’abordpasser par une période de désintérêt vis-à-vis des blockchains.

“ “PAR FRÉDÉRIC RAUCH*,

e bitcoin est l’unité de rému-nération des propriétaires d’or-dinateurs qui mettent de pair

à pair leur puissance de calcul à dis-position d’un système de chaînaged’informations. Ces bitcoins peu-vent alors être échangés contre desbiens et des services ou de la mon-naie légale, mais seulement dans lesréseaux de participants qui recon-naissent la valeur de cette unité.L’histoire récente des échanges debitcoins a mis en évidence l’extrêmevolatilité de leur cours. Après avoirfrôlé les 20000 dollars, le bitcoin avu son cours s’écrouler par suite de

la faillite d’une importante plate-forme sud-coréenne et de la suspen-sion d’une autre états-unienne, letout sur fond de manipulation.Nombreux sont ceux désormais quiappellent à l’encadrement réglemen-taire de son usage.Or le principe même du bitcoin, etdes monnaies virtuelles qui lui res-semblent, réside dans la dérégula-tion et la désintermédiation ban-caire qu’elles sont supposéesconstruire par des relations de pairà pair dans les échanges. Le bitcoinest revendiqué par ses créateurscomme une « monnaie » alternativeaux monnaies nationales. Dans saversion ultralibérale, il s’agit de ren-dre au marché de la monnaie sa« vertu » concurrentielle de biencomme les autres, et ce en mettanten concurrence les monnaies légaleset les autres moyens de paiement.Dans sa version utopiste, il s’agit des’émanciper dans les échanges de ladomination des banques, du crédit

et de la création monétaire par cetterelation directe de pair à pair, décen-tralisée et open source (publique ausens d’accessible à tous).

QU’EST-CE QU’UNE MONNAIE?Cette approche repose sur une dou-ble hypothèse. La première est que,parce qu’il permet d’acquérir desbiens, le bitcoin, à l’instar de toutesles autres « crypto-monnaies », seraitune monnaie. Et la seconde, parcequ’il permet des transactions, le bit-coin serait un instrument de paie-ment. C’est une double erreur.

Le bitcoin n’est pas une monnaieLa définition économique de la mon-naie généralement admise stipulequ’une monnaie doit remplir troisfonctions : elle doit être unité decompte, instrument d’échange etréserve de valeur. Or le bitcoin et sesavatars physiques ou numériquesne répondent pas ou que très impar-faitement à cette définition. S’il peut

LE BITCOIN, UN CHEVAL DE TROIE DE LA FINANCELes « monnaies virtuelles » ont suscité l’engouement du public, qui y voit une alternative à la pression finan-cière qui s’exerce sur l’activité humaine. Le bitcoin est la plus connue d’entre elles.

L’histoire récente des échanges debitcoins a mis en évidence l’extrême volatilitéde leur cours. Après avoir frôlé les20000 dollars, le bitcoin a vu son courss’écrouler.“ “DOSSIER

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être une unité de compte, le bitcoinn’a une fonction d’échange opéra-tionnelle que pour les utilisateursdu réseau de commerçants ou usa-gers qui ont pris l’engagement del’utiliser. Pour les mêmes raisons, eten plus parce qu’elle n’est assise suraucune base matérielle, leur fonc-tion de réserve de valeur est incer-taine (son extrême volatilité l’a démon-tré). La conversion du bitcoin enmonnaie légale n’est pas acceptéepartout ni par tous. Et rien n’assurela conservation dans le temps de lavaleur de l’actif.

Le bitcoin n’est pas un moyen de paiementLa qualification de l’émission debitcoin ne répond à aucune régle-mentation du Code monétaire etfinancier définissant les moyens depaiement. Il n’est pas un instrumentde paiement dans la mesure où iln’est pas utilisé par les parties de latransaction pour donner un ordrede paiement. Il n’est pas une mon-naie électronique dans la mesureoù il n’est pas une créance sur l’émet-teur émise contre la remise de fonds.Et il n’est pas non plus un titre finan-cier. Il ne bénéficie de fait d’aucunegarantie de remboursement dansla monnaie qui a cours légal, enFrance l’euro de l’Eurosystème oudans les monnaies des banques quilui sont liées.

En revanche, les plates-formesd’échanges de bitcoins avec des mon-naies ayant cours légal, alimentéespar un faible coût de transaction,pouvant servir d’outil de transactionsur Internet notamment, pourraientconstituer un risque pour le systèmede paiement légal et les utilisateursdes bitcoins. La non-garantie deconvertibilité en monnaie ayant courslégal, l’utilisation de ces « monnaiesvirtuelles » pour des opérations deblanchiment d’argent sale, l’insécu-rité potentielle des coffres-forts élec-

troniques de bitcoins constituentdes facteurs de risques substantielspour leurs usagers, qu’ils soient inves-tisseurs, commerçants ou simplesconsommateurs. Ils s’ajoutent auxrisques liés aussi à l’extrême volati-lité des cours du bitcoin consécutifsà l’absence d’assise matérielle liée àsa construction, dont on a vu récem-ment les effets.

UN DÉBAT POLITIQUE MAJEURSUR L’ARGENTComme pour beaucoup de nova-tions en période de crise systémique,il n’est pas inutile de revenir sur leurorigine idéologique pour mieux ensaisir la portée.On trouve en effet dans le courantde l’école autrichienne ultralibéraleet antiétatique de Friedrich Hayeck(source des économistes libertarienscomme Milton Friedman) un fon-dement idéologique de la justifica-tion de ces monnaies alternatives.Émancipée de toute autorité cen-trale et non assise sur une base maté-rielle, répondant aux seules demandeset offres de ceux qui les utilisent, tousles moyens d’échange non publicrépondent alors potentiellement auxrègles du marché concurrentiel et àl’optimum social qui est censé enrésulter : a contrario des monnaieslégales qui servent principalementla défense des intérêts de l’État. Selonces libéraux qui voient dans la coor-dination par le marché la meilleurefaçon d’allouer les ressources éco-nomiques, la monnaie ne doit pas

échapper à la règle, et ses différentesexpressions doivent être mises enconcurrence. Le bitcoin constituealors un moyen de concurrencer lesmonnaies centrales.Peut-être plus grave encore que cetteréférence idéologique, c’est l’illusionque la construction de moyens detransaction de pair à pair puisse ser-vir à lutter contre la domination desbanques. On retrouve dans cetteconception politique du bitcoin lemême renoncement politique qu’avecle revenu d’existence. Avec le revenud’existence, il s’agit sur une basehumaniste de proposer un revenuinconditionnel aux personnes parceque la lutte pour l’emploi est perdueface aux innovations technologiqueset aux logiques capitalistes mondia-lisées. Avec le bitcoin et les crypto-monnaies, il s’agit de construire unactif d’échange qui prétend échap-per à la domination des banques etdes marchés financiers, à la créationmonétaire et au crédit bancaire, parceque le pouvoir de la finance seraittrop puissant. La récente actualitédu bitcoin a clairement démontrél’illusion d’une telle prétention, lafinance s’en est emparé pour en faireun actif très spéculatif. Elle laissevoir les dégâts d’un renoncementpolitique majeur qu’elle impliquepour la maîtrise sociale et démo -cratique de l’argent.N’en déplaise aux thuriféraires dubitcoin, on n’échappe pas au pou-voir monétaire. En revanche, rienn’oblige de le subir. On peut le maî-

Dans sa version ultralibérale, il s’agit de rendre au marché de la monnaiesa « vertu » concurrentielle de bien commeles autres, et ce en mettant en concurrenceles monnaies légales et les autres moyensde paiement.

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triser, ne pas le laisser aux mains ducapital et le conquérir pour qu’il servenon à faire de l’argent avec de l’ar-gent mais à financer le développe-ment de l’emploi et des salaires, desservices publics aux populations etaux territoires.

PRENDRE LE POUVOIR SUR L’ARGENTCette nécessaire prise du pouvoirmène à une bataille qui n’est ni sim-ple ni facile, mais qui est incontour-nable. Elle implique, en premier lieu,de mesurer le rôle économique etsocial essentiel de la création moné-taire par les banques, via le crédit,pour le développement des capaci-tés humaines et de ne pas réitérerl’erreur politique commise au sujetde la dette. Car de la même manièrequ’il y a une bonne dette (celle quidéveloppe l’efficacité sociale et lescapacités humaines) et une mau-vaise dette (celle qui rémunère les

capitalistes), il y a une bonne créa-tion monétaire et/ou un bon crédit(les emprunts qui développent lescapacités humaines dans l’entre-prise ou les territoires) et une mau-vaise création monétaire et/ou unmauvais crédit (la BCE qui refinanceles banques sans critères d’investis-sements pour l’emploi, la recherche,

les services publics ; les banques quifinancent les investissements des-tructeurs d’emplois ou de servicespublics). Et elle implique, en secondlieu, de construire dans les luttes unrapport de force solide dans la sociétépour s’opposer au diktat de la financeet lui imposer une autre utilisation

de l’argent. Une ambition qui pour-rait d’ailleurs devenir un axe partagépour une reconstruction de la gauchedans le pays et en Europe.

En guise de conclusion – très provi-soire –, s’il y a une chose positive àretenir des défenseurs progressistesdu bitcoin, c’est qu’ils s’appuient surune volonté d’échapper à la domi-nation de la finance et des banquessur leur vie. Mais l’illusion est decroire qu’une technologie, fût-ellepoussée, puisse y parvenir. Il n’estpas possible d’échapper à la bataillepolitique pour une autre maîtrise del’argent dans les conditions du réeld’aujourd’hui. Ne pas l’admettre etne pas se donner les moyens de lamener, c’est accepter de jouer la par-tie dans un bac à sable et avec lesrègles imposées par la finance. n

*FRÉDÉRIC RAUCH est rédacteur en chefd’Économie et politique.

Il n’est pas possible d’échapper à la bataille politique pour une autre maîtrisede l’argent dans les conditions du réeld’aujourd’hui.“ “

PAR LAURENCE ALLARD*,

DU MANIFESTE CYPHERPUNK À UNE UTOPIE TECHNIQUECONCRÈTESous les blockchains et les crypto-monnaies associées, ce sont desvaleurs sociales, politiques et éco-nomiques portées par des protocolestechniques ouverts qui régulent leséchanges au sein des communau-tés d’utilisateurs. Parmi elles, la valeurd’une certaine vision politique

d’Internet fait plus l’unanimité qued’autres valeurs dites « libertariennes »prêtées aux bitcoiners de façonquelque peu caricaturale.Dans les entretiens que nous avonsmenés depuis deux ans maintenant,ce sont les figures d’Edward Snowdenet, surtout, de Julian Assange quisont citées en relation avec l’épisodede blocage des avoirs de WikiLeaks,qui a conduit le collectif à accepterles bitcoins à partir du 15 juin 2011(Block #130977)1. Ces figures illus-trent l’idéal de la communauté desbitcoiners de recréer un « Internetrésistant à la censure » en écho aumanifeste cryptoanarchiste fonda-teur de Timothy C. May, posté en1992, dans lequel il invoque la pos-sibilité informatique « de fournir lacapacité aux individus et aux groupesde communiquer et interagir entreeux d’une façon totalement ano-nyme»2. Dès cette période, bien avant

les révélations de Snowden, dans uncontexte de débats autour de la vieprivée et de la surveillance, EricHughes, Timothy C. May et JohnGilmore vont créer une liste de dif-fusion mail pour la communautédite cypherpunk (de l’anglais chi-pher, « chiffre », « code », et punk,sur le modèle de cyberpunk) sur desdiscussions mathématiques et decryptographie.La branche cypherpunk des utopiesd’Internet est moins connue que lespionniers littéraires du cyberpunk,mais elle représente, quant à la pro-blématique de chiffrement, des inter-actions et de l’anonymisation descommunications, la lignée origi-nelle du développement techniquedu protocole bitcoin, dont le codesource est publié en 2009. Ce pro-tocole, en plus d’architecturer destransactions de pair à pair d’unemonnaie virtuelle, constitue la pro-

CRYPTOMONNAIES : USAGES ET PRATIQUESLes usages des cryptomonnaies ont originellement une dimension d’utopie technique de l’Internet des pre-miers temps dans sa politique de développement. Regard sociologique de ces pratiques.

Dans les entretiens que nous avonsmenés depuis deux ans maintenant, ce sont les figures d’Edward Snowden et, surtout, de Julian Assange qui sont citées en relationavec l’épisode de blocage des avoirs deWikiLeaks, qui a conduit le collectif à accepterles bitcoins à partir du 15 juin 2011.

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messe à nouveau frais d’un Internetdécentralisé, sécurisé, mais aussiredistributif à la fois côté produc-tion du chiffrement des transactions(proof of work) par des « mineurs »et dans les usages de tradingau quo-tidien qui confère à la monnaie bit-coin sa valeur d’échange. Ainsi, c’estun nouvel état d’Internet qui se meten place, un Internet de la transac-tion transparente et anonymisée,distribuée et a-centralisée, en contre-point de l’Internet de l’expression(blog), de la sociation (réseaux socio-numériques) et de l’émission dedonnées (Internet of things) désor-mais monopolisé par le capitalismeinformationnel.

LA VIE BITCOIN, MODE D’EMPLOI :TRADING AU QUOTIDIEN ET INCLUSION FINANCIÈREL’enquête empirique montre que cetactif hypercirculant que représenteen définitive l’entité bitcoin ouvrede nouvelles frontières dans la créa-tion monétaire et donne des moyensd’existence à des individus excluspar conviction ou de factodes insti-tutions bancaires. Lorsque l’on ques-tionne les motifs d’entrée au sein decette communauté, certains évo-quent soit le fait d’avoir découvertla possibilité de gagner de l’argentavec un ordinateur en l’associant auréseau de chiffrement des trans -actions (mining), soit la nécessité deplacer des gains d’argent hors d’unsystème bancaire en crise ou encorela nécessité de trouver des moyensde subsistance.J’ai pu observer qu’une autre éco-nomie de vie est ainsi rendue possi-ble par des actions de trading sur lesdifférentes plates-formes d’échangequi s’inscrivent dans la routine quo-tidienne des utilisateurs et qui enreprennent un lexique caractéris-tique (pump, short…). Ceux et celles(elles de façon plus minoritaire) quis’adonnent à ce trading du quoti-dien réalisent ce qu’on pourrait appe-ler un « travail » proche de la notionde digital labor (Trebor Scholz) quicomprend des activités de recherched’information, de lecture de graphes,de prise de décision de vente etd’achat…; bref, l’ordinaire de WallStreet mais pour leur propre profit,à des fins de création de leurs pro-pres moyens financiers d’existence.

On peut citer ainsi l’exemple de cetachat d’un bateau pour exercer sondroit parental d’accueil de son jeunefils par ce père cryptoanarchisterevendiqué vivant en partie de sontradinget ne disposant pas de compteen banque.Des commerçants commencent éga-lement à accepter des paiements enbitcoin. Il existe aussi des cartes decrédit spécifiques rechargeables enbitcoin notamment, qui permettentde réaliser des achats, ce qui néces-

site d’attendre qu’un bloc soit « miné »,c’est-à-dire que le calcul de chiffre-ment ait été effectué dans le réseaudes ordinateurs participants. Deséchanges en présentiel sont égale-ment fréquents dans la communautébitcoin, avec des formulations para-doxales du type « tu payes, je t’in-vite » signifiant que l’un paye en euroset que l’autre le rembourse, de façonavantageuse, en bitcoins. La solida-rité existe ainsi dans ces commu-nautés que les dernières hausses his-

toriques de la cryptomonnaie canalhistorique n’ont pas transforméesradicalement en un réseau d’acteursuniformément spéculateurs; en effet,et une partie d’entre eux s’exercentà une forme de finance purementvivrière.

LA Ğ1 ET LES PROMESSESDU REVENU DE BASEBien que le bitcoin focalise encoreune grande partie des attentionsmédiatiques, avec les altcoin ce sontdes centaines de cryptomonnaiessuivant chacune son propre coursdu marché et ayant chacune ses pro-pres règles techniques qui nourris-sent l’univers des blockchains. C’estle cas notamment de la monnaielibre �Ğ1 (prononcer june), qui outre-passe les banques dans la créationmonétaire et se trouve développéeet usitée dans des communautésalliées à des expérimentations autourdes communs, du revenu de base oude l’économie solidaire.La �Ğ1, lancée le 8 mars 2017, compte835 membres au 20 mars 2018. Elleest basée sur le protocole libre Duniter.Elle se différencie du bitcoin par larégulation de la création de la massemonétaire et sa répartition au seind’une « toile de confiance » non paspar des actions de tradingmais parl’application d’une théorie mathé-matique dite « théorie relative de lamonnaie » qui suppose que chaque

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On peut citer ainsi l’exemple de cet achat d’un bateau pour exercer sondroit parental d’accueil de son jeune fils par ce père cryptoanarchiste revendiquévivant en partie de son trading et ne disposant pas de compte en banque.

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membre perçoit quotidiennementla même part de monnaie que lesautres. Elle est de ce fait associée auxexpérimentations autour du revenud’existence décliné en ce cas précisà travers la problématique du « divi-dende universel »3. Second élémentqui la différencie du bitcoin: la néces-sité d’être un membre certifié par

cinq autres membres de la toile deconfiance, notion issue de la crypto -culture supposant d’associer des clésde chiffrements publiques à des iden-tités numériques par le biais d’unecertification humaine séparée decinq degrés relationnels dans le casde cette monnaie libre. Sur cette baseà la fois humaine et technique, unréseau d’utilisateurs de monnaielibre s’est mis en place dans la région

de Toulouse, de façon pionnière, maiségalement autour de la ville de Lilleet de Brest ainsi qu’en Belgique. Deséchanges des produits de l’agricul-ture biologique mais aussi de petitartisanat prennent place à la fois enprésentiel lors de réunions mais éga-lement en ligne à travers notammentdes groupes sur les plates-formessocio-numériques.

AFRIQUE, TECH-PHILANTHROPIEET CRYPTOMONNAIEOn peut conclure en évoquant cer-taines expérimentations ayant lieuen Afrique, terre des monnaies vir-tuelles mobiles en raison du faibletaux de bancarisation des popula-tions, faute de revenus. L’exemplede M-Pesa, lancée au Kenya en 2009par une alliance relevant typique-ment du tech-philanthropisme4,entre les fondations Vodafone etRockfeller et Western Union, est his-torique et se trouve souvent citécomme support d’actions d’inclu-sion financière. Une opération deversement d’un revenu de base surla base de cette monnaie a été annon-cée en 2016 et menée par l’ONGGiveDirectly, financée notammentpar Google5. Ce n’est donc pas sans

surprise qu’une version chiffrée deM-Pesa appelée BitPesa existe depuis2014. Mojaloop constitue une autreproposition, datant de fin 2017, decryptomonnaie en Afrique. Elle émanede la fondation de Bill et MelindaGates6. Ces derniers exemples nousinterrogent sur une possible priva-tisation des monnaies menée par lessoi-disant philanthropes de la SiliconValley sur le terrain africain et àlaquelle il faut veiller parmi tous lesusages possibles de ces monnaiesvirtuelles chiffrées. n

*LAURENCE ALLARD est sociologue desusages numériques, maître de conférencesà Lille-III et à l’IRCAV Paris-III, auteurenotamment de Mythologie du portable, Le Cavalier bleu, 2010.

1. https ://blockchain.info/fr/tx/a27e83f939962fbbe33fb3c92d209f1f10a3afe18b0423725fd6af93cfc809e82. http://www.larevuedesressources.org/manifeste-crypto-anarchiste,2316.html3. https://duniter.org/fr/g1-go/4. Cf. Laurence Allard, Mythologie du portable, Le Cavalier bleu, 2010.5. https ://www.revenudebase.info/2016/05/24/experimentation-kenya-revenu-base-mobile/6. https://journalducoin.com/ripple/mojaloop-lapplication-de-paiement-blockchain-financee-fondation-bill-melinda-gates/

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Ces derniers exemples nous interrogentsur une possible privatisation des monnaiesmenées par les soi-disant philanthropes de la Silicon Valley sur le terrain africain et à laquelle il faut veiller parmi tous les usages possibles de ces monnaiesvirtuelles chiffrées.

“ “PAR DENIS DURAND*,

epuis 2010, le principal ser-veur informatique de laBourse de Paris est déloca-

lisé à Londres. Le motif? Le millièmede seconde nécessaire pour traver-ser la Manche à la vitesse de la lumièrefaisait prendre un retard insuppor-table à l’exécution des ordres pas-sés depuis la City. Les algorithmesn’attendent pas ! L’anecdote prendtoutefois un sens un peu différentsi on la rapproche d’un précédentcélèbre : en 1815 déjà, c’est, dit-on,grâce à ses pigeons voyageurs queNathan Rothschild, informé avant

tous ses concurrents de la défaitede Napoléon à Waterloo, put pren-dre la Bourse de Londres à revers et,en un jour, doubler sa fortune. Aufond, des lettres de change figurantsur les tablettes d’argile babylo-niennes à la blockchain, c’est depuisles origines de la civilisation que lafinance entretient des liens étroitsavec les techniques les plus avan-cées dans le traitement de l’infor-mation. De ce point de vue, les inno-vations techniques les plus récentesne modifient pas radicalement lesfonctions que la banque, l’assuranceet les marchés de capitaux remplis-sent dans la vie économique.

LES CRYPTOMONNAIESPar exemple, la blockchain consti-tue une réelle innovation dans l’usagedes énormes capacités de stockage,de traitement et de partage des infor-mations acquises par les ordinateurs,mais la première application que lesfinanciers se sont empressés d’enfaire, le bitcoin, pose problème.Séduits par la possibilité techniquede gérer des informations qui soientà la fois universellement partagéeset totalement privées, ils ont pré-tendu créer une monnaie. Or le bit-coin ne remplit vraiment aucune desfonctions de la monnaie1. Son utili-sation comme intermédiaire des

LA FINANCE… QUE FAIRE?Les marchés financiers pèsent sur la vie économique de nos sociétés et entraînent une régression sociale etune polarisation des richesses. Comment s’émanciper des marchés financiers pour construire le progrès?

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échanges, loin d’être universel, esten réalité fort limité et sujet à toutessortes de suspicions (blanchiment,fraude fiscale, trafics illicites). Il nepeut servir d’étalon de valeur, puisqueson cours connaît de brutales fluc-tuations au gré des spéculations dontil est l’objet. Il ne représente aucunerichesse marchande réelle, ce qui enfait une très mauvaise réserve devaleur. Ces caractéristiques sont cellesnon d’une monnaie mais d’un titrefinancier, rentable dans les espé-rances de ses détenteurs mais fortrisqué dans ses perspectives de ren-dement, et même de rembourse-ment. Les efforts de ses inventeurspour lui donner l’apparence d’unemonnaie (la dépense de moyensinformatiques demandée à des par-ticipants appelés « mineurs » pourle produire, le montant limité desémissions) témoignent d’une concep-tion naïve et réactionnaire de la mon-naie, qui prétend nous ramener2600 ans en arrière, avant l’époqueoù Crésus, roi de Lydie, frappa lespremières pièces dans l’or du fleuvePactole.

Est-ce à dire qu’il n’y a rien de nou-veau sous le soleil, et que les nou-velles techniques de traitement del’information n’ont joué aucun rôledans la financiarisation de l’écono-mie capitaliste que l’on observe depuistrente-cinq ans ? Ce serait évidem-ment faux.D’abord, évidemment, parce qu’or-dinateurs, logiciels et réseaux per-mettent de réaliser à toute vitesse,en très grand nombre et à l’échellede la planète des opérations faisantappel à des calculs plus ou moinscompliqués et reposant sur des outilsjuridiques très élaborés. Assurément,l’expansion extraordinaire des pro-duits financiers dérivés – contrats àterme, options, swaps (contratsd’échange de produits financiers),et toutes les combinaisons imagina-

bles de ces instruments – n’auraitpas eu lieu sans ces techniques.

LES MARCHÉS FINANCIERSMais l’expansion des marchés finan-ciers depuis la fin du siècle dernierrenvoie à des transformations encoreplus fondamentales de l’économiecontemporaine.L’une de ces transformations est pré-cisément ce que l’on peut appeler la« révolution technologique informa-tionnelle ». Au-delà des manifesta-tions visibles de la numérisation dessymboles, des textes, des images, dessons, c’est l’ensemble des activitésproductives qui intègrent le traite-ment des informations comme com-posante prédominante. Les inves-tissements nécessaires à la conceptionet à la production d’un logiciel toutaussi bien que d’un médicament,d’un système d’armements ou d’uneinfrastructure de transports ferro-viaires intègrent une part prédomi-nante de recherche et de gestion del’information.Ces investissements qu’on qualified’« immatériels » posent un problèmede financement. Leur rentabilité esten général difficile à prévoir. Dansle vocabulaire des financiers, elleconstitue une « incertitude », impos-sible à modéliser, plutôt qu’un« risque » justiciable du calcul desprobabilités. Les banques répugnentà s’y engager faute de pouvoir pren-dre en garantie des biens tangibles(machines, bâtiments, propriétésfoncières…). Les marchés de titresfinanciers offrent, au contraire, unemultitude d’instruments conçus poursatisfaire les degrés de « préférence

pour le risque » les plus aventureux.C’est une des raisons fondamentalesqui ont conduit les grandes entre-prises à rendre l’économie mondialeplus instable et plus dangereuse enrecourant à des émissions de titresplutôt qu’à des crédits bancaires tra-ditionnels pour financer certains deleurs investissements – avec la com-plicité des banques elles-mêmes, quifournissent l’infrastructure tech-nique et la liquidité nécessaires.C’est ainsi que la logique des mar-chés financiers – faire de l’argentavec de l’argent, c’est-à-dire la quin-tessence des critères de gestion capi-talistes – s’est emparée de la révolu-tion informationnelle. C’est en levantdes fonds sur le marché des actionsque les géants du Net ont arrondi

leurs empires. Pour tous les grandsgroupes multinationaux, la coursesans fin aux prises de contrôle et auxfusions est le moyen de former, à tra-vers l’extension de leurs liens finan-ciers, les réseaux de circulation desinnovations et de partage des infor-mations stratégiques par lesquels ilss’efforcent de tirer profit de la révo-lution informationnelle. Ces opéra-

Le siège de laBanque centrale européenne, à Francfort.

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Au fond, des lettres de change figurantsur les tablettes d’argile babyloniennes à lablockchain, c’est depuis les origines de lacivilisation que la finance entretient desliens étroits avec les techniques les plusavancées.

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La blockchainconstitue une réelleinnovation dans l’usage des énormes capacités de stockage, de traitement et de partage des informations acquises par les ordinateurs.

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tions alourdissent le coût du capi-tal, qui pèse sur l’économie : réus-sir une OPA suppose de payer lesprimes et autres goodwills (surva-leurs) qu’exige le marché… et deréduire d’autant la part due auxsalaires, à l’emploi, la formation, larecherche. Pour ne prendre que desexemples récents, c’est la triste his-toire vécue par les salariés d’Alcatel,aujourd’hui digérés par Nokia, ouceux de Morpho, acheté puis vendupar Safran.

LA RÉVOLUTIONINFORMATIONNELLEUne autre façon d’organiser le par-tage des coûts informationnels existepourtant. Comme l’explique PaulBoccara, « une machine-outil est iciou là : c’est une des bases de sa pro-priété privée, de son échange et de laconcurrence. Une information, commele résultat d’une recherche, peut, parcontre, être partagée indéfiniment,jusqu’à l’échelle mondiale. À l’opposéde l’échange sur le marché entre équi-valents, dans le cas de l’information,nous avons un partage des coûts pos-sibles. On peut considérer que la mon-tée de la prédominance des partagesdes résultats et des coûts informa-tionnels entraîne, désormais, la pos-sibilité d’autres règles que celles dumarché et du capitalisme »2. On dis-cerne l’esquisse de ce type d’orga-nisation sociale et économique dansles logiciels libres ou dans les insti-tutions publiques de recherche quipeuvent se déployer à l’échelle mon-diale – ce n’est pas un hasard si le World Wide Web a été inventé au CERN.Le plein déploiement de cette logiquede partage des informations, descoûts et, corrélativement, des pou-voirs serait une des bases techniques,économiques, sociales et politiquesde ce qu’on peut appeler le commu-nisme : un dépassement du capita-lisme jusqu’à son abolition et à laconstruction d’une civilisation supé-rieure. Il entrerait en cohérence avecune autre potentialité de la révolu-tion informationnelle : « une pro-gression formidable des pouvoirs demaîtrise de l’organisation du travailen liaison d’ailleurs avec sa sécuri-sation et la formation, y compris lesliaisons intimes avec les activités horstravail où il y a les mêmes instru-

ments, ordinateurs, etc. », pour citerà nouveau Paul Boccara3. Le développement de services publicsnationaux coopérant entre eux seraitun des moyens concrets de déployerces potentialités de la révolutioninformationnelle.

RÉVOLUTION VIRTUELLEIl ne s’agit là, en effet, que de poten-tialités, étroitement liées aux contra-dictions qui travaillent les relationsque les êtres humains nouent entreeux et avec leur environnement natu-rel pour produire leurs moyens d’exis-tence (et donc de communication),et qui travaillent aussi les relationsqu’ils entretiennent entre eux dansla famille, le travail, la politique, laculture. Ces contradictions font émer-ger à la fois ces potentialités et lesobstacles qui s’opposent à leur réa-lisation. C’est ce qui rend si profondela crise économique, sociale, finan-cière, politique, morale. Les liens

étroits entre la révolution informa-tionnelle et la financiarisation del’économie en sont un facteur et unemanifestation.Il en résulte que le double proces-sus de dépassement du marché desbiens et services – mis à l’ordre dujour par le partage des informations– et du marché du travail – par lasécurisation de l’emploi et de la for-mation – ne peut réussir que s’il s’ac-compagne d’un effort de même naturepour dépasser le troisième marchéconstitutif de l’économie capitalisteet de sa crise actuelle : le marché del’argent.

L’ARGENTD’autant que les données de ce dépas-sement sont en train de changer sousl’effet d’une autre transformationprofonde de notre civilisation : larévolution monétaire. L’abandon dela convertibilité du dollar en or, le15 août 1971, a définitivement romputout lien entre toute marchandiseconcrète et les signes monétaires misen circulation par les banques et lesbanques centrales (billets et avoirsen comptes). Celles-ci ont dès lorsl’entière faculté de décider combiende monnaie créer, et pour quel usage,à une condition : que cet usage nevienne pas mettre en péril la confiancedu public et des marchés. Ce nou-veau régime monétaire a pu repo-

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Ordinateurs, logiciels et réseauxpermettent de réaliser à toute vitesse, en très grand nombre et à l’échelle de la planète des opérations faisant appel à des calculs plus ou moins compliqués et reposant sur des outils juridiques très élaborés.

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C’est ainsi que la logique des marchés financiers – faire de l’argentavec de l’argent, c’est-à-dire la quintessence des critères de gestioncapitalistes – s’est emparée de la révolution informationnelle.

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ser, comme le précédent, sur le dol-lar et sa place centrale dans le sys-tème monétaire international parceque la création monétaire a orientéen priorité les capitaux vers WallStreet et favorisé l’hégémonie finan-cière des États-Unis sur le reste dumonde. Si les marchés financiers ontpris le pouvoir exorbitant qu’ils exer-cent au service de la rentabilité ducapital, c’est d’abord parce qu’ils ontété alimentés massivement par cettesource de liquidité apportée par lesbanques et les banques centrales.

FINANCER LE PROGRÈSTarir cette source est ainsi une voiestratégique pour ouvrir une issue àla crise du capitalisme financiariséet mondialisé. Il s’agit en résumé defavoriser la convergence des mobi-lisations sociales et politiques pourque la monnaie créée par les banqueset les banques centrales cesse d’ali-menter la croissance des marchésfinanciers, les spéculations et les pra-tiques immorales qui les accompa-gnent (évasion fiscale, rémunéra-tions indécentes des traders et despatrons de multinationales…), etpour qu’elle finance les investisse-ments instaurant un mode de crois-sance de la productivité fondé sur le développement des capacitéshumaines, en favorisant le partagedes informations, des résultats et des

coûts. Le mouvement social peutréussir à s’emparer de divers levierspour orienter les crédits bancairesdans ce sens4 :– un renforcement des pouvoirs dessalariés pour intervenir dans la ges-tion et le financement des entre-prises. Ainsi la proposition de loi desécurisation de l’emploi et de la for-mation déposée par les députés duFront de gauche en janvier 2017 pré-voit-elle un droit d’initiative et decontre-proposition des comités d’en-treprise face aux choix inspirés parla rentabilité financière ;– un accès des citoyens à une infor-mation détaillée sur l’activité desbanques dans les territoires, à l’imagede ce qu’a instauré le CommunityReinvestment Act aux États-Unis ;– des fonds pour l’emploi et la for-mation utilisant les moyens d’inter-vention économique publique dis-ponibles, au niveau national, régional

ou local, pour peser sur l’orientationdes crédits bancaires par des tech-niques telles que les bonificationsd’intérêts et les garanties d’emprunts;– un pôle financier public mettanten réseau BPI France, la CDC, laBanque Postale, la Caisse nationalede prévoyance et d’autres institu-tions financières nationalisées (Sociétégénérale, BNP-Paribas) autour d’unobjectif commun : la réorientationdu crédit en faveur de l’emploi, dela formation, de la création de valeurajoutée dans les territoires, de la pré-servation des ressources naturelles ;– une nouvelle sélectivité de la poli-tique monétaire pour encourager cetype de crédits et décourager le finan-cement des opérations financièrespar les banques ;– un fonds de développement éco-nomique, social et écologique euro-péen ayant pour objet le finance-ment par la BCE de projets concrets,démocratiquement élaborés, contri-buant au développement des ser-

vices publics dans les pays de l’UE5 ;– une alliance avec les pays émer-gents et en développement pour met-tre en cause l’hégémonie du dollaret de Wall Street par la création d’unemonnaie commune mondiale quipourrait, techniquement, être déve-loppée à partir des droits de tiragespéciaux du FMI, et qui servirait àfinancer des crédits à long termepour le développement des capaci-tés humaines et les services publicssur toute la planète.Cet ensemble de propositions s’ins-crit dans une cohérence d’ensem-ble visant à tirer tout le parti possi-ble des nouvelles techniques detraitement et de partage des infor-mations, en dépassant les limites desfinancements bancaires tradition-nels : la sélection des crédits distri-bués par le système bancaire ne repo-serait plus sur la rentabilité attenduedes projets financés mais sur leurcontribution à développer la créati-vité et les capacités d’initiative dechacun.Ainsi la liaison étroite entre finan-cement de l’économie et techniquesde traitement de l’information, aulieu de servir d’instrument de pou-voir à une infime minorité de déten-teurs du capital, deviendrait aucontraire un moyen d’émancipation,entre les mains de tous les habitantsde la planète, pour construire unenouvelle civilisation, dépassant lecapitalisme et le libéralisme mon-dialisés 6. n

*DENIS DURAND est économiste, anciendirecteur adjoint à la Banque de France.

1. Banque de France, « L’émergence dubitcoin et autres crypto-actifs : enjeux,risques et perspectives », Focus, no 16,5 mars 2018.2. Paul Boccara, Transformations et crise du capitalisme mondialisé, quellealternative ? Le Temps des cerises, Paris, 2008.3. Paul Boccara, op. cit.4. Denis Durand, Sept leviers pour prendre le pouvoir sur l’argent, Éditions du croquant,Paris, 2017.5. Financer l’expansion des services publicsen Europe, note de la Fondation Gabriel Péri,mars 2017(http://www.gabrielperi.fr/financer-lexpansion-des-services-publics-en-europe.html). 6. Paul Boccara (avec la coopération deCatherine Mills), Pour une nouvellecivilisation, Éditions du croquant, 2016,Paris.

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Il s’agit en résumé de favoriser la convergence des mobilisations sociales et politiques pour que la monnaie créée par les banques et les banques centralescesse d’alimenter la croissance des marchés financiers.

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n LES GRANDS SACRIFIÉS DE L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIREDe la refonte de la carte judiciaire aux zonagesdes niveaux hospitaliers, en passant par l’épéede Damoclès sur les liaisons TER de nombreuses« petites » lignes, les espaces ruraux françaisvoient en quelques mois leurs offres de servicesremis en cause. Et la liste s’allonge : diminutionet regroupements continus des services de l’Étatsur les territoires ou encore l’annonce de la fer-meture de 300 classes en zones rurales en marsdernier.

Selon les chiffres officiels du dernier recensementINSEE de la population, 54 % de ces communescomptent moins de 500 habitants au 1er janvier2013. C’est 4,5 millions de Français. Pour ordrede grandeur, c’est autant d’habitants que le totalde la population des cinq plus grandes villes deFrance réunies : Paris, Marseille, Lyon, Toulouseet Nice. Dans l’organigramme tout comme dansles intitulés officiels du ministère de la Cohésiondes territoires, la ruralité est absente. n

n L’EXTRÊME DROITEDÉCONNECTÉE DU MONDE DU TRAVAILLe 27 février 2018, Marine Le Pen, la dirigeanted’extrême droite, a affirmé que « la prime char-bon pour les cheminots est obsolète ». Cette primen’existe plus depuis plus de quarante ans, la der-nière locomotive à vapeur ayant fini de circuleren 1974. Autant au fait des fiches de paie destravailleurs qu’à leur conscience de classe – c’est-à- dire très peu –, le parti de Marine Le Pen a déci-dément du mal avec les organisations de travail-leurs. En mars dernier, le député d’extrême droiteSébastien Chenu s’était vigoureusement fait jeterd’une manifestation des grévistes de la tuberiede Valourec, aux cris de « Dehors les fachos ! ».n

Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018

L’exploration spatiale : des images inédites de Jupiter

Mise en orbite autour de Jupiteren juillet 2016, la sonde états-unienne Juno a réalisé le 2 février2017, lors de son quatrièmesurvol, un portrait en faussescouleurs du pôle sud de la pla-nète. Les images, publiées aprèsdécryptage dans la revue Natureau début du mois de mars2018,révèlent l’existence de cyclonesaux pôles de la planète. Lestempératures relevées par infra-rouge indiquent une fourchetteallant de – 13 °C à – 83 °C.L’exploration scientifique deJupiter, planète la plus mas-sive et la plus volumineuse dusystème solaire, n’en est qu’àses débuts. Et les perspectivesouvertes sont plus promet-teuses que le récent lancementde Falcon Heavy, la fusée laplus puissante lancée depuisla soviétique Energia, il y avingt-neuf ans. Le lanceur deSpaceX, développé par l’entreprise du milliardaire Elon Musk, avait pour but defaire la publicité d’une voiture électrique en orbite terrestre, dont la société épo-nyme fabrique opportunément les batteries. n

Fake news !Trois chercheurs du Massachussets Institute of Technology ont étudié 126000 his-toires différentes propagées de 2004 à 2017 sur Twitter anglophone. Leur cor-pus concerne des histoires (re)tweetées par un minimum de trois millions depersonnes, au moins 4,5 millions de fois.

Vérifiées une à une par sixorganisations spécialiséesdans le fact-checking(« véri-fication des faits ») et pardes étudiants, le constatest clair : sur Twitter, l’in-formation fausse est plusvirale que la vraie.Ce travail de recherche quifait écho au scandale

qui éclabousse le géant Facebook, empêtré dans l’affaire Cambridge Analytica.Cette entreprise, détenue majoritairement par le plus gros donateur du candi-dat Ted Cruz aux primaires républicaines, a collecté à travers des quiz d’affinitéspolitiques les données de dizaines de millions d’utilisateurs de Facebook, et les a exploitées.Fondée notamment par le sulfureux Steeve Bannon, ancien conseiller de DonaldTrump, Cambridge Analytica a pour slogan « Data drives all we do », soit « Lesdonnées déterminent tout ce que nous faisons »…L’équipe de campagne de Donald Trump a versé 6 millions de dollars à CambridgeAnalytica.Pour lire en détail, et en anglais, l’étude : sciencemag.org, numéro de mars 2018.Pour comprendre et lire une analyse de ce travail : http://huet.blog.lemonde.fr/ n

BRÈVES34

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n À CALAIS, L’ÉTAT FAIT MOINS ET PIS QUE LES ASSOCIATIONSAccusées de mensonges et de manipulations, lesassociations de solidarité avec les migrants inter-venant dans la distribution des repas à Calais sesont vu interdire la continuation de leur tâche. Leprésident de la République avait posé le principed’une distribution à la charge de l’État, via l’as-sociation La Vie active. C’est ainsi que 350 repassont livrés, soit trois fois moins que n’en distri-buaient les associations humanitaires. De plus,le nouveau dispositif ne prévoit que deux endroitsde distribution, ceinturés de policiers et de bar-belés, pour seulement deux repas quotidiens. Lamise en place du nouveau dispositif s’accom-pagne, en outre, du démantèlement des infra-structures sanitaires précédemment mises en place. n

n À LA RECONQUÊTE DE LA CULTURE SCIENTIFIQUEDans une tribune publiée fin février 2018, desdizaines de scientifiques français de renoms tirentla sonnette d’alarme. Leur inquiétude? la contes-tation accrue de « l’universalité, de la valeur cul-turelle et de l’impact social du travail scientifique.L’incertitude normale, constitutive des premièresétapes de tout développement scientifique ou tech-nologique suscite parfois des inquiétudes. Des pos-tures idéologiques fondées sur une défiance crois-sante vis-à-vis des processus d’acquisition desdonnées scientifiques les alimentent. Dans ce rela-tivisme culturel, la connaissance sociale de lascience s’éloigne des considérants scientifiques ».Loin d’une foi béate dans le progrès, les signatairesrappellent dans cette tribune qu’« il ne faut pasoublier que le gain de temps au quotidien, la moder-nisation de la cuisine et du ménage, la conserva-tion des mets, la révolution agricole, la communi-cation, l’univers des loisirs ainsi que l’allongementmoyen de l’espérance de vie de 70 % depuis ledébut du XXe siècle sont directement issus desacquis scientifiques et technologiques ». Une alertequi fait écho, par exemple, aux questionnementslégitimes sur les onze nouveaux vaccins obliga-toires et la hausse croissante du taux de non-vaccination (et ses dangers publics mortels inhé-rents). La reconquête pour laquelle les scientifiquesplaident serait salutaire aussi pour les 61 % deFrançais persuadés que les centrales nucléaires

contribuent au réchauffement climatique.Nous nous permettons de reproduire les motsd’Yves Bréchet, haut-commissaire à l’énergie ato-mique et signataire de la tribune, qui dans uneinterview en 2015 disait déjà : « À force d’enten-dre n’importe quoi, la population en devient dés-informée. C’est ainsi que naît le conflit entre lalégitimité politique et la rationalité scientifique.[…] Si l’on veut que l’action politique soit ration-nelle, il faut lutter contre cette désinformation dupublic. Les citoyens doivent se réapproprier lascience dans laquelle ils vivent. La reconstruc-tion du capital scientifique est le travail des scien-tifiques citoyens, car la science, en plus d’être unmétier, est aussi une culture. » n

Pour l’expérimentation animaleIls sont Médaille d’or du CNRS, Prix Nobel, membres de l’Académie des sciencesou « simples » chercheurs, et signent, à plus de quatre cents, une tribune pourlutter contre la caricature de l’expérimentation animale.« Comment en sommes-nous arrivés là ? », s’interrogent-ils. Le mea culpa estposé : « La communauté scientifique porte sa part de responsabilité. En refusant

pendant longtemps de communiquer, ellea laissé le champ libre à [des] affabula-tions. » En effet, les sondages sur cette thé-matique de l’expérimentation animalerévèlent que les fantasmes ont la vie dure.Presque 1 Français sur 3 pense qu’il n’y aaucune réglementation. Or c’est le sec-teur le plus contrôlé dans le droit, et ladirective européenne 2010/63, transpo-sée en droit français le 1er février 2013, fixepour objectif final le remplacement totaldes procédures appliquées aux animaux.

Pour les quatre cents signataires, « l’expérimentation animale n’est pas une dis-cipline en soi, elle est un maillon encore indispensable d’une longue chaîne deméthodes expérimentales permettant de comprendre, soigner et guérir ».Il est vrai que les progrès dans la médecine dus au travail sur des animaux sontnombreux : pas moins de soixante-dix-neuf prix Nobel de médecine. Le soucide la cause animale et l’interrogation sur l’utilisation d’animaux dans la recherchesont légitimes. Il en va de même pour la volonté des signataires de « privilégierles échanges entre communauté scientifique, associations de malades et grandpublic ». Leur but : encourager la transparence sur les pratiques réelles, et noncelles fantasmées. n

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Réforme SNCF : les transports ont besoin de la dette

Comme elle l’a déjà fait en 2014 lors de la dernière réforme ferroviaire, la CGTréaffirme que la dette ferroviaire est une dette d’État, largement contractée pourfinancer le développement des lignes à grande vitesse dans les années 1980.Elle plombe aujourd’hui le système ferroviaire de près de 50 milliards d’euros,et 1,7 milliard d’euros sontchaque année alloués auxremboursements des seulsintérêts de cette dette. « Lesystème ferroviaire ne peuts’autofinancer», répète la CGT,qui affirme que « la moder-nisation du réseau exige plusde 3 milliards d’euros d’inves-tissement par an ».Le syndicat propose donc lamise en place d’une caissed’amortissement de la detteferroviaire de l’État (Cadefe), structure de défaisance qui apporterait «mécani-quement près de 2 milliards d’euros tous les ans au système ferroviaire en le libé-rant des intérêts bancaires de la dette ».Les investissements sur les lignes ferroviaires relatifs à l’aménagement et àl’équilibre du territoire courent sur des dizaines et des dizaines d’années. Lerecours à l’endettement pour intérêt stratégique général n’est pas une folie.Des pistes de financement sont à regarder du côté des autoroutes, bradées auprivé et qui réalisent des profits énormes sur le dos des usagers. Autant d’ar-gent qui pourrait revenir dans les caisses de l’État pour financer un réel projetde transports en France. n

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PAR JACQUES CROVISIER*,

l y a cent quatre-vingt-dix ans,le 8 février 1828, naissaitJules Verne. Et il y a centdix ans, trois ans après sa

mort, paraissait l’un de ses pluscurieux romans, la Chasse aumétéore. Le lecteur peut êtresurpris d’y découvrir une allu-sion à l’équivalence masse-éner-gie. En effet, c’est en 1905qu’Albert Einstein a publiél’équation E =mc2 qui instituecette loi. Avant de devenir célè-bre, cette formule est restéelongtemps confidentielle, connueseulement d’un petit nombrede spécialistes.Comment a-t-elle pu s’intro-duire dans ce roman?

DEUX VERSIONS DE LA CHASSE AU MÉTÉOREÀ la mort de Jules Verne, en 1905,sa rédaction de la Chasse aumétéore était presque achevée.Aux termes de son testament,son fils Michel (1861-1925) estchargé d’achever les romansrestés en suspens. Pour la Chasseau météore, une simple relec-

ture aurait pu suffire. Mais Michelprocède à des modificationsconsidérables : ajout de plu-sieurs chapitres, des dévelop-pements substantiels, et sur-tout introduction un personnagesupplémentaire, Zéphyrin Xirdal,un savant original manipulé parun spéculateur dénué de scru-pule. C’est cette version rema-niée qui paraît en 1908, sous leseul nom de Jules Verne pourdes raisons évidemment com-merciales. Ce n’est que vers 1978,après la découverte du manu -scrit initial de Jules Verne, quel’on a pu se rendre compte del’ampleur des changements etajouts. Le manuscrit original aalors été édité et publié, et c’estcette version que l’on trouvemaintenant couramment enlibrairie1. Le monde des spécia-listes de Verne s’est alors immé-diatement partagé entre « julo-philes » et « michellâtres » (selonl’expression du vernien FrançoisRaymond). Les puristes, outrés,ont dénoncé une défigurationde l’œuvre de leur grand écri-vain. Quant à moi, j’ai choisimon camp : je préfère la ver-sion remaniée par Michel, queje trouve plus riche tant sur leplan scientifique que sur le plandramatique. Mais je me réjouisde l’existence des deux versions,car on peut apprécier les apportsrespectifs du père et du fils.Les petits corps célestes – asté-roïdes et comètes – abondentdans les romans de Jules Verne,qui avait lu l’Astronomie popu-laire de François Arago avecpassion. Ainsi, Hector Servadac(1877), l’un des plus fous desVoyages extraordinaires, sepasse… à la surface d’une

comète. L’astronome PalmyrinRosette y effectue la premièreexploration in situ d’un noyaucométaire. Bien avant quel’Agence spatiale européennen’envoie sa sonde Rosetta (lacoïncidence des noms est remar-quable, mais semble fortuite)vers la comète Tchouriumov-Guérasimenko !

Dans la Chasse au météore, unobjet insolite apparaît dans leciel. En fait, le titre est impro-pre et c’est bien un petit asté-roïde qui se trouve capturé dansune orbite terrestre, et non unmétéore (ou bolide), phéno-mène transitoire dû à la désin-tégration d’un tel corps lorsqu’il

traverse l’atmosphère. Les deuxastronomes amateurs qui l’ontdécouvert s’en disputent la pater-nité avec acharnement; le monden’a pas changé sur ce point !Tout bascule lorsque l’on décou-vre que l’astéroïde est composéd’or pur et que l’on apprendqu’il va chuter sur la Terre. Lafièvre gagne l’humanité. La

course pour s’emparer de lafuture météorite s’engage. Lescours boursiers s’effondrent.Mais l’astéroïde s’abîme dansla mer et se disloque en débrisirrécupérables. Les spéculateursen sont pour leurs frais. Les tin-tinophiles reconnaîtront dansce roman-catastrophe le scé-

Pour modifier l’orbite d’un astéroïde et le faire chuter enun endroit choisi, le personnage Zéphyrin Xirdal utiliseun appareil de son invention qui préfigure le laser. Si ladescription en est confuse, il apparaît qu’il est fondé surle principe de l’équivalence matière-énergie.

n HISTOIRE DES SCIENCES

L’idée d’équivalence entre la masse et l’énergie dans le roman de JulesVerne la Chasse au météore, bien avant la diffusion des théories d’Einstein,interpelle. Comment l’expliquer ?

Jules, Michel, Albert, Gustave et l’origine de E = mc2

I

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SCIENCE ET TECHNOLOGIE36

Albert Einstein.

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nario de l’Étoile mystérieuse(1942), bien qu’Hergé se soittoujours défendu d’avoir lu JulesVerne.

L’ÉQUIVALENCE MASSE-ÉNERGIE DANS LE ROMANL’apport essentiel de MichelVerne est l’introduction du per-sonnage de Zéphyrin Xirdal,savant farfelu qui se met en têtede modifier l’orbite de l’asté-roïde pour le faire chuter en unendroit choisi. Pour cela, il uti-lise un appareil de son inven-tion, sorte de « rayon de la mort »qui préfigure le laser. La des-cription de son appareil estconfuse, mais il apparaît qu’ilest fondé sur le principe del’équivalence matière-énergie.On lit en effet dans le chapitre Xde la Chasse au météore : « Lasubstance, éternellement détruite,se recompose éternellement.Chacun de ses changementsd’état s’accompagne d’un rayon-nement d’énergie et d’une des-truction de substance corres-pondante. Si cette destructionne peut être constatée par nosinstruments, c’est qu’ils sont tropimparfaits, une énorme quan-tité d’énergie étant enclose dansune parcelle impondérable dematière. »Incidemment, Zéphyrin Xirdala aujourd’hui des émules quienvisagent de construire samachine : on a en effet sérieu-sement proposé d’explorer l’exo-planète récemment découverteautour de Proxima du Centaure(à 4,2 années-lumière de dis-tance de la Terre), ou de rattra-per l’astéroïde interstellaire‘Oumuamua qui a traversé notresystème solaire à l’automne2017, par des sondes spatialeséquipées de voiles, propulséesà partir de la Terre par la pous-sée du rayon d’un laser giga-watts, pouvant les accélérer àune fraction notable de la vitessede la lumière.Pas plus que son père avant1905, Michel Verne avant 1908ne devait connaître les idéesd’Einstein, alors ignorées dupublic. Le principe d’une équi-valence masse-énergie était

cependant déjà « dans l’air dutemps », le génie d’Einsteinconsistant à en déduire l’ex-pression numérique par le rai-sonnement. Mais où Michel a-t-il pêché cette idée? La clé de

ce mystère nous est peut-êtrelivrée encore dans le chapitre Xde la Chasse au météore, où l’onlit : « Donc, en opposition avecl’axiome classique “Rien ne seperd, rien ne se crée”, ZéphyrinXirdal proclame que “Tout seperd et tout se crée”. » Si l’axiomeest celui attribué à Lavoisier, laproclamation de Xirdal semblesortir tout droit de l’Évolutionde la matière (1905) de GustaveLe Bon, un livre largement dif-fusé qui porte en épigraphe« Rien ne se crée. Tout se perd. »C’est là que Le Bon expose sesvues sur l’équivalence masse-énergie2.

GUSTAVE LE BON, UN PERSONNAGE TOURMENTÉQui était Gustave Le Bon (1841-1931) ? C’était un autodidacteen mal de reconnaissance3.Actuellement, on se souvientsurtout de sa Psychologie desfoules (1895), un des ouvragesfondateurs de l’idéologie fas-

ciste qui a inspiré certainsrégimes totalitaires. Mais cepolygraphe toucha tour à tourà l’anthropologie, la sociologie,la photographie, la physique…Il avait son propre laboratoirede physique et publiait ses tra-vaux dans les Comptes rendusde l’Académie des sciences et laRevue scientifique. Il tenait unsalon où il rassemblait des intel-lectuels triés sur le volet. Il adirigé la Bibliothèque de phi-losophie scientifique, collec-tion éditée par Ernest Flam -marion où furent publiés, entreautres, des ouvrages de HenriPoincaré (1854-1912) commela Science et l’hypothèse (1902),et bien sûr plusieurs livres deLe Bon lui-même, qui a trouvélà une affaire lucrative. Il est unpeu l’image de ces savants para-noïaques, en conflit avec la

science universitaire et officielle,tels qu’on en rencontre dans les romans de Jules Verne et ailleurs.Avec ses livres et ses articles devulgarisation largement acces-sibles, Gustave Le Bon a fait untemps illusion, même parmi lesscientifiques de son époque.Les faiblesses de son argumen-tation scientifique ont cepen-dant été dénoncées en 1907 parJean Perrin, qui a souligné « unorgueil sans limite », un langage« d’une inimaginable impréci-sion », « l’aisance dogmatiquede certaines affirmations », « desréclamations de priorité, tou-jours vagues d’ailleurs »4. Plutôtque d’utiliser un formalismethéorique pour établir l’équi-valence matière-énergie commel’a fait Einstein, Le Bon s’estfondé sur une interprétationintuitive de la radioactivité. Sonestimation n’était pas E = mc2

mais ½ mv2, où la vitesse vn’étaitque le tiers de la vitesse de la

Gustave Le Bon est un peu l’image de ces savantsparanoïaques, en conflit avec la science universitaireet officielle, tels qu’on en rencontre dans les romansde Jules Verne et ailleurs.

JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018 Progressistes

lumière: le compte n’y était pas.Plus tard, en 1922, il revendi-quera pourtant la paternité deE = mc2 auprès d’Einstein. Seslettres deviendront de plus enplus agressives, se teintant d’an-tisémitisme et de xénophobie.Einstein finira par l’éconduire…et la physique de Le Bon estmaintenant bien oubliée.La science des romans de JulesVerne est restée ancrée dans unXIXe siècle où les techniques élec-triques commencent à supplan-ter les machines à vapeur. Laradioactivité et la TSF, apparuesau tournant du siècle, n’y ontpas trouvé place. Son fils Michelétait plus ouvert aux nouveau-tés scientifiques de sa généra-tion : n’avait-il pas tenu unechronique de vulgarisation scien-tifique dans certains journaux?On comprend donc qu’il aitcherché à moderniser le romande son père. Il ne pouvait alorsy introduire les idées d’Einstein,qui ne parviendront à attein-dre le grand public que vers lesannées 1920. Mais il sembles’être laissé séduire par cellesde Gustave Le Bon5.n

*JACQUES CROVISIER est astronome à l’Observatoire de Paris.

1. La version de la Chasse au météorede 1908, difficile à trouver en librairie,est accessible sur Gallica(http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6517517v?rk=21459;2). La versionreprise de l’original de Jules Verne a été publiée en 2004 parFolio/Gallimard.

2. L’influence de Gustave Le Bon dansla Chasse au météore a été avancéepar Jacques Payen (1989, Culturetechnique, vol. XIX, p. 309-317) etpar Guy Desloges (1992, Bulletin de la Société Jules Verne, no 103,p. 14-15).

3. Sur Gustave Le Bon, on peut lire :Benoît Marpeau, Gustave Le Bon :parcours d’un intellectuel, 1841-1931, CNRS Éditions, Paris, 2000.

4. La critique de Le Bon par JeanPerrin est parue le 10 novembre 1907dans la Revue du mois.

5. D’autres aspects de la Chasse aumétéore sont évoqués surhttp://www.lesia.obspm.fr/perso/jacques-crovisier/JV/verne_CM.html

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Michel Verne, fils de Jules.

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Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018

PAR GEOFFREY BODENHAUSEN ET,EVARISTE SANCHEZ-PALENCIA*,

édition scientifique estune industrie commeaucune autre, avec des

marges bénéficiaires qui riva-lisent avec celles de Google. Elle a été développée par l’undes magnats les plus connus de Grande-Bretagne : RobertMaxwell, mort en 1991.Reed Elsevier, un géant de l’édi-tion multinationale, l’un des

rares éditeurs qui ont réussi àgérer la transition vers Internet,est le chouchou des investis-seurs. Ses revenus annuels dépas-

sent 6,6 milliards d’euros, et unrécent rapport de l’entrepriseprévoit une nouvelle année decroissance.Le cœur de l’activité d’Elsevierest constitué par des revuesscientifiques, des publicationshebdomadaires ou mensuellesà travers lesquelles les cher-cheurs partagent les résultatsde leurs travaux. Malgré un publicpeu nombreux, l’édition scien-tifique est une entreprise impor-tante. Si le volume du chiffre

d’affaires mondial total de l’édi-tion scientifique – plus de 20 mil-liards d’euros – se place entrecelui des industries de l’enre-

plus, la majeure partie du « far-deau » éditorial – la vérificationde la validité scientifique, unprocessus connu sous le nom

d’évaluation par des pairs – estassurée par des scientifiques,salariés eux aussi par les États,qui travaillent sur une basebénévole. Les éditeurs vendentensuite le produit aux biblio-thèques institutionnelles et uni-versitaires financées par lesÉtats, pour les scientifiques,ceux-là mêmes qui, au sens col-lectif, ont créé le produit enpremier lieu.Les observateurs extérieursfont souvent preuve d’unegrande incrédulité quand onleur décrit ce cycle de produc-tion. Un rapport du comitéparlementaire britannique dessciences et de la technologiede 2004 sur l’industrie a constatéque, dans « un marché tradi-tionnel, les fournisseurs sontpayés pour les produits qu’ilsfournissent ». Un rapport de laDeutsche Bank datant de 2005a qualifié de « bizarre » ce sys-tème triple pay, dans lequel« l’État finance la recherche,paie les salaires de la plupartde ceux qui vérifient la qualitéde la recherche, puis achète la

n ÉDITION

gistrement audio et celui de lavidéo, elle est beaucoup plusrentable : en 2010, le secteur del’édition scientifique d’Elsevier

a déclaré 800 millions d’eurosde bénéfices pour un peu plusde 2,2 milliards de chiffre d’af-faires, soit une marge de 36 %,supérieure à celle d’Apple, Googleou Amazon cette année-là.

LE FONCTIONNEMENT DU SYSTÈMEPour gagner de l’argent, un édi-teur traditionnel doit couvrirune multitude de coûts : il doitpayer les auteurs des articles, ildoit employer des éditeurs pourpasser commande puis vérifierles articles, et il doit payer lesfrais de la distribution du pro-duit fini aux abonnés et auxdétaillants. Tout cela coûte cher,et les magazines les mieux ven-dus font généralement des béné-fices aux environs 12 à 15 %.La façon de gagner de l’argentà partir d’un article scientifiquesemble très similaire, sauf queles éditeurs scientifiques par-viennent à éviter la plupart descoûts. Les scientifiques, qui sonten grande partie salariés par lesÉtats, donnent leurs travauxgratuitement aux éditeurs. De

En 2010, le secteur de l’édition scientifique d’Elsevier adéclaré 800 millions d’euros de bénéfices pour un peuplus de 2,2 milliards de chiffre d’affaires, soit une margede 36 %, supérieure à celle d’Apple, Google ou Amazoncette année-là.

Reed Elsevier, un géant de l’édition multinationale, l’un des rares éditeurs qui ont réussi à gérer la transitionvers Internet, est le chouchou des investisseurs. Ses revenus annuels dépassent 6,6 milliards d’euros, et un récent rapport de l’entreprise prévoit une nouvelleannée de croissance.

La publication scientifique : une mauvaise affaire pour la scienceLe 27 juin 2017, le quotidien britannique The Guardian a publié un important articlesur le mode de fonctionnement que les maisons d’édition scientifique imposent auxchercheurs. Parce que la qualité de l’information et la pertinence des analyses illus-trent l’appropriation de ce qui devrait constituer un patrimoine du monde scienti-fique, de l’humanité même, Progressistes vous en propose un compte rendu.

L’

SCIENCE ET TECHNOLOGIE38

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JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018 Progressistes

plupart des produits publiés ».Les scientifiques le savent bien:c’est une mauvaise affaire poureux. L’entreprise d’édition est« perverse et inutile », selonMichael Eisen, un biologiste deBerkeley qui, dans un articleparu en 2003 dans The Guardian,déclarait que « ce devrait êtreun scandale public ». AdrianSutton, physicien de l’ImperialCollege de Londres, a dit queles scientifiques « sont tousesclaves des éditeurs. Quelle autreindustrie reçoit ses matières pre-

mières de ses clients, utilise cesmêmes clients pour effectuer lecontrôle de qualité de ces maté-riaux, puis vend les mêmes maté-riaux aux clients à un prix exces-sif ?» Un représentant du groupeRELX, le nom officiel d’Elsevier

quel type de travail a le plus dechances d’être retenu pourpublication, adaptent leurs arti-cles en conséquence.Selon une étude de 2013, la moi-tié des résultats de tous les essaiscliniques aux États-Unis ne sontjamais publiés. Les chercheurspeuvent être amenés à explo-rer inutilement des impassesque leurs collègues scientifiquesont déjà reconnues comme sté-riles, uniquement parce quel’information sur des échecs n’ajamais été publiée dans les pagesdes publications scientifiques.Le « cas » Elsevier n’est nulle-ment isolé. Ce type de pratiquesa conduit les travailleurs scien-tifiques à développer, grâce enparticulier à Internet, des« archives ouvertes » pour lacommunication de leurs tra-vaux; mais ces publications sontsouvent entachées de suspicionpuisque non soumises à vérifi-

cation, impactant ainsi la pra-tique même de la recherche.Depuis une trentaine d’années,le monde de la recherche estgangrené dans l’exercice de sonactivité et l’orientation mêmedes travaux par une mainmiseprogressive du pouvoir de l’ar-gent, qui revêt des formesdiverses et variées : contrats,bien entendu, mais aussi desoutils plus sournois, tels quel’impact factor et le classementde Shanghai, régulièrementdénoncés par les scientifiques,qui dénaturent la productionde connaissances. n

*GEOFFREY BODENHAUSEN, spécialiste de la résonancemagnétique nucléaire, est professeurde chimie à l’École normalesupérieure (Paris).

EVARISTE SANCHEZ-PALENCIA estmathématicien, membre del’Académie de sciences.

depuis 2015, a prétendu quecette manière de procéder « sertla communauté de la rechercheen faisant des choses dont ils [leschercheurs] ont besoin et qu’ilsne peuvent pas faire eux-mêmes,en facturant un prix raisonna-ble pour ce service ».

DES EFFETS PERVERSNombreux sont les scientifiquesqui pensent que l’industrie del’édition exerce une trop grandeinfluence sur ce que les cher-cheurs choisissent d’étudier,

ce qui est évidemment nocifpour la science elle-même. Eneffet, comme les revues préfè-rent des résultats nouveaux etspectaculaires – après tout, lavente d’abonnements est leuraffaire –, les scientifiques, sachant

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Adrian Sutton, physicien de l’Imperial College de Londres, a dit que les scientifiques « sont tous esclaves des éditeurs.Quelle autre industrie reçoit ses matières premières de sesclients, utilise ces mêmes clients pour effectuer le contrôlede qualité de ces matériaux, puis vend les mêmesmatériaux aux clients à un prix excessif ? ».

Depuis une trentaine d’années, le monde de la rechercheest gangrené dans l’exercice de son activité et l’orientationmême des travaux par une mainmise progressive du pouvoir de l’argent.

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Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018

férentes qui renvoient à des iden-tités professionnelles opposées:s’occuper de personnes en perted’autonomie et les accompa-gner durant leur vieillissementversus entretenir le domiciled’un ménage aisé. Or le sensaccordé au travail tout commela reconnaissance sociale qu’un(e)salarié(e) peut obtenir consti-tuent des éléments majeurs dela qualité des emplois et un res-sort fondamental pour faire évo-luer l’organisation du secteur.

SOLVABILISER LA DEMANDE ET FINANCER CES SERVICESLa définition du champ d’acti-vité et de public bénéficiaire estd’autant plus importante qu’ellen’est pas sans incidence sur lesmécanismes de financementdes services. De nombreusesétudes ont souligné que dans lechamp des services à la per-sonne la demande potentielleétait très vaste et n’attendait qued’être solvabilisée… Mais loind’être uniforme cette demandedoit être séparée en deux grandesbranches. La première est issuedes ménages actifs et repose surune volonté d’externaliser lestâches domestiques que l’on neveut plus faire pour des raisonsde manque de temps ou parcequ’elles constituent des « cor-vées » ; la seconde correspondaux activités quotidiennes quel’on ne peut plus faire lorsquele vieillissement ou le handicapréduisent l’autonomie indivi-duelle. Ces deux types dedemande n’ont finalement encommun que leur difficulté às’exprimer : le premier en rai-

son d’un faible consentementà payer de la part de clients quiarbitrent entre faire et faire faire;le second du fait d’un effortfinancier trop élevé au regarddes revenus des personnes âgées.Au final ces deux « marchés »

bénéficient de financementsdifférents: défiscalisation et sou-tien proportionnel à la dépensepour les services de confort, allo-cation attribuée en fonction decritères médicaux et sociauxpour l’aide aux personnes fra-giles (principalement allocationpersonnalisée d’autonomie [APA]et prestation de compensationdu handicap [PCH]). Pour autantd’autres financements publicssont moins marqués et entre-tiennent le flou entre ces deuxchamps d’activité. Plus encore,les sommes en jeu (6 à 7 mil-liards d’euros pour les servicesde confort, autant spécifique-ment pour les services à domi-cile adressés aux personnes vul-nérables et près de 4 milliardsconcernant indifféremment cesdeux publics) créent une formede concurrence entre ces deuxpolitiques publiques.Or ces mécanismes de solvabi-lisation sont déterminants pourles salariés du secteur. Toutd’abord parce qu’ils ont unimpact essentiel sur l’identitéprofessionnelle des salarié(e)s :

alors que les mesures de défis-calisation entretiennent uneconsommation très inégalitaireet une forme de domesticité, lesfinancements sur critèresmédico-sociaux permettent unedémocratisation réelle du recours

à ces services et renforcent ainsileur logique de service d’inté-rêt général ; mais égalementparce que les financementsaccordés et leur durabilité, enpartie liée à leur légitimité sociale,conditionnent les marges demanœuvre dont disposent lesemployeurs pour améliorer lesconditions de travail et de rému-nération.

AMÉLIORER LA QUALITÉDES EMPLOIS ET RÉDUIRE LA PAUVRETÉ LABORIEUSECar la situation des salarié(e)sdemeure particulièrement préoc-cupante : rémunération men-suelle moyenne parmi les plusfaibles de toutes les professions(moins de 920 €, contre unemoyenne de 1838 € pour l’en-semble des salariés), taux detravailleurs pauvres parmi lesplus élevés (près de 30 %), péni-bilité physique du travail mar-quée et associée à des tauximportants d’accidents du tra-vail, importantes contraintespsychologiques et temporelles,faiblesse des opportunités de

TRAVAIL, ENTREPRISE & INDUSTRIE40

n SERVICES

PAR FRANÇOIS-XAVIER,DEVETTER*,

LE PÉRIMÈTRE DE L’AIDE ÀDOMICILE AUJOURD’HUIL’une des particularités – et nondes moindres – de ce champd’activité est de faire l’objetd’âpres débats relatifs à sa défi-nition même. Longtemps res-tés dans des zones floues entretravail informel, bénévolat ettravail associatif peu reconnu,les services d’aide à domicileaccélèrent leur structurationdans les années 1990, et en 2002obtiennent une reconnaissanceinstitutionnelle majeure par laloi dite « de modernisation del’action sociale ».L’appartenance de l’aide à domi-cile au monde social et médico-social semble alors pleinementreconnue. L’appellation dési-gnant les travailleuses est modi-fiée : les aides ménagères lais-sent la place aux aides à domicileet aux auxiliaires de vie sociale.Cette victoire sera cependantde courte durée, et le plan dedéveloppement des services àla personne (dit « plan Borloo »,2005) inscrira explicitementl’aide à domicile dans un vastesecteur des « services à la per-sonne » dont le point commun,le domicile, ne constitue qu’unfaible marqueur d’identité pro-fessionnelle. Les aides à domi-cile sont ainsi renvoyées à desactivités avant tout domestiques,sans spécificité sociale marquée.Depuis, l’aide à domicile – lesstructures prestataires commeles salarié(e)s – demeure ballot-tée entre deux logiques très dif-

L’importance quantitative des aides à domicile, tant en nombre de sala-riés (550000 aujourd’hui) que de bénéficiaires, place la profession au cen-tre de nombreux enjeux sociaux : Comment financer ses services ?

Comment en garantir la qualité ? Et, enfin, comment favoriser une organisation du travail correcte pour les salarié(e)s ?

L’aide à domicile, entre services à la personne et action sociale

Le sens accordé au travail tout comme la reconnaissancesociale qu’un(e) salarié(e) peut obtenir constituent deséléments majeurs de la qualité des emplois et un ressortfondamental pour faire évoluer l’organisation du secteur.

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JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018 Progressistes

promotion…Quelle que soit la dimensionétudiée, la qualité de l’emploides aides à domicile apparaîtassez médiocre. Certes, des pro-grès ont été enregistrés depuisquinze ans : les salaires ont crûplus vite que la moyenne desautres professions employéesou ouvrières ; des éléments declassifications permettant desprogressions, modestes, entermes de carrière se sont struc-turés ; les temps de déplace-ments et d’intervacation sontplutôt mieux pris en compte parles employeurs. Surtout, desconventions collectives (branchede l’aide à domicile associativeen 2010, convention collectivenationale des entreprises de ser-vices à la personne en 2012) ontété signées et garantissent denouveaux droits pour lessalarié(e)s.Cela dit, ces progrès restent trèsinsuffisants et soulignent le che-min qu’il reste à parcourir pourfaire de ces emplois des emploisdécents. La multiplicité desformes d’emploi (prestataire,mandataire, emploi direct) etdes types d’employeurs (public,privé associatif, privé lucratif,

particuliers) crée également unegrande hétérogénéité dans lesconditions de travail et d’em-ploi et nuit à l’organisation et àl’expression des revendicationsdes travailleurs (-euses) concer-nées. Les avancées observéesdans le secteur public ou asso-ciatif sont ainsi menacées parla concurrence des acteurs à butlucratif et du système de l’em-

ploi direct.En outre de l’analyse des condi-tions de travail il ressort qu’undes nœuds du problème demeurele calcul du temps de travail : lavolonté de coller au plus prèsdu « travail effectif » (construitcomme le seul temps d’inter-vention) conduit à maintenirles salarié(e)s à temps partielpour des activités dont l’em-prise temporelle est de fait celle

d’un temps complet. Les étudesconvergent pour souligner qu’au-delà de 26 heures hebdoma-daires la pénibilité du travail estinsoutenable à long terme ;26 heures est ainsi la duréemoyenne observée dans le sec-teur… Raisonner en temps par-tiel choisi ou subi n’a ici que peud’intérêt : entre ce qui est subien raison de contraintes fami-

liales et ce qui est choisi pourépargner sa santé, la frontièreest plus que mince. Or cedécompte du temps de travailest également directement liéaux modalités de solvabilisationdu secteur qui répond à unelogique de financement à l’heureprestée. La contrainte pesantsur les coûts retombe lourde-ment sur les salarié(e)s, maiségalement sur la façon de conce-voir la qualité des services quien retour affaiblit la position destravailleuses.

GARANTIR LA QUALITÉ DES SERVICESEn effet, l’aide à domicile estégalement traversée par deuxconceptions de la qualité du ser-vice radicalement différentes.D’un côté, la sélection des ser-vices de qualité est penséecomme pouvant résulter de laconcurrence et du choix desconsommateurs. Il s’agit alors

de les informer correctementviades labels, des certificationsou encore des marques. Derrièrecette conception, l’hypothèseformulée est celle d’une qualitédu service située dans ou pro-duite par l’organisation. Sonamélioration passerait alors parplus de division du travail et despécialisation des salarié(e)s.Or cette logique est un moyende déqualifier le travail des inter-venant(e)s et, si possible, d’enaccroître l’intensité. De l’autrecôté, les appels à la profession-nalisation des structures commedes intervenant(e)s renvoientune tout autre vision de ce qu’estla qualité de service: elle se situedans la subjectivité de la copro-duction avec le bénéficiaire etexige des compétences profes-sionnelles bien plus larges entermes d’autonomie et de capa-cité d’adaptation. Le travail del’aide à domicile n’est alors plusréductible à la succession destâches exigées mais correspondà la logique du « prendre soin »nécessitant de multiples quali-fications permettant, en retour,une meilleure reconnaissancesociale et financière du travaileffectué.Ainsi, l’aide à domicile demeureun territoire mal défini et enmouvement permanent. Soumisà des transformations techno-logiques et, surtout, réglemen-taires1, régulé de manière trèshétérogène par des autoritésmultiples tant nationales quelocales et au cœur d’une concur-rence intense entre opérateursde statuts très différents, le sec-teur peine à se définir de manièrecohérente et demeure ballottéentre une logique libérale de« services à la personne » et unelogique d’action sociale qui auraitdû tendre vers la création d’unnouveau service public. n

*FRANÇOIS-XAVIER DEVETTER estprofesseur de sciences économiques,CLERSE, IMT Lille Douai

1. Loi 2002-2 rénovant l’actionsociale et médico-sociale de 2002,plan Borloo de 2005, loi 2015-1776relative à l’adaptation de la société auvieillissement de 2015, pour ne citerque les trois principales.

41

Le travail de l’aide à domicile n’est alors plusréductible à la succession des tâches exigées maiscorrespond à la logique du « prendre soin » nécessitantde multiples qualifications permettant, en retour, une meilleure reconnaissance sociale et financière du travail effectué.

DEUX VISIONS POLITIQUES CONCURRENTES DE L’AIDE À DOMICILE

ENJEUX POUR LES SALARIÉS

LOGIQUE LIBÉRALE« SERVICES À LA PERSONNE »

LOGIQUE D’ACTIONSOCIALE

Quel périmètre ?Identitéprofessionnelle/sensdu travail

Services à domicile, y compris services de confort

Services aux personnesvulnérables

Quelle solvabilisation?Marges de manœuvrefinancières

Défiscalisation,subvention à la dépense

Subventions sur critèressocio-économiques (APA,PCH), subvention de l’offre.

Quelle qualité du service?

Formation/divisiondu travail

Concurrence et libre choix

Compétenceprofessionnellesautonomes

Quelle organisation du travail ?

Temps detravail/rémunération

Spécialisation/décomptehoraires/industrialisation

Professionnalisation des salariés

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Progressistes OCTOBRE-NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2014Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018

vations du jour même: s’il pleutaujourd’hui, alors il est fort pro-bable qu’il pleuve demain. Maistrès vite des règles sont intro-duites pour affiner ces prévi-sions grâce aux connaissancesformalisées sur la saisonnalité,la localisation géographique,les mécanismes thermiques etdynamiques (anticyclones etdépressions…). Aujourd’hui,

les météorologues font essen-tiellement des prédictions,puisqu’ils utilisent des modèlesmathématiques. Les ergonomesde l’activité, quant à eux, s’ins-crivent plutôt dans le registrede la prévision.La distinction prévision/pré-diction n’est pas qu’une affairede vocabulaire, elle rend comptede la perspective adoptée energonomie de l’activité nonseulement pour rendre comptede ce qui se passe ici et main-tenant, mais surtout de ce quipeut se passer.Le réel, qu’il est possible de qua-lifier comme une « évolutionpar rapport au prescrit », estcomplexe à expliquer mais tienten grande partie à la présencedu facteur humain. En effet, cequi caractérise l’homme, c’estsa variabilité intrinsèque: il peutêtre grand ou petit en taille,jeune ou âgé, de genre mascu-

lin ou féminin et surtout unemême personne a un état quivarie tout au long d’une jour-née, plus ou moins éveillé lematin, plus ou moins disponi-ble à tel ou tel moment. En unmot, l’homme ne se caractérisepas comme une constante maisbien plutôt comme une « varia-ble » qui représente à la fois unegrande ressource d’adaptabi-

lité aux changements auxquelsil est exposé et aussi une cer-taine difficulté quant à prédirece qu’il va en être dans les faits.L’enjeu alors est moins de pré-dire – dans la mesure où l’hommene se résume pas à une simpleéquation – que de s’assurer quel’ensemble des conditions oùil va œuvrer puisse en tenircompte pour qu’il y trouve desressources afin de faire face àl’adversité du réel. Il s’agit doncde le prévoir.

DEUX EXEMPLES POUR OPÉRATIONNALISERCES CONCEPTSAfin de mieux saisir la portéedes concepts de prescrit et deréel, voici deux exemples. Lepremier se référant aux situa-tions de la vie quotidienne, lesecond à un incident de l’avia-tion rapporté dans le film Sully,de Clint Eastwood, sorti en 2016.

La hauteur de la table et de lachaise : un sujet très fréquem-ment adressé aux ergonomes.Leurs interlocuteurs pensentbien souvent qu’un tel expertest celui qui est le plus à mêmede donner une indication surce point. Donc, quelle est labonne hauteur pour une chaiseet une table? Même si cette pro-blématique peut apparaîtreessentielle – il n’y a qu’à voir lesnombreuses offres commer-ciales vantant les mérites dutravail debout (tendance dustanding at work) –, c’est oublierqu’il ne s’agit somme toute qued’une table et d’une chaise. Or,et jusqu’à preuve du contraire,des dizaines de milliers d’en-fants dans les écoles ont passéde nombreuses heures assis,sur des chaises en bois avec uneassise située aux alentours de40 cm et un plan de travail envi-ron 30 cm au-dessus, sans pourautant qu’il soit observé unerecrudescence d’escarres auniveau du postérieur ou de défor-mations du dos. Par conséquent,pour répondre à cette questionde la hauteur idoine, la consul-tation des bases de donnéesnormatives sur les caractéris-tiques anthropométriques despopulations peut être suffisante.Ces bases, qui tiennent comptede nombreux paramètrescomme l’âge, le genre, l’originegéographique, offrent uneréponse précise pour prédire lahauteur « idéale » ; elles appor-tent ainsi une réponse au tra-vail prescrit et permettent à toutun chacun d’être assis à la

TRAVAIL, ENTREPRISE & INDUSTRIE42

n FORMATION

Le réel, qu’il est possible de qualifier comme une « évolution par rapport au prescrit », est complexe à expliquer mais tient en grande partie à la présence du facteur humain.

PAR SYLVAIN LEDUC*,

DES CONCEPTS FONDATEURS: LES MOTS JUSTESDès 1969, l’ergonomie est défi-nie comme « l’étude scientifiquede la relation entre l’homme etses moyens, méthodes et milieuxde travail » avec comme objec-tif d’adapter le travail à l’homme.Or, pour comprendre les « inter-actions entre les humains et lesautres composantes d’un sys-tème », il est nécessaire de dis-poser soit de connaissancesdirectement opérationnelles,qui en précisent donc la teneur,soit de les développer.Dans le cas du travail prescrit,c’est la prédiction qui prévaut ;c’est-à-dire que le futur est envi-sagé (ce qui doit être ou adve-nir) sur la base de règles, d’unmodèle logique, un peu commele font les mathématiciens, voireles statisticiens… mais ces der-niers y mettent une certaineprudence puisqu’ils parlent sou-vent de « probabilité ». Dans lecas du travail réel, il s’agit deprévoir le futur réel possible etimprobable. Autrement dit, c’estessayer d’anticiper sur ce toutce qui peut advenir. Dans le casdu travail, c’est plus une prévi-sion, car la situation future estconsidérée au regard de la situa-tion actuelle et de ses possibi-lités d’évolution. Ainsi, à titrede comparaison, les premiersmétéorologues ont fait des pré-visions – comme tout un cha-cun peut s’y essayer – puisqu’ilsse sont efforcés de préciser letemps à venir à partir d’obser-

Évoquer les concepts de travail prescrit et de travail réel c’est parler de cequi advient alors même que cela ne semble pas imaginable pour en venirà considérer que tout est possible. L’objectif est de répondre à deux ques-tions fondamentales : pourquoi ce qui doit être n’est pas? et quelle réponse

apporter à ce qui peut arriver ?

Travail prescrit-travail réel : du prédictible à l’imprévisible

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JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018 Progressistes

« bonne » hauteur, ni trop hautni trop bas, dès lors qu’il a besoinde s’asseoir. Néanmoins, ce n’estpas toujours le cas. Dans la « réa-lité », il peut être nécessaired’être assis mais, d’une part,des changements de positionsont possibles en réponse à desévénements plus ou moins pré-vus et, d’autre part, le « fameux »modèle anthropométrique del’homme ou de la femme moyensne s’applique pas totalement.Tout un chacun n’a pas des men-surations idéales. Alors, la normede ce qui est prédictible mon-tre ses limites face à l’imprévi-sibilité de l’activité réellementmise en œuvre par un utilisa-teur singulier dudit siège. Cettedistinction entre la prédictiondu travail prescrit et l’imprévi-sibilité du travail réel montre,dans le cas de la table et de lachaise, que tout l’enjeu est deconcilier ces deux aspects pourprévoir des situations de travailqui soient adaptées au travailréel.Le second exemple se réfère àun amerrissage sur l’Hudson.Pour rappel, le 15 janvier 2009,le vol 1549 de la compagnie USAirways percute, quelquesminutes après le décollage, ungroupe de bernaches du Canada,ce qui provoque la perte de puis-sance des réacteurs et oblige lepilote à faire un amerrissaged’urgence dans le fleuve.L’accident n’a fait aucune vic-time. Ici, les experts ont attendudes pilotes certaines actions,conformément aux procéduresdéfinies en cas d’incident audécollage : le fameux « travailprescrit ». Pour autant, les pilotesne les ont pas mises en œuvre,non qu’ils ne les aient pas res-pectées, mais tout simplementparce qu’en situation « réelle »,à la suite de la collision inatten-due, les pilotes ont mis un cer-

tain temps à réagir, en partiedu fait de la compréhension del’événement et de la gestion de

la frayeur ressentie. Tout cela apris un temps certain, dont ladurée est difficilement prédic-tible, et variable d’une personneà l’autre. La probabilité de cetype d’incidents est extrême-ment faible, aussi est-il difficilede prévoir la réaction « tempo-relle » desdits pilotes. Pour autant,le réel a bien eu lieu et les pilotesont réussi à maîtriser la situa-tion : ils ont fait face au réel.

DES RÉALITÉSD’INTERVENTION: LA SANTÉ AU TRAVAILDans l’univers du travail, il estpossible également d’appliquerce cadre conceptuel aux enjeuxde la santé dans la perspectivede bénéfices immédiats et dif-férés. Le cas des troubles mus-culo-squelettiques en consti-tue une illustration intéressante.En effet, les études épidémio-logiques menées sur des cohortesde travailleurs ont identifié desfacteurs pouvant altérer leursanté dans des conditions don-nées. Ces pathologies ostéo-articulaires affectent principa-lement les articulations desmembres supérieurs (épaule,coude, poignet) et le rachis (ver-tèbres cervicales, dorsales etlombaires). Elles sont très pré-sentes dans les pays industria-lisés : en France, elles consti-tuent la première cause demaladie professionnelle !

Aujourd’hui, il existe un modèleplurifactoriel qui permet de pré-dire leur survenue dès lors quedes opérateurs sont exposés àdes tâches comportant descontraintes biomécaniques, quece soit au plan du rythme dessollicitations ou des angula-tions. Des abaques sont déve-loppés et repris dans desméthodes du type RULA ou

OREGE ; ils offrent un intérêtcertain pour indiquer dans quellemesure des opérateurs, confron-tés à des tâches données, vontêtre ou non sollicités et prédirece qui peut advenir, constituantpar là même une indicationpour définir le travail prescrit.D’ailleurs, le croisement de cesinformations avec d’autres,comme l’âge, les modalités d’or-ganisation du travail, les pra-tiques de management, offregénéralement une bonne indi-cation sur les conséquences àmoyen terme pour la santé destravailleurs concernés.Mais ce n’est pas suffisant, carmême si l’objectif est de dia -gnostiquer la situation actuellepour indiquer ce qui « ne vapas », la finalité est bien de défi-nir une situation où « ça va bien »,donc de transformer ce qui estpour permettre au réel d’adve-nir dans les meilleures condi-tions, c’est-à-dire de prévoir leréel. Ici, seule la prise en comptede ce qui se passe dans les faits– les fluctuations, les irrégula-rités, les incertitudes – peutapporter une réponse adaptéequant à ce que peut être la situa-tion future. Il ne s’agit pas alorsde prédire quelle doit être latâche mais bien plutôt de pré-voirdes conditions futures quivont en permettre la réalisationavec performance, au sens del’efficience productive et de la

préservation, voire du dévelop-pement, de la santé des travail-leurs. Sur ce point, il peut êtreintéressant de considérer unesituation de travail comme unesituation d’entraînement spor-tif. Ce dernier vise à maintenirune certaine forme physique etpsychique, voire à soutenir ledéveloppement d’une perfor-mance : courir plus vite, pluslongtemps, sauter plus haut,plus loin… Or l’enjeu est alorsde procéder aux exercices quivont y contribuer – au regardde leur prédictivité – tout enménageant le corps afin de pou-voir s’entraîner de nouveau entirant du plaisir, c’est-à-diretenir compte du réel.Tous ces aspects sont transpo-sés à l’univers du travail. Dansce cas, il apparaît essentiel deconnaître les travailleurs, cequ’ils ont à faire et font réelle-ment – aussi bien en situationnominale, quand tout va bien,qu’en situation dégradée, quandtout va mal ! –, et tout cela auregard des ressources mobili-sables et mobilisées. C’est iciqu’intervient l’adaptation dessystèmes de travail pour pré-voir des situations qui prévien-nent l’apparition des troublesde santé.

EN CONCLUSION…In fine, pour les ergonomes, par-ler de travail prescrit et de tra-vail réel c’est mettre en pers-pective deux représentationsdu travail : l’une sur ce qui estattendu et souhaité – par ceuxqui prédisent le travail –, l’au-tre sur ce qu’il est et peut être– par ceux qui le réalisent. L’enjeuest alors de les rapprocher parla construction de compromis ;c’est ici que toute la dimensiond’ingénierie des systèmes detravail intervient grâce à la mobi-lisation de ceux qui connais-sent le mieux le réel du travail :les travailleurs qui le font auquotidien. n

*SYLVAIN LEDUC est ergonome,maître de conférences à l’universitéd’Aix-Marseille, président de laFédération européenne des sociétésd’ergonomie.

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Il apparaît essentiel de connaître les travailleurs, ce qu’ils ont à faire et font réellement – aussi bien ensituation nominale, quand tout va bien, qu’en situationdégradée, quand tout va mal! –, et cela au regard des ressources mobilisables et mobilisées.

L’amerrissage sur l’Hudson en janvier2009 illustre l’écart entre travail prescritet travail réel.

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Progressistes OCTOBRE-NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2014Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018

bas salaires ? Les économistesrestent très partagés ; pour lesplus enthousiastes d’entre eux,elles auraient permis de sauve-garder des milliers d’emplois.En admettant qu’elles aient euun effet positif sur l’emploi, n’yavait-il pas une autre façon deprocéder que celle qui consisteà mettre à mal les budgets

publics ? Pourquoi les entre-prises « riches » ne finance-raient-elles pas celles qui ontdu mal à payer des salairesproches du SMIC ? Pourquoin’opérerions-nous pas des trans-ferts entre entreprises plutôtque de ponctionner les budgetspublics ?

www.perequation.org : UN NOUVEAU RÉGIME DE SÉCURITÉ SOCIALENous venons d’employer le termed’« entreprise riche » en oppo-sition à des entreprises qui ontdu mal à payer des salaires auxalentours du SMIC. C’est doncsur une assiette proche de lanotion de valeur ajoutée quenous allons établir cette redis-tribution : le revenu disponi-ble. La valeur ajoutée exprimede manière comptable ce quel’entreprise a apporté en termesde valeur dans le processus de

production : on prend la valeurde la production réalisée delaquelle on retranche les achatset l’usure du matériel afférenteà cette production. Cela corres-pond à la valeur que les travail-leurs de l’entreprise ont rajou-tée dans le processus deproduction. Dit autrement, cettevaleur ajoutée est donc égale

au bénéfice de l’entreprise,auquel on rajoute la masse sala-riale. Le défaut du bénéfice –et, par voie de conséquence, dela valeur ajoutée – est qu’il s’agitd’une donnée comptable, etnon de trésorerie : en effet, l’ac-tivité propre de l’entreprise apu induire l’autofinancementd’achats de longue durée ou derecherche et développementcomptabilisée qui ne se tradui-ront que plus tard en termes detrésorerie. L’évaluation du béné-fice est un indicateur qui pré-cise combien l’entreprise a éco-nomiquement gagné, et non cequ’elle a su dégager en flux detrésorerie.Comme c’est la trésorerie qui,seule, permet le paiement dessalaires, nous établirons commeassiette de prélèvement le revenudisponible, que nous définironscomme la masse salariale, àlaquelle on rajoute les flux de

trésorerie disponibles (ou freecash flow). L’évaluation de cerevenu disponible de l’entre-prise est simple : il suffit d’ad-ditionner tous les encaissementsréalisés par l’entreprise (paie-ments de factures, de subven-tions, de financements) et dedéduire les flux de trésoreriesortants (paiements des four-nisseurs, d’intérêts et de rem-boursements d’emprunts, d’im-pôts et de taxes).Le principe de cette péréqua-tion consiste à redistribuer unepartie du revenu disponible del’ensemble des entreprises enfonction du nombre d’emploismesuré en équivalent tempsplein (ETP) de chaque entre-prise. On pourra décider de pré-lever un pourcentage donné(20 %, 30 %, 40 % ou plus) de cerevenu disponible et de le redis-tribuer sous la forme d’une allo-cation unique donnée par ETP.Sur la base des données del’INSEE pour l’année 2014, ilapparaît qu’une péréquationsur 33 % des revenus disponi-bles aboutirait à une allocationpar ETP présent dans chaqueentreprise de 1321 €. Si la péré-quation se fait sur la moitié des revenus disponibles, alorsl’allocation sera de 2 001 €(http://www.perequation.org/?page_id=44).Pour éviter de trop gros mou-vements de trésorerie dans l’éco-nomie, on procédera par deséchanges de soldes, positifs ounégatifs, de cette péréquation.Comme pour une déclaration

TRAVAIL, ENTREPRISE & INDUSTRIE44

n ÉCONOMIE

Le principe de cette péréquation consiste à redistribuerune partie du revenu disponible de l’ensemble des entreprises en fonction du nombre d’emplois mesuréen équivalent temps plein (ETP) de chaque entreprise.

PAR BENOÎT BORRITS*,

LA COMÉDIE DES BAISSES DE « CHARGES »Voilà des décennies que les coti-sations sociales sont pointéesdu doigt par les gouvernementsde droite comme de gauchecomme facteur de chômage.Depuis des années, des mesuresse succèdent les unes après lesautres pour réduire les cotisa-tions sociales sur les bas salaires.Dans le discours ambiant, cescotisations sont réduites à des« charges pesant sur les entre-prises » alors qu’elles consti-tuent du salaire socialisé des-tiné à offrir des prestations auxsalariés pour la retraite, en casde chômage ou de maladie, ouencore à financer une politiquefamiliale ou des salaires dansla fonction publique hospita-lière. Avec l’empilement de cesmesures et le remplacement duCICE par une baisse définitivede cotisations, nous approchonsdésormais un niveau zéro decotisations autour du SMIC. Lebilan de ces exonérations estcatastrophique :– même partiellement compen-sées par l’État, elles accentuentle déficit public ;– elles dissuadent les entreprisesd’augmenter les travailleurs àfaibles revenus créant ainsi des« trappes à bas salaires » ;– elles sont une aubaine pourles entreprises qui font de grosbénéfices.Quels ont été les effets de cesbaisses de cotisations sur les

La péréquation – mécanisme de redistribution des ressources et des chargesvisant à réduire les inégalités – se pratique déjà dans les collectivités locales: ellepermet de réallouer les ressources de façon à favoriser les communes faible-

ment dotées. Pourquoi ne pas appliquer aux entreprises? Une mesure immédiate contri-buant à la démarchandisation progressive mais déterminée du travail et qui préfigurela société de demain.

Entreprises, péréquation et socialisation des richesses

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JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018 Progressistes

de TVA, chaque entreprise cal-culera donc en début de moisce qu’elle doit – le revenu dis-ponible du mois précédent mul-tiplié par le pourcentage de péré-quation – et calculera la sommeà laquelle elle a droit, en multi-pliant l’allocation unique par lenombre d’ETP ayant participéà la génération de ce revenumensuel. Si ce qu’elle doit estsupérieur à ce qui lui est dû, ellepaiera alors immédiatement lesolde au régime de péréquation.Dans le cas inverse, ce régimelui versera ce qui lui est dû dansles jours suivants. L’ajustementmacroéconomique entre le pour-centage de péréquation et lemontant de l’allocation doit logi-quement tendre à ce que lescontributions nettes soient égalesaux versements.

UNE SOCIALISATIONDU REVENUL’émergence des cotisationssociales – et, dans une moin-dre mesure, de la fiscalité surles entreprises – est une contes-tation directe du régime de lapropriété productive : on dénieà l’employeur le droit de payerune personne comme bon luisemble. Si l’entreprise veutemployer quelqu’un, elle devraaccompagner le salaire de coti-sations qui, pour partie, ouvrentdes droits au travailleur et, pourpartie, financent des dépensescollectives. Il n’en reste pasmoins qu’à cette étape le revenuissu du travail reste totalementdéterminé par l’employeur, lui-même contraint par la réparti-tion de la valeur ajoutée opé-rée par les relations marchandesentre les différentes entreprises.La péréquation du revenu dis-ponible permet de rompre aveccet état de fait. Grâce à ce sys-tème, une partie du revenu dutravailleur est directement garan-tie par la simple présence dusalarié dans l’entreprise, etéchappe donc aux relations mar-chandes. Il s’agit d’une aspira-tion profonde qui veut qu’onait la garantie d’une rémuné-ration dès lors que nous sommesen poste : les nombreux créa-

teurs d’entreprises ou les ani-mateurs d’économie sociale etsolidaire en savent quelquechose, eux qui doivent travail-ler pendant de long mois, voiredes années, sans rémunérationsérieuse. Avec la péréquation,ils se verront d’office garantirun revenu, et ce quel que soitle comportement économiquede leur unité de production. Ilsauront peut-être la chance,demain, de rendre la pareille endevenant des contributeurs netsdu système.Cette aspiration à la socialisa-tion du revenu signifie que sarépartition ne doit plus être l’af-faire exclusive des rapports mar-chands mais devienne l’objetd’un débat politique. À cet égard,la péréquation du revenu dis-ponible ne doit pas être conçuecomme un outil figé mais, au

contraire, comme un disposi-tif flexible et adaptable en fonc-tion des décisions politiquesprises par les citoyen(ne)s.Les partisans de l’allocation uni-verselle (ou revenu de base) esti-ment qu’une partie du revenudoit être garantie et incondi-tionnelle quel que soit le rap-port à l’emploi. La vocation desforces politiques de la transfor-mation sociale n’est pas de pren-dre position mais de permettreaux citoyen(ne)s d’en débattreet de trancher. Si ceux-ci tran-chent positivement, tout ou par-tie de l’allocation de la péré-quation pourra alors servird’allocation universelle en n’étantplus distribuée à l’unité de pro-duction mais directement auxrésidents.Une autre proposition, qui com-porte des points communs avecle revenu de base, est le salaireà vie de Bernard Friot. Dans cetteproposition, le salaire n’est plusdéterminé par un contrat de tra-

vail mais par un grade affecté àl’individu, cet individu étantalors libre de contracter pourun travail ou pas. Comme pourle revenu de base, l’allocationserait alors directement distri-buée aux citoyen(ne)s –rebap-tisé(e)s « salarié(e)s » dans cetteproposition – et modulée enfonction des grades des indivi-dus. Ce salaire à vie sera la seulesource de revenus, excluant touterémunération issue de la pré-sence dans une unité de pro-duction. Le moins que l’on puissedire est que cette propositionsoulève un scepticisme assezlégitime, et il est peu probablequ’elle recueille l’assentimentd’une majorité de citoyen(ne)s.Mais cette proposition s’inscritaussi dans la logique de la socia-lisation du revenu, logique quioffre de multiples autres possi-

bilités de répartition.Le débat politique doit doncdéterminer comment nous vou-lons que le revenu disponiblesoit réparti. À cet égard, la péré-quation du revenu disponibleconstitue un moyen concret demettre en œuvre les résultatsde ce débat politique. Le pour-centage de péréquation – pou-vant varier de 0 à 100 % – devientle premier paramètre du débat.La façon de redistribuer en estun autre. Voulons-nous une allo-cation unique par équivalenttemps plein ou voulons-nousun système de grades ? Sou -haitons-nous que cette redis-tribution se fasse incondition-nellement ou en fonction de laprésence à un poste de travail ?Il n’appartient pas à une quel-conque force politique progres-siste de se substituer au débatdémocratique sur la façon dontles citoyens veulent répartir cerevenu. A contrario, les forcespolitiques progressistes ont la

charge d’organiser ce débat quiconteste directement le régimede la propriété productive.

L’INDISPENSABLECOMPLÉMENT D’UNEPOLITIQUE PROGRESSISTENous définirons ici comme pro-gressiste une politique qui contri-bue à accroître la part des salairesdans la valeur ajoutée, et doncà contester les profits des action-naires. Cela peut vouloir direaussi bien une augmentationgénéralisée des salaires directsqu’une réduction du temps detravail avec maintien des salairesou une hausse des cotisationsà la charge des entreprises pouraméliorer le régime des retraites.Face à un patronat qui, d’office,déclarera qu’il n’est pas capa-ble de supporter économique-ment ces nouvelles mesures,nous devrons le prendre au mot:s’il n’est pas capable d’intégrerle progrès social – comme il lefaisait à son corps défendantdurant les Trente Glorieuses –,c’est qu’il doit partir, c’est quel’heure de la socialisation del’économie a clairement sonné.Dans le cadre d’une politiqued’augmentation de la part dessalaires dans la valeur ajoutée,rien ne serait pire que ce ne soitque dans les entreprises à fai-ble valeur ajoutée par salariéque se pose la question de leurappropriation. La mise en placeconjointe de la péréquation per-met de transférer de la richessevers les entreprises à plus fai-ble valeur ajoutée pour leur per-mettre de suivre les avancéessociales, y compris et surtoutaprès expropriation des action-naires, et de poser simultané-ment l’appropriation socialedans les entreprises les plus« riches ». L’introduction de lapéréquation permet de décon-necter une partie des rémuné-rations du comportement éco-nomique des entreprises. Il s’agitd’un vecteur de démarchandi-sation de l’économie qui seraessentiel dans la société future.n

*BENOÎT BORRITS est responsablede l’Association pour l’autogestion.

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Grâce à ce système, une partie du revenu du travailleurest directement garantie par la simple présence dusalarié dans l’entreprise, et échappe donc aux relationsmarchandes.

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Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018

n ÉCOLOGIE

46 ENVIRONNEMENT & SOCIÉTÉ

Que d’articles de presse ou d’émissions à la radio et à la télévision dans les-quels les journalistes avancent des chiffres et des unités comme s’ils étaientdes scientifiques ! Cela correspond-il à un progrès sensible des connais-sances du grand public ou est-ce de la poudre aux yeux ?

PAR LUC FOULQUIER*,

es publicités s’appuientsur l’écologie. Celle dela région PACA pour 2018

clame « Ensemble engageons-nous pour les accords sur le climat » alors même que sonprésident veut privatiser lestransports régionaux ferroviaires!L’Occitanie vise les 100 % d’éner-gie renouvelable? Soit, mais nul

n’explique comment solaire,éolien et économies, ensemble,permettront de répondre auxbesoins ! Une autre, plus réa-liste, indique « Gaz naturel etélectricité verte 10 % moins cher»,et là c’est un service 100 % Total!C’est du lobbying alors que lesprix de l’électricité augmentent.On utilise des craintes réellesou induites pour faire l’apolo-gie du profit et du régionalisme.C’est plus subtil qu’une bataillefrontale contre le progrès, lascience ou les techniques. Ladémarche revient à instaurerune « science officielle ». Enmatière énergétique, il est debon ton de reprendre le scéna-rio Négawatt, alors que desérieuses études montrent qu’ilest totalement irréaliste pourles prochaines décennies. Onajoute un peu de catastrophismepour jouer sur les peurs. C’estune campagne électorale per-manente. L’article de Gérard Le

Puill1 sur le glyphosate montrequ’il ne suffit pas de dire « onarrête » pour que tout soit réglé.

L’EXEMPLE DE LA POLLUTIONATMOSPHÉRIQUEOn serait devant une catastrophesanitaire de grande ampleur eton culpabilise nos comporte-ments (la voiture, le chauffage…).On parle peu des travaux scien-tifiques. Gaëlle Guillossou, spé-

cialiste de la question, montrece que sont les réalités et la pru-dence à avoir dans les interpré-tations2. Il ne faut pas confon-dre toutes les sources polluantes:particules, ozone, dioxyde d’azoteet de soufre, monoxyde de car-bone et métaux lourds, etc. Ondispose de connaissances épi-démiologiques, mais, du faitdes mélanges en situation quo-tidienne, il est difficile d’établirla nocivité propre de chaquepolluant atmosphérique. Ondoit distinguer les effets à longterme (cancer du poumon) età court terme (fonction respi-ratoire ou cardio-vasculaire).Dans le cas du tabac, mieux étu-dié, il y a une relation simple etavérée entre la consommationet les décès qui en résultent :environ 70 000 personnes/anen France.La méthode est plus complexedans le cas de la pollution atmo-sphérique. Tout le monde

reprend le chiffre de 48000 décèsannuels en France, publié dansune étude de juin 2016 del’Agence de santé publique, bienque des progrès aient été effec-tués et que les émissions aientété réduites depuis. Ce chiffreest une estimation de l’augmen-tation du risque de décès (etnon un dénombrement) quirepose sur des hypothèses uti-lisant certains indicateurs (iciles particules de diamètre infé-rieur à 2,5 µm). Gaëlle Gillossoumontre que cette estimationimplique que « si toute la popu-lation française respirait l’airpur des 5 % des communes ruralesles moins polluées (5 µg/m3),alors 48000 décès par an seraientévités ». C’est un calcul qui sup-pose l’arrêt de toute activitéindustrielle ou agricole. Il fautvoir ce que ce scénario signifie

en termes d’habitat, de trans-port, d’emploi, etc.Le même organisme a testé d’au-tres hypothèses dont on ne parlepas et qui concluent à30 000 décès ou moins. Celan’enlève rien à la nécessité deprendre de bonnes mesurespour réduire les pollutions atmo-sphériques. Par exemple le déve-loppement des transports encommun alimentés par l’élec-

tricité décarbonée que la « tran-sition » énergétique officielleignore. Dans les grandes villes,de Mexico au Caire, en passantpar Pékin, la situation sanitaireest plus que sérieuse, ce qui està mettre en relation avec unmode de production et deconsommation. En France, onfait la promotion des transportspar camions et bus, on mangedes fraises en hiver, on élève dubétail pour le méthane, etc.

LES DANGERS DE LAPOLLUTION ATMOSPHÉRIQUELa pollution atmosphérique estcancérogène, c’est avéré.Cependant les classificationsdu Centre international derecherche sur le cancer (CIRC)sont qualitatives, et sont à rap-procher de la notion de danger(effet et mécanisme d’action de

la substance) en usage chez lesévaluateurs plutôt que la notionde risque, qui est celle de l’ex-position au danger.Pourquoi certains confondent-ils sciemment ces deux notions?Pourquoi parle-t-on si peu dela qualité de l’air intérieur et desimpacts socio-économiques dela pollution de l’air ? Pourquoiles collectivités territoriales, quipeuvent pratiquer des politiques

Enjeux scientifiques ou publicité et démagogie ?

Il ne faut pas confondre toutes les sources polluantes :On doit distinguer les effets à long terme (cancer du poumon) et à court terme (fonction respiratoire ou cardio-vasculaire).

Les classifications du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) sont qualitatives, et sont à rapprocher de la notion de danger (effet et mécanisme d’action de la substance) en usagechez les évaluateurs plutôt que la notion de risque,qui est celle de l’exposition au danger.

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JANVIER-FÉVRIER-MARS 2018 Progressistes

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de justice environnementale,sont-elles privées de leursmoyens?3.Les dispositions réglementairesfrançaises sont bonnes. Il fautles appliquer, et il y a des margesde progrès.

LES RISQUES ET LES INÉGALITÉS DEVANT LES RISQUESNous ne sommes pas à Parisdans la situation de Londrespendant l’hiver 1952, où le brouil-lard, le chauffage résidentiel etles rejets des usines ont provo-qué le smog (de smoke, « fumée »,et fog, « brouillard ») qui a induitdes milliers de morts en quelquesjours.Engels avait étudié la situationde Manchester en 1842-18444.« […] deux millions et demi depoumons et 250000 foyers entas-sés sur une surface de trois ou

quatre mille mètres carrésconsomment une quantité consi-dérable d’oxygène, qui ne serenouvelle que très difficilement[…]. Quel effet nocif doit avoircette atmosphère anormale dansles districts ouvriers où est réunitout ce qui peut empoisonnerl’atmosphère. » Il décrivait laségrégation par quartier en fonc-tion des pollutions, en mon-trant qu’à l’est et au nord deManchester la bourgeoisie nes’est pas installée « car les ventsdominants apportent de ce côté-là les fumées des usines. »Cette ségrégation a-t-elle dis-paru? Les milieux populaires etles salariés dans les entreprisesne sont-ils pas les premièresvictimes d’un mauvais cadre devie ? Que dire de la situation auBangladesh, où les ouvrièrestravaillent pour les capitalistesdans les conditions de

l’Angleterre à l’époque d’Engels?Aujourd’hui, les mégapolesd’Afrique ou d’Asie sont aussipolluées que Londres en 1952.L’OMS a estimé qu’en Asie-Pacifique 2,6 millions de décèsseraient liés aux pollutions. Ilest bien de regarder le local,mais il faut aussi considérerl’enjeu au niveau mondial.En vingt ans, il y a eu une décrois-

sance importante du CO2dansles villes, mais la pollution atmo-sphérique pèse encore sur l’es-pérance de vie, apprend-on dansToxique ? Santé et environne-ment 5. Si on prend en compteles progrès réalisés dans la détec-tion des polluants, on comprendmieux les mécanismes de leurimpact sur la santé humaine(expologie). Il y a d’autres ques-tions à résoudre comme celledes nanoparticules. Les auteurspoussent la réflexion plus loin :« […] le risque de se trouver en

présence de sources de pollutionet de nuisances est bien souventcorrélé à tel ou tel indicateur dedéfaveur sociale. » Nous dispo-sons des connaissances scien-tifiques pour éviter ces pollu-tions, ou du moins pour lesréduire. Il reste à prendre lesdécisions politiques qui s’atta-quent vraiment au cœur de cesystème d’exploitation.

RÉDUIRE LES RISQUES: UN CHOIX POLITIQUE ET DE SOCIÉTÉL’écologie scientifique progresse,y compris dans sa composantesanitaire. Mais l’écologie ditepolitique – comme si on parlaitde la climatologie ou de la phy-sique politique! – ne clarifie pasles choses ! Certains simplifientà outrance des résultats scien-tifiques, voire les travestissent,afin d’utiliser des argumentsdans le cadre d’une croyance(exemple du créationnisme) ou

Certains simplifient à outrance des résultatsscientifiques, voire les travestissent, afin d’utiliser des arguments dans le cadre d’une croyance(exemple du créationnisme) ou d’une idéologie(exemple des adeptes de l’écologie « profonde »).

En vingt ans, il y a eu une décroissance importante duCO2 dans les villes, mais la pollution atmosphériquepèse encore sur l’espérance de vie.

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d’une idéologie (exemple desadeptes de l’écologie « pro-fonde »). Aussi est-il indispen-sable de développer la rechercheen toxicologie afin de saisir lerôle de tel ou tel polluant, maisaussi le contexte social danslequel il est produit et agit. Lasuppression des CHSCT dansles entreprises est une graveatteinte à notre sécurité sani-taire et environnementale.Dans un ouvrage de 2012, LucienSève aborde la cause écologiqueet la cause anthropologique6.« La planète Homme, façon dedire genre humain, va mal […]la planète Terre, façon de direnotre habitat naturel, va mal[…] Écolo tout le monde croitsavoir ce que c’est, mais anthropo,c’est quoi ? » Il faut sauvegarderl’humanité et mettre en causecette mauvaise abstraction qu’estl’homme. De quel homme parle-t-on? De l’exploiteur ou de l’ex-ploité ? Parlons aussi du modeinhumain de produire et de latyrannie du taux de profit. Lapensée « verte » devient œcu-ménique alors qu’il y a besoinde changer les rapports de pro-duction et de ne pas s’engouf-frer dans les affres du capita-

lisme « vert ». « Une écologie quine s’en prend pas résolument ausystème du profit n’a pas d’ave-nir. Avec du commun on peutrepousser le pire en luttant pourla sauvegarde du genre humain. »Et voilà ce qui fait peur au sys-tème des riches et à Macron,qui le symbolise. Ils font toutpour que la perte de la biodi-versité, l’agriculture producti-viste, les pollutions ne soientpas mises sur le compte de leur

système d’exploitation géné-rale. Ils brouillent les pistes etles repères. La science est confon-due avec le scientisme, le pro-grès avec le développementhumain durable, la productionavec le productivisme, la moder-nisation avec les dangers. Selonleur credo, il faut à tout prixtrouver une voie entre le capi-talisme et le marxisme. Des idéo-logues nous expliquent qu’il

faut s’unir contre le réchauffe-ment climatique, qu’il faut enfinir avec les partis politiquesoù l’individu abdiquerait touteconscience, alors que, sous uneforme ou une autre, se fabriqueune conception de parti ultra-centralisé !Nicolas Hulot est la caution« morale » pour, avec d’autresqui servent de caution « poli-tique » ou « scientifique », trans-cender les querelles partisanes

et dédouaner de sa responsa-bilité la classe exploiteuse. Dès2006 il écrivait7 : « Que l’émula-tion s’empare des esprits pourfaire jaillir une nouvelle société,tant mieux. De ce point de vue,d’ailleurs, on verra sans doutebouger les lignes. Et si quelquechose émerge ce ne sera ni àdroite, ni à gauche, ni au cen-tre, mais au-dessus. » Du macro-nisme avant l’heure !

Pour nous, il s’agit, face auxdégâts environnementaux ethumains du système en place,de lier le social et l’écologiquedans un même combat. Il n’y apas d’arguments sérieux pourles faire sortir des enjeux declasse. n

*LUC FOULQUIER est ingénieurchercheur en écotoxicologie, membrede la commission nationale Écologieet Énergie » du PCF.

1. Gérard Le Puill, « Glysophate,molécule de la discorde », inProgressistes, no 18, octobre-novembre-décembre 2017.2. Gaëlle Guillossou, « Pollutionatmosphérique en France », in Scienceet pseudo-sciences, no 320, avril-juin2017.3. Environnement, Risques, Santé(ERS), 7e congrès national santé-environnement sur le thème « Qualitéde l’air et santé », vol. 16, no 4,juillet-août 2017.4. Friedrich Engels, la Situation de la classe laborieuse en Angleterre,Éditions sociales, Paris, 1960.5. Francelyne Marano, Robert Barouki,Denis Zmirou, Toxique ? Santé et environnement : de l’alerte à ladécision, Bucher Chastel, 2015.6. Lucien Sève, Aliénation etémancipation, La Dispute, 2012.7. Nicolas Hulot, Pour un pacteécologique, Calmann-Lévy, 2006.

n ÉCOLOGIE

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Nicolas Hulot est la caution « morale » pour, avec d’autres qui servent de caution « politique » ou« scientifique », transcender les querelles partisanes etdédouaner de sa responsabilité la classe exploiteuse.

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Réduire la question des plantes génétiquement modifiées (PGM) à usage agri-cole et alimentaire au seul aspect technique ou à la seule appréciation béné-fices/risques est une aberration car c’est aussi une question économique, sociale,

environnementale, de santé publique, juridique, éthique et hautement politique.

PAR CLAUDE SEUREAU*,

AGRICULTURE, PGM ET « BOÎTE À OUTILS »Il y a 10000 ans, nos ancêtreschoisissaient des espèces sau-vages d’intérêt alimentaire ouautre. Les premiers agriculteursen semèrent les graines, gar-dant une partie de la récoltepour les prochains semis touten sélectionnant les plus utiles.C’est seulement après la décou-verte des mécanismes de lareproduction sexuée des végé-taux, au XIXe siècle, que furenttentés les premiers croisementsartificiels dans une même espèce.Au début du XXe siècle étaientcultivées les premières variétésissues d’hybridations artifi-cielles. Événement considéra-ble : on passait du simple choixà une création artificiellementorientée de nouvelles variétés.La recherche fondamentaleapporta ensuite les lois de lagénétique, les chromosomescomme supports de l’hérédité,la culture de cellules végétaleset la régénération in vitro deplantes à partir d’une seule cel-lule, la structure de l’ADN et sonuniversalité, les gènes et la bio-logie moléculaire, les enzymespermettant le séquençage desgénomes et le transfert de gènes,l’hybridation entre espèces dif-férentes d’un même règne, etmême de règnes différents. Àla fin du XXe siècle, le sélection-neur dispose d’une véritableboîte à outils. Des PGM sontproduites et cultivées1.

UN NOUVEL OUTIL : CRISPR-CASComme c’est parfois le cas enrecherche fondamentale, c’estun peu par hasard, au tout début

des années 2000, que fut élu-cidé le rôle de petites séquencesrépétées d’ADN observées chezles bactéries. Ces séquences,nommées CRISPR (clusteredregularly short palindromic

repeats : « courtes répétitionspalindromiques groupées etrégulièrement espacées »), sontassociées à des protéines enzy-matiques intervenant dans lemétabolisme du génome. « Cas »est l’une d’elles. Des séquencesde type viral ayant été trouvéesdans les CRISPR, et des enzymesCas dans toutes sortes de bac-téries, il fut montré que les com-

plexes CRISPR-Cas protègentles bactéries contre une infec-tion virale : introduit dans legénome bactérien, l’ADN viralest reconnu et détruit. Un méca-nisme « immunitaire » bacté-

rien inattendu était découvert.Les enzymes Cas peuvent recon-naître une séquence très pré-cise de l’ADN bactérien puiscouper le génome à ce seulendroit. L’ADN ayant une struc-ture universelle, des systèmessimplifiés furent alors mis aupoint pour modifier n’importequel génome en n’importe quelpoint. Modifications qui peu-

vent aboutir à une véritable« réécriture » des génomes(genome editing). Un nouveloutil, d’une précision sans égalepour la recherche fondamen-tale et pour le génie génétique,était né. L’engouement des cher-cheurs en biologie moléculaireet en génétique est immédiat :« Le Graal du génie génétiquedepuis près de cinquante ans »,écrit le généticien AntoineDanchin2 ; le magazine Sciencereconnaît CRISPR-Cas comme« découverte capitale de l’année2015». Engouement repris, sousd’autres formes : « Crispr, le bigbang de la génétique» (le Monde,avec une série de six articleshebdomadaires à l’été 2016),ou, en référence à son usage,« outil universel », « couteausuisse », etc.Comme d’autres techniquesvoisines, CRISPR-Cas est, avanttout, selon Antoine Danchin,un « accélérateur de la recherche

OGM-PGM, agriculture et progrès

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n AGRICULTURE

La recherche fondamentale apporta ensuite les lois de la génétique, les chromosomes comme supports de l’hérédité, la structure de l’ADN et son universalité,l’hybridation entre espèces différentes d’un mêmerègne, et même de règnes différents.

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génétique du XXIe siècle» et, incon-testablement, un progrès scien-tifique historique et de grandeportée. Leur intérêt technolo-

gique n’a pas échappé aux sélec-tionneurs de variétés végétalescultivées (NPBT, new plant bree-ding techniques).

PGM DE « DEUXIÈMEGÉNÉRATION »Avant CRISPR-Cas, les PGM sontobtenues par inactivation, sup-pression (délétion) et/ou intro-duction d’un gène (trans genèse),mais avec une précision et uneefficacité toutes relatives et untemps de réalisation important.Avec CRISPR-Cas, et d’autresbiotechnologies proches, tempset coût sont réduits considéra-blement et, surtout, la manipu-lation génétique peut s’effec-tuer à l’intérieur des gènes choisisavec une précision telle que l’onpeut dès lors parler de muta-gènes, comme cela se produitnaturellement ou artificielle-ment mais de manière aléatoire.De plus, pour les végétaux cul-tivés qui possèdent plusieurscopies d’un même gène, la muta-genèse porte simultanémentsur toutes les copies. D’un pointde vue technique, il s’agit biend’une nouvelle génération dePGM. Mais, s’agit-il d’OGM, ausens large et reconnu par laréglementation en vigueur ?

« OGM CACHÉS »ET RÉGLEMENTATIONÀ la différence des premièresPGM, les modifications géné-tiques des nouvelles variétéssont, pour le moment, quasiindétectables3. Les semencierset les entreprises de biotechno-logies végétales jouent sur cettepropriété pour affirmer que cene sont pas des OGM. Leur ambi-

tion est d’obtenir, ce qui est déjàle cas, des droits de propriétéindustrielle, type brevet, sur desplantes facilement commercia-

lisables car échappant à la foisà la législation et à un éventuelrejet de la société civile4. D’oùl’expression « OGM cachés » etun début d’application dans leschamps.Du point de vue réglementaire,la situation est, pour le moins,diverse et chaotique. Aux États-Unis, gros obtenteurs, vendeurset utilisateurs d’OGM-PGM, leministère de l’Agriculture aconsidéré que les PGM de« deuxième génération » étaientsimilaires à des variétés obte-nues par des méthodes clas-siques de croisement, et quedonc, a priori, une régulationn’était pas nécessaire. Cette prisede position continue de s’ap-puyer sur le principe dit « d’équi-

valence en substance » qui« consiste à comparer les com-posants d’une plante transgé-nique (protéines, nutriments,antinutriments…) avec desplantes conventionnelles. Si lesécarts enregistrés correspondentà des écarts connus entre varié-tés de la même espèce, la plantetransgénique est considéréecomme équivalente en substance.[Or :] En l’occurrence, l’idéed’équivalence en substance nerepose pas sur une démonstra-tion scientifique irréfutable » 5.En Europe, et en France, la régle-mentation actuelle s’appuie surla directive 2001/18/CE qui sti-pule qu’un OGM est un « orga-nisme, à l’exception des êtres

humains, dont le matériel géné-tique a été modifié d’une manièrequi ne s’effectue pas naturelle-ment par multiplication et/ou

par recombinaison naturelle ».En 2012, c’est sur cette base etsur celle du principe de précau-tion, mais aussi sur l’avis descientifiques et la pression d’uneopinion très majoritairementopposée aux PGM, que la Frances’est prononcée pour un mora-toire en interdisant la cultured’un maïs transgénique deMonsanto. Moratoire toujoursen vigueur.Des institutions françaises sesont prononcées sur les nou-velles biotechnologies, et plusparticulièrement sur la naturejuridique des nouvelles PGM,au regard des législations natio-nale et européenne. À la suited’une audition publique, l’Office

parlementaire d’évaluation deschoix scientifiques et techno-logiques (OPECST) a publié, unvolumineux rapport6. On y lit

Avec CRISPR-Cas, la manipulation génétique peuts’effectuer à l’intérieur des gènes choisis avec une précision telle que l’on peut dès lors parler de mutagènes, comme cela se produit naturellement ou artificiellement mais de manière aléatoire.

En Europe, et en France, la réglementation actuelles’appuie sur la directive 2001/18/CE qui stipule qu’un OGM est un « organisme, à l’exception des êtreshumains, dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle ».

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n RECHERCHE

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que « les nouvelles techniquesde sélection végétale sont com-plémentaires des méthodesd’agroécologie» (sic) et que, pourl’obtention de brevets, elles sontun atout pour les petites struc-tures face aux États-Unis et à laChine. De plus, elles « devraientêtre exclues du champ de la direc-tive 2001/18 ». Dans un avis7, leHaut Conseil des biotechno -logies (HCB) décrit « les risquesenvironnementaux et sanitaires»(« effets non intentionnels »,« incidences liées à la facilité demise en œuvre des NPBT »,« impacts […] sur le fonction-nement et la dynamique des éco-systèmes »). Il recommande que,« quelle que soit leur qualifica-tion juridique in fine, la sécu-rité des produits issus de NPBTsoit soigneusement encadrée surle fondement des principes de

précaution et de proportionna-lité » et souligne que « l’évalua-tion doit être menée au cas parcas au regard des impératifs desécurité et de contribution desvariétés à une agriculture dura-ble, diversifiée et innovante. »Pour l’encadrement légal, leHCB propose que chaque pro-duit relève soit de la directive

2001/18/CE, soit de l’inscrip-tion au Catalogue officiel fran-çais des espèces et variétés végétales, soit d’une « voie inter -médiaire qui serait à créer ».

Interrogé par plusieurs organi-sations françaises sur cette ques-tion de réglementation, le Conseild’État l’a portée devant la Courde justice européenne. L’avocatgénéral de cette instance vientde rendre ses conclusions qui,selon Inf’OGM, « clarifie[nt]sans répondre » aux questionsposées. La Commission euro-

péenne ne prendra aucune déci-sion avant l’arrêt de la Cour dejustice européenne prévu pourmi-2018.

EN GUISE DE CONCLUSION:OGM OU PAS OGM?Dans un paragraphe intitulé« Un ensemble de techniqueshétérogènes », l’avis du HCB

convient qu’« il est […]difficileà ce jour de prévoir l’ensembledes produits qui pourraient endécouler, être proposés par lesobtenteurs et éventuellement

adoptés par les agriculteurs. Lesopportunités et les risques quipourraient leur être associés nepeuvent donc être cernés que defaçon très générale. Concevoirun cadre juridique adapté n’enest que plus délicat » 7.Alors, OGM ou pas OGM? Avecles NPBT, innovation qui n’estqu’une fuite en avant, force estde constater que les paradigmessont toujours les mêmes : a)demanière dangereusement réduc-trice, considérer un génomecomme une simple successionde lettres, comme un jeu deLego, alors que l’ADN est dyna-mique et réagit à son environ-nement par des voies qui nesont pas toutes connues; b)dansune optique productiviste,encourager à outrance desmonocultures intensives, dépen-dantes des multinationalessemencières et de leurs pro-duits, qui ruinent les petits agri-culteurs, et qui, à l’inverse deleurs prétentions ne réduisent

pas la faim dans le monde ;c) conduire à un appauvrisse-ment de la biodiversité agri-cole ; d) accélérer la course auxbrevets et au secret industrielen privant ainsi des chercheursindépendants de vérifier la vali-dité des techniques brevetées,en particulier pour la qualitésanitaire des aliments, ce quidu point de vue éthique est into-lérable.En 2017, à la suite de fusions,trois multinationales détien-nent deux tiers du marché mon-dial des semences OGM. Lecontinent américain accueilleà lui seul plus de 85 % des qua-tre grandes cultures de PGM.Mais, mondialement, leur pro-gression stagne n’atteignant quequelques pour-cent des terrescultivables. N’est-il pas tempsde changer de paradigmes?Oui, l’usage des OGM-PGM estbien une question hautementpolitique. n

*CLAUDE SEUREAU est biologiste,maître de conférences honoraire desuniversités (UPMC Paris-VI).

1. Georges Pelletier, « Progrèsscientifique et amélioration desvariétés végétales », in l’HumanitéDimanche, 28 janv. et 10 févr. 2016.2. Antoine Danchin, « CRISPR-Cas,accélérateur de la recherche génétiquedu XIXe siècle », in l’HumanitéDimanche, 2-8 nov. 2017.3. Mission pour la science et latechnologie de l’ambassade de Franceaux États-Unis, la Transgenèse 2.0avec CRISPR : modification génétiquemultiple et édition du génome sanslaisser de traces, France-science.org,18 déc.2015.

4. Les nouveaux OGM, Inf’OGM,14 déc. 2016.

5. José Bové, député européen,discours en ouverture de l’atelier-conférence sur « Sélection decomparateurs pour l’évaluation desplantes OGM » de l’Autoritéeuropéenne de la sécurité desaliments, 31 mars 2011, et UE-OGM,l’équivalence en substance est undogme, Inf’OGM, 11 avr. 2011.6. OPECST, « Les enjeuxéconomiques, environnementaux etéthiques des biotechnologies à lalumière de nouvelles pistes derecherche, rapport du 14 mai 2017.

7. InfoCuria-Jurisprudence, 18 janv.2018 ; Inf’OGM, même date.

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En 2017, à la suite de fusions, trois multinationalesdétiennent deux tiers du marché mondial des semencesOGM. Le continent américain accueille à lui seul plus de85 % des quatre grandes cultures de PGM.

Avec les NPBT, innovation qui n’est qu’une fuite en avant,force est de constater que les paradigmes sont toujoursles mêmes.

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n AMÉNAGEMENT DES TERRITOIRES

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Avant d’être consacrée sur le plan institutionnel, la notion de métropole s’estimposée pour désigner les formes les plus massives d’urbanisation observa-bles à travers le monde. Elle fait ressurgir les multiples interrogations que sus-

cite de longue date le phénomène de la grande ville quant à son développementéconomique, son organisation socio-spatiale, sa gouvernance politique, etc.

PAR ANDRÉ DONZEL*,

ien que sa définition soitvariable dans le temps etdans l’espace, la métro-

pole associe généralement troistypes de déterminations com-plémentaires. Elle sous-tendl’idée de polarisation écono-mique des territoires, c’est-à-dire d’attraction et d’accumu-lation de richesses sur un petitnombre d’entre eux. Ce proces-sus est aussi ancien que l’urba-nisation elle-même; il s’est tou-

tefois particulièrement accé-léré dans les dernières décen-nies, avec l’amplification de lamondialisation. Cela va de pairavec la formation de vastesrégions urbaines articulant uncentre et une périphérie, accueil-lant des populations nombreuseset diverses en termes d’origineset de statuts. Enfin, le statut demétropole est souvent lié à l’exer-cice de fonctions politiques émi-nentes, celles-ci résultant deleur rôle de pivot dans l’orga-nisation territoriale des États

et, au-delà, de leur influencegéopolitique à une échelle supra-régionale.

ADAPTER LES TERRITOIRES À LA CONCURRENCE?Bien que cristallisant la puis-sance sur différents plans, lesmétropoles n’en sont pas moinsexposées à de fortes tensions.La polarisation économiquerenforce la compétition entreterritoires, les uns bénéficiantde ressources accrues, les autresétant voués au déclin. Au sein

même des territoires « gagnants »,croissance économique et déve-loppement social tendent à sedissocier. Tandis que s’affirmeleur prééminence économique,les espaces métropolitains accu-mulent les désutilités sociales :chômage, crise du logement,déficiences d’équipementspublics, déstructuration sociale,nuisances environnementales…Cela tend à induire une grandeinstabilité des dispositifs derégulation publique à l’échellemétropolitaine : les cadres tra-

Les métropoles, entre polarisation économique et fragmentation sociale

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ditionnels de l’administrationlocale sont remis en cause, tan-dis que les nouvelles formesde « gouvernance métropoli-taine » peinent à affirmer leurmaîtrise du développementurbain et à conforter leur légi-timité politique.Dans ces conditions, la ques-tion de la métropolisation resteun objet controversé. Pour cer-tains, les métropoles seraientl’« horizon indépassable » dudéveloppement territorial1. Laconcentration croissante desressources du développementdans les plus grands centresurbains à l’échelle de la planètevient généralement à l’appui decette thèse. Dans la continuitéde la théorie des lieux centrauxou des pôles de croissance, lesanalyses de l’économie spatialeont conféré une aura considé-rable à cette loi de la gravita-tion métropolitaine. D’autres,moins nombreux, critiquentcette vision mécanique du déve-loppement territorial. Ils mon-trent que l’« avantage métro-politain », c’est-à-dire l’effet desurproductivité lié aux écono-mies d’échelle engendrées parla concentration de ressourcessur un même territoire2, n’estpas sans contreparties en termesde coûts économiques, sociauxet environnementaux. Cela limitela portée du déterminisme éco-nomique et invite à prendre encompte l’incidence des facteurspolitiques et des contextes socio-culturels dans l’analyse des phé-nomènes de métropolisation.Le développement des villes estdans les faits frappé d’une grande

instabilité. Sur le long terme, lacroissance des villes n’a rien delinéaire. À moyen terme, et àl’intérieur d’un même cadrenational, les processus d’urba-nisation apparaissent très hété-

rogènes en intensité et en com-plexité. Un regard rétrospectifsur la genèse du phénomène demétropolisation nous révélerason caractère fluctuant. Maisau-delà de la simple alternativede l’expansion et du déclin, onpercevra aussi l’étonnante capa-cité d’adaptation des territoiresmétropolitains, souvent à mêmede surmonter les nombreux défisauxquels ils sont confrontés. Onpourra le vérifier plus bas dansle cas français.

MÉTROPOLISATIONPLANÉTAIRE, DE LA CITÉ À LA VILLE GLOBALELa métropolisation, en tant queprocessus d’accumulation deressources économiques etsociales diversifiées sur un mêmeterritoire, s’inscrit dans la longue

durée. Elle s’affirme dèsl’Antiquité avec l’émergencedes cités-États du pourtourméditerranéen, Athènes et Romenotamment. La métropole, ou« cité mère », se définit alors

essentiellement par ses fonc-tions de capitale politique àl’échelle d’un empire ou d’uneprovince. Elle doit sa survie à ladomination de territoires plusou moins étendus qui, outre lasubsistance de sa population,lui fournissent le surplus éco-nomique nécessaire à son expan-sion et à son rayonnement. Ce rapport fut porté à sonparoxysme dans le cas de Rome,« capitale parasitaire », selonPaul Bairoch, qui « reçoit beau-coup de son empire mais lui four-nit peu »3.Bien qu’initiatrice du fait urbain,cette économie de prédation serévélera peu à même d’assurerla croissance des villes sur lelong terme. Celle-ci passe iné-vitablement par des formes dedéveloppement économiqueplus endogènes à travers la miseen valeur des ressources pro-ductives propres des territoiresurbains. Les développementsde l’industrie dans la périodemoderne permettront cette tran-

sition. À partir du XIXe siècle, lesgrandes villes dépassant le mil-lion d’habitants se répandentsur l’ensemble de la planète augré de l’émergence de nouvellesfilières de production indus-trielle et de l’ouverture de nou-velles voies commerciales. Dansles pays européens, une seuleville dépassait le million d’ha-bitants au début du XIXe siècle :Londres ; à la fin du siècle, onen comptait une vingtaine. Parla suite, cette tendance va encores’amplifier à l’échelle mondiale :on comptait moins d’une qua-rantaine d’agglomérations mil-lionnaires dans le monde en1900, on en dénombre aujour -d’hui plus de quatre cents.Dans ce contexte, les ressortsde la métropolisation changent.La puissance des villes est étroi-tement liée à la productivité deleurs industries, et leur organi-sation est assujettie à cette voca-tion. La symbiose entre ville etindustrie atteindra un sommetdans les villes nord-américaines

Tandis que s’affirme leur prééminence économique,les espaces métropolitains accumulent les désutilitéssociales : chômage, crise du logement, déficiencesd’équipements publics, déstructuration sociale,nuisances environnementales…

La puissance des villes est étroitement liée à laproductivité de leurs industries, et leur organisationest assujettie à cette vocation. La symbiose entre villeet industrie atteindra un sommet dans les villes nord-américaines du début du xxe siècle.

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du début du XXe siècle. En confor-mité avec les principes du tay-lorisme et du fordisme élabo-rés alors, l’organisation urbaineva se modeler sur celle de lagrande entreprise. En mêmetemps que les processus de pro-duction évoluent dans le sensd’une division accrue du tra-vail, la vie urbaine s’organiseselon une spécialisation fonc-tionnelle et sociale de plus enplus poussée. Cette logiqueentraînera l’individualisation àl’extrême des modes de vie etla régression des relations detype communautaire dans lastructuration sociale de la grandeville moderne.Mais avec l’amplification desrestructurations économiquesdans le contexte de la mondia-lisation ce modèle de ville indus-trielle va être profondémentremis en cause.

TRAJECTOIRES DIVERGENTESTrois types d’évolution vont seprésenter. Les centres urbainsà forte spécialisation industrielleseront les plus brutalementconcernés. Sous l’effet des délo-calisations industrielles, ils vontentrer dans un processus derécession durable, et parfois

irréversible. Le cas le plus emblé-matique d’une telle inversionde tendance est sans doute laville de Detroit, aux États-Unis,capitale de l’industrie automo-bile américaine (motor city) etsiège historique du fordisme.Au cours d’un long processusde dégradation où se combi-nent chute de l’emploi, dété-rioration du cadre bâti et fail-lite de l’administration locale,la ville perdra les deux tiers desa population, celle-ci passantde 1,8 million d’habitants à sonapogée en 1930 à environ 600000aujourd’hui.

Mais la récession n’est pas laseule trajectoire qui oriente lesprocessus de métropolisationaujourd’hui. Nombre de villesnées de la révolution indus-trielle et urbaine de la fin duXIXe siècle et du début du XXe sontparvenues à stabiliser leur déclin,voire à redresser la tête, grâceprincipalement à la reconver-sion tertiaire de leurs activitéséconomiques et à la rénovationde leur cadre urbain, le plus

souvent avec un apport massifd’argent public. Les cas de « régé-nération » d’anciens centresindustriels sont désormais nom-breux en Europe et en Amériquedu Nord. Les villes portuairesen particulier, un temps dévas-tées par l’effondrement de leursactivités industrielles et com-merciales anciennes, ont puretrouver une certaine raisond’être en développant leurs fonc-tions tertiaires au service d’unbassin d’emploi régional.Dans d’autres cas, plus rares,les villes ont pu renouer avecune forte dynamique de crois-

sance en tirant parti de leurpositionnement favorable dansla globalisation économique.Celle-ci a en effet fortementaccru la polarisation de larichesse dans les plus grandesvilles. Ainsi, en 2007, les 600 plusgrandes villes du monde, bienque ne rassemblant que 22 %de sa population, contribuaientà la formation de 38 % du PIBmondial. On estime qu’en 2025cette proportion pourrait attein-dre 60 %, alors que ces villes nedevraient accueillir que 25 %de la population mondiale 4.Ces villes doivent leur préémi-nence économique à leurs fonc-tions stratégiques dans les pro-cessus de mondialisation encours. Elles s’apparentent pourla plupart à des « villes globales »,

dans le sens multidimension-nel qu’en donne Saskia Sassen5.Elles se caractérisent par leurplace nodale dans la circula-tion des flux financiers en drai-nant capitaux d’entreprises,financements publics, épargne

des ménages, etc. Loin d’êtredépourvues d’attaches produc-tives, elles sont des foyers majeursd’innovation technologique etde services à l’industrie, contri-buant ainsi à l’organisation deréseaux productifs sur une basemondiale. Enfin, la métropoli-sation n’étant pas un proces-sus hors sol, elles se doivent defournir à leur population lesservices et les aménités néces-saires à la préservation de l’at-tractivité résidentielle de l’es-pace métropolitain. Elles sontainsi des lieux majeurs d’inves-tissement en matière d’aména-gements urbains (immobilier,réseaux urbains, équipementset services collectifs).Ces paramètres sont de puis-sants stimulants de la crois-

sance économique dans ces ter-ritoires. Ils n’en sont pas moinsde plus en plus sélectifs en pri-vilégiant les activités écono-miques à plus forte valeur ajou-tée. Cette polarisation a poureffet d’accroître fortement les

Trois types d’évolution vont se présenter. Les centresurbains à forte spécialisation industrielle seront les plusbrutalement concernés. Sous l’effet des délocalisationsindustrielles, ils vont entrer dans un processus de récession durable, et parfois irréversible.

En 2007, les 600 plus grandes villes du monderassemblaient 22 % de la population mais contribuaientà la formation de 38 % du PIB mondial. En 2025 cetteproportion pourrait atteindre 60 % pour 25 % de lapopulation mondiale.

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n AMÉNAGEMENT DES TERRITOIRES

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inégalités d’emploi et de rési-dence à l’intérieur des villes.Comme le souligne SaskiaSassen : « [À l’encontre] desimages dominantes de la glo-balisation, la restructurationéconomique dans les villes glo-

bales a généré une forte crois-sance de la demande de travail-leurs à bas salaire pour desemplois qui n’offrent que de fai-bles perspectives d’avancement.[...]Le fait que ces emplois soienten grande majorité occupés pardes immigrants, des citoyensminorisés et des femmes dés-avantagées s’ajoute à leur invi-sibilité et contribue à la dévalo-risation de ce type de travailleuret de culture du travail. [...]Celase déroule au milieu d’une explo-sion de la richesse dans laquellel’expansion des emplois à hautsalaire est plus visible6. »

LES VILLES FRANÇAISES À L’HEURE DE LAGLOBALISATIONCes dynamiques de polarisa-tion économique et de segmen-tation sociale se vérifient plei-nement à l’échelle du territoirefrançais, même si les processusde métropolisation s’y caracté-risent par une grande diver sitéen fonction des situations propres à chaque ville : tailledémographique, profil écono-mique, organisation sociospa-tiale, cultures politiques, etc.La reconnaissance institution-nelle du fait métropolitain estrelativement ancienne en France,puisqu’elle s’inscrit sur l’agendade l’aménagement du territoiredepuis la formulation de la poli-tique des « métropoles d’équi-libre » dans les années 1960. Elle

a connu une réaffirmation fortedans la période récente à la suitede la loi du 27 janvier 2014 dite« de modernisation de l’actionpublique territoriale et d’affir-mation des métropoles » (MAP-TAM). Cette loi attribue assez

généreusement le label de« métropole » aux territoiresurbains, puisque cette déno-mination concerne 15 des prin-cipales agglomérations urbainesfrançaises, auxquelles viennent

s’adjoindre en 2018 un contin-gent de 7 nouvelles métro poles(voir tableau). Ces 22 métro -poles rassemblent près de 19 mil-lions d’habitants, soit 28 % dela population française. Ellesrecouvrent un assez large éven-tail de tailles démographiques,puisque leur population s’éche-lonne de 7 millions d’habitantspour le Grand Paris à un peuplus de 200000 pour la métro-pole de Brest. À l’échelle desaires urbaines7, la dispersiondes tailles est encore plus éten-due, passant de 12,4 millionspour la première à environ300000 habitants pour la der-nière. Au total, parmi les22 métropoles, seules 7 appar-tiennent à des aires urbainesdépassant le million d’habitants(Paris, Lyon, Aix-Marseille,Toulouse, Lille, Bordeaux etNice), 7 autres sont comprisesentre 999000 et 500000 habi-

tants (Nantes, Strasbourg,Rennes, Grenoble, Rouen,Toulon, Montpellier), les 8 res-tantes se situent dans la tranchecomprise entre 499 000 et300000 habitants (Rennes, Saint-Étienne, Tours, Clermont-Ferrand, Orléans, Nancy, Dijon,Metz, Brest).Si l’on prend en compte ce seuilminimal de population, la défi-nition actuelle des métropolespeut paraître restrictive, puisquela France possède plus d’unetrentaine d’aires urbaines deplus de 300000 habitants et quela croissance urbaine a plutôtété portée dans les dernièresdécennies par les stratesmoyennes et inférieures de lahiérarchie urbaine, sous l’effetde plusieurs facteurs favorisantla dispersion des populationshors des grandes villes : exten-sion de la périurbanisation,exode des retraités, etc.

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La reconnaissance institutionnelle du fait métropolitainen France, relativement récente, s’inscrit sur l’agenda de l’aménagement du territoire depuis la formulation de la politique des « métropoles d’équilibre » dans les années 1960. Elle a connu une réaffirmationforte dans la période récente : loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles.

LES 22 MÉTROPOLES FRANÇAISES (AU 1ER JANVIER 2018)

Dénomination Siège Nombre de communes

Superficie (km2)

Population 2013

Population aire urbaine

1 Métropole du Grand Paris Paris 131 814,00 6 968 061 12 405 426

2 Métropole d’Aix-Marseille-Provence Marseille 92 3 148,00 1 841 459 1 734 277

3 Métropole de Lyon Lyon 59 533,68 1 354 476 2 237 676

4 Métropole européenne de Lille Lille 90 611,45 1 119 867 1 175 828

5 Bordeaux Métropole Bordeaux 28 579,27 737 492 1 178 335

6 Toulouse Métropole Toulouse 37 465,96 725 091 1 291 517

7 Nantes Métropole Nantes 24 523,36 602 923 908 815

8 Métropole Nice-Côte d’Azur Nice 49 1 465,8 537 769 1 004 826

9 Métropole Rouen-Normandie Rouen 71 664,53 488 630 660 256

10 Strasbourg Eurométropole Strasbourg 33 339,57 482 384 773 447

11 Grenoble-Alpes Métropole Grenoble 49 541,17 439 974 684 398

12 Montpellier-Méditerranée-Métropole Montpellier 31 434,21 434 101 579 401

13 Toulon-Provence-Méditerranée Toulon 12 366,41 427 839 611 978

14 Rennes Métropole Rennes 43 704,94 420 707 700 675

15 Saint-Étienne Métropole Saint-Étienne 53 723,00 401 845 515 240

16 Tours Métropole Val de Loire Tours 22 390,41 292 932 483 744

17 Clermont-Auvergne Métropole Clermont-Ferrand 21 300,62 284 672 472 943

18 Orléans Métropole Orléans 22 334,28 279 549 425 495

19 Métropole du Grand Nancy Nancy 20 142,30 262 445 432 788

20 Dijon Métropole Dijon 24 239,95 256 113 380 236

21 Metz Métropole Metz 44 306,00 220 696 389 898

22 Brest Métropole Brest 8 218,37 206 719 315 982

Source : INSEE (RP 2013).

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L’EMPLOI TERTIAIRE POUR DES MÉTROPOLESD’ÉQUILIBRE?Mais ces tendances centrifugesdans la localisation de la popu-lation sont encore loin de concer-ner la distribution des emplois,qui restent très fortementconcentrés dans les métropoles.Ainsi, entre2008 et2013, le soldede création d’emploi salarié enFrance s’est presque exclusive-ment reporté sur une dizainede métropoles, celles-ci béné-ficiant de 87 % des 197000 nou-veaux emplois créés au niveaunational sur cette période8. Parmielles, on trouve les métropolesles plus peuplées : Paris, Lyonet Aix-Marseille, Lille, ainsi queles villes qui se situent sur lenouveau front pionnier de lacroissance urbaine françaisedans le sud et l’ouest du terri-toire : Montpellier, Toulouse,Bordeaux, Nantes, Rennes. Cettetendance à la polarisation del’emploi dans les grandes villesn’est pas nouvelle, elle s’est tou-tefois fortement accentuée aucours des dernières décennies :« Le début du siècle est marquépar un mouvement de concen-tration de l’emploi dans unedouzaine de métropoles fran-çaises. Ce phénomène constitueun tournant par rapport à laseconde moitié du XXe siècle, oùl’expansion de l’emploi salariéavait profité à toutes les villes,petites et grandes.9 »Cette croissance renouvelée de

l’emploi dans les grandes métro-poles renvoie à plusieurs typesd’explications. Elle serait pourcertains le fruit de l’essor de la« classe créative », nouveau ferde lance de la métropolisationselon Richard Florida. Bienqu’elle soit assez floue, cette

notion désigne principalementdes activités relevant du champculturel : professions artistiques,métiers de l’information et dela communication, de l’éduca-tion et de la recherche… Cesemplois sont de fait surrepré-sentés dans les grandes villesen raison de la présence de nom-breux équipements et servicesculturels. Mais leurs effectifs

restent limités, et leur poidsn’est significatif dans la struc-ture des emplois que dansquelques villes à fort rayonne-ment culturel, comme Paris.Une autre ligne d’argumenta-tion met en avant un effet derattrapage de la tertiarisation

dans les zones de croissanceurbaine récente, particulière-ment dans le sud et l’ouest dupays. Celles-ci bénéficieraientde la croissance des emplois« présentiels », liés à la satisfac-tion des besoins locaux de lapopulation (administrations,services publics, transports,commerces). On se trouveraitdans ce cas dans une continua-tion des processus de tertiari-sation qui avaient jalonné lapolitique des métropoles d’équi-libre à l’époque des TrenteGlorieuses, dans un contextede décentralisation adminis-trative et de montée en puis-sance de l’État-providence.

MÉTROPOLES «PRODUCTIVES»MAIS INÉGALITAIRESL’aspect le plus remarquable,et plutôt inattendu, de l’évolu-tion récente de l’emploi dansles métropoles françaises tientà la place importante qu’y occu-pent désormais les emplois pro-ductifs. Ainsi, sur la période2008-2013, ceux-ci représen-

tent 37 % du solde net d’em-plois créés dans les métropoles.Cette proportion avoisine mêmeles 50 % dans un certain nom-bre d’entre elles, comme Paris,Lyon, Toulouse, Bordeaux,Nantes, Aix-Marseille, Mont -pellier, qui sont les seules par-ties du territoire national àconnaître une évolution posi-tive de leurs effectifs d’emploisproductifs. Au total, grâce à leursfonctions économiques diver-sifiées, les métropoles auraient« mieux résisté à la crise » queles autres parties du territoirenational10.Cet essor de l’emploi est condi-tionné par les nouvelles normesde production imposées par laglobalisation économique :incorporation massive des nou-velles technologies dans les pro-cédés de fabrication, ouverturesur les marchés internationauxen amont et en aval… Cela vade pair avec une transforma-tion profonde des règles socialess’appliquant au travail salarié.Si la globalisation économique

L’aspect le plus remarquable, et plutôt inattendu, de l’évolution récente de l’emploi dans les métropolesfrançaises tient à la place importante qu’y occupentdésormais les emplois productifs. Ainsi, sur la période2008-2013, ceux-ci représentent 37 % du solde netd’emplois créés dans les métropoles.

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56 ENVIRONNEMENT & SOCIÉTÉ

LES AIRES URBAINES FRANÇAISES SELON LE DÉCOUPAGE DE 2010

n AMÉNAGEMENT DES TERRITOIRES

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est souvent vue comme une ten-dance favorisant l’élévation desqualifications et des rémuné-rations, elle peut aussi avoir deseffets très néfastes pour les caté-gories les plus précarisées desalariés.On perçoit ainsi dans les métro-poles françaises une forte accen-tuation des inégalités de reve-nus, celles-ci étant plus marquéesqu’à l’échelle nationale. Ainsi :« À l’échelle des 15 métropolesfrançaises, les 10 % les plusmodestes ont un niveau de vie[…] inférieur de 7 % au seuil au-dessous duquel vivent les 10 %des Français les plus pauvres. Àl’opposé, les 10 % les plus aisésvivent avec […]16 % de plus quele niveau de vie plancher desFrançais les plus aisés.11 » Au-delà des revenus et des situa-tions d’emploi, ces inégalitésse prolongent dans les formesd’occupation résidentielle del’espace. La « gentrification »des quartiers les mieux lotis vade pair avec la paupérisation etla dégradation des moins favo-

risés. À défaut de mixité sociale,les fractures territoriales s’ac-centuent à l’échelle du périmè-tre métropolitain et jusque dansses franges.Ces inégalités varient toutefoissensiblement d’une métropoleà l’autre. Elles sont très mar-quées dans les villes où se concen-trent traditionnellement lespopulations les plus fortunées,comme à Paris ou sur le littoralméditerranéen (Aix-Marseille,Nice) ; elles le sont aussi, inver-sement, dans les capitales derégions industrielles en recon-version, particulièrement dansle nord et l’est (Lille, Nancy,Strasbourg), qui sont confron-tées à des formes plus aiguës depauvreté. En revanche, les villesde croissance plus récente, dansle sud et surtout l’ouest, ont plu-tôt mieux préservé leur niveaude cohésion sociale.

LE POIDS DES INSTITUTIONSOutre ces situations socioéco-nomiques très diverses, les fac-teurs institutionnels et poli-

tiques ne sont pas sans inci-dence sur les processus de métro-polisation. À l’échelle de l’Europe,on a pu remarquer que les paysà structure administrative décen-tralisée (Espagne, Italie) ont étéplus précoces à prendre encompte les enjeux sociaux etenvironnementaux de la métro-polisation. L’autonomie des col-lectivités locales a permis dansle même temps de mieux relayerles aspirations civiques locales.Les mobilisations citoyennesont pu intervenir et infléchir lecours des politiques métropo-litaines sur différents plans :économique, social, environ-nemental, culturel, etc. À l’in-verse, les pays à tradition pluscentralisatrice, comme la France,s’en sont tenus à une approcheplus réductrice de la métropo-lisation, abordée presque exclu-sivement sous l’angle de l’op-timisation économique. Sa miseen œuvre institutionnelle s’esten outre opérée de manière trèsdirective de la part de l’État, audétriment de l’intervention des

élus et des citoyens. Il en résultedes structures de gouvernancemétropolitaine à faible légiti-mité et peu à même de peserefficacement sur les tendanceslourdes de la métropolisation.Il est donc probable que ledilemme entre polarisation éco-nomique et fragmentationsociale se perpétue encore long-temps dans le cas des métro-poles françaises. n

*ANDRÉ DONZEL est sociologue,CNRS-MMSH d’Aix-en-Provence.

1. Pour une critique de cette position,cf. Olivier Bouba-Olga, MichelGrossetti, « La métropolisation,horizon indépassable de la croissanceéconomique ? », Revue de l’OFCE2015/7, no 143, p. 117-144.2. Ludovic Halbert, l’Avantagemétropolitain, PUF, Paris, 2010.3. Paul Bairoch, De Jéricho à Mexico.Villes et économie dans l’histoire,Gallimard, 1985, p. 115-117.4. McKinsey Global Institute, UrbanWorld : Mapping the Economic Powerof Cities, McKinsey & Company,mars 2011.5. Saskia Sassen, la Globalisation.Une sociologie, Gallimard, Paris,2009.6. S. Sassen, op. cit., p. 125-126.7. Le zonage en « aires urbaines » a été proposé par l’INSEE à partir du recensement de 1990. Il distingueau sein d’une aire urbaine trois typesd’espaces : le « pôle urbain »rassemblant au moins5000 habitants, la « couronnepériurbaine » et les « communesmultipolarisées », ensemble decommunes dispersées dont au moins40 % des actifs travaillent dans desaires urbaines. En 2014, elles étaientune cinquantaine à dépasser les200000 habitants, et celles-cirassemblaient au total 37 millionsd’habitants, soit 55 % de lapopulation française.8. « Quelle dynamique de l’emploidans les métropoles françaises »,Métroscope, 50 indicateurs clés pourles métropoles françaises, Fédérationnationale des agences d’urbanisme,juin 2017.9. France Stratégie, « Dynamique del’emploi et des métiers : quelle fractureterritoriale ? », in Note d’analyse,no 53, février 2017.10. « En matière d’emploi, lesmétropoles ont davantage résisté à la crise », in INSEE Première,no 1503, juin 2014.11. Métroscope, op. cit., p. 33.

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ÉVOLUTION DE L’EMPLOI DES 25-54 ANS DANS LES AIRES URBAINES ENTRE 2006 ET 2013

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POLITIQUE58

Du côté du PCF et des progressistes...

Dans une année politique riche en rebondissements et surlaquelle pèse l’ombre galopante du FN, les nouvelles formationspolitiques gagnent un écho auprès de la population. Les partispolitiques sont déclarés morts et l’époque serait aux mouve-ments, selon les médias dominants. L’enthousiasme que susci-tent ces nouvelles formations contraste avec celui d’organisa-tions plus anciennes comme le PS ou LR. Pourtant, qu’il s’agissedu Parti du travail de Belgique, qui ne cesse de grimper dans lessondages, du Parti communiste portugais ou encore du SinnFéin en Irlande, on le voit bien : la forme parti ne rebute pas tousles citoyens. La différence entre parti et mouvement serait-elledonc secondaire ? Une lutte politique qui veut remettre le peu-ple au centre de l’histoire ne peut ignorer les liens fondamen-taux entre démocratie et travail. En ne construisant pas des rap-ports de force qui s’appuient sur des travailleurs organisés et ense contentant de vouloir seulement déplacer des électeurs versles urnes, le parti ou le mouvement risque de rester une brèveparenthèse populaire. Forme mouvement ou forme parti ? Placenette est faite à la parole des différents acteurs et actrices de lavie politique française et européenne, mais également aux éclai-rages historiques et philosophiques. n

Carnets rougesDes fondamentaux pour quelle école?

L’heure est aux « fondamentaux », ou plus précisément aux« savoirs fondamentaux ». Dans « Pour l’École de la confiance »,

le gouvernement se donne commeobjectif « 100 % de réussite à l’écoleprimaire » dans la maîtrise de cessavoirs, affiche comme priorité la« lutte contre les inégalités » scolaireset/ou sociales et préconise (impose?)une « aide bienveillante » aux élèves« fragiles », « défavorisés », « issus defamilles modestes ».Que sont ces savoirs singulièrementrétrécis, réduits à leur seule valeurd’échange, dans des marchés del’éducation et du travail visant à

satisfaire « les besoins de l’économie », à « renforcer la place dela France en Europe et dans le monde » et « l’attractivité de laplace financière de Paris » ? On voit bien qu’il y a urgence à seréapproprier des mots confisqués, détournés d’un sens qu’ilserait cependant illusoire de croire univoque. Égalité, touscapables, co-émancipation : des fondamentaux qui ne soientpas le carcan d’un « déjà-dit » qu’il s’agirait de dépoussiérer,mais l’objet et la méthode de co-élaboration d’un « pas-encore-dit ». Tels sont les fondamentaux convoqués ici. n

Économie et politique Hommage à Paul Boccara

La revue Économie et politiqueconsa-cre deux numéros spéciaux au sou-venir et à l’œuvre de Paul Boccara.Le premier (novembre-décembre2017) rend hommage à l’homme,au militant révolutionnaire, insé-parablement économiste et mili-tant politique. Il regroupe des inter-ventions, articles, témoignages deCatherine Mills, Frédéric Boccara,Danielle Bleitrach, Claude Diebolt,Yves Dimicoli, Denis Durand, PierreGarzon Aimé Halbeher, Pierre

Laurent, Patrick Le Hyaric, Jean Magniadas, Nasser Mansouri-Guilani, Dominique Plihon, Henri Sterdyniak, Francis Wurtz,ainsi que des messages syndicaux ou venus de l’étranger, maisaussi des textes de Paul Boccara représentatifs de ses combatsthéoriques et politiques. Le second (janvier-février 2018) revientsur les écrits de Paul Boccara, le théoricien, avec la publicationd’une sélection de textes. Il présente des extraits de son œuvrethéorique, économique et anthroponomique, illustrant lesprincipales étapes de son élaboration. n

Cause commune Mouvements, partis. Quelle organisation révolutionnairepour notre temps?

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OUVRIÈRE, SYNDICALISTE, FÉMINISTEET DIRIGEANTE POLITIQUEOuvrière du textile dès neuf ans, cégétiste et membre des Jeunessessocialistes à treize ans, communiste dès 1920, elle organisa sa pre-mière grève à vingt ans, en 1917 ! Elle fut une des grandes diri-geantes du mouvement ouvrier du Nord et de toute la France. Le7 juin 1936, Martha est la seule femme présente et active, face aupatronat, aux côtés notamment de Léon Jouhaux et Benoît Frachon,dirigeants de la CGT, lors de la signature des accords Matignon.Fondatrice de l’Union des jeunes filles de France dans le Nord,elle œuvre à l’émancipation de toute une génération, qui obtien-dra le droit de vote en 1944.

UNE RÉSISTANTE DE LA PREMIÈRE HEUREDès juillet 1940, Martha organise clandestinement avec des délé-gués mineurs la grande grève des mineurs du Nord-Pas-de-Calais.Du 27 mai au 9 juin 1941, malgré l’occupant et les collaborateurs,100000 mineurs osent la grève. Le premier convoi de déportésvers Sachsenhausen sera exclusivement formé d’ouvriers mineurs!Arrêtée le 26 août 1941, Martha est déportée dans le camp deRavensbrück, où elle organise la lutte clandestine aux côtés deMarie-Claude Vaillant-Couturier et Geneviève de Gaulle-Anthonioz.

UNE DES PREMIÈRES FEMMES DÉPUTÉESRescapée des camps, Martha reprend la lutte à la Libération etdurant les Trente Glorieuses. Dirigeante syndicale, responsablepolitique, elle devient en 1945, élue municipale à Lille puis l’unedes seize premières femmes députées. Martha lutta toute sa viepour un monde meilleur et pour l’émancipation des femmes auquotidien. Inlassablement, elle mit en avant le rôle des femmeset le droit pour elles de prendre toute leur place dans les combatspour l’émancipation.

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Pour l’entrée au Panthéon d’une figure feminine emblématique de notre histoire populaire.

Martha Desrumaux

OUVRONS LE PANTHÉON À LA CLASSE OUVRIÈRE!À ce jour, soixante-seize de nos concitoyens ont été panthéoni-sés. Parmi eux, seulement quatre femmes et aucun ouvrier niouvrière, aucune représentante, aucun représentant des travail-leurs ! Silence sur ces femmes et ces hommes usés à la tâche, dis-parus ou vieillis prématurément, qui ont bâti nos routes, nos villeset nos usines, construit notre pays et qui le construisent encore !L’association Les Ami.e.s de Martha Desrumaux souhaite doncque soit enfin honorée la mémoire de cette ouvrière et, à traverselle, que soient honorées toutes les femmes du peuple, toute laclasse ouvrière !

Martha Desrumaux, pour une ouvrière au PanthéonL’association vient également de réaliser une exposition retraçant leparcours et les engagements de Martha Desrumaux (10 panneauxcouleur). Pour tout renseignement, vous pouvez contacter l’associa-tion par courriel ([email protected]) ou partéléphone (Laurence Dubois : 06 75 68 59 61).https://www.change.org/p/emmanuel-macron-martha-desrumaux-pour-une-ouvri%C3%A8re-au-panth%C3%A9on

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Les sciences et les techniques au féminin

Susan Kare

Susan KareSi vous pensiez tout connaître de la célèbre marque à la pomme, vousn’avez peut-être jamais entendu le nom de Susan Kare. Cette graphisteétats-unienne née en 1954 est pourtant la créatrice de nombreusesicônes qui sont désormais inscrites dans la culture populaire.En 1982, fraîchement diplômée d’un doctorat en art de l’université deNew York, elle rejoint la société Apple afin de créer la première séried’icônes et de polices de caractères pour le Macintosh. Plus tard, ellecrée également les polices de caractères de Windows 3.0 ainsi que lefameux graphisme du solitaire de Microsoft. Elle va fonder son travailsur ce qu’elle appelle « l’économie d’expression » – la nécessité que

la signification d’une icône soit saisie d’un simple regard – afin de créerun système familier suffisamment instinctif et universel pour être com-préhensible par les utilisateurs, même néophytes. Grâce à ce travail dedesign, elle a su donner à Apple une identité propre, qui sera l’atoutmajeur de la réussite du Macintosh.En 2015, le musée d’Art moderne de New York rend hommage à celle qu’ilqualifie de « pionnière et iconographe numérique influente » en exposantses dessins originaux réalisés sur papiers quadrillés et millimétrés. nSources : https://www.areaware.com/collections/susan-karehttps://www.creads.fr/blog/book-freelance/susan-kare-graphiste-icones-apple

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