DIRE Á L’AUTRE DANS LE DEJÁ-DIT - INTERFERENCES D’ALTERITES – INTERLOCUTIVE ET...

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2012 Dire lautre dans le dj dit: interfrences daltrits interlocutive et interdiscursive au cur du dire, Lintertextualit dans le dialogue (actes du colloque international IADA, Barcelone, septembre 2009), Arco/Libros, Madrid pp19-44DIRE LAUTRE DANS LE DEJ-DIT: INTERFERENCES DALTERITES INTERLOCUTIVE ET INTERDISCURSIVE AU CUR DU DIRE

Jacqueline Authier-Revuz

SYLED Universit Paris 3 (France)

La problmatique de ce colloque invite penser ensemble les deux aspects interlocutif et interdiscursif du fonctionnement langagier que les descriptions ont tendu instituer fructueusement mais sparment en deux domaines qui tendanciellement signorent.

Dun ct lunivers de la bulle dialogale, avec ses mcanismes dinteraction langagire dgags par lanalyse conversationnelle, assurant, dans lalternance de paroles, en contact, la co-construction dun fil fait deux qui apparat comme relevant dune fonctionnalit interne enclose dans cet espace de paroles factuellement changes par les participants lchange est, tendanciellement, peu envisage dans sa dpendance une extriorit interdiscursive. A linverse, le centrage sur les relations intertextuelles dun texte avec lailleurs dautres textes (notamment dans le champ littraire), ou sur les rapports de dtermination dun discours (notamment politique, idologique, dans le cadre de lanalyse de discours dite franaise) par lailleurs de linterdiscours dans et par lequel il se produit, ne fait, tendanciellement, que peu de place au versant interlocutif du dialogue ou de ladresse.

En de de travaux clairant, pertinemment, dans un discours donn, des aspects de lincidence conjointe de ces deux dimensions interlocutive ralise dans la forme concrte du dialogal ou plus largement dans le dire adress et reu et interdiscursive, cest un plan gnral, celui du fait nonciatif, pos comme foncirement travers dhtrognits, quest envisage dans les observations qui suivent, plus descriptives que vraiment thoriques, la question de larticulation au cur du dire de lun, de lautre--qui-il-sadresse avec lailleurs du dj-dit. Avant de parcourir (en 2 et 3) une varit de formes sous lesquelles se manifeste linterfrence de ces deux htrognes formes marques ou non; relevant de lauto ou de lhtro-commentaire on rappellera (en 1) quelques points de cette approche htrognisante de lnonciation.

1. Htrognit nonciative: plusieurs axes interlocutif, interdiscursif, et deux plans constitutif/reprsent.

Si, dans ce qui suit, on sen tient aux deux axes dhtrognisation du dire par son inscription dans linterlocution et dans linterdiscours, rejoignant ce que Bakhtine apprhende comme (double) dialogisme, il importe de rappeler que ces htrognes, tenant au rapport du dire avec dautres dires, ne sont pas le tout des htrognits ou non-concidences nonciatives: tout aussi inhrentes au fait nonciatif sont les htrognes non dialogiques quy inscrit le rel de la langue, sous ses deux aspects de systme fini abstrait et de corps substantiel dquivoques, respectivement fauteur, dans le dire, de manque faire un avec les choses dans la nomination et dexcs dautres mots et sens jouant dans le mot-sens vis.

Les htrognes, dont le jeu combin va nous retenir, tiennent donc au fait que le dire prend forme dans son rapport du dire autre, saisi, en termes de dialogisme, htrognit, non-concidence

interdiscursive, dune part, avec lextriorit du milieu du dj-dit des autres discours,

interlocutive, dautre part, avec cet autre dire spcifique de ou prt celui qui on sadresse.

Ce rapport du dire une altrit discursive stablit deux plans, solidaires mais distincts:

celui dune altrit reprsente par laquelle le dire, rflexivement, via des formes observables, fait place en lui-mme des mergences de ces deux autres, de linterdiscours et de linterlocution, telles, respectivement: comme dit l, ce que l appelle, au sens de l, [l renvoyant toute source discursive distincte de je et de tu: il, on, la presse, les mdecins, les femmes, ]

comme tu dis, ce que vous appelleriez, pardonnez-moi lexpression,

celui dune altrit constitutive, au sens o cest dans et de ce rapport lautre que le dire se produit, foncirement constitu, fait par et avec de lautre.

Contrairement aux formes des htrognes reprsents qui relvent de lobservation linguistique, le fait des htrognes constitutifs suppose lappui des thorisations du langage, du sens, du sujet excdant le linguistique.

1.1. Lhtrognit interdiscursive

Pour lhtrognit interdiscursive, deux rfrences simposent qui, avec des diffrences sensibles, touchant notamment au sujet quelles font jouer, se rejoignent pour introduire la prsance pour tout dire du rel dune discursivit qui, sur le mode dune extriorit agissante, constitutive de son intrieur, le contraint, le conditionne, le nourrit tout la fois quelle le dporte ou dcentre hors de lui-mme.

Pour Bakhtine, le milieu du dj-dit est le produit de lhistoire qui a stratifi et satur la langue, en telle sorte que

Comme rsultat du travail de toutes ces forces stratificatrices, le langage ne conserve plus de formes ou de mots neutres "n'appartenant personne". [] Chaque mot renvoie son contexte ou plusieurs dans lesquels il a vcu son existence socialement sous-tendue. [(1978:114)]

La pense dialogique du dire est celle dun mouvement, celui du

discours [qui] rencontre le discours d'autrui sur tous les chemins qui mnent son objet, et il ne peut pas ne pas entrer avec lui en interaction vive et intense. [in Todorov (1981: 98), je souligne]

La figure, chre Bakhtine, de lAdam mythique abordant avec le premier discours un monde vierge et encore non dit, est l pour rappeler que, hors le mythe, cest dans tout dire que rsonne cet extrieur:

L'auteur (le locuteur) a ses droits inalinables sur le discours, mais [] en ont aussi ceux dont les voix rsonnent dans les mots trouvs par l'auteur (puisqu'il n'existe pas de mots qui ne soient personne) [] Le discours [] se joue en dehors de l'auteur, []. [in Todorov (1981: 83), je souligne]

Avec Pcheux, dans le sillage de lordre du discours de Foucault et de la thorie althussrienne des idologies, la pense de lextriorisation interne du dire saccompagne dun souci opratoire, mthodologique (traitement de corpus) et conceptuel (interdiscours/intradiscours, traces du premier dans le second, prconstruit, discours transverse,) et sinscrit dans la perspective diffrente de celle de Bakhtine dun interdiscours au principe du discours, dans un rapport de dtermination qui, derrire les illusions dun je parle fait jouer un a parle toujours ailleurs, avant et indpendamment qui, irreprsentable pour le sujet, le dboute de son intentionnalit souveraine.

On pourrait multiplier les rfrences de nature philosophique, littraire, psychanalytique, qui nourrissent cette pense dun dire non self-contained, et dun sujet dpossd, dans lailleurs discursif, de sa matrise sur des mots jamais pleinement lui: telles Flaubert et son vertige du Livre entirement recopi, lhorreur de Nietsche pour la maladie du langage quest sa grgarit, la parole dsindividualise de Deleuze, Barthes et son constat du tout est citationnel, ou encore linappartenance foncire du langage dont lexploration, littraire et psychanalytique, amne M. Schneider (1985) dans Voleurs de mots souligner la dimension subjective de dpossession quinscrit, en tout un chacun, lentre mme dans le langage

Il n'y a pas de langue inne. La langue maternelle est donne, reue [].

[] celle qui vous enseignait la langue vous apprenait d'abord la sienne ; le temps d'entre dans la parole [fut en mme temps] capture dans les mots de la mre. [Schneider (1985: 285, 298)]

Ce qui, dans leur diversit, rassemble ces approches, cest que la donne, et lemprise, dune discursivit extrieure, antrieure, autre, est pose comme une loi du langage, une condition dexistence du dire et du sens. Derrire la capacit qua le discours de mettre en scne dautres voix que celle de son nonciation ce qui relve de la reprsentation du discours autre, que celle-ci soit explicite ou donne implicitement reconnatre il y a reconnatre lincapacit pour le discours ne pas porter en lui, hors de toute intention ou conscience de le faire, de lailleurs discursif. Cest ce fait que tout dire, et incessamment, ne peut pas ne pas tre habit-dtermin-divis-etc par la ralit de lextriorit discursive dans laquelle il se produit, et se reoit, que renvoie, comme constitutive, la non-concidence du discours lui-mme (ou son htrognit discursive constitutive).

Au fait que tous nos mots sont demprunt, que dire cest incessamment dire comme dautres, cette htrognit constitutive, sur laquelle le sujet parlant na pas prise et qui, condition du dire, lui est irreprsentable, rpondent, porteuses dune mconnaissance salutaire, les formes de reprsentation qui, au contraire, assignent, circonscrite, une place dans un discours aux autres quil reconnat en lui: traant une frontire entre lun et ses autres, dessinant par l un contour propre, ces formes qui disent lautre relvent dun travail de configuration de soi, pour le discours, par diffrenciation davec ces extrieurs localiss configuration dun intrieur soi, narcissiquement vitale, comme protection, cran contre la menace pour le sujet de sabmer dans le rel de lextriorisation gnralise de sa parole.

On ne peut faire lconomie de cette distinction entre le constitutif et le reprsent: dans ce cadre, lopposition discours dialogique vs monologique ne peut recevoir de sens que comme formulation (dangereusement!) abrge de discours reprsentation dialogique/monologique deux-mmes; ou, si lon veut, qui se configurent comme dialogique ou monologique. Si, la suite de Bakhtine, on considre quaucun discours passe la premire parole du mythique Adam ne peut se soustraire la loi du dialogisme interdiscursif constitutif, parler de discours dialogiques/monologiques, sauf spcifier quon se situe, implicitement, au plan du reprsent, apparat, respectivement plonasmatique/contradictoire.

1.2. Lhtrognit interlocutive

La mme opposition constitutif/reprsent traverse le champ interlocutif, avec des clivages aigus touchant la conception du sujet (notamment son dcentrement par linconscient freudien).

Je nentrerai pas dans la riche tradition qui, depuis la rhtorique ancienne jusquaux conceptions contemporaines de lnonciation, rcusent bien avant quil ne soit formul comme tel le modle tlgraphique du message tout fait par lmetteur, indpendamment du rcepteur auquel il le transmet. Soppose cette conception, celle du dire comme foncirement adress, reposant sur deux assertions:

(1) il ny a pas de discours qui ne soit adress. La dimension de ladresse sincarne certes diffremment selon les conditions concrtes du dire du dialogue au journal intime, mais elle est inhrente au dire; le dire non adress est une fiction.

(2) Le dire de lun est, de faon constitutive, dtermin, travers, pntr par la pense du dire de lautre destinataire. Pour le cercle Bakhtine cest par le mcanisme, inhrent au dire, danticipation de la comprhension rpondante du destinataire que passe ce deuxime axe interlocutif du dialogisme:

Tout discours est dirig sur une rponse et ne peut chapper linfluence profonde du discours rplique prvu. [] Le locuteur cherche orienter son discours [] sur la perspective de celui qui comprend, et dentrer en relations dialogiques avec certains de ses aspects. Il sintroduit dans la perspective trangre de son interlocuteur, construit son nonc sur un territoire tranger, sur le fond aperceptif de son interlocuteur. [(Bakhtine 1978): 103, 105]

ce que rsume la formulation radicale:

le mot est un acte bilatral: il est dtermin de manire gale par celui dont il est le mot et par celui pour qui ce mot est signifi. [(Voloshinov 1929)]

De cette pense dune co-nonciation luvre dans le dire mis par lun, on se contentera, presque ludiquement, de marquer la constance travers la chane des aphorismes instaurant le partage de la parole entre ces deux ples de linterlocution, de celui de Montaigne

la parole est moiti celui qui parle, moiti celui qui coute [Essais III.13]

au jeu des variations contestatrices sur le style cest lhomme, de Voloshinov Lacan

Le style c'est l'homme ; mais on peut dire que le style, c'est, pour le moins, deux hommes. [Voloshinov (1926), in Todorov (1981: 212)]

Le style c'est l'homme mme rpte-t-on sans y voir de malice. [] Le style c'est l'homme, en rallierons-nous la formule, seulement la rallonger: l'homme qui l'on s'adresse? Ce serait simplement satisfaire ce principe par nous promu que dans le langage notre message nous vient de l'Autre, et pour l'noncer jusqu'au bout: sous une forme inverse. [(Lacan 1966:9)]

auquel on adjoindra la formulation ramasse de Barthes:

l'homme parlant [] parle l'coute qu'il imagine sa propre parole" [(1978: 10)]dbouchant sur un paradoxal Lcoute parle (1982: 223), pendant du a parle de linterdiscours voqu ci-dessus dans la mise en cause du je source souveraine du dire.

Il est clair que, comme sur le versant interdiscursif, il importe de distinguer sur le versant interlocutif le plan de lhtrogne (dialogisme) qui affecte, constitutivement, le dire, le livrant, dsancr du seul lieu de son mission, un partage non matrisable entre ses deux ples, et lhtrogne (dialogisme) reprsent, protgeant le sujet du rel du premier o risquerait de vaciller sa parole. Celui-l, observable, fait la part de lautre interlocuteur en des points qui, mergences sur le fil du dire du partage constitutif entre lun et lautre qui le sous-tend, en sont, solidairement, le masque en ce que, circonscrivant lincidence de lautre, elles rassurent, pour ce qui en est le complmentaire dans le dire, lillusion de ne tenir que de lun.

1.3. Interfrences des deux htrognes

On a donc reconnu pour le dire une double htrognit nonciative, produite par de laltrit discursive: pose comme condition dexistence du dire au plan constitutif il nest pas de dire qui ne soit travers, et constitu, par le discours autre du dj-dit, dune part, de celui qui on sadresse, dautre part, et, au plan reprsent, comme objet possible dune reprsentation rflexive en des points du dire les dires peuvent (se) donner reconnatre les rencontres quils font avec les dires autres, sur le chemin, bien eux, de leur progression.

Cest une des forces de la pense bakhtinienne que davoir distingu et conjoint, explicitement, les deux dialogismes interdiscursif et interlocutif inhrents au dire:Se constituant dans latmosphre du dj-dit, le discours est dtermin en mme temps par la rplique non encore dite, mais sollicite et dj prvue. Il en est ainsi de tout dialogue vivant. [] La relation dialogique la parole dautrui dans lobjet, et la parole dautrui dans la rponse anticipe de linterlocuteur, tant par essence diffrentes [], peuvent nanmoins sentrelacer trs troitement []. [(Bakhtine 1978: 103, 105), je souligne]

pour arriver la mtaphore dun discours drame qui comporte trois rles locuteur, auditeur et voix du dj-dit, rsonnant dans les mots, pas un duo, mais un trio.

Au del du constat de cette incidence conjointe des deux htrognes sur le dire, on est conduit sinterroger sur le comment de cet en mme temps, sur les modalits selon lesquelles il se ralise interfrences, points darticulation, mcanismes dincidence rciproque, Quelle incidence a ladresse interlocutive sur le cheminement du dire dans le dj-dit? Comment, linverse, lextriorit du dit ailleurs vient-elle jouer dans le rapport interlocutif? Est-il possible de penser lun des deux htrognes et den rendre compte dans un discours indpendamment de lautre?

Mon propos, dans ce champ immense et dune redoutable complexit, ne vise qu faire apparatre quelques lieux dinterfrences, quelques configurations de croisement ou de nouage des deux htrognes, tels quon peut les observer, au plan spcifique du mta-dire des htrognes reprsents. A travers la varit de formes reprsentant lun des deux interlocutif ou interdiscursif o, dans la mise en jeu explicite dabord (2.) peu ou non marque ensuite (3.) de lune des deux altrits, simpose la dimension de lautre, se dessineront quelques unes des figures de lentrelacs des dialogismes voqu par Bakhtine.

2. Deux htrognes: lun reprsent, convoquant lautre

2.1. Derrire linterlocution, reprsente, linterdiscours.

Dans lensemble des formes du type comme vous dites dmergence reprsente du dialogisme interlocutif on peut distinguer entre

celles qui sinscrivent lintrieur de lchange dialogal: quelles rfrent un dj-dit immdiat, du type comme vous venez de dire (reprises chos, polmiques ou lunisson, remplois aux tonalits les plus diverses qui accompagnent les passages de parole dans les conversations prives, les dbats tlviss, les reportages sportifs en duo, les dialogues de Marivaux, etc), ou un dj-dit plus lointain dans le droulement de lchange, telles les comme vous disiez en commenant, comme vous disiez tout lheure, dans votre dernire lettre (manifestant, par une mmoire tendue de lchange, une attention soutenue, propre particulirement aux dbats de fond thoriques, politiques, et aux changes pistolaires), elles renvoient, sur la base dune mmoire co-construite dans lchange, de lordre de lenregistrement de celui-ci, un dj-dit interne linterlocution, quon peut appeler intra-discursif. Lextrieur interdiscursif ny est pas autrement sollicit quil ne lest, constitutivement, dans tout lment du dire.

celles qui, en reanche, ramenables un comme (je sais) que vous dites ailleurs que dans notre change, convoquent dans cet change la mmoire interdiscursive, constitue, lextrieur de lchange, dans le milieu du dj-dit des autres discours, et, spcifiquement, ce que lnonciateur en prte, en connaissance de cause ou par hypothse, son interlocuteur. Les deux dimensions daltration du dire de lun interlocutive: parler en fonction de celui qui on sadresse; interdiscursive: parler en fonction du milieu du dj-dit dans lequel on parle, cest dire de la mmoire dpose en soi sarticulent alors en ces points o le dire se met en scne comme se faisant en fonction de lailleurs du dj-dit prt hic et nunc linterlocuteur.

Cette ouverture du dialogisme interlocutif sur lextrieur interdiscursif passe par deux chemins travers lesquels se dessine limage que L (nonciateur) se fait de lailleurs discursif de R (interlocuteur/co-nonciateur):

A1. Jemprunte des mots que je pense (sais, crois, prsume, ) tre les vtres.

Ses formes usuelles:

comme vous avez lhabitude (coutume) de dire; comme vous aimez dire; comme vous dites souvent; ce que vous appelez toujours; ce que vous vous plaisez appeler; ce que vous appelleriez; etc

portent le mme ventail de rapports au dire de linterlocuteur, des plus irniques aux plus agonaux, que les reprises inscrites dans lchange ces nuances se chargeant ici de ce que lemprunt, fait des mots ailleurs que dans lchange, manifeste par l une connaissance de linterlocuteur, extrieure et antrieure lchange en cours.

Ainsi, dans les noncs suivants, la mise en avant de ce savoir sur la parole de lautre, excdant ce que, dans lchange celui-ci donne entendre, se teinte-t-elle de laffectueux paternalisme dun grand pre pour le parler jeune de son petit-fils (1), dune complicit souriante lgard des fantaisies de vocabulaire dun proche (2), de la lgre drision que, par la fausse recherche dun mot de linterlocuteur, alpiniste, une dame ge associe au lexique technique de celui-ci (3), ou dun affrontement politico-idologique radical (4):

(1)Tu es un gentil garon, mon petit Patrice. Un garon bien. Mais tu verras, c'est pas vident, tout a, pour employer votre vocabulaire. [C.Sarraute, Allo, Lolotte, c'est moi Coco, p.33] [grand-pre parlant du vieillissement son petit fils]

(2)C'est assez drle comme maison, beaucoup de petites pices, des couloirs, des escaliers, plein de, tu dirais rabicoins, mais ce n'est pas dsagrable. [Conv., mai 1984]

(3)Il avait plein de ces, comment dites-vous dj /mousquetons accrochs partout la taille. [Conv., juillet 1982; mousqueton: anneau mtallique utilis par les alpinistes pour assurer leur progression]

(4) Tout le monde se dsole, videmment, mais cest le rsultat direct de ce que vous appelez, jimagine, les progrs du management [discussion propos de suicides rpts de salaris dans une entreprise, conv. 05-10-2009]

Certains genres ont recours, sur un mode privilgi, cette figure, croisant interlocution et interdiscours en un comme je sais (par ailleurs) que vous dites. Cest le cas, par exemple, de lentretien mdiatique entre un journaliste et une personnalit crivain, homme politique:

(5)B.H.L. : Est-ce cela que remonte votre aversion l'gard de la "petite bourgeoisie" comme vous dites si souvent dans vos livres ? [Propos recueillis par B.H. Lvy, janv. 1977, in Barthes Le grain de la voix, Entretiens 1962-1980, Seuil, 1981 p. 251]

(6)Bonsoir, vous tes entr, dans la politique par rfraction, monsieur Barre, pour reprendre une expression qui est de vous, vous y tes entr directement comme ministre, aprs avoir fait carrire, ailleurs, vous y tes rest en vous faisant lire dput de Lyon, parce que, au moment de la dfaite vous auriez eu en ne restant pas l'impression de dserter, le mot est encore de vous. Aujourd'hui, mi-course du septennat de Monsieur Mitterrand, vous tes toujours dans la politique []. [F. de Virieu, l'Heure de vrit, A2, 5.11.1984]

il sagit, pour lnonciateur, tout la fois daccueillir lautre avec ses mots, pour que, comme par courtoisie, particulirement en dbut dentretien (6), il se sente chez lui, en terrain connu, et de se faire reconnatre par linvit comme un interlocuteur lgitime, inform, avec qui le dialogue pourra stablir.

Cest aussi le cas de textes polmiques, interpellant en vous les tenants dune position exprime dans un vaste ensemble discursif, telle cette longue lettre ouverte adresse Messieurs les psychanalystes (lacaniens) par une consur:

(7) [], n'est-ce pas faire supporter la femme ce que vous appelez "la refente du sujet", []. [] vous demander si votre non-assomption de la castration symbolique pour reprendre vos termes ne vous entrane pas [] [L. Irigaray, in Misre de la psychanalyse, 1977]

La vulgarisation scientifique pour grand public fait, de son ct, un usage constant de guillemets pdagogiques, justifiant dun comme je dis pour vous, pour vous faire comprendre, comme vous pourriez dire les mtaphores substitues aux mots propres de la science:

(8)Les antignes qui correspondent la "plaque minralogique" du systme immunologique de chaque individu. [Science et Vie, n762, p.51]

(9)[] la surface du vido-disque une succession de "montagnes" fines ou tales et de "valles" encaisses ou vases. [Science et Avenir, n410, p.12]

Dans tous les cas, quelle que soit la coloration intersubjective et la fonction discursive de ces emprunts marqus, ce quils affichent, cest:

(10)Si je parlais un alter ego, je ne dirais pas ce mot l.

et le lieu o sprouve cette diffrence du tu au je est celui de lextriorit interdiscursive le dit ailleurs que dans lchange interlocutif telle que, dans sa mmoire, le je y situe le tu.

B1. Je dis des mots qui ne sont pas les vtresComme dans le cas prcdent, la figure, inverse, comme (je sais que) vous ne dites pas reprsente le dire comme fonction de celui de linterlocuteur, ailleurs que dans lchange, comme mettant en uvre, depuis la mmoire interdiscursive de L, une image du dj-dit de R, dj-dit dont, cette fois, il se dmarque explicitement.

Cette figure se ralise via:

la combinaison du vous et dune ngation, comme en

(11)Si tu veux, mais alors, on tombe dans la connotation religieuse comme vous ne diriez pas, chre collgue, puisque vous rprouvez l'usage de ce terme ! [Oral, fvrier 80] [cadre universitaire, rdaction d'un texte dans une runion]

(12)Oui, mais lui, il est tout de mme plus, je dirai quand mme malgr tout ce que je sais trs bien que tu penses, normal, quilibr, quoi. [Convers., 7-6-1984]

(13) D.E. : Si je comprends bien, le sommeil intrieur, la mise en quarantaine des ides qui se forment en vous fait partie de votre mthode. Je sais bien que vous n'aimez pas employer le mot mthode. Pourtant [G. Dumzil, Entretiens avec D. Eribon, p. 183]

dont la fausse excuse de (14), jouant plaisamment de lhomonymie entre coco petit nom damiti et abrviation de communiste, correspond elliptiquement comme vous, trs anticommuniste, ne vous dsigneriez pas!:

(14)Allez-y les p'tits gars, gentils fascistodes, zlateurs de la barre de fer []. Encore un effort, mes cocos (oh, pardon !), et vous aurez russi dresser, contre tout ce que vous prtendez dfendre, la grande masse dpolitise de la gent estudiantine. [B. Langlois, Le Matin, 28-11-86, p. 8]

le nous exclusif, forme rcurrente de ladresse un interlocuteur tranger un groupe quelconque rgion, mtier, auquel appartient L:

(15) M. Boncur [crivain berrichon] : [] j'habite dans le Berry []. Mais je voudrais vous parler de ces "panseux" comme on dit chez nous qui appliquent aux gens qui viennent les consulter, un pansement, [] c'est--dire que simplement [] ils prononcent une formule euh magico-religieuse qui [] soulage la personne. [Dossier de l'cran : Les sorciers aujourd'hui, 27.11.73]

(16)[] la nullit scolaire, c'est l'interdiction de se servir de ses pulsions sublimes orales et anales, comme nous disons dans notre jargon, c'est--dire prendre et donner : prendre des lments, rendre des lments. []. Alors, la fille ou le garon, qui ne sait pas encore qui il est, s'il est fille ou garon, c'est au moment o il va le savoir qu'il voudrait [] oublier ce que nous appelons la castration primaire, savoir qu'on est d'un seul sexe []. [F. Dolto, confrence grand public, reproduite in Tout est langage, 1987]

Cest par le retour au fil du texte des comme nous disons que, dans le roman rgionaliste de G. Sand, La petite Fadette, est rappele la fiction interlocutive du rcit adress par un chanvreur du cru un visiteur parisien. Cest aussi la formule strotypique de la vulgarisation nonce, non par un mdiateur de profession mais par un spcialiste, comme (16) en donne un exemple.

Dans tous les cas, ces formes signifient

(17) Si je parlais un alter ego, jutiliserais ce mot sans distanciation, comme allant de soi.et cette distanciation, inscrite dans lchange, est fonction de limage que, par ma mmoire interdiscursive, je me fais de votre dj-dit, ailleurs.

Je renvoie, dans LUsage de la Parole, de N. Sarraute, la nouvelle Esthtique, tout entire consacre au petit drame du guillemet (intonatif) plac par lun, L, pour lautre, R, en manire juge insultante par celui-ci dexcuse pour lemploi dun mot esthtique que limage quil a de R lui fait se reprsenter comme tranger au dj-dit de celui-ci: cest sur lirruption de cette extriorit interdiscursive telle que la mmoire de lun en produit une image, que refuse lautre que vient se briser lillusion de communion enclose dans lchange phatique de propos anodins.

2.2. Derrire linterdiscours reprsent, ladresse interlocutive

Au-del du travail configuratif de production dune image de soi, par diffrenciation davec des autres-de-linterdiscours reprsents, qui est, comme lintgralit du dire, constitutivement adress, cest--dire travers par la vise interlocutive, des formes relevant du comme dit Ext apparaissent comme le nouage le plus troit des deux dimensions daltrit de lextrieur interdiscursif et de ladresse interlocutive. Parallles aux figures (A1, B1) voques ci-dessus o dans le vous interlocutif cest limage interdiscursive que sen fait le je qui est mise en jeu deux configurations se prsentent o, crucialement, dans la mise en scne de linterdiscours cest linterlocuteur qui se profile.

A2. comme dit Ext (o Ext inclut R)Par le dtour interprtatif dune catgorisation interdiscursive laquelle R est invit, parfois ironiquement, reconnatre son appartenance, comme en

(18)Je lai faite il y a deux ans, cest une randonne superbe, mais / vache, cher Monsieur, comme on dit chez les virtuoses du graton et de la pointe avant. [adress un alpiniste fervent, conversation 13-07-2009]

o le comme dit Ext rejoint le comme (je sais que) vous dites de A1, en une variante de la formule (10): si je parlais un alter ego, je ne dirais pas ce mot dailleurs, qui est aussi le vtre.

Ltude gntique de Madame Bovary illustre la fois le proximit et la diffrence entre ces deux formes de renvoi, direct et indirect linterlocuteur; runis autour du corps dEmma, aprs son suicide, les deux incarnations de la Btise que sont, lun dans sa nullit dvote, lautre dans son positivisme satisfait, labb Bournisien et le pharmacien anticlrical Homais ne vont pas tarder avant de sinvectiver meubler le silence de la veille mortuaire, de la poursuite de leurs habituelles hostilits:

(19)L'apothicaire, qui le silence pesait, ne tarda pas formuler quelques plaintes sur cette infortune jeune femme ; et le prtre rpondit qu'il ne restait plus maintenant qu' prier pour elle.

Cependant, reprit Homais, de deux choses l'une: ou elle est morte en tat de grce (comme s'exprime l'Eglise), et alors elle n'a nul besoin de nos prires; ou bien elle est dcde impnitente (c'est, je crois, l'expression ecclsiastique), et alors... [G. Flaubert, Madame Bovary, partie 3, IX]

La comparaison avec un premier tat:(19)[] ou elle est morte en tat de grce comme vous dites, et alors elle [] [Man. G 223 (6)]

fait apparatre la double occurrence de renvoi un extrieur (glise, ecclsiastique), incluant R, dans le texte final, comme rsultat dun travail stylistique qui renforce le (lourd) persiflage dHomais consistant dans sa stratgie de porter la contradiction sur le terrain de ladversaire dans ses mots lui ne pas sen tenir aux mots de lhomme (vous) mais recourir ceux de lAutorit dont il se rclame.

B2. Comme dit Ext (o Ext exclut R)Trs frquente , cette figure rejoint, par le dtour interprtatif du renvoi un ailleurs interdiscursif, le comme vous ne dites pas de B1 qui explicite la non-concidence interlocutive:

(20) Non, cest diffrent, l cest une licitation, en jargon de notaire, il faut [] [notaire des clients, mars 2008]

(21)Pour moi, cest la nouvelle forme prise, actuellement, par ce que certains persistent appeler la lutte des classes mme si cest devenu un gros mot, et ringard [conv. prive, 12-10-2000]

La position de L, relativement lExtrieur dont, interprtativement, il exclut R, relve, comme ci-dessus, soit de son inclusion auquel cas, la 3me personne de Ext prend dans linterlocution la valeur dun nous exclusif, rejoignant (15), (16), soit du statut que lon observe massivement, par exemple, dans la vulgarisation scientifique lorsquelle est nonc, non par un spcialiste (contrairement (16)), mais par un mdiateur entre Ext et R, porte-parole lgitime dun Ext dont il ne fait pas partie: cf. les comme disent les scientifiques, ce que les spcialistes appellent.

3. Le risque interlocutif de linterdiscours non marquEn labsence de reprsentation rflexive par lnonciateur de lun ou de lautre des htrognes, cest un espace de risque qui souvre pour le dire en des points o se nouent sans lappui dun marquage mta-nonciatif les deux htrognes dans lesquels il se produit: risque qui choisi par lnonciateur pour son dire (1) ou subi par lnonciateur dans son dire (2) tient la conjonction interlocutive, en un point, de deux mmoires interdiscursives distinctes.

3.1. Linterdiscours non marqu: un risque interlocutif choisi par LChoisir un risque interdiscursif dans linterlocution, cest, pour lnonciateur, faire passer, intentionnellement, son dire par lextriorit interdiscursive dun emprunt non explicit comme tel une allusion offert, sans marquage, la reconnaissance de linterlocuteur, au risque de sa non reconnaissance; ce choix consiste inscrire, dlibrment, la russite du dire en train de se faire, entre L et R, dans la dpendance de lailleurs du dj-dit, puisque ce qui est postul comme condition de lchange cest une communaut des mmoires interdiscursives, qui se rencontrent pour identifier un segment du dit, chang hic et nunc, comme tomb de, emprunt lextrieur du dj-dit.

Dans lalea du partage interlocutif de mmoire interdiscursive sinscrit la gamme la plus tendue des russites avec les bnfices de la connivence prouve et des checs, malheurs interlocutifs de types divers qui, en forme daccident ou de difficult survenant dans lchange dialogal, ou la rception diffre , offrent un terrain privilgi pour lobservation du nouage des deux dimensions daltrit.

Du malheur interlocutif que constitue la rencontre par R dun fragment emprunt par L un ailleurs quil ne reconnat pas, on peut distinguer deux types, relevant respectivement de larrt (A) ou du malentendu (B) manifest dans lchange, qui se ralisent selon des degrs dintensit variables, allant du vritable accident de parcours (3.1.1) des formes moins saillantes de faille dans lchange (3.1.2)

3.1.1. Accidents interlocutifs dun interdiscours non partag

A1. Lchange arrt faute de mmoire partageR bute dans le dire de L sur un fragment (non problmatique par lui-mme au plan linguistique) auquel il nest pas mme de donner du sens, hic et nunc, dans lchange. Cest en effet dans lailleurs interdiscursif mis en jeu par L que le fragment emprunt reoit, de ce contexte extrieur, le sens qui lui permet de se greffer sur le contexte daccueil de lchange en cours, dentrer en rsonance avec lui, et dy faire sens: faute de ce dtour par lextrieur interdiscursif que sa mmoire ne lui permet pas de faire, R se trouve face lirruption incomprhensible dun corps tranger, discursivement, comme une chute darolithe au milieu dun paysage familirement partag. Il en est ainsi dans le dialogue suivant entre deux amis enqutant sur un meutre dans la haute socit ottomane, fin XIXe sicle, un policier turc (A), et un anglais, Bernie (B), menant Istanbul des recherches sur lempire ottoman:

(22) Bernie fait claquer la bride []:

B Une raison suffisante pour har Shukriye et vouloir la piger. Que sais-tu de sa mre Asma Sultane?

A Daprs Sybil Hanoum, cest une femme dote dune grande prsence mais inoffensive.

Bernie grimace.

Bi Tous les parfums de lArabie ne sauront purifier cette petite main.

Aj Pardon?

Bk Shakespeare, Macbeth. [J. White, Le sceau du sultan, trad. franaise, 2008.]

o lincomprhension radicale que manifeste Aj devant lincongruit de Bi dans lenchanement de ce qui prcde est aisment dnoue par la rfrence interdiscursive de Bk, Macbeth tant connu du policier turc, trs cultiv, mais non pas dun accs aussi immdiat dans sa mmoire interdiscursive que dans celle du jeune lettr anglais.

B1. Lchange fourvoy en malentenduLe deuxime type, aussi gravement malheureux que le prcdent, consiste, pour R, poursuivre lchange dans un malentendu radical, empchant sa poursuite normale: R comprend ce qunonce L, mais en lamputant du dtour par lextrieur interdiscursif travers lequel, seulement, il fait sens dans lchange; R, ici, nest pas arrt par linterdiscours qui lui fait dfaut, il lignore et se fourvoie Ainsi, dans un change polylogal dtendu, entre un couple A et B, en sjour de vacances et C un entrepreneur de la rgion, propos de la vie locale, est-ce une gne, difficile dissiper, quinstalle le divorce entre les mmoires interdiscursives de B et C:

(23) A Daprs ce que jai compris, il a vu trop grand, et puis il avait quasi tout mis sur un gros chantier quil na pas eu alors, pour le moment, tous les beaux projets de lan dernier sont leau!

Bi Adieu, veau, vache, cochon , couv/

Cj Maisil ne sagissait pas du tout dlevage, cest un complexe sportif quil voulait.

Bk Oui, je sais, ctait, je pensais, non, excusez-moi

Al ( C) Et vous pensez quil y a une chance que ce soit repris? Ctait une bonne ide [aot 2008]

change dans lequel

Bi fait allusion la fable du pot au lait, de faon irrflchie, sans tenir compte du fait quelle sadresse aussi, outre son mari, un inconnu delle, C;

Cj situe directement sa rplique au plan de lintradiscours explicite de lchange, sans faire le dtour, effectu par B, par lextrieur interdiscursif origine du sens;

Bk amorce des rectifications, aussitt avortes comme plus dangereuses encore pour la face de C et lchange en cours, et finalement renonce en sexcusant;

Al sefforce de sortir de limpasse, en rancrant la conversation au plan des rfrents du dire en train de se faire, et en replaant par l C en position de celui qui sait.

Ici, lincident interlocutif par interdiscours non partag vcu par B comme une gaffe de sa part est le fait dune situation polylogale entre interlocuteurs htrognes au plan de la mmoire interdiscursive, o la connivence A-B dans laquelle sest inscrite B spontanment, va de pair avec lexclusion de C.

Dans un cas (A1) llment interdiscursif fait problme, pour R, qui peroit de ltranget sans y reconnatre un ailleurs discursif, dans lautre (B1) llment interdiscursif fait malentendu, entre L et R, qui reoit comme UN ce qui, pour L, prend sens ailleurs; au del de ces cas saillants de blocage dans le cours du dire, ces deux types dincidence malheureuse dune interdiscours interlocutivement non partag sinscrivent, de faon silencieuse, en dfauts, dans lchange, de lordre de la gne (A2), du ratage (B2).

3.1.2. Dfauts interlocutifs dun interdiscours non partag

A2 . Lchange gripp faute de mmoire partageR, ici, rencontre dans le dire de L quelque chose qui ny va pas de soi, sans que sa mmoire interdiscursive soit mme de rpondre la question que cela lui pose: sans buter sur lobstacle, comme en (A1), lchange se poursuit, mais comme un mcanisme gripp en ce point. L o les plaisirs de la connivence sont ceux dun change huil par le liant dune commune mmoire interdiscursive, cest une gamme de sentiments disphoriques perplexit, agacement, exclusion, qui merge aux points o R peroit, dans le frottement de deux mmoires dissemblables, lasprit dun dit ailleurs non identifi, prouvant que quelque chose qui lui est adress lui chappe.

Un cas est celui de la modalisation autonymique de pur marquage typographique (guillemet, italique) ou intonatif: non assortie dune glose spcifiant le pourquoi de son arrt-sur-mot, elle ouvre en ce point du dire un creux interprtatif improprit, mtaphore, jeu de mot, emprunt du dj-dit, quel dj-dit? qui, non combl, met linterlocuteur en dfaut, comme dans le cas, par exemple, de:

(24) La langue est un code imparfait, un mauvais outil, en ce que ses moyens finis sont htrognes. [J.Bastuji, Modles linguistiques V-2, 1983]

(25)Et pourtant, comme afin de me retenir, la campagne, hier, se parat de mille grces ainsi qu'aux plus beaux jours. L'air tait lger ; le ciel, ineffablement pur []. [A. Gide, Journal, 6 mai 1940]

(26)Les failles anciennes slargissent en prcipices (entre Bogdanov et Zamiatine, entre Gorki et Essenine) et la disjonction entre lingnieur des mes, utile, fidle, rectiligne, et lhomme de trop, parasitaire, futur hooligan, vou la dissidence []. [F. Gadet & M. Pcheux, La langue introuvable, 1981, p.90, propos du paysage intellectuel de lURSS des annes 20]

o, faute de la disponibilit mmorielle des dj-dits convoqus qui serait celle du trs slectif lectorat auquel le guillemet est adress, lchange accroche en ces points du dire, privs, pour R, de leur ancrage interdiscursif.

Lautre cas, discursif, est celui (sans marque linguistique discrte comme le guillemet), prouv par R, dune saillance dtranget sur le fil du discours: de la franche discordance au lger trouble dun insolite relativement au ton, registre, contenu, , tout ce qui fait unit pour le discours, la perception dun htrogne au fil du dire dbouche sur lhypothse dun dit ailleurs dune trace de lintertexte dirait Riffaterre sans que la mmoire interdiscursive le reconnaisse et lidentifie. Ainsi, en (27) et (28) par exemple, peut surgir, au dtour dune phrase, lirritante nigme dun pourquoi ces mots? que viennent-ils faire ici?

(27) Probablement, puisque je ne cherchais pas des manuscrits, aurais-je pu trouver les mmes livres ailleurs, ou les faire venir par la bibliothque de mon universit. Mais longtemps je m'tais couch de bonne heure en rvant de monter la Montagne Sainte Genevive avec Ablard, de me rendre []. [U. Eco, Discours pour sa rception comme Docteur Honoris Causa de l'Universit de Paris 3, 20.1.89]

(28)Le regard de Giraudoux va plus loin : Les Fables de La Fontaine sont bien des contes, ce sont nos contes des Mille et Une Nuits [] Et voil en deux mots la clef de La Fontaine, le plus oriental des classiques d'Occident. Il faudrait crire un livre sur l'Orient et nous. [] Et l'on dcouvrirait avec ravissement au sein de notre culture tout un royaume d'Orient. La Fontaine en serait le prince subtil et nonchalant []. Et voil que s'accomplit le miracle : nous croyons l'histoire qu'on nous raconte []. Et nous retrouvons, sans tre dsorients, tout cet Orient pas dsert du tout qui sommeillait en nous. [C.Roy, La Conversation des Potes, 1993]

Que vient faire, en (27), la trivialit des heures de coucher de lorateur dans un discours acadmique, si cette incongruit ne vient pas rpondre, depuis une mmoire interdiscursive commune, lincipit de La Recherche de Proust, Longtemps je me suis couch de bonne heure., convoqu en forme de mot de passe dans le paysage culturel franais? Pourquoi, en (28), cet Orient pas dsert du tout plutt que la simple caractrisation dun orient vivant, peupl, habit, anim, , si cet insolite lment dialogique contestataire (pas du tout) nveille pas dans la mmoire le dj-dit auquel il rpond, opposant la plainte de la tragdie racinienne, Dans lorient dsert, quel devint mon ennui, la dcouverte ravie de cet autre orient pas dsert du tout, o lon samuse beaucoup, que recle un autre classicisme

Dans ce mouvement A2 lallusion apparat amorce comme un manque, creusant dans le dire un appel de l'ailleurs, par le questionnement qu'y inscrit la diffrence l'htrogne , mais l'appel reste pour R en suspens dans un espace interdiscursif qui demeure muet, et, faute que s'y produise la rponse d'une ressemblance, l'allusion ne peut prendre corps, laissant le rcepteur dans l'inconfort d'un dire travers par les ombres d'un autre discours dont il peroit la prsence, non dite, mais qui lui chappent, incapable qu'il est de leur donner consistance voix et forme.

B2. Lchange tronqu faute de mmoire partageIci R reoit le dire de L comme un, sans souponner lemprunt au dj-dit auquel celui-ci, intentionnellement a fait place: il passe ct de lextriorit discursive mise en jeu dans le dire, sans le trouble suscit par ltranget perue dans le cas A2 (sans, bien entendu, que cette opposition soit discrte, le sentiment dtranget relevant dun travail de rception interprtative qui na rien de mcanique).

Cest le cas, par exemple, de ces noncs qui, sans saillie du dj-dit, peuvent tre reus comme un:

(29) Le 16 mars, la droite a remport une victoire, mais elle n'a pas gagn la France. [J.P. Chevnement, Discours du 20.4.1986, cit in Libration, 21.4.1986]

(30)Ds quune femme franchit la frontire du territoire masculin, la nature du combat professionnel change. Les vertus quon exige alors dune femme, on se demande combien dhommes seraient capables de les montrer. [F. Giroud, Si je mens, 1975]

Cet arasement du dj-dit ne dbouche pas (comme en B1) dans le malentendu dun contre-sens radical, destructeur de lchange interlocutif, mais ici encore sans que lopposition soit discrte il aplatit, appauvrit, nivelle le dire en lamputant de tout le sens dont cet ailleurs, convoqu dessein, tait porteur. A ignorer les dj-dits quappelle leur parent de schmas smantiques et rythmiques

(29) La France a perdu une bataille, mais elle na pas perdu la guerre.[De Gaulle, 1940]

(30) Aux vertus quon exige dans un domestique, Votre Excellence connat-elle beaucoup de matres qui fussent dignes dtre valet. [Figaro au Comte, Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, 1re reprsentation 1784 aprs 6 ans de censure]

le complexe trio du dire sappauvrit en duo de L et de R: se perd pour R le mouvement de dialogisme interdiscursif qui lui tait adress, et avec lui ce que le dire reoit du dj-dit quil prolonge transfigurant en (29) un bilan lectoral en dclaration martiale, hritire de De Gaulle, dans laquelle, dialogiquement, la Droite occupe la place de lenvahisseur, face la Gauche (o se place L) qui occupe celle de la rsistance lgitime et, finalement, victorieuse; insufflant en (30) un constat ironique quant au statut professionnel des femmes, une insolence pr-rvolutionnaire dans la dynamique de laquelle la permanence du sexisme fait cho lancien rgime qui va disparatre

3.1.3. De lallusion intentionnelle lallusivit du dire.

A travers ce survol, le fait allusif, du dj-dit implicitement mis en jeu dessein dans le dire, apparat aux couleurs de lincertitude et du risque de non-concidence des mmoires interdiscursives engages dans linterlocution comme une configuration saillante darticulation solidaire des deux dialogismes.

Ce type de nouage des dimensions daltrit de ladresse et du dj-dit, qui traversent le dire, est videmment privilgi par les pratiques discursives qui, faisant appel lui, confortent et affirment un lien dappartenance une communaut: celles dun petit groupe par le recours des allusions hyper-slectives, ou celle de la plus large communaut nationale dans les genres publicitaires ou journalistiques (slogans ou titraille) puisant pleine mains dans le plus ressass dj-dit du patrimoine des proverbes, lcume des petites phrases ou chansons du moment.

Au jeu solidairement interlocutif et interdiscursif de lallusion, on remarque que la forme textuelle de la note offre, rgulirement, dans les crits visant un public htrogne, la ressource de sa dualit spatiale: le corps du texte offre son allusion la connivence dun partage de mmoires, tandis que la note rapatriant lextriorit du dj-dit, reprsent, dans lintradiscours, sadresse un deuxime cercle de lecteurs dont elle vite lexclusion:

(31) Lhorizon de lutopie reichienne [] stait bel et bien impos comme indpassable8. Elle snonait en peu de mots: plus dinterdits du tout! /8. Ladjectif indpassable fait videmment rfrence la fameuse phrase de Jean-Paul Sartre: Je considre le marxisme comme lindpassable philosophie de notre temps (Critique de la raison dialectique, Gallimard, 1950) [J.C. Guillebaud, La tyrannie du plaisir, Seuil, 1998, p.70]

Au del du rle ludique du dj-dit donn reconnatre et des effets de connivence-appartenance/exclusion auquel il donne lieu, on a vu que cest le sens du dire qui indpendamment des cas o il est bloqu (A1) ou draill sur un contre-sens (B1) est en cause dans ce dj-dit risqu dans le jeu interlocutif: puisque, loin que lailleurs convoqu reoive un statut dajout ornemental, cest en profondeur que le sens du dire se compose avec, se produit dans, cette extriorit et cela, non seulement dans lintertextualit littraire, richement tudi, mais dans tous les discours, crits ou oraux, et les plus ordinaires.

Cest lincertitude que le fait interlocutivo-interdiscursif de lallusion place au cur du sens: dans lalea de la rencontre de mmoires interdiscursives qui, si proches soient-elles culturellement, socialement, demeurent irrductiblement dissemblables parce que subjectivement singulires; dans lincertitude interprtative, pour R, reconnatre dans le dire de L un dj-dit, comme emprunt dlibr, rminiscence involontaire, voire hasard; dans linstabilit subjective de la mmoire interdiscursive prouve par un interlocuteur percevant soudain dans un texte un dj-dit qui, pourtant prsent dans sa mmoire, y tait rest dsactiv jusqualors; dans lexprience du rle imprieux des mmoires interdiscursives dans la rencontre interlocutive desquelles se produit le sens dans son alea face aux tentations de calcul intra-textuel du sens.

Ce que lallusion intentionnelle met en vidence le risque du sens dans lalea de la rencontre interlocutive des mmoires interdiscursives nest, sous les espces dun risque choisi, ponctuellement, que la forme saillante, isolable du risque inhrent au dire et au sens en gnral: en tout mot nonc et reu, charg de dj-dit, une dimension dallusivit, articulant adresse interlocutive et extriorit interdiscursive, inscrit le risque du sens.

3.2. Linterdiscours non marqu: un risque interlocutif subi par L.

Au risque, pour lnonciateur, que soit mconnu le dj-dit quil convoque dans son dire, rpond celui auquel il sexpose dans la relation interlocutive: que linterlocuteur reconnaisse dans son dire un dit ailleurs dont il ignorait et souvent rejette la prsence. De ce que tous les mots sont chargs du pass de leur vie de mot, et rsonnent en tant que tels dans la mmoire interdiscursive de lautre, nul parleur, jamais, nest labri de ce que cet autre peroit dextrieur, de venu dailleurs, demprunt, dans ses mots lui.

Le risque choisi de lallusion est celui dune perte, celle de lpaisseur de dialogisme avec lextrieur, dont senrichit le dire; le risque subi, cest celui dune coute qui, faisant, depuis sa mmoire interdiscursive, surgir de lautre, extrieur, dans un dire qui se donne comme un, lui fait violence, sur le mode dune effraction. Quelque soit le mode sur lequel se joue ce jeu interlocutif avec linterdiscours conflictuel ou complice il y a toujours dans la rception extriorisante de R quelque chose du forage dun dvoilement, dmasquage, dmystification opr sur le dire de L; et, pour L, lexprience, souvent aigu, dune dpossession quant la matrise que sur le mode dune ncessaire illusion il revendique sur sa parole: R dporte le dire de L hors de son intentionnalit, lextriorise dans un mcanisme qui lui chappe, par lequel, parlant, lnonciateur est amen se reconnatre comme parl. La rvlation que R fait L dun ailleurs de son dire quil ignorait ou se cachait prend deux formes.

R dbusque dans le dire de L un dj-dit spcifique, relevant dun tiers identifiable, dont la prsence, lourde de sens ses yeux, est rcuse par L, et a fortiori lintention de le convoquer: souvre un espace interlocutivo-interdiscursif de conflictualit interprtative, o, aux accusations davancer masqu, ou mises en demeure dassumer la prsence, intentionnelle ou non, de ce dj-dit que R adresse L, celui-ci rpond entre bonne et mauvaise foi en dnonant les procs dintention ou les dlires interprtatifs du premier. Ainsi, par exemple, dans le cadre juridique, (32) met-il en scne laffrontement et dune dngation dun masquage de dj-dit:

(47)J.M. Le Pen : Monsieur Polac est un homme sans humour, sr de lui et dominateur. [Ils] prsentent la politique et les valeurs fondamentales que je dfends, comme une drivation du nazisme []./Georges Kiejman, l'avocat des inculps, interrompt : Est-ce volontairement que vous employez les termes sr de lui et dominateur que le gnral de Gaulle avait utiliss pour dfinir l'tat d'Isral? /Jean-Marie Le Pen s'esclaffe : a y est, voil la notion d'antismitisme introduite par le biais de De Gaulle. Non, je n'avais pas d'intention antismite . [Procs en diffamation intent par J.M. Le Pen M. Polac et al., CR in Le Matin, 4.10.1984]

tandis que dans (33), la difficile tentative de retrouvailles entre deux amis que la vie bohme de lun, installe socialement de lautre a carts, dont le mouvement va se briser sur lenjeu dun dj-dit, reu comme blessant par H1 dans la parole de H2, qui en rcuse la prsence, ouvre sur labme dune incertitude

(33)H2: [] Tu comprends pourquoi je tiens tant cet endroit. []. H1: Oui je comprends. H2: Si je devais ne plus revoir a, ce serait comme si, je ne sais pas moi, oui, pour moi, tu vois, la vie est l. [silence, puis lger ricanement de H1] H2: Mais, quest-ce que tu as? H1: La vie est l, simple et tranquille La vie est l, simple et tranquille, cest de Verlaine, nest-ce pas? H2: Oui, cest de Verlaine, mais pourquoi? H1: De Verlaine, cest a! H2: Je nai pas pens Verlaine, jai dit la vie est l, cest tout. H1: Mais la suite venait delle-mme, il ny avait qu continuer. H2: Je nai pas continu! quest-ce que jai me dfendre comme a, quest-ce quil y a? quest-ce qui te prends? [].H1: Mais voyons, ne joue pas linnocent La vie est l, simple et tranquille. H2: Dabord, je nai pas dit a. H1: Si tu las dit. Implicitement. Et ce nest pas la premire fois [] Cest l que tu te tiens, labri de nos regards salissants, sous la protection des grands Verlaine. H2: Je te rpte que je nai pas pens Verlaine. H1: Bon daccord, admettons, je veux bien, mais tu reconnatras quavec le petit mur, le toit, le ciel par dessus le toit, on y tait en plein. H2: O donc? H1: Mais voyons, dans le Potique. La Posie! [] [N. Sarraute, Pour un oui ou pour un non]

R qui entend du rpt dans le dire de L, en dlgitime celui-ci comme sujet source de sa parole, en faisant peser sur lui laccusation ou le soupon

de plagiat, cest--dire de faire passer frauduleusement pour sien ce qui est de lautre, comme dans les rpliques i, j, k de (34):

(34)Ellei: [] Il y a quelque chose dintolrable dans le mariage, cest le sentiment tranquille de la possession.

Luij: Cest de toi?

Ellek: a pourrait tre dun autre, mais cest de moi. Figure-toi.

Luil (doucement): Tu vois, cest cela. Tout de suite. Figure-toi. Le ton pinc, la petite moue de ct, la manire cour de rcration. Filles. Filles dans une cour de rcration, je prcise.

Ellem: Parce que les garons, cest autre chose? [D. Sallenave, Conversations conjugales, ch. 15]

ou dans le Non, cest de moi, prvenant cette rception dpossdante pour une affirmation nonce sous forme de maxime dans une lettre de tonalit directe par ailleurs:

(35)Le Colonel Chef du Service Monsieur Emile Loiseau [] Mon cher Ami, Que ceci reste entre nous. []

Maxime. Quand laffectation dun sentiment devient constante, exagre et gnante pour le prochain, que le prochain soit indulgent. Il ne peut sagir que dun effort dsespr pour chapper au sentiment contraire. (Non. Cest de moi.) /Mimile, je me demande o vous avez la tte. [P. Nord, Les Rendez-vous dUkraine, 1970, p.327-328]

de rcitation-rptition mcanique dun dire tout prt dont L nest plus que le support ventriloqu:

(36) Alors, quest-ce qui se passe lhpital? Ils sont en train de dtruire le service public de sant, de mettre en place une sant deux vitesses, pour les riches et pour les pauvres. Oh! coute, cest pas tes tracts que je te demande, cest ton exprience toi, qui aimes ton boulot, pourquoi tu penses que a va mal [conversation entre deux amies dont lune est infirmire, aprs des manifestations, avril 2009]

(37) Il y a longtemps que vous tes anti-colonialiste? Depuis que je rflchis, grce Jean Gent. [] il vous convaincrait []. a mtonnerait quil puisse me convaincre? Quand on est pris dans le truc et quon y est n, cest compliqu. Ce sont des excuses sentimentales de petit bourgeois. Il faut choisir son camp. /Les phrases ne sont pas delle. Cest vident au son de sa voix. Elle les rpte comme au catchisme, avec lassurance dune convertie. a me fait sourire. [Louis Gardel, La baie dAlger, Seuil, 2007]

de conformit (conformisme) un type une varit o sabsorbe la singularit de L, rduit au statut de reprsentant du type, comme dans les dernires rpliques k, l, m de (34), ou Lui poursuit le persiflage dpossdant des manires de dire de lautre, qui lui vite de rpondre sur le fond, ou dans:

(38) Cest quelquun qui manque de compassion. Je prfre quand tu causes pas boudhiste! Cest pas boudhiste! et comment tu dirais toi? [Conv. juin 2008]

On voit que, dans tous les cas, un L qui nonce P, R rpond: tu parles comme, sattachant dabord signifier que cette parole quil nonce comme sienne ne lui appartient pas en propre, mais relve dun ailleurs. En ces points o accroche lchange, cest la tranquille possession de nos mots qui est mise mal; il nest pas de mots qui nappartiennent personne rappelle Bakhtine, autant dire que le risque subi par le dire dtre peru dans le dj-dit indpendamment de la conscience quen a lnonciateur est un risque permanent, inhrent au rapport interlocutif.

Au terme de ce survol, on peut noter quau del de ces quelques figures simples o de faon saillante se nouent les dialogismes interlocutif et interdiscursif en mergences de leur permanente interaction constitutive du dire, le domaine est riche des formes dincidences croises plus complexes: on se contentera den voquer une, frquente dans les changes ordinaires et essentielle dans le dispositif psychanalytique celle de lauto-rception par L dun dj-dit, non intentionnel, de son propre dire, en situation interlocutive.

Ainsi, dans ce nonc revenant sur ce quon peut appeler un lapsus interdiscursif o sentend un dj-dit aussi imprieusement survenu quil est malvenu prononc par une candidate un concours de recrutement, mise en difficult par le jury au sujet de son interprtation de La Route des Flandres de C. Simon comme porteuse dun message progressiste appelant une transformation du monde, et qui, dsireuse de concder, en dpit de sa conviction spontane, un certain pessimisme dans la vision de lauteur, emprunte sans en avoir conscience dans un premier temps les paroles de lInternationale, qui, adresses ces interlocuteurs, lui reviennent en boomerang, avec leur suite dans le dj-dit: debout! debout! Le monde va changer de base, etc

(39)C'est vrai que Claude Simon fait du pass table rase enfin ce n'est peut-tre pas le mot, il ne reste pas grand chose de solide. [Oral de concours de recrutement denseignants de lettres, novembre 98]

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Sitri F. (2003): Lobjet du dbat. La construction des objets de discours dans des situations argumentatives orales, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle.

Todorov T. (1981): Mikhail Bakhtine, le principe dialogique - Ecrits du cercle de Bakhtine, Paris, Seuil.

Voloshinov V.N. (1929): Marksizm I filosofia jazyka, Leningrad, 1929, cit dans la traduction franaise: M. Bakhtine (V.N. Voloshinov) Le marxisme et la philosophie du langage, Paris, Minuit, 1977.

Polyphonie et intertextualit dans le dialogue, colloques IADA, Barcelone, 15-18 septembre 2009.

tours de parole, change au sens denchanement de rpliques, couples questions/rponses, reprises diaphoniques, squences chos, stratgies relatives aux positions et faces des interlocuteurs, etc

tels la mise en relief de la dimension dadresse dans lanalyse du discours communiste adress aux chrtiens par Courtine (1981), ou la prgnance de linterdiscours dans le jeu polylogal tudi par F. Sitri (2003).

comme le font Brs et Nowakowska (2008), dans le cadre praxmatique, et en rfrence au double dialogisme bakhtinien, en traitant des spcificits interlocutives et/ou interdiscursives dun ensemble de marqueurs dialogiques.

Je renvoie, pour ltude des htrognits nonciatives, Authier-Revuz (1995), tude amorce dans Authier-Revuz (1982b), (1984), et envisage, par exemple, sous langle littraire dans Authier-Revuz (2007).

Ces deux axes dhtrognit celui de la non-concidence des mots avec les choses, inscrivant un irrductible cart dans la nomination dun rel infini, continu, singulier, par un ensemble fini dunits discrtes, abstraites; celui de la non-concidence des mots eux-mmes, ouvrant tout mot sur le foisonnement des polysmie, homonymie, paronymie, paragrammatisme, etc sont envisags dans Authier-Revuz (1995), linstar des htrognes dialogiques, au double plan de leur fonctionnement contitutif de lnonciation et reprsent dans celle-ci (cf. par exemple, respectivement: pour ainsi dire, si tant est que le mot convienne, cest/ce nest pas le mot, etc et tous les sens du mot, pas au sens propre, cest le cas de la dire, etc)

Cf. le recueil de textes et la prsentation propose par D.Maldidier (1990) sous le titre Linquitude du discours.

(Pcheux 1975: 147).

Cest par lopposition et larticulation du reprsent et du constitutif que lon peut rpondre linterrogation de J. Brs (in Dtrie et al. (2001: 88)): Nous avons oppos nonc dialogique et nonc monologique. Ce dernier type existe-t-il vraiment? Y a-t-il des noncs qui ne bruissent pas dautres voix que celle du sujet nonciateur?

Cf.: [] les discours les plus intimes [intrieurs] sont eux aussi de part en part dialogiques, [] traverss par les valuations dun auditeur virtuel [] [Voloshinov, in Todorov (1981: 234)], auquel fait cho Jakobson, posant que le dialogue sous-tend mme le discours intrieur [(1963): 32].

sans entrer dans les diffrences ou clivages radicaux qui y jouent, quant la nature de la communication instaure: tablie (ft-ce avec des rats) entre des sujets mme de calculer linteraction, ou bien tenue pour limaginaire dun change reposant sur le malentendu entre deux sujets, irrductibles lun lautre, et chappant tout calcul par le fait de leur inconscient. Je renvoie, sur ces enjeux, Authier-Revuz (1995) chapitre 5.1.2. Clivages thoriques dans la saisie du deux de linterlocution.

Cf. aussi: [] la parole inclut toujours subjectivement sa rponse (p.258) ; ou: [] aucune vraie parole n'est seulement parole du sujet, puisque c'est toujours la fonder dans la mdiation d'un autre sujet qu'elle opre [] (p. 353).

Bakhtine (1979), cit dans la traduction de Todorov (1981: 83).

celui de lnonciateur en retour sur son dire, ou celui de linterlocuteur sur le dire de lautre.

par exemple:

Journaliste : Votre vie, vos uvres c'est la premire qui, sans doute, a le plus contribu votre "image".

R. Debray : Ce que vous avez la gentillesse d'appeler mes uvres sont toutes contre-courant, donc ne peuvent pas avoir d'cho. [Entretien R. Debray, Le Matin, 28-11-1986, p.28, je souligne.]

par exemple:

expos dun chef de projet : [] cest le scnario qui permet denvisager un tronc commun aux deux infrastructures. [une dizaine dchanges avec la salle: 6 pages de PV]

Interlocuteur de la salle: [] il y avait une option [] qui proposait justement ce que vous avez appel tout lheure dans la prsentation la partie tronc commun []. [PV de runion, 26-10-2003, je souligne]

Lopposition entre comme vous venez de dire/avez coutume de dire est envisage dans Authier-Revuz ((1995), ch.5. 2.2.2.1. et 2.2.2.2.) en termes de dialogisme interlocutif immdiat vs large: je crois prfrable dinsister sur la reprsentation dune clture intradiscursive de linterlocution vs de son ouverture sur linterdiscours.

Cf. Authier (1982a).

Gallimard, Folio, 1980; cf. Authier-Revuz (1995: 207-209).

Ext pour extrieur, renvoyant nimporte quel type de source discursive, individuelle ou collective, distincte du je-tu.

graton et pointe avant (respectivement: petite asprit du rocher permettant lescalade dlicate, et technique de progression sur des parois de glace avec des crampons pourvus de pointes avant) relvent du lexique de lalpinisme technique; vache est une appellation usuelle pour la montagne du mme nom ou pour une voie ne prsentant pas dintrt technique.

Cf. Lady Macbeth aprs le meurtre du roi: Reste toujours lodeur du sang: tous les parfums de lArabie nadouciraient pas cette petite main. [Macbeth, V. 1].

Contrairement au cas de lchec conversationnel sans remdiation de ce dialogue entre L et R, culturellement trs loigns, celui aprs le meurtre dune jeune fille voyageant avec sa mre dans un train entre une passagre brillante, primesautire et le policier de base charg des premiers constats auquel elle apporte son tmoignage:

[23][] Jai entendu sa mre se plaindre plusieurs fois propos de la fentre, mais elle ne semblait pas avoir vraiment de prfrence. Ctait juste histoire dembter sa fille. Elle fait a juste pour lennuyer, parce quelle sait que a lagace.

Le brigadier Wallace, qui manifestement ntait pas un lecteur dAlice au Pays des Merveilles, la dvisagea dun il vide. [K. Greenwood, Un train pour Ballarat, trad. franaise, 2007]

Cf. Perrette sur sa tte ayant un Pot au lait /Bien pos sur un coussinet, []/Comptait dj dans sa pense /Tout le prix de son lait, en employait l'argent, /Achetait un cent d'ufs, faisait triple couve [] /Le Renard sera bien habile, /S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon. /[] /J'aurai le revendant de l'argent bel et bon. /Et qui m'empchera de mettre en notre table, [] une vache et son veau, /Que je verrai sauter au milieu du troupeau ? /Perrette l-dessus saute aussi, transporte. /Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couve [], (La Fontaine, La laitire et le pot au lait, Fables, VII, 10))

(24): Paul Henry, Le Mauvais Outil, langue, sujet, discours, 1977; (25): Londe tait transparente ainsi quaux plus beaux jours. (La Fontaine Le Hron, Fables, VII, 4); (26): expressions de Staline propos de la littrature, la premire propose par lui, la deuxime emprunte un titre de Tourgueniev.

Antiochus, dans J. Racine, Brnice, V, 4.

analyse avec bonheur par J. Lefbvre (2007).

dont tous les peut-tre, modalisant la mise au jour, pour le lecteur, dans ldition savante dun texte littraire, thorique, des allusions quil recle, sont lcho

Cf. par exemple la tentation rcurrente pour les lecteurs de (26) dattribuer co-textuellement les fragments guillemetts aux noms propres voisins, comblant le malaise du silence de la mmoire par une erreur; de la mme faon, dans Nlke et al. (2004: 77-82) la discussion de la valeur nonciative dun syntagme guillemett chez Proust, toiles nouvelles, mene au plan phrastique en termes dlments co-textuels, perd sa consistance ds lors que se produit la rencontre non prdictible, alatoire, des mmoires interdiscursives permettant de reconnatre avec assurance un emprunt aux derniers mots du pome dHrdia Les Conqurants.

Je renvoie (cf. Authier-Revuz (1995) 6.3.8.2.1. Dnoncer le pass discursif des mots), entre stratgie de ruse et indcidabilit, la polmique dclenche en 1985 par une dclaration hypocritement innocente? de R. Barre, comportant Nous sommes pour le travail. Nous sommes pour la famille. Nous sommes pour la patrie,, entendu comme vocation positive des valeurs de lEtat Franais sous loccupation par nombre de commentateurs, en dpit de lassertion explicite de non nostalgie (Nous ne voulons pas du retour un pass []) qui laccompagnait.