Deleuze - L Empirisme Transcendental - AnneS - OCR

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PHILOSOPHIE D)\UJOUKD'HUI Collection dirigee !Br Paul - Laurent Assoun •áPhilosophie d'aujourd'hui •â regroupe depuis sa fandation en 1980 plusieurs dizaines d'ouvrages, ecrits d'invcstigahon personnelle ou travaux d'exe- gEse : etudes de fond sur la genealogie des modeles dont se soutient l'exigence de rationalite philoso- phique, commentaires thematiques et critiques de textes fondamentaux, enfin travaux de recherche explorant les frontieres du concept philosophique - requis de se penser jusqu'en son alterite, du savoir de l'inconscient •áau savoir du politique B. Au-dela de la croyance a quelque •áphilosophie •â qui serait •ád'hier n, elle demontre que la theorie demeure de consequence, sauf a rester ouvcrte aux brisures de sens contemporaines, partout ou du reel est a penser.

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PHILOSOPHIE D)\UJOUKD'HUI

Collection dirigee

!Br

Paul-Laurent Assoun

•áPhilosophie d'aujourd'hui •â regroupe depuis sa fandation en 1980 plusieurs dizaines d'ouvrages, ecrits d'invcstigahon personnelle ou travaux d'exe- gEse : etudes de fond sur la genealogie des modeles dont se soutient l'exigence de rationalite philoso- phique, commentaires thematiques et critiques de textes fondamentaux, enfin travaux de recherche explorant les frontieres du concept philosophique - requis de se penser jusqu'en son alterite, du savoir de l'inconscient •áau savoir du politique B. Au-dela de la croyance a quelque •áphilosophie •â qui serait •ád'hier n, elle demontre que la theorie demeure de consequence, sauf a rester ouvcrte aux brisures de sens contemporaines, partout ou du reel est a penser.

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ANNE SAUVAGNARGUES

Deleuze L'empirisme transcendantal

PRESSES UNNERSITAIRES DE FRANCE

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A Pierre-Francok Moreau

ISBN 978-2-13-056708-0

Depot legal - 1" bdiiian : 2009, novembre

O Presses Universitaire de France, 2009 6, avenue Reine, 75014 Pais

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Lm textes de Deleuze sont cites sous les abreviations suivantes, suivies du numero de page :

A0 B cc D D R E S FBLS F I D

I M IT K LS M P N "W P PCK Pli PP QP RF

S S M

SPE SPP

Anti-Ed$e (avec Felix Guattari), 1972. Le Bergsonisme, 1966 Clihgue et clinique, 1993. Dialogues (avec Claire Parnet), 1977. Dfirence et repetition, 1968. Empirisme et suljectiuite, 1953 Francis Bacon. Logique de la sematton, 1981. Foucault, 1986. L'th deserte. Textes et entretiens, 11953-1974, ed. Lapoujade, 2002. Cinema 1. L'image-mouuement, 1983. Cinema 2. L'image-e-temps, 1985. Ka&. Pour une litterature mineure (avec Felix Guattari), 1975. Logique du sens, 1969. Mille plateaux (avec Felix Guattari), 1980. Rietache, 1965. flietache et la philosophie, 1962. Proust et l a signes, 1964, 1970, 1976. La philosophie critique de Kant, 1963. Le Pl i Leibniz et le Baroque, 1988. Pourparlers, 1972-1990, 1990. Qu'est-ce que la philosophie ? (avec Felix Guattari), 199 1. Deux regimes de fou. Textes et entretiens, 1975-1995, ed. Lapoujade, 2003. Superpositious ((joint a Carme10 Bene, Richard 114, 1979. ~&e&tion de s a c h e r - ~ m c h (joint a L. von Sacher-Masoch, La Venus a la fourrure), 1567. Spinoza et le probleme de Iexprasion, 1968. Spinoza. Philosophie pratique, 198 1.

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INTRODUCTION

CREATION DE CONCEPTS

Cm ou"rage est ne d'une surprise. Que peut bien designer la formule •áempirisme transcendantal •â, dont Deleuze se sert au cours de la periode d'ecriture de DIffermce et rejetition et qu'il reprend dans le fragment enigmatique publie en 1995, Immanence: une uie? La contraction de l'empirisme et du transcendantal se propose comme un montage ingenieux, mais aussi comme un rap- port impossible, litteralement obscur. Si l'on prend transcendantal au sens kantien, ce terme determine les conditions de l'experience, et ne saurait etre confondu avec les relations empiriques qu'il rend possible. Reciproquement, on voit mal comment une philosophie empiriste pourrait se satisfaire du concept de transcendantal sans abandonner ses pretentions propres. Meme cantonne severement a son usage critique qui proscrit l'intuition metaphysique d'une realite eminente, le transcendantal instaure entre l'experience et ses conditions une difference de determination qui semble peu compatible avec un empirisme strict.

Cette collision de concepts precise pourtant une fonction stra- tegique : avec le transcendantal, Deleuze reprend l'initiative kan- tienne d'une critique de la pensee, et lui assigne a sou tour le role d'inspecter ses zones de faiblesses chroniques, cette illusion traus- cendantale qu'il nomme l'image de la pensee. L'empirisme irans- ceudantal consiste en une clinique de la pensee, qui cherche a garantir un empirisme purge des illusions de la transcendance, en exposant les modes operatoires de la pensee, qui rendent compte de son inventivite mais aussi de son conformisme.

L'empirisme transcendantal s'entend alors comme une chimere parce que son operation procede a la greffe heterogene de seg-

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ments theoriques qui semblent inconipatibles. Deleuze s'en explique pourtant au debut de son ~remier article sur Bergson, en 1956 : • á U n grand philosophe est celui qui cree de nouveaux concepts : ces concepts a la fois depassent les dualites de la pensee ordinaire et donnent aux choses une verite nouvelle, une distribu- tion nouvelle, un decoupage extraordinaire. n' Toute pensee un peu virulente bouleverse les repartitions et les certitudes habituel- les en proposant un decoupage qui ne s'en tient pas aux clivages ordinaires, mais impose l'invention de nouvelles categories. Leur distribution nouvelle provoque un decoupage de l'experience a la lettre extra-ordinaire puisqu'il est inattendu, et donc para- doxique. En s'emancipant des categories ordinaires, la pensee procede par constitution de problemes : elle se fait creation.

Chaque concept trouble l'ordre etabli et ne tire sa necessite que du nouveau decoupage qu'il instaure. Penser consisterait sinon a valider les distributions recues et justifier la tradition. Ce que Deleuze appelle la genese de la pensee dans la pensee, ou encore sa genitalite dans D@rence et repetition, definit cette nouvelle image de la pensee, qui doit opter entre deux regimes, la repeti- tion du meme ou la rupture de la difference. Deleuze entend ainsi remedier a la maladie chronique de la pensee, qui consiste a subordonner la difference a l'identique. La representation repete avec bon sens ce qui a deja ete pense, au lieu d'etre forcee a pen- ser la difference avec majuscule, Difference qui ne s'instaure plus entre deux etats distincts, mais qui devient la condition du nou- veau. La clinique transcendantale de la pensee decrit ainsi l'ecart pathologique entre la creation de concepts, et la betise, qui can- tonne la pensee a reproduire le bien connu. 11 s'agit de passer du regime ou la pensee se denature par conformisme a celui ou elle exerce son inventivite. La frontiere ne passe plus entre vrai et faux, dans l'ordre doxique de la recognition, ni meme entre illu- sion et connaissance, mais entre necessite nouvelle et reconduc- tion scolaire.

L'empirisme transcendantal opere donc necessairement un court-circuit entre des operations theoriques tenues pour separees. En tordant le kantisme pour faire du concept l'objet d'une ren- contre avec une experience non soumise aux categories prealables du bon sens et du savoir commun, Deleuze tente une nouvelle

1. Dcleuze, LTla dkeita el nuber fmk. Tater et entreh'em,' 1953-1974, David Lapoujade (ed.), Paris, Minuit, 2002, (cite dorenavant ID), p. 28.

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INTRODUCTION

repartition de l'empirique et du transcendantal. L'empirisme devient •áune physique de l'esprit et une logique des relations D', tandis que le transcendantal expose comment la pensee s'indi- vidue au contact de l'experience. Il faut cesser de considerer l'es- prit comme le calque passif du monde des objets, car ceux-ci ne preexistent pas plus a l'evenement qui les rcnd pensables que les categories grace auxquelles on les saisit. La pensee ne consiste donc pas a user de maniere sure et volontaire d'une methode capable de nous conduire au vrai. Involontaire et contrariee, elle sursaute sous l'impulsion d'un signe, qui la porte a la limite de son pouvoir.

Cette nouvelle image de la pensee creatrice, Deleuze ne la trouve pas dans un traite de philosophie, mais bien dans un roman qui decrit la creation litteraire. C'est a Proust en effet que Deleuze emprunte en 1964 cette image de la pensee rageuse et demunie, durement sollicitee par une experience qui l'excede. Un rapport tres neuf se noue entre litterature et pliilosophie autour de ce statut createur de la pensee. Le concept ne contemple pas une essence, il ne reflechit pas les idealites de la culture, des sciences et des arts, mais se produit singulierement, par rencontre avec une experience qui transforme nos categories de pensee. Cela confere a la litterature, elle aussi, une fonction critique et clinique. Si la

se rapporte a la litterature, ce n'est donc pas qu'elle chercherait a se donner un corps sensible, ni que la poesie vien- drait au secours de la pensee speculative, mais que, mieux que la philosophie, l'experience litteraire met la pensee aux prises avec une experience radicale, vraiment transcendantale en ceci qu'elle depasse les conventions du sens commun, neglige les representa- tions du bon sens, et se porte au-dela de l'experience anthropo- morphe. Grace a sa vertu dissolvante, la litterature epaule la phi- losophie dans sa lutte contre le sens commun.

Si penser consiste a ouvrir de nouvelles voies pour la pensee, on concoit que Deleuze fasse du paradoxe une arme de defense contre le bien connu, mais aussi d'invention pour la philosophie. Le paradoxe assume alors cette fonction critique puisqu'il neutra- lise le conformisme du sens commun et les determinations du bon sens, et la litterature exerce autant que la logique ce role para- doxique. Deleuze le precise dans la preface de Lagigue du sens, et

1. Deleuze, Dew res'mer deJou. Textes et mtrelims, 1975-1995, David Lapou- jade (ed.), Paris, Minuit, (cite dorenavant RF), p. 228.

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fixe reciproquement dans la preface de Dgmence et repetition le sta- tut litteraire de la philosophie.

La philosophie assume en effet la tache de transformer notre experience a la maniere de la science-fiction, en resolvant une enigme speculative comme le fait un roman policier. Ces deux operations vont de pair. Creer un concept, c'est effectuer le mon- tage systematique d'une deflagration conceptuelle, dont l'attentat speculatif nous fait entrer dans un nouveau monde. Chaque grande philosophie change pour nous ce que penser veut dire, opere cette nouvelle repartition de concepts qui nous place dans un monde paradoxal, extra-ordinaire, mais qui repond pourtant avec exactitude a un probleme determine, imperceptible tant qu'une creation de pensee ne l'a pas rendu disponible. Parce que les concepts ne reproduisent pas plus l'image d'entites empiriques qu'ils ne preexistent dans l'esprit, la pensee creatrice nous met au contact d'une experience deroutante. A l'interiorite paisible de la reconnaissance, qui se figure la pensee comme redite et represen- tation, s'oppose la distribution empiriste, qui transforme nos habi- tudes et nous projette dans un monde inconnu.

Or, la nouveaute de ce monde tient a l'ordre d'apparition des personnages conceptuels, a l'intervention de concepts dont la zone operatoire et la capacite formelle permettent la resolution de situations locales imprevues : si la philosophie transforme notre experience autant que la litterature, c'est au titre d'une drama- turgie formelle qui emprunte a la resolution des intrigues. Comme dans un roman policier, les concepts disposent d'une zone d'effec- tuahon logique et interviennent pour resoudre une situation, denouer un probleme.

Cette conception problematique de la philosophie, Deleuze la met en tres precisement dans les travaux qui precedent D$-

fmence et repetition. Le parcours que nous proposons ici peut se lire comme la tentative d'une explication methodique de ce livre, qui reprend en coupe, sur un mode orchestral developpe, tous les themes et directions par lesquels Deleuze, de livre en livre, cous- truit l'empirisme transcendantal. Du coup, ce parcours peut se lire egalement comme un releve methodique de sa pensee autour de mai 1968, de telle maniere que soit expliquee systematiquement la formule : la pensee surgit sous l'irruption violente du signe.

La rencontre imprevue du transcendantal et de l'empirique s'opere ainsi methodiquement, en commencant par la critique de la subjectide et la nouvelle image de la pensee que Deleuze

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INTRODUCTION

trouve chez Proust. Les facultes, portees a leur limite par la confrontation imprevue avec • áun peu de temps a l'etat pur •â, determinent ce kantisme temporalise, structurai et intensif, qui rend compte de la genese de la pensee comme une dramatisation, et que Deleuze elabore a l'aide de la critique spinozienne et nietzscheenne du signe, de la definition structurale du sens, et d'une philosophie de l'Idee problematique qui doit beaucoup a Gilbert Simondon.

Envisager la construction methodique de l'empirisme transcen- dantal implique en realite une double lecture dynamique, qui explore les phenomenes de resolution, les drames et les person- nages conceptuels qui rendent possible l'exposition complete d'un tel concept. Un de ces theoriques concerne la teratologie du kantisme, qui tord le transcendantal en l'ouvrant sur l'empi- rique, dont resulte la •áplus folie creation de concepts qu'on ait jamais vue ou entendue •â', ou l'histoire de la pliilosophie mute en devenir de la pensee. Reciproquement, on peut definir le montage philosophique parfait du concept, en entreprenant retroactive- ment l'examen de ses conditions antecedentes, en proposant la carte minutieuse de ses composantes. Ainsi, le devenir du concept se double d'une histoire patiente, qui expose le montage de ses differents constituants.

En considerant l'un apres l'autre les problemes, mais aussi les auteurs vis-a-vis desquels Deleuze inscrit sa tentative de reforme intensive du kantisme, on se propose ici de contribuer a une ana- lytique de la Difference. Le signe chez Nietzsche, la theorie des facultes de Kant, Proust et l'image de la pensee, Bergson, le vir- tuel et les deux multiplicites, Spinoza et l'ethologie, les theses structurales et leur conception du sens comme effet de surface entre series differenciees, Maimon et sa critique genetique de Kant, Simondon et sa theorie intensive de l'Idee et de la dispari- tion du signe, Blancliot, Guattari, Foucault combinent leurs angles pour former un faisceau cinetique de problemes que Deleuze regle successivement. Ces differentes pieces composent la machine infernale de l'empirisme transcendantal, et sont ici analy- sees tour a tour. Il s'agit de suivre, chapitre par chapitre, la maniere dont Deleuze s'instruit de ces auteurs et procede a leur mise en variation intensive. Chacun de ces chapitres peut se lire

1. Deleuze, Dfireence el reperilion, Paris, Pur, 1968 (cite dorenavant DR), p. 3.

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egaiement comme le releve cartographique du rapport de lecture que Deleuze entretient avec tel ou tel auteur, et comme un traite d'histoire ou mieux, de devenir de sa pensee.

Car une telle coupe ne peut s'entendre de maniere uniquement statique. II faut joindre a la cartographie de D*ence et repetition la coupe dynamique du systeme, qni trouve dans Dflerence et repetition et dans L o ~ q u e du sens un premier eclat magistral : chef-magnifique, fragile et oscillant que Deleuze defait joyeusement des qu'il rencontre Guattari, tandis que les repercussions de 1968 lan- cent le systeme sur de nouvelles pistes.

Une telle ~resentation de l'empirisme transcendantal serait donc incomplete et tronquee si elle se bornait a presenter DfEence et repetition comme le chef- de Deleuze, un point d'arret ou un sommet de sa pensee. Cela n'implique d'ailleurs aucune reserve sur les merites de cet ouvrage, dont la reussite meme ne doit pas etre duicie sur le mode stabile du cliche, mais animee en fonction d'une conception cinematique du systeme ouvert. Pour apprecier la merveilleuse perspicacite de D f m m c e et repetition, il fai- lait egalement souligner ses lignes de fuites, ses echappees, ses sur- sauts conceptuels qui montrent comment il se desequilibre. C'est ce qu'on a tentk dans les derniers chapitres, qui font definihve- ment craquer le cadre proustien d'une reforme de l'image de la pensee. Le rythme d'exposition quitte alors la temporalite syn- chronique pour adopter l'allure courte, brisee d'un journal de la pensee. Cette vision rapprochee permet de mieux rendre sensible l'introduction de nouveaux problemes qui diagnostiquent de 1968 a 1970, une mutation de la pensee. Le fragment chez Blanchot, la transversalite et la machine selon Guattari, l'enonce chez Fou- cault, l'apparition de l'histoire et de la politique avec Marx, per- mettent a Deleuze de formuler un nouveau pari theorique, qui detraque entierement la formule de la Difference. Un nouveau monde se forme, qui met la pensee aux prises avec une experience renouvelee, celle des effets sur la pensee francaise de mai 1968.

Il ne s'agit donc pas d'aligner la pensee de Deleuze sur une chronologie, mais de pratiquer des microlectures textuelles, pour observer l'ajustement provisoire et variable des concepts que reclame l'empirisme transcendantal pour devenir operatoire. Ceci regle, Deleuze se deplace, et conformement a sa methode de crea- tion, il transforme ses categories en fonction des problemes qu'il traite. S'il peut etre profitable de tracer les coordonnees histori- ques d'un probleme, comme nous le tentons ici, il ne s'agit jamais

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INTRODUCTION

de tenir l'enonce de ce probleme pour le seul etat possible d'une philosophie. Les differents concepts et auteurs doivent plutot s'en- tendre comme des acteurs, ou mieux comme des preparatifs pour cet evenement conceptuel. Cela permet de dresser le portrait de Deleuze en lecteur : avec sa desinvolte hardiesse, Deleuze est un extraordinaire lecteur, qui pratique l'histoire de la philosophie comme devenir de la pensee.

Meme I'histoire de la philosophie est tout a fait ininteressante si elle ne se propose pas de reveiller un concept endormi, de le rejouer sur une nouvelle scene, fut-ce au pnx de le tourner contre lui-meme'.

De Foucault, Deleuze disait, • á c e qu'il recoit, [il] le transforme profondement s2 -panons que ce jugement s'applique aussi a lui.

1. Deleuze, Guatta", Qu'&-ce que la philosophie?, 1991 (cite dorenavant a",, 0. 8.

2. Deleuze, Pourparler, 1972-1990 (cite dorenavant PFj, p. 160

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CHAPITRE 1

L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

1 [L'HISTOIRE DE 1.A PHILOSOPHIE

COMME DEVENIR DES SYSTEMES

L E S premiers ecrits de Deleuze envisagent les rapports de la pensee et du sensible dans l'optique d'une critique du sujet subs- tantiel. Si la distinction entre les trois modes de la pensee creatrice, affects et percepts de l'art, fonctions de la science et concepts de la philosophie n'est theorisee directement qu'avec Qu'est-ce que laphi- losoyhzi ?', la sensibilite et ses rapports avec la constitution du sujet forment l'enjeu de son premier ouvrage, Empirisme et subjectivite2, publiC cn 1953. Jusqu'a Dfience et repetition en 1968, les exercices de lecture philosophique qui scandent de Deleuze sont orientes par un double souci : definir cet empirisme transcendan- tal, qui reprend les termes de la critique kantienne mais la trans- forme en lui imprimant la torsion monstrueuse et feconde d'une critique du sujet ; se confronter aux de la tradition en res- tituant aux auteurs analyses une systematicite reelle, parfois elliptique, tres eloignee a tons egards de l'image d'un Deleuze desinvolte ou critique a l'egard de l'histoire de la philosophie qu'il a lui-meme contribue a fabriquer a partir des annees 1970'.

1. Deleuze, Guattari, Qu'esl-ce gue lapltilosophie?, 1991, note par la suite QP. 2. Deleuze, Empi&me el subjecfiuild, Paris, PUE, 1953 (cite dorenavant ES). 3. Dcleuze, ~ L c t t r c a Michel Cressole s, in Lo Quinzaine $firaire. no 161,

1" avril 1973, p. 17-19, reedite dans M. Cressole, D h z e , Paris, Editions universi- taires, 1973, p. 107-118, puis sous le titre •áLettre a un critique severe •â, dans Pourparh, p. 11-23 (note PP) ; Dclcuze, D i o l o e e ~ (note D), 1977.

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pour une de la creation qui souligne l'historicite de la pensee autant que son devenir, l'ideal d'une redite, d'une resti- tution du contenu, methodologiquement impossible et philosophi- quement fautive, fait place a une lecture creatrice et systematique, tres caracteristique du style que Deleuze developpe dans ses pre- mieres monographies critiques sur Hume (1953), Nietzsche (1962), Kant (1963), Bergson (1966) et Spinoza (1968) mais aussi dans ses travaux de clinique litteraire, sur Proust (1964) et Sacher- Masoch (1967). Leur brievete meme et leur densite constituent une methode d'invention.

Reduisant les systemes par une contraction synchronique, Deleuze en degage l'epure abstraite et les reduit a leur probleme matriciel. L'histoire de la philosophie consiste alors a deduire la formule constituante du systeme. En cela, Deleuze se rapproche de la methode dianoematique de Gueroult: le donne philoso- phique, etranger a l'histoire proprement dite, doit etre reduit a ses conditions ideelles de possibilite. L'ordre genetique de l'elabora- tion du systeme consiste en realite dans sa necessite logique et doit etre ramene vigoureusement a son •á Idee-systeme •â, son dianoema (doctrine)'. Poser l'autonomie du systeme par rapport a son elabo- ration contingente resout toute philosophie en un idealisme radi- cal. Deleuze, meme s'il revendique une position empiriste, se refuse pourtant dans les annees qui precedent Dflmence et repetition a conceder quoi que ce soit a une lecture genetique, preferant negliger la temporalite des systemes plutot que risquer d'emprun- ter la figure teleologique ou dialectique d'un developpement suc- cessif. Moins par desinteret a l'egard des devenirs empiriques que par refus decide des teleologies de l'histoire, il coupe absolument court a toute consideration successive, et donne l'impression de se donner les systemes tout faits, comme des cristaux atemporels.

S'il retient de Gueroult la contraction du systeme en son noyau doctrinal, Deleuze revendique en meme temps, avec flietache et la philosophie (1962), une philosophie du devenir et de l'interpretation comme force. Impossible dans ces conditions d'envisager la resti- tution d'une pensee au titre d'un contenu doctrinal objectif. S'il faut prendre au serieux l'histoire de la pensee, c'est dans la mesure ou l'evaluation et le diagnostic remplacent l'ideal d'une

1 . Gueroult, Philompl~kdde I'lrirloire de la philosophie, l'a&, Aubier-Moniaipc, 1979, p. 79 et 181.

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L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

decouverte successive du vrai et d'une connaissance atemporelle des systemes. L'histoire de la philosophie se mue en devenir des systemes. L'abreviation systematique se couple alors avec une reprise creatrice, une falsification reglee par laquelle Deleuze se separe de Gueroult. •áL'histoire d'une chose, en general, est la succession des forces qui s'en emparent, et la coexistence des for- ces qui luttent pour s'en emparer. Un meme objet, un meme phe- nomene change de sens suivant la force qui se l'approprie •â, declare Deleuze en commentant La geneahgie de la morale : u l'his- toire est la variation des sens •â, c'est-a-dire •á la succession des phenomenes d'assujettissement plus ou moins violents •â'.

De tels assujettissements variables et violents transforment la philosophie en une symptomatologie des concepts, evaluant les doctrines en fonction de la puissance vitale qu'eues promeuvent. Avec Nietzsche, les concepts de verite et de faussete sont definiti- vement congedies, au profit d'une casuistique de la pensee comme force vitale et evenement. Les problemes theoriques deviennent l'occasion d'une epreuve selective, tandis que l'interet d'un concept ne se mesure plus a sa conformite en termes d'adequa- tion, ni d'ailleurs uniquement a sa vertu systematique intrinseque, mais bien a sa capacite de relancer les dynamismes de la pensee en la soumettant a des tensions nouvelles. Ce couplage virtuose dc Gueroult et de Nietzsche temoigne d'ailleurs de l'originalite et de la hardiesse avec laquelle Deleuze se mesure a l'histoire de la phi- losophie, en suscitant la confrontation entre doctrines eloignees et en les combinant, a la faveur de coups de force theoriques aussi inventifs qu'etonnants.

Deleuze rapporte ainsi la pensee aux forces materielles qu'elle suppose comme a ses conditions d'effectuation empiriques et vita- les. Cette conception nietzscheenne le conduit a passer d'un ideal de la recognition a une lecture creatrice, associant la recherche d'une focale systematique avec la distorsion et la traitrise, sur un mode concerte qui s'interdit le blame direct, mais non la creation de perspectives inattendues. •á Le philosophe de l'avenir est artiste et medecin - en un mot, legislateur v , ecrit Deleuze a propos de Nietzsche, et cette conception clinique de la philosophie s'ap-

1. Dcleuze, Mcrrsche el lapltilomphie, Pans, pur, 1962 (note par la suite N2elzde dans Ic tcxtc, ct.hF'cn notc), p. 4 ; la citation cst extraite dc Nietzsche, La@nealogie de la morale, I I , 12.

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plique aussi bien a lui-meme'. ihffmence et r&etition systematise cette lecture inventive sons les titres d'une crihquc de la recognition du sens commun, qui s'accompagne avec humour d'une analyse ecla- tante de la betise.

Plus que l'erreur, c'est la betise qui menace la pensee, et sur un mode transcendantal, car la betise concerne la maniere dont la pensee s'individue, sa realisation hic et nunc. Le Moi du penseur n'est pas determine a l'avance, et la maniere dont on pense ne depend pas d'un Je pense, d'un cogito originaire comme le sup- pose l'orthodoxie du sens commun. Au contraire, il appartient a la pensee de determiner le style de penseur qu'elle reclame : c'est elle qui configure le mode d'individuation qu'elle requiert. Or, la betise revele sa nature transcendantale, faite de bassesse et de paresse, en se coulant dans le moule des opinions toutes faites. Elle se soumet a la pente des cliches majoritaires par inertie et conformisme, et son inaptitude a monter pour elle-meme de nou- veaux circuits cerebraux tient au fait qu'elle n'agite que des idees recues, sans en creer de nouvelles. Elle se contente d'aerer les dog- mes dominants. Etre bete, ce n'est pas penser mal, mais ne pas user du tout de la pensee, que l'on cantonne aux retrouvaiiles et aux confirmations, au lieu de la confronter a l'impensable dans une aventureuse exploration de possibles. La betise reduit la pensee a une recitation de reponses au lieu de la contraindre a proposer des problemes reclamant des solutions nouvelles. Pour la qualifier d'un mot que Bergson affectionne, eue est la pensee toute faite, et non la pensee se faisant. Elle se confond avec la recogni- tion, politiquement reactionnaire, conceptuellement inepte. C'est pourquoi elle releve d'une critique transcendantale portant sur la definition de la pensee comme creation. Le modele de la pen- see passe de la reconnaissance a une rencontre effractive et vio- lente qui la force par une torsion salutaire a sortir de son accord doxique pour affronter sa discordance essentielle, et ainsi sa creativite2.

Si Deleuze condamne la redite, dont il demonte minutieuse- ment les modes operatoires dans Deence et repetition, il exige d'une lecture creatrice qu'elle soit systematique, et qu'elle impose sa necessite comme une configuration inedite, mais determinante.

1. Deleuze, i\%iache, Paris, Pur, 19G5 (note par la suite 4, p. 17 : il s'agit du peut recueil de textes scolairc que Deleuze compose pour les PUF ; JVP, 104.

2. Deleuze, AP, 121 1; DR, 197, 213; PP, 86.

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L'EbIPIRISME TRANSCENDANTAL

Philosophique, la lecture doit faire surgir un type de nouveaute, s'impose sur le double mode de l'inattendu et du necessaire.

Cela explique le caractere des monographies, par lesquelles Deleuze se confronte a l'histoire de la philosophie. Ces lectures extremement denses, briilantes, sont marquees par un gout pro- nonce du systeme, qui s'exprime par coupes transversales, gout scolastique de la definition et de l'organisation methodique, ce qui entraine des raccourcis, des effets de distorsion, des difficultes aussi, qui peuvent rendre parfois malaise l'acces a ces textes ellip- tiques. Ils s'eclairent dans l'orbite d'une logique de la creation, en tenant compte du sillage que ces abreges de doctrines font scintil- ler dans I'ceuvre a venir.

II faut y voir une methode d'invention autant qu'un gout du formalisme qui denote l'influence forte et peu commentee de Kant, determinante jusqu'a Difference et repetition, livre qui, dans son appareillage formel comme dans son argumentation, s'explique, dialogue et conteste la Critique de la raison pure. De Kant, Deleuze conserve jusqu'au dernier texte publie, L'immanence : une nie...' l'ins- piration fondatrice que la pensee, dans son exercice corporel, doit etre saisie dans ses conditions transcendantales. 11 ne renonce jamais a l'inspiration kantienne d'une telle analyse transcendan- tale, seule capable a ses yeux d'effectuer une veritable critique, qui ne porte pas seulement sur les enonces et les opinions, mais sur leurs conditions de possibilite, et ainsi sur la nature du fonctionne- ment de la pensee. Ce que Deleuze, avec Sartre, nomme un champ transcendantal fait ainsi l'objet d'une enquete serree, depuis E m p i h e et su6jectiuite jusqu'aux derniers textes publies.

Definir ce champ transcendantal impersonnel et sans sujet implique la mise en place de l'empirisme transcendantal, operee systematiquement dans les monographies creatrices qui preparent D @ e m et repetition. La critique du sujet, celle de l'image doxique de la pensee, figure de la recognition et de la betise ermettent de : !? dresser une toute nouvelle figure de la pensee : ni innee ni sou- mise a la bonne volonte du penseur, la pensee est produite par la rencontre violente, involontaire d'un signe sensible qui porte nos facultes a leurs limites. Deleuze conserve ainsi le transcendantal kantien, en le confrontant a un empirisme superieur qui ne peut

1. Delcuzc, •áL'immanence : une vie... •â, in Philosophie, ne 47, 1" sep- tembre 1995, p. 3-7 : il s'=$ du dcrnier textc publie par Gilles Deleuze, reedite dans RF, 359.

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etre deduit des formes empiriques ordinaires, telles qu'elles appa- raissent dans le sens commun. Le premier moment de cette opera- tion consiste en une critique de la subjectivite substanheUel.

2 1 LE JE FELE ET LE MOI DISSOUS

Depuis sa premiere monographie sur Hume, son Diplome d'etude superieur de 1947 paru en 1953, E m p i k e et subjectiuite, Deleuze ela- bore cette theorie de la subjectivite qui fait du sujet individuel un effet, un resultat. En cela, il s'inscrit dans la philosophie francaise de l'apres-guerre, et, a l'instar de Lacan, Althusser ou Foucault, il ne se contente pas de disqualifier le sujet, mais entend d'abord en eclairer les modes de constitution reels, et expliquer pourquoi il s'est trouve place en position dominante dans la philosophie classique2.

Le sujet remplit traditionnellement deux fonctions, une fonc- tion noetique ou gnoseologique d'universalisation, lorsque l'uni- versel se trouve represente par des actes et non plus par des essen- ces, et une fonction psychologique, lorsque l'individu se definit comme une personne, non plus comme une chose ou une ame. Deleuze donne ainsi du sujet une definition kancienne, et associe a l'acte noetique universel du Je pense une fonction d'individuation, qui correspond au Moi psychologique, personnel et empirique3.

Mais Deleuze exacerbe la tension entre ces deux moments constitutifs, le Je universel de la fonction epistemologique, et le Moi individuel. Il s'empare ainsi de la question du sujet a un moment precis de son histoire, celui ou Kant, operant la critique du cogito cartesien, reproche a Descartes d'avoir dit : •á je •â suis une substance pensante4. Le point de depart que choisit Deleuze est donc la Cetique de la raison pure, lorsque Kant presente le cogito cartesien comme un paralogisme, ou Descartes pretend passer immediatement de la forme pure de l'aperception, Je pense, a l'af- firmation de l'existence de cette chose qui pense, c'est-a-dire a un

1. Deleuze, DR, 186. Francois Zourabichvili en propose une excellente lec- ture : Le oocobulnire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003, p. 34.

2. Eticnnc Balibar, •áL'objet d'Althusser •â, in Poliligue et philosophie dam l'muure de Lou& Allhussp~, sous la dir. de S. Lazanis, Paris, Pur, 1993, p. 98.

3. Deleuze, RI;, 326-327. 4. Deleuze, Guattari, QP, 35.

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Moi. Le cogito identifie trop vite ces deux valeurs logiques distiuc- tes, la determination du •áJe •â qui pense et l'indetermine de l'exis- tence •áetre une substance pensante •â. En realite, objecte Kant, mon existence indeterminee ne se trouve determinee comme un Moi que dans l'existence phenomenale et temporelle. Autrement dit, le Je pense universel devient la condition transcendantale du Moi, et le Moi empirique, la maniere dont le sujet s'apercoit ou s'affecte lui-meme a travers l'espace et le temps, comme un phe- nomene variable, passif et derive.

En suivant de tres pres l'analyse kantienne, Deleuze en tire donc ce resultat heterodoxe et stimulant. Kant introduit la felure du temps entre la synthese a prion du Je pense, et le Moi empi- rique psychologique. Les deux fonctions du sujet se trouvent ainsi deconnectees l'une de l'autre, tandis que la fonction universelle du Je pense bascule sous le Moi empirique qu'elle produit comme son resultat. En s'emparant du cogito cartesien, Kant le dedouble et glisse le Je pense sous le Moi empirique comme sa condition transcendantale, de sorte que Je pense s'oppose maintenant au Moi empirique qu'il determine. L'unite psychique du cogito est brisee, tandis que le Je pense transcendantal se separe de son exis- tence phenomenale. Le clivage kantien du transcendantal et de l'empirique se traduit ainsi par ce profond divorce schizophre- nique qui clive le sujet, empechant desormais toute unite subjec- tive du Moi : Je est un autre.

Avec Kant, la belle simplicite et l'identite du sujet se trouvent traversees d'une Elure, qu'il faut comprendre litteralement comme ligne de faille schizophrenique, comme la schize qui separe la pensee d'elle-meme. Le Je pense ne peut en effet s'apercevoir lui- meme que sous la forme empirique, variable et temporelle du Moi phenomenal, de sorte que le sujet ne s'apparait a lui-meme que clive dans le miroir du temps. C'est pourquoi •ále Je et le Moi sont donc separes par la ligne du temps qui les rapporte l'un a l'autre sous la condition d'une difference fondamentale •â'. La Critique de la raison pure debouche alors sur ce resultat saisissant, veritable pro- gramme qui lance les philosophies contemporaines : le Je, Ele par la ligne du temps, dissout l'unite du Moi psychologique2.

1. Deleuze, Cnlique el clinique, Paris, Minuit, 1993 (desarmais note CC), p. 48. 2. Quatre textes scandent cette analyse : DR, 116 ; la preface pour la traduc-

tion anglaisc dc Lophil~sophie d i q u e de fini, en 1984, reeditee dans CCsous le titre << Sur quatre formules poetiques ... •â texte capital, sur lequel nous reviendrons, QP, et •áReponse a une question sur le sujet •â, 1988, reed. in RF, 326-328.

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Cette analyse remarquable debouche sur trois series de conse- quences. D'abord, cette presentation de la critique kantienne de Descartes, theme apres tout classique, ou du moins bien connu, est quand meme extraordinaire. Selon un procede familier, Deleuze tire avec desinvolture Kant du cote de Rimbaud .et d'Artaud, ou plutot, il fait du kantisme le porte-parole de sa propre philosophie. Cette lecture inspiree de la revolution coper- nicienne lui permet en realite de preciser son propre projet philo- sophique, et la torsion qu'il fait subir au texte kantien remplit une fonction programmatique et pedagogique, car elie facilite l'exposi- tion du nouveau. Elle coexiste d'ailleurs sans heurts avec d'autres lectures, ou Deleuze reproche au contraire a Kant son conserva- tisme. ll s'agit moins d'identifier Kant a Rimbaud, que de sugge- rer qu'on ne peut saisir la portee de l'operation kantienne que sous la perspective critique d'une dissolution du cogito.

En presentant Kant comme le penseur rimbaldien du Je est un autre, Deleuze lui fait assumer le role d'un passeur pour l'elabora- tion de la Difference avec majuscule, qui forme l'enjeu theorique de D@rmce et r$etition, meme si dans de tres nombreux autres pas- sages, le statut de Kant est tout negatif. C'est que cette Difference, que Deleuze note toujours avec majuscule' pour la distinguer des differences empiriques, est definie a partir de la felure du cogito. Elle se constitue comme une Werence qui ne s'instaure plus entre deux determinations empiriques, mais qui se pose comme Diffe- rence transcendantale, comme condition de determination de toute differenciation, au sein de la subjectivite elle-meme. L'eva- luation heterodoxe du rapport de Kant a Descartes permet donc a Deleuze d'exposer le probleme qui oriente et determine sa propre tentative dans Dgmence et r$etition : penser la Difference comme condition de toute differenciation, cesser de la subordonner a l'identique, ce qui exige la critique de la fonction unifiante et subs- tantielle du sujet.

Sur tous ces points, Kant remplit une fonction de passeur : c'est lui qui invente la critique transcendantale ; lui qui, en posant le sujet transcendantal, le montre fele par le temps, divise d'avec lui- meme par son existence temporelle. La distance entre le Je pense

1. Nous noterons darenavant cctte Diiierence transcendantale avec majus- cule, pour la distinguer visuellement des difference empiriques, et conmbucr a plus de clarte dans l'expose. Un tel signe pphiquc n'implique aucune substantialisation.

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universalisant de la fonction gnoseologique et le Moi empirique de la fonction psychologique traduit en realite la determination transcendantale qui fait exploser le sujet selon la ligne de faille du temps. Le devenir exprime la maniere dont nous sommes interieu- rement affectes, et par la egalement separes de nous-memes par le temps. La Difference transcendantale est portee au de la subjectivite comme l'operation par laquelle le temps clive le sujet. En temporalisant cette difference, Deleuze temoigne aussi de sa lecture attentive du Kant de Heidegger.

Les rapports entre devenir et subjectivite definissent la philo- sophie de la Difference. Si pour Kant, le temps devient la forme du sens interne, le temps ne nous est pas interieur, estime Deleuze, c'est nous au contraire qui sommes interieurs a lui et separes par lui de ce qui nous determine'. La philosophie de la Difference debouche sur cette conception du sujet Ele par le temps : la subjectivite et son interiorite ne relevent pas du mode substantiel de l'identite, mais s'expriment comme multiplicite en devenir. L'exposition de cette philosophie du devenir definit alors le programme de Dfgence et repetition : prolonger l'aventure kan- tienne en la subvertissant, debarrasser le champ transcendantal de ses avatars substantiels en le pensant comme champ impersonnel sans sujet. Telle est la deuxieme consequence de cette analyse, et elle explique comment Deleuze situe son entreprise dans le pro- longement de l'aventure kantienne, mais egalement en rupture avec elle.

Car en effet, deuxiemement, il s'agit d'expliquer pourquoi le sujet substantiel s'est trouve place dans la philosophie classique en position dominante, tout en proposant une nouvelle theorie du transcendantal impersonnel et preindividuel. Descartes ne pouvait poser le cogito dans l'instant qu'en expulsant le temps, qu'il confiait a Dieu dans la creation continuee. Il ne pouvait garantir l'identite du Je qu'eu se donnant l'unite divine. Il est donc moins le fondateur des theories de la subjectivite qu'on ne le dit ordinai- rement, puisqu'il ne tire les attributs du Je pense que de Dieu. D'ou la nouvelle donne, nietzscheenne, que Deleuze impulse a l'analyse. C'est Dieu qui a besoin du sujet. Descartes ne se donne la subjectivite que sous la forme de l'unite, de la simplicite, de la substantialite qui sont les predicats de Dieu, de sorte que Dieu

1. Deleuze, CC, 45.

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seul garantit l'unite du cogito. Deleuze en tire cette consequence : si la metaphysique ne peut plus connaitre directement Dieu, alors la disparition speculative de Dieu entraine la mort du sujet, du moins sous sa forme souveraine, active et unitaire. La decouverte transcendantale et la distinction kantienne entre raison et euten- dement ont donc pour correlat la disparition simultanee de la psy- chologie et de la theologie rationnelles : la mort speculative de Dieu entraine la felure du Je. Le merite immense de la critique kantienne consiste a avoir pose en meme temps le Dieu mort, le Je iele, le Moi dissous, mais Kant, selon Deleuze, ne prolonge pas son initiative : •áLe Dieu et le Je connaissent une resurrection pratique. •â'

Deleuze reprend alors l'initiative kantienne, et le programme de l'empirisme transcendantal decoule directement de cette entre- prise critique renouvelee. Cela precise comment Deleuze situe son entreprise dans le prolongement de la revolution transcendantale et aussi comment il s'en distingue. L'analyse de la mort du Dieu, de la felure du sujet et de la passivite du Moi inconscient resultent de l'introduction du temps, c'est-a-dire de la Difference dans l'analyse de la subjectivite, et definissent cet empirisme transcen- dantal qui se debarrasse du sujet transcendantal. •á Cogito pour un Moi dissous. Nous croyons a un monde ou les individuations sont impersonnelles, et les singularites, preindiduelles : la splendeur du "on". n2

3 S~GULARITES PRE-INDMDUELLES

ET INJMDUATIONS IMPERSONNELLES

La critique du sujet substantiel s'accompagne alors systemati- quement de l'exploration de ces nouvelles individuations imper- sonnelles, de ces singularites preindividuelles, que Deleuze trouve chez Simondon, dont la these soutenue en 1958, et parue sous le titre L'indiuidu et sa genese pbsico-biologigue. L'indiuiduation a la lumiere des notions deforme et d'information', est decisive pour cet aspect de

1. Delcuzc, DR, 11 7. 2. Dclcuze, DR, 4. Voir aussi, DR, 355 . . 3. Sirnondon, L'indioidu et sa ~e~terepIy~co-b io lo~yuee L'indiuiduatian a la lumiere des

noliom deforme et d'itfOrmolion, Pans, FUI:, 1964, reed., Grenoblc, MiIlon, 1995 (cite dorenavant IGq, p. 95.

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l'argumentation. Pour Deleuze, Simondon propose la •ápremiere theorie rationalisee des singularites impersonnelles et preindivi- duelles•â', en montrant comment liberer l'individuation de la forme unitaire et personnelle du Moi. Pour en finir avec l'identite individuelle et rompre avec les ontologies stables de la substance, il propose une philosophie de l'individuation en devenir au sein de laquelle le sujet humain n'occupe qu'une place restreinte.

Deleuze s'inscrit dans le prolongement de cette critique du sujet logique et de l'ame anthropologique. Les individualites impersonnelles remplacent alors le Moi psychologique tandis que les singularites preindividuelles se substituent au Je pense pour rendre compte de l'emergence de la pensee. L'universalisation epistemique et l'individuation psychologique ne repondent plus en effet aux 'conditions actuelles de la connaissance. Riemann et ~~ ~

Frcutl ont soune 12 glas du sujr~ substaiiiirl dot; d'uiie iiitCrionlC pei.oiiiicll~~, Fii rcmplii~mr It:.]c uiiivcrscl cr Ic .\loi individti<:l par des singularites preindividuelles et des individuations imper& nelles, Deleuze rejoue la thematique du sujet en lui affectant de nouvelles coordonnees. Lorsqu'il ecrit G bref, nous croyons que la notion de sujet a perdu beaucoup de son interet auprofit des singula- ritespreindividuelles et des individuations non personnelles v2, il fixe le nou- veau programme de cette philosophie de la Difference, qui doit s'attacher des lors a decrire de maniere positive ces singularites et ces indlduations. Indiquons comment elles se definissent pour preciser sur quoi portait au juste la controverse.

D'abord, le sujet doit etre pense en fonction de coordonnees immanentes, et non comme substance transcendante; il ne preexiste pas a ses conditions materielles d'individuation, et doit etre pense comme variable et pluriel. Specialement, les modes de subjectivation humains sont multiples, de sorte que les critiques envers la conception personnelle du sujet visent en premier lieu son anthropomorphisme. Le sujet cesse d'etre l'apanage d'une nature humaine, son essence invariante. Deuxiemement, le sujet doit etre pense sur le plan des forces, non des formes : la critique radicale du sujet substantiel, anthropomorphique et personnel s'accompagne d'une transformation de ses fonctions. L'individus-

1. L 0 . p du sens, Paris, Minuit, 1969 (note dorenavant LIZ), p. 126, n. 3 ; ID, 190.

2. Deleuze, RIi, 328. Cette formule revient tres souvent, par cxemplc, ID, 190.

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lite n'est plus assuree par un acte de conscience unifiante, de sorte qu'elle ne prend plus la forme d'un Moi donne. C'est ici qu'inter- vient l'analyse simondienne. Troisiemement, l'universel est moins remplace que deplace par ces fonctions issues des mathematiques, qui temporalisent et singularisent les entites de la pensee. ,Le champ de la connaissance cesse d'etre peuple d'entites valables en tout temps et en tout lieu selon la conception aristotelicienne d'une necessite universelle. Deleuze definit un nouveau type de necessite, ni atemporelle ni aleatoire, dont l'enchainement neces- saire provient d'un tirage singulier, et qu'il construit a travers l'analyse de l'eternel retour chez Nietzsche, en 1962. La connais- sance, dans sa forme d'agencement ou de dispositif, enregistre ces nouvelles variables d'espace-temps, et se pense elle-meme comme emission, repartition de singularites du type d'un coup de des. La necessite en pensee s'effectue sur ce mode singulier, aleatoire et defini, non plus selon une universalite anhistorique et amorphe. Deleuze definit ainsi une nouvelle idealite virtuelle.

Cette operation complexe nous permet de tirer une derniere consequence, moins directe mais tout aussi decisive, et qui concerne l'historicite du sujet, sa fonction et sa distribution en his- toire de la philosophie. L'explicitation kantienne du cogito carte- sien, aussi bien d'ailleurs que la lecture vivifiante que Deleuze en propose, forment en realite des exemples de creation de concepts. La reprise, meme critique et offensive d'un concept ou d'une notion, s'effectue toujours sur le mode d'une relance creatrice qui en rejoue les conditions : en s'emparant des questions de la tradi- tion, un penseur en transforme integralement la donne. La pole- mique a l'egard du sujet substantiel met en evidence ce devenir a

de la philosophie. Cela implique egalement que ces fonctions d'universalisation

du Je pense et d'individuation du Moi, sous lesquelles on vient d'administrer la critique du sujet, ne sont pas donnees une fois pour toutes de maniere invariante dans l'histoire. Du coup, leur singularite spatiotemporeile, leur idiosyncrasie, bref, leur histori- cite meme les immunise paradoxalement contre la critique. Clas- siquement defini, le sujet n'est pas une question pour toute l'his- toire de la philosophie, mais un probleme qui emerge lorsque certaines conditions postcartesiennes sont reunies : une individua- lite personnelle, une personnalite mentale, une intelligence indi- viduee. Sous cette definition, le sujet depend d'un certain plan, qui n'est plus le notre.

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Le sujet substantiel s'avere alors moins un adversaire pliiloso- phique actuel qu'une figure theorique revolue. L'argumentation se poursuit donc sur deux lignes : d'une part, Deleuze procede systematiquement jusqu'a Dfirence et repetition a la critique du sujet substantiel, auquel il substitue progressivement le Je fele et le Moi dissous ; de l'autre, il Iiistoricise les coordonnees conceptuelles du sujet classique, en montrant que la fonction noetique ou gnoseolo- gique d'universalisation (le Je pense) et la fonction psychologique d'individuation (le Moi), ne correspondent plus aux definitions contemporaines de la connaissance et du psychisme.

La refutation du sujet s'effectue ainsi en deux temps. D'abord, Deleuze destitue les notions d'universalite et d'individualite en transformant le champ de la connaissance et celui de la psyclio- logie : la fonction de singularite se substitue a l'universalite, et se repartit dans un champ transcendantal sans sujet. Correlative- ment s'imposent des types d'individuation non personnelles, de maniere assez combative dans D@ence et r&etition et dans Logique du s m . La polemique effectuee, elle se double d'une analyse pacifiee du probleme, qui consiste a en evaluer les coordonnees historiques.

Ainsi, dans la premiere partie de son ceuvre, celle qui nous occupe ici, Deleuze revient constamment sur la polemique a l'egard du sujet. Mais a partir de Rhizome, les resultats de cette cri- tique du sujet substantiel ct du Moi personnel sont acquis, et les annees de coecriture avec Guattari se situent sous le signe d'un agencement collectif impersonnel et d'une critique du Moi, menes d'abord en accord puis en confrontation avec la psychanalyse. Les deux auteurs ne prennent plus la peine de reeffectuer leur critique du Moi et du Je pense, ni meme de prolonger apres L'Anti-Ed$e (1972) leur controverse a l'egard de la psychanalyse, dernier refuge du signifiant transcendant. Ces luttes ont cesse de passer au premier plan tout simplement parce qu'elles ont porte leurs fruits : Mille plateau se consacre a l'exploration positive de ces nouvelles entites impersonnelles et preindividuelles, que Deleuze et Guattari appellent successivement des machines desirantes, des agence- ments collectifs d'enonciations, des hecceites, mais qui, dans tous les cas, montrent qu'une subjectivite impersonnelle et collective produit les individus singuliers comme ses resultats.

En cela, d'ailleurs, Deleuze s'accorde avec Simondon : K C'est par l'indiuiduation de la connaissance et non par la connaissance seule que l'individuation des etres non sujets est saisie D, disait Simon-

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don'. Deleuze souscrit a cette logique nietzscheenne, qui definit a merveille le programme de sa propre reforme transcendantale. La critique du sujet appelle ainsi une theorie renouvelee de l'in- dividuation, qui entraine une nouvelle conception de la pensee. Cette enquete autour de la question du sujet trouve avec la for- mulation de l'empirisme transcendantal son premier complexe de resolution parfaitement coherent, que les theories de l'hec- ceite, puis de l'image poursuivront neanmoins sur de nouvelles bases2.

4 /TRANSCENDANTAL ET EMPIRIQUE

La greffe de l'empirisme et du transcendantal est donc assuree par la critique de la subjectivite, sous sa forme individuelle, per- sonnelle et substantielle. Deleuze le repete depuis le debut de son

: ((L'empirisme essentiellement ne pose pas le probleme d'une origine de l'esprit, mais d'une constitution du sujet. •â3 De sorte qu'il compte sur la lignee •áprodigieuse •â' des empiristes, Lucrece, Hume ou Nietzsche, pour confronter l'idealisme kantien a l'experience reelle. C'est en fonction de ce double objectif - operer une critique transcendantale, substituer a l'idealisme kantien un empirisme veritable -, que Deleuze elabore systemati- quement sa version empiriste de la philosophie transcendantale, d'EmpirUme et subjectivite a Dmence et repetition.

La formule paradoxale de l'empirisme transcendantal merite d'etre elucidee avec soin. Elle revient a poser le sujet, prive du support substantiel, comme un resultat produit a l'interstice entre sensation et pensee. C'est pourquoi l'empirisme, par exemple celui de Hume, ne se reduit jamais au realisme ni au psycholo- gisme, mais fournit au contraire les cles d'une theorie de la subjec- tivite qui permet de depasser ce que Deleuze, dans son premier ouvrage, nomme de maniere encore dedaigneuse •á la critique transcendantale D, entendant par la une doctrine centree sur le T e

1. Simondon, IGP, p. 34. 2. L'analyse dcs theories dc I'hecceite et de l'image est menee dans deux

ouvrages precedents : •áDe l'animal a l'art n, in Marrati, Sauvapurpes , Zoura- biclidi, Lnpliilosophie de Deleue, Paris, pur, 2004 et D~leuze et Pari, Paris, pur, 2005.

3. Deleuzc, ES, 15. 4. Dclcuzc, ID, 192.

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pme comme unite synthetique de l'aperception, qui conteste a juste titre la substantialite du monde objectif, mais au prix d'un sujet transcendantal erige en substance.

Cela ne l'empeche absolument pas d'opposer a Kant une veri- table critique empirique, dont l'essence absolue - insistons sur l'etonnante maniere dont Deleuze empiriste, ne craint pas dans ce texte de chercher l'essence - consiste a se placer sur un plan immanent. Il s'agit de passer d'une construction du donne pour un sujet (Kant) a une constitution du sujet dans le donne (Hume). Ne nous y trompons pas : cette lecture precoce de Hume s'inscrit dans un cadre kantien et Deleuze identifie constamment dans ces textes l'entreprise philosophique a la philosophie critique.

De la philosophie en general, on peut dire qu'elie a toujours cher- che un plan d'analyse, d'ou l'on puisse entreprendre et mener i'exa- men des structures de la conscience, c'est-a-dire la aitique, etjustifier le tout de l'experience1.

Deleuze radicalise la critique kantienne en lui appliquant le programme de Hume : l'examen des structures de la conscience, premiere formulation du programme transcendantal, doit s'en- tendre a partir du tout de l'experience, d'une experience integrale qui porte la marque de Jean Wahl, et ceUe de Bergson, que Deleuze lit attentivement2. EUe doit s'entendre aussi sur le mode nietzscheen d'une logique vitale, reconduisant la critique kan- tienne a ses conditions coiporelles. N Empirisme transcendantal •â signifie donc radicalisation du projet kantien, auquel Deleuze applique d'un cote la critique du sujet substantid, cn substituant a la forme du Je pense transcendantal les individuations imperson- nelles et les singularites preindividuelles. De l'autre, il met la pensee directement en contact avec l'experience, conformement au realisme bergsonien ou nietzscheen. La pensee ne se coupe pas de la realite en ne la considerant qu'a travers le prisme protecteur du phenomene, mais se frotte directement aux choses memes, de sorte que la mission de la philosophie consiste a nous ouvrir a des

1. Deleuze, ES, 92. 2. \'ah1 figure avcc l'elogieuse mention parsim dans la bibliographie de D@-

rem el repefilion, tres precieuse, parce qu'eue offrc une cartographie de l'appareil de reErencc que Deleuze utilise au cours de cette periode. On consultera particu- lierement Jean it'alu, Vms h connet. &(der &hCfoiie de /a philosoplzie corile>nporoine, Paris, Vrin, 1932, et son Tmifdde n,efr?pIfysique, Paris, Payat, 1953, important pour son analyse des rapports e n m transcendance et immanence.

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modes d'experiences •á inhumaines ou surhumaines •â qui depas- sent notre vision anthropocentree'. Le sens strategique de la for- mule •á empirisme transcendantal •â s'en trouve notablement eclairci, meme si, comme toujours chez Deleuze, la vertu pole- mique d'un concept est plus facile a etablir que sa vertu thetique.

Il n'empeche que la formule, aussi heretique d'un point de vue kantien que d'un point de vue empiriste, a l'air d'un monstre mal assorti. Pourquoi maintenir un champ transcendantal des lors qu'on se prive du soutien d'un sujet constituant? Comment des conditions transcendantales de l'experience peuvent-elles etre pensees comme empiriques, sans cercle vicieux ni petition de prin- cipe ? C'est tout l'objet de la philosophie de Deleuze que de poser ce fil tenu, cette corde raide, et de s'y tenir.

Transcendantal, dans de Deleuze, s'entend toujours de maniere nette, ambitieuse et kantienne comme la determination radicale des conditions quidjuris de la pensee, incluant ses requisits logiques et ses conditions empiriques. Empirique, en revanche, recouvre selon les cas deux acceptions bien differentes, suivant que Deleuze critique le mode doxique de l'ordinaire et du cliche, ou qu'il designe au contraire la realite aventureuse de l'expe- rience. Ainsi, empirisme transcendantal designe l'operation par laquelle on transpose la critique transcendantale sur le plan des individuations sans sujets, des singularites preindividuelles, en transformant le cadre des conditions constituantes de la pensee. L'aventure kantienne est prolongee, sauvee meme, par sa confrontation avec l'empirisme. En revanche, Deleuze estime tou- jours que le transcendantal tel que Kant le definit ne represente qu'un decalque de la psychologie empirique - et empirique, ici, ne signifie plus confrontation avec l'experience reelie mais soumis- sion aux structures doxiques de l'experience commune.

Cela determine la strategie des etudes successives qui preparent Dmence et repetition. Hume (1957), Nietzsche (1962), puis Bergson (1966), Spinoza (1968), enfin Proust (1964) et Masoch (1967) sont successivement injectes au systeme transcendantal kantien pour le faire imploser et le delivrer de sa teneur doxique en confrontant le cliche du sens commun a l'experience reelle. Dans Empirume et subjectictiuite, c'est Hume qui est presente comme le philosophe qui permet d'effectuer la veritable critique par-dela les limites kantien-

1. Deleuze, Le bergsonhe, Paris, pur, 19GG (note par la suite 4, 19.

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L'EMPIRISME TRANSCENDI\NTAL

neS. A son tour, Nietzsche est salue, a la premiere page de l'ou- vrage qui lui est consacre comme l'adversaire victorieux du kan- asme. •á Que Kaiit n'a pas mene la vraie critique, parce qu'il n'a pas su en poser le probleme en termes de valeurs, tel est meme un des mobiles principaux de de Nietzsche. •â' Deleuze va meme jusqu'a presenter La genealogie de la morale comme la tenta- tive victorieuse pour reeffectuer la Cntique de la raison pure en dejouant les pieges de la representation. Il qualifie l'intuition chez Bergson d'analyse transcendantale2, et la lutte contre l'image representative de la pensee chez Proust, ou la critique de l'ana- logie et du sens propre chez Spinoza doivent aussi s'entendre comme une contestation de la logique kantienne. En caracterisant les differents auteurs auxquels il consacre un ouvrage par leur confrontation au kantisme, Deleuze definit son propre projet de reprise decalee et sa distorsion empiriste de la critique kantienne.

Que Kant ait manque la critique, c'est d'abord une idee nietzscheenne. Mais Nietzsche ne se fie a personne d'autre qu'a lui- meme pour concevoir et realiser la vraie critique. Et ce projet est de grande importance pour l'histoire de la philosophie [...13.

Realiser la vraie critique, ce projet •ád'une grande importance pour l'histoire de la philosophie •â revient a realiser le programme transcendantal, cette •áprodigieuse decouverte •â que Kant a com- promise en l'alignant sur une image convenue de la pensee, en se donnant pour tache de retrouver les actes empiriques de la cons- cience psychologique telle que l'opinion les voit au lieu d'explorer la formidable inventivite de la pensee au contact de l'experience.

La definition de l'empirisme transcendantal se deduit logique- ment de cet hostile hommage. Kant a raison d'identifier la phio- sophie a une critique de la pensee, de l'effectuer sur le mode transcendantal d'une analyse des conditions de production de la pensee, logiques et sensibles, et d'une clinique de la pensee, qui diagnostique les pathologies qui la menacent. La Dialectique transcendantale analyse les mecanismes chroniques de l'illusion et les moyens d'y remedier. Deleuze la transpose, au chapitre III de Dference et repetition, en critique de •ál'image de la pensee •â, image fautive que la pensee se donne d'elle-meme lorsqu'eile ne com-

1. Dclcuze, N e 1. 2. Dclcuze, 0, 13. 3. Deleuze, NP, 100.

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! I I DELEUZE L'EMPIRISIViE TRANSCENDANTAL

; 1 1. Ce concept, qui apparait en 1962 (JVP, 89) Cera l'objet en 1967 d'unc importante communication devant la Societe Cranpise de pliilosophie (•áLa methode de dramatisation,,, compte rendu de la seance du samedi 28 jin- vicr 1967, in Bulltlin de la Socieiefrnnpire de pbilomp/iie, t. LXII, 11" 61/3, juillet- septembre 1967, p. 116-117, reed. ID, p. 131-162) avant d'etrc reelaboree dans

1

~ & r e w e el repeltli~n. Nous l'etudierons chapitre VII. 2. Deleuze, W, 86-89.

I i ~ ' ~ esthetique transcendantale qu'il elabore sous les titres de •á Syn-

l:, ~ 1 , ! these ideelle de la difference >> et de ((Synthese asymetrique du

i i l i ' 1 ' sensible •â.

I I L'empirisme transcendantal se definit alors comme une veri- 1 , j:; table Critique de la raison representative, qui reconduit la pensee 1 a sa realite vitale, et confronte le transcendantal noetique a I'em-

, N i m l ! I j pirique. il ne s'agit plus de decalquer, comme le faisait Kant, le fonctionnement logique de la pensee a partir de la strncture

i fi I doxique du Je pense, ni de postuler l'identite du Moi et la concor- dance des facultes garanties par le sens commun. Si l'analytique des concepts reclame son esthetique transcendantale, celle-ci ne peut se reduire aux formes apriori de l'intuition pure de l'espace et du temps. Deleuze propose alors une •ámethode de dramatisa- tion •â' pour definir les dynamismes spatiotemporels de la pensee, la mettre en contact avec sa realite empirique, et fournir les cadres de la nouvelle critique transcendantale. La question qu'est-ce que ?, la vieille question de l'essence, laisse la place a la question qui?2, et redistribue la philosophie autour de ce deplacement methodolo- gique, effectue dans Nietzsche et la philosophie.

Deleuze ne demande plus ce qu'est la verite, mais plutot qui la cherche, selon une methode symptomatologique, typologique et genealogique. Symptomatologique, une telle philosophie analyse les phenomenes comme des symptomes, non comme des apparen- ces, ni meme comme des apparitions, mais bien comme des signes, de sorte que la nouvelle tache de la philosophie consiste a reconduire les idees aux rapports de forces materiels dont elles temoignent a titre de symptomes, non a une quelconque essence ideelle abstraite. Le sens de ces symptomes releve des forces qui les produisent. La symptomatologie debouche sur une typologie des puissances de la pensee, une etude des differents types vitaux

/(I I . , : ' : 1

prend pas comment fonctionne son mode de representation. Les chapitres suivants de D@ence et repetition se consacrent a l'elabora- tion d'une nouvelle analytique ou doctrine des categories, et d'une

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L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

des forces, ou semiotique, qui implique ainsi une ethique, au sens nietzscheen que lui donne Deleuze comme ethologie ou evalua- tion des differentes puissances des affects : il connecte ainsi l'eva- luation nietzscheenne avec l'ethique spinozienne. Une t e k methode est enfin genealogique, car en evaluant les forces en fonction de leur type, actif ou reactii, elle fournit le diagnostic cli- nique du type vital du penseur, la carte ethologique des puissances

qui a ses evaluations. La pensee est reconduite a ses conditions vitales, lorsque le philosophe se fait symptomatologiste, tpologiste et genealogiste. On reconnait ainsi • á l a trinite nietzscheenne •â du philosophe medecin, artiste et legislateur'.

En considerant Nietzsche comme celui qui reprend le projet kantien, et qui, contrairement a Kant, se revele capable de le mener a bien, Deleuze fixe une fois pour toutes la teneur de son debat mouvemente avec Kant. L'empirisme transcendantal se definit ainsi : refondre la critique transcendantale en i'expurgeant de son conformisme, dissoudre l'idealisme kantien dans un empi- risme renouvele. Hume et Nietzsche, Proust, Bergson et Spinoza sont les interlocuteurs successifs d'une telle transformation de la critique kantienne.

1. Deleuze, IVP, 86.

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CHAPITRE II

L'IMAGE DE LA PENSEE

L > E M r I R I s m transcendantal pose avant tout une question de methode, la lutte contre l'image dogmatique de la pensee qui subordonne la difference a l'identite dans le concept, en unifiant le divers sous la ressemblance percue, l'opposition predicative et l'analogie dans le jugement. Tel est le modele de la representa- tion, qui procede par universaux et se fige abstraitement dans une image nocive. Cette lutte contre l'image de la pensee, qui apparait a Deleuze comme le probleme meme de la philosophie, trouve son elaboration complete dans Dfluence et repetition : elle permet de suivre l'elaboration graduelle de l'empirisme transcendantal.

Deleuze considere, sur un mode kantien, que la pbilosopliie doit proceder a l'examen critique de l'image qu'elle se fait d'elle- meme, comprise comme dialectique naturelle de la raison : il y a une illusion interne a l'exercice de la pensee, que la critique doit non pas eradiquer - c'est impossible - mais identifier, reconnaitre et combattre, c'est-a-dire dejouer. Ce qui empeche la pensee d'at- teindre son veritable exercice noetique n'est pas une puissance exterieure a elle (tomber dans l'erreur sous l'influence du sensible), ni un usage encore immature de sa methode immanente (croyance et prejuge), mais bien une illusion qui se degage de son

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

exercice meme'. Deleuze conserve ce passage kantien de l'erreur comme exteriorite a l'illusion interne qui reclame une Dialectique transcendantale, et il effectue cette critique de l'usage dialectique sous le titre d'image de la pensee.

La dialectique, chez Kant, releve de la nature de l'esprit, et se revele une illusion positive en ce qu'elle permet a la raison de decouvrir son usage legislateur. Elle traduit la sante de la raison. Son appetence pour le transcendant marque l'interet qui l'oriente, meme s'il pervertit l'usage de la faculte de connaitre, et reclame de ce fait une critique de la raison pure, c'est-a-dire de la raison qui meconnait la necessite d'une connexion entre spontaneite de l'en- tendement et receptivite sensible. La Critique de la raison pure est une critique de l'image pure de la raison. La encore, l'iuusion dialec- tique est positive, selon Kant : elle renvoie la raison a sa constitution transcendantale, et l'oblige a soumettre sa spontaneite, dans le domaine de la connaissance, a la receptivite de l'intuition. Rien de tel cllez Deleuze : la critique a pour objet de dejouer ce qu'il appelle << l'image de la pensee •â, c'est-a-dire la representation que la pensee se fait de son propre pouvoir, par laquelle elle se denature. L'illu- sion negative signe une pathologie de la pensee, et l'usagc represen- tatif n'entraine avec lui aucune consequence heureuse.

Le vocabulaire de l'image signale l'influence conjointe du concept marxien d'ideologie - la representation, comme projec- tion speculaire - et des penseurs commc Nietzsche ou Freud qui ruinent definitivement le mythe d'une transparence de la cons- cience a elle-meme : l'image de la pensee, c'est-a-dire l'image que la pensee se fait de son propre exercice, la fige dans un usage representatif. K Ce qui compte dans la representation, c'est le prefixe a, ecrit-il a propos de Kant, representation implique une reprise active de ce qui se presente •â. Ainsi l'image de la pensee recouvre a la fois l'illusion speculaire qu'une pensec projette facti- cement d'elle-meme, en tant qu'elle se represente a elle-meme son propre pouvoir, mais egalement le champ implicite des presuppo- sitions qu'elle produit par son fonctionnement meme.

Or, la representation, ainsi definie comme le foyer synthetique qui soumet l'experience aux categories du sujet, est le siege de la revolution copernicienne. Le monde exterieur, sans etre nie dans

1. Cc probleme est pvrticuliirernent developpe dans Delcuze, L? pltiloropl~ie critique dc fitif , Pans, Pur, 1963 (ci& darenavant PCK), p. 38-39, au cliapitrc III de D$reuce el repelilion, et dans Deleuzc et Guntturi, Q< 55-53,

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L'IMAGE DE LA PENSeE

son epaisseur concrete, est soumis a la synthese productrice du sujet. C'est precisement ce que Deleuze condamne : la forme de l'entendement legislateur ramene la diversite a l'unite et se snbor- donne a une logique de l'identite, a laquelle Deleuze oppose la

ontologique de la Difference, dans la pensee autant que dans le reel. L'image de la pensee designe la maniere dont la pensee meconnait la nature de ses operations, parce qu'elle privi- legie l'unite et l'identite d'une synthese organisant le monde comme unitaire, sans realiser qu'elle procede en realite par diffe- rence et multiplicite. •áLe prefxe RE- dans le mot representation signifie cette forme conceptuelle de l'identique qui se subordonne les differences. •â'

En quoi consiste alors cette illusion representative, et comment s'eu delivrer? En etudiant la Deduction transcendantale des concepts de l'entendement, Deleuze s'attache aux trois syntheses de l'appreliension dans l'intuition, de la reproduction dans l'ima- gination et de la recognition dans le concept, mais contrairement a Hegel et a Heidegger qui privilegient la seconde, il axe son ana- lyse sur la troisieme synthese. Parce qu'elle soumet les plienome- nes a l'entendement legislateur, c'est elle qui illustre le mieux, selon Deleuze, ce qu'est l'image de la pensee : la maniere dont la pensee se represente sa propre nature et sa capacite a connaitre en decalquant son examen pretendument transcendantal sur le presuppose d'une affinite naturelle de la pensee avec le vrai. La synthese de la recognition montre l'inventivite du kantisme, puisque c'est elle qui determine le transcendantal, et son echec dans la mesure ou celui-ci soumet l'experience a nos representa- tions a peori, c'est-a-dire, estime Deleuze, aux donnees du sens commun. Puisque la synthese de la recognition determine la forme d'un objet quelconque comme correlat du Je pense auquel se rapportent nos facultes, Kant M decalque •â, estime Deleuze, les structures transcendantales sur les actes empiriques de la cons- cience psycliologique2.

La critique de cette synthese de la recognition n'est pas menee dans la monographie sur Kant, bien qu'elle soit exposee dans l'etude anterieure sur Nietzsche : conformement a sa methodc, Deleuze repugne a adoptcr l'attitude negative d'un censeur a

1. Dcleuzc, DR, 79. 2. Deleuze, DR, 176-177

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DELEUZE. L'EMPIRISIViE TRANSCENDANTAL

l'egard d'un auteur qu'il commente. L'objection ne s'effectue pas au moment ou l'on etudie un systeme, car l'explication d'un sys- teme implique que l'on cherche son probleme constituant. La philo- sophie m'tique de Kant presente un plan de montage du systeme, centre sur la methode transcendantale certes, mais compris de l'interieur du kantisme, c'est-a-dire a partir du rapport des facultes, ce qui amene Deleuze a traiter les trois Critiques sur le meme plan, en accentuant tres nettement le caractere systematique de la doctrine kantienne.

La critique de la synthese de la recognition s'effectue plus tard, dans le troisieme chapitre de &@rence et repetition, intitule precise- ment •á L'image de la pensee •â, ou Deleuze reprend les differents etats du dossier, nous permettant de retracer les etapes logiques de l'elaboration de l'empirisme transcendantal. Du paragraphe concluant le chapitre de fietzsche et la philosophie, consacre a •á La critique •â intitule • á L a nouvelle image de la pensee •â (1962), a la couclusion de Proust et les siynes, qui porte egalement comme titre •áL'image de la penseen (19641, jusqu'a l'article important de 1968 •á Sur Nietzsche et l'image de la pensee •â, Deleuze pour- suit systematiquement cette critique de la pensee representative.

L'image de la pensee n'apparait plus comme un mode de la pensee, une philosophie fautive, mais un risque pour la pensee, une dialectique naturelle, une perversion speculative par laquelle la pensee se detourne de la vie, se rebrousse et se fige sous la forme d'une pensee de l'identique qui se desolidarise de son mou- vement vital. Deleuze reprend le theme nietzscheen d'une connaissance hostile a la vie, ce •átheme kantien profondement transforme, retourne contre Kant •â'. C'est en meme temps que la vie sensible est soumise a une connaissance reactive, erigeant un arriere-monde abstrait contre la vie sensible, et que la pensee (comme activite vitale du penseur) se soumet a un type de vie nefaste, a la puissance reactive de la vie qui l'affecte. Ainsi la phi- losophie propose-t-elle volontiers une •á image dogmatique de la pensee •â axee sur un concept de la verite transcendante, lors- qu'elle ne reussit pas, comme le fait Nietzsche, a proposer une •á nouvelle image de la pensee n2.

1. Deleuie, NP, 114-1 15. On trouve dans ces pages la prcmierc accurrcncc dc l'expression •áimage de la pensee •â. Elle n'est pas encore formalisee comme un theme directeur; ce sera fait des le Prou1 de 64 (voir infra)).

2. Deleuze, J\% 118.

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2 1 DRESSER UNE NOUVELLE IMAGE DE LA PENSEE

L'expression cimage de la pensee •â n'est donc pas synonyme d'une mauvaise pensee, puisqu'on peut, avec Nietzsche, en appe- ler a une •á nouvelle image •â : il s'agit d'une image representative de la pensee, qui se caracterise par les rapports qu'eue institue entre verite et pensee. Deleuze condamne en 1962 ses trois postu- lats principaux. Elle presuppose la veracite du penseur (on aime le vrai) et l'inneite de la verite (penser selon l'exercice naturel de la pensee, c'est trouver au sein de la pensee une methode naturelle pour penser vrai). En decoule la definition de l'erreur comme une force etrangere, souvent identifiee au sensible, qui contrecarre la pensee et la detourne de son exercice naturel. II s'agit alors de remedier a cette influence externe en concentrant la connaissance sur l'etablissement d'une methode, artifice necessaire pour resh- tuer a la pensee sa veritable nature, et conjurer l'influence nocive des puissances exterieures'. Ces trois postulats, veracite du pen- seur, inneite de la verite, exteriorite de l'erreur, ne tiennent pas compte des rapports effectifs de la pensee avec ce qu'elle pense. Deleuze le demontre dans Proust et les signes, second maillon expli- cite de cette critique de l'image de la pensee, qui trouve dans Df- jrence et repetition sa formulation definitive. Proust promeut une •ánouvelle image de la pensee •â, qui libere la pensee des images representatives qui l'emprisonnent2.

Cette image nocive n'implique pas seulement l'indice d'une force reactive a l'interieur de la pensee qui amoindrit sa puissance vitale (Nietzsche), ou celui de processus inconscients qui en obli- terent le fonctionnement (Freud). Elle ne se limite pas aux puis- sances heterogenes qui s'opposent ou influent sur la pensee cons- ciente rationnelle, mais consiste en une illusion immanente a la pensee. •áLe genie de Kant, dans la CMique de la raison pure, fut de concevoir une critique immanente n3 qui reclame, solidairement, une Dialectique de la pensee representative et une nouvelle Ana- lytique, Esthetique et Logique comprises. C'est pourquoi, dans

1. Deleuze, .hP, 118. Il s'agit la d'une premiere presentalion : D8rence el repeli- lion rcprcnd Ic probleme en detaillant avec une complexite plus fine huit postulats dans le chapitre III.

2. Deleuze, RF, 283. 3. Deleuze, NP, 104.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Dflermu et repetition, 1' •á Image de la pensee n, cette fois-ci avec majuscule, cst lc lieu de la confrontation avec Kant, et de la lutte contre un modele de la recognition qui exige de mener a bien la critique de la raison representative pour lui substituer une pensee de la Difference, avec sa logique et son esthetique propres. Deleuze estime alors qu'une pensee •ásans images •â peut etre atteinte, opposition assez manicheenne entre pensee representa- tive et pensee de la Diffkrence'. L'image designe alors le proces de representation dont la pensee doit se liberer.

Le dernier etat de sa pensee, avec Qu'est-ce gue la philosophie?, presente une version moins binaire et plus audacieuse d'une •áimage de la pensee •â a nouveau privee de sa majuscule. Il ne s'agit plus de l'epouvantail de la Raison representative, mais des conditions d'emergence de la pensee philosophique, impliquant les conditions psychosociales et historiques que rencontre un pen- seur hic et nunc, ainsi que les presupposes noetiques qu'une pensee determine par son seul fonctionnement. L'image de la pensee concerne alors les postulats de toute pensee, non son illusion representative. Ces conditions definissent le plan prephiloso- phique dont la pensee procede, et l'image de la pensee, qui ne s'oppose plus sur un mode valoriel binaire au •á bon •â usage de la production de concept, correspond alors a ce que Deleuze appelle le plan d'immanence, c'est-a-dire au plan de composition du concept. Une distinction valorielle se reintroduit bien, a la faveur du clivage entre philosophie de la transcendance et philosophie de l'immanence, clivage qui animait deja la critique des universaux et de l'identite de la pensee. Mais eue ne s'identifie plus a la pre- sence ou non d'une image.

L'image de la pensee cesse d'etre le milieu d'une pensee trompee. Eiie designe les conditions reelles que rencontre un pen- seur, en fonction du mode empirique de son inscription historique singuliere, mais aussi de la force avec laquelle il rejoue l'histoire de la pensee, et s'affirme ou non comme decisif. 11 ne s'agit plus de l'illusion dont la pensee doit se defaire pour atteindre a une •ápensee sans images•â, mais du mode selon lequel le penseur s'oriente et transforme la pensee, c'est-a-dire se revele createur. Foucault est souvent salue par Deleuze comme celui qui a •ále

1. Deleuze, DR, 217.

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L'IMAGE DE LA P E N S E E

plus souvent renouvele l'image de la pensee •â', et la hierarchie des penseurs varie selon leur capacite a transformer une telle image, a creer de nouveaux decoupages dans les territoires de la pensee. •áJe suppose qu'il y a une image de la pensee qui varie beaucoup, qui a beaucoup varie dans l'histoire. Par image de la pensee, je n'entends pas la methode, mais quelque chose de plus profond, toujours presuppose, un systeme de coordonnees, des dynamis- mes, des orientations : ce que signifie penser, et "s'orienter dans la pensee". 9

Chaque grand philosophe renouvelle ainsi l'image de la p s e e . Nulie contradiction pourtant dans ces formulations suc- cessives. Ce que Deleuze entend par Image de la pensee sous sa forme majuscule et depreciatrice a l'epoque de Dflermce et r+etition se caracterise aisement comme une forme de la betise. La paresse d'une pensee incapable de creer, qui se moule dans les coordon- nees des opinions de son temps, est le propre des •áfonctionnaires qui ne renouvellent pas l'image de la pensee, et n'ont meme pas conscience de ce probleme •â. Cette •ápensee toute faite ignore jus- qu'au labeur de ceux qu'elle pretend prendre pour modele 9.

Le passage de cette thematique de l'imagc comme illusion a l'image comme presupposition singuliere et comme ethologie de la pensee est determine par un volet theorique qui n'est pas deploye a l'epoque de D@rence et repetition, et qui concerne le statut du signe. Il fallait que l'image quitte le domaine psychique des representations et prenne le sens bergsonien d'une apparition, d'une donnee en soi de la matiere, pour que Deleuze passe de l'image de la pensee, ainsi qu'il formule le probleme en 1962, a cette nouvelle pensee de l'image qui l'occupe en 1983. Ce qu'il appelle •á la decouverte bergsonienne d'une image-mouvement •â" interdit desormais que l'on cantonne l'image dans le domaine mental dcs ideations. Rapport de forces, produisant des types de signes materiels, l'image ne qualifie plus la facon dont la pensee se represente son propre pouvoir de maniere abstraite et mutilee,

1. Deleuze, PP, 202 ; •áFoucault est surement, avec Heidegger, mais d'une tout autre fason, cclui qui a le plus profondement renouvele I'imagc de la pcnsee •â, (PP, 130-131).

2. Deleuze, PP, 202. 3. Deleuze, Guattari, QP, 52. 4. Deleuze, Imwe-mouuemmi, Paris, Minuit, 1983 (cite dorenavant IM), p. 7.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

mais le devenir des forces reelles qui lui permet de creer des concepts.

Avec ce tournant, Deleuze noue la thematique bergsonienne de l'image a la symptomatologie nietzscheenne et a l'empirisme comme invention. Le •ásens D devient rapport de forces et << l'in- terpretation •â (ce terme, que Deleuze emploie en 1962, laisse la place dans les annees 1970 a la semiotique et l'ethique') acte d'ap- propriation. L'objet n'est plus apparence, mais apparition (Kant) d'une force (Nietzsche), et la genealogie passe de l'interpretation discursive a l'evaluation vitale. II ne s'agit plus d'imposer un sens en recouvrant un phenomEnc d'une signification discursive, mais d'effectuer un rapport vital, de sorte que la table des categories n'est pas donnee par la structure a priori du psychisme universel, mais par l'ethos, le mode de vie qu'elle implique et permet. La signification laisse la place a une ethologie du concept, carto- graphie vitale des affects du penseur. Dans un vocabulaire relati- vement inadequat, ce mouvement de pensee est clairement indi- que en 1962 : •áLe sens de quelque chose est le rapport de cette chose a la force qui s'en empare. Deleuze ne cesse de repeter qu'une chose ne peut apparaitre que sous le masque des forces preexistantes, et cela s'applique aussi a son vocabulaire. Puisque l'essence d'une force consiste a entrer en rapport avec d'autres forces, il est inevitable qu'elle apparaisse a ses debuts en fonction du diagramme de forces caduc qu'elle contribue a perimer3. Dans la preface qu'il redige en 1983 pour l'edition americaine de ~Viettrche et la philosophie, Deleuze abrege ce delicat mouvement de pensee en proposant de disposer la philosophie entiere de Nietzsche autour de ces deux axes, dont l'un concerne les signes et la semiotique des forces, tandis que l'autre engage l'ethique comme theorie differentielle des modes de vie, c'est-a-dire des puissances. L'interpretation est ainsi fermement deplacee du domaine des significations et des representations psychiques vers la cartographie des affects et des modes de vie.

Cela explique pourquoi Deleuze renonce progressivement a la notion d'interpretation, qui << sert de refuge au spiritualisme n4, et

1. Ces problemes sont dCveloppCs au cliapitrc 3 de Deleuze et l'art, et ici, cliap. XIV.

2. Delcuze. ,W. 9. . . 3. Deleuze, Jci, 7, 65, 18 ; J\: 24 4. Deleuze, ID, 189.

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+duit la conception du sens a une signification transcendante et preexistante. Une pensee, une proposition, un aphorisme ren- voient d'abord au type d'existence qu'ils promeuvent, a l'etat des forces et des puissances dont ils sont les symptomes, a l'analyse differentielle qui en evalue le type, ou le degre de puissance'. Nietzsche, selon Deleuze, instaure le rapport le plus profond entre le concept et l'affect. Un concept renvoie a un affect, un type de Ge, de sorte que toute semiotique des forces ou inte~retation implique une ethique : interpreter consiste en realite a entrer dans .n rapport vital qui transforme les conditions de la pensee.

L'image de la pensee ne concerne plus alors la projection fac- tice qu'une pensee representative se donne de son propre usage, mais l'implicite, le champ de presupposition necessaire et histo- rique requis par tout usage de la pensee. Ainsi definie, l'image devient le plan transcendantal de constitution de la pensee. C'est ce que Deleuze appelle un plan d'immanence2, dont nous ne pon- vons pour l'instant elucider que cet aspect : le plan d'immanence est un champ transcendantal sans sujet.

3 / L A REFORME DES CATEGORIES ET LL>STHETIQUE TRANSCENDANTALE

La structure categorielle ne peut plus des lors etre consideree comme la structure aprion de l'experience subjective, ni comme la carte psychique du sujet, mais doit devenir exploration de l'expe- rience reelle. Cela signale l'importance de Bergson dans le disposi- tif: sa critique du possible, sa conception du virtuel et du passe achronologique sont des pieces decisives pour expliciter le rapport entre pensee et experience qu'exige l'empirisme transcendantal.

En reclamant que le sensible soit directement apprehende par la pensee, Deleuze poursuit sa critique des categories de la repre- sentahon. Dans Dgmence et repetition, il n'a pas de mots assez durs pour les categories qui moulent la pensee sur la recognition du sens commun. Unites de synthese, conditionnant l'experience phenomenale de maniere universelle et uniforme, les categories font alors l'objet d'une critique expresse, et Deleuze ne les concoit

1. Deleuze, RT: 188. 2. Deleuze, Guattari, QP, 52,

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

pas sous une autre forme que celle de la distribution kantienne d'une structure du jugement rendant possible l'experience. II envi- sage de les eliminer parce qu'elles distribuent l'experience selon une repartition prealable et fixe, au lieu de proposer cette distri- bution variable, empirique et pluraliste qu'il appelle une distribu- tion nomade.

En revanche, des qu'il cesse de les entendre en un sens exclusi- vement kantien, Deleuze se fxe a lui-meme la tache de produire des categories non kantiennes, aussi inventives que celles de Whi- tehead. L'enthousiasme qu'il eprouve pour Process and Realily, K un des plus gands livres de la philosophie moderne D', tient a ce renouvellement complet du statut des categories, empiriques et ideelles, ouvertes et creatrices. La symptomatologie, qui remplace la logique de l'essence dans Nietzsche et laphilosophie, la critique des idees generales chez Bergson dans Le bergsonisme, l'analyse de la modulation chez Simondon dans Dgrence et repetition constituent les differentes etapes qui lui permettent de construire progressive- ment cette doctrine des categories, qui s'exprime dans la conclu- sion categorielle de Mille plateaux ou dans la table des categories comme table de montage de L'imqe-temps?.

Ces categories non kantiennes ne peuvent plus s'identifier a une structure de l'experience : elles cessent d'etre un moule que le sujet impose a la matiere de la sensation pour reveler la maniere dont l'experience transforme la pensee. Au lieu de se presenter comme le cadre subjectif preexistant dans lequel se coule I'expe- rience reelle, les categories selon Deleuze modulent l'experience reelle. Noetiques, transcendantales comme les categories kantien- nes, elles s'en distinguent parce qu'elles restent ouvertes et modu- lables, et que leur liste n'est pas close. Leur necessite, pour Deleuze, n'est pas incompatible avec leur variation. La creation en pensee se mesure a la nouveaute de sa repartition, aux distri- butions nouvelles qu'elle institue : la table des categories devient pour Deleuze une table de montage, qui suit la cartographie des affects du penseur, les decoupages insolites et les rapprochements qu'il instaure.

1. Deleuze, DR, 364 ; Whitehead, Procusw el realite (1929), trad. franc. sous la dir. de D. Janicaud, Paris, Gallimard, 1995, et L'imqa-kmpis, PPans, Minuit, 1985 (cite I i J , p. 241.

2. Deleuze, Guattari, Milk Ploteaux, Paris, Minui& 1980 (cite MPJ, Condu- sion; Deleuze, 1'1; 241.

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L'IMAGE DE LA PENSeE

s i Deleuze compare souvent l'liistoire de la philosophie a un en peinture, c'est que le collage, juxtaposition surrealiste

de heterogenes, convient a sa methode de lecture, qui recadre une theorie en prelevant un fragment qu'il deplace dans

nouvelle zone conceptuelle pour en tirer de nouveaux effets. ce procede de cadrages et de decadrages fait de sa pratique de lYhistoire de la philosophie un collage de tissus conceptuels hetero-

genes et caracterise a memeille les distributions nouvelles qu'il impose aux auteurs classiques'. Mais toute pensee fait bouger si peu que ce soit l'enclos categoriel ; la moindre creation en boule- verse le cadastre.

Cette •á Critique de la raison representative •â exige une refonte des conditions de l'experience et des categories transcendantales qui doit s'effectuer en meme temps. L'esthetique transcendantale et l'analyuque des categories se conditionnent reciproquement. Pour echapper a la conception statique et predefinie des catego- ries que propose Kant, il faut se defaire d'une conception falla- cieuse de l'experience, distribuee sur les versants separes de la sen- sation et de la connaissance dans la Critique de la raison pure, du sentiment et de l'art dans la Critique de lafaculte de juger. Cette frac- ture de l'esthetique entre le percept et l'affect, la science et l'art, l'objectif et le subjectif exige une toute nouvelle theorie de l'expe- rience que Deleuze developpe dans les chapitres concernant la synthese ideelle de la Difference et la synthese asymetrique du sensibIe de Dgerence et repetition.

Il faut donner un nouveau statut a la zone empirique qui per- met a Kant d'etablir deux modalites scindees de l'esthetique, les formes de l'intuition grace auxquelles les categories se subordon- nent l'intuition sensible par le schemaiisme, et l'experience esthe- tique dans laquelle le sujet eprouve la rencontre avec un signe naturel. D'abord, on ne peut fonder les conditions spahotempo- relles de la connaissance sur ce qui ne peut etre que •árepresente u dans le sensible, comme le pretend l'esthetique transcendantale kantienne. Ensuite, il est tout aussi absurde de limiter l'experience de l'art a un mode seulement subjectif comme le suppose le juge- ment esthetique ou jugement de gout. Tandis que cesse ce clivage absurde de l'experience, ecartelee entre la forme ohjective de l'es- pace et du temps dans la connaissance, et le sentiment subjectif du

1. Deleuze, DR 4 ; ID, 196.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

beau, les conditions transcendantales de la connaissance et celle de l'art se rejoignent. Pour Deleuze, la question du sensible et celle de l'art sont solidaires.

La reforme de l'experience s'accomplit dans le domaine de l'art lorsque d'art quitte le domaine de la representation pour devenir "experience", empirisme transcendantal ou science du sensible •â'. Taudis que l'experience devient transcendantale par l'intermediaire de l'art, la pensee effectue pour son compte la critique de la representation. Comme experience, performance actualisee, l'art realise sur son mode propre ce qu'une philosophie fascinee par l'identite et par l'unite a tant de mai a effectuer : une critique de la representation, condition d'un empirisme transcen- dantal. • á E n verite, l'empirisme devient transcendantal, et l'esthe- tique, une discipline apodictique, quand nous apprehendons directement dans le sensible ce qui ne peut etre que senti, l'etre meme du sensible. n2

Alors peuvent etre reunies •áles deux parties de l'Esthetique si malheureusement dissociees, la theorie des formes de l'experience et celle de d'art comme experimentation n3. Par t apparait comme un enjeu, a condition de ne plus etre saisi comme une representation du point de vue du spectateur selon l'esthetique du jugement de gout kantienne, mais bien, comme le voulait Nietzsche, dans l'optique creatrice d'une experimentation vitaie. Ce point est acquis en 1966 dans l'article important •áRenverser le platonisme •â, ou Deleuze montre que la construction de l'empi- risme transcendantal revient a effectuer cette double attaque contre la critique kantienne. 11 faut cesser de diffracter l'Esthe- tique entre les mondes disparates de la connaissance dans la Cri- tique de la raison pure et de l'art dans la Critique de la faculte dejuger ; les conditions transcendantales de l'experience ne concernent pas seulement la connaissance, mais se revelent dans l'experience de l'art; reciproquement, la reforme des rapports entre pensee et sensible implique une refonte des categories, une nouvelle analy- tique. Celles-ci cessent de prendre la forme de la representation et de delimiter les conditions de l'experience possible sous une forme tellement generale qu'elles laissent echapper le reel. Kant est oblige de scinder l'esthetique entre theorie du sensible et theorie

1. Dcleuze, DR, 79. 2. Deleuze, DR, 79-80 3. Deleuzc, DR, 364.

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du beau parce qu'il ne retient du sensible que sa conformite a ~ ~ ~ ~ ~ e ~ e n c e possible, et qu'il identifie l'art a sa reflexion subjec- tive. Double erreur methodologique, que Deleuze entend redres- ser en meme temps. Si l'analytique transcendantale determine les conditions de l'experience reelle, l'esthetique n'a plus besoin d'etre ecartelee entre la theorie de la sensibilite et l'experience de l'art. Les deux sens de l'esthetique se rejoignent lorsque •áles conditions de l'experience deviennent elles-memes conditions de l'experience reelle ; d'art de son cote apparait alors pour ce qu'elle est - une experimentation >> : le monde de la representation est alors renverse'.

L'ceuvre d'art moderne indique a la philosophie comment sor- tir de l'imace de la representation. L'empirisme transcendantal se - +sente alors comme une veritable esthetique transcendantale, simultanement science du sensible et pliilosophie de l'art, ou, comme Deleuze le dira en 1981 : une logique - de la sensationz.

1. Dclcuze, << Renverser le platonisme •â, Reuue de mewlp i yue el de morale, no 7 1, ! 4, octobre-decembre 1966, p. 426-438, citation p. 434. L'article, remanie, sera

publie en appendice a Logique du seru (1969) sous le titre •á Platon ct le simulacre •â. Le passage qui nous interesse fait deja une annPe plus tot l'objet d'une reprise dans Dflrence el rejelilion, p. 94, cc qui signale, si besoin Ptait, son importance.

2. Deleuze, DR, 79-80, et Dcleuze, IirBncixBacan. Logique de la srnotion, cile par la suite FBU. 0

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CHAPITRE III

PROUST ET LA CRITIQUE TRANSCENDANTALE

CE cadre rapidement esquisse rend d'autant plus fascinante la publication en 1964 d'une courte etude, Marcel Proust et les s&es, consacree a l'analyse du roman A la recherche du temps perdu'. Eue

introduit directement dans le laboratoire de i'empirisme transcendantal, et s'acheve precisement sur un chapitre intitule •áL'image de la pensee •â, ou Deleuze affirme, selon la strategie desormais familiere, que la philosophie ne peut attendre que de Proust seul, de Proust romancier, la critique transcendantale que Kant promettait sans pouvoir la tenir. de Proust rivalise avec la philosophie sans se confondre avec elle. L'experience reelle des rapports entre pensee et sensible permet au romancier de donner a la philosophie une lecon d'empirisme transcendantal - qu'il appartenait neanmoins sans doute a un philosophe seul de degager.

Sans preambule et sans avertissement, Deleuze tire donc de La recherche une lecon de philosophie, dans le gout systematique qu'il met au service de ses lectures d'histoire de la pliilosophie. De meme qu'il reduit les systemes a leur plan de montage formel, il degage par decantation une structure philosophique immanente au roman. S'agissant de La recherche du temps perdu, une telle entre- prise porte precisement sur les concepts que reclame l'empirisme transcendantal: la pensee surgit sous l'irruption violente d'un

1. Marcel Proust, A la rdmche du /m/spdu, edition etablie par Pierre Clarac ct Andre Ferre, Paris, Gallimard, •áBibliotheque de la Pleiade n, 1954, 3 val., note pur la suite Reciterche et cite en indiquant simplement la tamaison et la pagination ; Deleuze, Prolut et lm @nu, Pans, PUB 1964 (note 8.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Cette semiologie de La recherche cherche-t-elle a reperer dans le roman un fonctionnement textuel en s'appuyant sur une philo- sophie de l'art, de la litterature, ou meme du roman ? S'appuie- t-elle sur une analyse de la langue ou du style ? D'aucune maniere. Deleuze ignore superbement les contributions et outils de la cri- tique litteraire et se situe d'un bout a l'autre sur le plan des idees.

L'unite de La recherche, annonce Deleuze des les premieres lignes de l'ouvrage, est celle d'un apprentissage qu'il faut entendre au sens fort, comme dans l'expression ((recherche de la verite •â, caracterisation qui tire Proust du cote de Malebranche et dont l'hesitation apparente est levee au debut du chapitre II : •áLa recherche du l a p s perdu, en fait, est une recherche de la verite. n2

Roman de formation, La recherche rapporte l'apprentissage d'un homme de lettres, et cet apprentissage concerne a essentiellement les signes m3. L'articulation de l'art au vrai s'effectue a travers le statut des signes, dont l'initiation mene progressivement a la

1. Deleuze, PP, 195. 2. Deleuze, P, 9, 23. 3. Deleuze, P, 10.

signe sensible, et l'experience de l'art contribue a cette nouvelle " image de la pensee. Le programme de la transformation de l'es-

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mode pratique qui elide l'examen de ses conditions theoriques. Cette elision meme est remarquable et renseigne sur le type de

philosophie mise en : une enquete, qui s'alimente du travail precedent sur le rapport entre signe et force chez Nietzsche, et sur l'analyse des facultes dans La philosophie d q u e de Kant. Cette enquete engage bien une nouvelle pliilosopliie du signe et de la lecture, mais immanente et directe, visible seulement dans ses resultats et non reflechie comme methode, comme l'atteste le titre meme : •á Proust et les +es P. Precisement, cette lecture au ras du texte est rendue possible par le statut du signe, dont Deleuze s'au- torise pour monter cette belle lecture philosophique, qui restitue avec une volonte systematique tres marquee non la doctrine de Proust ni meme sa pensee, mais bien le fonctionnernent de l'oeuvre, la N semiologie generale de La recherche •â'.

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Lorsqu'il considere les signes chez Proust, Deleuze les prend dans leur epaisseur concrete et leur diversite, leur consistance ethologique mais aussi leur heterogeneite : les signes s'etoffent en mondes, developpent leurs singularites dynamiques, pourvues de tendances a la completude mais impossibles a reduire a un sys- teme unifie. Les signes se distribuent en systemes, ou plutot en •ámondes systematiques •â, dont l'unite relative n'empeche pas la pluralite. •áLa recherche du temps perdu se presente comme un sys- teme des signes. Mais ce systeme est pluraliste. 9 Irreductibles a l'unite, les signes developpent leur caractere systematique sous forme de differences.

C'est pourquoi, plutot que de types de signes, Deleuze parle encore de •ámonde n, c'est-a-dire de milieux de vie, de bulles dis-

1. Deleuze. J1% 3. . . 2. Ibid. 3. Deleuze, P, 103

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p: signe sensible, et l'experience de l'art contribue a cette nouvelle . image de la pensee. Le programme de la transformation de l'es- *etique, science du sensible et effet de s'engage sur un mode pratique qui elide l'examen de ses conditions theoriques.

Cette elision meme est remarquable et renseigne sur le i y p de philosophie mise en : une enquete, qui s'alimente du travail precedent sur le rapport entre signe et force chez Nietzsche, et sur l'analyse des facultes dans LA philosophie critique de Kant. Cette enquete engage bien une nouvelle philosophie du signe et de la lecture, mais immanente et directe, visible seulement dans ses resultats et non reflechie comme methode, comme l'atteste le titre meme : u Proust et les @es m. Precisement, cette lecture au ras du

1 texte est rendue possible par le statut du signe, dont Deleuze s'au- torise pour monter cette belle lecture philosophique, qui restitue avec une volonte systematique tres marquee non la doctrine de Proust ni meme sa pensee, mais bien le fonctionnement de I'acuvre, la K semiologie generale de La recherche•â'.

l /LE ROMAN, UNE RECHERCHE DE LA V k m h

Cette semiologie de La recherche cherche-t-elle a reperer dans le roman un fonctionnement textuel en s'appuyant sur une philo- sophie de l'art, de la litterature, ou meme du roman ? S'appuie- t-eiie sur une analyse de la langue ou du style ? D'aucune maniere. Deleuze ignore superbement les contributions et outils de la cri- tique litteraire et se situe d'un bout a l'autre sur le plan des idees.

L'unite de LA recherche, annonce Deleuze des les premieres lignes de l'ouvrage, est celle d'un apprentissage qu'il faut entendre au sens fort, comme dans l'expression •árecherche de la verite •â, caracterisation qui tire Proust du cote de Malebranche et dont l'hesitation apparente est levee au debut du chapitre II: •áLa recherche du tmpsperdu, en fait, est une recherche de la verite. n2

Roman de formation, LA rec1lercIze rapporte l'apprentissage d'un homme de lettres, et cet apprentissage concerne •á essentiellement les signes •â'. L'articulation de l'art au vrai s'effectue a travers le statut des signes, dont l'initiation mene progressivement a la

1. Deleuze, PP, 195. 2. Deleuze, P, 9, 23. 3. Delcuze, P, 10.

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~ R O U S T ET LA CRITIQUE TRANSCENDANTALE

,,&rit&. Cela dejoue les lectures habituelles de Proust: pour ~ ~ l ~ ~ ~ ~ , le souvenir et la memoire jouent un role tres secondaire

a de l'aventure qui met la pensee en rapport actuel avec le signe. Fondee sur l'apprentissage des signes, l'euvre de Proust

pas vraiment concernee par l'exposition de la memoire et se tourne vers le futur, non vers le passe.

Sacrifiant a l'engouement contemporain pour les systemes semiotiques formels, Deleuze introduit deux modifications decisi- ves. fl ne situe pas son enquete dans le cadre d'un systeme unifie, et surtout, il n'identifie pas les signes a l'ordre symbolique et lin- guistique du discours. La critique de la representation devient une clinique du signe comme rapport de forces : K La philosophie tout entiere est une symptomatologie et une semeiologie. n' Mais si la philosophie traite des signes et de symptomes, elle ne les distribue pas sous la forme d'un systeme structural symbolique. Les signes resultent d'une composition de rapports de forces pluriels et mate- riels qui s'etreignent et se composent, et ne doivent pas etre concus comme une algebre mentale de symboles ideels. Le sens ne fonctionne ni comme signifie ou denotation, ni comme signifiant, mais comme •á la force qui s'approprie la chose, qui l'exploite, qui s'en empare ou s'exprime en elle n2. Nul primat linguistique d'un systeme de signes, nulle reduction du sens au discours. Deleuze prepare la definition du sens comme effet de surface qu'il develop- pera dans Lowque du sens.

Lorsqu'il considere les signes chez Proust, Deleuze les prend dans leur epaisseur concrete et leur diversite, leur consistance ethologique mais aussi leur heterogeneite : les signes s'etoffent en mondes, developpent leurs singularites dynamiques, poumes de tendances a la completude mais impossibles a reduire a un sys- teme unifie. Les signes se distribuent en systemes, ou plutot en c mondes systematiques •â, dont l'unite relative n'empeche pas la pluralite. •áLa recherche du temps perdu se presente comme un sys- teme des signes. Mais ce systeme est pluraliste. •â' Irreductibles a l'unite, les signes developpent leur caractere systematique sous forme de differences.

C'est pourquoi, plutot que de types de signes, Deleuze parle encore de a monde D, c'est-a-dire de milieux de vie, de bulles dis-

1. Deleuze, JYP, 3. 2. Ibid. 3. Deleuze, P, 103

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

cordantes, systemes pluriels ou, comme il l'ecrira avec Guattari, de re@ne~ de signes'. Dans sa double acception dietetique et poli- tique, le regime convient particulierement pour cette forme ouverte, qui ne reduit les signes ni au linguistique ni au psy- chique, mais il les comprend sur le mode d'une ethologie complexe et bigarree de signaux, rougeurs, marques involontaires, codages sociaux, traces materielles, sensations et paysages psychi- ques. Ce que Deleuze avec Guattari theorise comme rhizome en 1976 s'amorce ici, dans ce texte de 1964, sous la forme d'une semiotique mixte, qui connecte le discursif des signes langagiers ou signifiants avec des codages non discursifs, materiels, vitaux ou sociaux2.

La recherche du &mps perdu developpe au moins quatre mondes de signes distincts : celui du snobisme avec sa peinture des salons, du temps que l'on y perd ; le monde de l'amour avec ses indices dechirants, ses affects jaloux, son temps perdu ; celui des signes sensibles, a la rencontre des paysages, des qualites, du temps que l'on retrouve comprime dans l'actualisation des sensations ; enfin, le monde de l'art, avec ses signes specifiques, instruits, capables de restituer • áun peu de temps a l'etat pur >>. Deleuze ne livre pas du tout une doctrine unitaire et unifiee du signe : il multiplie les differences.

Peut-on degager la logique de ce systeme pluriel ? Les signes se differencient selon leur matiere, leur mode d'emission et leur reception, c'est-a-dire en fonction de leur nature intrinseque, de leur rapport avec la faculte qui les interprete, et du mode tempo- rel distinct qu'ils instituent. De surcroit, ces quatre mondes de signes se hierarchisent entre eux, de sorte que La recherche du temps perdu se lit comme un traite de metaphysique qui culmine dans l'exposition du signe comme incarnation d'une << essence ideale •â. En cela consiste la lecon du roman : •áL'essentiel, dans La recherche, ce n'est pas la memoire et le temps, mais le signe et la verite. >i3

C'est sur ce plan que se situe la lecture de Deleuze. Proust est lu parce qu'il •ádresse une image de la pensee qui s'oppose a celle

1. Dcleuze, Guatta", IW, 140. 2. Deleuze, Guatta", ICIP, 14 et Deleuze, 11; 45 Dans sa philosophie du

cinema, Delcuze developpe une distinction radicale e i m semiolo$e linpistique et semiotique, ou tlieaiie non linguistique dcs signes, distinction preparee par la semiolique mixte de iMiIieploteou, qui conjugue des s c p e n u discursifs avcc des codages non discursifs, codes biologiques, institutions sociales, etc.

3. Delcuze, P, 11 1.

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PROUST ET LA CRITIQUE TRANSCENDANTALE

de la •â : l'enjeu philosophique de sa lecture est la ,.&forme de l'image de la pensee. Proust ((s'attaque a ce qui est le plus essentiel dans une philosophie classique de type rationa- liste •â', aux presupposes de la philosophie representative, qui se donne une bonne volonte du penseur, une nature droite de la

comme si la pensee cherchait naturellement le vrai. Le romancier propose une veritable methode de pensee et son

une critique de la philosophie n2, parce qu'elle propose une image alternative de la pensee, qui repose sur une definition nouveiie de l'acces a la verite.

La nouveaute de cet acces a la verite tient a ce qu'il ne passe pas par la speculation, mais que Proust restitue litterairement un mode d'acces sensible aux signes par lesquels la pensee subit une violence qu'elle traduit dans la matiere de la langue, l'affect de la pensee. Autrement dit, Proust peut etre lu comme un traite de philosophie critique parce qu'il expose, en romancier, une methode de pensee romanesque qui constitue de fait une ((critique de la philosophie •â - non de toute philosophie, mais de cette phi- losophie theorique et doxique qui pose l'affinite naturelle de la pensee avec le vrai. L'efficacite philosophique de la critique prous- tienne tient au fait qu'elle opere litterairement : c'est en ce sens que • á l a critique de la philosophie, telle que Proust la mene •â, est qualifiee d' •áeminemment philosophique •â.

Quelle philosophie ne souhaiterait dresser une image de la pensee qui ne depende plus d'une bonne volonte du penseur et d'une deci- sion premeditee ?'

Pourtant, aborder les problemes du rapport de la pensee et du sensible en artiste, non en theoricien, c'est bien ce que fait Proust, mais non Deleuze, qui expose philosophiquement la lecon du roman. Bref, la philosophie est ici elargie, jusqu'a inclure les resul- tats de la pensee-artiste, qui renouvelle le rapport au vrai en mon- trant que la verite surgit par exercice involontaire. Ce que Proust a pense litterairement, le philosophe s'en sert pour operer une cri- tique, non pas de toute philosophie, mais seulement de l'image de la pensee droite et souveraine que vehicule la philosophie repre- sentative. On le voit, Deleuze dedouble le concept de philo-

1. Deleuze, P, 115. 2. Dcleuze, P, 41, 122, 127, 3. Dclcuze, P, 122.

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sophie : parce que proust traite d'un acces a la verite qui n'est pas philosophique •â au sens de representatif et abstrait, Proust mene

une critique •áphilosophique •â, c'est-a-dire maintenant concep- tuelle et forte, de l'image de la pensee que propose en general la pensee representative.

Ainsi, l'enjeu de Prout et les &es est bien la critique de cette image de la pensee, que l'on peut maintenant preciser. Contrai- rement a ce qu'affirme la philosophie representative, la verite ne resulte pas de la bonne volonte du penseur. 11 n'y a aucune affi- nite naturelle de la pensee avec le vrai. Le philosophe n'est pas l'ami naturel de la sagesse, mais l'amoureux qui tombe sous la violence du signe. La verite ne resulte pas d'une action maitrisee, volontaire, d'une methode de la pensee. A une conception de la pensee resultant du couple harmonieux de l'amitie (bonne volonte du penseur) et de la methode (volontaire), Proust, selon Deleuze, oppose le couple de l'amour et du hasard. On ne tombe sur la verite qu'involontairement, •ápar contrainte et hasard •â'.

Chaque fois qu'on reve d'une pensee concrete et dangereuse, on sait bien qu'elle ne depend pas d'une decision ni d'une methode expli- cites, mais d'une violence rencontree, refractee, et qui nous conduit malge nous jusqu'aux Essences2.

Le roman est reduit au mode de theorie - implicite - de la verite qu'il contient. Le vrai ne se decouvre pas au sein de la pensee comme l'exercice harmonieux de ses facultes, mais se pro- duit sur un mode sensible et violent. C'est parce que le roman se situe spontanement sur le plan de cette violence sensible que Deleuze en attend le passage d'une philosophie de la representa- tion qui presuppose l'acces au vrai a une philosophie de la pro- duction effective du vrai dans la pensee.

De sorte que, cherchant la verite par une dialectique ascen- dante qui traverse des milieux de signes de moins en moins epais, contingents, generaux, en quittant les milieux encore opaques des signes inferieurs, on s'eleve vers le monde des signes de l'art, vers la •ábelle unite finale d'un signe immateriel et d'un sens spiri- tuel •â3. L'essence une fois conquise au plan de l'art, on s'avise

1. Deleuze, P, 116, 25. ,2. Deleuze, P, 122. 3. Deleuze, P, 105-108.

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I PROUST ET LA CRITIQUE TRANSCENDANTALE

1 alors qu'elle s'incarnait deja, mais beaucoup plus lachement, dans I les mondes precedents : c'est pourquoi La recherche est un itineraire

+rituel quasi dogmatique, ou •ál'essentiel n'est pas de se souve- nir, mais d'apprendre n. Deleuze conclut : •áLes notions de La recherche sont : le signe, le sens, l'essence. •â'

En ce sens, le roman donne une lecon de verite, car le mode de l'apprentissage, et sa doctrine sur les rapports du signe et du sens, consistant en cette mysterieuse essence du temps qui reste a eluci- der, interesse plus le philosophe, soucieux de penser le rapport du sensible et de l'intelligible, que l'amateur de litterature ou le romancier. Deleuze erige en methode philosophique l'aventure proustienne, sans jamais s'expliquer ni sur la pertinence de sa lec- ture, a laquelie Ranciere par exemple objecte qu'elle est aiiego- rique, parce que l'art semble l'analogon sensible du vrai, ni, reci- proquement, sur le bien-fonde theorique qu'il y a a appliquer en retour la lecon du roman a la philosophie2.

Deux problemes connexes sont impliques : comment lire un roman en philosophe ? La reponse a cette queshon constituerait L'abrege d'une philosophie de la creation. Ensuite, a supposer que L'experience de pensee romanesque puisse etre percue par le phi- losophe, en quoi les resultats de l'art concernent-ils la philo- sophie ? Cela repondrait a la question laissee en suspens plus haut: pourquoi Deleuze a-t-il besoin de l'art pour favoriser une reforme de la pensee representative ? En tout cas, la philosophie s'etablit sur un terrain heterogene (le roman), y etabIit ses distinc- tions conceptuelles, et s'autorise de ces resultats pour contester L'image de la pensee que dresse la philosophie lorsqu'elle ne sort pas de son champ. Gageons que cette heterogeneite constitue un premier element de rEponse : penser, c'est fai~c l'experience de l'exteriorite.

1. Deleuze, P, 11 1. 2. Telle est l'objection que formule a I 'esrd de l'usage que Deleuze fait de la

litterature Jacques Ranciere, << Existe-t-il unc esllietique deleuzicnne n, in G i l k Deleue. Um uie#hilomphiq~ie, AUiez (ed), op. nt., p. 525-536, ct La chair de^ molr#oli- ligues de I'edure, Paris, Galilee, 1998, III, 2, •á Deleuze, Bardeby et la foimule litte- raire n, p. 179-203). Nous y reviendrons plus loin. Voir aussi le bcl arUcle de Francois Zourabichvili, • áLa question de la litteralite •â, in Bmrm Gclas et Herve Micolet (ed.), Deleuze et les ecriminr. Litteroture el #hilmpitie, Nan~cs, Ed. Cecilc Defaut, 2007, p. 531544.

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1 1 l 2 /STRUCTURE DE hl RECHERCHE

l I l Deleuze ignore superbement ces difficultes introductives et les

i balaie d'un revers de main en tirant Proust du cote de la philo- I I ! 1 1 sophie. Ce n'est pas la philosophie qui emet des pretentions a

l'egard de la litterature, ou reduit l'art a imager la pensee comme '! le suggere Ranciere, mais le romancier qui donne aux penseurs une lecon de philosophie. S'il peut sembler que l'art devienne

1 l'organon de la philosophie, sur un mode romantique, c'est parce ' 1 1 que seul l'art donne acces a l'essence, dont le statut d'idealite vir- 1 1 tuelle reste encore obscur. D'ou l'impression d'un montage habile,

' ' , " 1 ou une forte erudition pliilosophique est mise au service d'une reduction du roman a une sorte de distillat conceptuel, croisant

l , ' l'idealisme allemand a des influences neoplatoniciennes - il n'y a '1, qu'a comparer l'etoffe du roman et la maigreur architectonique

I I 1 , du commentaire ... 'Examinons cela de plus pres. l , ' , En recensant les types de signes que developpe La recherclu, on

', , , l , ~ 1 1 peut detailler quatre mondes distincts de signes : les signes de la I l : , mondanite, ceux de l'amour, le monde des impressions ou qualites

, , 8, ' , sensibles, auxquels s'ajoute un quatrieme monde, celui de l'Art,

•ále monde ultime des signes •â'. La traversee de ces trois stases concentriques debouche sur le monde de l'art, telos de l'apprentis- saze. Le monde de l'art se revele a la fois comme l'univers des signes les plus denses, celui qui exhibe le rapport du signe a la verite, et permet en retour de hierarchiser et de serier les diffe- rentes especes de signes.

Les signes de l'art contiennent la clef qui permet de decliiffrer les mondes de signes precedents : l'art a pour fonction d'ordonner la pluralite de ces mondes au proces d'extenuation de l'essence dans la matiere. Le rapport du signe a l'essence, la capacite apo- phantique du signe se revelent au cours d'une procession dialec- tique ascendante, qui consiste justement a degager la veritable nature du signe, ni objectif ni subjectif. L'apprentissage du narra- teur nous hisse progressivement au niveau des signes de l'art et revele l'essence comme unite veritable du signe et du sens. Alors, on s'avise que l'essence exprime l'unite paradoxale du signe et du sens, irreductible au sujet qui la recoit comme a l'objet qui l'emet.

1. Deleuze, P, 21

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PROUST ET LA CRITIQUE TRANSCENDANTALE

Ainsi definie comme unite du signe et du sens, dans sa consistance irreductible a l'objet comme au sujet, l'essence constitue K le der- nier mot de l'apprentissage ou la revelation finale •â'.

Le point de revelation atteint, on peut alors statuer du rapport entre les signes de l'art et l'essence, et amorcer le chemin inverse. De la procession de I'ame (itineraire subjectif), on passe rnainte- nant a la regression ontologique de l'essence dans la matiere, qui p m e t d'elucider le mode de presence des essences dans les degres inferieurs.

Retour, donc, a partir du chapitre median, en sens inverse, par une conslruction minutieuse et resolument symetrique. Le milieu du texte atteint, point d'apogee, sommet de la parabole, s'amorce alors la descentc, rendue possible parce que l'apprentis- sage nous a hisse jusqu'au plan des essences. Redescendant des signes de l'art vers les signes inferieurs, on apprend, chemin fai- sant, que l'ordre de la dialectique ascendante n'etait pas quel- conque. La procession de I'ame traduisait l'ordre cosmologique des mondes de signes.

On retrograde donc, par le monde des signes sensibles, les plus determinants, qui revelent le rapport de l'essence au virtuel, et permettent, en passant, de bousculer les idees recues en affirmant, contre les lectures convenues de Proust, le role secondaire de la memoire. Leur position indique la place hierarchique des signes sensibles, superieurs aux signes mondains, superieurs aux signes de l'amour; mais inferieurs a ceux de l'arts2. Le rapport des signes sensibles aux signes de l'art est neanmoins essentiel, puisque ce sont les signes naturels qui refletent le mieux l'idealite de l'essence.

Les experiences de reviviscence, la madeleine trempee dans le tilleul de la tante alitee, l'inegalite des paves ou trebuche le narra- teur, qui ont fait la celebrite de Proust, exhibent les deux puissan- ces de l'essence, la difference et la repetition, difference avec l'an- cien moment, repetition dans l'actuel. Il n'empeche que i'essence se realisc dans le souvenir involontaire a un degre plus bas que dans l'art. Seule i' c essence artiste •â revele • á u n temps originel •â, ((identique a l'eternite 9, K l'etre en soi du passe n, un ((passe uir-

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DELEUZE. L'EivIPIRISivIE TRANSCENDANTAL

luel, un rigl ideal premiere ~ccurrence de la formule •á Reels sans etre actuels, ideaux sans etre abstraits •â que Proust emploie en enet, de grande importance pour Deleuze, car elle permet de deii- nir le virtuel comme essence de l'art et temporalite pure. << Ce reel ideal, ce virtuel, c'est l'essence •â, •á un peu de temps a l'etat pur •â'.

~~i~ les signes sensibles traduisent seulement l'effort de la vie pour nous preparer a l'art. Les deux mondes de l'amour et de la mondanite se distribuent sur le meme vecteur d'extenuation de I'essence dans la matiere. D'abord les signes de l'amour, qui gene- ralisent I'essence singuliere dans les lois de serie, puis les signes mondains, qui passent du developpement seriel encore tendu par l'immanence de I'essence a la generalite du groupe, •áplus bas degre de I'essence •â.

Reste a reprendre les quatre types de signes en les distribuant dans un tableau recapitulatif, qui marque leur rapport a l'essence selon les criteres de la matiere, de l'emission et de l'apprehension du signe, de l'effet qu'ils produisent, c'est-a-dire de la nature du sens et du rapport du signe au sens, en fonction d'une theorie des facultes clairement kantienne (chaque signe faisant resonner une faculte de l'ame), mais aussi en fonction d'une •áligne de temps •â bergsonienne, selon laquelle les signes developpent leur verite cor- respondante, ce qui permet de deduire leur degre de proximite plus ou moins fort avec I'e'ssence. L'argumentation se distribuait depuis le debut egaiement sur les plans methodologique et the- tique : il s'agissait autant de determiner un bon usage du signe, sur le versant methodologique pratique (l'apprentissage des signes) et theorique (les rapports entre signes et essence) que de dechiffrer Proust (versant thetique).

La conclusion, •áL'image de la pensee •â, elle, est franchement methodologique : elle delivre la methode de cet apprentissage de la verite que Deleuze extrait du roman, et precise l'usage que le philosophe entend faire de la litterature. La litterature est une experimentation, dont le pliilosoplie attend un recours theorique pour poser un rapport di1 signe a la verite qui echappe a la repre- sentation. L'elegance meme de la construction laisse reveur.

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PROUST E T LA CRITIQUE TRANSCENDANTALE

Cette presentation du Proust de 1964 montre assez son impor-

tance et invite a considerer plus attentivement l'elaboration de cet ouvrage en tenant compte de l'histoire de sa

Proust et les signes se presente au lecteur actuel comme une stratigrapliie de la pensee de Deleuze, et offre une excellente plate-forme d'observation pour la constituhon de l'empirisme transcendantal

Le livre qu'on vient d'analyser compose un premier noyau en 1964 que completent deux editions augmentees eu 1970 et 1976', de sorte que le volume actuellement disponible ras- semble sous sa couverture plus de dix ans de travaux. La lecture de Proust se presente donc moins comme une doctrine achevee que comme une variation de tentatives qui relancent un meme probleme.

Proust accompagne la pensee de Deleuze. 11 n'est pas le seul artiste ou ecrivain a se trouver investi de cette dignite d'interlocu- teur theorique constant: Michaux, Godard, Artaud, Blanchot, Ka&a ou Boulez occupent cette meme fonction. Mais Proust est le premier - le premier temoin de ce rapport aux arts, le premier ecrivain sollicite pour resoudre un probleme de philosophie. Deleuze, apres avoir cesse de remanier son livre, ne cesse pas de lui consacrer des analyses et des articles. Les trois coupes que pre- sentent les editions augmentees de l'ouvrage ne doivent donc pas etre inutilement durcies : il faut les considerer comme des coupes mobiles prises sur un continuum en variation qui poursuit ses transformations.

Detaillons l'histoire des publications qui composent Proust et les @es pour reconstituer les lignes d'erres des concepts et indi- quer par cet exemple l'avantage qu'il y a a s'astreindre a de telles cartographies dynamiques pour determiner finemcnt un concept2.

1. Pour plus de commodite, nous nommerons ces versions successives ProulI, Prout II et Prout III, Iles distinguant priais cn note Ionque cela importe pour Par- gumcntalion, en precisant, PI, PII ou PIII.

2. Sur i'usagc des microlectures, Pierre-Fran~ois Moreau, Spinoza. L'e.~jhience et l'emile; Pans, PUF, COU. •á Epimethee •â, 1994, et ProblOner <lu s!izozu_>ne, Paris, Vnn, 2006.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

une premiere mouture du travail sur Proust fait l'objet d'une livraison de la Reuue de metap/qwique et de morale en 1963. Une annee plus tard, la parution de Marcel Proust et les sises permet de mesu- rer a quel point l'analyse a gagne en systematicite, en coherence presque dogmatique. Cette courte plaquette s'acheve sur la conclusion methodologique N L'image de la pensee D, ou Deleuze systematise les directions qu'il indiquait dans Nietzsche et la philo- sophie. Le concept d' •á image de la pensee •â fait ici son apparition completement developpee, comme implicite de la pensee et cri- tique de l'image fautive que la pensee theorique dresse du rapport entre pensee et verite. Sa place conclusive indique l'enjeu du livre : une critique de la raison representative.

La deuxieme edition, en 1970, ajoute aux sept chapitres ini- tiaux un nouveau cliapitre, •áAntilogos ou la machine litte- raire D, qui vient se loger avant la conclusion de la version pre- cedente. Presque aussi long que le texte initial, il bourgeonne comme une excroissance au milieu d'un texte vieux de sii ans, sans le modifier a l'exception du titre, reduit maintenant au nom de famille. En passant du titre assez scolaire (i Marcel Proust x a la seule mention du nom propre, Deleuze indique la maturation de son analyse : l'elision du prenom, qui favorisait l'identification reductrice de l'auteur a la personne de l'ecrivain, tient compte de la suspicion qui entoure desormais le biographique et le per- sonnage de l'auteur. Le nom d'auteur n'est plus l'indice d'une interiorite mais designe le faisceau d'un effet, le mode operatoire de (I'effet-Proust) ; il subit La •á depersonnalisation •â' caracteristique du nom propre, et se reduit a son texte. L'oeuvre, strictement rabattue sur son espace textuel, ne ramifie plus vers le psychologique ni la subjecti\ite du romancier. Exit marce el. Deleuze atteste ainsi sa reception des travaux de la nouvelle Critique et tout l'interet qu'il porte aux recherches de Michel Foucault, et de sa belle analyse de la notion d'auteur, fonc- tion historique du texte et non propriete subjective de la personne2.

1. On ne parle jamais •áen son nom propre qu'a l'issuc du plus severc exer- cice de depcnonndisation ... •â (ileleuce, D, 15).

2. Georges Poulet (ed.), Les chemins oclueh de la cdique. ACIS du colloque du 2 ou 12 septembre 1966 de Ceri+-&Solle, rr Tendances aclutlh de In Criliquen, Paris, uce, col. d 10/18 a, 1968. Lu confireiice de Foucault •áQu'est-ce qu'un auteur? •â a laquclle Delcuzc se refere souvent date de 1969.

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PROUST ET LA CRITIQUE TRANSCENDANTALE

rajout du nouveau chapitre interesse a la fois la validite de la

P ,,;ere version et la methode de Deleuze. L'ensemble de la

problematique est repris Sur un niveau different, sans que ia du premier texte en soit menacee : le lecteur actuel bien par lui. Mais son statut bascule maintenant,

il est reduit a une perspective relative, qui n'annule pas mais surcharge la precedente version, dont la coherence et la clo-

ture sont profondement transformees par l'eclairage antilogique de la seconde version. Le vocabulaire de l'essence est conserve, mais son statut est tellement modifie qu'il n'est plus du tout pos- sible de la tenir pour une fusion romantique de l'Art et de l'Absolul.

Ce n'est pas tout : la reedition de 1976 s'augmente d'un nou- veau texte, •áPresence et fonction de la folie, l'Araignee •â, en guise de conclusion parfaitement inedite2. Elle restaure l'ordre de la premiere version, qui compose maintenant une premiere partie sous le titre K Les signes >> - le premier chapitre, qui portait jus- qu'alors ce titre s'intitule desormais •á Les types de signes •â ; la conclusion •áL'image de la pensee •â migre a nouveau et retrouve sa place initiale apres le chapitre VII; le monstrueux cha- pitre W I de l'edition precedente devient une scconde partie, inti- tulee •áLa machine litteraire •â, et se structure en cinq chapitres, de taille homogene aux precedents. Ces deux remaniements s'ac- compagnent d'un avant-propos : l'edition actuelle conserve celui de la troisieme edition; l'avant-propos qui accompagnait la deuxieme edition a ete supprime.

Cette histoire editoriale mouvementee nous permet de tirer au moins trois series de consequences, concernant la composition d'un systeme et la place de l'empirisme transcendantal dans la pensee de Deleuze. D'abord, dans son etat actuel, cette enchaine de 1963 (premier article) a 1976 (premiere publication

1. Deleuze, P, 194-197. 2. Le tcxte •á Presencc et fonction de la folie, I'Araigriee •â a deja fait l'objet

d'une publication en 1973, sous lc titre •áPresence et fonction de la folie dans la Rcclicrche du temps perdu n, in SOE' e Riclimclre di Lellerotura h n c e r e , vol. XII, Rome, Editore, 1973, p. 381-390. Cette adjonction est preparee par l'intervention de Deleuze au colloque •áProust et la nouvelle critique n, organise par i'e~s d'Ulm ct l'antenne parisicme de Nciv York University, cn 1972 (discussion avcc Roland Barthes et Gerard Genctte, •áTable ronde •â, in Coliiers Mme1 Roui, 7. Eluder prowtienner II, consacre au colloque << ~ r o u s t et la nauveiie critique •â, Paris, Gallimard, 1975, p. 87-1 15), 1-eed., 29-55.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

francaise du Prout III), treize annees de travaux. On peut lire ces reprises comme l'evidence d'un echec' : il est beaucoup plus fruc- tueux d'y voir un continuun2 en variation, ni reperitir ni redite, mais devenir des concepts qui renseigne sur leur consistance et sur leurs connexions operatoires, leurs zones de transit. L'unite du livre doit etre tenue pour acquise, exactement comme celle de Elle ne fait pas question parce qu'eue est donnee dans le corps du livre, de facto. Mais cette unite ne consiste pas en une doctrine close. Conforme en cela a l'aventure proustienne, eue developpe ses mutations. Tandis que Deleuze revient sur ses versions prece- dentes, il indique une methode pour traiter le devenir de sa pensee.

Le nouveau s'elabore sous nos yeux, dans les strates successives du livre, comme une cartographie dynamique, un systeme ouvert. L'historique de sa composition applique une theorie de en variation, puisque les trois etats coexistent : le lecteur actuel, mene par etapes de la premiere a la troisieme version, dispose ainsi d'un echantillon concret de la pensee se fauant, d'autant plus passion- nant que Deleuze, conformement a sa methode, revient sur ces questions dans toutes ses avec assez d'insistance pour qu'on puisse considerer le dossier Proust comme tout a fait complet2.

Car, et c'est un deuxieme aspect, cette persistance a ceci de remarquable que la familiarite avec Proust nous conduit directe- ment au du systeme. Trois formules proustiennes, reprises sur un mode quasi incantatoire, scandent toute de Deleuze, et s'enchainent pour offrir une coupe saisissante de son systeme. La premiere, •áreels sans etre actuels, ideaux sans etre abstraits n3 devient l'abreviation et la signature du virtuel. Deleuze la reeffectue systematiquement chaque fois qu'il a a definir le vir-

1. Ranciere, •á Existe-t-il unc esthetique dcleuziennc ? a, iii Gilk Dehurfe. U>ie uie philo~ophique, Alliez (id.), op. cil., p. 536.

2. U est en cffet repris dans Le beygxonme, D8mce el repelifion, Lo&mc du sens, L'Anfz-@d$e, 82, Dialoguer, 10-1 1, i~I i l l e jhfeaux, 49, 332-3, Pour/~rlm, 195 ; et spe- cialement dans la discussion bergsonicnnc sur le temps bergsonien qui occupe une place preponderante dans les livrcs sur le cinema, voir aussi •á Boulez, Proust et les temps : "Occuper sans compter" P, in Claude Samuel (ed.), E c [ o ~ / ~ o u l e r , Paris, Centre Georges-Pompidou, 1986, p. 98-100.

3. Proust, A In mhe~che du l m p ~ peydx, op. cil., III, 873 ; Delcuze revicnt cons- tamment a cette formule dans toutc son (par ex. 1: 73-74, 76 ; DR, 264, etc.).

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PROUST ET LA CRITIQUE TRANSCENDANTALE

tuel, en s'astreignant au debut a citer Proust, puis en omettant bien vite cette formalite. La seconde formule, tiree de Contre Sainte- B~~~~ "Les beaux livres sont ecrits dans une sorte de langue euangere n' survole toute son et ouvre, en guise d'exergue, citique et clinique, le dernier ouvrage publie portant sur le rapport entre litterature et philosophie, ce qui signale sa position focale dans le systeme. La creation consiste en une etrangete, une impro-

priete, un begaiement dans la langue, un vacillement de la syntaxe parce que le style implique une heterogeneite qui met la pensee

contact avec son dehors. La troisieme formule, tout aussi deci- sive, •áun peu de temps a l'etat pur m, scelle la rencontre de la pensee et du virtuel. Deleuze agence son systeme a l'aide de ces trois pieces proustiennes, qu'il dispose comme des incrustations

charnieres decisives de son echafaudage theorique : le virtuel comme idealite reelle et non abstraite, la creation comme hetero- $neite et le temps •á a l'etat pur •â, expriment le rapport entre pensee et sensible, art et temps. Voila ce que Deleuze introduit sous le masque de l'essence dans la premiere version de Proust.

Etudier la maniere dont Deleuze ecrit sur Proust nous offre en outre la chance d'entrer dans le laboratoire du philosophe. Ces cartographies successives du territoire de La recherche indiquent par leurs variations, les points de divergence, les lieux strategiques de mutation des rapports de la pensee et du sensible de 1963 a 1976, et fournissent un excellent echantillon des faisceaux de problemes que pose l'empirisme transcendantal et de leurs campagnes suc- cessives de resolution.

Ces etapes cristallisent trois etats du rapport entre pensee, signe et art. Le narrateur, sinon omniscient du moins epris de cohe- rence, romantique et vaguement neoplatonicien de Proust I, amou- reux des encyclopedies medievales, dresse une image du monde selon une dialectique ascendante et descendante, qui fait de l'art le point centrd absolu de coincidence avec l'essence. Il contraste singulierement avec le narrateur eclate de Proust II, reduit a son style, a son ecriture productrice, qui transforme la somme en frag- ment et passe de la •ábelle harmonie •â de Proust I, a une theorie du fragment. Quant au narrateur-araignee de Proust III, il se nonr- rit des travaux anterieurs de critique de la psychanalyse et de l'ela- boration des annees 1970 sur les rapports de et de la folie.

1. Proust, Contre Soittte-Beuue, Paris, Gallimard, 1954, reed. col. •á Folia- Essais n, 1987, p. 297.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

11 a perdu l'unite organique de la belle individualite, et se trouve reduit au mode operatoire de son toile d'araignee, tenture sensible captant des effets et produisant un •á devenir-animal •â'. L'apparition du motif de la symbiose animale, a partir des noces contre nature de la guepe et de l'orchidee, transforme La recherche en une physique de l'homosexualite. Deleuze, en accord avec Guattari avec qui il travaiue alors depuis sept ans, fait de la theorie de la capture un modele decisif pour expliquer les opera- tions de l'art sans plus souscrire a une theorie de l'imitation. Com- prendre comme devenir-animal (la toile sensitive, le corps sans organes du narrateur) reprend la thematique nietzscheenne d'une critique clinique, et tient pour acquis les travaux de L'Anti- Ed$e, le role moteur qu'y prend le concept de schizophrenie, que Deleuze developpe a partir de D$nence et repetition, de Logique du sens et surtout de la rencontre avec Guattari. II s'agit alors d'arti- culer la thematique de la folie et de la schizophrenie avec celle de l'ethologie et de l'art comme activite animale.

Le statut de l'empirisme transcendantal se joue particuliere- ment entre les deux premieres versions, ce qui ne nous interdit nullement de faire des incursions dans ulterieure lorsque cela clarifie l'argumentation. Prout I presente une lecture de l'unite et de la pluralite de La reclierche du point de vue d'une pro- cession vers les essences. Prout II prend du champ par rapport a cette thematique trop sage - et fait porter l'accent sur la machine litteraire. Cette transformation de l'essence en machine implique une meditation sur le concept de structure, conforme aux discus- sions du temps, qui s'elabore a partir de 1964 et debouche en 1969 sur la publication de Logique du sens, ou Deleuze serre au plus pres une thematique de la structure croisant Lacan et Levi-Strauss. Varticle de 1967 •á A quoi reconnait-on le structu- ralisme? •â est le texte de reference pour ces questions et nous devrons l'examiner avec soin2. Mais des 1970, sous l'influence de Guattari, la structure laisse la place a la machine, qui conjugue une theorie de la production, l'apport de Marx et de Lacan avec un interet pour la politique et une theorie des civilisations pou; l'instant tout a fait absents des preoccupations de Deleuze. C'est

1 . Sur ce motiC, qui provicnt de UexkuU, ii4onde.c onimour et monde humain (Bcr- lin, 1921), @ad. franc. Philippe Muller, Paris, DenoCl, 1965, p. 116, on se repor- tera a De I'nnimol a l'art.

2. Deleuze, ID, 233.

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PROUST ET LA CRITIQUE TRANSCENDANTALE

alors sur l'heterogeneite et l'impossibilite d'une coherence clas- sique que le commentaire met l'accent, en insistant sur l'homo- sexualite et la production litteraire comme capture de forces, the- mes qui n'ont plus rien de commun avec la procession vers l'essence. Proust III se concentre enfin sur les rapports de la folie, de la schizophrenie et du corps sans organes', et poursuit la dislo- cation intensive du beau montage de 1964.

Concentrons-nous pour l'instant sur l'architectonique de Pro& I pour elucider le statut de l'essence comme idealite virtuelle que les signes de l'art actualisent. Cela nous permet de faire le point sur le rapport complexe qui lie Deleuze au romantisme, dont il reprend, a travers un Kant clairement inflechi du cote de l'ilnabtique du mblime, la thematique d'un debordement des facultes, et ceUe du genie comme originalite exemplaire, mais jamais pourtant le motif allegorique d'une presentation sensible de l'intelligible, ni celui d'une autonomie de l'art, condamne a l'autotelie en se faisant l'em- bleme de sa propre puissance. En exposant la fonction que remplit le terme d'essence de la premiere version de Proust a Drerence et ripe- titian, nous repondrons a l'objection de Ranciere tout en poursui- vant le montage de l'empirisme transcendantal.

1. Nous avons etudie ces aspects dans Deleua el I'nrl, chap. 4 et 5.

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CHAPITRE IV

TYPOLOGIE DES SIGNES ET THEORIE DES FACULTES

A la lecture de cette beiie machine, on pourrait conclure que Deleuze propose une version idealiste et romantique des rapports entre art et philosophie. Mais a considerer plus attentivement ce montage, force est de constater qu'il fait craquer de toutes parts le reseau conceptuel dans lequel il se coule.

Deleuze condense La recherche du temps perdu sous forme d'une table systematique de la pluralite des signes, qui conjugue trois axes : une typologie des signes selon leur quadruple nature : signes mondains, amoureux, sensibles, artistiques ; une theorie des facul- tes : sensibilite, desir, imagination, memoire, intelligence, et pensee pure ; enfin, une philosophie du temps qui connecte la plu- ralite des signes a la diversite des structures temporelles et debouche sur une theorie bergsonienne de •álignes de temps•â distinctes.

Ces quatre lignes de temps,, enroulees dans leur monde de signes, impliquent chacune un e type de verite correspondant •â, et sont ordonnees selon une hierarchie ascendante, tandis que chaque signe entretient avec sa ligne de temps une relation privi- legiee mais iiuiiement exclusive, et participe aussi des autres lignes. Le temps qu'on perd releve plutot des signes mondains, et mesure la maturation de i'iuterprete. Le temps perdu de i'amour rend sensible le passage du temps, la discordance entre un Moi deja disparu et le •átrop tard •â de la rememoration du desir. Les signes sensibles presentent le temps que l'on retrouve au sein du temps perdu, image sensible de i'eternite. Les signes de l'art, enfin, definissent le temps retrouve, •áessence •â ; •á un peu de

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

temps a l'etat pur •â, veritable eternite qui reunit le sens et le signe •â', ecrit Deleuze en 1964.

La structure de l'argumentation, kantienne dans son exposition, est bergsonienne dans sa presentation du temps comme enjeu deci- sifpour la pensee. Voila les deux directions qu'il nous faut explorer pour determiner le statut de cette essence qui reste encore myste- rieuse, et definir comment la violence des signes, mobilisant la pensee •á pure •â, fait surgir ir•á un peu de temps a l'etat pur n.

1 /UNE LECTURE KANTIENNE DE PROUST

Les signes se differencient en fonction de la faculte qu'ils requierent : la sensibilite, la memoire involontaire et l'imagination animee par le desir, l'intelligence et la pensee pure. L'appareil kantien d'une wologie des facultes est donc applique a Proust. Deleuze utilise ici sans vergogne le travail qu'il vient d'achever sur La pldosophie critique de Kant, et donne a la theorie des facultes le statut de matrice theorique de la philosophie kantienne.

Du corpus kantien, Deleuze ne retient dans sa monographie de 1963 que les trois Cehques, qu'il expose sur le plan continu d'une theorie generale des facultes, par une contraction dont la densite structurale est saisissante. Deleuze durcit l'unite architec- tonique du systeme, et considere la doctrine des facultes comme le noyau d'un n veritable reseau, constitutif de la methode transcen- dantale 9, permettant de considerer les trois Critiques comme •áun systeme de permutations •â. Cette lecture du systeme revient a un commentaire inspire du tableau recapitulatif qui clot l'intro- duction de la Critique dukement , revele l'influence de Gueroult et projette les trois Critiques sur un plan systbmatique unifie en negli- geant les autres aspects de l'opus kantien. Deleuze repond ainsi au parti pris qui est alors le sien en matiere d'histoire de la philo- sophie : isoler le probleme philosophique constituant du systeme et s'y tenir comme a une formule permettant de generer, voire de deduire, le cristal statique de

Cette formule est la suivante : dans chacune des trois Critiques, les facultes, au sens de facultes de l'ame, imagination, entende-

1. Dclcuze, P, 107. 2. Deleuze, PCK 17.

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T y p ~ ~ O G I E DES SIGNES E T THEORIE DES F A C U L T t S

ment, ,.&on, entrent dans des rapports divers, sous la direction de l'une d'entre elles portee a son exercice superieur pour repondre a yun des gands interets de la raison : connaissance, conduite morale ou jugement. Si l'entendement legifere dans la faculte de conn&e selon i'interet theorique de la raison dans la Critique de la

pure, la raison legifere a son tour dans la faculte de desirer superieure selon l'interet pratique de la raison dans la Critique de la rocon pratigue. Dans la Cntique du jupement, l'imagination entre en scene et permet le libre jeu des facultes dans l'experience esthe- tique. En propulsant la doctrine des facultes au rang de matrice theorique du kantisme, Deleuze peut agencer les trois Critiques comme differentes faces d'un unique systeme de regulation des facultes, sous l'autorite alternee de i'une d'entre elles, portee a son exercice superieur.

Tel est precisement le schema qu'il applique a La recherche: chaque faculte, chez Proust, est portee a son usage •á transcen- dant •â, superieur sous l'action du signe, donc sur un mode invo- lontaire : un modele kantien est applique a Proust, mais profonde- ment transforme par l'application de l'opposition proustienne du volontaire et de l'involontaire.

Ce que Kant entend par usage superieur, pur d'une faculte, Deleuze le reprend en subvertissant la purete de deux manickes. L'exercice •ásuperieur•â devient la synthese mixte, la rencontre effractive du signe dans la pensee. La ou Kant insiste sur l'auto- nomie et le caractere non empirique de l'exercice pur, Deleuze formule cette purete comme passivite et intrusion du signe mate- riel dans la pensee, ce qui, pour le moins, est une transforniation de la doctrine kantienne. La purete, chez Deleuze, est patholo- gique au sens kantien, de sorte que la spontaneite se fait passivite. Au prix de ces deux distorsions, il maintient neanmoins l'appareil kantien des facultes distinctes, portees a un exercice transcendant. L'involontaire devient le mode d'exercice le plus haut d'une faculte : c'est quand enes s'exercent involontairement que l'exercice des facultes n'est plus contingent.

Volontaire et involontaire ne designent pas des facultes differentes, mais plutot un exercice different des memes facultes. La perception, la memoire, l'imagination, l'intelligence, la pensee elle-meme n'ont qu'un exercice contingent tant qu'elles s'exercent volontairement'.

I . Deleuze, i, 120-121

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DELEUZE L'EMPIRISiME TRANSCENDANTAL

1. Deleuze, PCK 72.

Le volontaire et l'involontaire proustien se substituent donc

' 1 ' 1 I : i ~ a l'empirique et au pur kantien. C'est pourquoi la distinction

, ' , ild, entre signes vitaux et signes de l'art depend finalement de la faculte dominante qui est portee a son exercice transcendant,

; ' 1 1 ' et du type d'accord entre les facultes que reclame cet .exercice 1

I l , ~ superieur. 1 ,

, !#: Deleuze s'explique sur l'architectonique adoptee dans La philo- sophie m'tique de Kant, en precisant que seul le sens commun estlie-

1 II i l ! tique x fonde ou rend possible •â' le sens commun moral et le sens

8 ' 1 , ) I commun logique, de sorte que, N en ce qui concerne un fonde-

1 1 # , ment pour l'harmonie des facultes, les deux premieres Critiques

1) i ne trouvent leur achevement que dans la derniere 9. C'est plutot

1 1 dans l'article paru la meme annee dans la Revue d'esthetique : •áL'idee de genese dans l'esthetique de Kant •â' - le premier

: )',! article important consacre a la question de l'art porte evidemment

Il I l ! sur Kant -, qu'il faut chercher les raisons qui expliquent la place que Deleuze accorde a la Troisieme critique, en meme temps que la

) I l fonction qu'il lui fait jouer dans Prout I. 11 Deleuze propose ainsi simultanement de Kant deux lectures

' ' , ' , #

I qui repondent a differentes accentuations strategiques: si la

1 : 1 , monographie qu'il lui consacre en 1963, La pensee critique de Kant. ' , , I I Doctrine des facultes, place exactement sur le meme plan conceptuel

I'l, , ,,' i', , les trois Critiques, l'article paru la meme annee insiste au contraire

1 ' , , , ) 1 sur le renouvellement qu'introduit la troisieme Critique, et sur la fracture decisive qu'ouvre en elle l'Analytique du sublime. 1 ' ):',,'l,,

1 1 I l

Dans La philosophie critique de Kant, Deleuze soulignait le fait que '1, l'accord determine des facultes supposait bien, comme sa conai-

l!, 1 1 tion necessaire, la possibilite d'un accord indetermine, libre, entre " 1

2. ~e leuze ; P C ~ 36. 3. Deleuze, L'idee de genese dans l'esthetique de Kant •â, Rmue d'alhelilyue,

1963, retdite dans ID, 79.101 (cite dorenavant *Genese... •â).

8 8 'Ill des facultes qui aifferent en nature. Si les facultes entrent dans des

1

, 4 / l rapports variables sous l'autorite de rune d'entre elles portee a '~ I , , l , son exercice superieur, c'est a une condition qui excede la logique ',,1 II,!'~, des permutations structurales. Qu'est-ce qui fonde la possibilite,

11. !,, il , ,lIl que les facultes subjectives, dans leur disparite constituante, arri-

' l , ~ , \ , I I vent a former un accord ? Ce nouvel enjeu place desormais la Cri- 1 1 d l , ! tique dujugement et l'usage transcendantal des facultes en premiere ),\,I)~~! ,,,,, ligne.

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s i en effet la Critique de la raison pure et la Critique de la raison definissent un rapport harmonieux et stable entre les

facultes sous l'autorite de l'une d'entre elles, la Critique du jugement ne peut ni affirmer ni postuler l'existence d'un sens commun ,&etique moderant l'accord entre les facultes, de sorte qu'elles doivent entrer dans un nouvel agencement. C'est cet accord etonnant, inharmonieux, complexe qui genere la place croissante de la uoisieme Critique dans de Deleuze. D'une part, jamais les facultes ne pourraient tour a tour assumer un role legislateur et determinant si les facultes toutes ensembles .'etaient capables d'un tel accord indetermine. Dans cette mesure, Deleuze estime que le sens commun esthetique ne com-

plete pas seulement les deux autres, mais qu'il les rend possibles. D'autre part, l'Analytique du sublime promeut l'idee d'une syn- these discordante, qui fait passcr de la belle harmonie classique des facultes dans l'apprehension du beau a leur dereglement, leur desaccord, leur disparite constituante eprouve devant l'informe ou le difforme - immensite ou puissance - du sublime. Il ne s'agit pas seulement de garantir la condition de possibilite d'une harmonie des facultes dans l'exercice de la connaissance ou de la liberte pratique. Il s'agit en outre de transformer profondement le concept meme de cet accord, et de passer d'une theorie clas- sique de l'harmonie comme consonance des facultes a une theorie romantique de la dissonance. C'est pourquoi il faut conferer a la troisieme Critique une nouvelle place dans le disposi- tif: elle • á n e vient pas simplement completer les deux autres •â, mais en realite elle •áles fonde •â'.

La singularite de la troisieme Critique, que Deleuze relevait ega- lement dans sa monographie, s'avere maintenant decisive. En effet, dans la Critique dujugement, la faculte de sentir n'accede pas a son usage superieur, alors meme qu'elle revele, dans l'accord libre des facultes qu'elle promeut, la condition de possibilite du juge- ment et qu'elle articule en retour et soude la Critique de la raison pure a la Critique de la raison pratique. L'imagination n'accede pas pour son compte a une fonction legislatrice, mais s'emancipe seu- lement de la tutelle de l'entendement, emancipation qui permet le libre jeu des facultes et fonde la possibilite pour une faculte de devenir legislatrice. La libre harmonie subjective qui se decouvre

1. Dcleuze, c Genese ... n, art. cite, p. 116.

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dans le jugement esthetique (jugement reflechissant) permet le passage de la faculte de connaitre a la faculte de desirer et assure l'unite retrospective des trois Critiques1.

Autrement dit, la Cdique dujugement complete et fonde les Cdi- gues ~recedentes precisement parce qu'elle manque d'un domaine propre. En termes kantiens, cela implique que le jugement esthe- tique ne peut en aucun cas etre legiferant, ni inipliquer aucune faculte legislatrice sur ses objets, puisqu'il n'y a selon Kant que deux sortes d'objets, les phenomenes sur lesquels l'entendement legiiere et les choses en soi, renvoyant a la legislation de la raison dans la raison pratique. D'ou la specificite du jugement esthe- tique, ni legislatif ni autonome, mais << heautonome •â, ne Iegife- rant que sur soi. Cette heautonomie, que Deleuze reprend dans sa philosophie du cinema, coniere a la troisieme Critique un role de fondation du systeme. Voila le point de rebroussement sur lequel Deleuze fait subir a Kant une distorsion complete, et qui lui per- met de penser l'usage superieur d'une faculte en l'entendant comme son passage a la limite, selon un modele qui revele l'influence du concept de sublime.

Si Deleuze coupe court a cette thematique du fondement dans sa monographie pour projeter les trois Critiques sur un seul plan en durcissant leur complementarite, c'est qu'il poursuit dans cet ouvrage un objecaf different : celui d'une presentation systema- tique du kantisme. Indiquer en quoi la Crihgue dujugment renou- velle les Criligues precedentes l'aurait contraint a s'expliquer sur le role principiel que sa lecture confere implicitement a l'art, et sur le privilege qu'il accorde a l'Analytique du sublime, ce qui l'aurait fait devier de sa methode de critique immanente. Sa belle cons- truction architectoni~~ue accentuant le role des facultes aurait ete menacee, et il n'aurait pu insister si clairement sur leur articula- tion synchronique, ni sur le systeme qu'elles constituent. Si donc la monographie repond a un souci systematique en histoire des idees, l'article, paru la meme annee mais centre sur la question de l'art, permet a Deleuze d'insister sur un autre aspect du kantisme, auquel il donnera de plus en plus d'importance : l'harmonie dis- jointe du sublime et le dereglement des facultes, qui renouvellent la philosophie de l'art.

1 . Deleuze, PCK 16-17, 72, 94-95,

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T~POLOGIE DES SIGNES ET THEORIE DES FACULTeS

2 /L'USAGE TRANSCENDANT DES PACULTES

Selon cette grille de lecture, le roman de Proust doit se lire une doctrine des facultes, mettant systematiquement en

correspondance une typologie des signes (signes mondains, signes =mourem, signes sensibles, signes de l'art) avec des facultes por- tees a leur usage superieur, de sorte que chaque espece de signe ,,,vaque une faculte selon une logique ascendante qui fait de Lu wcherche une veritable recherche de la verite. Les signes se differen- cient en fonction de la faculte qu'ils poussent a son exercice supe- rieur. De meme que chez Kant, chaque faculte est portee a son exercice superieur lorsqu'elle legifere a priori sur les objets qui lui sont soumis, c'est-a-dire, en termes kantiens, lorsqu'elle porte sur son domaine', de meme chaque faculte, chez Proust, est portee a son usage transcendant ou superieur sous l'action du signe qui l'active. La typologie des facultes commande la pluralite des mon- des de signes que Deleuze detaille dans Lu recherche, et orchestre l'itineraire initiatique du narrateur, passant d'un monde a un autre, de la sphere du snobisme a celle de la jalousie, de l'emotion suscitee par les qualites sensibles a l'experience assumee de l'art.

L'equilibre mobile des facultes se recompose a chaque niveau de l'itineraire proustien, en s'elevant de l'univers social du sno- bisme au monde dechirant de l'amour, de l'emotion des signes sensibles a la spiritualite de l'art. Ces mondes se hierarchisent en fonction de la faculte qu'ils sollicitent et de l'aptitude qu'elle mani- feste a repondre a l'intrusion des signes : la sensibilite les saisit, la memoire involontaire et l'imagination animee par le desir les developpent, l'intelligence volontaire les rate... seule la pensee pure les mobilise. Selon cette echelle, les signes mondains du sno- bisme relevent seulement de l'intelligence decevante, les signes amoureux convoquent une sensibilite dechiree par la jalousie et secondee par l'intelligence encore, tandis que les signes sensibles, faisant appel a la memoire involontaire et a l'imagination desi- rante, preparent l'exercice de cette faculte noetique que l'art seul revele : la G pensee pure pz. Ainsi s'opere cette traversee du vecu sensible vers l'art en quoi consiste Lu recherche du tenps perdu.

1. Kant, Cnligue de lafaculte dejqer, Introduction, II, Ak. V, 174 et Dcleuze, PCK 15-16.

2. Deleuze, P, 105-106

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Deleuze applique donc a Proust le modele kantien d'une har- monie des facultes sous l'autorite d'une faculte portee a son usage superieur, mais le transforme. Chez Proust en effet, la faculte est portee a son usage superieur par l'irruption involontaire et vio- lente d'un signe : seule la rencontre sensible suscite la memoire involontaire, et declenche chez le narrateur sa vocation pour l'art sous forme d'une experience intense : •áun peu de temps a l'etat pur n. Deleuze comprend cet involontaire proustien sur le mode d'un debordement, a travers le modele pathetique du sublime qui s'impose comme une puissance dont la force excede les limites organiques du sujet. En recourant a une typologie des facultes plus bergsonienne que kantienne -la distinction entre inteiiigence volontaire et pensee pure reprend la distinction bergsonienne entre inteiiigence et intuition - Deleuze place le theme proustien de l'involontaire dans le cadre hergsonien d'une opposition entre l'intelligence doxique, materielle et active, et l'intuition receptive, passive et enchantee.

Deleuze fait subir ainsi au cadre de la theorie des facultes une metamorphose complete. Alors, l'exercice superieur d'une faculte peut etre compns comme son passage a la limite sous la violence subie par la rencontre involontaire d'un signe, forcant la pensee i creer. L'affection passive, que Kant jugeait pathologique, s'avere chez Deleuze la condition de la creation de la pensee et de son inventivite.

3 / L'EMPIRISME TRANSCENDAiVTAi ET L'INVOLONTAIRE

L'eloge de I'involontaire permet a Deleuze de preciser un nou- vel aspect de l'empirisme transcendantal. Le romancier, guide par l'experience reelle de l'art, produit une typologie des facultes qui permet au philosophe de reformer l'image fautive que la pensee se donne d'elle-meme dans son usage seulement theorique. A la dia- lectique spontanee de la raison dans son usage speculatif, I'expe- rience de l'art fournit l'antidote necessaire, parce qu'eue montre que la pensee n'est pas affaire d'autonomie, de spontaneite, ni de volonte bonne, et qu'il faut ecarter le modele cartesien, finalement reconduit par Kant, d'une pensee transparente a elle-meme et capable de se doter spontanement d'une methode pour se frayer une voie vers la verite. La pensee ne se produit pas comme I'acti- vite spontanee du penseur, et ne presuppose pas une affinite du

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penseur avec le vrai, ce qui imposerait a la philosophie un ideal de recognition.

La ou l'exercice volontaire d'une faculte se contente de repro- duire l'image representative que la pensee se donne d'elle-meme, son exercice involontaire l'amene a un exercice transcendant mais disjoint, ou la matiere du signe s'exerce comme une force subie sur un mode extrinseque, irreductible a un acte spontane, volon- taire et doxique. Deleuze entend ainsi conserver de Kant l'inspira- tien critique tout en evitant le piege dans lequel tombe Kant selon lui, et qui consiste a decalquer les structures transcendantales sur les actes doxiques d'une conscience ordinaire. Kant, •á le grand explorateur w qui c decouvre le prodigieux domaine du transcen- dantal •â avait pose correctement le probleme quid j u i ~ de la pensee, et semblait capable de transformer l'image de la pensee, en soumettant Dieu et le Moi a •áune sorte de mort speculative •â, en substituant au Moi substantiel le <<Moi profondement fele par la ligne du temps n', mais il sacrifiait son avancee speculative sur l'autel de la raison commune, en obligeant la pensee a retrouver en elle-meme les presupposes de la doxa. Or, le transcendantal ne peut etre deduit des formes ordinaires auxquelles le sens commun s'est habitue a obeir, ni stabilise et reduit aux limites psychologi- ques de l'experience humaine. Pour repondre a une veritable creation en pensee, l'idealisme de la structure transcendantale doit laisser la place a une decouverte empirique, une confrontation avec l'experience reelle et non seulement avec l'experience possible, mentale et subjective.

Kant, selon Deleuze, presuppose l'affinite du penseur avec le vrai. Cette philia, qui •ápredetermine a la fois l'image de la pensee et le concept de la philosophie s2 releve d'un ideal de la recogni- tion qui meconnait ce qui se passe effectivement lorsque l'on pense. Platon etait mieux inspire lorsqu'il distinguait les choses qui laissent la pensee en repos et celles qui forcent a penser3. En jouant Platon contre Kant, Deleuze place au de son analyse la distinction entre ce que l'on savait deja et ce que l'on trouve a

1. Deleuze, DR, 176.178. 2. Deleuze, DR, 181. 3. Deleuze invoque souvent Platon pour appuyer I'idCe d'une violencc faite a

la pcnsee et cite f i pub l ique , VU, 523 b - 525 b dans ces pages de Prout ct au cha- pitre III de Dflnmce el repeilion, cc qui confirme son procede de reprises contras- tees : P, 123, DR 181.

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DELEUZE. L'EiMPIRISME TRANSCENDANTAL

yimproviste, et propose une logique de la decouverte au sein de la pensee qui exige cet exercice u transcendant n au sens qu'il vient de definir.

C'est pourquoi il conserve le cadre kantien d'une theorie des facultes pour definir l'empirisme transcendantal alors meme qu'il critique Kant, et qu'il ne craint pas de reconduire la problema- tique de la transcendance, lui qui la refuse d'habitude systemati- quement. Dans ce cas precis pourtant, l'empirisme transcendantal admet et meme exige cette u transcendance •â qui n'implique aucune eminence, ni arriere-monde metaphysique, mais seule- ment un passage a la limite. Il ne s'agit pas pour Kant d'un usage en vue de la transcendance, comme si la faculte s'adressait a un objet transcendant. Est transcendant l'usage qui signale au contraire ce qui concerne la faculte pour elle-meme, le mode sur lequel eue saisit ce qui la concerne exclusivement, principielle- ment. Deleuze reprend cette fonction kantienne mais lui donne un tout nouveau statut: ce qui concerne pnncipiellement la faculte, c'est le point ou elle passe a la limite, a son enieme puis- sance. La transcendance selon Deleuze designe cette prise extreme sur le dehors, cette ouverture. Chaque faculte, en proie a la violence du signe, est portee a son point de dereglement, sa puissance superieure qui se confond avec sa limite. C'est donc le disjoint qui est transcendant, et cette disjonction en prise sur le dehors devient la condition sous laquelle seulement l'empirisme transcendantal assure sa prise avec l'experience reelle. Deleuze transforme donc la transcendance kantienne sur ces deux aspects principaux: eiie ne garantit plus l'autonomie, le propre d'une faculte, mais son point de dereglement, de sorte que ce qui releve du propre chez Kant se fait heterogeneite chez Deleuze ; cette fonction fait de la transcendance une puissance de divergence et de debordement, une disjonction'.

L'exercice le plus propre de la faculte consiste alors a etre forcee. La pensee ne se declenche pas sur le mode satisfait, appli- que, d'une bonne volonte ecoliere, soucieuse d'user comme il faut de la methode pour parvenir a la verite. Contrariee et rageuse, elle sursaute sons l'impulsion d'un signe, rassemblant dans I'ur- gence et I'impreparatioii toutes ses ressources pour tacher de repondre a l'evenement intrusif qui la surprend. L'acte de penser

1. Deleuze, DR, 186.

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ne parait ni naturel ni serein, mais procede par coup de force, tor-

sion secrete, violence subie : on pense sous la contingence eprou- vante d'une experience qui resiste a nos capacites de savoir. Dans sa vocation pour l'imprevisible, la creation implique que l'on decouvre autre chose que ce que l'on savait deja. Cela definit l'impouvoir de la pensee, que Deleuze formule en disciple de Socrate : la pensee reclame son poisson-torpille, son taon.

L'involontaire proustien n'implique donc pas seulement le refus d'une volonte bonne, mais transforme le rapport des facultes avec les signes qui les affectent : << Le signe sensible nous fait violence : il mobilise la memoire, il met l'ame en mouvement ; mais l'ame a son tour emeut la pensee, lui transmet la contrainte de la sensibi- lite, la force a penser l'essence, comme la seule chose qui doive etre pensee. •â' L'exercice transcendant d'une faculte coincide avec sa limite, c'est-a-dire avec sa receptivite. Au volontaire de la spontaneite s'oppose l'involontaire de l'affection pour comprendre la production de sensation ou de pensee comme un passage a la limite ou le non-pense, le non-senti s'imposent du dehors a nos facultes qu'elles sollicitent dans un exercice disjoint.

Voila que les facultes entrent dans un exercice transcendant, ou chacune affronte et rejoint sa limite propre ; la sensibilite qui appre- hende le signe ; l'ame, la memoire qui l'interprete ; la pensee forcee de penser l'essence. Socrate peut dire a bon droit ; je suis l'Amour plus que l'ami, je suis l'amant; je suis l'art plus que la philosophie ;je suis la torpille, la contrainte et la violence, plutot que la bonne volonte2.

Fait assez rare pour etre souligne, la figure de Socrate est requise ici comme celui qui force a penser, et ce n'est pas un hasard si Socrate, le trublion de la Cite, le geneur est invoque, contre le sens commun, dans le role de l'amant. Ce portrait de Socrate en amant lie la rupture violente faite a la pensee a la the- matique de l'amour et de la scxuaiite. Deleuze reprend la distinc- tion que Proust institue entre l'amour et l'amitie, l'amitie reposant sur la transparence des consciences, le sens commun et la commu- nication des ames sans secret, la ou l'amour et la sexualite mani- festent crument l'irreductible disparite des amants, leur heteroge- neite, leur division. 11 s'agit, sous la double reference a Socrate et

1. Deleuze, P, 123. 2. Ibid.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

a proust, de la premiere apparition du motif de l'homosexualite, +joue, non comme transgression mais comme anomie creatrice, un role strategique pour la symptomatologie critique de la littera- ture, et pour la figure de la pensee comme creation'.

Le personnage de Socrate assure le passage de l'invol-taire a la contrainte subie. Sous la figure violente de la maieutique, on passe d'une pensee sure de ses pouvoirs a une pensee soumise, une pensee commise a s'affronter a sa propre impuissance. En ce sens Socrate prefigure Artaud, et 1' •á impouvoir de la pensee •â. Ce que l'on estime posseder en termes de savoir n'est rien de plus qu'un contenu doxique. Le modele cartesien d'un appui pour la pensee trouve au sein de la pensee elle-meme doit etre refute. La genese de la pensee n'est pas homogene mais heterogene a la pensee, et irreductible a ses modalites douteuses ou bien certaines.

Les verites de cette sorte restent hypthetiques, dit Deleuze - nous verrons que cela signifie possibles - parce qu'il leur manque la necessite que leur confere seule cette u violence origi- nelle faite a la pensee B. Une theorie de la genese de la pensee immanente a la pensee reste incapable de produire l'acte du pen- ser dans la pensee. Autrement dit, ce que rate une theorie qui pre- suppose la bonne volonte du penseur, ou sa capacite naturelle a trouver le vrai, c'est la logique de la decouverte par laquelle une nouveUe pensee se produit comme resolution de probleme. Et il faut bien que le probleme s'affirme dans son caractere reeuement imperatif sur le mode de la contrainte pour que la pensee suscite du nouveau. La pensee comme creation reclame que l'on fasse droit au problematique comme intrusion de l'heterogene dans la pensee. Ainsi, une violence faite a la pensee revele a la fois la maniere dont elle se revele inventive, et correlativement, son essentieue passivite. La genese de la pensee ne depend pas de la

1. L'un dcs tout premiers textes dc Deleuze porte en sous-titre, •áPour une philosophie d'autrui sexuee •â (•á Descripion de la femme •â, in Poesie 45, n" 28, octobre-novembre 1945, p. 2839), et dans •áDire et profis •â, Deleuze analyse le •ácycle dc la pederastie, de la calomnie et du lesbianisme •â (•áDires et profils •â, Poerie 47, decembre 1946, p. 78). Cet interet pour la sexualite se poursuit jus- qu'aux annees 1970, puis Deleuze s'en detourne comme d'une abstraction mal fondee, comme nous le montrerons. Dans sa preface a Guy Hocquenghem, L'op&-moi derJaunw, Paris, Grasset & FasqueUe, 1974, p. 9-17, il ecrit : • á I l n'y a plus de sujet homosexuel [...] le desir homosexuel est specifique, il y a des enonces homoseuucls, mais l'homosexualite n'est aen, n'est qu'un mot •â (p. 16-17). Nous reviendrons sur cette theorie de l'homosexualite avec Proust au cliupitrc XV.

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TYPOLOGIE DES SIGNES ET THEORIE DES FACULTkS

volonte, bonne ou non, du penseur. Elle ne depend pas de la . - volonte du tout.

Cette analyse explique l'hostilite de Deleuze a l'egard du sens kanhen et dubon sens cartesien, affirmee dans D@ence

et r@etition et dans LnS;que du sens avec une virulence qui peut faire craindre un sursaut aristocratique, la confiscation de la pensee au seul benefice des meilleurs, mais qui indique en realite que le point de rupture s'effectue autour de la maitrise et de sa reproduc- tion. Kant lie exercice transcendant d'une faculte et maitrise volontaire de son champ d'exercice, pour affirmer entre la faculte . - ,t son domaine un rapport d'appropriation que Deleuze ne tarde pas a presenter comme un acte de propriete, la vertu agraire du jugement qui exige la possession juridique de son petit lopin. C'est pourquoi il y voit un decalque de l'empirique, c'est-a-dire du sens commun, mais aussi des valeurs etablies qui promeuvent l'ideal d'un sujet regnant sur des facultes disparates, dont il harmonise les interets, en conferant a telle faculte tour a tour en fonction de l'in- teret dominant (theorique, pratique ou jndicahf) un droit souverain sur son petit domaine.

A l'obeissance de la maitrise volontaire, Deleuze oppose la revolte et la riposte de la pensee contre la violence du signe. Cela lui permet de conserver tout son interet a une theorie des facultes en pensant l'exercice transcendant de la faculte comme le point extreme de son dereglement, soumise a une triple violence, qui la force a s'exercer, a s'exercer sur ce qui lui est le plus propre, mais qui lui reste insaisissable. La sensibilite comme la pensee sont donc forcees a saisir (premiere contrainte), ce qui ne peut etre saisi (deuxieme contrainte) que sous forme de limite insensible ou impensable, comme bordure heterogene de la faculte (troisieme contrainte). Il s'agit de porter la faculte a sa limite qui est en meme temps sa puissance et de la mettre en etat de rencontre heterogene et disjointe. Voila ce qu'implique le maintien d'une theorie de l'usage transcendant des facultes, et sa caracterisation comme involontaire.

Le resultat de cette analyse nous permet de preciser l'image dogmatique de la pensee que Deleuze appelle representation. Il amplifie dans le chapitre III de D@ence et repetition le schema de l'image dogmatique de la pensee que nous avons deja rencontre dans NietzscI~ et la philosophie, et le porte desormais a huit postulats. Ce diagramme de la pensee representative nous donne la formule du conformisme : la representation philosophique reproduit et

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

legitime les valeurs du sens commun ; au lieu de promouvoir une pensee ouverte, eue se contente d'universaliser la doxa, et com- prime la pensee dans le cadastre des valeurs etablies, si bien que la

du bon sens se contente de retrouver en elle les valeurs du sens commun. Chacun de ces postulats se dedouble, presentant d'abord la repartition toute faite que cautionne le sens commun ordinaire, puis le travail de recognition qu'en propose le bon sens au plan philosophique, en se contentant de mettre ses ressources theoriques au service d'une justification de l'opinion. Tel est, condense en peu de mots, l'echec de la critique kantienne.

Selon le 1 " postulat du principe ou de la Cogitatio nalura uniuersa- lis, on afiirme la bonne volonte du penseur (sens commun) et la bonne nature de la pensee @on sens); la pensee est l'exercice naturel de la raison. Ensuite, on fue a cette bonne volonte un terme, garantissant la concorde entre les facultes du penseur (tel est le role du sens commun), et on garantit au bon sens la capacite d'assurer la repartition qui rend possible cette concorde: c'est le 2' postulat de l'ideal ou du sens commun. Pour assurer la corre- lation entre pensee et ideal, il faut se donner un 3' postulat du modele ou de la recognition, conviant les facultes du penseur a s'exercer toujours de la meme maniere (sens commun) sur un objet suppose identique @on sens). Cela exige un P postulat de l'element ou de la representation qui subordonne la Difference au meme et a l'identique (sens commun), et qui montre comment la representation soumet la Difference et s'interdit de la penser (bon sens). Une telle description de la pensee a besoin d'une theorie des faillites ou insucces de la pensee, qui fait l'objet du 5' postulat, du negatif ou de l'erreur, selon lequel les deconvenues de la pensee sont l'effet de mecanismes externes, facile a endiguer (sens com- mun), mais qui se produisent toujours a l'interieur de la pensee (bon sens). Alors, une proposition recoit necessairement exacte- ment la verite qu'elle merite (sens commun) d'apres le sens qu'elle pose @on sens) : c'est le 6' postulat de la fonction logique ou de la proposition. Une telle image de la verite implique aussi bien que l'on confonde les problemes avec leurs solutions (sens commun) en decalquant les problemes des solutions disponibles (bon sens), selon le 7' postuiat, de la modalite ou des solutions. En decoule une triste image de la pensee, qui decalque les conditions trans- cendantale de la pensee des figures de l'apprendre (sens commun), comme si penser consistait uniquement a retrouver les figures doxiques de la culture (bon sens) : c'est le 8' postulat de la fin ou

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TYPOLOGIE DES SIGNES ET THEORIE DES FACULTLS

du resultat'. Chaque postulat prend deux formes, l'une naturelle selon le sens commun, l'autre philosophique selon le bon sens, et a ew deux, ils ecrasent la pensee sous l'image d'une representation qui assujettit la pensee philosophique aux prejuges du sens com- mun. L'image de la pensee representative se definit par cette forme de betise qui coule la pensee dans les formes socialement convenues de la psychologie du penseur.

Ce diagramme de la representation determine les conditions #une pensee de la Difference. La recognition enferme la pensee dans un quadruple carcan, table fallacieuse des categories de fidentique, que Deleuze decrit ainsi : l'identite dans le concept a besoin de l'opposition dans la predication et debouche sur l'ana- logie dans jugement et la ressemblance dans la perception. Iden- tite, opposition, analogie et ressemblance fixent ainsi les quatre figures du meme dans la pensee et definissent le programme theo- rique de D@ence et r+etition2. Il faut liberer la pensee de ce qua- druple principe de l'identite pour penser la Difference transcendantale.

Que la pensee cesse de s'assigner comme fin la justification de sa propre image ne depend pourtant pas de la bonne volonte du penseur ni de sa radicalite, mais des determinations reelles de la pensee, d'une experience, d'un choc. L'experience litteraire pro- pose une telle rencontre, et force la pensee a entrer en rapport non avec eue-meme ni avec ses conditions immanentes d'exercice, mais bien avec l'heterogeneite d'un signe. L'usage transcendant de nos facultes substitue a l'autonomie de l'entendement la passi- vite d'une rencontre avec l'heterogene, et remplace l'immanence d'une condition de possibilite plus large que le conditionne par le choc empirique d'une experience immanente, mais heterogene. Tout en conservant de Kant I'avaricee du transcendantal, la pensee se fait creation, a l'interstice d'une experience imprevue qui ne se cantonne plus a la recognition des territoires bien connus du sujet.

La structure categorielle ne peut donc plus etre tenue pour un pouvoir autonome de la pensee, faute de quoi on la reduirait a retrouver l'image qu'en donne le sens commun. L'autonomie de la pensee la reduit a ce decalque empirique (doxique). Pour garantir a la pensee une puissance de liberation a l'egard des representations

1. Deleuze, DR, 216-217. 2. Deleuze, DR, 337.

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toutes faites, ~ ~ l ~ ~ ~ e articule sa puissance deductive a une veritable La repartition kantienne de la spontaneite categorielle et

de la receptivite sensible s'en trouve deplacee, mais elle n'est pas absente de la conception de Deleuze, qui la loge maintenant au

de la pensee : au lieu de repartir les taches de la connaissance l'entendement et la sensibilite, reservant la spontaneite aux

conditions quidjuris de l'experience, et l'affection a la rencontre intensive de la matiere dans la sensation, Deleuze exige pour la pensee une affection, une receptivite qui menage son acces direct a l'experience (ruinant ainsi la separation entre phenomenal et nou- menal) pour garantir a la pensee ce qu'il considere etre sa veritable autononie, une emancipation a l'egard des contenus doxiques de l'experience, une independance, une puissance d'afErmation qui lui permet de creer, et non de retrouver en elle les contenus d'une science ancienne, d'une morale convenue, du bien connu.

Cette autonomie est en realite une heteronomie, une affection qui s'avere la condition d'une pensee creatrice. La passivite appa- rait comme la chance de la philosophie : c'est elie qui lui permet d'echapper a la posture reflexive de la representation et de proce- der par construction de concept: si la philosophie est l'art de •áformer, d'inventer, de fabriquer des concepts D', si eue est puis- sance d'invention et non reflexion, c'est qu'elle pense sous la vio- lence du signe. L'empirisme transcendantal, selon Deleuze, reste donc bien transcendantal puisqu'il exige que la pensee statue m droit sur ses conditions d'exercice, mais il s'affirme empirique pour garantir a la deduction quidjuLr une prise sur le reel.

Ce point, dont l'importance n'est pas contestable dans I'elabo- ration de D@rence et repetition, n'a rien d'un kantisme de circons- tance, inconsequence de jeunesse ou masque provisoire d'une pensee qui n'a pas encore trouve son assise propre. Dans les pre- miEres pages de Qu'est-ce que ia philosophie ?, c'est bien a Kant que Deleuze fait a nouveau appel pour definir la philosophie comme connaissance par concepts purs. • á O n peut considerer comme decisive, au contraire, cette definition de la philosoplue : connais- sance par purs concepts. •â Seulement, Kant a tort de distinguer la connaissance par concept de la pldosophie et la connaissance par construction de concepts des sciences et des mathematiques, qui s'alimentent directement a l'intuition, reservant pour elles seules

1 . Deleuze, Guattari, Q< 8

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TYPOLOGIE DES SIGNES ET THfiORIE DES FACULTES

une capacite d'invention deductive que Deleuze exige pour la phi- losophie. •á Car, suivant le verdict nietzscheen, vous ne connaitrez fien par concepts si vous ne les avez pas d'abord crees [...]. •â'

L'usage transcendant des facultes determine donc la creation de sa genitalite pour parler avec Artaud : penser n'est pas inne mais doit etre engendre dans la pensee. Ce qui engendre la pensee dans la pensee, c'est l'irrupaon violente du signe, qui porte la pensee a son usage transcendant qui est en meme temps son p i n t de rupture. Creer consiste donc a faire l'experience de l'im- pouvoir de la pensee, en la portant a sa limite, la ou ce qu'elle •áest forcee de penser, c'est aussi bien son effondrement central, sa felure, son propre "impouvoir" 9. A cette condition seulement, le transcendantal peut etre justiciable d'un empirisme superieur qui ne se calque plus sur les formes empiriques du sens commun ordi- naire'. C'est aussi l'occasion de saluer l'inventivite profonde de Kant, en montrant que pour l'imagination et dans le cas du sublime, c'est Kant qui invente l'usage disjoint, la violence faite a la pensee, et la discordance essentielle entre pensee et imagination qui conditionne un nouveau type d'accord.

4 / D U SUBLIME KANTIEN A L'MAGE-TEMPS DU CINEMA

En tordant ainsi le kantisme pour affirmer que •á la forme transcendantale d'une faculte se confond avec son exercice dis- joint, superieur ou transcendant •â4, Deleuze saluait pourtant d'une autre maniere l'inventivite profonde de Kant. Loin d'en finir avec le kantisme, il indiquait plutot la direction d'un nouvel usage de la Critique dujugemat, prenant cette fois resolument appui sur l'Analytique du sublime, et sur l'accord discordant entre les facultes qu'elle promeut. En somme, la torpille grace a laquelle Deleuze fait voler en eclat l'edifice mesure de la doctrine des facultes provient de de Kant elle-meme. La definition du sublime que Deleuze inocule avec insolence dans la doctrine des facultes fait peut-etre a ses yeux vaciller le massif kantien, mais elle lui permet en realite de passer d'une lecture classique de la

1. Deleuze, Guattari, QP, 12. 2. Deleuze, DR, 192. 3. Deleuze, DR, 186. 4. Deleuze, DR, 18G ; P, 121.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

belle ordonnance systematique a cette vision du systeme qui donne la •áformule d'un Kant profondement romantique •â. S'il considerait en 1963 que •ádans la Critique du jugement, le classi- cisme acheve et le romantisme naissant trouvent un equilibre complexe •â - l'esthetique formelle du beau equilibrant le pathos du sublime -, Deleuze deplace de plus en plus le centre de gravite du systeme vers la decouverte tardive du sublime, invention theo- rique qui relance selon lui l'appareil kantien, et culmine avec l'exercice deregle des facultes, •á dernier renversement kantien [...] qui va definir la philosophie future •â'.

Au moment de se lancer dans l'entreprise hardie d'une philo- sophie du cinema, Deleuze reprend la Critique dujugement, et I'as- socie a Matiere et memoire de Bergson, pour problematiser les rap- ports entre pensee et signe. La pensee surgit sous le choc d'une sensation : c'etait le resultat de l'empirisme transcendantal dans l'analyse de Proust. La violence faite a la pensee revele le mode sur lequel la pensee se montre inventive, et correlativement, son essentielle passivite. Passivite et creation s'impliquent necessaire- ment, et la creation se produit sur un mode extrinseque, contin- gent et materiel. On pouvait croire Deleuze a ce point tout a fait detache de Kant, alors que cette heresie du point de vue kantien l'inscrit au contraire dans la posterite romantique de Kant. Impossible en effet de lire •áles signes de l'art nousforcent a pen- ser •â sans y voir la trace de l'Idee esthetique, •á symbole qui donne a penser 9, meme si Deleuze transforme la surabondance du don en exposition clinique d'un rapport de forces.

De ce point de vue, la definition du sublime sert de modele non seulement pour la philosopliie de l'art, mais pour la creation de pensee. Dans l'Analytique du sublime en effet, Kant decouvrait l'ac- cord discordant des facultes et l'effraction du sensible comme vio- lence. Le jugement •á c'est sublime •â exprime une harmonie para- doxale, un accord realise au sein d'une tension douloureuse. A cette caracterisation, classique depuis Burke, du sublime comme affect mixte de plaisir et de douleur, •áaccord discordant, har- monie dans la douleur n3, Deleuze donne, on l'a vu, deux prolon- gements singuliers: l'affection du sublime doit etre comprise comme une effraction, portant les facultes a leur point de tension

1 . Deleuze, PCIi; 83 ; CC, 47-49. 2. Delcuzc, P, 120 et Kant, Cdiqiie de /a JoczlIe de juger, 5 49. 3. Deleuze, << Genese ... a, an. cite, 121.

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TYPOLOGIE DES SIGNES ET THEORIE DES FACULTES

maxjmale, point de rupture que Deleuze considere comme leur usage transcendant, leur limite. Et cette limite, ou la faculte s'ex- tenue devant la disproportion de l'affect marque le point ou elle se ,.&rousse en pathos. Ce point etait acquis en 1963 : •áVoila que le sublime met l'imagination face a ce maximum, la force a atteindre sa propre limite, la confronte avec ses bornes. L'imagination est poussee jinqu'a la limite de son pouuoir. •â'

Comment determiner cette force qui s'impose a la pensee en debordant nos facultes ? En 1983, Deleuze l'appelle •áimage n, en se referant a l'analyse bergsonienne de l'image comme complexe de forces en mouvement, s i p e materiel qui nous affecte. L'image ne qualifie plus alors l'implicite de la pensee, la representation fautive que la pensee se donne d'elle-meme, mais la violence de l'affection sensible. O r le sublime chez Kant se definit justement par I'exces et la disproportion, sous lesquelles le sujet se trouve submerge en meme temps que defait par la grandeur (sublime mathematique) ou la puissance (sublime dynamique) d'une affec- tion. Deleuze valorise, a la Difference de Kant, le moment d'im- puissance et de passivite, ou la faculte, poussee a la limite de son pouvoir, subit la nouveaute intrusive d'une image qui la force a penser, et se deploie en pathos. Est sublime l'image (ou complexe de forces) qui depasse nos capacites de riposte et enraye nos sche- mes sensorimoteurs, portant nos facultes a leur limite. Alors, nous passons de la perception engagee dans l'action a un nouveau mode de rapport au sensible, que Deleuze determine, sur le mode de l'intuition bergsonienne, comme un passage du mouvement act3 (image-mouvement) au changement intensif (image-temps). Le sublime apparait alors comme le mode selon lequel certaines images, certains complexes de signes, nous sollicitent et nous for- cent a penser. Non toutes les images il est vrai, car la plupart d'entre elles se complaisent a provoquer en nous un reflexe doxique, une conduite sensorimotrice qui se contente de repeter un cliche. En delivrant la perception de l'action commune et du cliche des conduites ordinaires, le sublime nous empeche de decharger les situations en motricite. Portant la perception a la limite de son pouvoir, il la libere pour un exercice sensoriel superieur, que Deleuze nomme vision, images sensorielles optiques ou sonores.

1. Deleuze, <<Genese ... •â, art. cite, 122.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Cette distinction entre l'image motrice, active et individuee (image-mouvement) et l'image bouleversante qui depasse nos capacites de reaction et nous fait sentir N un peu de temps a l'etat pur n (image-temps) explique la valeur operatoire du concept de sublime dans l'analyse du cinema mais aussi dans toute la pensee de la creation. Non seulement la notion, dans la dimension tech- nique de sa distinction entre sublime mathematique et dyna- mique, permet a Deleuze d'asseoir son analyse des differents types de montage et des proprietes de l'image cinematographique, mais surtout elle rend compte du passage entre l'image-mouvement, le cinema d'action centre sur les peripeties de personnages indivi- dues, qui caracterise plutot le cinema d'avant-guerre, et le neorealisme contemporain de l'image-temps.

Dans le cinema d'avant-guerre, Deleuze selectionne quatre dif- ferent types de montage, le montage organique actif du cinema americain (Griffith), le montage dialectique et materiel du cinema sovietique (Eisenstein), l'ecole francaise (Renoir) et l'expression- nisme allemand (von Stroheim) - sans qu'il faiUe donner a cette classification de role exhaustif, ni prescriptif: Deleuze s'essaye simplement a proposer une typologie des images, qui aide a la creation de concepts cinematographiques. Les categories du sublime mathematique et dynamique permettent de preciser la singularite des ecoles francaise et allemande, qui se distinguent des cinemas americain et sovietique parce qu'elles franchissent et dis- solvent les bornes organiques d'un montage centre sur l'action individuelle ou couective et l'alternance entre segments d'actions et gros plans psychologiques. L'ecole francaise, avec son gout pour le mouvemeut (ie cinetisme, comme art du visuel, dans Ballet mecanique du peintre Leger, ou Photogenie mecanique de Gremiilon), et sou sens de l'eau, de la mer ou des rivieres (Vigo, L'Atalante) depasse la belle unite organique et s'oriente vers une mecanique des fluides affranchie de toute consistance organique definie. En distinguant le •áplus de lumiere ! •â du cinema expressionniste alle- mand du •áplus de mouvement! •â du cinema francais d'avant- guerre', Deleuze relance de maniere inventive la distinction entre le sublime mathematique et dynamique. Alors que dans le cinema francais, chez Gance ou chez L'Herbier, l'imagination est aux pri- ses avec l'immense et la disproportion de quantites de mouve-

1. Deleuze, IM, 73

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q" la reduisent a l'impuissance dans le vertige d'une danse mecanique, dans l'expressionnisme allemand de Wegener ou de Murnau la modulation du clair-obscur dissout les contours du montage realiste dans la puissance de la lumiere.

Le sublime est operatoire pour penser la dissolution des formes individuelles organiques dans le devenir intensif des forces : c'est pourquoi il est $galement requis pour penser le passage de l'image-mouvement a l'image-temps. Ces deux categories repre- sentent moins deux etapes successives de l'histoire du cinema que deux modalites, en realite coexistantes, du rapport a l'evenement. Selon qu'un evenement est assimilable sur le mode sensori- moteur, qu'il entre dans les categories d'action du personnage ou qu'il depasse ses capacites de riposte, il releve de l'image-mouve- ment ou de l'image-temps. Lorsque l'evenement retentit sur un mode sensorimoteur, encadre par une perception qui le saisit et une action qui y repond, l'image se fait image-mouvement, centree sur l'unite individuelle organique d'un corps qui prolonge une situation en action.

L'image-temps consiste en une dissolution et une intensification sublime de l'evenement qui rompt la beile unite classique de l'image-mouvement, organisee autour de la psychologie d'nu per- sonnage et de l'unite d'une action. La situation ne se prolonge plus en situation, elle s'eprouve. Le sujet, incapable de riposte, n'est plus en mesure de neutraliser l'evenement par un echappe- ment moteur, une action, une reaction psychologique, mais se trouve rive, sans defense, a la puissance d'une aiXechon. L'histoire narrative organique laisse la place a une description differentc, que Deleuze nomme l'image-temps : le mouvement cesse d'etre translation motrice pour se faire expression du devenir. II fallait que la voie causale et psychologique du mouvement soit barree pour que se declenche la violence visionnaire de l'evenement comme voyance. Le sublime nous empeche de dissiper l'affect en energie motrice et nous oblige a le convertir en pensee.

On mesure la fecondite mais aussi la distorsion que subissent les categories kantiennes au gre de ce parcours dans l'euvre de Deleuze. Ces operations successives tentees sur le corpus kantien ne doivent pas scandaliser les puristes puisqu'eiles indiquent au contraire la vitalite resistante de son texte. Si Deleuze estimait prendre conge de Kant, c'est en retournant contre lui sa propre definition du sublime, de sorte qu'a une premiere lecture, clas- sique et structurale de la doctrine des facultes, succedait, avec

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DELEUZE. L'EbIPIRISbIE TRANSCENDANTAL

I'empirisme transcendantal et la lecture de Proust, une lecture romantique de la troisieme Critique, axee sur le libre jeu des facul- tes et leur exercice transcendant, reinterprete comme deborde- ment sublime, debordement qui prend, avec la philosopliie du cinema, l'ampleur d'une veritable logique de la pensee..

Si Deleuze elabore cette theorie de l'exercice transcendant, et trouve dans l'Analytique du sublime cet •áaccord discordant n, qui lui permet de substituer un pathos de l'Idee a la transparence de la raison, il s'agit bien sur d'une creation deleuzienne. Kant n'au- rait valide ni la transformation du sublime en categorie de l'art, ni cette estlietique materielle du pathos et de l'usage transcendant des facultes, qui place la pensee en rapport avec son impouvoir et sa passivite, tout comme il aurait recule devant cette lecture du sublime mathematique et dynamique comme puissance informelle et difforme.

La desinvolture meme de l'operation assure pourtant la muta- tion du concept et sa vivacite dans la philosopliie actuelle. C'est bien Kant qui invente cet usage disjoint, cette violence faite a la pensee, et qui promeut une nouveiie image de la pensee, ou les facultes entrent dans un type inedit de rapport, un •álibre jeu •â indetermine, tandis que la pensee eprouve la limite de son pouvoir sous la force qui l'affecte. La fecondite du concept de sublime per- met ce parcours contraste dans l'opus kantien, et explique I'inlas- sable curiosite avec laquelle Deleuze ouvre toujours a nouveau la Critique du jugement. Le sublime ne permet pas seulement de definir le rapport de la pensee avec le sensible, de la phiosophie avec l'art; il assure la conversion du bien connu, des cliches sensori- moteurs et des conduites doxiques en decouverte du nouveau, sur ce mode irruptif et violent que Deleuze fixe a la creation, et grace auquel •ála subjectivite prend un nouveau sens, qui n'est plus moteur ou materiel, mais temporel et spirituel •â'.

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CHAPITRE V

•á UN PEU DE TEMPS A L'ETAT PUR >> : BERGSON ET LE VIRTUEL

LE rapport entre types de signes et pensee ne depend pas seule- ment de la logique des facultes que nous venons d'analyser avec Kant, mais de ce que Deleuze nomme de maniere bergsonienne les •álignes de temps •â impliquees par les mondes de signes. Pour saisir le statut de l'essence chez Proust, et la maniere dont la litte- rature met la pensee en contact avec la violence de la sensation, il nous faut maintenant nous tourner vers la philosophie de Bergson, decisive pour le montage de l'empirisme transcendantal, et reprise avec une magistrale aisance dans les volumes consacres au cinema. Badiou le note avec justesse : ((Deleuze est un magique lecteur de Bergson, qui est a mon avis son vrai maitre, plus encore que Spinoza, plus encore que Nietzsche. •â'

Depuis le debut de son analyse de La recherche, Deleuze dis- tingue les types de signes en fonction de leur ligne temporelle, et explique le debordement sublime qui porte la pensee a creer du nouveau comme la rencontre avec • á u n peu de temps a l'etat pur •â. Les quatre types de signes, et les facultes respectives qu'ils impliquent, font resonner preferentiellement differentes lignes de temporalite. Le vide, la betise, le formalisme des signes mondains relevent du temps que l'on perd ; les signes amoureux, d'un temps toujours perdu. Les signes sensibles exhibent un temps retrouve au sein du temps perdu. Les signes de l'art, enfin, developpent un •átemps originel absolu •â, • á u n peu de temps a l'etat pur •â, cette

1. Badiou, Deleuze, op. i l . , p. 62. Voir aussi l'article d'Niiez, •áSur le bergsa- nisme de Deleuic •â, in Cilla Deleuze. Une uiepliilorop/tique, Nliez (ed.), op. cil., 1998, p. 243-264.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

l'empirisme transcendantal et la lecture de Proust, une lecture romantique de la troisieme Critique, axee sur le libre jeu des facul- tes et leur exercice transcendant, reinterprete comme deborde- ment sublime, debordement qui prend, avec la philosophie du cinema, l'ampleur d'une veritable logique de la pensee.

Si Deleuze elabore cette theorie de l'exercice transcendant, et trouve dans l'Analytique du sublime cet •á accord discordant D, qui lui permet de substituer un pathos de l'Idee a la transparence de la raison, il s'agit bien sur d'une creation deleuzienne. Kant n'au- rait valide ni la transformation du sublime en categorie de l'art, ni cette esthetique materielle du pathos et de l'usage transcendant des facultes, qui place la pensee en rapport avec son impouvoir et sa passivite, tout comme il aurait recule devant cette lecture du sublime mathematique et dynamique comme puissance informelle et difforme.

La desinvolture meme de l'operation assure pourtant la muta- tion du concept et sa vivacite dans la philosophie actuelle. C'est bien Kant qui invente cet usage disjoint, cette violence faite a la pensee, et qui promeut une nouvelle image de la pensee, ou les facultes entrent dans un type inedit de rapport, un K libre jeu •â indetermine, tandis que la pensee eprouve la limite de son pouvoir sous la force qui l'affecte. La fecondite du concept de sublime per- met ce parcours contraste dans l'opus kantien, et explique l'inlas- sable curiosite avec laquelle Deleuze ouvre toujours a nouveau la Critique dujugment. Le sublime ne permet pas seulement de definir le rapport de la pensee avec le sensible, de la philosophie avec l'art; il assure la conversion du bien connu, des cliches sensori- moteurs et des conduites doxiques en decouverte du nouveau, sur ce mode irruptif et violent que Deleuze fixe a la creation, et grace auquel •á la subjectivite prend un nouveau sens, qui n'est plus moteur ou materiel, mais temporel et spiritucl •â'.

1. Deleuze, 11; 67.

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CHAPITRE V

•á UN ,PEU DE TEMPS A L'ETAT PUR >> : BERGSON ET LE VIRTUEL

Le rapport entre types de signes et pensee ne depend pas seule- ment de la logique des facultes que nous venons d'analyser avec Kant, mais de ce que Deleuze nomme de maniere bergsonienne les clignes de temps •â impliquees par les mondes de signes. Pour saisir le statut de l'essence chez Proust, et la maniere dont la litte- rature met la pensee en contact avec la violence de la sensation, il nous faut maintenant nous tourner vers la philosophie de Bergson, decisive pour le montage de l'empirisme transcendantal, et reprise avec une magistrale aisance dans les volumes consacres au cinema. Badiou le note avec justesse : <<Deleuze est un magique lecteur de Bergson, qui est a mon avis son vrai maitre, plus encore que Spinoza, plus encore que Nietzsche. •â'

Depuis le debut de son analyse de La recherche, Deleuze dis- tingue les types de signes en fonction de leur ligne temporelle, et explique le debordement sublime qui porte la pensee a creer du nouveau comme la rencontre avec • áun peu de temps a l'etat pur •â. Les quatre types de signes, et les facultes respectives qu'ils impliquent, font resonner preferentiellement differentes lignes de temporalite. Le vide, la betise, le formalisme des signes mondains relevent du temps que l'on perd ; les signes amoureux, d'un temps toujours perdu. Les signes sensibles exhibent un temps retrouve au sein du temps perdu. Les signes de l'art, enfin, developpent un << temps originel absolu D, << un peu de temps a l'etat pur •â, cette

1 . Badiou, Deleuze. op. i l . , p. 62. Voir aussi I'articlc d'Alliez, •áSur le bergo- nismc de Deleuze n, in Ciller Deleu. Une uiephiloso~iqie, Allicz (ed.), op. cil., 1998, p. 243-264.

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DELEUZE. L'EMPIRIShIE TRANSCENDANTAL

mysterieuse essence de l'art, dont nous devons rendre compte pour expliquer les operations de l'empirisme transcendantal'.

A chaque espece de signes correspond une ligne de temps privi- legiee, de sorte qu'il nous faut maintenant expliquer cette pluralite discordante des durees et comment elles peuvent coexister virtuel- lement2. L'absolu auquel Deleuze se refere dans la premiere ver- sion de Prout est donc le temps, non le temps empirique du present, mais un temps •á absolu •â, •áeternite veritable n3, ecrit Deleuze, ce qui semble bien loin de ses declarations d'empiriste et de philo- sophe du devenir ! Le privilege de l'art tient a ce qu'il met la pensee en contact sensible avec l'essence : •áL'essence ainsi definie, c'est la naissance du Temps lui-meme [...] le temps tel qu'il est enroule dans l'essence. n4 Comprendre comment Deleuze peut se risquer a faire du temps une essence pure sans compromettre l'empirisme qu'il revendique, voila le probleme qui s'ouvre devant nous.

1 /L'ESSENCE ET LE CRISTAL DE TEMPS

On peut definir l'essence, qui joue un role decisif dans l'archi- tectonique des signes de La reclzerclze en determinant le rapport du signe et du sens5. L'usage disjoint des facultes dans leur exercice involontaire nous donne acces au temps, • áun peu de temps a l'etat pur •â, disait ProustG - le temps non tel qu'il est donne dans l'affection subjective du souvenir, mais tel qu'il se conserve en soi. Comment definir cette essence du temps a l'etat pur ? II ne s'agit pas du present empirique, ni d'ailleurs du souvenir, comme vecu subjectif. Quel interet y aurait4 a conserver •á Combray tel qu'il a ete vecu n7 ? Ce qui cst conserve dans l'art n'est ni l'etat de choses empirique, ou du moins, pas sous sa forme d'actualite presente, ni son affection subjective, car c'est bien Combray •á en soi •â qui est conserve. S'agit-il alors de la Difference entre l'ancien moment et

1. Deleuzc, P, 34. 2. Delcuzc, B, 95. 3. Deleuze, P, GO. 4. Deleuze, P, 58-59. 5. Deleuze, P, 108. G. Proust, A la recherche du ternp~ perdu, op. nt., t. III, 872. Nouvelle tlieork du

f rapcnt P, 136. 7. Deleuze, P, 71 ; DR, 115.

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l'actuel, en quoi CO iste cette experience forte du passe qui delivre l'essence de r' ombray ?

Le passe se detache du present empirique : en cela, Deleuze applique a Proust une lecture bergsonienue, compare Bergson et Proust en les disant profondement platoniciens. Tous deux admet- tent en effet •á une sorte de passe pur •â, •á un etre en soi du passe •â'. Leur platonisme differe cependant : chez Proust, cet etre en soi est eprouve, vecu a la faveur des experiences de revivis- cence qui delivrent la coincidence entre deux instants du temps. L'accent porte sur la possibilite de sauver ce •ápasse pur pour nous n grace a l'art et au travail du style. Bergson ne s'interesse pas a la s u ~ v a n c e pour nous du passe pur, mais a son existence en soi, qui implique la coexistence du passe et de l'actualite du present. Chez Bergson, le passe (souvenir) et le present (percep- tion) ne sont donc pas successifs mais contemporains. Cette posi- tion du passe en soi, distinct du present et simultane, permet de rendre le changement substantiel et implique le necessaire pluralisme des temps eprouves par les vivants.

Cela explique la place extraordinaire que tient Mahere et memoire dans de Deleuze, et cela, depuis son premier article sur Bergson : •áTout le mouvement de la pensee bergsonienne, nous le trouvons concentre dans Matiere et memoire. •â •áSi Matiere. et memoire est un grand livre, poursuit-il dans Dgerence et repetition, c'est peut-etre parce que Bergson a penetre profondement dans le domaine de cette synthese transcendantale d'un passe pur, et en a degage tous les paradoxes constitutifs. 9

En effet, premier paradoxe, la possibilite meme du souvenir implique l'existence en soi du passe, qui echappe a la dimension psychologique et intime du souvenir individuel, pour devenir la condition meme sous laquelle le present peut seulement se mettre a changer, devenir et passer. Le passe, chez Bergson, devient la condition de la succession. Dans les Donnees immediates, la duree comme succession reelle impliquait la •á coexistence uirtuelle du pre- sent et du passe •â. Dans Matz&e et memoire, la •á survivance en soi du passe s'impose donc sous une forme ou sous une autre n3, ce qui implique qu'elle s'impose absolument, non que cette forme soit quelconque. Comme elle ne peut etre actuellement presente, il en

1. Deleuze, B, 55, n. 1. 2. Deleuze, •áBergson ... •â, art. cite, p. 299 ; DR, I IO, B, 57 3. Bergson, ilhliere et memoire, p. 290.

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decoule le premier paradoxe de la contemporaneite du passe avec le present.

Mais si le passe est contemporain du present qu'il a ete, c'est en vertu d'un deuxieme paradoxe, celui de la coexistence du passe avec le present. Cela fait du passe, selon Deleuze, non plus une dimension du temps equivalente au present et au futur, mais sa condition, synthese constituante dont present et futur composent seulement les dimensions. La realite du passe n'est donc pas celle d'un etre revolu, donne et statique, d'un present perime, mais bien d'un devenir retif a l'actualisation, subsistant de maniere irre- vocable, indifferent aux presents qui se succedent. Le mode de realite du passe n'est pas celui, extensif et actuel, de la presence ou de l'existence, mais bien celui de l'insistance. Deleuze oppose ainsi terme a terme l'existence, actuelle et presente, a l'insistance vir- tuelie et passee. Il en decoule, troisieme paradoxe, la decisive coexistence du passe avec le present, de sorte que chaque actuel forme la pointe la plus ontractee du passe tout entier, qu'il actua- lise et qu'il expulse dans le present de l'existence, tandis que le passe, implique, insiste dans le present.

La coexistence du passe et du present impose la position d'un virtuel, qui alimente toute la philosophie deleuzienue. C'est pour- quoi Bergson, selon Deleuze, •á est celui qui porte au plus haut point la notion de uirtuel, et fonde sur elle toute une philosophie de la memoire et de la vie f i ' : une telle philosophie •á suppose que la notion de virtuel cesse d'etre vague, indeterminee 9.

Le virtuel est reel, mais il n'est pas actuel, car tout ce qui est actuel est present, donne comme une realite concrete mais chau- geante. L'actuel designe l'etat de chose present ; le virtuel, tout ce qui n'etant pas actuellement present, est neanmoins reel. Deleuze renouvelle ainsi la logique modale en la ternporalisant : au present materiel actuel s'opposc le passe virtuel ideal. Servant a poser une realite non actuelle ayant le meme degre d'etrc que l'actuel, le vir- tuel engage le statut d'une idealite inactuelle autant que celui de la realite du temps. Pour autant, le virtuel n'est ni psychologique ni mental, de meme que le souvenir pur (image virtuelle) existe en dehors de la conscience, dans le temps. Selon Deleuze, •ánous ne devrions pas avoir plus de peine a admettre l'insistance virtuelle d~ souvenirs purs dans le temps que l'existence actueUe d'objets non

1. Deleuze, B, 37. 2. Dcleucc, B, 96.

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, < U N PEU DE TEMPS A L'ETAT PUR •â : BERGSON ET LE VIRTUEL

percus dans l'espace ml. A l'existenF extensive du present actuel, spatial et donne repond l'insistance du virtuel, reel mais non actuel.

Nous approchons de l'explication de la formule par laquelle Proust exprime ces etats d'experience que l'art seul est capable d'exhumer : (( reels sans etre actuels, ideaux sans etre abstraits •â, N un peu de cemps a l'etat pur S. K La meilleure formule pour defi- nir les etats de virtualite serait celle de Proust : "reels sans etre actuels, ideaux sans etre abstraits". La formule proustienne scande d'un bout a l'autre de la definition du virtuel, meme si sa resolution theorique se transforme. Dans la premiere version du travail sur Proust, c ce reel ideal, ce virtuel, c'est l'essence D ~ , et cette essence delivre ((l'etre en soi du passe ni. L'essence ainsi determinee n'est ni atemporelle, ni eternelle, elle est virtuelle.

Alors, le virtuel, c'est le N passe pur II y a la une dificulte : la greffe de l'axe temporel sur l'axe ontologique, necessaire a une philosophie du devenir, peut faire croire que le virtuel devrait avoir ete actuel, que l'idealite releve du passe et devrait avoir ete presente, ou que le virtuel est anterieur a l'actuel. C'est se meprendre sur le statut du passe : le profond bergsonisme de Deleuze donne au passe le statut de virtuel qui n'a jamais ete pre- sent. L'objet virtuel est essentiellement passe ; il n'est pas un ancien present, mais • á u n lambeau de passe pur •â, K toujours un "etait" n6, dont le statut paradoxal, a l'instar de l'objet = x kantien ou du phallus chez Lacan, inactif, hors d'atteinte, figure dans Dif

ference et repetition l'etrc en soi, le fondement du present. Ce mon- tage audacieux du passe pur et de l'objet = x tient a ce que Berg- son concoit le passe pur sur le mode depsycliologise du souvenir virtuel ou souvenir pur, donne en dehors de toute individuation psychologique. Un tel passe s'avere a la fois inconscient et dange- reux, impersonnel et suffocant, a la limite extreme de l'individua- tion vitale7. A titre de virtuel, il figure le noumene en deca de nos

1. Dclcuze, I i ; 107. 2. Deleuze, B, 99 ; DR, 269. 3. Nous verrons que cette cssence est determinee comme •ástructure •â et

comme •áIdee P, dans D$jZrence el rdjdilim, comme •á Incorporcln ct a evenement pur •â dans Lo~'que du sens, comme •ámultiplicite n, dans Millcplo[eoux, puis comme •á evenement mr ou realite du concer>t •â dans Qu's-ce nue la ohilorohhie? - . . .

4. Dclcuze, P, 76. 5. Deleuze, •áDifference •â. art. cite : DR, 134.135. 6. ~eleuze; DR, 135. 7. Deleuze, DR, 2' synthese ; B, 51.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

representations ; a titre d'inconscient, il renvoie a la mecanique de la repetition qui attise notre desir. Par une contraction hardie, Deleuze associe passe pur, Eros et noumene pour garantir la reminiscence erotique de la repetition. Le virtuel fait alors figure de passe depsychologise, fragment qui manque a sa place, eternel retour de la repetition.

Si le passe coexiste avec le present qu'il a ete, il se conserve en soi, sur un mode non chronologique. Deleuze revient dans L'inuge-temps sur l'importance de ce passe pur defini dans Matike el memoire : le passe est plus decisif que le present parce qu'il com- prend l'operation la plus fondamentale du temps. Il se constitue en meme temps que le present, de sorte que le temps se dedouble en permanence, se scinde en directions heterogenes, en deux jets, dont l'un fait passer tout le present, tandis que l'autre conserve tout le passe'. Ce dispositif bergsonien est necessaire pour comprendre la philosophie du temps, que Deleuze elabore avec les trois syntheses temporelles de DzJ&mce et repetition, l'habitude, le passe pur et l'eter- nel retour, et qu'il rejoue dans la grande disjonction stoicienne d'Aion et de Chronos de h&ue du sens.

Les trois syntheses temporelles s'enchainent selon une ligne d'approfondissement de notre rapport au temps : la premiere syn- these passive de l'habitude introduit l'actuel present, qui change ou passe sans cesse; la deuxieme synthese de la memoire concerne le passe virtuel a l'etat pur, et la troisieme synthese de la repetition royale, syntliese active de l'avenir, s'ouvre sur la dimen- sion imprevisible du nouveau achronologique.

En rejouant les trois syntheses transcendantales kantiennes et les ekstases temporelles de Heidegger sur la table du devenir, Deleuze produit une philosophie du temps qui relie passe, present et avenir de maniere singuliere et montre comment ils contribuent a la constitution subjective de notre individualite2. La premiere synthese du temps expose l'actualite du present comme une syn- these passive, produisant l'individu comme resultat d'une habi- tude, d'une contraction de forces qui contemple le present en lui soutirant l'avenir. Thematique humienne et plotinienne, meme si la contemplation, selon Deleuze, n'est pas une intellection, mais une contraction materielle de forces actualisees. Le vivant main- tient sa presence actuelle grace a cette synthese de l'habitude, qui

1. Dclcuce, DR, 110-1 11 ; 17; 108-109. 2. Heideppcr, Lbre et femp, 5 65.

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• á U N PEU DE TEMPS A L'ETAT PUR •â : BERGSON ET LE VIRTUEL

contracte les forces de la matiere en soutiranyune Difference a la repetition.

La deuxieme synthese, passive elle aussi, est la synthese trans- cendantale de la memoire : eue constitue l'etre du passe comme principe qui fait passer le present, et conserve le present. C'est elle qui garantit la premiere synthese de l'habitude, puisque le present actuel •án'est que le passe tout entier dans son etat le plus contracte •â'. Pourtant, nous ne pouvons vivre l'etre en soi du passe comme nous vivions la contraction passive de l'habitude, sauf lorsque nous l'eprouvons dans la composition de l'art. Selon Deleuze, Proust prend ici le relais de Bergson : il sauve le passe sous une forme qui montre qu'il est irreductible a une presence, actuelle, ou bien ancienne. Avec la litterature (qui n'a ici nul privi- lege car il en est de meme pour les autres arts, cristal de temps au cinema, musique ou peinture) •á Combray surgit, sous la forme d'un passe qui ne fut jamais present : l'en-soi de Combray n2. Ce passe qui n'a jamais ete present est le passe pur.

La troisieme synthese, active, •ála repetition royale •â, concerne l'avenir comme eternel retour. Elle n'affecte que le nouveau et s'ouvre sur la dimension imprevisible de l'eternel retour. Le chan- gement informel, imminent, irreductible a l'instant precedent se degage ainsi du scheme chronologique de l'avant et de l'apres. Avec la troisieme synthese, nous atteignons le niveau le plus intense de l'analyse, celui ou le temps sortant K hors de ses gonds •â cesse d'etre mesure par le ~ythme cardinal des astres, s'affranchit du cercle du cosmos, cesse d'etre soumis a la periode du mouve- ment cosmique pour se derouler, ordinal, comme pur ordre du temps. <( L'apport prestigieux de Kant >) introduit •ále temps dans la pensee )9; dans la felure du Je, et renverse la formule antique d'un temps nombre par le mouvement des astres, pour promou- voir la figure moderne du temps infini, qui nombre le mouve- ment. Le temps devient la relation suivant laquelle nous nous affectons nous-meme, mais il n'a plus rien d'un fondement de la subjectivite.

Pour exprimer ce nouveau rapport entre temps et subjectivite, Deleuze cree le neologisme de l'effondement, entre l'effondrement et l'absence de fondement, pour definir le caractere non originaire

1 . Deleuze, DR, 1 1 1. 2. Deleuze, DR, 115. 3. Dclcuzc, DR, 116-125

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAI

du temps, et indiquer son hostilite polemique a l'egard des pheno- menologies du fondement et des origines : le temps ne peut appa- raitre comme le fondement de la subjectivite, mais il l'effonde comme une multiplicite intensive qui ne cesse de se diviser en changeant de nature. La forme vide du temps ne soutient pas le Je qu'elle fele. Lorsque Deleuze reprend la belle formule de Shakes- peare : K le temps est hors de ses gonds D, c'est pour insister sur ce renversement kantien qui scande la philosophie de la nature. Avec Kant, le temps, out ofjoint, sort des gonds cardinaux de la nature, et n'est plus rythme par le mouvement celeste, mais devient ordinal, et s'interiorise comme pure heterogeneite.

De cette analyse complexe, nous ne pouvons a cette etape de la discussion retenir que trois principes. Premier principe : 1c temps' n'est pas successif, mais heterogene, et le nouveau ne s'inscrit pas dans une succession. Il faut se garder de confondre le nouveau avec le futur, et de l'opposer a l'ancien. Le nouveau n'est pas la propriete de l'avenir, mais designe la permanence du devenir, ou l'insistance de l'evenement. C'est pourquoi Deleuze compte sur l'eternel retour nietzscheen pour eviter d'imprimer a l'actuel la teleologie d'un elan vital. Le temps ne se limite pas du tout a la fleche d'actualisation du passe vers le futur qui concerne seule- ment la premiere synthese. De meme que le passe n'est pas l'une des dimensions du temps, mais la synthese du temps tout entier, l'avenir ne nous affecte pas comme un futur preexistant, mais comme un devenir, capable de rejouer entierement notre passe.

Deuxieme principe : le temps consiste en cette scission, ce jail- lissement en gerbe du passe pur et de l'actualisation du present. Le temps se dedouble perpetuellement entre l'actuel present et le passe pur, et c'est ce qui explique l'usage que fait Deleuze dans h ~ y u e du sens de la distinction stoicienne de Chronos et d'Aion, qui reprend et remplace les trois syntheses de Dflrence et r@etition, sans doute trop dialectiques dans leur structure ternaire, trop pro- ches des trinites heideggeriennes et kantiennes. Chronos, le pre- sent qui passe, reprend l'actualite de la premiere synthese, tandis qu'Aion conjugue de maniere disjonctive le passe pur et le devenir achronologique de la deuxieme et de la troisieme synthese. Aion comprend les dimensions virtuelles du passe et de l'avenir qui insistent dans le present et qui evitent l'actualite. Passe pur et devenir concernent les modalites non actuelles, non presentes mais bien reelles du temps disjoint. C'est Aion qui permet a Chro- nos de passer, et en chacune de ses pointes de present, Aion

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• á U N PEU DE TEMPS A L'ETAT PUR n : BERGSON ET LE VIRTUEL

imprime a Chronos sa charge intense de devenir. Cette disjonc- tion du temps achronologique et du present vivant reprend et confirme la dualite du virtuel et de l'actuel.

Troisieme principe : le virtuel n'est pas anterieur a l'actuel, il n'est pas originaire ni principiel, et ne doit pas etre pose comme son fondement, d'ou le motif de l'effondement. L'experience la plus importante que l'art nous permette d'effectuer sur son mode non psychologique, puisqu'il n'appartient pas a nos souvenirs person- nels, c'est bien cette coexistence, cet echange perpetuel de virtuel et d'actuel. Du cinema, egalement, Deleuze tient qu'il presente N le temps en personne, un peu de temps a l'etat pur w , un z r i s t a l de temps n', exactement ce que qu'il disait de l'essence dans la premiere version de Proust. Ce cristal, non chronologique, est indifferent a la fleche vitale de l'actualisation. L'actualisation ou passage du virtuel a l'actuel, en quoi consiste l'individuation vitale n'est pas la dimension la plus importante du temps; pour Deleuze, l'insistance du virtuel dans l'actuel, qu'il appelle cristalli- sation ou contre-effectuation, est tout aussi ou meme plus impor- tante encore. Le virtuel ameure dans l'actuel, lorsqu'il s'agit de l'extra-temporalite de l'evenement, ou de l'insistance du passe vir- tuel dans l'actuel en quoi consiste la cristallisation. Mais actuel et virtuel restent strictement correlatifs et coexistants : ce resultat decisif du systeme, clairement formule des Le bergsonisme est constamment repete par Deleuze jusqu'a ses textes ultimes sur le virtuel : •áce qu'on appelle virtuel n'est pas quelque chose qui manque de realite, mais qui s'engage dans un processus d'actuali- sation en suivant le plan qui lui donne sa realite propre >>'.

D@rence et repetition converge vers ce probleme : a quelles condi- tions peut-on penser le nouveau comme une veritable creation3 ? Comment penser ce qui change? La premiere reponse que Deleuze apporte a ce proljleme est bergsonienne i ce qui change doit etre pense comme une heterogeneite, qui dure. La duree est une telle heterogeneite persistante, continuellement changeante.

1. Deleuze, 11; 110. 2. Dclcuzc, Immanence ..., RF, 363. 3. Deleuze, Pli, 107.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Pour definir le temps comme devenir et duree, trois conditions sont requises : un concept de changement qui permette de theori- ser le nouveau ; une conception de la multiplicite qui garantisse sa reelle heterogeneite ; une definition de la duree qui ne la reduise pas a une experience subjective.

philosophique de Bergson, telle que Deleuze la pre- sente, repond rigoureusement a ces criteres. La persistance avec laquelle Deleuze revient toujours a Bergson signale a quel point les etapes de son dialogue avec lui scandent la constitution de sou propre systeme : les deux articles de 1956 definissent la Difference en elle-meme ; ils sont developpes deux ans apres Prout I dans Le bergsonume (1966), dont les deux resultats les plus importants, l'arti- culation du virtuel et la theorie des multiplicites, sont reelahores avec soin dans les trois syntheses temporelles de Dgerence et r@eti- tion, dans la dualite de Chronos et d'Aion, puis dans l'image-mou- vement, actuelle et individuee, et l'image-temps cristalline et virtuelle des volumes sur le cinema.

Deleuze contracte de maniere saisissante de Bergson autour d'une double trajectoire : la duree tend a s'exterioriser hors de la conscience individuelle, tandis que l'espace, d'abord tenu pour une fiction nocive qui nous separe de l'essence tempo- reUe des choses, recoit de plus en plus la consistance d'une dou- blure de la duree, refroidie mais necessaire, resultat des actualisa- tions materielles, vitales ou sociales. Selon Deleuze, la tension entre temps et espace est donc moins essentielle qu'on ne le dit, et subordonnee en tout cas au mouvement d'exteriorisation de la duree. • á L a duree lui parut de moins en moins reductible a unc experience psychologique, pour devenir l'essence variable des choses et fournir le theme d'une ontologie complexe n.' Tout d'a- bord consideree comme experience de la conscience, dans les Donnees immediates de la conscience de 1889, elle s'elance selon les deux vecteurs advcrses et coexistants de l'actuel percu et du sou- venir virtuel dans Matatiere et memoire (1896), avant d'etre ressaisie comme elan vital dans L'euolution creatrice (1907) puis comme his- toire et sociologie de la culture dans Les deux sources de la morale et de la relgon (1932)'.

1. Deleuze, B, 27. 2. Lcs reuvres de Bergson sont citees d'yx.3 l'Edition du Centenaire. Ici,

L'ener~i spi"lue1h (1919), in Euores, Paris, Pur, Editian du Centenaire, 1959, reedi- tion 1984, p. 913-914.

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La polarite de l'objectif et du subjectif sort profondement trans- formee de ce dispositif Au lieu de disposer le sujet individuel, pointe spirituelle transcendante dans un monde objectif englo- bant, Bergson croise le present percu, objectif et spatial, avec le passe vecu, subjectif et virtuel, et les concoit tous deux comme deux modalites coexistantes du devenir, matiere et duree qui se reflechissent dans ces deux directions de la pensee : intuition de la duree, intelligence de la matiere.

Dans cette succession de deplacements, la duree connait une courbe d'exteriorisation progressive, au cours de laquelle elle sort de la representation, se depsychologise et accentue son Iieteroge- neite. Du temps comme experience vecue, Bergson se deplace vers les rapports entre present percu (matiere) et souvenir passe (memoire), qui remodelent le couple classique de l'objectif et du subjectif. Tandis que matiere et intelligence proviennent d'une retombee de la duree et rendent compte de l'objectivite du savoir scientifique, le subjectif procede de l'experience intime de la duree, et releve de l'intuition philosophique.

De plus, Bergson passe du couple de la perception et du souve- nir, dans Matiere et memoire, a l'examen des effets de l'intelligence et de l'intuition, puis a la consideration du vaste panorama de l'his- toire de la vie, avant de resserrer son cadre a l'histoire des societes humaines. Au cours de cette serie de recadrages, la duree connait un mouvement d'exteriorisation de plus en plus puissant. D'abord presentee comme heterogene a la conscience individuelle, elle devient heterogene a elle-meme, c invention, creation dc forme, elaboration continue de l'absolument nouveau D', puis differencia- tion materielle, vie clignotant dans la matiere, histoire des societes.

Cela permet d'apprecier la hardiesse avec laquelle Deleuzc presente l'intuition chez Bergson : elle n'est pas un acte du vecu mais une methode d'exploration de l'exteriorite. Le clivage methodologique entre ces deux modes de pensee que sont l'intelti- gence perceptive et l'intuihon ternporelle reconduit la dualite de la matiere et de la duree selon deux axes, l'axe energetique qui s'intensifie en elan vital et se refroidit en matiere, et la scansion temporelle entre present actuel et passe virtuel, matiere et memoire.

1. Bergson, L'aiolulion nealrice, 011. cil., p. 503.

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Penser la duree comme heterogeneite n'implique pas seule- ment une toute nouvelle conception du virtuel, elle implique ega- lement un tout nouveau concept de multiplicite. Pour penser la duree comme veritablement changeante et la degager de toute dependance a l'egard d'une interiorite personnelle ou vecue, il faut la definir comme une multiplicite qui ne se divise pas sans changer de nature. Deleuze elabore ici le rapport entre virtuel et multiplicite, a travers la distinction entre deux multiplicites, qu'il trouve en effet chez Bergson, mais dont il fait l'une des pieces maitresses de l'architectonique de son propre systeme. Ces deux motifs bergsoniens ne cessent jamais d'etre decisifs, des articles de 1956 aux textes ultimes de 1995 sur l'actuel et le virtuel, et on ne saurait en surestimer l'importance.

Il faut rappeler cette argumentation, pour apprecier comment Deleuze convoque Bergson, mais aussi le transforme. Bergson rea- lise qu'on ne peut disqualifier l'opposition de l'Un et du multiple en les opposant l'un a l'autre, mais qu'il faut distinguer deux W e s de multiplicites. La multiplicite classique, discrete et quantitative, se compose en realite d'unites additives et reste determinee par le concept d'unite. C'est une multiplicite par agregat, multiples d'un, du *e n + 1. Une telle multiplicite se compose en realite d'uni- tes, et reste subordonnee a l'Un. Pour penser une multiplicite reel- lement multiple, il faut cesser de penser ce concept en reference a l'un, et par consequent, ne plus le constituer d'unites. Une telle multiplicite ne peut plus etre faite de parties discretes et stables, et ne resulte plus d'une agregation d'elements separes. Elle ne se compose plus d'unites donnees, et ne peut donc changer sans transformer egalement ses parties, ce pourquoi cUe doit necessai- rement changer de nature lorsqu'elle se divise. La duree est une telle multiplicite, qui se transforme en affectant egalement les parties et le tout.

Deleuze reprend ce resultat : la veritable multiplicite substan- tive echappe a la domination de l'Un. Dans Le bergsunisme, en sui- vant l'argumentation des Donnees immediates de la onscience, il rap- pelle que la Difference entre ces deux multiplicites tient pour Bergson a la Difference entre l'espace, quantitatif et compose d'unites juxtaposees, et le temps, qualitatif et continu. Ces deux manieres de concevoir le pluriel dependent ainsi de la Difference ontologique que Bergson institue entre l'espace, fait d'exteriorite, d'ordre, d'unites juxtaposees, de simultaneite et de difference de degres, et le temps, tout interieur, fait de succession, d'heteroge-

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neite, de discrimination qualitative ou de differences de nature. A la multiplicite inerte, numerique, discontinue et actuelle de l'es- pace repond la veritable multiplicite du temps, virtuelle et continue, irreductible a une mesure donnee ou a un nombre. Telle est la these bergsonienne, qui oppose la multiplicite de jux- taposition, spatiale, actuelle et soumise a l'Un, a la multiplicite de fusion, temporelle et virtuelle.

Pourtant, Deleuze se deprend de cette opposition statique entre conception scientifique de l'espace et vision philosophique de la duree en conjuguant Bergson avec Riemann, et cela des Le bergso- nime'. Riemann propose lui aussi une theorie des multiplicites, et les distingue selon qu'elles sont continues ou discretes, qu'elles por- tent en eues le principe de leur metrique ou au contraire qu'elles s'y soumettent exterieurement. Cette distinction, reactualisee par Bou- lez, debouche sur la belle distinction de l'espace lisse et l'esp5ce strie que Deleuze reprend avec Guattari et qu'ils elaborent particu- lierement dans Mille plateaux, mais qu'il peut etre utile d'introduire ici pour eclairer la discussion. Car la multiplicite unitaire, spatiale selon Bergson, discrete selon Riemann, se soumet a un principe d'ordre exterieur qui la divise, la N strie •â selon une mesure inerte et reguliere : nombree par une unite de mesure invariable, elle se trouve divisible en parties actuelles. Tout autre est l'espace lisse de la multiplicite substantive, temporelle selon Bergson, continue selon Riemann : on 1' •á occupe sans compter >? d'apres la belle expression de Boulez, de sorte qu'indivisible et non mesurable, sa continuite ne se divise pas sans changer de nature.

Une derniere distinction ve r rode enfin le dispositif: Deleuze recadre le rapport entre espace nombre et temps nombrant dans la distinction de l'objectif et du subjectif, de soile que l'on a, d'un cote, l'objectif spatial, partes extra partes, fractionnable en quantites actuelles aussi petites que l'on voudra mais presentes actuelle- ment, et de l'autre, le subjectif temporel, indivisible, ou plutot qui ne peut se diviser qu'en cliang~ant de nature3.

On peut resumer ainsi ces distinctions. La multiplicite soumise a l'Un de la juxtaposition spatiale, rabat le pluriel sur une multi- plication d'unites - et produit cette multiplicite factice, faite d'uni-

1. Deleuze, B, 32. 2. Oue Deleuze reprend: •áOccuper sans compter: Boulcz. Proust et Ic -

temps n, RF, 272-279. 3. Deleuzc, B, 32.

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DELEUZE. L'EiMPIRISME TRANSCENDANTAL

tes discretes, qui exprime les operations de l'intelligence et les vis- cosites de la matiere. La multiplicite de fusion, au contraire, seule veritablement multiple, ou comme Deleuze le dit souvent, multi- plicite substantive, oblige la pensee a lacher la prise que l'intelli- gence sensorimotrice entend tenir sur les choses, pour s'ouvrir a une veritable experience du devenir dans son heterogeneite. Cette multiplicite ne comprend pas la pluralite comme la repetition d'unites juxtaposees, mais comme un tout en devenir qui change sans etre divisible en unites constituantes invariables. Elle est veri- table Difference, changement, creation du nouveau. Or, c'est ainsi que Bergson definit la conscience. La multiplicite de fusion ouvre ainsi sur une definition nouvelle de la subjectivite.'

Comme Bergson, Deleuze developpe cette distinction entre les deux multiplicites sur les deux plans de la methode et de la realite. L'intelligence spatialisante se complait parmi les multiplicites objectives et discretes des choses, elle procede par multiplicites formees d'unite. Seule l'intuition s'insinue souplement au sein des multiplicites continues, indivises et changeantes de la duree, en multipliant les lignes de temps. Chacune de ces multiplicites cor- respond a l'une des operations adverses de la pensee, l'intelligence scientifique de la matiere ou l'intuition philosophique de la duree. Deleuze ne reprend pas ce vocabulaire de l'intelligence et de l'in- tuition, ni l'opposition entre science spatialisante et philosophie intuitive, mais reinvestit ces clivages dans les termes de sa propre distinction entre pensee de la representation et philosophie de la Difference. Pour Deleuze, comme pour Bergson, il semble d'abord que la veritable multiplicite soit substantive, et qu'elle exige une conversion de la pensee.

Alors que la multiplicite spatiale quantitative concoit le pluriel comme une collection d'unites, et reste faite de juxtaposition parles extra barta, de differences de degres, la multiplicite temporelle qua- litative, elle, se transforme en se divisant: la duree est une telle multiplicite intensive, heterogene et continue. Il en resultait cette equivalence deroutante et rigoureuse : la multiplicite qualitative et continue correspond au subjectif, a la duree et au virtuel, tandis que I'actualisation materielle et la differenciation vitale procedent par multiplicites discretes et quantitatives. Les deux multiplicites qualifient donc deux classes d'objets, et reproduisent la distinction

1. Deleuze, B, 36 et Bergson, DI, 81.

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entre la matiere actuelle et la duree virtuelle. Cette distinction recoupe chez Deleuze la distinction entre present actuel et passe Grtuel, et cette consequence sunit a transformer completement l'analyse.

Eu comprenant la duree comme une differenciation virtuelle, Deleuze fait subir une torsion a l'opposition spatiotemporelle de la matiere et de la duree bergsonienne, et la deforme notablement en lui substituant la nouvelle dualite du virtuel et de l'actuel. Sans doute celle-ci recoit-elle par ailleurs de Bergson une impulsion determinante, mais il n'en reste pas moins qu'elle est une creation deleuzienne, et qu'elle marque ainsi le passage d'une philosophie de l'elan vital a la philosophie de la Difference.

Le subjectif, ou la duree, c'est le airtuel. Plus precisement, c'est le virtuel en tant qu'il s'actualise, en train de s'actualiser, inseparable du mouvement de son actualisation. Car l'actualisation se fait par diffe- renciation, par lignes divergentes, et cree par son mouvement propre autant de differences de nature'. I

3 /L'ACTUEL ET LE VIRTUEL

La distinction entre les deux multiplicites se coule donc dans la bifurcation de l'actuel et du virtuel. Elle semble d'abord plutot methodologique et concerner la difference entre pensee represen- tative (ou intelligence chez Bergson) et pensee de la Differeuce (intuition), qui se distinguent par leur mode operatoire. La pensee de la representation chez Deleuze reprend certaines caractens- tiques d e l'intelligence selon Bergson. Doxique, soumise au. modele de la recognition, elle procede a l'instar de la matiere en solidifiant le flux du devenir et se dedouble selon la norme d'iden- tite du sens commun, et la clause d'unicite du bon sens. Bon sens et sens commun completent ces deux moities de l'image doxique de la pensee.

Cela definit strictement le statut du paradoxe chez Deleuze, a la lettre para-doxique, c'est-a-dire resorbant les prejuges de la representation doxique pour mener a bien l'analyse transcendan- tale qui assure une nouvelle image de la pensee. Luttant coutre la pente doxique de l'identique et de la repetition, il dissout les deux

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l I/ 1

DELEUZE L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

11~ presupposes de la pensee representative. •áLe paradoxe est d'abord ce qui detruit le bon sens comme sens unique, mais ensuite ce qui detruit le sens commun comme assignation d'identi-

11 tes fxes. •â' II reprend ainsi le role de l'intuition chez Bergson : Il 1 II,,' celui d'une methode pour transformer l'image de la pensee. 1 : , l Mais, si l'un s'avere un point de vue de l'intelligence sur le

! 8

, l devenir substantifie pour les besoins de l'action, la difference entre ' l

! ! I les deux multiplicites cesse d'etre reelle. On ne peut plus la tenir

, , l

Il pour une difference de nature. Cette deuxieme consequence i, ' 1 transforme entierement les donnees du probleme. La multiplicite

# i l ' I l 1,

quantitative, point de vue de l'intelligence qui stabilise et ralentit le devenir en vue de l'action, devient necessite pragmatique.

"~ Il Deleuze developpe entierement cette demonstration dans Le berg--. r ' 8 , ! l s o n k e en la situant dans le cadre de la distinction entre espace et : I I duree, perception et souvenir.

Comme le present est le niveau le plus contracte du passe, la ' i l pointe actuelle de mon corps par laquelle je coupe materiellement

i le devenir, me presente preferentiellement des choses stables, des unites debitees en substances et en sujets : ce sequencage pragma-

, :~ tique correspond le mieux a la prise que mon corps cherche a

1, avoir sur les choses. II repond a la multiplicite quantitative. Mais

llIi l'actuel n'est que la pointe la plus contractee du virtuel, de sorte 1 1 1 ~ l que mon present baigne en realite dans une nappe de passe. Dans

l l tous les cas, le dualisme des deux multiplicites se resout en diffe-

I i , , , rence de points de vue, en rapport entre contraction et detente, , ,

c'est-a-dire finalement en monisme. ! La perception et la sensation composent avec des unites qui ne

sont stables qu'en apparence. Une sensation opere la contraction de trillons de vibrations sur une surface receptive : elle contracte

I I I et stabilise le devenir2. Tous les pretendus •á objets •â resultent

4 d'une telle synthese subjective, que Deleuze definit, dans Dflerence

/ I l

et repetition, comme la premiere synthese du temps. Ce battement I l , I I

II:, , 1

; l~ i

1

rythmique, cette synthese contractante rendent compte du pas- sage continu d'une multiplicite a l'autre. Mon corps, en s'indivi- duant, incurve autour de lui le monde des choses percues, qui me tendent leur face utilisable (multiplicite quantitative) tandis que j'apprends a les utiliser, de sorte que le monde des objets decoupes par ma perception reflete finalement mon action possible. Pour-

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tant, le tissu de la duree dans lequel je decoupe ces unites pragma- tiques reste continu et changeant : la stabilite n'est qu'un point de vue pragmatique.

La distinction entre multiplicite quantitative et qualitative recoupe alors finalement le passage de la premiere a la deuxieme synthese du temps, du present sensorimoteur de l'habitude au passe virtuel. Car la difference entre perception motrice et vision de la duree s'inscrit dans le battement de l'actuel et du virtuel, et c'est ce qui explique qu'on la retrouve sous forme de distinction entre individuation seusorimotrice de l'image-mouvement et sub- jectivite de l'image-temps. En reconfigurant cette distinction dans les termes du rapport entre mouvement et temps, Deleuze temoigne de la dexterite de sa competence bergsonienne en meme temps qu'il en transforme ingenieusement les theses, car l'indivi- duation actuelle de la perception devient l'image-mouvement individnee tandis que l'intensite virtuelle du devenir s'exprime en image-temps extrapsychologique. L'individuation de la percep- tion et son arc sensorimoteur correspond a l'image-mouvement, tandis que l'intuition capable de penser la duree releve de Pimage-/ temps, de l'effraction sensible et de la vision •ád'un peu de temps a l'etat pur n.

Quantite homogene et qualite heterogene ne servent plus a selectionner une •ávraie •â et une •á fausse •â multiplicite, mais concernent les deux modes de l'individuation, qui coexistent per- petuellement, celui des forces intensives virtuelles et celui des for- mes indiduees, actuelles et provisoires.

Ainsi, troisiemement, l'opposition enire multiplicites spatiales et multiplicites intensives temporelles ne se limite plus du tout a une distinction epistemologique entre mode adkquat et inadequat de la pensee. Non seulement, Bergson remodele la dualite des multi- plicites en la coulant dans le couple de l'intuition subjective et de l'intelligence objective, mais encore, il inflechit l'exteriorite de la matiere objectivee de sorte qu'elle devient le resultat de notre action. La matiere cesse d'etre exterieure et se transforme en cate- gorie anthropomorphe, en creation de notre fait. Bergson redes- sine entierement l'ancienne frontiere cartesienne entre la matiere extensive et l'interiorite psychique. 1.a distinction passe mainte- nant entre l'action-perception de l'individu vivant centre sur son action, et la duree, avec sa subjectivite impersonnelle. De la cesure entre matiere exterieure et interiorite mnesique, nous debouchons sur la dualite necessaire de la perception et du souve-

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DELEUZE. L2EiMPIRISME TRANSCENDANTAL

nir, en nous, qui repond a la dualite de la matiere (image-mouve- ment) et de la duree (image-temps). il ne s'agit plus d'un dualisme mais d'une coexistence.

Le clivage des deux multiplicites se resout ainsi en philosophie du devenir, qui comprend les deux moments de l'actuel et du vir- tuel. La philosophie concerne la coexistence de ces flux et reflux, qui traduisent la necessaire coexistence des deux multiplicites dans le rythme alternatif du devenir. L'existence des deux multiplicites fait alors figure d'inegal qui permet a la Difference d'affirmer sa preeminence : l'Absolu, ecrit Deleuze en 1966, a deux visages : les differences de degre (quantitatives, materielles, discretes, unifiees dans l'espace homogene) et les differences de nature (qualitativei, absolues, subjectives, temporelles)'. Ces deux aspects de la Diffe- rence sont aussi decisifs l'un que l'autre : c'est pourquoi la philo- sophie du devenir se resout en difference mais aussi en repetition, et que Deleuze compte sur ces categories pour echapper au regne du meme et de la representation. Le bmgsonisme forme ainsi une etape decisive pour le montage de D@ence et repetition : c'est dans ce texte que Deleuze elabore le statut du virtuel, grace auquel les deux multiplicites, d'abord opposees, sont ressaisies comme les phases distinctes d'un meme devenir. Le concept de virtuel per- met de resoudre le dualisme sommaire des multiplicites spatiales et temporelles en difference entre point de vue sensonmoteur et temporalite reelle, entre idealite virtuelle et actualite empirique.

Cela nous permet de definir la differenciation - par exemple biologique - comme une actualisation qui procede du virtuel vers l'actuel, ainsi que le montre l'exemple de la vie : << La differencia- tion est toujours l'actualisation d'une virtualite qui persiste a tra- vers ses lignes divergentes actuelles. Cela rend compte d'un aspect important de la Difference selon Deleuze : l'individuation vitale opere, comme toute multiplicite veritable, selon une double actualisation, qui associe la differenciation d'une simplicite et la division d'une totalite. Elle cumule les proprietes en apparence inconciliables du continu, de l'heterogene et du simple.

La simplicite ne contredit pas l'heterogeneite, puisqu'il s'agit d'une simplicite plurielle qui ne cesse de se changer, c'est-a-dire de se diviser en changeant de nature, faute de quoi on aurait a faire a l'eparpillement d'une collection d'unites constituantes.

1. Deleuze, B, 27. 2. Deleuze, B, 97.

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Deleuze se refere souvent a la formule leibnizienne de Borges, un •ájardin aux sentiers qui bifurquent •â, pour expliquer cette conti- nuite qui ne se divise qu'en variant et transformant ses principes de division. Le modele du temps qui bifurque se substitue au temps lineaire du developpement continu laminaire. S'il y a chan- gement, c'est sur le mode d'une turbulence non lineaire, qui ne concerne pas seulement la transformation des parties, mais I'afiection du tout.

Tels sont donc les elements bergsoniens que Deleuze compose pour elaborer sa philosophie du temps. Le mouvement ne consiste pas en un deplacement dans l'espace, mais en un changement dans le temps, et un tel changement n'affecte pas seulement le rapport des parhes entre elles, mais le tout dans lequel eues chan- gent. Une multiplicite en devenir doit etre concue comme une totalite ouverte, se transformant au fur et a mesure qu'elle devient. C'est pourquoi, egalement, la differenciation vitale n'epuise pas notre rapport au temps : la fleche vitale de l'actuali- sation comprend en chacun de ses point, comme son double indis- cernable et distinct, le passe-futur d'Aion et sa temporalite non chronologique. Le temps n'implique pas seulement l'actualis tion 2 vitale, mais aussi la coexistence virtuelle en chacun de ses points : mieux, le temps consiste en cette bifurcation incessante d'Aion et de Chronos.

Ainsi defini, le concept de virtuel nous conduit donc a aban- donner cette conception statique d'une opposition terme a terme entre l'un et le multiple. Nous comprenons maintenant qu'elle impliquait en fait le seul dynamisme temporel de la multiplicite substantive. En realite, l'argument selon lequel la multiplicite est plurielle vaut pour l'opposition des deux mulhplicites elle-meme, et la disqualifie ou la transforme entierement. On ne peut faire subsister comme deux entites separees ou deux unites distinctes ces formes adverses de multiplicites. Elles repondent en realite au jaillissement du temps qui se differencie en present actuel et en passe virtuel. •áMais dans tous les cas, la distinction du virtuel et de l'actuel correspond a la scission la plus fondamentale du Temps, quand il avance en se differenciant suivant deux grandes voies : faire passer le present et conserver le passe. n' Cette gerbe bergsonienne, que Deleuze reprend dans la dualite du virtuel

1. Deleuze, D, 184.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAI

(imaptemps) et de l'actuel (image-mouvement), explique la scan- sion des trois syntheses de l'habitude, du passe pur et de l'avenir achronologique, dans D@ence et rep'htion, aussi bien que de la coexistence d'Aion et de Chronos.

Enfin, le concept de virtuel transforme notre conception du tout. Si virtuel et actuel sont exactement coexistants, et toujours donnes ensemble, le virtuel jouit bien de cette preeminence sur l'actuel : il fait passerle devenir, il assure la realite du changement et confere a ce qui n'est pas actuel un mode d'existence (ou d'in- sistance) specifique qui en garantit l'actualisation, il insiste sous l'actuel. Ii assure en outre la coexistence des lignes de temps mul- tiples, dans une forme nouvelle de totalite heterogene et mou- vante. Le virtuel debouche alors sur une nouvelle conception du. tout qui enveloppe les changements : un Tout ouvert, une totalite qui change de nature.

Que le tout change, telle est la definition rigoureuse de l'Ou- vert, que Deleuze developpe dans D@rmce et r+etition et qu'il reprend au debut de L'image-mouuement : Bergson nous permet de ne plus marquer d'opposition entre devenir et totalite. Le tout n'est pas donne comme un ensemble inerte, il n'est tout simple- ment pas donnable. Sans doute cette remarque n'est-elle pas neuve, mais on en tirait la conclusion qu'il ne peut exister de tout la ou le temps change. Bergson renverse la perspective. Si le tout n'est pas donnable, ce n'est pas qu'il n'y a pas de tout, mais qu'il est de la nature du tout de changer, d'etre ouvert. Le concept de tout conjugue les proprietes en apparence contradictoires du devenir, du changement, de la creation et de la totalite. Comme tout ouvert, il •álui appartient de changer sans cesse ou de faire^ surgir quelque chose de nouveau, bref de durer •â'. Pour autant qu'il est duree autant que devenir, le tout se definit par son impermanence creatrice.

Avec Bergson, le tout se temporalise, comme multiplicite sub- stantive. Cela explique comment coexistent les lignes de temps dans La rechercl~e : eues coexistent comme des actualisations dispa- rates, des sentiers qui bifurquent, et transforment le tout variable, car eues N sont la realite de ce uirtuel. Tel etait le sens de la theorie des multiplicites virtuelles, qui animait le bergsonisme des le debut•â'. Dans L'image-hps, Deleuze est encore plus net: on a

1. Deleuze, IM, 20 2. Deleuze, B, 103.

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.UN PEU DE TEMPS A L ' ~ T A T PUR •â : BERGSON ET LE VIRTUEL

souvent reduit le bergsonisme a l'idee selon laquelle la duree serait subjective, et constituerait notre vie interieure. 11 n'en est rien : N la seule subjectivite, c'est le temps, le temps non chronologique saisi dans sa fondation, et c'est nous qui sommes interieurs au temps, non pas l'inverse •â. L'essence, • á u n peu de temps a l'etat pur n, n'est autre alors que cette insistance du virtuel qui afleure dans la sensation et non sous forme de passe vecu. •áDans le roman •â, ecrit Deleuze en 1983, •á c'est Proust qui saura dire que le temps ne nous est pas interieur, mais nous interieurs au temps qui se dedouble. [...] La subjectivite n'est jamais la notre, c'est le temps, c'est-a-dire l'ame ou l'esprit, le virtuel. L'actuel est toujours objectif, mais le virtuel est le subjectif: c'etait d'abord l'affect, ce que nous eprouvons dans le temps ; puis le temps lui-meme, pure virtualite qui se dedouble [...] •â'.

4 / LA CRITIQUE BERGSONIEhWE DE KANT :

DU POSSIBLE LOGIQUE AU VIRTUEL &EL ,

Cette determination du virtuel explique comment Deleuze mene sa critique du transcendantal kantien au plan methollolo- gique, en passant d'une genese des conditions seulement possibles de l'experience a une genese de ses conditions reelles virtuelles. C'est dire l'importance de Bergson pour la philosophie de Deleuze, placee jusqu'a D@rence et repetition sous le signe d'une reprise de la critique transcendantale kantienne grace a l'apport bergsonien du concept de virtuel. En couplant de maniere para- doxale Bergson avec Kant, Deleuze traite sur le mode transcen- dantal la question des rapports entre pensee el iiiatiere, et fait de Bergson 1' •á anti-Kant n2.

Le virtuel, on l'a vu, doit etre defini selon ces deux proprietes : il est reel, meme s'il n'est pas present, comme l'actuel. Est virtuel ce qui n'est pas distingue actuellement: le subjectif des Donnees immediates, defini par •á la virtualite de ses parties )9, n'est sans doute pas present, mais il est bien reel, de meme que sont reels

1. Deleuze, I i , 110-111. 2. Dcleuzc, Cour, ..., in Worms (dir.), Annuler ber.~oniennes, II, Paris, PUE', 2004,

p. 173. 3. Bergson, Emi sur la donnees immedialer de lo cowcience (1889), in uFuures,

op. if., p. 81, 57 ; B, 37.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

nos souvenirs, le passe, ou l'idealite. Le virtuel se distingue de l'ac- tuel, mais ne s'oppose pas a lui, il coexiste au contraire avec lui dans toute individuation.

C'est au possible que le virtuel s'oppose. Cette demonstration de Bergson est integree par Deleuze a son systeme. Entierement developpee dans les articles de 1956, il la reeffectue systematiqne- ment chaque fois qu'il presente le virtuel. Avec Bergson, il faut substituer le virtuel reel au possible logique. Le possible est un type d'abstraction ideel tel qu'on suppose a postenon le reel cons- truit a sa ressemblance. Par la, il se designe lui-meme comme retrospectif, puisqu'il ne consiste en rien d'autre qu'en cette illu- sion de l'intelligence, qui, prenant appui sur la realite actuelle, en extrait une variante anterieure, simple projection de l'intelligence, , mais source bien reelle des faux problemes qui empoisonnent la metaphysique. Cette projection produit les antinomies de la pensee eu nous faisant construire les concepts d'etre et d'ordre comme des problemes constitutionneliement insolubles parce qu'on les a fabriques en partant de notions abstraites du reel sans qu'on s'en apercoive'.

Le concept factice de possible est ainsi responsable de l'illusion naturelle qui produit l'image representative de la pensee. C'est lui qui trompe le penseur et compromet la metaphysique. Le pos- sible, litteralement, consiste en ce que la pensee •á abstrait •â, pre- leve ou soustrait au reel, en se meprenant sur les conditions reelles de cette capture et de cette projection retrospective. En cela consiste l'illusion de la pensee representative, et c'est sur ce point que Bergson poursuit la critique kantienne en la comgeant. Kant definissait les conditions d'une Analytique transcendantale qui dejoue la dialectique naturelle de la raison, mais il restait prison- nier du mouvement d'abstraction qui lui faisait prendre le possible pour la condition reelle de i'experience, dors que seule l'expe- nence reelle rend compte de la projection retrospective du possible.

1. Bergson, L'bolution neofrice (1907), chap. III, c i Analyse de l'idee de desordre •â, p. 681, voir aussi chap. IV et, dans Ln penree el le mouvont (1941), les articles suivants : K Le mouvement retrograde du main, p. 1253-1269 ; •á Criti- cisrne kantien et thCarie de la connaissance n, p. 1306-1307, *Le passible et Ic reel•â, p. 1331-1343, •áLa critique kanticnne a, p. 1427-1430, que Deleuze ana- lyse en B, 10-13, 99-101 : il cite evidemment la formule proustienne comme meil- leure Formulation de la specificite du virtuel.

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• á U N PEU DE TEMPS A L'LTAT PUR n : BERGSON ET LE VIRTUEL

Bergson prolonge et renouvelle la Dialectique transcendantale kantienne, qui avait le merite d'identifier le probleme critique de l'illusion, mais la denaturait en s'en tenant a l'abstraction repre- sentative des conditions de possibilite de la pensee. Bergson emprunte2 Kant sa critique de l'illusion mais la retourne contre lui' et Deleuze trouve chez Bergson l'analyse de cette illusion transcendantale que Kant avait denoncee avec justesse, mais dont il n'avait pas vu qu'elle relevait au premier chef de la structure categorielle de l'experience possible.

C'est donc la definition du transcendantal, chez Kant, qui souffre de l'iusion retrospective et ne retient de l'experience qu'une image abstraite inadequate, des concepts •ámal tailles •â, seulement possibles, plus larges que le conditionne, les categories kantiennes definies sur le mode du possible anterieur. La defini- tion kantienne du plan transcendantal exprime cette illusion inevi- table de l'esprit humain a laquelle Kant souhaitait pourtant faire echapper la metaphysique. Deleuze donne a la critique que Berg- son adresse a Kant une ampleur telle qu'elle apparait desormais comme l'enjeu decisif de la philosophie bergsonienne, cherchant a M rejoindre les choses en rompant avec les philosophies critiques •â, c'est-a-dire avec Kant2. '. Deleuze lit donc Bergson dans un cadre kantien, auquel Berg- son se refere en effet, lorsqu'il presente Kant comme le philosophe qui developpe le plus systematiquement la dialectique naturelle de la raison, tout en se meprenant pourtant sur la nature de cette illusion. Bergson se propose de dissiper cette meprise.

Echapper a l'illusion representative, c'est poser les rapports de l'Idee et du sensible non selon le calque abstrait du possible, comme experience mentale que l'intuition sensible viendrait seule- ment apres coup remplir, mais selon la trame reelle de l'expe- rience virtuelle comme actualisation, processus de differenciation de l'Idee dans le sensible. Ainsi le virtuel engage une notion dyna- mique d'imprevisible differenciation, la ou la realisation du pos- sible n'impliquait qu'une ressemblance abstraite avec le concept mental de la chose.

Deleuze suit Bergson en montrant que Kant meconnait les conditions transcendantales de la pensee: en les considerant comme possibles, il ignore les conditions de la genese reelle de la

1. Dclcuzc, B, 10. 2. Deleuze, a Bergson •â, art. cite, p. 299

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

pensee. Le possible, pose en premier dans la representation, cor- respond en fait a la representation que la pensee se fait du reel, a laquelle on soustrait sa realite. Du coup, Kant se montre inca- pable d'expliquer ce que la realite apporte a la pensee, la realite n'etant rien de plus que la chose meme, mais posee hors de la representation. Les modalites du possible et du reel se presuppo- sent mutuellement, le possible etant la chose seulement pensee, moins son mode d'existence reelle, le reel etant la chose meme, saisie cette fois en dehors de la pensee. Voila le cercle que dejoue le concept de virtuel.

Le reel cesse d'etre pose a la ressemblance de la pensee, mais apporte sa differenciation imprevisible et actuelle : Deleuze entend ainsi substituer l'empirisme de l'actualisation reelle a l'idealisme du possible. Il oppose la realisation possible qui com- prend le reel comme une reproduction ou une limitation du pos- sible ideel a l'actualisation empirique, toujours creatrice par rap- port a ses conditions d'actualisation. C'est pourquoi, le transcendantal, selon Deleuze, porte sur les conditions virtuelles et non possibles de l'experience.

Ainsi, l'absolu temporel dont il etait question pour definir l'es- sence, cet absolu qui permet a la pensee de suivre, comme le dit Bergson, les ((lignes de faits >> du reel, c'est l'experience integrale, ni reduite psychologiquement aux lignes d'action de la perception, ni posee retrospectivement comme condition seulement possible. Cette experience integrale est fournie par le passe pur, reel sans etre actuel, ideal sans etre abstrait, donne dans sa coexistence vir- tuelle avec le present psychologique : le passe pur autorise • áun saut dans l'ontologie >>'. L'eternite dont il est question dans Proust I n'est donc ni l'eternite atemporelle, ni le passe vecu, mais le Tout virtuel de l'experience reelle, qui comprend l'intensite virtuelle aussi bien que les lignes divergentes d'actualisations. Le virtuel devient ainsi l'operateur d'une critique de l'image de la pensee, parce qu'il permet l'elucidation transcendantale de l'experience reelle - et non de l'experience possible, puisque le possible est reduit maintenant a une lecture psychologique abstraite de l'experience.

L'apport de Bergson permet a Deleuze de conserver l'inspira- tion fondatrice du transcendantal kantien, tout en passant de l'ex- perience possible psychique et anthropomorphe a l'experience vir-

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.UN PEU DE TEMPS A L'ETAT PUR •â : BERGSON ET LE VIRTUEL

tuelle. Ce passage du possible au virtuel est decisif pour comprendre comme le transcendantal, chez Deleuze, peut etre qualifie d'empirique. La pensee, aux prises avec l'experience reeiie, echappe aux conditions seulement subjectives d'une expe- rience mentale fournie par la structure psychologique du sujet transcendantal. La position du temps virtuel garantit la confronta- tion de pensee et du sensible et l'invention categoriale. Si Proust, romancier, percoit le rapport entre pensee et temps mieux que la

representative, c'est qu'il echappe au fdtre seulement abstrait du possible logique et fait travailler sa pensee dans l'etoffe meme des choses. Proust romancier etait capable d'effectuer ce que la philosophie, selon Bergson, doit nous permettre de faire : depasser l'experience vers les conditions de l'experience, en ce point ou eiie cesse d'etre experience humaine, a sa source, au des- sus de ce tournant ou eue s'inflechit psychologiquement pour se reflechir dans les categories ordinaires de la doxa'. C'est pourquoi l'intuition peut etre qualifiee d'experience transcendantale : eiie nous permet d'elargir ou de depasser notre experience vers les conditions de l'experience, qui ne doivent pas etre confondues avec des concepts, si l'on definit les concepts a la maniere kan- tienne comme conditions de toute experience possible : •ási bien que les conditions de l'experience sont moins determinees dans L

des concepts que dans des percepts purs 9, pure affection ou la pensee se met a creer sous l'effraction violente d'un signe -pathos de la pensee, image-temps.

5 /L'INTUITION, COMME METHODE TRAYSCENDAiUTALE

Bergson se presentait lui-meme comme le penseur capzble de reformer l'Analytique transcendantale, et de dejouer l'illusion naturelle, la dialectique de la raison, par laquelle la pensee intell- gente evite le devenir. ((Le merite du kantisme a ete de develop- per dans toutes ses consequences, et de presenter sous sa forme la plus systematique, une illusion naturelle. Mais il l'a conservee ; c'est meme sur elle qu'il repose. Dissipons l'illusion : nous resti- tuons aussitot a l'esprit humain, par la science et par la metaphy-

1. Delcuze, B, 17. 2. Deleuze, B, 19, et Berpson, Lo pnuee el le mouLiont, op. cit., p. 1370.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

sique, la connaissance de l'absolu •â'. Deleuze durcit ce trait : comme Nietzsche naguere, Bergson est presente comme le heros qui sauve l'Analytique transcendantale, et permet d'acceder a un kantisme superieur, au rebours de l'image convenue qu'on se fait d'un Bergson litteraire et inspire. L'intuition, que l'on peut &,faci- lement tirer du cote de l'allusif et du flou conceptuel, doit etre au contraire saisie comme une methode de pensee originale, qui articule sa logique aux conditions reelles de son esthetique.

En 1956, Deleuze insistait deja sur cette lecture paradoxale de l'intuition comme methode : •áL'intuition comme methode est une methode qui cherche la difference. n2 Cette lecture est en rea- lite kantienne : Deleuze comprend l'intuition comme ce qui per- met de depasser l'experience empirique vers ses conditions guid

juris. C'est pourquoi Deleuze presente l'intuition bergsonieune comme une methode d'analyse transcendantale, exactement comme il avait compris La genealogie de la morale comme une cri- tique transcendantale3.

Pour Deleuze, Bergson apparait maintenant comme le penseur qui deleste Kant de sa version seulement psychologique du trans- cendantal, et nous fait acceder aux conditions transcendantales veritables, qui • á n e sont pas, a la maniere kantienne, les conditions de toute experience possible, [mais] les conditions de l'experience reelle DI. L'intuition bergsonienne sert donc de remede au carac- tere seulement psychologique, c'est-a-dire doxique, introspectif, et finalement moule sur les representations ordinaires du sujet kan- tien. Il apparait donc que l'intuition sert de remede a la psycho- logie, dans la mesure ou elle ouvre sur la duree, qui, elle-meme, a subi le meme processus de depsychologisation. Bergson est ainsi paradoxalement pour Deleuze le penseur qui contribue le plus a degager la duree de la psycliologie (de 1' •áintuition •â au sens cou- rant), en montrant que •á seul le present est "psychologique" •â, alors que la duree, impliquant la coexistence virtuelle du passe achronologique avec le present actualise par un vivant, releve de ce que Deleuze nomme en 1966 1' •á ontologie pure 9, c'est-a-dire de l'experience delivree de ses cadres anthropologiques.

1. Bergson, art. cite, in C~UUICS, op. i l . , p. 1307. 2. Deleuze, •áBergson •â, an. cite, p. 292 ct 295. 3. Deleuze, B, 1-2, et JVP, 100-104. 4. Deleuze, B, 13. 5. Deleuze, B, 51.

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Bergson place au centre de son systeme l'intuition de la duree, ,t la representation d'une multiplicite substantive, mais c'est bien de la duree que depend l'intuition, et non l'inverse. La representa- tion d'une duree heterogene et creatrice est simple mais demande a l'esprit un tres grand effort de pensee, en rupture avec nos cadres habituels, ((quelque chose comme une nouvelle methode de pensee •â. La theorie de l'intuition, en revanche, ne s'est degagee qu'assez longtemps apres celle de la duree : •áelle en derive et ne peut se comprendre que par elle n'.

L'intuition peut etre promue au statut de methode parce qu'elle opere quid jurir, non par sympathie subjective. On ne confondra donc pas ces deux sens de l'intuition : l'intuition comme methode se distingue absolument d'un sentiment de soi- meme, d'une vue affective, d'une introspection psychologique, ou meme d'une intuition d'essence a la Husserl parce qu'elle consiste -Bergson est constant sur ce point - a s'installer •á dans les choses memes •â. L'intuition s'avere donc l'inverse de la saisie reflexive d'un etat interne, et doit etre distinguee d'une affection du sujet. Loin d'etre une empathie confuse, une sympathie vague ou ins- piree, elle tire sa precision et sa rigueur de la duree elle-meme, et se fait •áune methode elaboree, et meme une des methodes les plus elaborees de la philosophie •â. Si elle peut pretendre acceder au statut de •ámethode stricte •â, ce n'est donc paLeu faisant retour sur l'acte noetique du sujet pensant. Cela explique l'impor- tance que Deleuze accorde au premier chapitre de Matiere et memoire, constamment salue comme un chef-d'ceuvre, parce qu'il fournit cet exemple d'analyse transcendantale qui permet de s'ins- taller dans la duree meme, en remontant de la perception indi- viduee vers ses conditions transcendantales pour saisir l'expe- rience reelle • á a sa source, ou plutot au-dessus de ce tournant decisif ou, s'inflechissant dans le sens de notre utilite, elle devient propre- ment l'experience humaine 9. L'experience n'est pas a la maniere phenomenologique une saisie des conditions originaires du donne pour la conscience. Au contraire, puisqu'elle consiste en une etourdissante plongee bergsonienne dans les choses meme, elle est acentree, de-psychologisee, delivree de ses predicats doxiques.

1. Bergson, Lethe a H6ffdiq du 15 man 1915, in Mehnges, Pais, PUF, 1972, p. 1148-1 149, et Dclcuze, B, 1-2 et 12-13.

2. Bergson, MaLiere el memoire, Euorer, op. cd., p. 321, Deleuze, B, 17-18.

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l l DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

: 1 j ,'i La precision phiosophique consiste en ce depassement des

conditions humaines de l'experience. Ou encore : la ou la percep- tion reste centree sur l'arc sensonmoteur, elle ne nous presente la 1 ( ' : I matiere qu'en fonction de notre action possible, humanisee,

!{ Il cadree sur un mode anthropomorphe. L'intuition sert a nous, per- mettre de prendre conscience de la duree en sautant hors du , ' 1

i( cadre de l'experience •áempirique •â - et empirique veut dire ici : doxique, anthropomorphe -, pour atteindre les conditions G trans-

' 1 cendantales •â de notre experience, c'est-a-dire la duree elle- 1 meme. Transcendantal prend ici un sens rigoureux : on passe des cadres de la perception ordinaire pour s'ouvrir a la vision de I I l'image-temps, l'experience du virtuel, l'affect de la duree - un

' 1 1 1 , peu de temps a l'etat pur. Les conditions de l'experience ne concernent donc pas les conditions abstraites de l'experience

1 1 1 seulement mentales (possible), mais les conditions de l'experience

, , deshumanisee (reelle), c'est-a-dire telle qu'elle cesse d'etre moulee

i i anthropologiquement, faconnee par les usages doxiques de la per- ception et de l'action. S'installant dans les choses memes par ce

1 1 saut dans la duree, ce •átournant de l'experience •â, Deleuze

, # , , , trouve donc chez Bergson le moyen de tailler le concept sur la

1 1 1 chose meme, et de retrouver, par une torsion qui oblige l'esprit a

1 1 ) se defaire de la griiie categorielle anthropomorphe, intellectuelle, calquee sur l'action, l'esthetique transcendantale non reduite a sa

1 1 version psychologique kantienne, 1' •áetre meme du senti •â. Le transcendantal revient ainsi a depasser l'etat doxique'de

: 1 1 1 l'experience commune pour remonter vers ses conditions vir- tuelles. En cela consiste l'empirisme transcendantal : l'intuition bergsonienne, pensee du devenir, apporte une methode pour pas- liIl ser de l'individuation doxique de l'image-mouvement a la vision du temps lui-meme, a l'image-temps. C'est pourquoi Deleuze insiste toujours sur ces deux aspects correlatifs : depasser l'expe- rience vers les conditions de l'experience, cela concerne la realite asubjective de l'experience, telle qu'elle dessine la limite exte- rieure de nos facultes qu'il appelle l'ouvert, c'est-a-dire le reel, surgissant sur le mode bouleversant et intrusif du sublime, qui porte nos facultes a leur point de debordement. Le transcendantal est donc necessairement non doxique, puisqu'il defait les catego- ries de !'action, qu'il tourne le dos au sens commun et rebrousse la perception ordinaire, pour s'ouvrir a la duree virtuelle.

L'intuition bergsonienne permet a Deleuze de formuler le programme de sa reforme categoriale. Comme l'intuition selon

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Bergson, la pensee de la Difference s'insinue dans la duree, et donc la •ápresuppose •â. C'est pourquoi elle se donne les moyens de resoudre ce que Deleuze definit comme la question methodolo- &ue par excellence depuis Platon, celle d'une methode de divi- sion qui permette de resoudre un mixte en ses lignes de determi- nations reelles'. Simplement ces divisions ne doivent pas suivre les categories mal taillees de l'experience humaine, mais les lignes de fait du reel. L'intuition selon Bergson repond donc a l'empirisme transcendantal de Deleuze.

Deuxiemement, Deleuze reprend la distinction bergsonienne entre intuition du temps et perception spatiale, mais il la trans- forme, en ne la concevant plus en termes d'espace et de temps, mais d'individuation actuelle et de subjectivite virtuelle. En accord avec Bergson, la perception chez Deleuze concerne toujours l'ex- perience anthropomorphique et psychologique, et reste doxique alors que le virtuel releve d'une experience affranchie de ses cadres humains. Cela explique l'importance de Matiere et memoire, ou Bergson s'installe directement dans la matiere, et montre que les choses materielles forment un cas limite de la duree. L'empi- risme transcendantal debouche ainsi sur la theorie de l'image, qui fait du sujet humain et de sa perception cadree un centre d'inde- termination, un interstice entre les images, rapports de forces, actions et reactions de la matiere-duree. De la sorte, perception et matiere ne se distinguent plus que par degres, la matiere compor- tant l'ensemble des images, tandis que la perception ouvre sur ces ( images une perspective myope, prenant pour centre ou cadre une image particuliere subjectivee, un corps. Matiere et image s'identi- fient, la matiere n'etant qu'un bloc vibrant d'espace-temps. Dans cet univers acentre, la subjectivite humaine se produit sur un mode immanent, comme cadrage et coupure, interstice entre les images. L'intuition permet de s'installer dans cet univers, par un bond theorique qui nous delivre des cadres doxiques de l'experience.

En troisieme lieu, la methode transcendantale nous donne acces au difficile concept de plan d'immanence. Dans cet univers acentre, il n'existe que des blocs d'espace-temps, des composi- tions de rapports de force ou de matiere-duree. En suivant le premier chapitre de Matiere et memoire, Deleuze definit l'image

1. Deleuze, B, 24

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

comme un agencement de rapports de forces plurielles et diffe- rentielles, qui composent dans l'univers acentre de la matiere des zones d'individuations flottantes et provisoires. Ainsi, tout est image, mouvement, ou forces en devenir. Dans cet univers de forces en mouvement, d'actions et de reactions acentrees, on ne peut a la rigueur distinguer d'images partielles. Tout interagit sur tout. Ce point de depart, qui identifie la matiere a l'image en mouvement, c'est-a-dire a la force, la designe comme •áune matiere-ecoulement ou aucun point d'ancrage ni centre de refe- rence ne seraient assignables D'. C'est ainsi qu'il faut concevoir le plan d'immanence, qui presente la matiere en devenir sans le moindre decrochement transcendant. Or, l'intuition est la methode qui nous permet de nous installer directement dans la duree, de nous projeter au-dela de la perception centrke de notre corps.

Cette methode transcendantale de l'intuition, telle que Berg- son la definit, permet de definir le plan comme immanent et acentre, deux caracteres qui se presupposent reciproquement. Il est necessaire de partir de la duree, de s'installer en son mouve- ment et non de proceder a partir de la perception humaine comme le fait, par exemple la phenomenologie, pour demontrer genetiquement comment se centrent les perceptions et les sujets. Car, a defaut de s'installer sur le plan acentre, on ne peut comprendre l'individuation. L'analyse transcendantale montre comment se forment les images subjectives, et le caractere acen- tre de la matiere est bien la condition de l'individuation des ima- ges, car la question de la formation de l'image perceptive est la meme que celle de la differenciation d'une individuation. Pour en rendre compte neanmoins, il fallait s'installer directement dans la duree et decrocher du cadre humain sensonmoteur de la perception centree.

C'est pourquoi, eu outre, il est indispensable de produire la perception et non de partir d'elle, comme le fait, trop rapidement selon Deleuze, la phenomenologie, sous peine de presupposer ce qu'il s'agit de produire. D'ou l'importance du point de depart: l'etat de choses en perpetuel changement, le plan des forces de la matiere, dont emerge la perception comme intervalle, coupure et delai temporel. La perception n'est donc pas une representation

1. Deleuze, LM, 84

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de la duree, mais une coupe : la photogmphie, •áest deja tiree, dans l'interieur meme des choses •â'.

C'est en cela que l'intuition bergsonienne fournit le modele de l'empirisme transcendantal : elle degage la duree de sa version psychologique et la pose comme realite en soi, tandis que, recipro- quement, ce realisme de la duree autorise l'intuition a effectuer son analyse transcendantale dans les choses memes. •á Sans l'intui- tion comme methode •â, dit Deleuze, la duree resterait •á une expe- rience psychologique D, tandis que sans G sa coincidence avec la duree, l'intuition serait incapable de nous instailer dans les choses memes n2.

Le champ transcendantal porte sur l'experience virtuelle de la duree et non sur le decoupage psychologique et ordinaire de l'ex- perience possible : la logique depend d'une faculte portee a son exercice transcendant, c'est-a-dire involontaire et passif, ou la pensee subit la rencontre violente avec le signe. Cette rencontre actualise les lignes virtuelles de l'experience. Si Bergson permet en effet a l'analytique kantienne de trouver sa methode et d'aller droit aux faits, c'est qu'il substitue le virtuel au possible, et definit ainsi les conditions d'une veritable creation dans la pensee. La ou Kant assigne a l'effort conceptuel de la philosophie la tache de fonder, de justifier les repartitions deja bien connues du sens com- mun', c'est-a-dire finalement de legitimer un modele de rahona- lite qui lui preexistait et n'avait de fait nul besoin de son secours, Bergson - et Nietzsche - permettent a Deleuze de deporter l'ap- pareil kantien de sa visee de legitimation et lui assignent une npu- velle tache, qui n'est plus une fin, mais une quete : celle de la creation du nouveau.

1. Bergson, Mnliere el memoire, 188, 1G2 ; Dcleuze, PP, 78. 2. Delcuze, 0, 25. 3. Kant, Cnligue du jupmenl, 5 18-22, 40 et ce que Deleuze nomme << les decla-

rations de principe •â de la Critique de lo rouon pure : •á La plus haute pliilosophic, par rapport aux fins esseiitielles dc la nature humaine, ne peut conduire plus loin que ne fait lu direction que celle-ci a accardec au sens commun s (Kant, Ctilique de lo rnuon pure, cite par Deleuze, DR, 179, n. 1).

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CHAPITRE VI

L'APPRENTISSAGE DES SIGNES

EN montrant la pensee sujette a I'eRraction violente du signe, la critique proustienne de l'image de la pensee permet a Deleuze de corriger l'Analytique kantienne, mais, les analyses precedentes le montrent amplement, a travers un dispositif de references ct de collages textuels complexes et erudits. Pour comprendre comment Deleuze peut proposer de Proust cette lecture philosophique exi- geante qui convoque l'experience artistique de la litterature pour refuter l'image de la pensee, il faut revenir sur la question du signe. Toute la question de l'empirisme transcendantal en depend, car le signe, chez Deleuze, est matkriel et intensif. Du signe depend cette esthetique transcendantale qu'il faut maintenant aborder sous l'angle de la creation de pensee pour statuer du rapport entre litterature et philosophie.

Les deux versants de l'experience scindee entre une theorie a u sentir et une philosophie de la creation, se rejoigneni dans une theorie de l'apprentissage qui montre la pensee aux prises avec l'affection du signe. Ccla precise le parcours qu'il nous reste a effectuer : il faut considerer la critique spinozieune de l'univocite et de l'allegorie, analyser l'hypothese structurale d'une production immanente du sens et la dramatisation de l'Idee, avant de definir l'intensite et la contribution essentielle de Gilbert Simondon. Des Proust I, dans ce texte erudit, d'une rigueur qui confine a la precio- site (un manierisme moregeometnco) s'elabore un statut du sens, vec- teur du passage de l'essencc a la structure puis a l'Idee, qui implique une refutation de l'idealisme. Sur le socle d'un empi- risme renouvele s'elabore une theorie de la pensee comme ren- contre materielle, qui permet de contourner un traitcment allego- rique de la litterature pour la penser comme experimentation.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

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1 /LA RECHERCHE DE LA V ~ R I T E ET L'ALLEGORIE

de Proust, dit Deleuze, n'est pas fondee sur la recherche du temps perdu, la recherche d'un temps absolu, ou d'un fondement du temps mais sur l'apprentissage des signes, car •á apprendre concerne essentiellement les *es •â'. Cet apprentis- sage implique uue sensibilite aux signes, non une saisie immediate du sens, et ce commerce avec les signes s'effectue en son lieu propre dans la sphere romanesque, non dans le concept. 11 faut donc revenir sur le statut du signe chez Deleuze, et s'interroger sur son empirisme a la lumiere des analyses precedentes.

Des Prout I, on I'a vu, les signes se developpent en mondes, non depoums de systematicite mais pas pour autant unifies. Deleuze pluralise les t p e s de signes, les mondes qu'ils forment, leur modes signaletiques, en se situant dans une perspective plura- liste, regionale. De fait, N ces signes ne sont pas du meme genre, n'ont pas la meme maniere d'apparaitre, ne se laissent pas dechif- frer de la meme facon, n'ont pas avec leur sens un rapport iden- tique 9. Deleuze recense quatre mondes distincts qui fonction- nent dans La recherche (mais la liste n'est pas close) : le monde des signes mondains, que le narrateur dechiffre avec une patience d'entomologiste et l'excitation du snob ; les signes amoureux, subis et dechirants ; le monde des impressions ou qualites sensi- bles, emouvantes et stimulantes par la joie qu'elles procurent bien que cette joie demeure obscure. A ces trois modes d'affection pas- sionnelle que sont le social, le sexuel et le sensible, s'ajoute, on l'a vu, un quatrieme monde, celui de l'art, place en position emi- nente : a Tous les signes convergent vers l'art.

En quoi consiste ce privilege de l'art ? Nous le savons mainte- nant : l'art donne acces a l'essence virtuelle, un peu de temps a l'etat pur, et permet a la philosophie de reformer son image de la pensee. Cela conduit Jacques Ranciere a formuler a l'egard de cet usage de Proust et de la litterature une objection qu'il etend bien- tot a l'ensemble du systeme dc Deleuze, et que nous sommes maintenant en mesure de discuter.

1. Deleuze, P, 11-12 1. Deleuze, P, I I . 1. Deleuze, P, 21.

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!' L'APPRENTISSAGE DES SIGNES

Selon Ranciere, Deleuze peut bien se defendre d'un usage alle- gorique de la litterature, il n'en projette pas moins sur romanesque de Proust un systeme d'explication aussi contestable qu'eblouissant. En mesurant la reussite litteraire a sa capacite de rompre avec la representation, Deleuze importe de maniere bru- tale et illegitime des enjeux philosophiques en art, au mepris de sa protestation d'une egale dignite de l'art et de la philosophie. Subordonnant la litterature a la philosophie dont elle se trouve reduite a illustrer les combats, il la condamne a un statut subalterne.

Alors qu'il pretend trouver dans la litterature le veritable com- bat contre la representation, Deleuze n'analyse pourtant jamais lui-meme le travail litteraire en des termes moleculaires ou inten- sifs. Il se montre incapable d'echapper a la representation lorsqu'il traite de litterature, et s'interesse moins aux modes formels et a l'analyse materielle des procedes litteraires qu'a ce que l'intrigue, la fable ou l'interpretation symbolique nous disent. Ce faisant, il reduit l'art a se faire l'embleme de son propre pouvoir, et a se faire allegorie de

Meme s'il affirme une conception performative de Deleuze revient donc, selon Ranciere, a une logique symbolique archaique, ou conformement a la posture romantique, se fait discours sur la puissance de et l'art, recherche autote- lique de sa propre essence. Qu'il s'agisse de l'epopee du narrateur de La recherche, de la poursuite de Moby Dick, de la conquete de la litterature mineure par Kafka ou de la formule de Bardeby : toutes les histoires qu'il privilegie ne proposent pas seulement des allegories de la litterature ou de l'art, mais representent en outre le grand combat mythique d'une communaute fraternelle a venir, en lutte contre le systeme paternel de la representation. En redui- sant la litterature a sa fonction d'imager pour la philosophie le combat pour l'avenement d'un monde delivre de la representa- tion, Deleuze s'interdit en realite de penser le changement - car cette lutte ne prend jamais corps dans l'effectuation politique, et reste prisonniere de la fiction. Se satisfaisant d'une vision roman- tique et pessimiste de l'art qui autorise le saut mortel hors de toute representation dans l'abime indifferencie d'un Absolu inorga- nique, sans forme et invivable, Deleuze subordonne la litterature a la philosophie, et condamne par la meme la philosophie a corriger sans cesse une image de la pensee qu'elle se montre impuissante a reformer, et incapable de theoriser dans la realite sociale. Deleuze

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DELEUZE. VEMPIRISME TRANSCENDANTAL

ditmit en mgme temps la litterature, reduite a imager l'image de la pensee, et la philosophie, qu'il desarme, impuissante a se refor- mer elle-meme sans l'auxiliaire de la fiction'.

Cette analyse, brillante dans sa malveillance cinglante, applique a Deleuze une theorie du sens qui lui est etrangere et ne tient aucun compte de la refutation de l'analogie, de l'allegorie et du double sens qui caracterisent l'usage nouveau que Deleuze propose de la litterature. Force est d'admettre, naturellement, que Deleuze analyse en philosophe du romancier. II ne s'en- suit nullement qu'il pratique un commentaire allegorique de la lit- terature, a moins de considerer l'allegorie comme le seul rapport possible entre art et philosophie, ce que rien ne justifie.

Or l'allegorie repose sur la distinction entre sens propre et sens figure, et stipule que la figure, en art, ne delivre son sens veritable qu'a une inspection rationnelle qui la traduit en concept. Sans doute Deleuze peut-il donner l'impression de reconstruire, a par- tir de la litterature, mais non tout a fait dans son texte, un dis- cours qui prend appui sur le roman, mais dont les implicites et les consequences philosophiques le depassent. Un tel discours, qui extrait son dispositif conceptuel de la matiere litteraire, peut-il echapper a l'objection d'en presenter une traduction sur un mode aiiegorique ? S'agissant d'une analyse philosophique, son gain eventuel d'intelligibilite, et surtout le fait qu'elle se porte a un niveau speculatif qui n'est pas romanesque, assigne a la philo- sophie la tache d'extraire de sa verite theorique. Le philo- sophe substitue alors son discours a la litteralite de l'ceuvre comme on resout la matiere imagee du signe dans l'expression de son contenu signifiant, son sens. On a, semble-t-il, le choix entre une traduction qui restitue le sens de en l'exhaussant sur un plan speculatif, et la transpose en une version intelligible, mais par la, annihile sa puissance propre, position aiiegorique qui serait celle d'un Hegel2, ou une reprise, qui pose comme irre- ductible a ses interpretations : position hermeneutique, qui serait

1. Ranciere, •á Existe-t-il une esthetique deleuzienne ? •â art. cite, p. 536, et Ln chair du aoh, op. cil., p. 195-200.

2. Sans doute, Hcgd proposc-t-il une rtfutation en regle dc i'allegoric, mais il n'en reste pas moins quc le rapport entre philosophie et art consiste a substituer a la matikre irnagtc de l'art son vouloir dire speculatif, ce qui qualifie exactcrnent I'uUegoric. Voir Hegel, Cours d'nlhefique (tmd. f ran~. J.-P. Lefebwc et V. van Sclienck, Palis, Aubicr, 1995, 3 vol.

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i L'APPRENTISSAGE DES SIGNES

celle d'un Gadamer ou d'un et qui traite le sens de llcuvre comme reserve inepuisable. Le statut de l'articulation des discours differe : la philosophie ne couvre pas l'elaboration artis- tique par son elucidation intelligible, mais se place a cote de l'ceuvre, dans la concurrence et la non-totalisation des discours.

La position hermeneutique, qui semble avoir le merite de garantir l'independance de conserve pourtant de la posi-

1 tion allegorique ses deux postulats les plus importants : le sens I transcende la couche du texte, et n'est pas contenu en surface,

dans la litteralite de son texte. Surtout, sa transcendance le main- tient dans une independance anhistorique.

Deleuze propose une autre voie : la litterature ne s'offre pas a la philosophie comme une matiere passive en attente de recevoir sa veritable signification, mais comme un cas d'experience. L'in- sistance mise sur les signes indique des 1964 cette direction, que les versions de 1970 et 1976 accentueront encore. Dans les diffe- rents mondes de signes sensibles, la recherche de la verite comme apprentissage de signes se deroule de la meme facon, et conteste les deux principes d'une litterature allegorique : nul primat theo- rique de l'intellectuel sur le signe materiel, de l'intelligible sur le sensible. Mieux encore, la distinction du signe et du sens tombe. Deleuze procede ainsi : apprendre concerne essentiellement les signes ; c'est sur le terrain de la litterature qu'on peut decouvrir ce qu'est l'apprentissage, precisement parce que Proust, comme pra- ticien de la litterature, echappe aux prejuges d'une philosophie representative et pense l'apprentissage comme rencontre empi- rique de signes. Neanmoins, cette rencontre empirique, quand elle s'actualise sur le mode de l'art, delivre ce que Deleuze appelle en \ effet une essence. Pourtant, si l'essence ne s'actualise que par le mode de l'art, elle ne consiste jamais en une essence de l'art : au contraire, ce sont les qualites sensibles, les affects et operations de la culture exterieurs a l'art qui sont portes par lui a ce degre d'elaboration qui en revele l'essence.

En assignant a l'art une fonction d'acces a l'essence, Deleuze prend appui sur une position romantique, et s'inscrit dans le mou-

1. Ham-Georg Gadamer, VMe el meUiode (2' ed., 1965), trad. franc., 1977, nouvclle traduction revue et completee, Pierre Fmclian et al., Paris, Le Scuil, 1996 ; L'oclualrle du beau (1977), trad. franq. Elfic Poulain, Aken-Provence, Ni- nea, 1992 ; Paul Ricoiur, L? rneiophore uiue, Paris, Le Seuil, 1975, et Temps et red, 3 vol., Paris, Le Seuil, 1983-1985.

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vement d'evaluation de l'art qui prend naissance a la reception de la Critique de la faculte dejuger et se poursuit sous la forme d'une confrontation entre art et philosophie, la pensee elle-meme deve- nant style, tandis que la philosophie attend de l'art une reponse concernant ses conditions vitales d'exercice et un nouveau depart pour echapper a l'abstraction, a la separation de la connaissance et de la vie. Telle est •á la hantise, selon Raymond Bellour, qui pousse par exemple Deleuze a retrouver dans Proust les forces par lesquelles celui-ci s'oppose a la philosophie, pour y puiser l'inspi- ration d'une facon nouvelle de traiter la philosophie meme •â'.

La litterature apparait bien comme un vecteur de renouvelle- ment pour la philosophie, mais a l'aide de notions qui deroutent parce qu'elles donnent l'impression que Deleuze applique un reseau heterodoxe de concepts a un roman qui n'eu n'a nul besoin. L'erudition forte qui commande cette lecture dogmatique indique pourtant deux resultats importants : le caractere necessai- rement systematique d'une prise philosophique, qui ne procede nullement sur le mode du commentaire. ii s'agit plutot d'une relance de la philosophie a partir du cas concret. Deleuze procede ainsi depuis son premier texte consacre a La rel@use de Diderot2, et il applique toujours cette forme singuliere de systematique immanente a l'aeuvre. Ii faut ajouter, s'agissant de la premiere version de Proust, que cette systematicite prend le masque de concepts joyeusement heteroclites disponibles dans la tradition, comme la procession plotinienne, la recherche de la verite, la dia- lectique ascendante vers l'essence. Non que les aeuvres de jeunesse soient necessairement immatures, mais, se parant volontiers des depouilles du passe, il n'est pas douteux qu'elles produisent une deroutante impression d'eclectisme.

Il s'agit pourtant d'une methode d'invention. Une force nou- velle ne peut apparaitre qu'en mimant les forces precedentes qui s'exercaient deja, disait Nietzsche d'une formule que Deleuze aime a citer. Une telle force ne s u ~ v r a i t pas si elle n'emprun- tait le visage des forces precedentes contre lesquelies eue lutte •â, c'est pourquoi l'art de lire est aussi un art K de percer les masques et de decouvrir qui se masque et pourquoi, et dans quel but on

1. Raymond Bcllaur, •á Michaux, Deleuze n, in Gilk Debue. Une uie ..., op. cil., p. 537-545 (citation, p. 542).

2. Deleuze. •áIntroduction •â. in Diderot. L? relim'eue. Paris. Collection dc Pile " . Saint-Louis (depot de vente 1, nie Brullcr, Paris XIVc, 1947, p. vil-.Yx

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conserve un masque en le remodelant. >>' Cette theorie du masque, du mime et de la traitrise s'applique a merveille a la lec- ture de Proust, avec son usage provocateur de concepts venerables autant qu'incompatibles. Le nouveau se coule dans les rapports de forces existants, emprunte le masque du bien connu avant de pou- voir pretendre rivaliser avec lui et lutter contre lui. Il en va ainsi des concepts ambigus que Deleuze affectionne et qu'il tord au ser- vice d'un usage nouveau : l'absolu, l'Idee, la verite, l'essence du temps.

En revanche, on peut conceder a Ranciere, ce qui est tout a fait un autre debat, que dans cette premiere version de 1964, Deleuze se montre proche d'une position romantique, qu'il utilise un vocabulaire que l'on retrouve egalement sous la plume des tenants de l'allegorie comme l'essence ou la verite, et enfin, qu'il utilise comme matrice systematique le cadre d'allure neoplatoni- cienne ou plotinienne d'une procession vers l'essence, hierarchi- sant sans doute les mondes de signes non pas du materiel vers le spirituel, mais bien du doxique mondain vers l'experience imper- sonnelle. La reforme de l'image de la pensee engage une confron- tation avec l'art et Proust joue bien un role methodologique pour Deleuze.

De ce point de vue, Deleuze n'est pas tres eloigne des theories postkantiennes, qui conferent a l'art une fonction de compensa- tion, les romantiques accordant a Kant l'impossibilite d'une connaissance de l'absolu pour s'empresser de passer outre, et charger l'art d'une fonction de revelation qui supplee aux defail- lances de la connaissance de l'entendement. Si l'on lit La reclierche comme l'itineraire d'une vie, itineraire spirituel qui mene vers la decouverte de l'art, et que l'on restitue cet itineraire par une tra- duction philosophique, le roman peut se lire comme l'epopee d'une traversee du sensible vers le spirituel, et sa structure elle- meme sembler allegorique. Mais il faudrait pour cela que Deleuze delivre la teneur philosophique de cet itineraire, qu'il traite le roman en allegorie de l'essence de l'art, et qu'il reprenne une pos- ture critique au sens romantique de l'idealisme allemand, de Sclielling ou de Novalis, troquant les moyens conceptuels de la theorie contre l'embleme obscur, le hieroglyphe de l'Absolu. L'idee de l'Art, superieure a la connaissance reflexive, permettrait

1. Deleuze, W, 5 et 6.

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alors a la philosophie de redresser l'image scindee de la verite que l'entendement limite objecte a l'Absolu. Fascine par sa propre elu- cidation, qui devient en meme temps l'elucidation de la puissance sub-representative de la pensee, l'art serait alors essentiellement •á autotelique n', dans la mesure ou il porte sur sa propre puissance. Mais tel n'est pas le cas.

La recherche du tanpsperdu se resout bien en recherche de la verite sous la contrainte d'une lecture philosophique dont la systemati- cite, la teneur fonnelle et le dedain explicite de tout commentaire litteraire signalent qu'on a affaire a une philosophie de l'art. Mais dans la mesure ou l'art est experimentation, il n'est jamais autote- lique. Jamais en realite Deleuze ne reactualise une position ailego- rique. Il ne s'agit meme pas de comparer les differentes version de Proust, et de declarer la premiere ambigue, mais d'envisager le rapport qu'institue entre philosophie et litterature l'empirisme transcendantal, parfaitement explicite des cette premiere version. La critique de l'image de la pensee, a laquelle Proust nous convie, entraine la decouverte d'un nouveau mode de l'experience. Les mondes de signes de Proust I s'echelonnent en realite selon cet axe, qui va de l'experience doxique a l'experience transcendantale, que la litterature procure a la philosopliie parce qu'elle n'est pas, a l'instar de la pensee conceptuelle, aveuglee par l'image repre- sentative qu'elle se fait de la pensee. Loin d'attendre de la plulo- sophie l'elucidation de son essence obscure, c'est donc elle au contraire qui la provoque. Par sa capacite a s'affranchir des cadres doxiques de la psychologique ordinaire, la litterature fait figure de laboratoire pour la pldosophie.

II eu va du Proust de Deleuze comme du Raymond Roussel de Foucault2. Comment celui-ci aurait-il pu commettre la bevue d'ecrire un commentaire de l'oeuvre de Roussel, lui qui publie la meme annee dans La naissance de la clinique une preface metliodolo- gique consacree a la refutation de l'exegese et du commentaire ? Pour Foucault, le commentaire secrete lui-meme l'espace ou il se loge, suscite le double-fond de la parole parce qu'il separe le

1. L'expression vient de Jean-Marie Schaeffer (L'ml de l'& rnodme. L'esrl>elique el lo philm/~>l>ie de l'art du 91mf &le a nos jours, Paris, Gallimard, XRr, 1992).

2. Maclierey, PrCscntation •â, in Foucault, Roymand &usel, p. p.-m; voir aussi R Foucault lecteur dc Roussel : la litteralurc comme pliilasopliie •â, in A quoi pem la lilcemture? Exercice de p~llosopl~ie lillimire, Paris, PUF, 1990, p. 177-191,

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L'APPRENTISSAGE DES SIGNES

,-ontenu litteral de ce qu'il veut dire, et feuillette le texte en cou- ches equivoques et distinctes.

En scindant le discours entre ce qui est montre et ce qu'on a voulu dire, le commentaire produit la dualite de l'exegese, condi- tion de l'allegorie. La posture du commentaire repose ainsi sur ces deux postulats : l'exces du signifie cache sur le signifiant litteral, qui subsiste comme un reste necessairement informule de la pensee, et se conserve, intact, dans l'interiorite d'une essence pre- servee. Ce non-dit peut toujours ameurer a la parole. Le com- mentaire se glisse dans cet interstice ouvert entre un signifie, tou- jours excedentaire, et un signifiant bavard, qui veut toujours en dire plus que ce qu'il signifie. L'exegese hermeneutique se soutient de cette position allegorique, qui suppose elle-meme la duplicite du sens'.

En realite, toute position hermeneutique appartient a ce moment historique de la culture, qui specifie l'origine du sens comme transcendance divine, singuliere et presente, quoique cachee. La position d'une transcendance donnee dans l'imma- nence garantit la technique d'interpretation dont se soutient le commentaire, solidaire d'une theologie, impliquant un systeme de croyances, l'appartenance a une Eglise, l'affirmation de l'existence d'un Etre supreme qui prend la figure de la Revelation.

Cette critique de la posture du commentaire n'empeche nulle- ment Foucault de prendre avec Roussel le risque d'une critique du discours completement differente, ou se fait jour la possibilite d'une analyse, cessant de faire apparaitre les faits de discours comme des noyaux isoles de signification mais comme des seg- ments fonctionnels. Ce n'est pas un hasard si Foucault, comme Deleuze, noue etroitement son travail theorique au cours de cette periode a une enquete sur la litterature : elle fournit en meme temps une zone critique concernant les pliilosophies du sens et de la signification et un nouveau terrain d'exploration des marges, politiques, psychologiques et sexuelles2.

Deleuze en appelle donc a une critique clinique de la littera- ture, montre avec Sacher-Masoch que la litterature sert a pro-

1. Michel Iioucault, Jhirsnxce de In clinique, Paris, Pur, 1963, reed., •á Qua- drige •â, 1993, p. xir-xiri.

2. •áC'est pur sa marginalil6 meme, puisqu'elle consiste ans l'exploration de marges, que lu litterature eclaire en totalite l'histoire de n s pratiques et de nos savoirs •â (blachcrey, a Presentation s, O/,. i l . , p. lx-x).

k

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duire une symptomatologie qui en remontre meme a la nosologie medicale, et construit, avec Guattari, le concept de litterature mineure pour theoriser cette experimentation sur les bords de la marginalite sociale et psychique. La litterature est le lieu ou s'ela- bore un nouveau statut de l'experience, et a partir duquel on theorise, •á sur son modele en quelque sorte, d'autres •â experien- ces << comme celle de l'exclusion, du savoir, de la punition ou de la sexualite n, comme le note justement Pierre Macherey.

En faisant de la litterature le lieu d'exploration des frontieres entre normal et pathologique, Deleuze, comme Foucault ou Guattari, renverse completement les rapports entre litterature et philosophie. Si la litterature s'affirme comme un lieu strategique de theorisation de l'experience, ce n'est pas que ces auteurs meta- phorisent, subvertissent la theorie en fiction ou reduisent la littera- ture a l'allegorie de la pensee, mais bien qu'ils cherchent une nou- velle definition de l'experience, irreductible au vecu spontane comme a Pacte de conscience plienomenologique, ni theorique ni mentale, mais collective, pragmatique et attestable : et cela, la lit- terature la procure. En realite, seule la litterature est a meme, par ses propres capacites d'exploration, de se porter au-dela de I'expe- rience doxique, la ou le bien connu cesse d'exercer sa puissance. La litterature procure, selon l'expression que Foucault emploie pour Blanchot, •á la pensee du Dehors •â. Si Ranciere estime que la demarche de Deleuze reste prise dans l'equivocite et reduit la lit- terature a une formule qui image pour la pliilosophie les rapports de la pensee et du sensible, c'est qu'il neglige ce statut nouveau de l'experience, et la nouvelle definition du sens qu'elle implique. Pour preciser ces deux aspects, il faut inspecter avec soin le rap- port entre concept et Idee, signe et sens qui engage un rapport nouveau de la pensee avec l'experience. De ce point de vue, la litterature est pour la philosophie la limite experientielle qui lui assure de penser par le Dehors.

2 1 L'APPRENTISSAGE COMME RIINCOiWRE EMPIRIQUE

Si apprendre concerne essentiellement les signes, non le sens, c'est parce que les signes ne peuvent faire l'objet d'un savoir abs- trait, prive, interne, deductif. Les rapports entre signe et temps dependent d'un apprentissage temporel, non d'un savoir abstrait. La recherche de la verite ne subit pas dans le sensiblc un moment

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de conversion necessaire mais deplorable, dont il conviendrait de se degager au plus vite. C'est tout le contraire : il n'y a recherche de la verite que dans le sensible, et seul l'art peut en delivrer la ~eri te . S'il y a verite dans d'art, celle-ci ne s'obtient qu'au niveau du sensible, et ne peut etre delivree que par l'art. C'est meme pour cela que La recherche est une lecon de verite. La philo- sophie, en ce sens, recueille la lecon de l'art, eile ne la produit pas, elle ne la traduit pas, elle l'epelle. Mais elle l'epelle pour servir a ses propres fins, ici, une Esthetique transcendantale qui ne se soucie guere de proceder en meme temps a une critique de

romanesque. La lecon de verite de La recherche consiste en ceci que les signes

forcent a penser : c'est pour cela que l'art propose a la philosophie une nouvelle image de la pensee. Les signes faisant l'objet d'une rencontre, cet apprentissage met la pensee en rapport d'effraction avec son dehors sensible. Deleuze reprend le concept de Dehors a Blanchot, mais le traite en empiriste : ni intuition intellectuelle prelevee dans le milieu theorique seul, ni intuition sensible prele- vant directement dans l'objet un contenu s'idealisant, le Dehors implique une rencontre sensible qui s'impose a la pensee comme une force. Ce que la pensee rencontre dans ce rapport de forces ou elle se revele essentiellement patiente, c'est un apprentissage de ce qu'eue ne peut tirer de son propre fond - apprentissage de signes.

Deleuze resume ceci dans la premiere version de Proust en un extraordinaire paragraphe, qui condense les difficultes de l'empi- risme transcendantal :

Apprendre concerne essentiellement les slynes. Les signes sont i'ob- jet d'un apprentissage temporel, non pas d'un savoir abstrait. Apprendre, c'est d'abord considerer une matiere, un objet, un etre comme s'ils emettaient des signes a dechiffrer, a interpreter. II n'y a pas d'apprenti qui ne soit 1' •áegyptologue •â de quelquc chose. On ne devient menuisier qu'en se faisant sensible aux signes du bois, ou medecin, sensible aux signes de la maladie. [...] Toul ce qui nous apprend quelque chose emet des signes, tout acte d'apprendre est une interpretation de signes ou de hieroglyphes'.

Considerons d'abord le debut de ce passage avant de nous tour- ner vers cette etrange conception de l'apprentissage comme sensi-

/ 1. Dcleuzc, P, 10-1 1. Voir DR, 35.

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bilite aux signes, comme receptivite. L'apprentissage concerne ((essentiellement n les signes, qui sont l'objet d'un apprentissage temporel, non d'un savoir abstrait, et que Deleuze specifie comme des hieroglyphes, ce qui renforce leur densite obscure.

Ce hieroglyphe obscur et enveloppe signale la place de l'es- sence ou de l'Idee, que Deleuze concoit paradoxalement comme une objectite qui emeut sur le mode sensible. Cela indique le rap- port entre signe et essence, et sert a rendre le signe plus dense et plus obscur : meme si, dans la premiere version de Prout, Deleuze tire parfois la hierarchie des signes du cote d'une dematerialisa- tion progressive, apprendre, pour la pensee, ne consiste pas a trouver la verite en elle-meme, ni a la retrouver dans un sens desincarne, mais a la produire par la rencontre avec ce hiero- glyphe obscur, qui s'impose dans une rencontre empirique. C'est cette rencontre qu'il nous faut maintenant etudier.

En deuxieme lieu, l'apprentissage est temporel, non parce qu'il vise le temps a l'etat pur, mais parce qu'il procede de cette ren- contre empirique avec un emetteur de signe, matiere, objet ou etre, et surtout parce qu'il depend d'une appropriation qui prend du temps. La verite se temporalise et s'actualise dans une ren- contre concrete, heterogene, aleatoire. Le cadre de cet apprentis- sage, c'est le devenir sensible, au sein duquel il developpe sa petite duree. La ou le savoir ne s'engendre pas lui-meme sous forme deductive, la pensee prend du temps, et surtout elle se produit par rencontre sensible, non par ideation. Deleuze prend clairement position contre une figure instantanee de l'intuition intellectuelle.

L'apprentissage temporel du signe nous fait passer d'une figure de la pensee a unc autre, du savoir abstsait, instantane, eternitaire et immediat a la duree empirique d'un apprentissage temporel. Ce passage d'une figure a une autre s'attcste en effet chez Proust, qui reprend le cadre bergsonieu de l'opposition entre l'intelligence et l'intuition, et l'elabore sur le terrain different d'une distinction entre pensee rbflexive et travail du style. En critiquant les verites de l'intelligence, Proust emprunte a Bergson sa critique de l'objec- tivite, seulement capable, on l'a vu, de produire des verites conventionnelles, c'est-a-dire stereotypees, a usage uniquement pragmatique, utilitaire, collectif, qui se resolvent dans leur capa- cite a agir et se caracterisent par leur exteriorite. Des verites, dit Bcrgson •átrop larges •â, i< mal taillees •â. On se souvient que Deleuze appliquait cette thematique bergsonienne a la critique des categories chez Kant, conditions excedant leur conditionne.

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L'APPRENTISSAGE DES SIGNES

Mais elle implique egalement une deuxieme consequence, qui concerne maintenant le statut du langage et celui de la sipification.

Chez Bergson, ces verites trop larges comportent une critique de l'idee generale, solidaire d'une critique du langage, porteur de generalite, et montrent que la structure categorielle se laisse cap- ter par les mailles linguistiques : la pensee se soumet au langage : •áUn Platon, un Aristote adoptent le decoupage de la realite qu'ils trouvent tout fait dans le langage ... n Si l'intelligence reste prison- niere des categories de la langue, c'est que son mouvement consiste a operer par concepts e t categories, d'ou l'opposition bergsonienne, dans laquelle Proust se cale, entre science et intelli- gence, d'une part, intuition et experience esthetique, de l'autre. La demarche intellectuelle de la connaissance objective plaque sur l'experience ces categories trop larges, incapables de la precision dont la philosophie a besoin, parce que la pensee adopte le decou- page que le langage opere dans la realite, alors que ce decoupage est d'abord pragmatique.

Autrement dit, la reserve de possible qui renvoyait tout a l'heure a la structure anthropologique du sujet transcendantal kantien, fait maintenant apparaitre la vertu sociale, a la fois prag- matique et utilitaire, du langage humain. Cet aspect fait de Berg- son un precurseur de l'analyse pragmatique du langage et dote sa critique de l'intciiigence d'un aspect social ou politique. Bergson estime que •á le langage transmet des ordres ou des avertisse- ments •â, sa vocation est donc •á grossierement utilitaire •â, •á indus- trielle, commerciale, militaire, toujours sociale •â. Cette conni- vence entre le langage et la pensee intelligente, qui s'etablit sur le plan social de l'organisation du travail, fait de la logique un dispo- sitif fondamentalement conservateur, c'est-a-dire reifiant, ralenti dans la matiere, impropre a saisir la duree'.

Le langage releve de l'action sur la matiere, et lui emprunte ses procedes, et ses modes : K appel a l'action immediate •â, le langage est un faire, non une symbolisation. Bergson enonce une concep- tion performative de la langue qu'on s'attendrait plutot a trouver sous la plume d'Austin : le langage est pragmatique avant d'etre signifiant, il produit une action avant d'enoncer une signification.

1. Bergson, La /IPN& el le rnouuanl. p. 1321, et Delcuze, p. 38-40 et B, 40. Deleuze s'en souviendra lorsqu'il fera de une N Ralcntie n, Deleuze, Guattari, QP, 112.

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Meme si l'on peut distinguer un ordre prescriptif et un ordre des- criptif, dans le premier cas, dit Bergson, il s'agit d'un appel a l'ac- tion immediate, et dans le second, il s'agit du N signalement de la chose ou de quelques-unes de ses proprietes en vue de l'action future •â'. Dans les deux cas, le langage releve du signal qui declenche l'action, et n'accede que tres secondairement a une fonction signifiante.

Cet aspect, decisif pour la theorie du langage que Deleuze met en et qu'il deraillera avec Guattari dans Mille phteaux, contribue a disqualifier toute vision uniquement linguistique ou signifiante du langage, et sert deja a indiquer que, y compris pour la litterature, ou l'ordre descriptif l'emporte sur l'ordre prescriptif, la langue provoque une reaction sensible, meme si on peut consi- derer, avec Proust, que seul le travail du style permet de produire ce choc en detruisant le moule des significations conventionnelles. •áLe langage est transmission du mot fonctionnant comme mot d'ordre, et non communication d'un signe comme information •â, ecrivent Deleuze et Guattari, en reliant cette thematique bergso- nienne a la Deuxieme dksertation de la Genealogie de la morale et a Marx. La fonction du langage est politique avant d'etre utilitaire : elle vise une domination avant de seMr un besoin. Le mot ne contient pas une information, mais un commandement, un mot d'ordre, verdict, •ápetite sentence de mort •â qui •ádonne des ordres a la vie 9, et sa fonction performative, non discursive, releve de l'ordre punitif du dressage : produire activement, vio- lemment des sujets sociaux. Chez Bergson, cette analyse du lan- gage comme acte social est bien esquissee, meme si elle ne debouche pas sur une critique sociale. L'accent politique n'en est pourtant pas tout a fait absent, mais il se deplace vers l'opposition ontologique de l'espace et du temps, de l'intelligence et de l'intui- tion, sans entrer dans l'analyse critique des dispositifs sociaux con- crets dans lesquels il s'insere. Cela permet neanmoins a Bergson de comprendre le decoupage linguistique comme un cadrage social, calquant les rapports de domination du travail sur la matiere mise en forme : •áLes choses que le langage decrit ont ete decoupees dans le reel par la perception humaine en vue du tra- vail humain.

1. Bergson, Lo pensee et le aouuonl, p. 1321. 2. Deleuze, Guattari, ILIP, 95-97. 3. Bcrgson, La peu& et le mouuonl, p. 1321.

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L'APPRENTISSAGE DES SIGNES

Bergson ne poursuit pourtant pas l'analyse du langage dans la direction d'une critique politique du code social imprimant son ,,mmandement sur les corps, relevant de la domination plus que de la theorie, et produisant des sujets. Cet aspect, que Deleuze considere au contraire avec Guattari dans Lgnti-Edipe et dans Mille plateaux, est un bon indicateur pour dater.i'aua1yse. Toute cette argumentation neglige l'aspect marxien d'une analytique des Wes de domination sociale effective. Deleuze ne s'interesse en 1964 qu'a l'aspect bergsonien d'une difference generale entre matiere et esprit, espace et temps, a laqueue repond le dedouble- ment entre l'intelligence doxique et l'intuition transcendantale. L'apprentissage temporel distinct d'un savoir abstrait reprend l'in- tuition bergsonienne, qui se degage •ádes mots pour aller aux choses n'. Meme si Bergson ne diminue pas l'intelligence, il pose a cote d'elle une faculte differente, capable d'une autre espece de connaissance plus directe et plus juste : la metaphysique, qui fait appel a l'intuition et qui s'oppose a la science intelligente.

Quand la pensee s'aligne sur la grille du langage, elie s'etablit dans le possible en tournant le dos a l'experience reelle dont elle procede pourtant, et cette dimension sociale reifiee releve du conformisme doxique, non des rapports violents de domination sociale : Bergson contribue bien ainsi a la theorie du mineur et du majeur que Deleuze developpera avec Guattari, mais l'analyse ne se deploie pour l'instant que dans l'espace rarefie de la metaphy- sique, sans s'etablir sur le plan concret des luttes sociales. Deleuze fait de Bergson neanmoins le penseur de l'experience, capable d'assurer a l'analyse transcendantale un rapport a l'empirisme delivre des pieges doxiques du langage ordinaire, meme s'il se montre indifferent en 1964 au volet proprement politique de l'analyse.

Apprendre, c'est suivre les lignes de faits du reel. Deleuze inter- prete ce tournant de l'intelligence et de la pensee representative vers l'intuition sur le mode transcendantal, ce qui lui permet d'evacuer le dualisme bergsonien entre deux modes de la pensee. 11 ne s'agit plus de cliver la pensee entre un mode operatoire per- ceptif et un mode temporel intuitif, eu assignant a l'intuition un acces plus direct a l'etre. Deleuze imprime, on l'a vu, a Bergson une scission kantienne : il s'agit de depasser l'experience, utilitaire

1. Ibid., p. 1323. l

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chez Bergson, phenomenale chez Kant, vers ses conditions trans- cendantales : K on depasse l'etat de l'experience vers les conditiorrr de l'experience •â. Deleuze, reprenant l'analyse bergsonienne, accomplit pour son compte le mouvement neokantien qui consiste a retrouver, en sautant par-dessus l'interdit kantien, les choses memes.

L'intuition bergsonienne indique comment revenir de l'expe- rience empirique vers ses conditions transcendantales, mais contrairement a Kant, ces conditions transcendantales ne sont plus ni possibles, ni donnees au prealable par la structure du sujet, dont la receptivite est informee par sa grille categorielle spon- tanee, prealable et seulement subjective. Avec Bergson, Deleuze tient le moyen de passer des conditions seulement possibles de l'experience, plus larges que le conditionne, vers les conditions virtuelles de l'experience reelle.

Deleuze corrige le dualisme bergsonien en comprenant l'espace et le temps sur le mode logique du phenomenal et du transcen- dantal, et simultanement, il applique a Kant la critique bergso- nienne du possible. 11 exhibe une inspiration kantienne chez Berg- son, et ce faisant, il minore considerablement le clivage ontologique entre matiere et duree, intelligence et intuition. Pour lui, ce clivage vaut simplement comme difference entre le virtuel et l'actuel : a ce compte, Deleuze peut appliquer le modele kan- tien de la cesure entre phenomenal et transcendantal au dispositif bergsonien. Ce faisant, il a profondemeni transforme et Bergson et Kant.

L'etat de l'experience designe bien chez Bergson l'experience humanisee, saisie a travers un scheme categoriel general, utilitaire et abstrait, mais egalement l'experience mise en forme par une conscience intelligente, substantialiste du cote du sujet comme de l'objet, reifiant la duree, scindant le sujet de l'objet. Lorsque Berg- son, kantien, veut revenir de l'etat de I'experience humanisee, intelligente, phenomenale vers les conditions de l'experience, il entend menager a l'esprit un acces immediat a I'experience reelle, aux lignes de fait virtuelles, en passant outre la structure represen- tative de l'intelligence pour s'installer dans la duree. A ce prix, le depassement de l'etat de I'experience vers les conditions de l'expe- rience degage ce que Deleuze entend par empirisme transcendan- tal, et c'est bien de l'experience de la litterature, au double sens de l'effet produit par La recherche, et de l'experience de praticien que Proust met en dans son texte, que surgit, pour la philo-

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? L'APPRENTISSAGE DES SIGNES

la chance conceptuelle de theoriser un nouveau rapport entre concept et experience.

C'est parce que Proust, praticien, se met en etat de suivre cles lignes de faits >> du reel, qu'il propose une methode pour la philo- sophie. Abordant la question de la verite par le medium de l'art, Proust echappe a ce que Deleuze appelle l'image de la pensee representative. Il faut bien insister sur le role de l'art, comme ter- rain d'experimentation pour la philosophie. C'est sur le terrain heterogene de la litterature que le philosophe produit des concepts, qui ne traduisent pas mais trouvent en eiie l'oc- casion de leur exercice. Mieux determiner cet empirisme trans- cendantal comme experience reelle, substituer, selon les termes de Deleuze, a l'image de la pensee que vehicule la pensee representa- tive, une logique de la Difference, c'est donc, pour la philosophie, se laisser instruire par une experience de pensee differente, non reductible a elle, l'experience de i'art. Et pourtant, cela ne signifie ni que l'art est en mal de concepts et attend du philosophe son elucidation (c'est meme le contraire), ni que le philosophe doive se faire artiste, pour produire, a la ressemblance de l'art, des enonces poetiques, substituant leur pouvoir d'evocation a une articulation couceptueiie nette.

De ce point de vue, Deleuze n'a pas choisi La recherche du temps perdu par hasard. Proust reprend pour son compte la difference bergsonienne entre intelligence et intuition, et la porte sur le seul terrain esthetique, le terrain du sentir, le seul qui concerne l'art, et le concerne exclusivement. 11 deplace l'opposition bergsonienne entre intuition et utilisation doxique du langage puisqu'il est ecri- vain et que la langue constitue son materiau de creation, mais il ne cesse, lui aussi, d'opposer le travail de la sensibilite intuitive a celui de l'intelligence decevante. Cette opposition contient une critique de la philosophie en son ensemble, y compris de ceiie de Bergson, qui n'apparait nommement dans LQ recherche qu'a travers un Boutroux reduit a une simple silhouette, satire Iiilarante de l'universitaire, et meme seulement indirectement, a la favenr d'une conversation que Boutroux aurait eu avec Bergson, conver- sation elle-meme rapportee par un enigmatique philosophe uorve- gien, qui fait dans le roman une apparition autant fugitive que burlesque. Ce personnage secoudaire, qui tient un petit role dans un diner des Verdurin, est surtout remarquable par la celerite avec laquelle il s'eclipse, au cours d'allees et venues dont Proust juge bon de preciser qu'elles repondent a d'urge tes pressions

)"

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDAiqTAL

intestinales, plutot qu'aux exigences du concept. Digne mediateur pour introduire Bergson ! •áJe ne sais si cette conversation entre M. Bergson et M. Boutroux est exacte. Le philosophe norvegien, pourtant si profond et si clair, si passionnement attentif a pu mal comprendre. Personnellement mon experience m'a donne des resultats opposes n, commente laconiquement le narrateur', ce qui suffit a congedier le philosophe ratiocineur.

Tous les motifs intellectuels de La recherche sont satiriques. Les rapports de Proust a l'univers theorique sont bien differents de ceux d'un Joyce ou d'un Musil, qui integrent a la trame roma- nesque l'apport de motifs intellectuels. Proust ne cesse d'insister sur le fait que la litterature possede une force d'intelligibilite qui lui est propre, et distingue le travail du romancier qui capte direc- tement des sensations, et celui du penseur, qui manipule des idees conscientes et volontaires. On n'ecrit pas avec des idees sur la lit- terature, mais avec des sensations les plus brutales possibles, reve- lees par le style. C'est un tel complexe sensitif que Deleuze nomme successivement une essence, une structure, une Idee, puis, dans la derniere partie de son ceuvre, un percept. L'Idee capte un complexe de sensations, elle n'en produit pas une elucidation rationnelle. Au contraire, les theories sur l'art sont severement cri- tiquees, car elles relevent d'un mode opinatif mondain qui n'a rien a voir avec la pratique de l'ecriture elle-meme. ((L'art veri- table n'a que faire de tant de proclamations et s'accomplit dans le silence 9, non dans le mutisme de mais dans le silence des opinions toutes faites. Le travail du romancier consiste a ecrire, certainement pas a produire une theorie sur l'ecriture.

Theories esthetiques et jugements sur l'art se bornent a rame- ner les proprietes de a la vulgarite des poncifs, par impuis- sance de l'intelligence a decrypter les effets de l'art, et le roman- cier lui-meme, qui pourrait echapper au poncif, n'a pas de secours a attendre d'une reflexion seconde sur l'art. Ce n'est pas une experience autre que l'art viendrait offrir a la theorie, mais un autre rapport a l'experience. hoquant •ála grossiere tentation pour l'ecrivain d'ecrire des intellectuelles•â, Proust

1 . Proust, A In recherche du lempspndu, op. cil., R Sodome et Gomorrhe n, II, 284- 285. Sur les rapports entre Proust et Bergson, voir Bergson, Melonp , op. i l . , p. 1610 et p. 1326.

2. Proust, A lo m h e r c h du temps perdu, op. ci!., I I I , 881.

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repond : •á Grande indelicatesse. Une ou il y a des theories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. •â'

La legitimation theorique ne vaut rien en litterature, parce que le jugement reste une valeur d'echange collective et stereotypee, fluctuant selon le cours du marche de l'art et des opinions. Le cout, convention marchande du prix, ne mesure pas plus la valeur du don, que l'intelligence critique n'est capable de saisir la qualite d'une Position relativiste et elitiste, assez proche de l'orien- tation nietzscheenne : ce qui mesure la qualite d'une c'est l'ebranlement qu'elle produit sur une pensee-artiste, une amitie stellaire. S'il y a bien inJne une reevaluation de la pensee, du moins dans la lecture que Deleuze donne de Proust, il s'agit d'une pensee non conceptuelle, propre a la creation litteraire, en tant que le style consiste a degager des impressions leurs verites, soit, mais sur son terrain propre, une actualisation sensible dans l'ecri- ture, non un resultat theorique, la verite consistant non pas a degager l'idee de l'impression mais a la faire sentir. Bref, Proust insiste sur la specificite non inteiiectuelle, stylistique et sensitive de l'elaboration litteraire. En ce sens, il est bien theoricien et critique de la litterature, et bien sur, a ce compte, La recherche du h p s p e r d u enveloppe aussi une theorie de l'art.

Mais c'est le regime theorique que Proust transforme, et Deleuze trouve chez lui une confirmation du statut nietzscheen qu'il accorde a la critique : elle doit etre pratique et non reflexive, clinique et vitale, non speculative. Lorsque Proust est critique, c'est par l'operation du pastiche. Sa theorie de l'art reste stricte- ment subordonnee a son effectuation pratique, a son modtu ope- randi, et n'est qu'un resultat second, un epiphenomene du faire. L'ecriture enveloppe bien une theorie, mais seconde et derivee.

Pourquoi cette position interesse-t-elle tant le pliilosophe, bien oblige de s'en remettre a l'intelligence theorique? C'est que Proust elabore une Idee inconsciente, s'arrachant par divergence a l'experience ordinaire, produite au niveau sensible par le travail du style. Jamais Proust n'accorderait que le travail du style ou la reussite litteraire procedent d'un travail d'elaboration philoso- phique. Pourtant, il refuserait tout aussi energiquement d'etre livre aux impressions subjectives. II lui faut determiner un regime de pensee propre a l'art, ce qu'il fait en assignant a la creation un

1. Ibrd.

l

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DELEUZE. LT.MPIRISME TRANSCENDANTAL

terrain d'experience specifique, indifferent aux speculations meta- physiques, et il rejoint, mais par un autre biais, ce que Deleuze dit de Bergson : •áLes conditions de l'experience sont moins determi- nees dans des concepts que dans des perceptr purs. •â' L'opposition entre concepts philosophiques et percepts que Deleuze elabore dans sa derniere philosophie fait donc sa premiere apparition, fugitive mais notable, dans ce texte de 1966, favorisee par l'attention que Deleuze accorde au roman de Proust.

L'opposition entre ces deux figures de la verite, l'image de la pensee intellectuelle qui concoit la verite comme l'acte volontaire et methodique de la pensee, et la figure de la creation comme effraction violente, subie par une pensee patiente, montre la conti- nuite rigoureuse entre cette thematique et celle de Dfmence et repe- tition. Il s'agit de preciser comment la pensee peut etre produite a l'interieur de la pensee, c'est-a-dire, d'expliciter la genese de la pensee, a l'occasion d'une rencontre sensible, qui disjoint les facul- tes et les porte a leur transcendance, leur limite. Nous l'avons vu, apprendre concerne essentiellement les signes parce que la pensee ne rencontre pas la verite a l'interieur de la pensee comme intui- tion intellectuelle, mais, pour Proust, comme pour Deleuze, la pensee se produit par exteriorite.

Cette exteriorite procede chez Proust de sa defiance a l'egard de l'intellectualisme : Deleuze a parfaitement raison d'insister sur le fait que le signe se produit par contrainte violente, et que cette violence subie par contrainte et hasard developpe en reaction une interpretation qui n'est jamais volontaire, ni consciente. Juste- ment, cette genese pathique de la pensee, Proust la met en sur un mode constamment sensible, et c'est la raison pour laquelle il interesse Deleuze. Le roman fournit un terrain de validation pour la theorie des rapports entre pensee et sensible que Deleuze presente en 1967, devant la Societe francaise de philosophie, sous le titre •áLa methode de dramatisation •â. Cette methode, reela- boree dans Dcerence et repetition, sous le titre : ((Universalite de la

1. Dcleuze, B, 19 (je souligne).

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L'APPRENTISSAGE DES SIGNES

dramatisation •â, pense la production de la pensee a partir de l'effraction du signe.

Voila en quoi la lecture de Proust valide la philosophie de Deleuze. Eiie contient une methode pour penser la creation de la pensee sous la violence du signe, creation que le romancier expose comine art litteraire, et qui renseigne la philosophie, quant a elle, sur la maniere dont l'affecte son dehors, ici, la litterature. La verite, selon Deleuze, n'est pas du ressort de la philosophie seule, et surtout, elle ne s'effectue pas dans une situation speculative uniquement theorique.

Nous ne cherchons la verite que quand nous sommes determines a le faire en fonction d'une situation concrete, quand nous subissons une sorte de violence qui nous pousse a cette recherche'.

Proust le montre en effet : le signe se rencontre par hasard, et la verite qu'il delivre ne se trahit qu'a des signes involontaires. La recherche de la verite depend d'un hasard exterieur et ne consiste en rien de plus qu'une reaction a l'effraction du signe. La violence subie commande une reponse intellectuelle, ce pourquoi l'inter- pretation du signe peut etre consideree comme une riposte passive qui explique le signe en le developpant : •á raison pour laquelle la Recherche est toujours temporelle 9, car ce developpement est discursif, meme s'il se produit a partir d'indices non discursifs, de bribes de signes saisis dans leur materialite expresse.

La verite n'est donc pas un Absolu transcendant auquel l'art se rapporterait par sursaut ineffable : elle n'est rien de plus que la reaction au choc subi par la rencontre d'un signe, matiere qui se diversifie en objet ou etre. Quelle que soit la rencontre, avec un auteur, un etre, une chose, une qualite, c'est d'abord une matiere qui emet des signes. Apprendre, c'est considerer les hieroglyphes que l'on rencontre G comme s'ils emettaient des signes a dechif- frer •â. L'apprentissage est un assujettissement aux forces des signes.

C'est bien ainsi que Proust procede. C'est Proust qui declare suivre une marche inverse de celie des peuples, et passer d'une ecriture phonetique rationnelle a un dechiffrement de crypto- grammes non ideographiques, c'est Proust qui accorde plus de temoignages aux qualites sensibles (rougeur, afflux de sang, silence

1. Proust, A lo recherche du lemps perdu, ofi. cil., III, 880 ; Deleuze, P, 24. 2. Deleuze, P, 25.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

subit) enonces eux-memes ; c'est Proust qui fait porter le travail de l'ecriture sur la materialite la moins elaboree et non sur le contenu semantique d'un discours, comme le montre i'impor- tance du mensonge dans les relations amoureuses, seule reponse a l'avidite semiologique de la jalousie, et qui remplace l'interpreta. tion discursive des significations par la description des qualites sensibles les plus evanescentes'. L'ecrivain repudie le pouvoir eclaircissant de la parole discursive. Le travail litteraire ne se situe pas sur le plan des enonces signifiants mais consiste en une exposi- tion stylistique des qualites sensibles. Voila ce que Deleuze a en vue lorsqu'il dit du romancier qu'il se fait l'egyptologue du monde qu'il dechiffre, ce qui revient a passer d'une ideographie dont les . caracteres sont assignables au hieroglyphe, mixte aleatoire de donnees phonetiques et de pictogrammes. Penser le monde comme un rebus de signes a dechiffrer, assigner a l'art la tache d'operer ce dechiffrement, c'est bien ce que dit Proust. Mais, par un habile retournement, ce que dit Proust sert de matrice a I'in- terpretatiou qu'on lui applique. Cette reversibilite du processus semble alimenter la these de l'autotelie, la litterature portant moins sur les mondes qu'elle decrit que sur son propre fonction- nement. Mais ce serait compter pour rien la richesse de descrip- tion des mondes qu'entreprend La recherche, qu'on ne peut reduire a un interet pour la litterature, meme s'il est preeminent.

Surtout, Deleuze va plus loin : il ne se contente pas d'indiquer comment dechiffrer une d'art, mais traite explicitement de n'importe quel apprentissage. Son exemple de predilection, berg- sonien, est la nage. Il ne s'agit plus de cantonner l'apprentissage a la formation du narrateur. Pas plus qu'on ne peut limiter l'exercice de l'apprentissage a celui de l'art, on ne peut reduire la recherche a la decouverte d'un style. Ce qui est en jeu, dans cet apprentissage qui traverse les trois versions de Proust, fil tendu qui relie Prout I a D$erence et repetition, c'est la genese sensible de la pensee, et si le romancier sert de guide au philosophe, c'est parce qu'il explicite cette genese sensible en restant obstinement sur le terrain de l'affec- tion, en traquant ses effets sur le mode sensible, sans passer sur le plan theorique d'une representation intellectuelle de la pensee.

le modele d'une chaine markovienne, avec la theone de I'heccbite. Sur tout ceci, Delez~ et l'art, chap. 5 et 7.

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L'APPRENTISSAGE DES SIGNES

Du coup, cela inverse le probleme, et il faut alors se demander la litterature recoit ce privilege exorbitant de servir de pour le dechiffrement de tout apprentissage. Non seu-

lement elle n'est plus autotelique, mais devient, si l'on peut risquer le terme, heterotelique. La creation litteraire ne s'identifie pas a l'evaluation critique de sa propre capacite a symboliser l'essence de l'art, et Deleuze montre qu'une production artistique reduite a evaluer elle-meme son effet n'aurait aucun interet. L'enjeu de la litterature n'est pas elle-meme, le but de l'art n'est jamais d'eluci- der l'art. Deleuze est constant sur ce point. Ecrire, c'est devenir, mais ce n'est pas devenir ecrivain. Cette formule, qu'il propose dans Dialogues, est reprise litteralement dans Critique et clinique'.

Ecrire, c'est aussi devenir autre chose qu'ecrivain. A ceux qui lui demandent en quoi consiste l'ecriture, Virginia Woolf repond : qui vous parle d'ecrire? L'ecrivain n'en parle pas, soucieux d'autre chose2.

Soucieux de quoi ? De l'experience, de l'heterogeneite consti- tuante qui produit la pensee par rencontre. L'ecriture n'a jamais sa fin en soi-meme, parce qu'elle fonctionne sur le mode de l'exte- riorite, et capte des forces vitales et sociales qui ne sont ni person- nelles, ni indiduees, ni donnees sur le mode de Ynteriorite. C'est f justement parce qu'elle est irreductible a l'express on de la subjec- tivite de son auteur autant qu'a celle d'une essence de l'art que la creation litteraire est apprentissage, c'est-a-dire tournee vers autre chose qu'elle-meme.

Maintenant, qu'est-ce que l'apprentissage ? Une sensibilite aux signes. Tout apprenti est egyptologue. Ce qui compte, dans la pre- cision qu'apportent les lignes suivantes concernant cette egypto- logie, c'est le recours a l'art comme faire artisanal et pratique reglee : le menuisier est sensible au bois, le medecin a la maladie. Deleuze parle de l'interpretation comme d'un art, et d'une inter- pretation immanente a toute poiesis, non de la vertu magique d'elucidation des Beaux-Arts. L'apprentissage, cela vaut pour tous les apprentissages, qu'il s'agisse d'un metier manuel ou d'un art liberal, d'une pratique theorique reglee qui exige de la finesse comme la medecine, ou une competence sportive comme la nage, et par surcroit, cela vaut aussi pour l'ecrivain - est une sensibilite

1. Deleuze, D, 54. 2. Deleuze, CC, 17 ; D, 54.

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aux sipes de la chose. Sensible a la maladie ? On est medecin, Sensible au bois ? Menuisier. L'apprentissage se donne donc comme une prescience, une premonition aux signes de la chose. Curieuse predestination : on ne devient savant que dans les matie. res qui nous emeuvent - reste a expliquer pourquoi ou comment on se rend receptif aux signes.

La reference au menuisier n'est pas anodine. Elle contient un salut discret au gout platonicien mais surtout aristotelicien pour i'inspection des usages de Part anterieurs au discredit dont souffre la pensee technique depuis la revolution industrielle. Cette atten- tion aux puissances de la cause materielle implique une reference a l'hecceite simondienne, qui s'inscrit dans le meme contexte, et sur laquelle nous reviendrons. Mais Simondon precise bien, a pro- pos du bois justement, que l'art de l'artisan consiste a etre capable de reconnaitre, a travers les tensions de l'outil, les signaux qu'emet le materiau : pour Simondon, le bon menuisier est celui qui detecte les formes implicites du materiau a travers le geste tech- nique. Un rabot ne sert pas seulement a lever un copeau, il trans- met une information sur les fibres du bois, et permet d'evaluer leur reponse, d'apprecier leur resistance, leur direction et leur sou- plesse. L'action technique consiste en realite en une receptivite aux signaux que le materiau transmet a l'artisan a travers l'outil. On ne devient menuisier qu'en se rendant •á sensible aux signes du bois •â : l'apprentissage se fait receptivite.

En 1991, la meme prescience, articulee sous la figure de l'Ami, designe ce rapport a la chose sur le mode de l'affinite et de la pre- tention. Devenir l'Ami etablit un rapport de connivence qui ne s'etend pas jusqn'a la reciprocite, mais comprend •á une certaine intimite competente, une sorte de gout materiel et une potentia- lite, comme celle du menuisier avec le bois : le bon menuisier est en puissance du bois, il est l'ami du bois •â'. Cette connivence reste asymetrique bien qu'eue s'etablisse sur les bases materielles de la puissance. EUe n'implique pas un partage reciproque, une election mutuelle, et reste une pretention, au sens ou eue eleve une demande qui n'epuise pas les potentialites du bois, ni la multitude des autres rapports qui pretendent egalement a une connivence avec lui. Le menuisier se heurte au bucheron, a l'ebeniste. II n'est

1 . Dcleuze, Guattan, Qe 9 et 14. Voir aussi l'article •áLe philosophe menui- sier •â (entretien avec Didier Enbon), in Libinaiion, 3 octobre 1983, p. 30-31, a l'oc- casion de la parution du premier volume sur le cinema.

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L'APPRENTISSAGE DES SIGNES

P as le seul detenteur des puissances du bois, simplement l'agent

actif dlune de ses determinations. L~ menuisier et le bois sont pris dans un agencement qui pro-

voque cette intimite competente, ce gout materiel. L'apprentis- sage, la connaissance relevent de cette connivence receptive et la receptivite ne consiste pas a se rendre attentif a une signification (une thearia de l'intelligible) mais dans le pouvoir clinique d'etre

par des signes materiels. Etre l'ami du bois, c'est se mon- trer receptif a cette matiere hyletique, et le bois sert ici, comme chez Sirnondon, d'exemple cle pour l'examen des puissances materielles. D'ou la reversibilite de la formule : apprendre, c'est interpreter (des signes), etre capte par des forces. Devenir le patient du signe, etre passivement le siege d'un investissement du signe, c'est apprendre. II y a une receptivite sensible de la theoria, un pathos de l'Idee en meme temps qu'une spontaneite du materiau.

Ces deux aspects sont a considerer ensemble. D'une part, Deleuze refute ici toute partition entre spontaneite et receptivite qui ferait de l'entendement a la maniere kantienne une pure spon- taneite et de l'intuition empirique une pure receptivite, et par la, il se situe dans une perspective qui est celle de Maimon, auquel il se refere en effet, comme nous le verrons lorsque nous analyserons la dramatisation de l'Idee. Mais de plus, la theorie de l'apprentissage comme receptivite au dynamisme de la chose implique recipro- quement que le signe qui nous affecte, comme signe materiel, soit porteur d'une consistance propre. Examinons d'abord le premier point, qui concerne le statut de l'Idee, avant d'en venir a cette theorie du materiau, si importante pour la philosophie du signe. Nous entrons la au du systeme. Le statut du signe, chez Deleuze, est commande par cette articulation entre semiotique et ethique. C'est eue qui determine le plan d'immanence comme univocite, et empeche toute confusion entre Idee et allegorie.

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SPINOZA ET LE STRUCTURALISME

LN s'indignant que la notion de sens puisse etre devenue c le refuge d'un spiritualisme renaissant DI, Deleuze marque la diffe- rence entre ceux, comme Nietzsche et Spinoza, qui comprennent le signe comme physique, ethologie et variation de puissance, et ceux qui conservent la distinction entre sens propre et sens figure, partition qui commande l'usage allegorique. Ce faisant, • áon rebaptise les anciens mirages, on ressuscite l'Essence, on retrouve toutes les valeurs religieuses et sacrees n. Cela definit la position de Deleuze a l'egard du sens, veritable ligne de partage en philo- sophie entre ceux qui le traitent comme reserve ou principe, donne preexistant et signification etablie, et ceux qui s'en empa- rent dans la perspective d'une contestation critique et creatrice.

Operer la critique de l'allegorie, c'est montrer que le sens n'est pas un reservoir, un principe, une origine ni meme une fin, mais seulement un effet de surface. Ce mouvement complexe est effec- tue par Deleuze sur deux plans differents, simultanes et solidaires. D'une part, avec Spinoza, il effectue une critique de l'equivocite et de l'analogie qui le conduit a faire de l'expression univoque le

du systeme spinozien. En meme temps qu'il developpe, avec Spinoza, une metaphysique de l'immanence, Deleuze lutte contre toute conception analogique du signe, et definit dans L@gue du sens une nouvelle theorie du sens comme effet de surface. C'est a partir de l'univocite de la substance, et sous l'aspect d'une critique du signe et de l'equivocite du sens transcendant que Deleuze ren-

1. Deleuze, ID, 189

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DELEuzE. L.EMPIRISME TRANSCENDANTAL 0 1

contre la theorie structurale. Dans ce debat, la position structurale fournit un recours commode a la transcendance ineffable du sens, et le statut de l'experience est entierement repense. La litterature comme semiotique peut alors recevoir le statut d'une experience reelle, et non d'une signification imaginaire.

I /MORALE DE L'!~QUIVOCITE, PHYSIQUE DE L'UNIVOCIT~

En portant son attention sur le probleme de l'expression dans sa these complementaire, Spinoza et le probleme de l'expression, . Deleuze reorganise toute I'ceuvre de Spinoza autour de la lutte contre l'analogie et la critique de l'allegorie. En realite, toute sa lecture de Spinoza est commandee par la controverse a l'egard de la transcendance du sens. K Nous croyons que la philosophie de Spi- noza reste en partie inintelligible si l'on n 4 uoit par une lutte constante contre les trois notions d'equiuocite, d'eminence et d'analogie. D' Seule cette lutte, selon Deleuze, peut garantir a la theologie de Spinoza la conquete de l'immanence et de l'univocite, ce pourquoi il centre sa lecture sur le probleme de l'expression, machine de guerre contre la transcendance equivoque de l'eminence divine, et son regime analogique. Si l'etre se dit en un seul et meme sens de toutes ses modalites intrinseques, toutes les individuations deviennent des degres de puissance et des compositions de rapports de forces :

Cette univocite est la cle de voute de tout le spinozisme. L'univocite permet en effet a Deleuze d'affirmer une logique

du devenir, ou pensee et matiere ne se hierarchisent plus, mais coexistent en maintenant leur distinction. Les attributs de la pensee et de l'etendue d'egale dignite se valent pour Spinoza, sans hierarchie ni predominance de la pensee sur la matiere. Deleuze s'eloigne alors du modele metaphysique d'une supren~atie absolue de la temporalite virtuelle sur la matiere actuelle que le dualisme bergsonien reconduisait a certains egards. Pour Spinoza, Dieu est seule cause, ni transitive car elle reste en soi pour produire, ni emanative, car l'effet ne s'exteriorise pas en dehors de la cause et ne subsiste pas dans son inferiorite separee. L'ordre des causes immanentes est un ordre de composition et de decomposition des

1. Deleuze, Spinoa el leprobierne de l'expression, Paris, Minuit, 19G9 (note Spa , 40. 2. Deleuze, @inoza. Piiilompliie prufipe, Paris Minuit, 1981 (nate SPF), 78.

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SPINOZA E T LE STRUCTURALISME

,,ts qui affecte a l'infini la nature entiere. Cela permet a Deleuze de preciser ce qu'il entend par plan d'immanence : un ,,la,, de composition de rapports de force, que coupe toute actu&ation modale ou difference individuante.

L'immanence, prise au sens logique, determine une critique des abstraits qui conforte les theses de l'empirisme. Au

& , n metaphysique, elle implique l'affirmation de l'univocite de i,eae. L'etre se dit en un seul et meme sens, mais tout ce dont il se &t &fiere : l'univocite garantit la Difference. Comme Deleuze lit Spinoza a travers le prisme nietzscheen ou bergsonien du devenir, ~'~nivocite de la substance ne le conduit pas a une pensee de I'identite, mais au pluralisme, a l'affirmation de la multipiicite substantive. C'est l'etre qui differe, et Deleuze reinvestit l'analyse de la multiplicite en montrant que les distinctions reelles entre les individuations modales ne sont jamais numeriques, mais seule- ment formelles ou qualitatives, alors que les distinctions numeri- ques ne sont jamais reelles mais seulement modales : les modes deviennent les facteurs individuants de la substance, ses •ádegres intrinseques intenses n'.

Deleuze precise alors la place qu'il accorde a Spinoza, aux cotes de Duns Scot et de Nietzsche, dans cette histoire de l'univo- cite. Duns Scot, le premier, neutralise les forces de l'analogie dans le jugement: Dieu possede des attributs formellement distincts sans perdre son unite. Pour assurer l'univocite sans verser dans le pantheisme, l'etre doit etre pense comme neutre, indifferent a son expression - neutralite que Deleuze conserve pour penser l'evene- ment ou le sens comme neutre, indifferent a son actualisation dans un etat de chose. Distinct formellement de ses attributs, Dieu s'en distingue aussi sur le plan modal : l'univocite traduit la plura- lite de ses modes en facteurs intensifs et individuants, et la diffe- rence modale equivaut a une difference de puissance. A cette difference intensive et modale, Spinoza apporte un

second moment : l'etre univoque cesse d'etre indifferent, et se fait affirmation pure. La difference n'est plus posee dans la distinction avec ce dont elle differe, mais s'affirme en elle-meme, non par dif- ference avec un autre, comme Difference radicale. Cette Diffe- rence qui differe en elle-meme preseme son univocite affirmative. L'etre se dit en un meme sens des differences, de la substance et

1. Deleuze, DR, 59

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

11!!l de ses modes, et Dieu est cause de toute chose au meme sens ou il est cause de soi.

Pourtant, enonce Deleuze, l'affirmation qui qarantit la Diffe- . - rence se solde par un desequilibre qui maintient la substance

, , unique dans une position transcendante a l'egard de ses modes. Si

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ceux-ci dependent d'elle comme de leur cause, la substance en revanche ne depend aucunement d'eux. II faudrait, pour pour- suivre la conquete de l'immanence, que la substance ne se dise que de ses modes et seulement d'eux : dernier pas qui est franchi avec Nietzsche, avec qui nous passons de l'identite de la substance unique a l'affirmation du devenir multiple. Il ne suffit plus que l'univocite de l'etre se dise en un et un seul sens, il faut encore •á qu'il se dise en un et un seul sens de toutes ses differences •â'. Tel est l'eternel retour, qui transmute l'etre en devenir, en revenir de la difference.

1 _! Qu'on ne se meprenne pas sur cet eloge nuance de Spinoza

I 1 1 , 1

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dans Dgmence et repetition. Deleuze formule cette reticence dans la perspective d'une histoire reglee du devenir. Des qu'il place l'ac- cent non plus sur l'identite de la substance et son eternite, mais sur la theorie du mode fini et sur son ethique immanente, l'ana- lyse bascule. L'eternite de la substance est ici moins decisive pour l'argumentation que le type tres neuf de rapports ethiques qui

! s'instituent entre la substance et ses modes. il ne faut d'ailleurs pas tracer de divergences trop nettes entre

la these de D@rence et r&etition, qui maintient une transcendance de la substance a l'egard de ses modes, et ceUe de Qu'est-ce que la philosophie ?, ou l'on lit au contraire que la substance spinozienne • á n e laisse rien subsister a quoi elle pourrait etre immanente 9. Dans Dfmence et repetition, Deleuze cherche a passer d'une theo- ' 4 logie de la substance a la philosophie nietzscheenne du devenir et

: 4 de l'eternel retour, et cela implique bien de menager cet effet de relance du devenir sur l'eternite. En realite, le rapport a la subs- tance n'est pas seulement abstrait ou theorique, mais d'abord ethi- que ou vital, et de ce point de vue, Deleuze considere toujours Spinoza comme le philosophe par excellence pour la rigueur de son systeme et pour l'exemplarite de sa vie.

Spinoza, le prince des philosophes, occupe dans le systeme une place incomparable, sereine et rayonnante. De tous les philo-

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SPINOZA ET LE STRUCTURALISME

sophes que Deleuze aime a citer, il est certainement celui qui sus- cite l'admiration la plus fervente, le penseur exemplaire pour sa metaphysique rationnelle et son ethique des rapports effectifs, celui qui substitue a la morale du devoir la connaissance pragma- tique des rapports necessaires. C'est cet accord entre metaphy- sique more geomehico et ethique des rapports vitaux qui lui confere sa place exceptionnelle. Deleuze poursuit dans toute son son hommage a Spinoza avec un inthoiisiasme qui ne se dement jamais. •áPeut-etre le seul a n'avoir passe aucun compromis avec la transcendance, a l'avoir pourchassee partout •â, a avoir reussi a penser l'immanence sans la rapporter dativement a une transcen- dance : ((Spinoza, c'est le vertige de l'immanence auquel tant de philosophes tentent en vain d'echapper. Serons-nous jamais murs pour une inspiration spinoziste ? D'

L'ceuvre de Spinoza n'est pas seulement extraordinaire pour sa puissance deductive, mais pour l'affirmation de vie et les voies pratiques qu'il degage. Son exceptionnelle puissance theorique se montre indissociablement vitale et politique, en un mot : ethique. La methode spinozienne ne se cantonne pas a l'expose doctrinal d'un systeme, mais releve de l'exercice clinique, et fait de l'ethique un art des compositions de rapports, qui consiste a •áorganiser les bonnes rencontres, composer les rapports vecus, former les puis- sances, experimenter 9.

L'Ethique eclaircit l'horizon speculatif en frayant de nouvelles lignes de vie, et la physique deductive des passions sert a eradi- quer pratiquement l'impuissance, la haine et le remord qui nous separent de la vie, en dressant la table de montage de l'homme du ressentiment, soumis au •áterrible enchainement des passions tristes n3. Deleuze presente toujours Spinoza comme le plus vivant des penseurs, le •á Grand vivant •â qui fait de la joie le cor- relat de l'affirmation speculative. La comprehension de la neces- site des rapports dans l'ordre du savoir correspond a la puis- sance et la liberation, c'est-a-dire a la joie dans i'ordre de l'affect.

Chez Spinoza, en effet, l'immanence n'est pas rapportee dati- vement a une substance transcendant les actualisations de ses

1. Deleuzc, Guuttari, QP, 49-50. Et Deleuze repond: •áC'est anive a Berg- son, une fois •â au debut de hioliealiere el memoire.

2. Deleuze, SPP, 161. 3. Deleuze, SPP, 38-39.

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DELEUZE. L'EhlPIRISh'lE TRANSCE

N

DANTAL

modes, elle n'est pas posec comme immanente K a n la substance. Radicale et univoque, l'immanence metaphysique implique la uature de l'expression. Entre Dieu et sa production, le rapport d'expression est necessaire, reel, et n'implique aucun renvoi irna- ginairc vers un sens different, cache, transcendant, ineffable. L'ex- pression divine n'emprunte pas le mode analogique dc la copie ni de l'imitation, et n'agit pas indirectement a la maniere d'une signification en reserve. Ni emaiiative, ni ressemblante, I'expres- sion est physique, directe et immediatc. Tout est dit, litteralement.

L'univocite de la cause et celle des attributs conduisent Spinoza a prolonger sa theologie de la substance par une critique du signc et dc l'imagination, qui dfcoule dc son refus dc l'equivocite, de l'eminence et de l'analogie, trois notions qui se presupposent necessairement les unes les autres. L'equivocite reclame que Dieu nc puisse etre dit causc ctricicntc du cree au meme sens ou il est dit cause de soi ; l'analogie exige que Dieu, cause de soi, ne puisse etre compris par la creature imparfaite que d'une maniere improprc ct derivec a partir dc sa propre cxistciicc ; l'eminence postule un Dieu radicalement transcendant, diirerent, unique et separe. Un tel Dieu ne se confond pas avec sa creation, ct s'il cxistc comme Ics clioscs creecs, c'est sur un mode radicalement distinct. Le systeme de I'analogie ne garantit l'eminence de Dieu qu'a travers l'kquivocite de la cause : l'analogie se sert de I'equivo- cite pour assurer l'eminence. La theologie dc l'univocite spino- zienne implique donc necessairement une critique du signc equivoque, de l'analogie de l'etre et de la transccndancc des significations.

Chaque rois que nous procedons par analogie, nous operons une partition ct instaurons une differcncc ontologique entre Dieu, causc transcendante, et le monde qui en resulte. Cette partition assure a Dieu son eminence et suppose que l'etre ne se dise pas cn un seul sens de la causc supremc ct du moiidc cree. Elle implique donc l'equivocite en produisant l'eminence. Des lors que les attri- buts ne cliangent pas de nature selon qu'on les prediquc dc Dicu ou de ses modes, des lors qu'ils sont compris comme expressions dc Dicu dont les formes sont communes a la substance et a ses modes, le systeme de l'analogie se defait. La formule dc l'univocite de I'etrc : Dicu, nature naturante, est inimaiient a la nature riaiuree, sonne le glas de l'analogie.

Deleuze developpe cet argument dans Sl,inoza et le probleme de l'expessior~, le rcprcnd dans D@e,mce el rel,elition, et chaque fois qu'il

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SPINOZA ET LE STRUCTURALISME

presente l'univocite : la tlieologie de I'univocite spinozienne en termine avec l'eminence, la transcendance, et leurs corollaires, l'equivocite ou l'analogie, equivalentes car il importe peu que Dieu differe radicalement ou seulement proportionnellement des choses creees. Bien que transcendante, hierarchique et separee, l'eminence reste anthropomorpliique, extrinseque et imaginaire car elle reduit Dieu a notre image : si le triangle pouvait parler, il dirait Dieu •á eminemment •â triangulaire. Double meprise, qui postule une ressemblance entre Dieu et ses creatures, en succom- bant a l'illusion des formes transcendantes : Dieu possederait les memes caracteres que ses creatures, hommes ou triangles, mais en un sens tout autre n'. Deleuze lie de maniere irrevocable le refus de I'eminence de la cause, de sa transitivite avec le combat contre l'analogje, la ressemblance, la hierarchie et la duplicite du sem, divise en sens propre et en sens figure. Le combat contre la trans- cendance implique des lors une nouvelle tlieorie du sens comme effet de surface et de l'interpretation comme experimentation, non comme signification2.

En reglant le rapport entre nature naturante et nature naturee sur le registre de l'immanence, Spinoza a transforme le regime de la signification en en supprimant la condition initiale : la diffe- rence ontologique entre le signe et le sens, entre ce qui exprime ct ce qui est exprime. Ainsi, la theologie de Spinoza debouche sur une nouvelle theorie de la signification, hostile dans un premier temps aux signes. K L'opposition dcs expressions et des signes est une des theses fondamentales du spinozisme •â3, car eiie assure l'univocite de l'etre qui garantit l'immanence de la substance. La critique de l'analogie devient ainsi pour Deleuze la proposition decisive de la philosophie de Spinoza, et son ethique, une critique de la vision allegorique du sens.

Si la nature de Dieu est expressive, son expression univoque dans ses attributs se distingue absolument d'une signification alle- gorique ou d'une reprbsentation analogique et equivoque. La substance s'exprime dans ses attributs qui s'expriment a leur tour dans leurs modes, de sortc que tout le spinozisme tient dans cette triade : la substance qui s'exprimc, l'attribut qui l'exprime, l'cs- sencc qui est exprimee. L'univocite exige que l'etre se disc de la

1. Dclcuzc, SPI: 88. 2. Deleuze, SP& 157. 3. Deleuze, SP& 165.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

meme facon de la substance, de ses attributs et de ses modes, de sorte que le monde cree ne presente ni une ressemblance ana- logue ni une difference equivoque avec son Createur. Quant aux signes, ils ne relevent pas de l'expression directe de Dieu, mais sont des notions imprimees dans l'imagination, a visee unigue- ment pragmatique, destinees a declencher notie obeissance et a nous faire c servir un Dieu dont nous ignorons la nature n'.

Deleuze s'empare ainsi de la physique spinozienne de l'Ethique pour definir sa propre philosophie de l'immanence. L'ampleur qu'il donne au concept d'expression dans sa These complemen- taire lui permet de definir pour son compte une nouvelle physique du signe, hostile a l'equivocite, a l'analogie et a la duplicite du sens. Entre ce qui exprime et ce qui est exprime, le rapport n'est plus signifiant, mais modal.

2 / ETHIQUE DES PASSIONS TRISTES

ET CLIiNQUE DE L'ALLEGORIE

En determinant l'expression univoque de la substance comme le concept decisif du systhe, Deleuze ne fait pas seulement le point sur la metaphysique de Spinoza, il propose une theorie alternative du signe qui concourt avec trois autres publications de la meme periode au systeme critique de l'analogie : la conference du 28 janvier 1967 sur •áLa methode de dramatisation >> trans- forme les rapports entre pensee et experience ; le texte •á A quoi reconnait-on le structuralisme ? D definit une nouvelle theorie du sens comme effet de surface ; enfin, la presentation clinique des romans de Sacher-Masoch, qui conjugue la vocation symptomato- logique et clinique de la litterature avec une exploration des mar- ginalites sexuelles, fait le point sur l'interpretation psychanalytique du signifiant et de ses rapports avec l'inconscient. Deleuze lit Spi- noza dans cette perspective critique, et cela explique qu'il fasse de l'expression le probleme cle du spinozisme dans la 'i7zese cornphen- taire. Dieu s'exprime dans ses attributs, et cette expression n'est pas signifiante, mais reelle et ne passe plus par une doctrine analogique du signe.

1. Deleuze, SPE, 43

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SPINOZA ET LE STRUCTURALISME

La metaphysique de l'immanence s'accompagne ainsi d'une t ri tique de l'usage analogique du signe. Deleuze procede en deux temps. II suit d'abord Spinoza dans sa critique de la duplicite qui semble se solder par un rejet definitif du signe, mais qui, dans un deuxieme temps, permet sa reevaluation comme composition de rapports de forces, comme hecceite, image. Dans un premier temps, Deleuze trouve chez Spinoza cette critique de l'analogie et de l'equivocite qui determine la theorie de l'expression, dont I'impulsion est essentielle pour sa critique du signe et de l'ima- ginahon.

La critique de la duplicite du signe allegorique s'effectue tou- jours sur les deux plans theorique et pratique. Eue est indissocia- blement gnoseologique et politique, car on ne dote le signe du pouvoir irrationnel de renvoyer sur un mode kquivoque a un autre sens que parce qu'on ne comprend pas son fonctionnement, et qu'on se meprend sur sa nature. Penser le signe comme le vehi- cule d'une signification differente, cachee, eminente ou mystique - ce qui est le ressort de l'allegorie -, releve de l'inconsequence theorique et debouche sur la soumission politique. Ce n'est que parce qu'on ne coniprend pas le fonctionnement direct de I'ex- pression divine qu'on imagine qu'elle nous parle par l'interme- diaire de signes fipres, et cette opacite traduit la distance que nous instituons entre nous et la Cause supreme, et l'obligation que nous eprouvons de designer parmi nous certains experts, herme- neutes ou prophetes, capables de traduire l'equivocite du message divin en commandements imperatifs. Parce que nous ne compre- nons pas l'expression sur le plan rationnel, nons la traduisons dans le registre servile de l'obeissance et de la soumission. Spinoza comprend donc la philosophie comme une entreprise de demysti- fication, qui nous libere pratiquement des passions tristes de la servitude en diminuant les superstitions qui nous asservissent. La critique theorique de l'analogie et du sens figure debouche ainsi sur une therapeutique.

il s'agit d'abord de demontrer que l'inconsequence theorique du regime signifiant de I'allegorie debouche necessairement sur une pratique de domination. Les signes sont toujours abstraits et restent une connaissance du premier genre. Ou bien ils sont l'idee d'un effet arbitrairement separe de sa cause, ou bien ils sont la cause elle-meme, mais saisie dans des conditions telles qu'on n'en comprend pas la nature, ou bien enfin, ils s'averent les auxiliaires de la servitude, car ils sement du dehors a garantir superstitieuse-

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAI

ment nos idees fausses. Le propre des idees inadequates, c'est qu'eues reclament des ingredients pragmatiques qui en renforcent l'efficace : les signes prophetiques, les images de la Bible sont de cet ordre.

Quelle que soit leur diversite, tous les signes procedent sur ce mode indirect qui renforce notre ignorance, et partant, notre ser- vitude. Deleuze detaiile la typologie des signes qu'il trouve chez Spinoza pour exposer leurs mecanismes. Les signes indicatifs, effets de melanges nous renseignent sur l'etat de notre corps et secondairement seulement sur la presence de corps exterieurs : lorsque la flamme de la bougie me brule, jc fais du feu le signe de ma douleur. Les signes imperatifs, ou effets de la Revelation, com- promettent notre rapport a la loi divine en nous faisant prendre a tort pour une borne de puissance ou pour une loi morale ce qui n'est en realite qu'une regle de developpement, une expression divine : ainsi, croire que Dieu interdit a Adam de manger la pomme, alors qu'il le previent simplement des consequences nefastes de son action. En dernier lieu, les signes interpretatifs, ou effets de la superstition, renforcent pragmatiquement notre seM- tude en garantissant l'efficace des autres signes : les allegories, images et paraboles bibliques sont de cet ordre'. Par cette grada- tion de l'indicatif a l'imperatif, puis a l'interpretatif, Deleuze nous renseigne sur la toxicite de l'usage figure, et sur la nature du remede qu'il reclame.

La morale se meprend sur la nature des relations qu'eue traduit en rapports de commandement et d'obeissance, comme la Reve- lation impose par superstition une adoration que la lumiere natu- relle favoriserait bien mieux a elle seule. Spinoza marque l'irre- ductibilite des domaines : entre l'expression ethique de la necessite des rapports et les signes moraux de la servitude, il n'y a pas de passage. L'expression directe et univoque ne passe jamais par la mediation imaginative du signe, et l'indication du signe reste tou- jours un enveloppement confus, dans lequel l'idee se montre impuissante a exprimer sa cause. Qu'il s'agisse de signes indicatifs, qui nous font conclure a quelque chose d'apres l'etat de notre corps, de signes imperatifs, qui nous font saisir des lois de la nature comme des imperatifs moraux, ou encore de signes de la Revelation, qui entachent le culte divin des passions tristes de la

1. Dclcrie, SPP, 144-145.

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SPINOZA ET LE STRUCTURALISME

superstition, les signes restent dans tous les cas une connaissance inadequate.

L'allegorie participe alors a la critique que Spinoza adresse a l'imagination et a l'interpretation equivoque, qui abusent de sym- boles, paraboles et mysteres pour subordonner et mystifier les naifs. Voila un point sur lequel Deleuze ne varie jamais : le mys- tere ne developpe pas un sens esoterique, seulement une pragma- tique de l'obeissance, gymnastique de la soumission. Metaphori- ser, c'est se conformer au cliclie. Cela resume pour Deleuze l'hostilite de Spinoza a la figure de la Revelation : cette Parole imperative ordonne au lieu d'expliquer. Deleuze fait de la theorie de l'expression le protocole d'une nouvelle philosophie du signe, directement opposee au modele exegetique de la Revelation, et a la Parole imperative. Dieu ne nous apparait sous la figure mediate et equivoque du signe prophetique que lorsque nous ne compre- nons pas ce qu'il nous dit. Nous croyons qu'il nous parle a l'impe- ratif, alors qu'il s'exprime en realite toujours directement, a l'indi- catif, dans les lois de la nature. L'ethique de l'expression, ethologie des rapports de forces qui gouvernent l'univers sur un mode immanent, se substitue a la Parole autoritaire et confuse qui procede par signe et commandement, et frappe notre imagination en vue de l'obeissance. •á Il sufit de ne pas comprendre une verite eternelle, c'est-a-dire une composition de rapports, pour l'inter- preter comme un imperatif. •â' L'ethique explicative, immanente et necessaire, remplace alors la morale autoritaire, confuse et bornee. En cela, la critique epistemologique du signe enveloppe une clinique de la liberation.

3 / CLINQUE ET SYMPTOMATOLOGIE

En lisant Spinoza et leprobleme de l'expression, on peut etre tente de conclure que Deleuze se prononce en faveur d'une claire separa- tion entre signes et raison. Le langage equivoque de l'imagination, son regime interpretatif de soumission qui suscite nos passions tris- tes s'oppose point par point a l'expression univoque, rationnelle et joyeuse qui augmente l'emancipation du sage2. Le signe signifie un commandement et se rattache pragmatiquement a l'obeis-

1. Deleuze, SPP, 144. 2. Spinoza, ,T?lhi9ue, II, 17, SC. et 18, sc.

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sance, alors que I'expression exprime m e essence qu'elle nous fait ~ i ~ ~ , semble-t-il, ne peut sauver le signe de son statut

d'auxiliaire de la servitude. o r , cette distinction salutaire entre les signes equivoques de la

Revelation et l'expression de la substance reprend et amplifie la difference qu'institue Spinoza entre la morale et l'ethique, et cela suffit a changer entierement la question. L'ethique est affaire de necessite, et decrit les modes d'existences immanents, la ou la morale se rapporte a des valeurs transcendantes, et pretend juger le reel au lieu de l'expliquer. Deleuze souligne cette distinction spinozienne qu'il integre a sa pensee. Il en tire une critique du Jugement qui l'accompagne toujours: •áplutot balayeur que juge n, s'ecrie-t-il dans Dialogues, et dans son dernier livre, Critique et clinique, il revient avec ce beau titre emprunte a Artaud, •áPour en finir avec le Jugement de Dieu •â, sur la difference entre doc- trine theologique du jugement et systeme physique des corps. •á C'est peut-etre la le secret : faire exister, non pas juger. •â Telle est la lecon de l'ethique, sa difference avec la morale. •áNous n'avons pas a juger les autres existants, mais a sentir s'ils nous conviennent ou disconviennent, c'est-a-dire s'ils nous apportent des forces. •â' La difference entre morale et ethique n'est pas d'abord speculative, elle est vitale.

Croire que Dieu pourrait exprimer sa volonte sous forme d'im- peratifs equivoques et arbitraires, c'est se meprendre sur sa nature, et confondre sa loi avec le despotisme abusif d'un tyran. En realite, seule notre vision faussee de la morale peut nous conduire a nous meprendre ainsi sur la loi divine, que nous com- posons de caprices, d'interdits et d'obeissance alors qu'elle n'est faite que d'ordre et de necessite. Tout tient a ce pivot : la loi selon Spinoza, factuelle, immanente, necessaire, exprime l'ordre reel dc la nature et aucunement un commandement, ou une volition. Pourtant, nous nous meprenons et pretons a Dieu cette psycho- logie d'impuissance en prenant la loi divine pour une cause finale qui procede par imperatifs et interdits, alors qu'elle exprime sim- plement ce que Spinoza appelle une verite eternelle, c'est-a-dire l'ordre d'une composition de rapports. La difference entre l'ethique et la morale en decoule, avec son audacieuse simplicite : l'ethique descriptive s'installe au plan des rapports de forces effec-

1. Deleuze, D, 15 ; CC, 169,

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SPINOZA ET LE STRUCTURALIShlE

tifs alors que la morde, prescriptive et jugeante, condamne la vie au nom de valeurs transcendantes.

Deleuze reprend la critique des valeurs transcendantes de la morde selon Spinoza, et la tire vers Nietzsche. On connait ces analyses celebres : Dieu n'interdit pas a Adam de manger la pomme, mais se borne simplement a lui reveler les consequences mortelles de son ingestion. Mais Adam, ignorant des causes, prend pour un interdit moral un simple avertissement qui decrit les consequences naturelles de son action. De sorte, qu'il n'y a pour Spinoza ni Bien ni Mal en general, seulement un bon ou un mauvais rapport. Deleuze reprend ce resultat, et le formule sur un mode nietzscheen. Il n'y a ni Bien ni Mal dans l'absolu, mais une typologie des rapports de forces entre lesquels nous devons recher- cher ceux qui nous conviennent et augmentent notre puissance, et eviter au contraire ceux qui nous nuisent et qui nous diminuent. (( Par dela le Bien et le Mal, cela du moins ne ueul pas dire : par- dela le bon et le mauvais. •â'

Il y a donc du bon et du mauvais, mais seulement relativement, des rapports objectifs qui, en se composant avec notre rapport, le detruisent ou le favorisent. Le bon et le mauvais doivent etre concus sur ce mode de la rencontre benefique ou nuisible : l'etho- logie immanente des affects remplace la morale de l'interdiction. Le mal est toujours un mauvais relatif, du type intoxication, into- lerance, disconvenance, mauvaise rencontre qui risque de detruire ou de menacer notre rapport. C'est en ce sens que l'ethique est une experimentation, et que nous sommes juges selon l'epreuve physico-chimique de nos etats, non d'apres un jugement mord portant sur nos actes et nos intentions. Tout depend des rapports effectifs dans lesquels nous entrons et par lesquels notre puissance d'agir est favorisee ou diminuee. En cela consiste la grande conjonction que Deleuze instaure entre Nietzsche et Spinoza, selon laquelle la puissance de la pensee renvoie a la typologie de la puissance.

Or, du point de vue de cette affectologie, les signes prennent une nouvelle valeur critique, et participent de maniere necessaire a la clinique de nos,affects, car ils sont les indices de notre etat present et de notre variation de puissance. C'est du point de vue de la physique des corps, non de la morale de l'interpretation que

1. Nietzsche, Genealogie de In morale, 1"' dissertation, 17

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DELEUZE. L'EMPIRISh<E TRANSCENDANTAL

Deleuze renoue avec l'importance des signes. Ils traduisent l'indi- viduation de notre corps, et permettent de dresser la carte de nos d&cts. Parmi les signes, on distinguera alors ceux qui traduisent notre etat present, les signes scalaires qui donnent la coupe actuelle de notre etat dans la duree, et les signes vectoriels, qui mesurent la variation de notre puissance, son augmentation ou sa diminution.

Cette distinction entre les signes scalaires et vectoriels reprend les deux moments de l'individuation, selon Spinoza. Un individu ne se definit pas comme une substance ou comme une ame, mais comme un mode, c'est-a-dire comme la composition d'un certain rapport de rapports, une essence singuliere a laquelle correspond une certaine puissance. L'essence ne doit plus etre comprise comme une possibilite logique, ni comme une structure geome- trique : eue devient une partie de puissance, c'est-a-dire un degre d'intensite physique. Or la puissance consiste en un certain pou- voir d'affecter et d'etre affecte, qui depend de la necessite des rap- ports existants et de leur convenance ou discoiivenance reelle. C'est en ce sens que l'Ethique remplace la morde et la prescrip- tion du devoir par la description des rapports immanents, et par l'intelligence de leur realite'.

Car toute puissance est inseparable d'un pouvoir d'etre affecte, pouvoir qui se trouve constamment rempli ou effectue par des rapports necessaires : connaitre, former des idees adequates dans l'ordre du savoir, c'est passer des mauvaises rencontres et des tris- tesses aux rapports qui favorisent notre puissance d'agir, et nous font eprouver de la joie. La pldosophie ne vise par consequent pas seulement le savoir et l'acquisition de la connaissance, mais en premier lieu l'emancipation joyeuse et l'augmentation de la puis- sance d'agir. Dans cette perspective, les signes deviennent les auxiliaires indispensables et rationnels d'un diagnostic de notre puissance. Spinoza, par ce biais, se conjugue avec Nietzsche : la valeur des signes est symptomatologique. Sans eux, il nous serait impossible de dresser le profil ethologique de notre carte des affects.

Les signes scalaires sont toujours des effets, la trace d'un corps sur un autre, de l'ordre de l'affection, du rapport de composition entre deux coips, un corps affectant et un corps affecte, comme

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I SPINOZA ET LE STRUCTURALISME

par exemple la chaleur du soleil sur la peau. Deleuze reprerkj sous cet aspect la typologie precedente : les signes indicatifs qui enve- loppent les effets physiques et sensoriels, nous renseignent d'abord sur notre propre nature plutot que sur les corps qui nous affec- tent ; les signes abstractifs proviennent de ce que, etant finis, nous avons tendance a ne retenir qu'un aspect de ce qui nous affecte et que nous versons ainsi dans l'abstraction des idees generales ; les signes imperatifs ou moraux resultent de cc que, lorsque nous constatons un effet nous le prenons pour une fin (puisque le soleil chauffe, nous pensons qu'il est fait pour nous) et nous tirons de cette finalite des preceptes imperatifs : ne mange pas de ce fruit! Enfin, dernier type de signes, les signes hermeneutiques ou inter- pretatifs proviennent d'effets imaginaires, car nos sensations et perceptions nous font penser a des etres qui cn seraient les causes, et nous nous les figurons a l'image immensement grandie de ce qui nous affecte. Les prophetes, grands specialistes des signes, combinent Ics abstractifs, les imperatifs et les interpretatifs.

Tous ces signes ont pour caractere commun leur variabilite, tous combinent des chaines d'associations materielles fluctuantes, des effets corporels, tous procedent par equivocite ou analogie en nous faisant croire qu'ils renvoient a autre chose que ce qu'ils sont. Ces quatre signes scalaires de l'affection, les indices sensibles, les icones logiques, les symboles moraux, et les idoles metaphysi- ques s'ordonnent selon une progression doni le taux de nocivite augmente en passant du physique au moral, de l'effet sensible a l'erreur logique, de l'illusion a la superstition. Et pourtant, ils rele- vent desormais d'une description pacifiee qui insiste non plus sur leur puissance d'illusion, mais bien sur lcur capacite a renseigner sur notre etat.

C'est pourquoi Deleuze ajoute a ces *es scalaires une nou- velle sorte de signes qui decrivent non plus la composition de rap- ports dans laquelle nous entrons, mais la variation de puissance que ces rapports determinent, selon qu'ils nous affectent de joie et de tristesse. Deleuze propose les nommer signcs vectoriels d'af- fects, puissances augmentatives ou servitudes diminutives du signe'. Tous les signes scalaires determinent des signes vecioriels puisque les compositions de rapports de forces dans lesquels nous entrons se traduisent par une variation de puissance. Les signes

1. Deleuze, CC, 174.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAI

vectoriels indiquent donc l'augmentation ou la diminution de notre puissance d'agir - a quoi on peut ajouter un troisieme type, mixte ou ambigu, de signes qui nous affectent simultanement de joie et de tristesse, dont l'usage equivoque renforce nos servitudes diminutives et nous affecte de tristesse. Voila qui conforte la critique semble-t-il sans appel du signe.

Si l'on applique aux signes une lecture immanente, et que l'ou expose les rapports de forces effectifs par lesquels ils produisent leurs effets, l'experimentation, comme principe d'explication, remplace l'interpretation ou l'hermeneutique. Voila le resultat de l'Ethipe. La force de Spinoza est d'avoir remplace la morale, •á qui rapporte toujours l'existence a des valeurs transcendantes n par •á ]'Ethique, c'est-a-dire une typologie des modes d'existence immanents •â'.

Spinoza, s'il est pour Deleuze l'auteur philosophique le plus marquant s'agissant de l'immanence et de la metaphysique de l'univocite, ne semble pas la reference la plus actueiie concernant les debats sur les signes et le sens qui le preoccupent autour de 1968. Ces questions, concernant la structure d'une le textualite des significations, la genese du sens dans sa dimension structurale passent plutot par la reference aux debats contempo- rains : la psychanalyse, avec Freud, Lacan et la thematique d'une structure inconsciente, la frontiere du sens et du non-sens en logique ou en litterature, et la vocation symptomatologique de l'art.

Quoique plus secrete, la contribution de Spinoza est pourtant decisive. Il est le philosophe qui pousse le plus loin la distinction entre signification figuree et expression reelle, entre la Revelation symbolique inadequate de la Bible et l'expression directe de la substance daus ses attributs. L'usage allegorique du signe s'adresse a notre imagination, nous fait prendre pour un modele de connaissance ce qui n'est qu'un principe d'obeissance, et repose sur la meprise entre activite theorique et soumission pratique. Deleuze souscrit a la critique politique de l'usage ailegorique et retient de Spinoza la necessite de proceder a une analyse de la

1. Deleuze, SPP, 35

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/ S P I N O Z A ET LE S T R U C T U R A L I S M E

sociale du signe. Les regimes de signes relevent donc bien d'une ethique ou d'une symptomatologie critique, qui analyse leur physique sociale. L'accent critique porte toutefois h n plus sur l'exegese de leur signification pretendue, mais sur l'exposition des rapports de forces reels en lesquels ils consistent, et dans lesquels ils nous font entrer. Du meme coup, une philosophie rationnelle, univoque et joyeuse des signes devient possible - celle-la meme que proposent l'Ethique et le Traite theologico-politique. Spinoza, le premier philosophe a tenter une theorie de la lecture et de l'his- toire, selon Althusser, definit en realite une pragmatique des signes, comprenant l'exposition des rapports de domination dans lesquels ils s'inserent, qu'ils servent et contribuent souvent a renforcer. Nous prenons les signes pour des significations alors qu'ils exposent en realite des rapports de forces.

Deleuze, qui, depuis ses premieres salue toujours Spi- noza comme le penseur de l'immanence, indique alors comment ce resultat transforme le statut des signes. Ils ne doivent plus faire l'objet d'une morale de l'interpretation, rapportant leur corps materiel a une forme intelligible, mais d'une ethique, d'une etho- logie des forces effectives, pensant leur existence comme fonction- nement reel. Deleuze degage alors une nouvelle conception du signe, comme force affectant, non comme signification. Mais le signe en ce second sens n'est plus un trait psychique humain, ni une configuration inadequate de l'imagination : c'est un affect, affaire de rencontre et de capture, composition de rapports ct variation de puissance.

Alors le signe ne releve plus d'une divergence abrupte avec la raison, mais se fait liecceite. On constate cet inflechissement de l'analyse : en 1968, dans Spinoza et leprobleme de lkxpression, Deleuze durcit l'incompatibilite entre l'equivocite du signe et l'univocite de l'expression. Dans Critique et clinique, en 1993, il applique au contraire au signe une tliematique nouvelle, celle de l'ethologie et de l'liecceite qu'il a mise en dans Spinoza philosophie m'tique (1981). Ce n'est plus seulement l'univocite qui importe, mais bien la theorie de l'liecceite, avec sa definition modale des corps et des individuations en termes de longitude (composition de rapports de forces) et de latitude (variation de puissance) : elle permet a Deleuze de reprendre la critique spinozienne du signe selon cette double thematique de l'affect.

La typologie des signes scalaires et vectoriels se substitue alors a la thematique du signe trompeur, et reprend l'analyse en termes

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de rapport de forces et de variation de puissance. Les signes sca- laires repondent aux compositions de rapport de forces, les signes vectoriels aux variations de puissances. En passant d'une thema- tique dc l'exclusion du signe au profit de l'expression a celle d'une ethologie des rapports complexes, Deleuze signale l'inflexion nou- velle de sa lecture de Spinoza.

Le signe n'est plus l'instrument militant d'une conquete de l'univocite dissipant brumes et servitudes qui nous separent du libre usage de la raison, mais le vecteur necessaire d'une ethologie clinique. II n'est plus erreur, mais nature, melange passionnel de rencontres materielles et d'affects qui repondent aux modes d'existence et d'expression du corps. C'est du point de vue d'une telle ethologie que la philosophie du signe s'avere symptomatolo- gique et clinique. Deleuze transforme le statut du signe, passe d'un signe interprete, imperatif a un affect, un signe-image, cli- nique et critique. Le statut du signe se delivre de la duplicite du sens et se pense comme rencontre reelle et composition de rap- ports : de l'interpretation, nous passons a l'experimentation.

Sous cet aspect, le signe se fait expression et releve d'une logique des corps. Deleuze reprend la theorie du mode fini chez Spinoza et definit l'individualite comme une composition de rap- ports de forces, de mouvcment et de repos, de vitesses et de len- teurs -le repos n'etant pas une absence de mouvement mais une relative lenteur - qui fluctuent selon leurs variations de puissance. Ces deux dimensions composent la nouvelle theorie de l'hecceite, longitude, ou composition de parties extensives et latitude, degre de puissance intensive, qui definissent la nouvelle cartographie des co~ps. Deleuze decrit desormais ainsi la contribution spinozienne a la philosophie de l'immanence : ((11 revient a Spinoza d'avoir degage ces deux dimensions du Corps, et d'avoir defini le plan de Nature comme longitude et latitude pure. n'

Sur ce nouveau plan, les signes prennent la dimension d'une affectologie. Tandis que les signes scalaires definissent notre longi- tude, les signes vectoricls expriment notre latitude. C'est a partir de la thCorie de l'liecceite que Deleuze rcnouvelle cette concep- tion du signe comme cartographie des rapports de force effectifs2. Dc la polemique a l'egard de sa capacite d'illusion et d'asservissc-

1. Deleuze, Guattari, MP, 318. 2. On trouvcra une analyse detaillee de I'hecceite dans De l'animal, op. cd,

p. 191-202.

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B SPINOZA CT LE STRUCTURALISME

ment, on passe a la description ethologique de sa puissance : c'est en cela que consiste le passage de la signification allegorique a l'expression ethique, impliquee dans la theorie de l'hecceite.

L'hecceite constitue ainsi le dernier volet de la critique de \ ~analogie que Deleuze elabore a partir de Spinoza, en conjuguant

de maniere inventive Duns Scot, Simondon et Geoffroy Saint- Hilaire. Le terme d'hecceite lui-meme est emprunte a Duns Scot, le penseur de l'univocite, qui pose l'individuation comme l'ultime actualite de la forme et qui developpe cette theorie de l'intensite et de l'affection modale qui forme le premier palier de la philosophie de l'univocite. Deleuze reprend ce concept pour atteindre une definition modale de l'individu, capable de nous affranchir une fois pour toutes des concepts de substance, de sujet, de forme et d'unite organique, et se refere pour l'elaborer autant a Spinoza qu'a Geoffroy Saint-Hilaire ou a Simondon'. Ce dernier propose de son cote une philosophie de l'individuation •ásource d'ec- ceite n2, de singularites implicites qui conduisent l'individuation et animent une prise de forme dans la matiere, de sorte que l'indivi- duation intensive precede en droit la forme et la matiere, la subs- tance et le sujet, et toute autre notion capable de reintroduire une transcendance dans l'immanence des corps. •áI l arrive qu'on ecrive "ecceite" en derivant le mot de ecce, voici. C'est une erreur, puisque Duns Scot cree le mot et le concept a partir de Haec, "cette chose". Mais c'est une erreur feconde, parce qu'elle suggere un mode d'individuation qui ne se confond precisement pas avec celui d'une chose ou d'un sujet. •â3

La contribution de Geoffroy Saint-Hilaire complete le dispositif conceptuel, en montrant que l'individuation animale doit etre comprise comme la variation modale d'un champ cinematique de forces. De la sorte, les formes et organes constitues des differentes especes animales ne varient pas de maniere discrete en fonction de grands genres animaux separes (theorie analogique qui est celle d'un Cuvier), mais procedent par variations intensives et par modulation de memes materiaux constituants, qui forment un seul plan de composition animal, Animal tantum, substance unique dont tous les animaux sont les modes. L'univocite du plan de composi-

1. Dclcuze, Guatiari, MI: 318, n. 24 ct Simondan, ICI, p. 47 sq. Toutes ces questions ont ete developpees dans De l'animal ri l'an e t dans Deleuze et l'nri.

2. Sirnondon, ICI: p. 22. 3. Deleuze, Guattari, MI: 318, n. 24.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

tion ramene la difference entre tous les animaux a une simple variation intensive. Deleuze qualifie Geoffroy de spinoziste, car il compose l'individuation d'un corps exclusivement a partir de vitesses et de lenteurs, et de variation de puissance. La celebre question de Spinoza, •á que peut un corps ? •â, que Deleuze invoque dans toute son trouve ici sa reponse : un corps ne doit plus etre defini comme un sujet, une forme donnee ou un ensemble ope- ratoire de fonctions, mais seulement par un rapport complexe de vitesses differentielles, qui compose sa longitude, et par un pouvoir d'affecter et d'etre affecte, qui determine sa latitude. Un corps consiste ainsi dans sa carte des affects, des rencontres et devenirs qu'il trace sur le plan de composition de la Nature.

Qualifiant l'individuation modale des corps, l'hecceite definit alors le surpissement d'une singularite a quelque echelle que ce soit, rencontre moleculaire, atmosphere distincte, •ácinq heures du soir •â. Elle ne se ramene donc pas a une determination temporelle comme le fugace, ou l'evanouissant par opposition au durable ou au stable, ni a un moindre degre d'etre, pas plus qu'elle ne releve de l'accident par rapport au necessaire, ou de l'informe par rapport au determine. Toutes ces partitions reviennent a la pensee repre- sentative qui clive l'essence et l'accident, le necessaire et le contin- gent, le permanent et le fugace, la forme et l'informe. L'hecceite sert a rendre ces partages tl~eoriques caduques pour parvenir a une pensee de l'individuation intensive.

On retrouve alors a propos de l'hecceite et de sa fonction pole- mique a l'egard des sujets formes et substantiels le meme mouve- ment qu'on observait a propos des multipiicites. Dans un premier temps, l'hecceite pouvait sembler deconsiderer les etres substan- tiels, invalider la theorie classique des sujets et des formes, tandis qu'elle s'elargissait a des etres que la theorie classique n'avait pas songe integrer a son analyse, comme un degre, une heure, un eclair, un mouvement. Elle apparait alors comme •áun certain type d'individuation qui ne se ramene pas a un sujet (moi) ni meme a la combinaison d'une forme et d'une matiere •â : • á U n paysage, un evenement, une heure de la journee, une vie ou un fragment de vie... procedent autrement. •â' Une heure, un degre ne sont pas des sujets au sens classique du terme, et ne se conten-

1. Deleuze, •áLe temps musical. Une confErencc de Gilles Dcleuze •â, art. cite, p. 152.

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F-

SPINOZA ET LE STRUCTURALISME

tent pas d'en contester le statut, mais pretendent fournir la seule heorie valable de l'individuation qui produit les sujets.

En realite, comme on l'avait constate pour l'analyse des multi- plicites, ce premier temps dualiste a pour fonction strategique d>assurer aux hecceites un statut d'entites parfaitement singulari- sees. Car, dans un deuxieme temps, sujets et subs$nces ne rele- vent pas d'individuations differentes, mais d'une theorie diffe- rente de l'individuation. Dans la mesure ou les sujets et les formes de la theorie classique decrivent des entites existautes, celles-ci sont bien des hecceites parfaitement singulieres, ce que la theorie classique n'avait pas vu. Du meme coup, i'opposition binaire des hecceites et des sujets formes n'est plus tenable car elle reviendrait a maintenir le plan de transcendance de la pensee representative. L'liecceite, comme individualite parfaite, s'applique aussi bien a ce que la pensee substantielle decrit comme des essences ou des sujets formes. Elle ne decoupe pas des classes d'etres, mais capte des devenirs en acte. C'est pour- quoi elle concerne aussi bien une heure de la journee (cinq heures du soir), un degre de chaleur, une intensite de blanc, qu'un animal, un humain, un corps social ou une idee.

C'est alors une deuxieme lecture qui s'impose. Il s'agit moins de repudier les categories de l'objectivite et de la subjectivite qui structurent grammaticalement notre experience courante que de transformer leur statut logique. L'hecceite ne concerne donc pas une individualite, ou une corporeite differentes, mais bien une theorie differente de ces entites qui sont considerees dans la theorie classique comme des individus, sujets, corps ou choses. II ne faut donc pas instaurer de dualisme entre hecceite et sujet car on n'op- pose pas deux types de realites, mais deux modes de conceptualisa- tion. Comme le souligne une note de l'edition anglaise de Dialopes en 1987, •á Haecceitas est un terme utilise frequemment par l'ecole de Duns Scot, pour designer l'individuation des etres. Deleuze l'utilise en un sens bien special : au sens ou l'individuation ne concerne plus un objet, une personne, mais plutot un evenement (un vent, une riviere, une journee ou meme une heure du jour). II soutient que toutes les individuations sont en fait de ce type. C'est la these qu'il developpe avec Felix Guattari dans Mille plateaux. D'

1. Hugh Tomlinson ct Barbara Habberjam, 1987, p. 151-152. <Professor Deleuze has suggested the CoUoiving note as explanation of die tcrm : "Haecceitar is a temi Crequenuy used in the scool of Duns Scotus, in order to dcsignate the

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Si toutes les individuations sont de ce type, alors les sujets bien for- mes ne se caracterisent pas par une individuation differente, mais bien par une conception differente de l'individuation. 11 n'y a donc pas dualisme entre hecceite et sujet, meme si l'hecceite assure a la philosophie de la Difference sa victoire sur une pensee de la representation.

Le concept d'hecceite substitue aux entites elementaires des sujets et des substances un procede de constitution different, par composition de forces et d'affects qui ne les definissent plus sur un mode unitaire et clos, mais qui se composent toujours d'hec- ceites, exactement comme la multiplicite reelle n'est pas com- posee d'unites, mais de multiplicites. Puisqu'eiies ne sont cons- tituees que de degres de puissance, de pouvoirs d'affecter et d'etre affecte, elles nous permettent de sortir d'une logique de l'attribution.

Enes ne sont pas attribuables aux sujets, aux choses, aux indi- vidus constitues, qui en sont au contraire les resultats, mais eues ne constituent pas non plus un plan de composition auquel les sujeis et les choses devraient etre attribues, au sens de l'anterio- rite d'un fondement. 11 faut eviter cette conciliation, qui restitue un dualisme sommaire, opposant d'un cote les sujets formes, les choses identifiables, de l'autre leurs veritables coordonnees spa- tiotemporelles, leur cartographie intensive : elle conserve la forme-sujet en en variant seulement les predicats'. Tous les cops se definissent par une longitude et une latitude, des vitesses et des affects : la symptomatologie des forces compose une ethologie, ou une ethique de la puissance.

On peut alors qualifier de spinazienne la conception de la lit- terature qui permet a Deleuze d'utiliser Proust pour transformer l'image que la philosophie se fait de la pensee, exactement comme il se sert de Sacher-Masoch pour transformer la noso-

individuation of heings. Deleuze uses it in a more special sens : in the sense of an individuation wliich is not that of an object, nor of a person, but rather of an event (wind, river, day or even haur of die day). Deleuze's thesis is that aii indivi- duation is in fact of this WC.'' This is the tliesis developed in Milk Wieatu with Felix Guattan a, Deleuze, nocc additionnelle in Dioloper, trad. anglaisc Hush Tomlinson et Barbara Habbejam, New York, Columbia University Press, 1987, p. 151-152.

1. Deleuze, Guattan, MP, 320. icfilIeplaleaur presente donc les deux types dc lectures.

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SPINOZA ET LE STRUCTURALISI\.IE

graphie psychiatrique. La litterature, et sa clinique des rapports reellement existants (L'Ethique) favorise une critique des modes de domination usuels ('Traite theolo&co-politique). Ce sont moins les

en eux-memes que les methodes d'exegese ou d'interpre- tation qu'on leur applique qui les confortent dans leur statut d'auxiliaires de la servitude. Sur ce point, Deleuze se separe de Spinoza. Les signes eux-memes ne sont pas vecteurs de sei-v- mde. Ils traduisent de maniere necessaire n o t d situation corpo- relle, et de ce point de vue, y compris dans la conception spi- nGzienne, on ne peut se contenter de les opposer frontalement au concept. Eu realite, ils decrivent toujours notre situation cor- prelle et sont aussi positifs que notre corps'. Deleuze se sert ainsi de Spinoza pour contrer la theorie du signe de Spinoza, exactement comme on l'avait vu modifier le kantisme en lui injectant un theme kantien transforme. La conception du signe comme individuation, rapports de forces et puissance qu'il se met graduellement en ceuvre reprend i'etliologie des corps qu'il trouve chez Spinoza.

C'est donc a l'experimentation de la pensee creatrice, que revient, chez Deleuze, la tache qui etait celle de la connaissance dans l'Ethique: rendre plus libre par immanence, par simple exposition clinique des rapports. La pensee, chez Deleuze, est creation, et non exclusivement connaissance : cette conclusion n'est pas spinozienne. Elle accorde a l'art et a la science la meme faculte de creation, d'invention et d'emancipation qu'a la philo- sophie. La fonction de liberation n'est plus reservee a la pensee theorique seule parce que la pensee ne se definit plus par son adequation, mais par sa capacite de renouvellement, sa compe- tence creatrice, de sorte que la philosophie n'a plus noii plus l'apanage de la pensee : l'art et la science pensent tout autant, encore qu'ils ne pensent pas par concepts. L'art et la litterature, dotes d'une speciale capacite d'investigation de nos affects, se trouvent mieux armes que la philosophie pour nous renseigner sur noire experience empirique, faite de rencontres confuses, de melanges entre corps, d'imperatifs proscrivant ou favorisant tel melange et d'interpretations plus ou moins delirantes sur ces etats corporels. Avec la litterature, nous disposons d'une reserve

1. Moreau, Pierre-Franpis, Spi,~orn. L'expoience et l ' h i le ; Paris, Pur, coll. •á Epimediee *, 1994, p. 377.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

d'experiences effectives qui ne se contentent plus des descriptions doxiques, conventionnelles et attendues, mais font l'objet d'une veritable creation.

Ce n'est ni une analogie, ni une imagination, mais une compo- sition de vitesses et d'affects sur ce plan de consistance : un plan, un programme ou plutot un diagramme, un probleme, une ques- tion-machine'.

1. Deleuze, Guattari, Mi', 315-316.

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SERIES, EFFET DE SURFACE, DIFFERENCIANT

L > A ~ E P \ ' T I O N portee aux mondes de signes et aux faits de dis- cours, traites comme evenements definis par leur occurrence empirique, conduit Deleuze a s'interesser au concept de structure, qui offre une alternative commode aux positions speculative et hermeneutique de l'allegorie. Le sens de l'enonce n'est pas donne par son origine supposee, qu'elle soit extrinseque et rationnelle comme chez Hegel, ou intransitive mais transcendante comme chez Gadamer, mais par la differenciation qui l'articule en lui- meme et par rapport aux autres discours, contemporains ou non. Avec la structure, le sens ne se donne plus comme le reservoir transcendant ou la reserve inconsciente qui alimente la significa- tion de : on passe du regime analogique de la signification transcendante au jeu immanent qui garantit l'emergence du sens comme effet de surface.

Deleuze s'empare de la notion de structure pour expliciter l'es- sence de Proust I , l'Idee de D@ence et repetition, le sens de Logique du sens. Le merite de la notion de structure, c'est qu'elle s'expose comme coexistence virtuelle et ideale des signes qu'elle compose. • áDe la structure, on dira : reelle sans ehe actuelle, ideaale sans etre abs- traite. •â Air familier. La structure vient donc en 1967' se loger

I . Deleuzc, •áA quoi reconnait-on Ic structuralisme ? *, in Franpis Chatelet (ed.), Huloire de l~plriloropltie, op. cil., 1973, p. 299-335, p. 313. La quatrieme phrase du texte annonce, en italiques : rj l 'orrs rommer ni 19675 mais le texte n'est pas date. La datation de 1967 est coherente pour la composition d'un texte auquel Dcleuze a neanmoins donne son impimaiur pour la parution en 1973, el qui contient une lccture forte, tres pedagogique, mais non critique, du stmcturalismc, alors que la critique de la structure est un des axes cssenticls de PAnli-@d$e, qui parait en 1972. L'artide sur le •áStnicturalisme•â est donc anterieur.

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DELEUZE. L'EMPIRISI\.IE TRANSCENDANTAL

dans l'espace conceptuel qu'occupait l'essence en 1964. Elle signale que la notion de sens prend a le relais des Essences defail- lantes n'. Le probleme du sens comme effet de surface dessine avec precision le reseau conceptuel qui explique le passage termi- nologique de la structure (1967) a ?Idee (1968), du sens (1969) a la machine dans LiAnti-Gdipe en 1972. Le sens n'est pas transcen- dant, mais produit dans l'immanence du texte comme un effet incorporel et transitoire, de sorte que Deleuze fait valoir une conception qui l'eloigne definitivement de toute position herme- neutique.

Le concept de structure, comme multiplicite symbolique qui confere a ses termes un sens positionnel, aleatoire, et derive, per- met a Deleuze de congedier definitivemeril toute philosophie de la signification. Elle assure ainsi la transition entre l'essence et l'Idee. L'accent ne porte plus sur l'essence, comme unite du signe et du sens, mais sur la valeur differenciatrice de la structure, qui produit systematiquement ses termes en leur conferant un sens dont la valeur provient de leur place dans la combinatoire. Cela conduit a une toute nouvelle theorie du sens.

I / L'll\IiMANENCE DE LA STRUCTURE

ET LE SENS COMME SURFACE

•áLes auteurs que la coutume recente a nomme structurit. listes v2, declare Deleuze dans une page mordante de bgique du sens, n'ont peut-etre rien d'autre en commun que cette mutation du regime du sens. Ils ont substitue la thematique d'une produc- tion machinale, asignifiante et inconsciente a celle d'une origine transcendante du sens. Avec eux, le sens cesse d'etre assure par un acte de conscience personnel pour devenir l'effet d'une produc- tion impersonnelle, immanente et collective.

Conformement au travail qu'il vient d'accomplir sur l'univocite de la substance spinozienne, Deleuze refuse de lier la production du sens a une nouvelle transcendance et de la reconduire a une essence externe, qu'elle soit definie comme principe superieur ou comme reservoir inconscient, comme origine ou comme reserve.

1. Deleuze, Lo,$que du sem, Pans, Minuit, 1969 (note 4, 89. 2. Deleuze, LS, 88-90.

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s ~ R I E S , EFFET DE SURFACE, DIFFtRENCIANT

E~ renvoyant dos-a-dos principe celeste (le dire de l'etre) ou sou- terrain (les symptomes de l'homme), il montre la connivence entre la et l'anthropologie. Toutes deux en appellent a la res- tauration d'un sens transcendant, dans un Dieu K qu'on n'aurait pas assez compris D, ou dans un homme a qu'on n'aurait pas assez sonde •â'. Voila ce qui est en jeu dans la definition du sens comme effet de surface. Renvoye a la dimension actuelle du texte, le sens ne la surcharge plus d'une reserve transcendante : il doit etre compris sur un mode strictement immanent.

Inutile par consequent de se lamenter sur(l'oubli, ou sur le manque essentiel du sens : du sens, il y en a toujours assez, ce sont les signes qui manquent2. Penser le sens comme production implique qu'il ne soit ni latent, ni transcendant, mais toujours actualise. Par consequent, il n'y a ni a le retrouver, ni a le restau- rer. N Il est donc agreable que resonne aujourd'hui la bonne nou- velles, poursuit Deleuze avec humour, raillant la position de l'exegese, a l e sens n'est jamais principe ou origine, il est p r e duit 9.

Cette discussion est importante pour preciser de ce que Deleuze entend par difference et par repetition. Mais elle compte aussi pour une autre raison : c'est la premiere fois que Deleuze s'engage dans un debat contemporain. Sans doute s'est-il toujours defendu, comme Foucault d'ailleurs, d'appartenir au structura- lisme, ou meme d'en reconnaitre l'existence comme un mouve- ment assignable. Il n'en livre pas moins dans l'article pedagogique •á A quoi reconnait-on le structuralisme ? •â, destine a l'Histoire de la ~ihilosophie de Chatelet, sa propre version du debat, ce qui nous

1. Ibid. 2. Deleuze est tres frappe par la remarque de Foucault, a la fin de son Rous-

rel: •á La litterature de l'absurde [...] n'etait que le venant aveugle et negatif d'une experience qui ameure de nos jours, nous apprenant que ce n'est pas le "sens" qui manque, mais les signes, qui ne signifient pourtant quc ce manque n (Foucault, Roussel, p. 209). il la reprend dans sa recension : •áLa litterature de l'absurde croyait quc le sens manquait ; en fait, ce qui manque ce sont les signes. Il y a donc un vide qui s'ouv~e a l'interieur d'un mot: la repetition du mot laisse beante la difference de ses sens. Est-ce la preuve d'une impassibilite dc la repetition ? Non, et c'est par la qu'apparait la tentative de Roussel •â (Deleuze, •áRaymond Roussel 3u l'horreur du vide •â [recension du R~rnondRou~~dde Foucault], in Ar&, no 933, 23-29 octobre 1963, p. 4 ; dans Sfmcluralume ... art. cite, p. 306 et Lo@qua du sens, 63 ct 88).

3. Dcleuze, LT, 89.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

permet d'observer comment il y prend part et comment il le transforme.

En soulignant la proliferation du concept de structure dans les domaines les plus divers - linguistique, psychanalyse, ethnologie, economie, mathematique, philosophie -, Deleuze indique que cela rend douteux qu'on puisse unifier ces demarches sous l'uni- versel abstrait d'une etiquette •á structuraliste •â. Sa demarche est nominaliste : le structuralisme n'existe pas comme systeme de pensee, et n'est qu'un nom general pour regrouper des agence- ments theoriques divers, ce qui n'interdit pas qu'on produise des criteres de l'usage de ce concept, a condition d'en respecter les terrains d'exercices. II reste donc tres prudent, et l'article en ques- tion ne porte pas sur •ále •â structuralisme, entendu comme un mouvement de l'histoire des idees, mais sur l'emergence de problematiques nouvelles dans la pensee contemporaine.

Deleuze n'intitule donc pas son article : •á Qu'est-ce que le structuralisme? •â, mais demande • á a quoi on le reconnait •â. II passe ainsi de la question qu'est-ce que? qui vise l'essence, a la determination singuliere des cas et des penseurs. Qui emploie le terme de structure ? qui se dit structuraliste ou est identifie comme tel ? demande Deleuze, et ce decalage, si leger en apparence, transforme entierement l'operation. L'enonce •ánous sommes en 1967 •â qui figure en tete de l'article contribue lui aussi a trans- former le genre intellectuel de l'exercice, en incluant le scripteur et aussi le lecteur dans ce champ en mutation. Loin du resume scolaire simplifiant en le figeant un mouvement de pensee attes- table, Deleuze s'auto& par ce tremplin empirique (une simple date) une insertion polemique dans un champ en crise, dont il repere les soubresauts et vis-a-vis duquel il prend position. 11 trans- forme ainsi en operation de guerilla critique sur la pensee en train de se faire une demarche qui relevait au depart d'une compilation encyclopedique cherchant a rendre le debat contemporain acces- sible a un public etudiant ou cultive. L'article nous renseigne en meme temps sur la position de Deleuze a l'egard des sciences humaines de son temps.

Qui donc se dit structuraliste ? La liste qu'etablit Deleuze est suggestive : un linguiste Uakobson), un •ásociologue •â' (Levi-

1. Que Deleuze presente l'auteur de L'onlhropalagie slwiurnie comme un •ásociologue n peut surprendre, mais repond a dcux objectifs stratesques : le terme d'antlirapolo~e aurait l'air de reinvestir unc dimension humaniste que

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S ~ R I E S , EFFET DE SURFACE, DIFFERENCIANT

strauss) ; un psychanalyste (Lacan) ; un philosophe qui transforme I~epistemologie (Foucault), un philosophe marxiste qui renouvelle finterPretation du marxisme (Althusser), un critique litteraire parthes), une meute d'ecrivains anonymes (le groupe Tel Quel). renumeration suit un ordre disciplinaire et place la philosophie entre les sciences et les arts. Elle retrace la migration effective du ,ouvernent structural selon une trajectoire qui rend compte de l'histoire de sa diffusion. Son point de depart se situe en effet dans les sciences du langage, en linguistique avec l'etude de la langue comme systeme de signes, chez Saussure, etjavec la phonologie de Troubetskoi et de Jakobson ; Levi-Strauss s'empare de l'analyse phonologique structurelle de Jakobson pour etudier les relations de parente, et reinvestit les termes de signifiant et signifie pour expliquer les productions symboliques de la culture en termes de differenciation structurale. Lacan s'autorise de Levi-Strauss pour rompre avec le familialisme freudien : en posant l'inconscient structure comme un langage, il remplace la topique freudienne du Moi, du Surmoi et du Ca, trop naturaliste a son gout, par la tri- partition topologique de l'imaginaire, du symbolique et du reel, ce qui lui permet d'expliquer l'emergence du sujet par l'imposition symbolique du signifiant.

11 est interessant de constater que Deleuze enumere la linguis- tique, l'anthropologie et la psychanalyse, la triade de la structure, dans un ordre chronologique, et selon une demarche qui reprend l'ordre de diffusion des savoirs, non celui de leur systematicite interne. Pour autant, le structuralisme est envisage dans sa dimen- sion de crise, qui procede de ces champs epistemologiques : la langue, la societe, l'inconscient.

Cette crise concerne le statut du sens, du signe et de l'interpre- tation. Si le concept de structure s'est d'abord developpe comme concept methodologique dans le champ linguistique avec Saus- sure, mais egalement avec les travaux phonologiquc de l'ecole de Moscou et de I'ecoIe de Prague, cela hent a sa portte methodolo- gique. L'etude de la langue, irreductible dans son existence collec- tive a la donation de sens d'un sujet individuel, se prete particulie- rement a l'exhibition d'une couche d'existence ni actuelle, ni

toute l'analyse vise a subvertir ; etlinolague accentuerait trop Cranclicment la par- tition entre une Iiumanite industriclle de type europeen et une humanite dite •áprimitive •â. Le terme de sociologie permet d'eviter cette coupure sans revenir a la forme substantielle d'un Homme universel.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

imaginaire (mentale et fictionnelle), et pourtant reelle et pourvue de determinations differentielles, autrement dit, structuree.

L'unite toute negative du structuralisme est ainsi donnee par la critique du sujet substantiel, ct par voie de consequence, egale- ment par la polemique qui l'oppose a un courant de pensee rival, dominant en France dans l'immediat apres-<guerre, mais inapte a traiter ces phenomenes qui ne se laissent pas reduire a un acte de conscience : la phenomenologie. L'unite strategique de ces savoirs se precise alors, et explique la vogue structurale a la fin des annees 1960 : comment rendre compte des productions de sens inconscientes, coilectives, comme par exemple le langage ?

D'ou le role pilote de la linguistique, mais aussi celui de l'exa- men des agencements sociaux, de la sociologie et de l'histoire, des representations sociales et culturelles, de l'inconscient. L'ensemble de ces empiricites collectives, historiques et politiques excedent le champ de la conscience individuelle et apparaissent comme des instances productrices dont le sujet n'est qu'un resultat.

Le deuxieme trait conceptuel du structuralisme est son forma- lisme, qui consiste a expliquer les formations signifiantes sans pas- ser par le point d'origine d'un sujet. Il en resulte une nouvelle theorie du sens, qui ne provient plus d'une donation originaire, et doit etre explique comme effet de structure. C'est ce que Deleuze exprime par l'effet de surface, qui fait du sens le resultat concomi- tant et immanent d'une production asignifiante, et non d'un saut transcendant dans une dimension autre, inconscient des profon- deurs ou altitude spirituelle. En cela, on peut parler d'un mouve- ment structural. Tontes ces pratiques theoriques nous font passer d'une theorie de la signification a une theorie immanente de la production materielle, et expliquent le sens en combinant ces quatre proprietes : le sens est second et non premier ; il est forme d'elements non signifiants ; il est inconscient et enfin, il est collectif ou social, ce qui implique du meme coup son existence theorique et pratique, c'est-a-dire pragmatique.

Cette mutation du statut du sens, qui traverse les sciences sociales, transforme completement le statut de la philosophie. Il s'agit d'abord d'une distribution nouvelle : la philosophie ne peut plus s'etablir dans la purete de son champ deductif mais s'adosse necessairement a la divenite des savoirs empiriques. Deleuze, dans cet article, presente le croquis de ce nouveau champ, qui integre analyses du social, des relations de pouvoir et de parente, des institutions, dc la langue, de l'inconscient, de la Litterature et

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SERIES, EFFET DE SURFACE, DIFFl?,RENCIANT

des pratiques textuelles ... L'extreme diversite de ces domaines et de ces problematiques configure un nouveau spectre de la philo- sophie, que Deleuze redessine dans Logique du sens, et auquel il donne toute sa mesure avec Guattari, en redigeant ces Traites de reforme des sciences sociales que sont LXnti-Edipe pour la psy- chanalyse et Milie plateaux, pour l'anthropologie, l'histoire et la science politique'. Le metier de philosophe n'est plus le meme apres 1968.

Les resultats de la linguistique, de I'a 14 thropologie et de la psy- chologie se repercutent en philosophie a travers l'epistemologie des savoirs poucauit) et le renouveau du marxisme (Althusser). Foucault et Althusser : voila, et dans cet ordre non chronologique - Althusser, l'aine de Foucault, a ete son professeur, ce que Deleuze n'ignore pas -, les deux philosophes que Deleuze selectionne.

Tous deux incarnent cette nouvelle figure de la philosophie, ouverte sur la dimension positive des sciences empiriques et visant l'actualite politique. Il s'agit bien d'une transformation du regime de la philosophie, que Deleuze qualifie dans ce texte de K pratique therapeutique et politique •â, incarnant dans le champ du savoir • áun point de revolution permanente 9. Saluons sous cette expression la formulation du concept de ((critique clinique •â qui fait ici sa premiere apparition, et marque ce nouvel agencement politique du savoir en liant le diagnostic critique de la philosophie a une charge clinique de transformation du reel. Cette nouvelle configuration du savoir s'acheve sur le deplacement du sujet vers la prahque, qui implique la critique de l'anthropologie humaniste, et stipule que le sujet se forme comme resultat de la pratique loin d'etre son pole constituant.

1. Pour apprecier les variations de Dcleuie a l'egard des sciences Iiumaines, il faut comparcr systematiquement trois textes qui en [ornent Ics differents jnlans : 1 / l e recueil dc tcxtes Imtincrr el inslilulioiu, Paris, Hachette, 1953, que Deleuze compose sous l'impulsion dc Canguilliem, auquel il joint une courte introduction, et dont la selection d'extraits rcnseipe sur son information en matiere de scicncc de la rie, medecine et theorie des institutions a la fin de ses etudes; 2 / la biblio- graphie tres instructive de DIffeence el ripitilion ; 3 / l'appareil beaucoup plus docu- mcntedc reiercnces, erudites ou de seconde main, savantes ou ludiques mais en tout cas autrcmcnt specidisees de Mille plaieou, qui temoipncnt des debats de l'epoque, mais aussi de l'extraordinaire erudition de Guattari.

2. Deleuze, •áStructuralisme ... n, art. cite, p. 334, ID, 269.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRAXSCENDANTAL

2 /LE DIAGRAMME DE LA STRUCTURE ET LES SIX CRIT~RES DU SYMBOLIQUE

En retenant une poignee de criteres pour isoler cette nouvelle dimension du sens, Deleuze propose une coupe saisissante de ces savoirs en devenir et construit le diagramme du structuralisme. On identifie une position structurale a la presence d'une dimen- sion symbolique (c'est le premier critere) qui produit le sens sur un mode positionne1 (2" critere), c'est-a-dire par le jeu differentiel et singulier (3' cntere) d'une actualisation (4' cntere), serielle (5' cri- tere) comprenant la position d'une case vide jouant le role de dif- ferenciant (mana, phallus ou objet = x) entre les series (6' critere).

Reprenons ces criteres un a un, car ce sont eux qui permettent a Deleuze de preciser sa conception de la Difference. Le concept de symbolique degage les rapports de la pensee et du sensible d'une opposition brutale entre l'ordre empirique et l'ordre mental individuel. Ii pose une couche d'idealite virtuelle qu'on ne peut reduire a un acte individuel, ideel ou imaginaire, mais qu'on ne peut pas confondre non plus avec un donne empirique. Entre le reel et l'imaginaire se glisse un nouvel ordre : celui du symbolique. Le systeme linguistique de Saussure, l'anthropologie structurale de Levi-Strauss, ou le signifiant symbolique de Lacan en forment des exemples. Un signe linguistique, un mot par exemple, n'a pas de signification en lui-meme ; ni subjectif au sens banal (produit par un acte mental), ni objectif ou donne par le reel, il n'a de sens qu'en fonction du jeu de relations interne au systeme de la langue dans lequel il est pris.

Un element empirique comme un mot ne consiste donc ni dans la representation mentale ou imaginaire qu'on s'eu fait, ni dans la realite qu'il designe, et ne peut s'expliquer que par la dimension symbolique de la langue qui lui confere systematiquement une place par opposition aux autres termes de la serie. Il en est de meme pour une relation de parente ou pour une structure incons- ciente. Telle est la revolution epistemologique structurale : entre les mots et les choses, elle decouvre un nouveau domaine d'ideali- tes, collectif et inconscient, structure mais non transcendant, contraignant a l'egard des realites empiriques, mais non identique a eux. Ce plan virtuel est dote d'une puissance d'organisation interne capable de conferer une valeur relationnelle aux elements qu'il distribue systematiquement.

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L~ $an symbolique permet de poser une idealite purement relationnelle, differentiee, mais irreductible a un acte psycholo-

gique individuel. Le totemisme, par exemple est irreductible a l'ordre du reel, mais aussi a l'imaginaire : il n'a aucune significa- tion par lui-meme, n'est pas donne dans l'ordre naturel, mais il ne releve pas non plus d'une illusion totemique, d'une elucubration de la mentalite primitive. Il ne s'expliqub pas au plan psycholo-

gique comme construction imaginaire. Tel est la puissance opera- toire de l'anthropologie structurale : le totemisme s'explique sur un tout nouveau plan, le plan symbolique, qui permet d'echapper a l'ordre des ressemblances naturelles et des analogies psychologi- ques, et d'expliquer ce phenomene social comme une differencia- tion culturelle. Levi-Strauss produit ainsi ce resultat tres important pour Deleuze : • á C e ne sont pas les ressemblances, mais les diffe- rences qui se ressemblent •â' : pour reprendre l'exemple du tote- misme, il ne releve ni d'une ressemblance reelle ni d'une assimila- tion imaginaire entre animaux et ancetres, mais bien du jeu differentiel qui articule ces deux series de differences que sont la serie des especes animales et celle des positions sociales, dont seul le jeu combinatoire produit le rapport et le sens. Il ne s'agit donc pas de discerner des rapports de ressemblance entre des choses reelles, mais de produire un systeme d'ecarts differentiels entre des termes qui n'ont aucune signification par eux-memes et qui ne recoivent leur sens que de ce jeu de positions.

C'est le deuxieme critere : le sens est positionnel. Qu'il s'agisse d'elements aussi differents qu'un acte de parole, un reve, une pro- duction de l'inconscient ou un conflit social, une relation de parente ou un mythe, ils ne se rapportent a aucun referent empi- rique donne dans le reel, et ne renvoient a aucune signification logique, ni a aucune essence donnee. D'ou leur vient alors leur sens ? D'un effet de position, de la place qu'ils occupent vis-a-vis des autres elements du systeme, dont ils se differencient seulement par cette position reciproque que Saussure nomme oppositive : la valeur d'un terme est donnee par difference avec les autres termes de meme rang. Le sens est produit sur un mode extrinseque, par la permutation ou la combinaisori d'elements pluriels, eux-memes non signifiants, qui ne recoivent un sens que dans le jeu de regles qui determine leur place les uns vis-a-vis des autres.

1 . LeG-Strauss, Claude, L f o l h i m e aujourd'hui, Paris, P w , 1962, p. I I I et DR, 153.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Prives de referent, c'est-a-dire de designation extrinseque, et depourvus d'essence, c'est-a-dire de signification intrinseque, la valeur des termes sur lesquels repose l'explication scientifique tient exclusivement a leur place dans le systeme. Cela definit un rap- port tout a fait inedit entre theorie et pratique, et trace une voie nouvelle entre l'empirisme ordinaire, qui reduit le sens a la desi- gnation d'un referent, et les differents rationalismes, qui assignent au sens une definition ideale, qu'il s'agisse de la signification pro- positionnelle de la logique ou de l'essence du rationalisme clas- sique. Le concept de structure reamenage ces distinctions du savoir. Avec lui, le rapport entre empirisme et intelligibilite se renouvelle : l'explication repose sur une structure immanente, irreductible a la realite empirique, mais non transcendante a eue, qui se degage differentiellement du releve des determinations empiriques, mais qui ne se reduit pas a eues. Entre le reel et l'ima- ginaire, le symbolique configure ce nouveau domaine, non reduc- tible a l'empirisme ordinaire des formes sensibles, mais qui ne restaure pas non plus une transcendance, a la maniere d'une essence intelligible.

Le sens se produit sur ce mode topologique et relationnel : puisque il est fonction de la place que prennent les elements dans un dispositif combinatoire contraignant, il est toujours l'effet d'un jeu immanent, d'une machinerie, d'une machination, d'une pro- duction machinale inconsciente, sociale et collective. C'est pour- quoi Deleuze s'empare du mot de Mallarme, •á penser, c'est emettre un coup de des ! n, pour exprimer cette nouvelie image de la pensee, car toute production de sens est une redistribution qui joue la donne de la pensee comme une rencontre de hasard, un coup de force, un lancer de des. Dans cette configuration, le sens n'est plus donne, mais produit comme singularite nomade •â, dans une emission contingente de singularites - les des que l'on lance -, et il ne releve plus de repartitions sedentaires, fixes et prealables, ni d'un partage originaire du sens en significations etablies.

11 reste a expliquer comment le sens se produit effectivement dans cette rencontre selon des deux moments de la Difference : le sens s'actualise, se produit, ce qui correspond au premier volet de la Difference comme actualisation; mais cette actualisation, ou production du sens, renvoie a sa structure virtuelle, qui corres- pond a son second aspect. La dualite actuelle et virtuelle de la Dif- ference explique la production du sens comme effet de surface. Il

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StRIES, EFFET DE SURFACE, DIFFkRENCIANT

la du troisieme critere du symbolique, le jeu du differentiel et du singulier qui remplace et disqualifie l'opposition abstraite de l'universel et de l'individuel, du general et du particulier, de pintelligible et du sensible.

Une relation est symbolique loffque ses elements, qui n'ont par eux-memes aucune valeur definie, se determinent reciproquement en s'actualisant selon un rapport differentiel. Soit a nouveau, l'exemple de la langue : le phoneme, plus petite unite de differen- ciation du mot, permet de distinguer, en francais et dans de Roussel', ces deux mots presque semblables, billard et pillard. Les lettres b et p ne s'actualisent elles-memes comme point singu- lier qu'a la faveur de cette difference, qui persiste bien entendu a travers toutes les occurrences des sons b et p en francais, et qui n'est pas independante des autres rapports phonematiques du francais. Autrement dit, la difference b et p ne prend sens qu'a

du moment ou la structure phonematique du francais assure, de maniere singuliere, leur difference virtuelle. Celle-ci s'impose, qu'on l'effectue ou pas (que l'on prononce des mots ou b et p entrent en jeu) ; c'est pourquoi le sens est dit impassible et neutre, car il est indifferent a son effectuation. Mais il est aussi genese et productivite, et la Difference comprend egalement ce deuxieme moment, qui est celui de l'actualisation. Les singularites virtuelles que la structure dessine ne pourraient jamais etre discer- nees sans l'existence empiriques de mots comme billard et pillard.

Tel est le gain epistemologique de la position structurale : une structure n'existe jamais en dehors de ses points d'actualisation, elle est entierement immanente a la realite empirique, et sans l'oc- currence en francais des mots billard, pillard, on ne pourrait ni la presupposer ni la deduire. Tout provient de la realite donnee. Pourtant, tout ne s'y reduit pas : les points singuliers b/p qui per- mettent de distinguer les termes (comme billard et pillard) ne se differencient que grace a la structure qu'ils singularisent. On aboutit donc a cette idealite entierement relative au donne : les elements empiriques ne prennent d'existence differenciee que par le jeu de la structure qu'ils actualisent, tandis que la structure ne se determine qu'a partir de cette realite en tant qu'elle est donnee.

1. Deleuze se refere constamment au Rourel de Foucault dans ses analyses structurales, prenant ensemble l'analyse phonematique linguistique et le procede dc creation litteraire.

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\~/#, l DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

il : !

: 1 A ce point de l'analyse, il faut se garder de deux contresens. Les points singuliers de la structure ne s'identifient pas avec les

, :

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individus existants qui les effectuent. L'aspect virtuel de la Diffe- rence n'est pas un donne empirique. Ces singularites definissent les places, en effet singulieres mais virtuelles, qu'occupent lesindi- vidus existants. II s'agit bien de singularites structurelles, qu'il ne faut pas confondre avec les individus empiriques qui effectuent ces positions, ou ces roles. On n'est pas ouvrier on bourgeois, femme ou fille, oncle maternel ou fils de la p ou b, etc., sans actuali- ser une singularite qui renvoie a un element differentiel de la structure. Mais l'individu existant, l'ouvrier, la femme ou la lettre p actualisent cette singularite virtuelle sans lui ressembler ni se confondre avec elle. Deleuze propose une distribution nou- velle : le systeme determine des differentiations singulieres qui ne sont ni generales, ni empiriques. Entre l'universel et le cas

i empirique, Deleuze definit une toute nouvelle categorie : la , l , / l singularite virtuelle. Deuxieme contresens a eviter: singularite differentielle et cas

i ! ; empirique ne doivent pas etre places dans un rapport causatif du ! ' i type de principe a consequence, de l'essence a l'existence ou du , : l , 1 , , l paradigme a la copie. Le virtuel, differentiel et singulier, ne pro- , '

lli duit pas l'empirique comme sa consequence. C'est le deuxieme principe epistemologique de la structure : singularite et cas empi-

l ! I l

rique sont determines reciproquement, et coexistent necessaire- '1 ;!I ment ensemble. C'est en cela que la structure congedie tout parti-

,:,. d: tion du type de l'essence intelligible et de l'apparence derivee. En il'

; pt1 realite, la structure n'existe pas en dehors de ses cas singuliers ;::7 P..? >>,l meme si elle ne se reduit pas a eux, et insiste ou subsiste sous

$ 1 1 l'actualisation empirique. TI!^ II s'agit du quatrieme critere defini par Deleuze, particuliere-

ment important parce qu'il nous permet de preciser les deux ' , :!,\ 1 , moments de la Difference que Deleuze elabore dans Dgerence et

1 ' r@etition. Cela nous donne l'occasion de preciser le rapport entre ,il

, l structure et Difference. Dans cet article, Deleuze s'exprime ainsi :

l i ' l la structure est differentielle en elle-meme, mais differenciatrice ,Il dans son effet. Cela s'explique de la maniere suivante : toute structure possede une differentiation immanente, car elle consiste

1 1 1 l ! l en une multiplicite de singularites definies (differences virtuelles) ; ,Il, mais elle produit egaiement de la Difference dans les cas empiri- ll/111 aues au'elle oroduit. Toute structure oresente ainsi les deux

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elle comprend une differentiation ideale de singularites non effec- rnables empiriquement ; mais elle est egalement productrice d'in- dividuations, et de ce point de vue, elle comprend ses modes d'ac- rnalisation, comme Geoffroy Saint-Hilaire l'avait parfaitement vu.

La reprise deleuzienne de la st&ture presente une etape importante de sa philosophie de la Difference : la structure definit virtuellement un systeme de rapports differentiels d'apres lequel certains elements symboliques se determinent reciproquement, comme les mots dans la langue, les signifiants pour un incons- &nt, les rapports sociaux ou les systemes de parente dans un contexte social donne ; c'est en cela qu'elle rend compte de l'ac- tualisation ou l'individuation de ces differences.

Ces deux aspects de la Difference retrouvent la dualite de l'ac- tuel et du virtuel, la difference comme actualisation ou individua- tion empirique d'un cote, les rapports differentiels, ou les singula- r i te~ virtuelles de la structure de l'autre. Cette dualite de la difference, actuelle et virtuelle, reprend la dualite temporelle de Chronos, fleche de l'actualisation, et d'Aion, temps impersonnel de l'encore-futur et du deja-passe. Toute Difference comprend ces deux moments de l'actuel et du virtuel. D'une part, la Difference est actualisante, et il s'agit la du passage du virtuel a l'actualisa- tion, mais d'autre part, la difference virtuelle coexiste avec l'actua- lisation sans se confondre avec elle. La structure virtuelle est •á dif- ferencianten, ecrit Deleuze, pour expliquer qu'elle determine l'actualisation empirique. Ces deux dimensions sont toujours soli- daires, reciproques et donnees ensemble, et il n'y a pas de rapport de causalite ou de production entre elles.

Ce quatrieme critere, qui reintroduit le couple de l'actuel et du virtuel pour expliciter la Difference, permet de revenir sur les deux risques de contresens precedemment signales. Le virtuel n'est pas la cause de l'actuel, ni son principe, ni son essence. Soit, a nouveau l'analyse d'une structure determinee, la structure des relations de parente. On distinguera les elements symboli- ques de la ffiation (qui peut etre par exemple matrilineaire ou patrilineaire), les rapports differentiels virtuels (relation entre frere de la mere et fils de la determinant le lignage dans la filiation matrilineaire), et les singularites virtuelles (un oncle, un neveu) qui distribuent les roles ou les attitudes (etre l'onde, etre le neveu). Les deux moments de la Difference reprennent ainsi la dualite de la differentiation virtuelle (definir une structure matri- lineaire) et de l'actualisation empirique (etre cet oncle, ce neveu).

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Mais l'oncle ou le neveu ne sont pas ((causes •â par la structure de Gliation.

Les unites de position dans la parente dependent du systeme symbolique considere, et se determinent reciproquement. C'est a cette combinatoire qu'il faut faire appel pour elucider les relations de parente effectives. Les points produits par ces elements diffe- rentiels sont les singularites du systeme (un oncle, un neveu), qui forment un ordre des places sans pour autant ressembler aux rela- tions differentielles qu'ils effectuent. On ne confondra donc pas les singularites avec les individus empiriques, car ceux-ci sont au contraire determines par elles. On n'en conclura pas pour autant que les singularites sont determinees par les rapports differentiels comme un cas particulier est produit par son principe universel, car sans les singularites, au contraire, Ics elements differentiels de la structure ne trouveraient pas a s'effectuer.

Prenons l'exemple des rapports de production sociaux : des humains concrets effectuent ces rapports en actualisant le role sin- gulier que la place structurale leur assigne. Mais ce role, qui depend du mode de production historique dans lequel il s'insere (•á le n bourgeois, •á le •â capitaliste...), n'est pas donne de maniere intemporelle et invariante : il est variable et determine empirique- ment, meme s'il ne s'identifie pas avec tel individu donne, etant un rapport, non un terme.

Bref, le cas empirique ne peut etre compris sans qu'on le ramene i la place singuliere qu'il occupe dans la stnicture, ce que Deleuze analyse comme une condition transcendantale. Definir un cas, c'est lui donner le statut d'une singularite qui effectue la place symbolique, place que l'on ne peut determiner qu'en remontant de l'occurrence singuliere a la place qu'elle effectue. On passe ainsi de l'empirique au transcendantal. La structure s'avere la condition transcendantale de l'empirique. Immanente et pure, elle coexiste avec l'actualisation empirique sans se reduire a elle.

Cette conception empirique et transcendantale de la structure permet a Deleuze de repenser entierement la logique classique, le rapport du general et du particulier, de l'un et du multiple, du sujet et du predicat. Irreductibles aux actes de pensee individuels, les structures sont inconscientes et collectives, comme le sont les relations de parente, les determinations sociales ou les langues. Les acteurs de la culture ne sont donc plus les sujets anthropolo- giques, les hommes et les femmes qui agissent, pensent ou

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SERIES, EFFET DE SURFACE, DIFFERENCIANT

connaissent, mais les structures, dans leur double aspect de diffe- rentiation symbolique et de singularite actuelle.

En decoulent les deux derniers criteres de la structure : le cin- quieme critere est son caractere seriel. Les elements symboliques sont necessairement seriels, puisqu'ils ne prennent de sens que les uns vis-a-vis des autres. En accord avec sa theorie des mulhplici- tes, Deleuze indique que la serie est toujours une mise en serie, et qu'elle prend une forme multiserielle parce qu'elle est toujours composee de series de series. Cela tient aux deux caracteres de la Difference : les relations qui determinent chaque terme sont pro- duites par heterogeneite, et cette heterogeneite n'est pas statique, mais dynamique. Toute structure est donc serie de series : les ele- ments symboliques s'organisent necessairement dans une serie, et il faut plusieurs series pour que puisse s'etablir entre quelques- unes d'entre elles - au moins deux - ce couplage en quoi consiste l'effectivite symbolique. Autrement dit, et pour reprendre l'exemple du totemisme : il ne s'agit jamais du rapport entre un homme et un animal, mais la confrontation se fait toujours entre deux series de differences, la serie des especes animales et la serie des positions sociales. L'exemple des singularites en mathematique l'expliquera : pour qu'une serie construite au voisinage d'un point prenne de l'interet, il faut qu'on la considere en fonction d'une autre serie, construite autour d'un autre point, qui diverge ou converge avec le precedent. C'est pourquoi • á l a forme serielle se realise necessairement dans la simultaneite de deux series au moins •â', dont l'une vaut comme signifiant et l'autre comme signi- fie. Les deux series sont en elles-memes quelconques, mais ce qui compte, c'est qu'elles jouent l'une vis-a-vis de l'autre ce role de mise en relation asymetrique.

Pour qu'elle puissent s'imbriquer, et assumer ces roles recipro- ques de serie signifiante et de serie signifiee, il faut encore un terme paradoxal qui assure la circulation, mais aussi l'echange entre les series, et joue le role de differenciant : place transcendan- tale, objet flottant de l'echange, c'est lui qui assure la circulation du sens entre les series. Ce differenciant est le sixieme critere releve par Deleuze : il lui accorde une placc entiere, et elabore cette ingenieuse theorie du differenciant comme •á objet = x •â, qu'il s'agisse de la place du phallus structurant l'inconscient chez

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DELEUZE. L'EMPIRISIVlE TRANSCENDANTAL

Lacan, du mana chez Mauss, ou de la valeur chez Marx, que nous avons deja rencontree. Du differenciant comme objet = x depend l'ensemble du dispositit

Le sens, evenement singulier et differentiel, est produit par le jeu combine d'au moins deux series, constituees chacune de ter- mes qui n'existent que par les rapports qu'ils entretiennent avec les autres termes de leur serie, et par le jeu differentiel qu'entre- tient cette serie avec une autre serie, a laquelle ils se rapportent au moyen d'un terme dit differenciant'. Deux series heterogenes etant donnees, c'est le differenciant qui les met en rapport et les articule l'une avec l'autre. La structure, jeu combine des series, est ainsi differentielle en elle-meme, parce qu'elle organise un reseau de relations formelles singularisees, et differenciatrice en son effet, parce qu'elle actualise materiellement des individuations diverses.

Deleuze definit donc la structure par ces trois conditions : il faut au moins deux series heterogenes, dont l'une fonctionne comme signifiante et l'autre comme signifiee ; chaque serie est constituee de termes qui n'ont de valeur que relative, c'est-a-dire dont la valeur n'apparait que par difference avec les autres termes de la serie, comme evenement differenciant ou emission de s inp- larite ; enfin, les deux series heterogenes convergent vers un ele- ment paradoxal qui assure leur rapport et apparait comme leur differenciant. Ces trois conditions s'enchainent systematiquement, et indiquent comment Deleuze transpose differentes positions structurales pour parvenir a une position originale.

Pour que deux series fonctionnent l'une vis-a-vis de l'autre, en appariant deux a deux la chaine relative des signifiants et des signifies, il faut qu'un terme differenciant les parcourt et en assure la connexion : grand Signifiant de Lacan, objet = x, grand

1 . Ce dill'erenciant reprend les analyses de Levi-Strauss sur la place vide, ct le signifiant flottant qui circulc dans la combinatoire : Levi-Strauss, •áIntraduction a I'muvrc de Marcel Mauss n, in IMauss, dnllrrafjologie el racialagie. Paris, Pur, 1950, et leur reprise pur Lacan, qui definit le sipifiant comme producteur des series signi- fiantes et signifiees, Lacan, E& Paris, Le Seuil, 1966, reed. en 2 vol., coll. •áPoints n, 1971 ; voir egalement, Nthusscr el oL, Lire [e Cqilol, Paris, blaspero, 1965, t. 1 , p. 242 sq.

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SERIES, EFFET DE SURFACE, DIFFERENCIANT

Mobile, devinette, que Deleuze nomme de maniere ludique la •ácase vide •â, la case qui manque ... Cette case vide fonctionne comme differenciant, et assure par son jeu la circulation des autres termes dans la structure. Les series heterogenes convergent S~ace au jeu de ce terme paradoxal, la valeur en elle-meme vide de sens (Levi-Strauss), le signifiant qui manque a sa place (Lacan) que Deleuze ramene avec force a l'objet = x kantien, et dont la fonction consiste a articuler les series, en distribuant leur role de serie signifiante et de serie signifiee'.

Deleuze reprend ainsi le role du signifiant flottant selon Levi- Strauss en suivant Lacan, tres present dans ces analyses de D@- reme et repetition et de Logique du senr : le signifiant lacanien, comme une fermeture eclair, assure la prise reciproque des deux series signifiantes et signifiees. Pour Lacan, qui reprend l'analyse saussu- rienne du signifiant et du signifie a travers Levi-Strauss, le signifie est un flux amorphe continu, qui ne peut faire sens qu'a partir du moment ou un signifiant le coupe, et lui confere son couplage binaire avec la serie signifiante. Le signifiant majeur les constitue dans leur position de signifies en les couplant terme a terme avec une serie de signifiants relatifs. Ce Signifiant majeur (signifiant avec majuscule), qu'il ne faut pas confondre avec les signifiants relatifs (au pluriel), Lacan le nomme le point de capiton, par refe- rence a l'activite du matelassier, qui cloue l'etoffe continue du reel par un capiton exterieur (le symbolique), et lui imprime violem- ment, extrinsequement cette structure topologique qui la tord dans un pli determine (ie sujet). Le Signifiant lacanien excede le domaine linguistique : non linguistique, extrapropositionnel, psy- chique, c'est lui qui articule les lignes flottantes de signifies et de signifiauts symboliques, dont les signifiants ct signifies linguistiques de Saussure ou les signifiants et signifies anthropologiques de Levi-Strauss ne sont plus que des cas particuliers. Lacan nomme ce signifiant le Signifiant majeur, phallus ou Nom du pere. C'est lui qui fait fonctionucr la structure symbolique et en assure la productivite.

Deleuze reprend la fonction du Signifiant avec ses mises en series signifiantes et signifiees, mais il lui donne un autre nom, celui de differenciant, ce qui situe d'emblee l'analyse dans un tout

1. Delcuzc, LS, 8' serie, • á d e la stmcturc •â. Toutes ces notions feront l'objet d'une critique attentive, lorsque Deleuzc, avec Guattari, mettra en qucsiion le stu- tut dc la psycliuiialyse a partir de 1972.

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DELEUZE. L ? ~ ~ P I R I s M E TRANSCENDANTAL

autre climat, et met l'accent sur la difference, non sur le signifiant. seul le jeu de la Difference, non l'imposition autoritaire du sym- bolique, permet de comprendre la production du sens par un fonctionnement impersonnel et machinal. Le recours au terme vide et actif - mana, sacre machin ou signifiant flottant de Levi- Strauss, place vide, point de capiton, ou Signifiant de Lacan, case vide - assure ce fonctionnalisme de la production du sens comme un effet social et inconscient, a la maniere d'une machine. • áLa structure est une machine a produire le sens incorporel (rkindap- SOS) •â', ecrit d'ailleurs Deleuze, en connectant signifiant structural, logique stoicienne et paradoxe logique a la Lewis Carroll.

En comprenant le sens comme evenement, Deleuze change la donne. II reprend la fonction du signifiant, mais en choisissant de lui donner le nom de ditrerenciant, il indique de facon visionnaire les points de tensions et bientot de rnpture, qui declenclieront son hostilite grandissante et definitive au signifiant, pose comme ins- trument de domination : son idealite, sa proximite avec I'idea- lisme de la mort, sa position surplombante, instrument de terreur et de despotisme. Pour lors, Deleuze utilise neanmoins les prin- cipes structuraux de la difference entre signifiant et signifie et la position de series heterogenes, qui jouent l'une vis-a-vis de l'autre les roles de signifiant et l'autre comme signifie. La forme serielle exige la simultaneite de ces deux series et leur inegalite, mais Deleuze precise bien que cette inegalite est quelconque. Aucun element n'est signifie ou signifiant par soi, mais ne le devient que par le jeu de sa position dans les series mises en tension par un differenciant.

En reprenant ces concepts de signifiant et de signifie, Deleuze les transforme notablement en les integrant dans le cadre de la distinction stoicienne entre evenement incorporel et etat de choses. 11 n'en reste pas moins qu'il accepte dans ces pages la par- tition en signifiant et signifie, concepts qui feront l'objet d'une cri- tique definitive a partir de I'Anti-adipe, ce qui date toute cette analyse comme un moment de transition de sa pensee.

Pourtant, le differenciant tel que Deleuze le definit se distingne par ses proprietes positives du signifiant tel que Saussure, Levi- Strauss ou Lacan le comprennent. D'abord, la production diffe- rentielle n'est pas oppositive, negative ou faite de manque, comme

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ShRIES, EFFET DE SURFACE, DIFFERENCIANT

le voulaient Saussure ou Lacan. Elle consiste de maniere positive en l'affirmation d'une difference, non en un ecart a l'egard de ter- mes preexistants. Saussure contractait signifiant et signifie dans l'unite biface d'un signe, qui ne prend de valeur que par opposi- tion aux autres signes du systeme. La valeur du signe, negative, est donnee par difference interne dans un systeme necessairement clos. Pour Deleuze, la valeur differenciante se produit comme une emission positive de singularites et exige un systeme ouvert.

Levi-Strauss donnait a la negation une valeur structurale, en definissant les rapports structuraux selon un modele formel de permutations binaires. Deleuze insiste sur sa production para- doxale, pour garantir la distribution d'un sens qui ne preexiste pas a son emission, contrairement aux repartitions fmes de significa- tions que proposent le bon sens, comme sens unique, et le sens commun, comme sens partage. Comprenant le differenciant comme terme paradoxal, Deleuze insiste sur cette mobilite inten- sive que le paradoxe assure au sens : sa distribution •á nomade >>, aleatoire et singuliere n'est pas figee une fois pour toutes mais relancee a chacun des coups de des de la pensee.

Avec Deleuze, le differenciant devient donc une instance veri- tablement creatrice de differences, qui s'inscrit dans un systeme ouvert, et produit l'emission du sens selon la distribution nomade d'un coup de des. Cela transforme completement la fonction structurante et iden~ifiante du signifiant lacanien imposant la loi symbolique. La ou Lacan fait du Signifiant une injonction a l'ordre symbolique, Deleuze ouvre le differenciant sur une syn- these, il est vrai, mais sur une synthese disjonctive, creatrice de differences et non d'identites. Deux series heterogenes etant don- nees, la serie signifiante presente un exces naturel sur la serie signifiee, grace au differenciant, signifiant flottant, truc ou machin, aliquid, skindapsos, valeur en elle-meme vide de sens, place sans occupant qui se deplace toujours et assure l'articulation des deux series'. Ce truc ou machin manque serieusement de la gravite qui caracterise le signifiant lacanien.

Le choix meme du terme de differenciant, avec sa critique implicite du caractere unifiant du signifiant, montre par ou Deleuze se separe de Lacan. Loin de faire converger les series autour d'un signifiant autoritaire, Deleuze pose le differenciant

1. Deleuze, LS, 51, 64

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

comme point de singularite qui permet aux series de diverger, de se differencier. Ces series qui buissonnent produisent de la multi- plicite, comme l'indiquait la description du temps comme •ájardin aux sentiers qui bifurquent •â. Deleuze ne concoit la synthese que disjonctive, productrice de nouveau, et le dynamisme divergeant de son differenciant producteur de singularites remplace l'injonction unifiante du signifiant lacanien.

Nous touchons egalement au point ou se lient l'aventure theo- rique de Deleuze et de Guattari. En 1969, Guattari redige un article important, ((Machine et structure •â, ou il recense Dzflrence et reyetition et bg ique du sens et montre que le concept deleuzien de structure doit s'ouvrir a une conception nouvelle, ceiie de la machine'. •áL'essence de la machine, c'est precisement cette op&- ration de delachanent d'un signijiant comme representant, comme "differenciant", comme coupure causale, heterogene a l'ordre des choses structuralement etabli. n2 Ainsi, des trois conditions definies par Deleuze pour qualifier la structure, Guattari ne retient que les deux premieres: les deux series heterogenes quelconques, dont l'une sera determinee comme signifiante et l'autre comme signifiee ; le fait que chacune de ces series soit constituee de termes qui n'existent que relativement les uns aux autres. La troi- sieme condition, les deux series heterogenes convergeant vers un element paradoxal qui leur sert de differenciant, lui semble relever de l'ordre de la maclune.

Guattari transforme decisivement cette analyse en bousculant la chaine ordonnee des signifiants et signifies, en refusant la cou- pure autoritaire du signifiant majeur, auquel il substitue avec humour la minorite transversale d'une machine, qui coupe elle aussi les flux, mais qui ne fonctionne plus dans l'ordre signifiant du symbolique ou du discours. En opposant terme a terme la machine, dans l'ordre social de la production a la structure, dans

1. Cet srticle decisif, qui fournit l'occasion de la rencontre entre Guattari et Dclcuze, sclan Jcan-Pierrc Faye, proposc une recension de Dij2erence et repelielilion et de Logique du mu que Lacan devait accueillir dans sa revue Siliccl, mais qu'il ne publie pas el que Guattari apporte a Deleuze. L'article, •áMachine et structure n sera finalement edite par Fayc en 1972 dans sa rewc C/<mp, octobre 1972, p. 49- 59, reed. in Guattari, Psyclion&w el fr(~mersnli/e. f im i d'nu& i>ulilulionnelle, Paris, Mapero, 1972, p. 240-248. Voir Faye, •á Pliilosoplie Ic plus ironiquc •â, in Tom beau de Gille Deleuze, Y. BcaubaUc (ed.), Tulle, Mille Sources, 2000, p. 91-99, p. 92, 95.

2. Guattari, •áMachine et structure•â, art. cite, p. 243.

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SERIES, EFFET DE SURFACE, DIFFERENCIANT

perdre symbolique de la signifiante, Guattari franchit une etape decisive vers la critique du signifiant. Cet article permet de mesu- rer les points de divergences entre la machine, concrete, politique et technique, dans sa materialite sociale et sa capacite de produc- t;on reelle, et la structure symbolique, signifiante, differentielle en effet, mais seulement dans l'ordre de l'idealite.

r La fecondite strategique du plan symbolique se demontre neanmoins egalement tres bien dans ces pages. La structure garantit un statut differentiel et asubjechf aux idealites, et c'est sons cette forme que Deleuze la reprend. Meme s'il lui substitue rapidement le concept de plan d'immanence, le plan symbolique en fournit bien la premiere elaboration. Comme determination asubjective du sens, le symbolique permet de penser la << produc- tion de l'objet theorique original et specifique •â, ecrit Deleuze en suivant provisoirement la lecon d'Althusser1. Le plan symbolique a le merite d'assurer a la theorie, y compris pliilosophique, la consistance d'un plan formel independant, sans la subordonner a une idealite transcendante, ni a un sujet constituant. De surcroit, il interdit toute confusion entre le transcendantal et l'empirique, enjeu constant pour Deleuze, qui s'empare donc de la structure comme alternative a la these phenomenologique d'une origine des idealites.

Le sens n'est pas produit par un acte du sujet : au contraire, le plan symbolique decroche le sens des actes conscients, et pose l'in- conscient, transubjectif pour la langue, infrasubjectif pour la cons- cience, comme producteur de sens. Effet machinal inconscient d'une rencontre, d'un evenement qui le distribue selon une distri- bution nomade, le sens n'est pas signifiant mais differenciant. Faire circuler la case vide, pour Deleuze, c'est emettre ces singula- rites preindiduelles et non personnelles, qui lancent le sens sur le mode d'un coup de des et rejouent toutes les distributions de sens precedentes. Le sens ne se confond donc pas avec la signification preetablie, il est seulement ce qui s'attribue pour determiner un signifiant et un signifie ; il se produit comme difference, selon les deux moments de la Difference, comme exprime de la proposition et comme attribut de l'etat de chose, a la frontiere des etats de choses et des propositions. Deleuze peut alors ecrire : •á L'evene- ment, c'est le sens lui-meme •â' : non preexistant a son emission, a

1. Deleuze, •á Structuralisme ... •â, ait. cite, p. 304. 2. Deleuze, W: 34, 122.

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DELEUZE. L'EMPIRISiLIE TRANSCENDANTAL

sa genese, a sa constitution empirique, le sens n'est pas reductible a un etat de chose, et, comme la Difference, il connait les deux moments de l'impassibilite et de la genese, de la neutralite virtuelle et de la productivite.

4 1 L A STRUCTURE COh.IE MULTIPLICITE ET SA TEMPORALITI? INTERNE

La structure permet donc de penser l'emergence du sens sur un plan transindhiduel, asubjechf, specifie ici comme symbolique, c'est-a-dire ni fictionnel, ni objectif, mais inconscient, coiiectif pos- sedant une consistance formelle propre. C'est dire la grande origi- nalite avec laquelle Deleuze s'empare de la notion de structure. L'opposition qu'on peut etre tente d'etablir entre l'historicite diachronique et la tentation synchronique de l'analyse structurale est tout a fait secondaire pour lui. Elle se meprend sur le type de production de sens qui est a Deleuze minore donc la valeur synchronique de la structure, puisqu'il attend d'elle qu'elle rende compte de l'emergence du sens, ou, selon l'expression qu'il utilise au cours de cette periode, sa genese.

Car Deleuze entend d'abord expliquer la genese de l'acte de pensee, la creation de pensee dans sa genitalite, son occurrence singuliere. Structure et genese n'ont rien d'antinomique pour lui, contrairement aux debats de l'epoque opposant Gueroult et Goldschmidt en histoire de la philosophie, ou les structuralistes aux tenants de l'histoire. Deleuze a d'autant moins de difficulte a concilier genese et structure, que le structuralisme lui semble le seul moyen par lequel une methode genetique puisse realiser ses ambitions'. En prenant parti en faveur de la structure, il suggere que toute methode genetique l'employait deja sans s'en aperce- voir. Contre les tenants de la structure, il precise avec la meme impertinence que toute structure impliquait forcement une tem- poralite, ce que les structuralistes n'ont pas su voir.

Deleuze reduit ainsi les positions structurales et genetique a une double et reversible insufisance theorique : si elles ont oppose a tort structure et genese, c'est qu'il leur etait impossible de definir

1. II reprend ainsi une position de Vuillemin, voir Jules Vuillcmin, Pl~iloro/,lzie de i'a@bre, Paris, Pur;, 1960, cite in •á Stnicturdisme ... •â, art. cite, p. 315, et DR. 237.

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SERIES, EFFET DE SURFACE, DIFFERENCIANT

la temporalite en jeu, faute de disposer d'une philosophie de la Difference. On trouve ici le moteur theorique du probleme de la Difference, que Deleuze expose dans D@ence et repetition, mais aussi dans L&pe du sens, en utilisant la formule complexe de la - -

difierendtiation, que nous avons deja rencontree et qu'il faut reprendre ici precisement.

Deleuze propose ce concept dans la conference qu'il prononce 1967 devant la Societe de philosophie La dramatisation, l'expose

dans Le stmcturalisme et le reprend dans Dflerence et r$eition. La dif- ferendtiation expose les rapports de la structure et de son actuali- sation, et sou affinite avec les thematiques structurales se remarque deja dans son jeu erudit de substitution phonema- tique c/t, qui reprend la difference p/b theorisee par Eoucault dans sa lecture de Roussel.

La difference virtuelle, que Deleuze ecrit avec un t, exprime les differentiations, ideelles sans etre abstraites, reelles sans etre actuelles, de la structure. La difference actuelle, que Deleuze, ecrit avec un c decrit l'autre moment de la difference, celui de l'actuali- sation ou de l'individuation a partir d'un champ problematique de differences virtuelles. Pour simplifier ces distinctions difficiles, disons que la Difference SC deploie selon les deux poles du virtuel et de l'actuel, toujours en tension, toujours solidaires. La differen- ciation (avec un 6) concerne le mouvement d'actualisation du vir- tuel, pointe du virtuel vers l'actuel et definit la genese des formes indlduees et des organisations stables. Mais reciproquement, elle suppose une differentiation (avec un t) c'est-a-dire une structure, virtuelle mais distincte, de singularites intensives qui reintrodui- sent a chaque instant de l'aleatoire dans le systeme, et qui deter- minent sa consistance ideelle. La differentiation virtuelle de la structure et l'actualisation empirique de la genese ne sont donc pas contradictoires pour Deleuze, loin s'en faut. Elles sont absolument solidaires, liees et distinctes, sans etre identiques.

L'essentiel ici est de se garder des deux contresens que nous avons deja signales. D'abord, il nc faut pas retablir entre ces deux moments de la Difference la vieille polarite de l'intelligible ct du sensible, comme si le virtuel ideel et indifferencie offrait la source, la cause ou l'origine de l'actualisation. Deleuze precise constam- ment que virtuel et actuel coexistent sur un meme plan d'imma- nence, de sorte qu'il est impossible d'introduire entre ces deux phases de la Difference une direction de developpement faisant de l'actucl le resultat du virtuel. Cela reviendrait a reintroduire une

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

transcendance du virtuel, pense comme principe anterieur, supe- rieur aux actualisations separees, a la maniere d'un infini schellin- gien ou de l'Un indifferencie. Le virtuel n'est pas la cause de l'actuel.

Mais deuxiemement, il faut se garder d'identifier ces deux ten- sions connexcs mais non identiques de l'actualisation et de la dif- ferenhation intense : le mouvement du virtuel vers l'actuel et l'in- sistance du virtuel dans l'actuel ne s'equivalent pas, et ne sont pas reversibles. Ces deux mouvements sont distincts, de sorte que l'in- volution et l'actualisation coexistent perpetuellement dans chaque individuation. C'est deja ce qu'affirmait Deleuze dans ses livres sur Proust et Spinoza, en reprenant le concept neoplatonicien de complication pour definir la coexistence de l'explication et de l'implication, de l'actualisation individuante et de la multiplicite intensive. Cette insistance du virtuel prend le nom de contre-effec- tuation dans Logique du sens et dans Qu'est-ce Tue la philosophie ? car elle double l'effectuation, sans etre son oppose. A l'effcctuahon actualisante repond en chacun de ses points la contre-effectuation du virtuel dans l'actuel. Cela garantit la difference entre l'effectua- tion empirique dans un etat de chose et la structure virtuelle et singuliere de l'evenement. Ainsi, la differentiation virtuelle (avec un t) de la structure ou de l'Idee ne se reduit pas a ses actualisa- tions empiriques, exactement comme une relation de parcnte ne s'identifie pas aux individus qui l'actualisent. II y a donc une consistance, ideale mais non abstraite, reelle mais non actuelle, de la structure.

Voila pourquoi la question du rapport entre genese et structure est tellement essentielle pour Deleuze. La determination virtuelle et actuelle de la Difference est necessaire pour comprendre comment Deleuze lie temporalite et ordre structural, en injectant une double temporalite dans la structure. K La genese, comme Ic temps, va du virtuel a l'actuel, de la structure a son actualisation ; les dcux notions de temporalite multiple interne, et de genese ordinale sta- tique, sont en ce sens inseparables du jeu des structures. •â'

D'une part, la temporalite concerne le passage du virtuel vers l'actuel, selon la fleche temporelle de la differenciation (avec un c) de Chronos. De ce point de vue, enonce Deleuze, il y a toujours un temps d'actualisation, selon lequel les elements structuraux de coexistence virtuelle s'effectuent empiriqucment. Une structure

1. Deleuze, •á Smcturalisme ... n, art. citE, p. 315

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SERIES, EFFET DE SURFACE, DIFFERENCIANT

sociale determine des relations effectives de parente, ou un mode de differences phonematiques s'effectue dans un lexique deter- mine. C'est une premiere ligne de temporalite qui concerne l'ac- tualisation de l'evenement, et qui est orientee selon la fleche vitale de la succession. D'autre part, la structure elle-meme n'est pas depourvue d'une temporalite interne qui anime les relations de coexistence virtuelle entre ses elements : la differentiation (avec un t), quoique non actuelle, est temporelle : c'est ce point que Deleuze explore avec la dramatisation de l'Idee, comme nous le constaterons au chapitre suivant.

La double determination de la Difference, avec ses poles actuels et virtuels, permet de preciser la temporalite de la multipti- cite, selon Clironos et Aion. La structure est une telle multiplicite, dont le theme complexe, la totalite systematique determine effecti- vement une temporalite ideale. Elle comporte un systeme de liai- sons multiples qui differencie les elements qu'elle met en presence en meme temps qu'il leur confere une valeur reciproque, sur un mode ordinal et statique qu'on interprete generalement comme anhistorique, mais qui ne l'est nullement. En realite, l'ordre seriel assure une repartition statique, non dynamique, qui est [acteur interne d'ordre, de place dans la serie, ce qui explique qu'on puisse facilement negliger le type de temporalite qu'il produit. L'ordre seriel qualifie les termes sur un mode ordinal, en tenant compte de leur place distributive, et non sur un mode cardinal, en s'interessant aux quantites auxqnelles ils renvoient. Une telle genese effectue bien une differentiation, meme si elle reste statique car elle concerne la position des termes, non leur actualisation. C'est une genese •ásans dynamisme evoluant dans I'elemcnt d'une supra-historicite •â', qui correspond a l'extra-temporalite d'Aion, a l'incorporel stoicien, ni clironologique, ni actualise dans des etats de corps, mais pourtant bien reel et non transcendant.

L'originalite de Delcuze consiste a poser cette determination ordinale statique, comme inseparable d'une temporalite interne, definie comme multiplicite. Ainsi, le virtuel est bien dote d'une temporalite qui ne se reduit nullement a l'ordre de l'eternel, ou de l'intemporel. La Difference, avec son double regime de tempora- lite, montre que la structure, virtuelle, ne s'oppose pas au tempo- rel, meme si elle ne se reduit pas au chronologique ou a l'ordre successif de l'avant-apres. Il s'agit plutot d'une liaison multiple

1. Dclcuzc, DI?, 238.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

ideale qui s'actualise dans des relations spatiotemporelles en meme temps que ces elements recoivent une incarnation actuelle, deviennent les termes de telle serie, en se constituant en telle structure. Le sens est produit par le croisement entre la place logique des termes et leur actualisation, et puisque l'actualisation est determinee comme multiplicite ou differenciation, il n'y a aucun lieu de separer genese et structure, cc qui justifie que Deleuze puisse ecrire •ágenese ordinale statique)).

Il faut donc distinguer le temps problematique des ordres et des positions, qui determine la difference interne de la structure, et son actualisation historique. Le temps est present dans l'ordre du virtuel comme dans le monde de l'actualisation, quoiqu'il ne soit pas identique dans les deux cas. En cette correlation rigoureuse entre ordre ideel et genese temporelle consiste la liaison originale entre structure et genese, qui repond a la dualite du virtuel et de l'actuel et a la double gerbe temporelle d'Aion et de Chronos.

Deleuze tire cette consequence novatrice concernant l'idealite de la structure, en reformulant la question de la genese du sens dans les termes du virtuel et de l'actuel. Les deux moments de la Difference rendent compte de la dualite temporelle du virtuel et de l'actuel. La multiplicite implique d'abord une difference vir- tuelle, le complexe structural differentiel qui s'actualise. Mais I'ac- tualisation de son cote concerne la genese empirique, ou l'actuali- sation de la structure, I'effet de sens. La structure, jeu combine des series, est ainsi differentielle en elle-meme dans sa temporalite vir- tuelle, et differenciatrice en son effet, son actualisation empirique, comme nous l'avons vu.

Voila pourquoi il est •áinexact D d'opposer la structurc et l'eve- nement : Deleuze integre ce registre ideal d'evenement cn lui inte- grant toute une histoire qui lui est interieure •â' - c'est ce qu'il appelle la dramatisation de l'Idee. Puisque le sens d'une proposi- tion ne peut s'identifier ni avec sa designation (son referent, selon un empirisme naig, ni avec sa manifestation (l'expression du sujet parlant, selon une plienomenologie dcs actes de conscience), mais pas davantage avec sa signification (sa representation ou sa consis- tance logique), il faut, conformement a la logique stoicienne, le concevoir comme l'exprime incorporel virtuel qui s'actualise dans la proposition. La programme d'une Logique du sens se definit alors

1. Deleuze, LT, 66

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SERIES, EFFET DE SURFACE, DIFF~RENCIANT

,.igoureusement comme un empirisme, pour qui le sens, expri- mable quoique incorporel, ne peut etre reduit a un etat de chose empirique, ni hypostasie dans une essence transcendante.

On mesure a quel point le passage par la structure est fecond pour Deleuze. Entre la logique ordinaire, qui s'en tient aux signifi- cations ideelles et la phenomenologie, qui s'appuie sur les manifes- miions de la conscience, cet empirisme transcendantal defini comme logique du sens, developpe une genese structurale du sens, inseparablement exprime dans les propositions et attribut dans les etats de choses.

Deleuze deplace ainsi completement le debat: non seulement l'opposition ne passe plus entre structure et genese, parce que Pidealite et I'liistoire empirique des actualisations ne sont plus impermeables l'une a l'autre, mais l'analyse debouche sur un resultat qui transforme le probleme. Comme la structure, Idee dif- ferentiee (avec un t) s'actualise en s'individuant comme sens au point de vue genetique, l'opposition ne concerne donc plus la dif- ference entre structure intemporelle et la genese historique du sens. EUe passe plutot entre ces deux images de la pensee, ces deux conceptions de la philosophie que sont la philosophie de la Difference, et cette pensee de la representation qui conseive la cesure inadequate entre intelligible et sensible.

Pour la philosophie de la Difference, seule la structure virtuelle, ou Idee, peut expliquer Ia genese du sens qui s'actualise. La philo- sophie de la representation, en revanche, c'est-a-dire cette conception fautive de l'Idee que Deleuze refuse parce qu'elle determine le concept comme possibilite', est condamnee a oppo- ser de maniere sterile genese et structure. En realite, la structure virtuelle genere l'actualisation du sens. Le debat ne concerne plus l'alternative entre structure et genese, mais passe bien entre deux images de la pensee, l'une qui continue a opposer l'idealite et le cas empirique sur le mode statique de la representation, l'autre, qui temporalise la structure en la singularisant pour expliquer la genese nomade du sens.

1. Cctte opposition entre le concept (represcntatit) et I'Idec, typique de D@- r e m et rdpeiilion ( L o g r p du rem substitue le vocabulaire du •ásens •â a cdui de 1' •á IdCe •â), marque une etape provisoire de la pensee de Deleuzc, qui reevalue peu a peu le concept en meme temps qu'il abandonne celte Idec si clairement platonicienne, et cn vient, dans Qu'es-ce que lo yliilaraj>liie?, a faire du concept l'operation proprement philosopliique de la pensee.

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DELEUZE. L'EMPIRISIVIE TRANSCENDANTAL

Ce qu'on appelle structure, systeme de rapports et d'elements dif- ferentiels, est aussi bien sens du point de vue genetique, en Fonction des relations et des termes actuels ou elle s'incarne. La veritable oppo. sition est ailleurs : entre l'Idee (structure evenement sens) et la repre- sentation'.

C'est pourquoi Deleuze peut formuler l'Idee comme complexe ((structure evenement sens S. Conformement a toute sa doctrine, Deleuze depsychologise l'Idee en meme temps qu'il la tempora- lise. II en resulte cette convergence inattendue entre la genese et la structure, qui permet a Deleuze de comprendre la genese du sens comme l'actualisation d'une multiplicite ideale (Idee ou structure), qui survient comme l'emission d'une singularite (l'evenement du sens).

Avec cette definition de la structure comme articulation gene- tique, Deleuze estime se rapprocher de Gueroult, qui renouveue selon lui K l'histoire de la philosophie par une methode structu- rale-genetique S. Entre le systeme qui risque de mecoimaitre sa temporalite, et la genese qui risque de se devoyer en biographie psychologique, Deleuze tranche ainsi le debat : la structure doit etre definie par un ordre des raisons, mais cet ordre ne peut s'en tenir a une determination transcendante : il faut definir les raisons comme des elements differentiels, et par consequent, les tenir pour generatrices du systeme correspondant2.

Lorsque les raisons sont definies comme de veritables raisons d'etre et non seulement des raisons de connaitre, on peut liquider definitivement la fausse querelle qui opposait la methode diano- ematique de Gueroult a la demarche genetique d'un Goldschmidt. Pour Deleuze, K la genese du systeme est aussi bien une genese des choses par et dans le systeme d . Cela eclaire retrospectivement les premieres monographies de Deleuze, substi- tuant a la genese textuelle une genese exclusivement conceptuelle par une amplification de la methode de Gueroult nullement incompatible, on le constate maintenant, avec un interet pour l'evenement empirique et la production de singularites.

1. Dcleuze, DR, 2+7. 2. Deleuze, •áSpinoza et la methode generule de M. Gueroult (recension de

Martial Gueroult, Spinom, vol. 1) •â in Rmue de rnirnpl~sipe el de rnorole, 7414, octobre-decembre 1969, p. 426-437.

3. Ibid., p. 426.

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SERIES, EFFET DE SURFACE, DIFFERENCIANT

Comprenant la structure comme un ordre generateur, Deleuze peut identifier la structure a l'Idee, et la definir comme theme

t complexe, c'est-a-dire comme une multiplicite interne, dote d'un dynamisme spatiotemporel qui anime un systeme de liaisons mul- tiples non localisables entre elements differentiels. La genese cesse d'etre opposable a la structure, puisqu'elle ne va pas de l'actuel a l'actuel mais du virtuel a son actualisation, •ác'est-a-dire de la structure a son incarnation, des conditions de problemes aux cas de solution, des elements differentiels et de leurs liaisons ideales aux termes actuels et aux relations irreelles diverses qui consh- ment a chaque moment l'actualite du temps DI.

5 1 LA NOUVELLE REPARTITION DE L'EMPIRIQUE

ET DU TRANSCEhDANTAL

Le sens n'est plus pose comme irruption transcendante, mais se fait pur effet de la structure, effet de surface qui procede d'une combinaison d'elements asignifiants. Il est donc possible d'expli- quer sa production sans le tenir pour preexistant. Rien d'etonnant dans ces conditions a ce que Deleuze presente l'hypothese structu- rale comme une philosophie transcendantale nouvelle, ou les pla- ces l'emportent sur les contenus qui les remplissent, et qui permet une nouvelle repartition de l'empirique et du transcendantal.

En utilisant cette expression, Deleuze temoigne de la proximite qui le lie a Foucault, et de l'importance qu'il accorde aux pages des Mots et les choses qui concernent l'analytique de la finitude, et cet etrange doublet empirico-transcendantal, qui pose l'humain comme support empirique mais aussi comme condition de possi- bilite transcendantale de toute connaissance2. Le role du concept de structure permet d'echapper a la position anthropologique, en posant la production du sens a ce niveau transindiduel asubjec- tif, qui prepare l'agencement collectif d'enonciation que Deleuze theorisera avec Guattari.

1. Deleuze, DR, 238. 2. Dcleuze, r Stnicturalisme ... s, art. cite, p. 305 et 306, n. 1 ; Foucault, Les

moLr d les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 329. Voir aussi Juliette Simont, Esai sur In guonfife, Io guulife, la relatian cher Kun!, He&, Deleuze. La r<@rs noires,> de lo logigue pliilomphigue, Paris, L'Harmattan, 1997, p. 193 et 400.

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L~ smcture sert donc a degager la notion de sujet de son sup. port anthropologique. C'est pourquoi le structuralisme n'est pas separable d'un nouveau materialisme, qui implique selon Deleuze un nouvel atheisme et un nouvel antihumanisme. Cette pensee agressive, militante entend Liquider l'humanisme ambiant, en creant de nouveaux modes de pensee et de nouveUes descriptions du sujet : contractions d'habitudes, Moi dissous, sujets larvaires.

L'unite retrospective et purement polemique du mouvement structural tient au croisement de ces deux determinations : Pinte- ret pour un formalisme immanent, qui s'accompagne d'une cri- tique de la phenomenologie, du refus de la signification comme transcendance et comme acte de conscience, et fait subir a l'expe- rience phenomenologique une reduction epistemologique, exhi- bant une dimension de construction de savoir sous l'experience originaire subjective. Cela permet de qualifier le mouvement structural et en meme temps, de le dissoudre, comme le montre Foucault. Definir le sens comme un effet formel, qui resulte de l'actualisation historique d'une determination transcendantale montre l'interet strategique de la notion de structure : eiie permet de penser le sujet comme constitue et non comme constituant, et de liberer le plan des idealites du modele de la conscience phenomeuologique.

Foucault explique ce recours au formalisme structural par deux imperatifs pragmatiques - ce qui en soi constitue deja une refutation de l'hypothese d'une consistance purement intelligible de la structure. Mode d'idealisation esoterique, le formalisme protege la pensee des ideologies et lui permet de s'exercer en evi- tant par son exposition hermetique les pressions dogmatiques'. D'autre part l'analyse structurale permet, mieux que la pheno- menologie, de rendre compte des phenomenes, ou le sujet n'in- tervient plus comme donateur de sens, parce qu'il est produit, et non producteur. Le structuralisme s'inscrit ainsi dans ce vaste mouvement de transformation des sciences sociales qui se carac- terise par la mise en question de l'anthropologie, du sujet, du privilege de l'homme. Ici aussi, Spinoza avec son refus de poser l'homme comme un empire dans un empire apparait comme un relais important.

1. Dans son entretien dc 1983 avec Gerard Raulet, Foucault expose son inter- pretation du role historique de la •á structure a dans les annees 1960-1970, cf. Foucault, Dib el ifwils, Paris, GaUimard, 1994, t. IV, p. 434-435.

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Diluer le structuralisme dans la mouvance d'un sursaut forma- liste, en faire un moment de la profonde mutation des savoirs qui opere la dissolution du sujet substantiel, permet en outre de degager dans la pensee contemporaine un courant different, qui

pas recu d'etiquette, mais qu'ou peut estimer a bon droit plus determinant et dans lequel Foucault s'inscrirait plus volon- tiers : il s'agit de l'epistemologie, qui propose une histoire de la &onalite dans la lignee d'Auguste Comte, et passe d'une his- toire unitaire de la raison a une Iiistoricite multiple des modes de rationalites. Dans la lignee de cette histoire plurielle des sciences, de Koyre, Bachelard a Canguilhem, Nietzsche joue un role determinant, non moins que Canguilhem. •áJe suis persuade, ajoute Foucault, que Deleuze a rencontre Nietzsche dans les memes conditions : la theorie du sujet dont on dispose avec la phenomenologie est-elie satisfaisante ? •â' Le merite de cette @nealogie du structuralisme consiste a lier l'interet pour la struc- ture a une histoire des sciences qui procede a la critique du sujet et de la raison teleologique dans le cadre d'une histoire critique de la civilisation occidentale, tenant compte du nihilisme nietzscheen autant que de Marx. Cela souligne egalement la filiation entre Canguilhem et Nietzsche, decisive pour com- prendre cette rupture avec l'anthropologie humaniste que Fou- cault aussi bien que Deleuze revendiquent. Ce n'est pas que l'homme aurait disparu, que la structure substitue a l'homme un vide, ni que l'homme viendrait a manquer, explique Deleuze, mais on assiste a une nouvelle repartition du transcendantal et de l'empirique, qui impose une refonte du sujet, • án i dieu ni homme, ni personnel, ni individuel, [...] sans identite, fait d'indi- viduations non personnelles et de singularites preindividneiies 9.

Foucault montrait qu'on ne peut plus penser que dans le vide de l'homme, dans sa disparition, vide qu'il ne s'agissait pourtant ni de regretter, ni de dramatiser, car il ne consiste en realite qu'en ce depli historique que notre epoque a precisement pour charge de penser. Deleuze cite avec admiration cette formule dans la recension qu'il redige pour Les mots et les cliosesl, et precise qu'il

1. Foucault, ibid, p. 4-36. 2. Dclcuze, •áStructuralisme ... •â, art. cite, p. 333. 3. Deleuze, •á L'liomme, une existence douteuse •â, in Le Nouvel Obsmleur,

Ir, juin 1966, p. 32-34 ; Foucault, h molr el les ciiofes, op. cil., p. 353, cite par Deleuze, art. citC, p. 330.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAI

s'agit la d'une nouvelle image de la pensee a laquelle Foucault nous convie, en exposant les mutations de savoir qui rendaient possible cette image representative de la pensee dont nous nous separons desormais. L'image de la pensee apparait comme le plan d'immanence ou le plan de determination virtuelle que les sciences empiriques effectuent, et qu'elles actualisent empirique- ment. Deleuze formule dans sa Recension de Foucault la definition meme de l'empirisme transcendantal qu'il poursuit pour son compte: %Une nouvelle image de la pensee, une nouvelle conception de ce que signifie penser est aujourd'hui la taclie de la philosophie •â, et il ajoute u Cogito pour un Moi dissous ... •â', expression qui lui seri, comme nous l'avons vu, a qualifier sa propre entreprise de dissolution du sujet, comme dans I'avant-pro- pos de Dflerence et repetition.

En quoi consiste alors la reforme de l'anthropologie ? Deleuze en donne quelque formulations en apparence distinctes. On lit dans l'article de 1967 : •áLe structuralisme n'est pas du tout une pensee qui supprime le sujet, mais une pensee qui l'emiette et le distribue systematiquement, qui conteste l'identite du sujet, qui le dissipe et le fait passer de place en place 9, alors qu'il precise dans D@ence et repetition, •á on n'emiette pas sans renverser d. C'est qu'il cherche tactiquement dans la Recension a debarrasser Fou- cault du faux proces, melange de betise et de malveillance, qui l'accuse de se faire le complice de la barbarie en voulant tuer l'homme. Cette polemique le conduit tout d'abord a distinguer pendant un temps suppression du sujet et dissemination. En reve- nant sur ces problemes dans son Foucault de 1986, il fait le point. Dans 1' •áAnnexe conclusive •â intitulee •á Sur la mort de l'homme et le surhomme •â, il reprend l'analyse des Mots et les choses : Fou- cault supprime-t-il ou emiette-t-il le sujet ? Il detruit le sujet subs- tantiel, et ce faisant ouvre la place pour la problematique nouveiie d'une subjectivite modale et historique, qui delivre la forme du sujet de son ancrage anthropologique.

L'homme, comme universel de la culture, est un abstrait : comme il n'existe pas, on ne peut guere accuser Foucault de le tuer, car il n'est pas donne comme une essence transhistorique, mais comme une forme historique, variable et constituee par un

1. Deleuze, •áL'homme, une existence douteuse •â, an. cite, p. 33. 2. Deleuzc, ID, 267. 3. Deleuze, DR, 263.

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SkRIES, EFFET DE SURFACE, DIFFJ?.RENCIANT

agencement de forces empiriques, dont l'historicite signale par consequent la contingence. A l'age classique, la forme-Homme n'est pas encore constituee, parce que l'homme est pense a fimage de Dieu. II faut pour qu'elle surgisse, que la finitude de l>homme se compose non plus avec i'infini de Dieu mais avec la finitude des savoirs positifs'. C'est pourquoi l'analyse foucaldienne est proche de Nietzsche : il ne s'agit pas de detruire abstraitement l'homme, mais bien de le depasser, en montrant qu'il n'a d'exis- tence qu'historique et transitoire, capable de G mourir n, c'est-a- dire de changer, donc aussi bien de se metamorphoser. Le sur- homme, explique Deleuze, doit se comprendre ainsi comme une variation anomale qui transforme, et depasse l'homme, mais ne le surpasse pas en un sens hierarchique, notion evidemment absurde pour un penseur comme Nietzsche qui refuse tout progres histo- rique. Ce qui est en question est le caractere historique et relatif de la forme-Homme.

Dans Dgerence et repetition, Deleuze tranche le debat : •á On n'emiette pas sans renverser •â, ecrit-il au moment meme ou il cri- tique le role de l'opposition dans la version linguistique de structu- ralisme du Saussure et de Troubetskoi2. Il s'agit donc de distin- guer finement la question du sujet et celle de son incarnation anthropologique. L'homme comme unite anthropologique n'est pas un invariant historique, mais un construit de la culture, dont i'existence historique doit etre periodisee a la fin de l'age clas- sique, et qui s'avere empirique et provisoire. La representation du sujet anthropomorphe ne prend pas necessairement la forme- Homme. II ne s'ensuit nullement que Foucault s'interdise de pen- ser une multiplicite historique des modes de constitution subjec- tifs, simplement ceux-ci sont irreductibles a une essence anthropo- logique donnee une fois pour toutes. Foucault ne desavoue pas les analyses des Mots et les choses en revenant avec l'Histoire de la sexua- lite au probleme d'une constitution historique de la subjectivite occidentale. Si Deleuze s'interesse tant a cette nouvelle repartition de i'empirique et du transcendantal, c'est qu'elle delivre le subjectif de son support anthropologique, et le transcendantal de son incarnation indiduelie.

1 . Foucault, Les moLr el les doses, p. 326-327 et Deleuze, Fouiaull, Paris, Rilinuit, 1986 (noti 8, p. 131-133; PP, 136-137.

2. Dclcuze, DR, 263.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

voila comn~ent il faut entendre la refonte •á theo-anthropolo. gique •â du sujet, •áni dieu ni homme, ni personnel, ni indi,& duel•â'. L'expression heideggerienne que Deleuze emploie en 1967 laisse la place, dans D@rence et r@elilion, a la formulation nietzscheenne •áDieu mort, Moi dissous 9. Selon une demarche constante chez lui, Deleuze se reapproprie un aspect de l'analyse heideggerienne, mais la renomme et la transforme en la croisant avec l'analyse de Nietzsche, N Dieu est mort •â, dont elle procedait d'ailleurs initialement. Deleuze ne se soucie guere de cette filia- tion : il a en vue un probleme plus urgent. En remplacant l'ex- pression heideggerienne de l'ontotheologie par ce terme de theo- anthropologie, il substitue au couple de l'ontologie et de la theo- logie une nouvelle problematique : tout se passe desormais entre l'homme et Dieu. il integre neanmoins, comme Foucault d'ail- leurs, la lecture heideggerienne de Kant insistant sur l'analytique du fini et le role du temps pour la synthese de l'imagination pro- ductrice. Mais pour Deleuze, Kant inaugure l'analytique de la finitude, en brisant la substantialite du Cogito cartesien, qui devient le Je fele par le temps. Si la plus grande initiative de Kant consiste a introduire la forme du temps dans la pensee comme telle, ce que Heidegger accorderait volontiers, cette initiative sert a dissoudre l'ontologie en meme temps qu'elle reduit la philosophie de la representation au face-a-face entre l'homme et Dieu.

D'ou l'importance de Kant, qui lance les philosophies contemporaines. Avec le Je fele par la forme pure du temps, Dieu et le Moi connaissent une mort speculative. •áC'est ce que Kant a si profondement vu, au moins une fois, dans la Critique de la raison pure : la disparition simultanee de la theologie rationnelle et de la psychologie rationnelle, la facon dont la mort speculative de Dieu entraine une felure du Je. •â Ainsi, la plus grande initia- tive de la philosophie transcendantale consiste a poser cette soli- darite conceptuelle entre •á le Dieu mort, le Je fele et le Moi dis- sous •â3. De sorte que deja chez Kant, selon Deleuze, le sujet n'est ni dieu ni homme4. L'avancee structurale se trouvait en realite chez Kant.

1. Delcuze, •áStructuralisme ... •â, art. cite, p. 333. 2. Deleuze, DR, 122. 3. Deleuze, DR, 116-122. 4. Deleuze, •áStructuralisme ... ,>, art. citE, p. 333.

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SERIES, EFFET DE SURFACE, D I F F ~ R E N C I A N T

fl est vrai egalement que tout L'effort de Kant consiste a rapie- cer ces formes dissoutes par son effort critique : si Kant a si claire- ment apercu, au moins dans la Premiere critique, la dispantion

de la theologie et de la psychologie, il ne poursuit pas yoffensive Le Dieu et le Je connaissent, selon la belle expression de Deleuze, •á une mort speculative •â et K une resurrection pra- tique • â ' C'etait la le de l'argument selon lequel Kant decalque sa conception du transcendantal de l'empirique (doxique), c'est-a-dire du sens commun.

1. Deleuze, DR, 1 1 7.

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Nm seulement l'intelligibiite se definit sur un mode imma- nent, mais surtout les Idees sont affectees de dynamismes spaho- temporels qui les dramatisent. Nous pouvions le deviner en analy- sant le rapport de Deleuze a l'Idee esthetique kantienne, son ana- lyse du symbole comme versant analogique du schematisme de .: l'imagination, et surtout sa conception d'une temporalite interne a :?

la structure. La theorie exigeante de la dramatisation de l'Idee ?

fournit les regles de specification des concepts, avec leurs etranges theatres cinematiques, spatiaux et temporels. Deleuze en precise le statut dans la conference qu'il presente devant la Societe fran- caise de philosophie en janvier 1967, qu'il faut etudier soigneuse- ment en regard du passage de Dij&nce et r+etition ou eiie se trouve reemployee'. Ces pages permettent d'apprecier le parcours theo- rique qui mene de l'essence de Proust I a l'Idee de D@rence et repetition.

Deleuze reprend et complete le schematisme kantien en substi- tuant a la neutralite paisible du iogos l'epaisseur pathetique d'un drama, qui insume une cinematique vitale aux rapports noetiques et injecte la puissance pathique de l'affect dans l'intelligibilite neutre du concept. L'Idee avec un 1 majuscule ne se reduit donc pas a une representation inteiiective, une donnee mentale. Elle n'est pas constituee par une projection psychique interne au pen-

1. Deleuze, •áLa methodc de dramatisation •â, op. d., p. 282 sq., et DR, 280 282.

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CHAPITRE IX

Nm seulement l'intelligibilite se definit sur un mode imma- nent, mais surtout les Idees sont affectees de dynamismes spatio- temporels qui les dramatisent. Nous pouvions le deviner en analy- sant le rapport de Deleuze a l'Idee esthetique kantienne, son ana- lyse du symbole comme versant analogique du schematisme de l'imagination, et surtout sa concephon d'une temporalite interne a la structure. La theorie exigeante de la dramatisation de l'Idee fournit les regles de specification des concepts, avec leurs etranges theatres cinematiques, spatiaux et temporels. Deleuze en precise le statut dans la conference qu'il presente devant la Societe fran- caise de philosophie en janvier 1967, qu'il faut etudier soigneuse- ment en regard du passage de D@ence et repetition ou elle se trouve reemployee1. Ces pages permettent d'apprecier le parcours theo- rique qui mene de l'essence de Proust I a l'Idee de D$erence et repetition.

Deleuze reprend et complete le schematisme kantien en substi- tuant a la neutralite paisible du logor l'epaisseur pathetique d'un drama, qui insuffle une cinematique vitale aux rapports noetiques et injecte la puissance pathique de l'affect dans l'intelligibilite neutre du concept. L'Idee avec un 1 majuscule ne se reduit donc pas a une representation inteiiective, une donnee mentale. Eiie n'est pas constituee par une projection psychique interne au pen-

1. Deleuze, •áLa methode de dramatisation •â, op. i l . , p. 282 sq., et DR, 280- 282.

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DELEUZE. L'EIMPIRISME TRANSCENDANTAL

, seur, mais consiste en un complexe virtuel de liaisons ideales. Deleuze a toujours insiste sur i'ampleur de la determination plato- nicienne de l'eidos, comme consistance exterieure au penseur, et a l'instar de Platon, il se refuse a faire de l'Idee une donnee noe- tique psychologique humaine, une affection de l'ame. Mais contrairement a Platon, l'Idee ne peut baigner dans l'atmosphere separee de l'eternel intelligible : elle doit etie pensee comme une multiplicite reelle, soumise a une cinematique virtuelle, animee de mouvements temporels aussi bien que spatiaux, de rythmes et de vitesses differentielles. Determiner ces courants differentiels et ces tendances a l'actualisation, en cela consiste la dramatisation de l'Idee.

Pourtant, •á ces determinations dynamiques spatiotemporelles, n'est-ce pas deja ce que Kant appelait des schemes ? •â'. En effet, car le scheme assure la compatibilite du concept avec l'intuition en determinant son application temporelle et en lui donnant sa regle de constiuction spatiale. Cependant, il presuppose l'adapta- tion entre structure categorielle et affection sensible sans pouvoir l'expliquer, car il reste exterieur au concept. Bien qu'il soit l'agent de differenciation du concept et sa regle de construction spatio- temporelle, il est incapable de rendre compte de la puissance avec laquelle il agit, ce qui le dote d'une force aussi immense qu'elle est mysterieuse, precise Deleuze avec humour. Au deu ex machina du scheme, rotule miraculeuse agencant le possible logique a l'intui- tion spatiotemporelle, Deleuze substitue un dynamisme interne de i'ldee. C'est lui qui permettait de comprendre la structure comme une multiplicite dotee d'une temporalite et d'une spatia- lite propres.

Avec cette reevaluation du schematisme kantien, la haute syste- maticite des de cette periode s'impose retrospectivement : le vitalisme de la puissance a la Nietzsche, l'experience virtuelle de Bergson, la phfsique de la pensee selon Spinoza, et le sens comme effet de surface concourent et se composent pour contrer l'image representative de la pensee et assurer ainsi la metamorphose de l'essence en Idee.

1. Deleuze, DR, 281

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LA DRAMATISATION DE L ' I D ~ E

1 /LA QUESTION QUI? ET LA R~~VALUATION NIETzSCH~E~WE

DU SCH~~IATISME KAYTIEN

La theorie kantienne du schematisme se depasse dans deux directions : celle de l'Idee dialectique, qui devient a elle-meme son propre scheme (elle neglige de joindre la categorie a une intuition sensible, parce qu'elle meconnait les conditions de possibilite de la connaissance) et celle de l'Idee esthetique, qui plie le scheme au ser- vice complexe du symbolisme'. Le rapprochement que propose Deleuze entre l'Idee dialectique et l'Idee esthetique, surprenant a premier egard, est ingenieux, car il y a bien dans les deux cas un dynamisme interne de l'Idee, illusoire s'agissant de l'Idee dialec- tique, mais bien reel s'agissant du symbolisme de l'Idee esthetique. En perspective strictement kantienne, cette lecture force l'Idee esthetique du cote d'une production de ses propres differences internes, et la tire du cote d'un usage dialectique de l'Idee, position intenable pour Kant, puisqu'elle conteste la distinction entre les conditions d'une objectivite qui ne sont donnees que pour le concept, et l'objet dans l'idee auquel ne correspond reellement qu'un scheme, sans qu'aucun objet veritable ne puisse lui etre directement donne2. En perspective deleuzienne, la lecture est par- faitement tenable, puisque la dramatisation de l'Idee elaboree sur le terrain de la philosophie avec les etudes consacrees a Nietzsche et a Kant, puis appliquee a la litterature (Proust), est l'operateur conceptuel grace auquel Deleuze entend reformer la logique trans- cendantale,,en substituant une description energetique de la pensee en termes de forces a son image representative.

Le concept de dramatisation fait sa premiere apparition dans Nietzsche et la plilosoplzie, au chapitre III rapportant l'attaque nietzscheenne contre Kant, intitule de maniere eloquente •áLa critique •â, ou Deleuze invoque Nietzsche pour radicaliser et refor- mer la critique kantienne. En realite, l'argument selon lequel Kant decalque le transcendantal de l'ern$iriqne est en premier lieu un argument nietzscheen, si empirique - c'est-a-dire doxique - designe la typologie de la vie reactive. Kant, •á prodi-

1. Deleuze, DR, 282, 11. 1. 2. Voir Kant, Critique de lo miron pure, •á Du but de la dialectique naturelle de la

raison humaine •â, trad. Tremesuygues et Pacaud, Paris, PUF, 1944, reed. 1975, p. 467.

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Il DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

gieux decouvreur du transcendantal •â, se revele •ále dernier des ph,losophes classiques •â, parce qu'il ne fait jamais porter l'analyse critique sur les valeurs de la representation elles-memes. Il fait donc avorter la Critique en presupposant, comme on l'a vu, l'affi-

i nite de la pensee avec le vrai, en se donnant l'ideal du vrai comme

l un au-dela de toute contestation, sans jamais rapporter la "&rite ni a son occurrence reelle, ni a une modalite concrete, bref,

1 sans jamais penser l'emergence de la pensee dans ses conditions vitales, son actualisation. Dans ces conditions, Kant se rend inca- pable d'aborder ce qui constitue pour Deleuze le probleme le plus brulant : la genese de l'acte de penser dans la pensee, c'est-a-dire la creation, ou encore ce que Deleuze, suivant Artaud, appelle, •ála genitalite de la pensee •â, son surgissement contre toute inneite, son evenement - le drame du penseur.

La critique transcendantale doit donc en premier lieu porter sur le concept de verite. Determiner ce que vaut, en droit, ce concept, c'est determiner a quelles forces il renvoie, proceder au diagnostic clinique de l'affect vital qu'il promeut. Suit alors la pre- miere occurrence de la notion, non encore substantivee.

Nietzsche ne critique pas les fausses pretentions a la verite mais la verite elle-meme et comme ideal. Suivant la methode de Nietzsche, il faut dramatiser le concept de verite'.

Dramatiser le concept, c'est le rapporter a ses conditions d'exer- cice, et faire porter le marteau de la critique sur le concept de verite lui-meme, c'est-a-dire sur notre soumission au vrai. Cela implique une double operation, qui rapporte le concept au type de vie qu'il promeut, mais aussi a l'Idee qu'il actualise. Ainsi, le concept de verite fait l'objet d'une double evaluation : en premier lieu, l'eva- luation nietzscheenne, qui rapporte le concept a la volonte de verite du penseur, et le connecte avec le complexe singulier de for- ces que la pensee met effectivement en lorsqu'elle se produit comme quete de la verite. La pensee du vrai renvoie a la machi- nerie theatrale de son apparition, aux circonstances sinfieres de son occurrence, dont il faut encore en clinicien evaluer la teneur, le climat, la portee. La pensee representative donne donc de la verite une image a la lettre abstraite parce qu'eue la coupe des circonstan- ces reelles de son surgissement, et qu'elle neglige son articulation reelle avec les dynamismes virtuels qui la suscitent.

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F LA DRAMATISATION DE L'IDEE

Car, deuxiemement, il faut aussi rapporter le concept a l'Idee ,qu'il actualise. De ce point de vue, egalement, le concept de verite se revele une abstraction. La dramatisation concerne ainsi les deux aspects de la Difference : l'Idee suscite la reponse du pen- seur, et determine l'actualisation differenciante, ou l'individualisa- tion du concept ; d'autre part, la differentiation virtuelle de l'Idee, en quoi consiste proprement sa dramatisation spatiotemporelle, implique sa multiplicite, faite de repartition de singularites, de rapports differentiels et de coexistences. Le concept de verite, comme tous les concepts, n'est rien sans cet •áetrange theatre, fait de determinations pures f i ' , qui le met en rapport avec c son •â penseur, comme surgissement cruel sous l'impulsion violente d'un signe. De la sorte, la determination ideelle du contenu de l'Idee, ou critique rationnelle, n'est rien sans l'ethique de sa dramatisa- tion, qui engage une clinique de la pensee, une typologie des penseurs.

Que la verite, par exemple, se presente en personne dans l'in- tuition ou qu'elle resulte de la traque patiente d'une suite d'infe- rences et d'indices : sous ce partage traditionnel des theories de l'intuition et de l'induction, on identifie sans peine les drarnatur- gies distinctes et concurrentes de l'aveu et de l'enquete : les proce- dures par lesquelles le concept traque le vrai sont bien differen- tielles. En realite, ces theories proposent de la verite des masques dissemblables. Elles s'inscrivent dans des scenographies distinctes, correspondent a des types d'affects differents : il y a bien une typo- logie des penseurs, relative a la diversite de ces theories. Philoso- pher, ce n'est plus se donner la verite toute faite, ni la chercher au terme d'une procedure neutre definie par une methode univer- selle, mais bien decrire la choregraphie posturale de l'Idee, qui produit dans le concept, pour le penseur, des agitations spatiales, des intensites demonstratives, toute une cinematique de la pensee2.

La proposition nietzscheenne, qui consiste a mettre la pensee en rapport avec son type de volonte de puissance, en terme d'eve- nement pour le penseur, renouvelle ici le schematisme kantien en exposant le dynamisme interne de l'Idee. C'est une etliologie de l'Idee, que Deleuze rapporte non seulement a une typologie mais encore a une topologie et meme a une posologie transcendantales.

1 . Deleuze, •áDramatisation n, art. cite, p. 95. 2. Dclcuze, DR, 118.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

D'une part, Deleuze injecte ainsi du temps mais aussi de l'espace, c'est-a dire du mouvement et de la vitesse dans la pensee, en met- tant le concept en rapport circonstanciel avec l'Idee qui opere en lui. Un concept etant donne, il faut encore en definir le drame, c'est-a-dire decrire les dynamismes qui le determinent materielle- ment, et qui doivent comprendre ses circonstances d'actualisation singulieres dans la vie du penseur, et son moment logique de diffe- rentiahon. Sans ces precisions actualisantes, le concept rpqtirait une simple pastille abstraite.

La dramatisation de la pensee repond ainsi parfaitement a ce q u ' o b s e d t Proust. La verite ne surgit pas quand le penseur le veut, ni quand il procede avec methode, mais a l'occasion de la rencontre vitale avec une Idee. II ne suffit pas non plus de se representer abstraitement la pensee, mais il faut encore demander qui veut le vrai, comment, a quelle occasion, dans queues circons- tances. La verite s'eparpille en une pluralite de mondes, de signes et de types de vie : l'amoureux jaloux ou le snob ne s'interessent pas aux memes qualites, ne cherchent pas la meme verite, ne dis- posent pas de la meme carte d'affects et se deplacent en realite dans des mondes differents et incommunicables. La pensee doit ainsi etre mise en rapport avec ces qualites, hecceites, variations d'humeurs, incidents materiels qui mettent la verite en variation selon la singularite d'un cas, dont resulte cette posologie et cette casuistique de l'Idee.

En substituant la question qui ? quoi ? dam quel cas ? combien ? a la question qu'est-ce que?, Deleuze opere ainsi deux reconfigurations distinctes. D'une part, il remplace le primat de l'essence par la typologie des cas. La question qu'esst-ce que ?, determination platoni- cienne de l'Idee comme essence laisse alors la place a la dramati- sation de l'Idee, qui prend en charge ce renversement du plato- nisme, en quoi Nietzsche voyait la tache la plus urgente de la pldosophie'.

En quoi consiste precisement ce renversement du platonisme ? On ne peut serieusement le reduire a l'abolition du monde des essences et des apparences, puisque ce renversement a dga ete

1. Deleuze, •áDramatisation •â, art. cite, p. 91 : il s'agit des premieres lignes de l'article, ou Deleuze determine le concept memc de •ámethode dc dramatisa- tion •â. Le renvoi a Platon indique la convergence avcc l'article •á Rcnvcner le Pla- tonisme n, paru un an plus tot dans la Raiue de mefo/dyique et de morde, O). cil., rcpiis apres revision en appendice a LDgigue du rem (appendice 1, i).

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LA DRAMATISATIOI\' DE L'IDCE

accompli par Hegel et d'abord par Kant'. L'argumentation de Deleuze est subtile : d'une part, Nietzsche n'est pas le premier a injecter du temps dans l'Idee, car la reminiscence platonicienne introduisait deja dans l'ame du penseur le proces dramatique d'une reappropriation distincte de l'inneite. Si Platon se montrait sensible au d&efoppement temporel de l'Idee, Nietzsche traduit ce develop- pement sur le plan d'un complexe de forces corporelles qui dyna- misent les rapports noetiques, en situant la pensee dans un corps-a- corps empirique avec les complexes spatioternporels des Idees.

Pourtant c'est bien Kant, et non Nietzsche, qui renverse une premiere fois le platonisme, en substituant le phenomene et l'ap- parition a la vieille dualite des essences et des apparences. L'appa- rence chez Kant est une apparition, une Erscheinung : elle n'est plus du tout prise dans le couple binaire de l'essence intelligible et de son apparence sensible, eue ne renvoie plus a l'essence comme a un modele ou a une cause, mais seulement, strictement, aux conditions transcendantales de son apparition. Cela fait de Kant et non de Hegel le fondateur de la phenomenologie. C'est Kant qui substitue au couple disjonctif de l'apparence et de l'essence le couple conjonctif de l'apparition et de ses conditions de l'appari- tion : bouleversement fondamental, qui lance les philosophies modernes.

La critique nietzscheenne conserve ainsi de Kant le motif determinant que l'apparition ne suppose plus une essence derriere l'apparence, mais seulement les conditions immanentes de la pro- duction du sens de ce qui apparait. Toute la theorie du signe chez Nietzsche, que Deleuze reprend, se greffe sur cette ouverture kan- tienne. Le sens phenomenal de l'apparition en surface se substitue a l'essence, sa profondeur ou son surplomb. Avec la phiosophie transcendantale, le sens prend la place de l'essence metaphysique.

ll est exact que le sens est la decouverte propre de la philosophie transcendantale Fantienne], et vient remplacer les vieilles Essences metaphysiques2.

Seulement Kant, s'il decouvre le sens sous son aspect de pro- ductivite genetique en posant le transcendantal comme condition de l'objectivite et de la conscience, renonce a la genese ou a la

1. Nietzsche, •áLe monde vrai et le mande des apparences n, C~eplrrcule der idoler.

2. Deleuze, •áPlatonisme •â, p. 426, U, 292. C'est une analyse qui revient sou- vent dans les Cours (voir par cxemplc le Cours du 14 mors 1978, p. 4).

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l DEL^^^^ L.EMPIRISME TRANSCENDANTAL

conscirution pour s'en tenir a un simple conditionnement. •á Ren- verser ie platonisme •â, cela ne consiste donc pas seulement a ren- verser la hierarchie de l'essence et de l'apparence, mais d'abord a proceder a la genealogie du concept, rapporte a la volonte de puissance qui l'anime, c'est-a-dire a l'occasion empirique et vitale de son effectuation.

Alors, Deleuze peut definir sa propre conception de la dramati- sation et accomplir veritablement le renversement du platonisme. II deplace le schematisme kantien, qui prend appui sur la seule possibilite logique, et le plonge dans le drame de son actualisation reelle. Le scheme kantien convertissait la possibilite logique en realite transcendantale et assurait la compatibilite de la structure categorielle avec les dynamismes spatiotemporels de l'intuition. Deleuze substitue la realite virtuelle de 1'Idee au possible seule- ment logique de l'analytique et concoit le dynamisme non plus comme exterieur au concept, comme chez Kant, mais comme interieur a l'Idee, determinant reellement le surgissement du concept, la genese de la pensee.

En s'interessant, avec Nietzsche et Proust, au drame du snrgis- sement du concept pour le penseur, Deleuze insiste sur le moment temporel de son actualisation. Le rapport entre schematisme kan- tien et dramatisation deleuzienne peut alors etre etabli : le scheme articulait concept a intuition, a condition d'executer cette diffe- renciation sur un mode uniquement logique, par rapport au concept possible. Le concept de dramatisation permet de passer du possible logique a la realite virtuelle de l'Idee, et achlaiise l'Idee selon son dynamisme spatiotemporel, en sujets larvaires, en ebauches cinematiques d'affects. Compris comme internes a l'Idee, ces dynamismes spatiotemporels ne sont pas absolument sans sujet, mais determinent plutot des ebauches de subjectivite, drame ou reve, agitation intensive de forces qui supportent des amorces d'individuation, ou fourmillent des intensites la~ai res , hecceites, acteurs mobiles et provisoires de ces dramaturgies.

Avec cette dramatisation par la question qui?, Nietzsche apporte a la discussion Le tournant empiriste qui porte la question transcendantale des conditions de l'experience sur le terrain des forces et de l'actualisation reelle. Cela permet d'envisager la genese concrete de la pensee en termes physiques de forces, au lieu de se cantonner sur le terrain abstrait du possible. C'est pour- quoi Deleuze insiste sur le fait qu'avec la question qui?, Nietzsche procure une methode pour juger la raison du dedans, la ou la cri-

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LA DRAMATISATION DE L'IDEE

tique transcendantale kantienne restait bloquee sur des principes de conditionnement empiriques exterieurs au conditionne, inca-

pables de rendre compte d'une genese interne de la raison. Deleuze modifie donc le transcendantal kantien en lui demandant une genese de la raison elle-meme, et en la concevant en termes nietzscheens de force. En cela consiste sa critique des categories

! kantiennes.

Nous demandons une genese de la raison elle-meme, et aussi une genese de l'entendement et de ses categories : quelles sont les forces de la raison et de l'entendement? [...] Qui se tient derriere la raison, dans la raison elle-meme ?'.

En demandant qui se tient derriere la raison, on risque pour- tant de verser a nouveau dans une psychologie des actes de conscience, ou de se contenter d'une description anthropologique des motivations du penseur. C'est pourquoi Deleuze precise que cette typologie transcendantale ne met en jeu rien de personnel, ni meme d'humain, seulement un rapport de forces et de vouloirs, la volonte etant comprise comme rapport de forces - cela meme que Deleuze definit comme une ethologie en prenant appui sur Spinoza. Lorsque Nietzsche parle de ((psychologie •â, il a en vue l'evaluation d'un complexe de forces, et non cette etude de cas qui presuppose la figure d'un Moi ou d'une identite personnelie. Ainsi, substituer la dramatisation qui? a la question de l'essence qu'est-ce que ?, ce n'est pas rabattre la pensee sur le psychisme du penseur, au sens ou on substituerait une personnologie a la noe- tique : mais prendre acte de la vie apersonnelle qui anime la pensee. •á La question qui ? ne reclame pas des personnes, mais des forces et des vouloirs 9, ecrit Deleuze en 1963. Avec l'analyse du mode fini chez Spinoza et la substitution des volitions a la volonte, ce vocabulaire nietzscheen de la volonte disparait. du lexique de Deleuze, et cede la place a une analyse en termes de composition de rapports de force, d'hecceite, de sujets larvaires, d'etirements cinematiques comprenant des longitudes, faites de vitesses et de

1. Delcuze, .A% 104: 2. Dclcuze, •á Mystere d'Ariane n (sur Nietzsclie), in Bulla~in de lo Societefrrinpire

d'etudes niemchemner, man 1963, p. 12-15. L'article es1 reedite in Philosoplie, n" 17, hiver 1987, p. 67-72. Il est repris apres revision in M q a i n e litleroire, nm 289, avril 1992, p. 21-24, et la version revisee est reprise in Critique el clinique. Je cite ici d'apres Critique et clinique, p. 126.

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DELEUZE. L'EIMPIRISME TRANSCENDANTAL

lenteurs, et des latitudes, ou variation de puissance -loin de toute anthropologie ordinaire.

En substituant la question qu'est-ce que ? dans le concept a la question qui? dans la volonte de puissance, nous passons de la topologie des concepts a la typologie des forces. La question p i ? enveloppe donc a la fois une theorie de la connaissance qui rend compte de la genese de la pensee, mais elle le fait a l'occasion d'une definition de la theorie, qui se fait casuislique, etude des cas. C'est en cela que la dramatisation implique une clinique de la pensee, incluant sa posologie et ses etudes de cas.

2 / PHYSIQUE DE LA PENSEE, LOGIQUE DES R E L A T I O ~ :

DEFINITION DE L'EMPIRISME

Tel est, selon Deleuze, l'apport essentiel de l'empirisme comme methode. A ceux qui reduisent l'empirisme a une simple inversion du rationalisme, Deleuze objecte toujours cet argument decisif tire du Crepiucule des idoles, par lequel Nietzsche resumait le renverse- ment du platonisme : en detruisant le monde des essences, on sup- prime egalement le monde des apparences.

Comment definir dors l'empirisme, si on a renverse aussi le monde des apparences ? Il ne peut plus se reduire a l'hypothese trop simple d'une genese sensible des concepts. Deleuze le repete depuis EmpnZrme et subjectwite : l'empirisme ne se limite pas a cette caricature scolaire : les idees proviennent des sens, non de l'intel- lect, il n'existe pas d'idees generales, l'inneite et l'a priori sont des illusions. Resumer l'empirisme a ces formules toutes faites, c'est se borner a inverser la formule du rationalisme, comme s'il se contentait d'en presenter les propositions a l'envers, en reflet. Chaque fois qu'il parle de l'empirisme, Deleuze insiste sur la meconnaissance rageuse dont il fait l'objet, sur le mauvais proces qui le reduit a un rationalisme tete-beche, raccourci, prive d'ampleur speculative.

En entreprenant de defendre l'empirisme, Deleuze prend donc a contre-pied les critiques usuelles qu'on lui adresse, et balaye son image convenue d'antirationdisme sentimcntd incapable de rigueur systematique. L'empirisme ne consiste pas en une suspi- cion a l'egard de la theorie et un appel a l'experience vecue. Sa contribution autrement deroutante a l'histoire de la pensee tient

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LA DRAMATISATION DE L'IDCE

en deux principes : c d'une part une physique de l'esprit, d'autre part une Iogique des relations •â'.

Reellement comprise, la logique de la pensee n'est pas une logique des termes mais une logique des relations, qui, en deter- minant l'ordre de consecution des pensees, automate spirituel, fournit une physique de l'esprit. Lesconcepts ne dependent plus des structures de l'esprit, de categories sedentaires produites par la fonction logique d'un jugement qui se rapporterait a un objet tou- jours le meme, mais des rencontres pratiques, aleatoires que pro- cure l'experience reelle. Les concepts ne preexistent pas dans I'es- prit a l'exercice de la pensee, a la rencontre violente et dangereuse avec un probleme qui suscite une genese de la pensee dans la pensee. Ils ne s'organisent plus selon le quadruple carcan de la pensee representative, le meme, le semblable, l'analogue, l'op- pose. En mettant en question l'assignation des concepts a une structure de l'esprit, l'empirisme detruit egalement la these d'une ressemblance entre concepts et experience. Les concepts ne repro- duisent pas plus l'image d'entites empiriques preexistantes, aux- quels ils ressembleraient, qu'ils ne se calquent sur une nature prealable de l'esprit.

Du coup, l'empirisme n'apparait plus comme cette philosophie frileuse qui se mefie du concept, peu habile a manier la logique, comme que le soutient avec constance une certaine histoire de la philosophie. La ou les objcts ne sont pas predonnes, il faut pro- duire leur distribution en se situant sur le plan d'une construction de concepts. Lucrece, Hume ou Nietzsche proposent chacun a leur maniere des doctrines plus exigeantes sur le plan logique que les abstractions rationalistes, qui se meuvent dans l'horizon du meme et de l'interiorite, parce qu'elles transforment nos habitudes de pensee et nous projettent dans un monde inconnu. Deleuze insiste toujours sur la capacite speculative de l'empirisme, capable de decrire le familier sur un mode deroutant, et de rivaliser avec la science-fiction, en montrant la pensee aux prises avec une expe- rience inconnue. La logique, comme une table de montage, opere des decoupages inedits dans cette experience. A l'interiorite du modele de la recognition, l'empirisme oppose sa methode d'exte-

1. Deleuze, •áHume n, p. 67, RT: 228. La premiere formulation s'cn trouve dans le Dijlame: La nature ne pcut Etrc ktudiee scientifiquement que dans ses cffcts sur I'esprii, mais la seulc et vraic science de l'esprit doit avoir pour objet la nature •â (ES, 8-91,

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DELEUZE. L21?MPIRISME TRANSCENDANTAI

riorite et d'invention logique : une creation de pensee sous la violence du signe.

C'est la le secret de l'empirisme qu'on meconnait, ou pretend annuler, en le traitant de rationalisme acephale. D'ou ces formu- les deconcertantes ou Deleuze se hasarde a requerir pour l'empi- risme le •ámysticisme du concept et son mathematisme •â'. La ou les concepts ne sont pas donnes par avance, resultats inertes de la structure du sujet transcendantal, la ou ils operent par rencontre, en prise avec une experience reellement inedite, ils se determinent comme une multiplicite ideelle (mathematisme) dont la puissance d'effectuation se montre capable d'inclure la singularite la plus determinee au sein de la structure (mysticisme). Comme le dit tres bien Claude Imbert, le mysticisme du concept tient a sa •ápuis- sance de realisme solidaire de son operation •â, et son inathema- tisme, a ce qu'il effectue •á cette strategie de la serialite qui caracte- rise la mathematique des multiplicites (ou varietes) •â, terme qu'il faut preferer a celui d'ensemble pour eviter les apories logiques de Cantor et de la theorie des ensembles". L'originalite de l'empi- risme consiste alors en cette capacite de creer des concepts, •ála plus folie creation de concepts qu'on ait jamais vue ou entendue n3.

On mesure la transformation que l'empirisme fait subir au sta- tut de la theorie. Loin de se contenter d'inverser la formule du rationalisme, il change la definition de la pensee : en se faisant enquete, la thborie devient une pratique. Concevant la theorie comme tribunal, Kant se montre l'heritier de Hume. Mais parce qu'il rationalise sur le mode du droit rationnel - le tribunal de la raison - ce que l'empirisme concevait seulement comme une juris- prudence, Kant meconnait la pratique du cas par cas, croit qu'il est possible degager une regle determinante pour des situations en realite toujours singulieres et differentes, et par consequent, se meprend sur la transformation qui est en jeu. En realite, la theorie au sens ordinaire vole en eclat, ou plus exactement, elle fait valoir sa veritable nature. Telle est la •á grande conversion •â de l'empi- risme, qui opere la transformation de la tlieorie en pratique et

1. Dclcuze, DR, 3. 2. Claude Imbert, •áLa trianplation du sensr, in Bruno Gclas ct Hewe

Micdet (ed.), Deleuze el les euiuoinr. Lillernlure el philosopI~ie, Nantes, hd. Cecile Defaut, 2007, p. 495-506, citation p. 496.

3. Dcleuze, DR, 3.

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LA DRAMATISATION DE L'IDCI:

ouvre, ce faisant, la speculation de la philosophie sur les pratiques des sciences Iiumaines, cas par cas. • á C e qu'on appelle theorie de yassociation trouve sa destination et sa verite dans une casuistique des relations, dans une pratique du droit, de la politique, de l'eco- nomie, qui change entierement la nature de la reflexion philoso-

phique. •â L'empirisme debouche sur une description moderne du savoir en termes de sciences regionales, et definit des procedures de scientificite nouvelles. C'est lui rend possible l'aventure structurale.

Il ne suffit donc pas de qualifier l'empirisme par un renverse- ment symetrique des positions qu'occupaient la pensee et le sen- &le dans la raison, sans consequence des lors qu'il conserve le rapport institue par le rationalisme entre l'idee et l'impression. Pour l'empirisme, le monde des objets n'existe pas, et les idees ne proviennent pas du sensible comme si d e s en suivaient les repartitions toutes faites. Le rapport entre idee et impression change, et l'empirisme se definit desormais par une theorie des operations de l'esprit qui porte l'empirisme a la ((puissance superieure •â' - c'est-a-dire, chez Deleuze, a la puissance transcendante.

Cet empirisme superieur consiste, on l'a vu, a porter chaque , faculte a sa limite, a son point de dereglement, c'est-a-dire au !

point de rencontre ou concept et experience entrent dans cette relation intensive qu'il faut decrire comme une synthese disjonc- tive. Cela definit l'empirisme tel que Deleuze le revendique pour lui-meme, et qui ne se reduit pas du tout a la these d'une origine sensible des idees, mais consiste en l'affirmation que les relations sont exterieures a leurs termes. La est l'innovation humienne qui porte l'empirisme a sa puissance superieure : la difference ne porte plus sur les termes, idees ou impressions, mais sur les deux sortes d'impressions, les •á impressions de termes •â et les •áimpressions de relations n.

La lecon reelle de l'empirisme nc pcut donc plus se reduire a l'atomisme, comme si les impressions de sensation renvoyaient a des minima ponctuels produisant l'espace et le temps ; ni davantage a l'associationnisme, les impressions de reflexion renvoyant aux lois d'associations de l'esprit. Deleuze reprend dans l'Etude pour Chatelet la these audacieuse qu'il exposait dans son Diplome d'etude

1. Deleuzc, •áHume •â, art. cite, p. GG-67.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

superieur sur Hume, mais il evite a present le vocabulaire de la sensation et de la reflexion, qui reconduisait implicitement la cesure entre monde sensible et intelligible. Desormais, seul le caractere ponctuel ou relationnel de l'idee retient l'attention'. Les impressions de termes et les impressions de relations se substituent aux •áimpressions de sensation •â et aux •áimpressions de reflexion n du texte humien, qui localisent encore les impressions en fonction de leur origine, et soumettent les relations a leurs termes, sensation d'un cote, reflexion de l'autre.

•áL'empirisme essentiellement ne pose pas le probleme d'une origine de I'esprit, mais le probleme d'une constitution du sujet •â2,

ecrivait Deleuze dans son Diplome avec ce bel appetit qui le conduisait a chercher une essence de l'empirisme. Nous le savons desormais : ce vocabulaire de l'essence vise les conditions traus- cendantales de l'experience et leurs syntheses que Dz&ence et r$eti- tion detaille, alors qu'Empirisme et subjectivite n'en formulait qu'obs- curement le probleme : •áL'esprit n'est pas sujet, il est assujetti. Et [...] le sujet se constitue dans l'esprit sous l'effet des p r i ~ cipes. n3 L'esprit devient nature humaine en se laissant assujettir par les lois de fonctionnement de la pensee. Cet assujettissement consiste en realite en un devenir-sujet de l'esprit, la pensee se constituant en sujet, prenant une forme-sujet sous l'effet, non de principes transcendants a la mode kantienne, mais des regles d'associations de l'esprit.

D'ou la distinction si etrange en apparence entre l'esprit et la nature humaine, qui ouvrait E m p i r k e et subjectivite: •áComment l'esprit devient4 une nature humaine ? •â', comme si l'esprit sub- sistait, inalterable et souverain, en dehors des actes de pensee ... mais qu'il faut comprendre sur un mode spinozien comme une distinction entre l'attribut de pensee et ses modes. Deleuze peut ainsi donner a l'empirisme le sens d'une critique et d'une constitu- tion de la subjectivite et deplacer le dispositif kantien a l'interieur duquel il lit Hume : la nature humaine n'est plus l'origine trans- cendantale, mais le resultat fluctuant des actes de pensee.

L'empiiisme dramatise la pensee en la mettant directement en rapport avec ses conditions spatiotemporelles d'efiectuation, et

d l

, I ( , 8 1 1. Ibid. ; comparer avec LiS, 15. , , ~ ; l

P I ~ I 2. Delcuze, ES 15. : ) I 3. I6id. ,I)I 4. Delcuzc, ES, 12.

,;,,A

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LA DRAMATISATION DE L ~ E E

donc en posant sa genese a l'exterieur d'elle-meme. C'est ainsi faut comprendre le resultat de l'empirisme en general et de

Hume en particulier : les relations sont exterieures a leurs termes, elles ne sont pas ce qui lie mais ce qui est lie d. Cela place la -- p s e e dans un rapport fondamental avec cette exteriorite consti- mante, que Deleuze nomme-le Dehors. La lecon principale de rempirisme en decoule : la logique des relations creatrices produit une physique des operations de l'esprit. D'ou la reversibilite entre logique et physique : on ne peut etudier l'esprit qu'en inspectant la nature, enoncait Deleuze dans le Diplome, en employant un q u m e n t qui reprend le cercle de l'homme et de la nature de LJIdeologi allemande : • á L a nature ne peut etre etudiee scientifique- ment que dans ses effets sur l'esprit, mais la seule et vraie science de l'esprit doit avoir pour objet la nature - OU encore, l'homme se trouve en face d'une nature historique et d'une histoire naturelle de la culture.

Formulation decisive, qui implique la logique des multiplicites comme etho1og;ie de la pensee et specifie les rapports qui unissent la philosophie de la nature et celle de l'esprit. L'essence ne recouvre rien quand on la prive de cette multiplicite : l'Idee implique cette casuistique insolite et pourtant familiere, si savoureuse dans le Traite de la nature humaine. En demandant si l'on peut etre proprie- taire des mers, pourquoi le sol est plus important que la surface dans un systeme juridique alors que la peinture a plus de valeur que la toile, ou s'il suffit, pour prendre possession d'une cite aban- donnee, de lancer son javelot sur la porte ou de la toucher du doigt, Hume fournit par le fait cette dramatisation de l'Idee.

Or l'essence n'est rien, generalite creuse, quand elle est separee de cette mesure, de cette maniere et de cette casuistique3.

3 / L'LD~E : h.MMON CONTRE NIETZSCHE

Dramatiser l'Idee, c'est donc rapporter le concept aux circons- tances de sa genese, en tant que complexe de forces, et le conce- voir sur un mode dynamique comme actualisation d'une Idee qu'on ne renonce pas a poser ainsi qu'une existence indepen- dante, faute de quoi on se condamnerait a en donner une version

1 . Dclcuze, ES, 13 ; N Hume a, p. 66. 2. Deleuze, ES, 84. 3. Deleuze, •áHume b, p. 67 et DR, 236.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

seulement psychologique, ce que Deleuze recuse. C'est donc ici qu'il se separe de Nietzsche, car il n'entend pas renoncer a la consistance proprement philosophique de l'Idee, comme on l'a vu avec l'analyse de la structure, et la maintient dans un statut d'exis- tence independante. L'Idee reste posee comme l'objectite du pro- bleme, meme si sa consistance s'actualise par dramatisation des singularites qui la generent, et qui affectent la pensee dans sa vie la plus materielle. Sans dissoudre l'Idee dans ses determinations psychologiques, Deleuze risque alors de la reduire a des causes sensibles, a un mode d'affection vitale, ce dont il se defend pourtant expressement.

Tres interessante a cet egard est sa reaction a une objection que formule Alquie, apres son expose • á L a methode de dramatisa- tion •â devant la Societe de philosophie en 1967. Alquie fait remarquer qu'en refutant la question qu'est-ce que ? pour lui substi- tuer le drama de la question - (,pour qui?, combien? en quel c a ? • â , etc., c'est-a-dire en diffractant l'essence dans la casuistique de ses modalites, Deleuze entreprend en fait de dissoudre la philo- sophie dans l'examen des motivations du penseur. C'est une ver- sion psychologisante de la volonte de puissance selon Nietzsche. En operant ainsi, Deleuze serait amene a resorber le champ pro- prement philosophique des questions dans leur traitement par les sciences empiriques, et, comme pouvait le laisser supposer son interet pour la structure, il entreprendrait en realite de dissoudre la philosophie dans les sciences sociales, en diluant l'essence pro- prement philosophique dans la casuistique des cas relevant des scierices particulieres (psychologie, psychanalyse, histoire, eco- nomie, etc.). Or, retorque Alquie, a cote des questions qui sont ceiles des sciences empiriques (combien, qui, etc.), il demeure des questions proprement philosophiques, et ce sont les questions de l'essence. Alquie assimile l'essence a la philosophie, de sorte qu'a la bousculer, Deleuze s'exposerait a dissoudre la philosophie dans lcs sciences humaines.

J'ai fort bien compris que M. Deleuze reproche a la philosophie de se faire de l'idee une conception tele qu'elle n'est pas adaptable comme il voudrait, a des problemes scientifiques, psychologiques, his- toriques. Mais je pense que, a cote de ces problemes, demeurent des problemes classiquement philosophiques, a savoir des problemes d'essence'.

1. Dcleuze, •áDramatisation •â, art. cite, p. 105.

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On pourrait admettre l'argument d'Alquie eu estimant qu'il s'agit la de deux positions irreconciliables, Alquie revendiquant pour la philosophie des Idealites pures, la ou Deleuze cherche a penser la genese empirique de l'Idee, ce qui implique en effet de refuser a la philosophie,le statut d'une discipline produisant des idealites autonomes. Or, il n'en est rien. La reponse de Deleuze est eloquente. Non seulement il refuse categoriquement d'etre tenu pour un penseur resorbant la philosophie dans les sciences humaines, mais il recuse avec veliemeuce l'argument selon lequel le combat contre l'essence aurait pour consequence l'abandon d'une specificite de la philosophie. En defendant ardemment cette specificite, il definit sa methode comme entierement phio- saphique, mais formant un systeme de type particulier, avec ses dynamismes, ses precurseurs, ses sujets larvaires, ses types de penseurs...'.

Ce qui est tres curieux, c'est que Deleuze, dissolvant effective- ment l'essence dans le proces de sa dramatisation et refusant de la considerer comme un attribut du sujet pensant, donne parfai- tement l'impression de dissoudre Pidealite dans la nature, de meme qu'il a refuse a la pensee un rapport intrinseque au vrai. En traquant les motivations du penseur, il fait apparaitre le diagramme vital du concept, de sorte qu'on ne sait plus exacte- ment en quoi pourrait consister une tache propre de la philo- sophie qui la distinguerait des sciences particulieres. L'Idee, qui s'actualise de maniere dramatique dans le concept, correspond a un ensemble de rapports differentiels, de repartitions de singula- rites, de distributions de points remarquables, qui en font autant d'evenements ideaux. Comment la determiner plus pre- cisement ?

C'est ici que Deleuze se separe de Nietzsche, car il refuse de dissoudre l'Idee dans l'expression de la volonte de puissance du penseur, et la dote, en se tournant maintenant vers Maimon, d'une objectite virtuelle particuliere, a la lisiere du noetique et de l'experience, entre la receptivite de la sensibilite et la spontaneite de l'entendement. C'est ce qu'impliquait le concept de structure. Produire genetiquement l'ldee ne peut donc se suffire d'une genealogie du penseur, mais implique de revenir au schema- tisme, comme le concoit Maimon, pour comprendre le rapport

1. Ibid., p. 106.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

entre l'idealite virtuelle (structurelle) de l'Idee et son actualisation II i empirique1.

111 L~ +nie de Maimon, auquel Kant rendait hommage, consiste

,: il 1. Deleuze, DR, 244 sq. et l'excellent commentaire de Julictte Simoni, fimi

rur la quoniire; la qualife, la relation chez Iiaizl, Necel, Ddmze. Les •áfleurs noires•â de la

I ' 1

'!

. b i q u e philnropltiqu~, op. cil., p. 181 sq.

2. Deleuzc, DR, 224. 3. Deleuze, DR, 249, Pli, 118. Voir Salomon Maimon, h i mr la philomphie

1 1 tromcendonlole (Berlin, 17901, trad. fianc. Jean-Baptiste Scherrcr, Paris, Vrin, 1989.

' ' I i Sur la vie ahurissante de Maimon, on consultera Maiinon, Huloire de ma vie, trad. franc. Mauricc-R. Hayoun, Paris, Berg International, 1984. Deleuze lit hlaimon a partir des belles etudes de Gueroult, La phihophie tronscendonkde de Solmnon Moimon, Paris, Alcun, 193 1 et dc Vuuiemin, L'lrOitape kantien el la ralolr~lion copmicienne, Paris, Pur;, 1954, meme s'il en tire des conclusions diametralement opposees (DR, 22G), il

, , les cite dans la bibliographie extremement revelatricc qui clot D$jeoence et repetilim.

Deleuze s'interesse tout specialement a Cohen et Maimon, avec 111 une predilection pour Maimon, sa rigueur theorique et son destin

, . , , extraordinaire. La conjonctiou entre son importance philoso-

I phique, saluee par Kant, et l'indifference quasi generale que ren- 1 contre son forme pour Deleuze un melange irresistible, et il

y,

g l'integre dans son pantheon aux cotes de Geoffroy Saint-Hilaire : 4 -4 des personnages minoritaires, des figures de la creation sinpliere. Il

y a un romantisme du penseur non institutionnel chez Deleuze, qui $ ' l culmine dans la figure de Spinoza, le Prince des philosophes. La

i , , ~ ' discussion avec Maimon est importante pour elucider l'usage trans- cendant des facultes portees a leur limite, le rapport entre concept

1 1 et Idee, et la determination de l'Idee comme distincte-obscure.

l 1' Dans son Essai sur la philosophie transcendantnld, l'ouvrage qu'il fait adresser a Kant pour lui soumettre ses objections concernant

11; -

a proposer une genese commune aux categories et aux formes de l'intuition pure, d'etablir des continuites differentielles par un retour a Leibniz, la ou Kant separait intuitions et categories au

1 : sein de l'intellect fini, d'une part, et finitude de l'entendement

i ~ humain et entendement infini, d'autre part. Maimon, pour les dif-

Ir'

ferentielles, Cohen, pour les grandeurs intensives, sont deux pieces determinantes de la critique de la scission kantienne entre enten- dement et sensibilite, spontaneite et receptivite. La theorie de la

1'1 dramatisation de l'Idee, avec ses differentielles passives-actives et la thematique du distinct-obscur, est directement empruntee a Maimon. C'est lui, d'apres Deleuze, qui u propose un remanie- li ment fondamental de la Critique, en surmontant la dualite kau- tienne du concept et de l'intuition 9.

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la Critique de la raison pure, Maimon se propose de resoudre le pro- bleme du schematisme kantien en comprenant la breche entre sensibilite et categories comme un passage a la limite dans l'infini- ment petit, c'est-a-dire comme une differentielle mathematique. Telle est la solution leibnizienne grace a laquelle il entend sauver le schematisme kantien, que Kant, selon lui, ne determinait que quid facti, de maniere empirique, et non quidjuriz, en droit. Pour garantir le schematisme, il faut le produire genetiquement, de sorte que l'affection passive de la sensibilite et l'activite de l'enten- dement puissent apparaitre comme passant a la limite l'une dans l'autre. Par une reprise inspiree du principe de continuite leibni- zien, Maimon pose donc la matiere de l'intuition comme la diffe- rentielle de l'activite de l'entendement, comme sa limite extreme qui equivaut a une passivite, un pathos.

L'affection passive est le passage a la limite de la spontaneite de l'entendement, exactement comme pour Leibniz, le repos n'est pas le contraire du mouvement, mais son passage a la limite. Le donne sensible devient la differentielle d'une activite de l'entende- ment, produite inconsciemment par l'imagination transcendan- tale. Cette discussion eclaire l'usage transcendant des facultes et le role methodique que prend le calcul differentiel dans D@ence et repetition, mis en rapport avec les Anticipations de la perception et la theorie des quantites intensives chez Kant. Deleuze suit avec pre- cision la discussion entre Kant et Maimon, qu'il faut maintenant restituer, pour elucider la position de Deleuze concernant l'Idee, ni reelle, ni fictive, mais virtuelle et differentielle'.

Dans les Anticipations de la perception, Kant demontrait que toute intuition a une grandeur intensive, ou degre. Les Axiomes de l'in- tuition enoncent que toutc intuition a une grandeur extensive ou spatiale. Les Anticipations demontrent que nous pouvons non seu- lement saisir apriori la forme de l'intuition, mais encore que nous pouvons anticiper sur la nature de la matiere qui remplira cette intuition : elle doit necessairement avoir une grandeur intcnsive, telle qu'on ne puisse pas la diviser en unites, mais qui consiste en une sommation d'infiniments petits. Toute sensation a une gran- deur intensive : par exemple, la couleur rouge se distribue entre le degre zero de la conscience et la sensation de couleur parfaitement actualisee. La conscience parcourt intensivement, par variation

1. Deleuze, DR, 225, 231

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DELEUZE. L'EhlPIRISME TRANSCENDANTAL B

infinitesimale, tous les intermediaires de l'absence de conscience a la conscience pleine, du degre zero de la sensation a son actualisa. tion parfaite, de sorte qu'eue parcourt tous les degres de luminosite entre le degre zero de la conscience et le 1 de la sensation'

Pour Maimon, ces differentielles posees par l'entepdement, derivees d'une activite inconsciente du Moi, sont elles-memes obs- cures, vu leur statut d'infiniment petits et de degre limite pour la conscience. Pour qu'elles apparaissent a la conscience, il faut la sommation qu'en fait l'imagination pour produire un objet de grandeur determinee, finie. Ainsi, ces infiniment petits, dont la sommation constitue le degre n de la conscience empirique, sont en realite la differentielle d'une production inconsciente de I'ima- gination transcendantale. La passivite de la reception, que Kant se donnait dans la rencontre passive de l'affection sensible, devient pour Maimon la differentielle d'une activite inconsciente du Moi. Ces differentielles des objets, Idees de la raison, sont les noume- nes, et les objets qui en proviennent, les phenomenes2.

Maimou resout donc le schematisme transcendantal en posant une source commune a l'intuition et aux categories : l'entende- ment divin, dont notre entendement fini n'est qu'un mode. Comme la matiere de l'intuition consiste en realite en la differen- tielle d'une activite posee par l'entendement, mais a sa limite, et donc identioue a des elements oassifs. la distinction seulement apparente entre l'entcndernent et la sensibilite tient seulement a la finitude de noire entendement. Mais l'entendement humain n'est pas de nature differente de l'entendement divin, actif par ses syn- theses, intuitif en tant qu'il pose lui-meme son contenu. Sa fini- tude consiste seulement en une limitation qui le rend inconscient de cette partie de son activite qu'est la position des differentielles. Cela permet a Maimon, par un idealisme generalise, d'eliminer la chose en soi du dispositif: le noumene devient la differentielle des objets qui nous affectent comme phenomenes.

1. Rivelaype, L m n r de meInpIgrique nllmonde, Paris, Grasset, 1990, 1. 1 : r Lorsque nous prenons conscience de la couleur rouge, il y a eu la perception de toutes les intensites de la couleur rouge entre zero ct X ; Ionque nous sammcs dans le noir et que la lumiere urrivc, il y a cu tous Ics etats lumineux cntre zero et X qui ont ete saisis et dont lu syntliese produit la consciencc •â @. 142).

2. Muimon, h i sur lo pliiloxophie lranrceud~nlole, op. cil., p. 50 : N Ces dineren- tielles dcs objets sont cc qu'on appelle Ics no~imencs, mais les objets eux-memes qui en proviennent son1 les plienamenes. s

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Deleuze transporte toute la discussion sur le terrain de l'empi-

i fisme transcendantal, en liquidant l'idealisme transcendantal de pentendement divin. Mais il reprend la solution de Maimon : si les dynamismes spatiotemporels dramatisent les concepts de I'en- tendement, c'est qu'ils actualisent des Idees, dotees, comme les Idees de la raison de Maimon, d'une consistance propre. Deleuze n'entend nullement resoudre les Idees dans l'activite du penseur,

dans l'entendement infini de Dieu : eles subsistent, sans etre constituees par une activite mentale, a titre de complexes multipli- cites virtuelles, c'est-a-dire comme des structures differentiees.

En precisant •áles Idees problematiques sont a la fois les ele- ments derniers de la nature et l'objet subliminal des petites per- ceptions •â', Deleuze reprend l'analyse de Maimon dans l'esprit de cet empirisme superieur qu'il vient de definir. L'Idee n'est donc pas le concept, la representation mentale, mais le complexe differentie qui soilicite la creation de concept. 11 faut reserver le nom d'Idees •ánon au purs co@tanda, mais plutot a des instances qui vont de la sensibilite a la pensee, et de la pensee a la sensibi- lite n, comme l'etaient les differentielles chez Maimon. En pen- sant la limite differentielle du sensible et de la pensee comme une differenciation intensive, non comme la production incons- ciente d'une activite du penseur qui se fond dans I'entende- ment divin, Deleuze montre egalement comment il se separe de Maimon. Les dynamismes spatiotemporels indiquent comment Deleuze transforme la solution de Maimon, et s'en sert pour spe- cifier la distinction entre les concepts de la pensee et les Idees. • á L a reponse est peut-etre dans la direction que certains postkan- tiens indiquaient: les dynamismes spatiotemporels purs ont le pouvoir de dramatiser les concepts, parce que d'abord ils actuali- sent, ils incarnent des Idees. 9

En reprenant les Idees de la raison de Maimon, capables de produire leur objet, Deleuze loge sa propre distinction entre Idee et concept dans la distinction..$tablie par Maimon entre les Idees de la raison, noumenes, produisant l'affection sensible, et les Idees de l'entendement. Cctte transformation eclaire le statut de l'Idee. En premier licu, les Idees ne sont plus des concepts mentaux, eclaires par la lumiere naturelle de la raison, mais apparaissent •áplutot luisantes, comme des lueurs differentielles qui sautent et

1. Dcleuze, DR, 214. 2. Dclcuze, •á Dnrnatisutian •â, art. cite, p. 9G.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL v

se metamorphosent n' dans un continuum qui va de la nature a l'esprit, de la sensibilite a la pensee.

Au clair et distinct du modele de la recognition cartesienne, Deleuze substitue ainsi le distinct-obscur de la pensee dis rdante. 2 Chez Maimon, l'Idee se presente a la conscience mme son degre limite, infinitesimal, et donc conime une affection obscure. Pour Deleuze, les Idees doivent etre comprises comme des multi- plicites virtuelles, faites de rapports diffkrentiels et de points singu- liers, que la pensee apprehende sur le mode de l'infiniment petit, de l'etourdissement, de l'evanouissement, ou du murmure imper- ceptible : en plongeant la pensee dans l'element de l'inconscient differentiel, Leibniz l'entourait de lueurs et de singularites.

S'il reprend la valorisation leibnizienne de l'obscur et de l'infi- nitesimal dans le cadre dc la distinction du virtuel et de l'actuel, Deleuze en fait le motif d'une distinction gnoseologique entre l'apprentissage obscur de l'Idee et la recognition claire du savoir doxique. Non encore actualisee en concept, l'Idee, virtuellement distincte, est necessairement obscure, car elle ne preexiste pas dans la conscience a son actualisation. En revanche, le concept, jouissant de la clarte suspecte de la recognition, reste de l'ordre du confus, du bien connu, de la betise, de l'ordre de ces propositions qui n'ont pas ete produites creativement par l'actualisation d'une Idee. Tel est le savoir scolaire, doxique, confus, de l'ordre du sens commun.

Cela n'empeche pas l'obscur d'etre distinct : les petites percep- tions composant l'Idee de la mer sont obscures, parce qu'elles ne sont pas encore differenciees dans la conscience, bien qu'elles soient en elles-memes parfaitement distinctes, composees de rap- ports differentiels et de singularites definies, meme si elles ne sont pas apercues clairement.

Si donc le clair cartesien reste confus et doxique, c'est qu'il ne fait pas l'objet d'une dramatisation effective. II reste un savoir donne sur le mode de la recognition, dont l'apparente clarte est la rancon de son absence #ongindite ou de creativite. Reciproque- ment, tout ce qui est distinct est necessairement obscur, car il s'agit d'une Idee qui ne s'est pas encore differenciee pour la cons- cience. L'obscurite de l'Idee qui suscite la creation de pensee se distingue donc de la lumiere naturelle et doxique de l'opinion droite.

1. Dclcuze, DR, 190

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LA DRAMATISATION DE L ' I D ~ E

On comprend maintenant, a travers cette discussion avec Le&

i & et Maimon, le role que Deleuze accorde aux differentielles, au : distinct-obscur, et respectivement au concept et a l'Idee. L'actuali-

&on du concept ne doit plus se comprendre en fonction d'une -. logique du possible et de la preexistence du vrai, le concept se rea- lisant dans la pensee selon une analyse en termes de partie et de tout, mais bien selon cette nouvelle logique du virtuel, pour qui l'actualisation du concept resulte d'une differenciation de l'Idee. Deleuze conclut ainsi ce moment: •áI l appartient a l'Idee d'etre distincte et obscure. C'est dire precisement que l'Idee est reelle sans etre achcelle, d@rentiee sans elre d@renciee, complete sans etre entiere. •â' Autrement dit, elle consiste en un complexe virtuel, parfaitement singularise, distingue, une structure virtuelle qui sollicite la reponse de la pensee, son actualisation.

L'Idee n'est donc pas donnee dans la pensee comme une inneite. En distinguant l'Idee et le concept, Deleuze separe I'idea- lite et la pensee, et pose en somme le concept comme une replique, une riposte a l'intrusion sensible, a l'affection de l'Idee. Les Idees sont les differentielles de la pcnsee, qu'elles produisent par rencontre sensible.

La geneaioe;ie nietzscheenne du penseur et sa posture critique sont utilisees par Deleuze dans la perspective de l'objection post- kantienne, selon laquelle Kant s'en tient au point de vue du conditionnement sans atteindre a celui de la genese2. De ce point de vue egaiement, Maimon fait figure de precurseur pour Deleuzc : c'est lui qui inaugure l'argument selon lequel la critique transcendantale chez Kant reste empirique - impure - parce qu'elle se borne a constater sans reussir a la produire la difference entre le concept determinant et l'intuition determinable. Autre- ment dit, la difference entre sensibilite et entendement, et specia- lement leur articulation grace au scliematisme de l'imagination, peuvent seulement etre constatees. L'accord n'est legitime que quid facti et non quidjuni. C'est pourquoi •ále genie de Maimon

1. Deleuze, DR, 276. 2. Deleuze, DR, 221.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

[consiste a] montrer combien le point de vue du conditi~onement est insuffisant pour une philosophie transcendantale •â'. Ce condi- tionnement quid facti doit laisser place a une reeUe determination quidjurix expliquant la possibilite de la genese.

C'est bien en reactualisant Maimon que Deleuze accuse, Kaut d'en rester a une philosophie transcendantale empirique, et empi- rique veut dire soumise au sens commun, refusant de produire le concept qu'elle reclame, se refugiant sur une image convenue des rapports entre pensee et reel par une soumission aux valeurs col- lectives, alors que Deleuze reclame cet empirisme transcendantal, c'est-a-dire une philosophie aux prises avec l'experience reelle, et non avec l'image de l'experience que se donne la pensee selon une image convenue et retrograde. Il est facile de distinguer ces usages distincts : empirique dans le premier cas designe les formes de l'experience commune, usage doxique et representatif selon la ter- minologie de Deleuze, alors que dans le second cas, il s'agit d'un concept philosophique qui designe l'experience reelle.

On a deja insiste sur la subtile ambiguite du terme empirisme, chez Deleuze, qui designe tantot l'opinion, c'est-a-dire les formes communes de l'experience telles qu'elles sont validees par le sens commun, tantot l'experience reelle, ambiguite qui permet a Deleuze de reclamer un empirisme transcendantal (au second sens) qui reforme la Critique de la raison pure en lui appliquant le programme tout kantien d'un passage de l'empirique (au premier sens) vers le transcendantal, de l'image quidfacti de la pensee vers ses conditions quidjurix.

Precisement, c'est Maimon qui encourage Deleuze dans cette voie, encore implicite dans Nietzsche et la plzilusophie, mais deve- loppee de maniere parfaitement explicite tout au long au cha- pitre III de Dlfference et r$etition, •áL'image de la pensee •â, ou la critique de la representation, la Dialectique transcendantale selon Deleuze, est entierement menee a bien. On peut maintenant ras- sembler la critique que Deleuze propose de la philosophie kan- tienne. Kant s'en tient au simple conditionnement (quid facti) pour rendre compte de l'harmonie seulement exterieure des facultes grace au deus ex madina du scheme, pour proteger les postulats naturels de l'image convenue de la pensee2. Parce qu'il calque

1. Dclcuze, DR, 225. 2. Deleuze, DR, 2 17.

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LA DRAMATISATION DE L'IDEE

pimage philosophique de la pensee sur l'image natureNe d'une pensee soumise aux valeurs donnees •á empiriquement •â (doXique- ment), il a substitue a l'empirisme transcendantal un decalque du vanscendantal sur l'empirique'.

Mais cette Image de la pensee, presupposee par la philosophie kantienne, implique une repartition de l'empirique et du transcen- dantal qui se contente de restaurer ou de justifier un ideal d'or- thodoxie. Ainsi Kant, •á le grand explorateur •â, K qui decouvre le prodigieux domaine du transcendantal n, decalque les structures dites transcendantales sur les actes empiriques d'une conscience psychologique en faisant culminer dans la premiere edition de la Crihque de la raison pure les syntheses qui decrivent l'apport des facultes a la constitution de l'objectivite dans la synthese de la recognition, sous la forme de l'objet quelconque comme correlat du Je pense auquel toutes les facultes se rapportent. Le genie de Kant - avoir concu une critique immanente et totale - ((tourne en une politique de compromis 9. a On n'a jamais vu de critique totale plus conciliante, ni de critique plus respectueux D, ecrivait deja Deleuze dans Nietzsche : le •á caractere incritiquable de chaque ideal reste au du kantisme n comme ce que Kant appelle un fait (le fait de la raison, le fait de la connai~sance)~. C'est pourquoi •áil y a encore trop d'empirisme dans la Critique nJ, ce qui signifie maintenant, trop de compromis avec le sens commun, trop de soumission au fait etabli.

II y a tout dans la Critique, un tribunal de juge de paix, une chambre d'enregistrement, un cadastre - sauf la puissance d'une nou- velle politique qui renverserait l'image de la pensee5.

La representation consiste finalement en un assujettissement aux valeurs etablies, conformisme qui soumet la philosophie a la doxa : N On universalise la doxa en l'elevant au niveau rationnel. •â On ne peut lutter contre la representation sur le seul plan logique : son eradication iinplique un engagement ethique, une insoumission politique aux valeurs doxiques. Deleuze le montrait, en prenant, en 1964, la defense de Sartre, durement attaque lors

1. Deleuze, DR, 186. 2. Deleuze, DR, 175-177. 3. Deleuze, .NP, 102. 4. Deleuzc, DR, 221. 5 . Deleuze, DR, 179.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

de son refus du prix Nobel, dans un article qu'il inh ule de maniere eloquente ((11 a ete mon maitre •â'.

\ Deleuze salue en Sartre, ecrivain et philosophe, la grande

figure de createur de l'apres-guerre, parce qu'il a su lutter explici- tement contre le regime de la representation. Son refus theorique du modele de la recognition, qui tient a ce qu'il conteste l'image recue de la pensee, s'exprime dans son refus du Nobel, refus d'ap- paraitre comme le representant, le porte-parole des valeurs eta- blies. L'ordre de la representation se confond avec l'ordre moral, et son intimation de valeurs a pour correlat epistemologique le primat de la representation, comme acte volontaire et conscient, indissociable d'une attitude de soun~ission aux valeurs etablies.

La critique de la representation s'assortit donc d'une mission de contestation des valeurs etablies, et, selon Deleuze, le refus du Nobel par Sartre n'a rien d'une coquetterie, mais est • á L a conti- nuation pratique d'une meme attitude, horreur a l'idee de repre- senter pratiquement quelque chose, fut-ce des valeurs spiritueues, borreur] d'etre institutionnalise n2. La critique se confond donc pour Deleuze avec une lutte contre la representation, qui passe par l'insubordination aux valeurs etablies, et c'est sur ce plan que Kant a fait avorter la critique. En revanche, et bien qu'il ne soit nullement revolutionnaire, Proust indiquait comment renverser cette image de la pensee, en nous permettant de suivre la genese pathique de l'Idee, et de substituer une esthetique de la rencontre violente a la doxa representative de la recognition. Alors, l'image de la pensee issue de la representation, reposant sur l'identite dans le concept, l'opposition dans la determination, l'analogie dans le jugement, la ressemblance dans l'objet, selon la table des catego- ries de l'entendement representatif, peut laisser la place a une philosophie de la Difference.

La pensee n'est plus une donnee innee de l'esprit mais le resul- tat d'une rencontre violente, et contrainte, eue se fait generee, genitale. Cette determination de la pensee comme impouvoir, dont la passivite explique la creation, montre comment Deleuze peut transposer la genealogie nietzscheenne dans une theorie des Idees en operant ce rapprochement inattendu entre Maimon et Nietzsche.

1. Deleuze, •áII a ete mon maitre n (SUT Sartre), in AI&, no 978, 28 octobre - 3 novembre 1964, p. 8-9.

2. Ibid., p. 8.

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LA DRAMATISATION DE L'IDI?E

En renversant les essences et les apparences, on fait monter les droits du simulacre dans un effondmmt generalise, positif et

f joyeux. Ce concept, que nous avons vu a pour la troi- ,&me synthese de temps', sert a definir de maniere polemique le rauuort entre la pensee et le Dehors, sans avoir recours a la - > .

moindre fondation ou fondement, d'ou la forme privative de ~'d@dmmt. Ni point fixe cartesien, ni sol husserlien, cette consti- tution de la pensee sous l'intrusion exterieure du signe exprime le point limite, le pathos, le dereglement des facultes que produit la rencontre entre la pensee et le sensible, et le caracterise par sa nature violente et dangereuse : risque pour la pensee, deregle- ment des facultes. Poussee a sa limite, confrontee au Dehors qui l'expose au danger d'un effondrement pathogene, la creation de pensee s'aventure sur ce mode disjonctif, schizophrene et trouble, et signe la proximite entre pensee et folie qui enveloppe toute l'analyse de la critique clinique. En pensant la creation de pensee comme l'usage transcendant de facultes portees a leur limite, Deleuze se rapproche d'une vision romantique de la pensee comme risque troublant, defaite de la conscience. Le sujet fele par le temps et schizophrene eprouve l'impouvoir de sa pensee sous l'irruption violente du temps : le concept d'effondemeut se fond dans la vision de l'image-temps, et sa defaite du scheme sensonmoteur.

L'Idee n'est pas donnee dans la pensee, mais s'impose par involontaire effraction temporelle, dans un usage discordant des facultes qui met la pensee brutalement en rapport avec son impuissance et son effondement (usage superieur des facultes). La pensee est donc forcee de penser sous la pression empirique de l'Idee, ou plus exactement sous la pression empirique du signe qui actualise le probleme de I'Idee. C'est pourquoi Deleuze pose l'Idee comme multiplicite ideale mais reelle qui met la pensee aux prises avec sa propre in~puissance.

L'objection fondamentale d'avoir ignore les exigences d'une veritable methode genetique, que les postkantiens, notamment Maimon et Fichte, lui adressaient est regle par Kant dans un seul cas, celui du sublime qui produit l'accord discordant des facultes. Alors que Kant transforme l'entreprise critique en conditionnement parce qu'il cherche les conditions du donne au

1. Deleuze, 303.

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DELEUZE. L'EMPIRISILIE TRANSCENDANTAL

\ lieu de le produire et qu'il invoque des facultes toutes faites, dans le cas du sublime, le donne n'est pas soumis a la legislation des facultes. On ne se situe plus dans le cadre de l'esthetique de la Critique de la raison pure, ou l'affection sensible est une qualite rap- portable a un objet dam l'espace et dans le temps, mais dans une esthetique K ou le sensible vaut pour lui-meme et se deploie dans un pathos au-dela de toute logique •â'. Ce pathos, qui s'oppose au logos, ne renvoie pas a l'affectivite, ni a l'irrationalite, mais a la genese de la pensee sous la pression du signe, qui s'affirme dans une disjonction qu'il nous faut analyser en considerant la nature intensive du signe, et la disparation simondienne. Il y a bien en ce sens une genese esthetique de la pensee, et c'est la rai- son pour laquelle de Proust permet de reformer l'image de la pensee2.

Deleuze credite ainsi Maimon d'avoir injecte de la receptivite dans la spontaneite de l'entendement, et inversement de la spon- taneite dans l'affection. C'est precisement ce melange qui l'inte- resse, et qu'il traduit en declarant vouloir saisir sous l'Idee le drama, les dynamismes pathiques qui la determinent a s'actualiser, la genese passive de l'idee. On n'apprend donc qu'en se rendant sensible, dans la mesure ou la pensee est suscitee par des signes singuliers : non seulement chaque faculte est elevee a l'exercice transcendant (involontaire) par la violence d'une singularite qui l'affecte, mais apprendre devient alors •ále passage vivant •â entre non-savoir et savoir, qui explique la production d'une pensee nouvelle sous la puissance des signes problematiques.

Cela rend compte de l'interet de la demarche proustienne pour Deleuze. Car le mouvement d'apprentissage que decrit La recherche montrait que le signe ne donne acces ni a une objectivite donnee, ni a une decouverte subjective, mais a ce que Deleuze appelait malaisement I'apprentissage de •á l'essence •â, apprentissage nean- moins empirique, factuel, contingent, affectif. En realite, apprendre, c'est elever une faculte a son exercice transcendant, dans ce rapport disjoint qui marque la rencontre de l'Idee. L'explo- ration de l'Idee eleve les facultes a leur exercice transcendant. •áApprendre, c'est penetrer dans l'universel des rapports qui constituent l'idee, et dans les singularites qui leur correspondent s3.

1. Delcuze, CC, 48. 2. Deleuze, •áL'idee de genesc dans I'esthbtique de Kant n, art. cite, p. 129 3. Deleuze, DR, 214.

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LA DRAMATISATION DE L' IDEE

C'est pourquoi il est si difficile de dire comment quelqu'un apprend : il y a une farniliaiite pratique, innee ou acquise, avec les signes, qui fait de toute education quelque chose d'amoureux [...]'.

Ce sont les signes qui font probleme, ecrit Deleuze, mais ils degagent la structure de I'Idee, qui pouvait sembler posee comme une Idee platonicienne, puisqu'elle designe le probleme dans son objectite. En realite, comme on le verifiera avec l'analyse du signe comme individuation, apprendre, c'est se confronter a la differen- tiatiou de l'Idee, alors que savoir, c'est se satisfaire de la possession doxique d'une regle des solutions. Les signes font donc l'objet d'un apprentissage, d'une exploration de l'Idee qui consiste a for- mer avec l'idee un champ problematique. C'est pour cela qu'il revient au meme d'explorer l'Idee ou de porter une faculte a son point d'exercice transcendant. Apprendre, faire l'experience d'une disproportion sublime entre la pensee et l'Idee, c'est faire I'expe- rience d'une dramatisation, ou les points remarquables de notre corps, par exemple dans la nage, entrent en rapports avec les points singuliers de l'Idee du fleuve, de sorte que la pensee, poussee jusqu'aux limites de son pouvoir, surgisse sous l'intrusion involontaire du signe.

1. Deleuze, DR, 35.

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CHAPITRE X

INDIVIDUATION, MODULATION, l DISPARATION

EN effet, la precision •áon n'apprend que ce a quoi on est sen- sible u va plus loin : on apprend dans les choses, en fonction de ce

indiquent elles-memes. De la lecture de Nietzsche, Deleuze retient que le sens est relationnel, et depuis ses etudes humiennes, il repete que la relation est exterieure a ses termes. Le sens n'est donc ni donne dans la chose, ni impose par un sujet constituant, mais produit par le rapport de forces sdon lequel une •ávolonte •â dit Nietzsche - une composition de rapport de force, une hecceite ou une individuation, repond Deleuze -, s'empare d'une autre volonte. •á C'est pourquoi il est si difficile de dire corn- ment quelqu'un apprend •â : l'apprentissage se revele un com- merce amoureux, mais dangereux aussi, avec les signes'. Une chose a autant de sens K qu'il y a de forces capables de s'en empa- rer N, ce qu'impliquait le passage de la question de l'essence a la question qui? Cela n'implique aucun relativisme : le sens n'est pas impose par un sujet, mais traduit un rapport de forces que l'on peut evaluer par la methode gknealogique. Par consequent, tous les sens ne se valent pas, ce qui conduit Deleuze a construire le concept d'affinite avec la chose pour maintenir une theorie diffe- rentieUe de la pluralite des sens qui donne de l'essence, on l'a vu, cette definition transcendantale, comme rapport d'un sens avec ses conditions d'apparitions reelles.

On appellera essence au contraire, parmi tous les sens de la chose, celui que lui donne la force qui presente avec elle le plus d'affinite2.

1. Deleuze, DR, 35. 2. Deleuze, J\% 5.

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11 faut maintenant definir comment s'elabore concretement 1, rapport du sens, donnee noetique, a la force, donnee physique, et meme - puisque la force est plurielle - aux compositions de rap. ports des forces. De quel point de vue peut-on valider le critere de l'affinite avec la chose ? C'est toute la philosophie du signe qui est impliquee, et elle l'est, en logique nietzscheenne, sur le terrain de la philosophie de la nature, conformement a la critique de la methode transcendantale qui doit d'abord porter sur les condi- tions genetiques de la pensee, sur sa realite naturelle, c'est-a-dire sa vie. Ici, ce ne sont plus seulement les theories de Spinoza, de Bergson ou de Nietzsche qui sont convoquees pour remanier la philosophie transcendantale du signe, mais bien la philosophie de Gilbert Simondon.

I / L'APPORT DECISIF DE SIMONDON:

INDIVIDUATION, DISPAMTION, MODULATION

Deleuze reactualise la genealogie nietzscheenne et l'ethique spi- nozienne a la lumiere des analyses de Simondon, de grande importance pour l'elaboration des concepts de Dfmence et repetition. Non seulement Simondon propose une theorie de l'heterogeneite du signe et des formes implicites du materiau determinante ici, mais surtout il l'appuie sur une reinterpretation du probleme du schematisme, en lui donnant une extension fondamentale, par laquelle l'aporie kantienne du rapport entre sensibilite et entende- ment devient un cas du rapport entre matiere et forme.

Simondon souligne l'extreme importance theorique du rapport entre matiere et forme. On mesure mal la capacite de generalisa- tion de ce scheme ip[emorphique si on le cantonne a la dimension technologique dont il provient effectivement. En realite, il doit etre eleve au statut de paradigme pour la pensee : non seulement il soutient le systeme de classification par genres et especes, comme on le voit chez Aristote, mais il doit ce role epistemolo- gique fondateur au fait qu'il determine en meme temps la voie physique de la genese et la voie logique de la connaissance. En garantissant leur articulation, notamment dans l'induction, il croise reel et pensee et rend compte de leur couplage. Cela explique le role qu'il joue dans la philosophie de l'individuation, que Simondon se propose de renouveler entierement dans sa these de Doctorat d'Etat, L'indiuiduation a la lumiere des notions de

fanne et d'information, qu'il soutient en 1958.

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INDIVIDUATION, MODULATION, DISPARATION

La contribution de Simondon est decisive et c'est ici le lieu de retablir l'importance d'un penseur dont la fecondite theorique, peu ,percue de son vivant, n'a pas echappe a Deleuze. Des 1966, en recensant la parution, deux annees auparavant, d'une version reduite de la these, il salue en Simondon un penseur capable d'eta- blir •á de nouveaux concepts [...] d'une extreme importance ; leur richesse et leur originalite frappent ou influencent le lecteur •â'.

Simondon propose en effet une critique du sujet substantiel coordonnant une constellation de concepts originaux, le proble- matique, la disparation, le signal, la resonance, la cristaliisation, la membrane et la modulation, dont Deleuze se saisit et qu'il orga- nise a partir de DzJerence et repetition en une theorie originale, le dis- pars deleuzien saluant d'un cordial hommage la disparation simondienne. La semiologie simondienne, issue d'une philosophie de la nature et de la theorie de l'information de Wiener, offre a Deleuze le cadre physique qui lui permet d'inflechir sa logique du sens, centree de maniere husserlienne sur la production para- doxale des idealites dans la pensee, en veritable logique de la sen- sation. La pensee, produite par la rencontre brutale avec un signe sensible heterogene, peut maintenant etre saisie comme creation heterogene, capture de forces2.

C'est dire l'importance de Simondon pour la philosophie du signe et l'empirisme transcendantal. Pourtant, cet auteur, que Deleuze salue comme l'un des philosophes les plus originaux de son temps, n'a pas suscite l'interet qu'il merite, peut-etre a cause du caractere intempestif de sa pensee, qui devait susciter le malen- tendu de ses contemporains3. II aura fallu presque cinquante ans pour que son ouvrage decisif paraisse en son entier.

1. Delcuze, Gilbert Simondon. L'Indiuidu d sagm~ep/~sico-biolo~que•â (rcccn- sion), in Reuuepitilosopliip de lo France el de l'elrnnger, CLVi, 1-3, janvier-man 1966, p. 115-1 18, cite par la suite •áRecension ... •â, p. 118.

2. Simondon, •áL'amplification dans les processus d'information n, expose au cinquieme colloque philosophique de Royaumont, resume dans les Cahiers de Royournanl, no 5 et discussion avec IvlhI. Wiener, Mac Kay et Poirier, Paris, hihuit, 1962.

3. Cela tient probablement aussi au retard impardonnable avec lequcl ses tra- vaux ont enfin ete publies. Unc premiere partie de la these parait tn 1964, sous l'impulsion dc Jean Hyppolite : [Simondan, Gilbert, L'indiuidu el sa p e x plvsico- bio/@qu, l';ndinidi~dion h la lumiere de.? nafiam defonne el d'infomalian,, Paris, PUF, c d . •áEpimethee n, 1964, reed. augmentee avec une pref. de Jacques Garclli, Gre- noble, J. ivlillon, coll. a Krisis •â, 19951. C'est cet ouwagc que Deleuze lit, ct que nous utilisons comme reference, substituant sa pagination quand il y a lieu aux

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Si la these principale a connu l'honneur suspect de paraitre demembree, il n'en va pas de meme pour la these complemen- taire, Du mode d'existence des objeIs techniques, immediatement publiee'. Mais cette apparente consecration a ete pour Simondon une malchance supplementaire, en contribuant a le releguer. sous l'etiquc~~e de teclinologue loin de la scene philosophique. Il faut attendre 1993 pour qu'un ouvrage critique lui soit enfin consacre et, dans l'intervalle, a l'exception de Deleuze et de Guattari, peu de theoriciens se sont interesses a cette figure marginale2. Or, l'im- pulsion de Simondon est absolument essentielle pour la philo- sophie de l'intensite, et on ne peut comprendre D f i r m c e et repetition sans l'etudier attentivement.

Simondon entend donner de l'individuation une theorie entie- rement nouvelle, capable d'echapper a ce qu'il nomme le scheme hylemorphique, qui determine selon lui la metaphysique occiden- tale a verser dans un substantialisme qui lui interdit de penser le devenir. Le scheme hylemorphique comprend toute doctrine pour qui l'individuation resulte de l'empreinte d'un principe d ' indi - duation exterieur a l'individu materiel, qui s'impose a lui comme un moule. En presupposant l'exteriorite de la matiere et de la forme, et la subordination hierarchique de la matiere a la forme transcendante, on se propose d'expliquer l'individu constitue en

renvois qu'indique Deleuze. Cctte recension elogieuse de 1966 est un tcxte impor- tant qui indique quels aspects dc la pensee de Simondon retiennent d'abord son attention. L'oumge de Simondan epuise, un montage different parait en 1989, qui en selectionne cette fois la deuxieme partic de la these restec jusqu'alors ine- dite : Simondan, L'indiuiduolioi~ prychique el collecIiile: a In lumiere des noiiom de forme, infornetion, polenliel el melodoLique, Paris, Aubier, cou. •áL'Invention philoso- phique •â, 1989. Francois Laruelle, qui l'edite, indique dans son •áAvertissement n l'urgence que soit •áreconstituee ct publiee l'une des muvres les plus inventives de la philosophie francaise du xx' siede •â : c'est enfin chose faitc aujourd'liui : la these complete est desormais disponible : Gilbcrt Simondon, L'indiuiduniion ri la lumiere des •âoliom de fanne el d'in@malion, reeditee avcc une pref. de Jacques GareUi, Grenoble, J. htillon, coll. •á Krisis s, 2005.

1. Simondan, Du mode d't.kxtence d u o.je& techniques, Paris, Aubier, cou. •áAna- lyse et raison •â, 1958, reed. Paris, Aubier, cou. •á L'Invention philosophique a, preface de John Hart et postface d'Yves Deforge, 1989.

2. Gilbert Hottois, Simondon el la pltilomphie de lo rcullure fechnique•â, BruxeUes, Ed. De Boeck Univenite, cou. •áLe Point pliilosophique •â, 1993, avec une biobi- bliographie dc Simondan qui fait un premicr point sur la masse des inedits, et qui s'appuie sur la bibliographie etablie par Michel Simondon pour les Col i imphi lm- phiquer, n" 43, juin 1990. Depuis quelques annees, de nombreux chercheurs s'inte- ressent a ce grand penseur.

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INDIVIDUATION, MODULATION, DISPARATION

remontant vers un principe d'individuation anterieur a lui. Mais en se donnant un principe d'individuation preforme, transcendant a l'operation d'individuation, on se rend incapable d'expliquer le devenir de l'individuation comme proces reel. Simondon conteste -. donc que le proces d'individuation puisse etre dit unitaire, et il refuse qu'on presuppose le principe de cette individuation comme une cause formelle exterieure au proces reel. De principe explica- tif abstrait seulement nominal, le principe d'individuation doit devenir principe genetique contemporain de l'individuation reelle.

Cela permet a Simondon de joindre sous une meme critique la separation aristotelicienne de la matiere et de la forme dans la nature et dans la sensation, la separation kantienne entre matiere et forme, ou sensibilite et entendement, et toute separation entre matiere et forme qui pose la forme comme un principe eminent, transcendant et explicatif, au lieu de la penser au niveau des forces. Simondon s'attaque ainsi a un projet de grande ampleur : la refonte de la metaphysique par une critique du schema hyle- morphique. Sa critique s'inscrit exactement dans le debat qui oppose Deleuze a Kant, et, ce qui est plus decisif encore, elle prend appui sur une philosophie du devenir directement en prise avec la science contemporaine.

Simondon estime en effet que les Anciens devaient privilegier une conception de l'etre stable sur la base de la cosmologie dont ils pouvaient disposer en fonction de leur epistemologie. Dans la mesure ou ils ne connaissaient de l'etre qu'un etat d'equilibre, ils etaient conduits a privilegier une conception formelle de l'indivi- duation en se donnant une forme et une matiere separees, et en laissant dans l'ombre l'operation d'individuation elle-meme, que Simondon se propose justement d'eclairer. Pour cela, il faut passer d'une ontologie de l'etre a une ontologie du devenir, une ontoge- nese, rendue possible par la connaissance objective que la science contemporaine propose du devenir, en etudiant les conditions de metastabiite d'un systeme.

Cette transformation epistemologique permet la conceptualisa- tion d'un etre en devenir, a condition de l'entendre comme une genese •á metastable D, c'est-a-dire comme un type d'equilibre qui ne se situe plus au plus bas niveau de l'energie potentielle - la sta- bilite, que les Anciens etaient seulement capables de traiter -, mais qui theorise les transformations operant dans un systeme qui n'a pas encore epuise sa difference de potentiel, avec l'augmenta- tion d'ordre ou d'information (negentropie) qui peut en resulter.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL \ Simondon entend ainsi par metastabilite un concept croisant les theories de l'information et la physique des changements de pha- ses de la matiere. Il confere a ce concept scientifique une exten- sion metaphysique en lui donnant validite pour tous les champs de l'individuation : la metastabilite qualifie alors les conditions de toute actualisation. L'etre metastable, en desequilibre, implique cette Difference fondamentale, cet etat de desequilibre asyme- trique qui rend compte de la tension du Virtuel vers l'actuel et la production de nouveau.

La metastabilite devient ainsi le concept cle d'une philosophie du devenir. Simondon applique cette conception nouvelle a la phiosophie, liberant la metaphysique de l'hylemorphisrne, et pro- duisant une nouvelle theorie de la culture qui etend l'individua- tion materielle et vitale aux proces d'individuations psychiques et collectifs. La metastabilite, concept transgenerique, permet une ethique de la differenciation, et traite sur le meme plan les forma- tions naturelles et les affects politiques. Simondon l'etend aux theories de la matiere avec l'etude de la cristallisation, et montre qu'elle s'applique aussi bien aux theories de la vie, a l'analyse du milieu interieur ou de la membrane, qu'aux formations sociales de la culture. Ce continuisme bergsonien ou meme spinozien qui traite sur le meme plan la matiere, l'organisme et l'individuation psychique et collective, convient particulierement a Deleuze.

L'alliance que Simondon institue entre philosophie et science ne se distingue pas de celle d'un Kant, meditant les resultats de la physique newtonienne, ou d'un Bergson, tenant compte de la Relativite et s'informant des sciences de la vie. Simondon ne suit pas aveuglement la science de son temps, et ne lui accorde pas la preeminence sur la creation conceptuelle en philosophie. Il estime simplement qu'elle agence les outils methodologiques qui permet- tent le traitement de problemes qui echappaient jusqu'alors a la rigueur deductive de la philosophie. Le paradigme physique s'im- pose comme un operateur, non comme une verite. Mais cette nuance decisive n'a pas toujours ete comprise et explique la reception parfois decevante de ses contemporains.

Simondon va plus loin. Avec Bergson, il tient qu'on ne peut creer en metaphysique sans tenir compte des avancees de la science : philosophie et science sont solidaires. L'etat metastable ne peut etre defini sans faire intervenir les concepts d'energie potentielle d'un systeme, d'ordre et d'augmentation de l'entropie, d'information. La metaphysique du devenir est requise par la

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INDIVIDUATION, MODULATION, DISPARATION

f ' science contemporaine. Cela eclaire retrospectivement la cecite des Anciens a l'egard de la metastabilite, et ici aussi, l'argument est bergsonien. Si les Anciens ne pouvaient s'interesser a la defini- tion metastable du principe d'individuation, c'est tout simplement parce qu'aucun paradigme physique ne pouvait en eclairer l'em- ploi pour eux'. Deleuze souligne cet accord entre philosophie et science, et loue Simondon d'avoir pris son inspiration dans la science de son temps pour renouveler les problematiques de la

contemporaine. Bref, l'ontogenese de Simondon reposant sur la metastabiite et

informee par la science de son temps permet une metaphysique du devenir, ou l'etre se fait acte et Difference, tandis que ses actualisa- tions, sous forme d'individuations, se produisent par un proces de differenciation que Simondon nomme une •á disparation •â. Celle-ci assure a la phiiosophie de la Difference l'un de ses concepts les plus novateurs. La disparation explique la differenciation, c'est-a-dire l'actualisation, en faisant intervenir une difference initiale entre deux ordres de grandeurs au moins : c'est ainsi que Simondon comprend le concept d'energie potentielle, qu'il trouve dans la science contemporaine, mais auquel il confere une portee decisive pour expliquer la production d'une individuation quelconque comme resolution d'une problematique, c'est-a-dire d'une diffe- rence de potentiel. Deleuze souscrit a cette metaphysique de la ten- sion energetique, qui implique •áune difference fondamentale, comme un etat de dissymetrie •â'. U la reprend dans Dfience et repe- tition avec l'expression de •á synthese asymetrique du sensible •â qui qualifie l'individuation physique, la phase actualisante de la diffe- renciation.

Selon Simondon, l'asymetrie resultant de la difference d'energie potentielle et expliquant la metastabilite du systeme devient la condition transcendantale de toute individuation. Il en decoule une phiiosophie nouvelle des rapports de la matiere et de la forme que les concepts simoudiens d'individuation, de dispara- tion et de modulation servent a penser. Sa theorie forte de l'indi- viduation indique a Deleuze cornment substituer a l'opposition abstraite de la forme et de la matiere une differenciation mate-

1. Vair Simondon, L'indiuidu el sagenaephysm-biolo@~ue, op. cil., note desormais IGP, p. 24.

2. Deleuze, ID, 121.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

rielle, valable pour toute individuation a quelque e helle que ce soit, materielle, vitale ou noetique. /"

Le dispositif simondien permet a Deleuze d'elaborer complete- ment sa theorie de la creation : la pensee surgit sous la contrainte d'un signe, et surgit comme la resolution d'un probleme, c'est-a- dire materiellement, comme decharge de l'energie potentielle au sein d'un systeme metastable, dont le desequilibre se resout en produisant la nouvelle individuation. Ce schema d'individuation non hylemorphique vaut pour la sensation, comme rencontre intensive ; elle vaut pour la production de la pensee, sous la poussee heterogene du signe. EUe vaut pour la semiotique, que Deleuze, comme Simondon, comprend maintenant comme une signaletique energetique, un rapport de forces qui agite la matiere, un devenir du materiau. Eue vaut pour toute individuation, et s'affirme alors comme le relais indispensable pour comprendre la genese asymetrique du sensible que Deleuze elabore dans D@- rence et repetition.

On mesure donc la confluence des deux penseurs. Lorsqu'il decouvre Simondon, Deleuze elaborait sa philosophie de la consti- tution du sensible dans l'optique d'une critique du sujet substantiel, qui lui permet d'apprecier la force de la critique simondienne de l'individuation. Cette confluence n'interdit ni les divergences, ni les critiques. L'inspiration technicienne et positiviste de Simondon, son interet pour les sciences rencontrent chez Deleuze une pensee impregnee par l'empirisme anglo-saxon, et leur confluence s'opere au niveau de l'affirmation decisive que la subjectivite comme l'indi- viduation sont constituees. Simondon montre en effet que I'indi- vidu, qu'il s'agisse du sujet, d'un corps, d'un organe ou d'une qua- lite, n'est jamais donne substantiellement, mais produit au terme d'un proces d'individuation, et il entend ce proces comme une dis- paration problematique, c'est-a-dire un acte, une relation.

Le sujet n'est pas donne, il est constitue par son proces d'indivi- duation, ce qui implique, comme pour Deleuze, qu'il reste cons- tamment inacheve. S'il s'achevait, alors, il se fixerait comme resul- tat donne. Deleuze absorbe entierement ce resultat auquel ses etudes humiennes, spinoziennes et nietzscheennes l'avaient pre- pare et l'integre a sa propre doctrine. Il reprend rarement nom- mement le concept de disparation, a la difference de celui de modulation qu'il emploie souvent sans meme faire mention de Simondon, mais il integre l'analyse simondienne de la disparation et son analyse du problematique, necessaires pour entendre la

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INDIVIDUATION, MODULATION, DISPARATION

modulation. La definition du signe, aux premieres pages de D@- mce et repetition est integralement simondienne : l'objet qui emet le signe •ápresente necessairement une difference de niveau, comme deux ordres de grandeurs ou de realite disparates entre lesquels le signe fulgure D'.

2 /MOULAGE ET MODULATION

Pour comprendre la fulguration du signe, il faut d'abord expo- ser comment la distinction simondienne entre moulage et modula- tion renouvelle le vieux probleme de la matiere et de la forme. Soit le moulage d'une brique, prototype de la technique humaine, mais surtout, exemple de reference pour la pensee hylemor- phique, dont il semble presenter la validation la plus convain- cante. Ne consiste-t-il pas en l'imposition d'une forme externe (le moule) a une matiere passive (l'argile) ?

D'abord, repond Simondon, l'argile n'est pas une matiere quel- conque, inerte, mais un materiau prepare, dote de ses propres ((formes implicites •â, avec sa composition chimique, sa plasticite variable, ses proprietes intrinseques de surcroit mises en forme par le travail de l'artisan. Ensuite, le moule n'est pas une forme abstraite, mais bien un appareil materiel realisant dans son mate- riau et sa forme geometrique une fonction toute physique de cadre, et resultant d'une patiente fabrication, d'un travail de selec- tion et d'agencement des materiaux. La forme du moule est mate- rielle, la matiere de l'argile, informee. Si l'on tient a conserver les notions de matiere et de forme, il faudrait dire que le moule et l'argile presentent autant l'un que l'autre un complexe singulier et differentiel de matiere et de forme. En fait, l'application abstraite des notions de matiere et de forme gene la reflexion, car seule compte l'operation de mise en forme, et la ((prise de forme •â dynamique et reelle qui en resulte.

La theorie de l'empreinte hylemorphique supposait que la forme active du moule imprime sa forme a la matiere passive. II n'en est rien. Certes, l'argile tassee dans le moule en sort au bout d'un temps sous la forme d'une brique, mais que s'est-il passe en realite ? Il n'y a pas eu imposition d'une forme, dit Simondon, mais prise de forme reciproque entre moule et materiau. Simon- don propose d'appeler modulation cette application reelle, tempo-

1. Deleuzc, DR, 35,

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? rek , variable et continue d'un moule concret, par opposition a la '

representation abstraite d'un moule invariable que vehicule la theorie du moulage. Sans doute, le moule subsiste apres l'opera. tion, alors que l'argile se fait brique. Mais ce qui compte, c'est la maniere dont le cadre physique du moule et les forces du mate. riau modulent ensemble, entrent dans un systeme commun, un milieu associe, celui des forces reeiles mises en communication. Forme et matiere realisent ensemble une operation d'individua- tion - la brique - par echange continu d'informations au plan des forces materielles.

Cela fait apparaitre entre forme et matiere une zone de dimen- sion moyenne, ceUe des singularites, des hecceites, des formes implicites du materiau qui rencontrent les forces du moule dans un systeme •áproblematique n dit Simondon, c'est-a-dire en equi- libre metastable, dechargeant sa difference de potentiel. Le moule agit comme une singularite declenchant l'amorce de l'individua- tion de la brique en modulant avec l'argile, comme le germe cristallin provoque la prise de forme d'une solution sursaturee et la formation d'un cristal. Ni la forme, ni la matiere, concepts abstraits, ne suffisent donc pour expliquer l'individuation. Ce qui compte, c'est la zone intermediaire produite a l'interstice entre le milieu preindividuel et la sinpularite emergente, la modulation moleculaire sur le plan des forces, pour autant que les forces du moule et celles de l'argile communiquent, entrent dans ce que Simondon appelle ((une resonance interne 2. U n'y a donc jamais de face-a-face sterile entre une matiere passive et une force exte- rieure, mais toujours operation commune entre le moule et le materiau, modulation qui s'effectue sur le plan des forces. Simon- don s'installe donc au milieu du proces que la pensee hylemor- phique disjoint. C'est en cela que le principe d'individuation concerne la transformation du systeme, son devenir pendant que l'energie s'actualise : •áLe principe d'individuation est la maniere unique dont s'etablit la resonance interne de cette matiere en train de prendre cette forme. •â' Ce principe unique, c'est-a-dire singu- lier, n'est pas unitaire, mais concerne le changement de phases de l'argile pendant sa modulation avec le moule.

Chaque molecule d'argile entre en communication avec la poussee exercee par les parois du moule, en interaction constante avec la forme geometrique concretisee du moule, qui s'avere

1. Ibid., p. 46.

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INDIVIDUATION, MODULATION, DISPARATION

,tant informee par l'argile qu'elle l'est par lui, devant resister, jusqu'a un certain point seulement, aux deformations du mate- nau. aux contraintes qu'il exerce sur elle. -- ,

Le moule en effet limite l'expansion de la terre plastique. Il dirige cette expansion statiquement dans la mesure ou il joue son role de moule, et developpe une force de reaction au moins egale a la poussee de la terre, faute de quoi, en se deformant, il serait incapable de jouer ce role. C'est pourquoi il faut prevoir une reac- tion des parois legerement plus elevee que la pression de la terre pour que le moule se remplisse correctement en evitant les poches d'air. Le moule joue donc le role d'un conducteur pour l'argile : la reaction de ses parois, comme une force statique, dirige l'argile au cours du remplissage, et empeche l'expansion du materiau de remplissage selon certaines directions. Les parois doivent donc presenter une legere flexion elastique, differentielle selon les mate- riaux : un bois mince se deforme mais revient en place, la ou un moule en fonte se deforme peu.

Simondon propose donc une analyse de l'action formatrice du moule qui se situe de part en part au plan de la matiere et de la composihon des rapports de forces. Le moule oppose son elasticite materielle a la plasticite de l'argile. C'est cette action negative, par laqueiie le moule arrete la deformation de l'argile, et limite son expansion, qu'on a interpretee de maniere fautive comme une mise en forme active. En realite, explique Simondon, le moule limite et stabilise l'argile plutot qu'il ne lui impose une forme. Si l'on considere exactement le phenomene, le moule definit plutot l'arret de la deformation. Loin d'imposer sa forme, il signale le terme ou s'acheve la prise de forme. C'est parce qu'il acheve en l'interrompant la prise de forme selou un contour defini, qu'il faut dire qu'il module l'ensemble des filets d'argile. En cela consiste la difference essentielle entre la modulation reelle et la representa- tion fausse du moulage : le moule joue en realite •á le role d'un ensemble fuie de mains modelantes, agissant comme des mains petrissantes arretees •â', stabilisant dans une forme relativement stable une composihon de rapports de forces.

Ce que montre cet exemple dans sa simplicite canonique, la maitrise de la terre moulee fixant le seuil neolithique, c'est qu'au niveau technique lui-meme, la ou le scheme hylemorphique aris-

1. Simondon, IGP, p. 40.

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totelicien semblait victorieux, il reste impuissant a expliquer l'op& ration d'individuation. La confrontation abstraite de la matiere et de la forme, dans la conception hylemorphique du moulage, ne peut expliquer la prise de forme au niveau des forces. La modula- tion de la brique met en jeu l'operation commune entre la matiere forrnk et la forme materielle, leur interaction concrete, a un meme niveau d'existence. L'analyse abstraite en termes de forme et de matiere laisse la place a une composition de rapports de for- ces, une modulation qui s'effectue entre argile et moule, dans ce milieu commun d'existence moleculaire qui s'actualise entre les forces de l'argile et celles du moule pendant la production de la brique.

A l'opposition statique de la forme et de la matiere, mise en dans la representation du moulage, Simondon substitue

donc un modele dynamique, celui de la modulation, qui s'installe au milieu des forces et des materiaux, et met en jeu l'interaction de trois energies differentes, qui agissent toutes les trois sur le plan des forces; la forte energie de la substance amorphe en etat metastable (l'argile travaillee, preparee par l'artisan) ; la faible energie apportee par le moule, qui fonctionne comme energie modelante continue et agit comme une information guidant la transformation de l'argile ; enfin, troisieme energie decisive, cons- tamment sous-estimee par les analyses de la technologie, cette •áenergie de couplage •â qui met aux prises l'argile et le moule. Cette troisieme condition est la plus importante : c'est elle qui rea- lise la prise de forme entre la substance preindiduelle et son cadre modulant, prise de forme ici realisee extrinsequemeut par le travail du briquetier. Si on l'a negligee, c'est qu'on a applique au contexte technologique un modele sociologique de la divi- sion du travail, et qu'on a theorise le rapport hylemorphique en confondant la situation de domination du maitre, qui ordonne l'accomplissement d'une tache, avec l'operation concrete de Partisan, qui amorce le proces dynamique de l'individuation materielle en mettant en presence l'argile et le moule, la forme et la matiere.

Deleuze realise progressivement a quel point l'analyse simon- dienne de la modulation est exceptionnelle, non seulement parce qu'elle permet de se debarrasser des avatars de l'hylemorphisme antique, d'Aristote jusqu'a Kant et Husserl, mais surtout parce que l'analyse simondienne permet une reevaluation tres forte de la technique et de l'empirique tout en mettant en le concept

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comme agencement. Simondon observe en effet que la pensee theorique s'est montree incapable de theoriser un acte aussi simple en apparence que le moulage, par impossibilite scienti- fique, certes - les Anciens ne connaissaient que l'equilibre stable, il leur manquait la notion de metastabilite, conquete de la phy- sique moderne - mais surtout par prejuge sociologique, cecite de classe. Les theoriciens s'identifient a la classe des maitres, et ne descendent pas a l'atelier.. C'est parce que les penseurs retiennent et appliquent implicitement a l'analyse technologique une repre- sentation socialisee du travail qu'ils ont confondu l'operation tech- nique avec un ordre, c'est-a-dire avec le commandement abstrait du maitre qui s'impose a l'esclave qui l'execute. Le scheme hyle- morphique s'enracine en premier lieu dans la division du travail et ne configure la representation antique devaluee du travail que parce qu'clle reconduit une sociologie de la division de classes. La forme, telle qu'elle est conceptualisee, releve de l'exprimable, de la transmission d'une consigne qui suppose la hierarchie sociale. La faiblesse du scheme hylemorphique tient ainsi au divorce sociologique entre la pensee et la matiere. Si l'artisan avait theo- rise son geste, il n'aurait pas identifie la forme avec un scheme unitaire, valant abstraitcment pour toutes les briques, mais aurait reconnu l'efficace d'une zone intermediaire, celle de la singularite du metier qui met en presence une forme materielle et une matiere preparee. C'est parce qu'on a pense l'operation du point de vue du maitre qu'on a identifie le principe d'individuation avec la forme plutot qu'avec la matiere, et qu'on a confondu la forme avec un ordre exprimable au lieu de la considerer comme une operation materielle de modulation. Pourtant, Simondon n'ap- profondit pas cette critique percutante dans le scns d'une contes- tation sociale, et reste indifferent a Marx. C'est l'une des raisons de son occultation dans le paysage intellectuel francais des annees mille neuf cent soixantc, et l'un des motifs qui poussent Deleuze a lui reprocher sa tiedeur'.

L'origine du scheme hylemorphique est donc bien sociale et non technologique, car l'analyse rEelle des conditions technolo-

1 . On pourrait dire que dans une civilisation qui divise les Iiommcs en deux poupes, ceux qui donncnt des ordres et ccux qui les recoivent, le principc d'individuation, d'apres I'cxcmple techriologique est necessairement attribue soit a In fome soit a la matihre, mais jamais aux deux ensernblc n (Simondon, IGP, p. 56).

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giques impose de transformer completement les notions de matiere et de forme en montrant qu'il s'agit d'une prise de forme mettant aux prise des forces et des materiaux. L'analyse de la modulation connait ainsi une fortune grandissante dans de Deleuze : elle se connecte avec la problematique de la forme intensive que Deleuze elabore en meditant Spinoza et Geoffroy Saint-Hilaire. La theorie de la modulation renouvelle ainsi la theorie de la forme, qu'eue concoit comme un rapport entre forces et materiaux.

La distinction entre moule et modulation fait valoir une nou- velle conception du moulage, qui transforme le modele theo- rique que l'on applique a la prise de forme, qu'il s'agisse de la cristallisation materielle, de la membrane biologique ou de la brique technologique. L'action reelle du moule se revele toujours une action modulante. La modulation se distingue ainsi du mou- lage non parce que certains objets seraient moules et d'autres non, mais parce que toutes les individuations, qu'elles soient natureiles ou artificielles, s'operent sur un terrain commun, qui est celui du voisinage indiscernable, moleculaire de l'echange des forces'. En ce sens, moule, modulation, technique et art relevent autant que les individuations naturelles d'une prise de forme qui met en jeu des forces et des materiaux, et non des matieres et des formes.

Pour resumer, moule, pris reellement, exprime toujours une action de modulation lente, meme si, pris intellectuellement, il renvoie a l'emprise du scheme hylemorphique, a sa theorie contestable de l'individuation que Deleuze, a la suite de Simon- don, refuse definitivement. Si Deleuze peut parfois donner I'im- pression d'osciller entre ces deux acceptions, elles sont aisees a dis- tinguer analytiquement. L'analyse de la modulation consiste donc a substituer a la confrontation abstraite de la matiere et de la forme une nouvelle analyse de la forme, comme variation inten- sive de forces et de materiaux, comme information, qui suppose l'existence d'un systeme en etat d'equilibre metastable pouvant s'individuer. C'est pourquoi la modulation suppose l'analyse de la disparation.

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La disparation sert a expliquer le processus de la modulation, c,est-a-dire la maniere dont les entites distinctes du moule et de l>argile entrent eu resonance, et resolvent leur prise problematique par l'individuation de la brique. Le terme de << disparation n, que Simondon emprunte a la psychophysiologie de la perception', designe la production de la profondeur dans la vision binoculaire et qualifie l'incompatibilite des images retiniennes, leur disparite irreductible qui produit la vision tridimensionnelle comme resolution creatrice.

Chaque retine est couverte d'une image bidimensionnelle, mais les deux images ne coincident pas a cause de la difference de parallaxes, que chacun peut observer en fermant un puis l'autre2. Il n'y a donc pas d'image bidimensionnelle optiquement disponible pour resoudre ce que Simondon appelle l'axiomatique de la bidimensionnalite, c'est-a-dire l'incoherence des deux ima- ges entre elles. L'axiomatique, dans le vocabulaire de Simondon, designe la structuration objective d'un champ, ici la vision, qui presente une •áproblematique •â, c'est-a-dire une situation objecti- vement metastable et tendue, exigeant une rbsolution de probleme.

Pour resoudre la problematique disparate entre les deux reti- nes, le cerneau humain l'integre comme condition de coherence d'une axiomatique nouvelle : la tridimensiounalite. Le volume, la perception de la profondeur, la vision tridimensionnelle surgissent ainsi, comme resolution du conflit bidimensionnel en creant posi- tivement une nouvelle dimension, la tridimensionnalite, que les deux images retiniennes ne contenaient pas:

La disparation permet de saisir le montage d'une operation perceptive, modele d'individuation, et fournit un modele pour la creation en meme temps qu'elle se propose comme une alterna- tive feconde pour echapper aux theories dialectiques de la negati- vite comme depassement synthetique d'une contradiction. En effct, elle produit la troisieme dimension pour resoudre la dispa- rite des deux images retiniennes. La nouvelle dimension ne fait

1. Sirnondon, IGP, p. 203, n. 15, 2. Delcuze, DR, 72.

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pas disparaitre le conflit entre les deux retines, mais l'integre dans un systeme nouveau : la profondeur. Le maintien de la disparite retinienne explique plutot le saut dans cette nouvelle dimension, qui ne vient pas apporter une synthese, ni une conciliation, mais produit une integration en portant le probleme a un tout autre niveau, ou la disparite des deux retines prend maintenant un nou- veau sens. La decouverte perceptive n'est pas une abstraction reductrice, mais une integration, une operahon amplifiante •â', explique Simondon : la vision en profondeur n'est pas decouverte en reduisant la contradiction, en eliminant la difference des paral- laxes, ni davantage par une synthese dialectique des contraires, mais par une operahon entierement differente, qui met en jeu une construction inventive et ajoute une dimension nouvelle, non preexistante, a l'image retinienne isolee. La solution ne provient pas d'une resolution de la contradiction initiale, mais bien de la creation d'une dimension nouvelle, qui n'etait pas contenue dans le probleme initial. C'est l'existence d'une paire de retines dispa- rates formant systeme, de telle maniere que ce systeme com- prenne le desequilibre structurel des disparates, qui exige cette operation amplifiante en quoi consiste la disparation. Rien toute- fois au niveau des images retiniennes n'exigeait a priori que la resolution prenne la forme d'une troisieme dimension. C'est en cela que la disparation se revele problematique et creatrice en meme temps.

Problematique, au sens ou Simondon l'emploie, qualifie ainsi la disparite constituante, la difference des imases retiniennes en tant que cette difference est non pas reduite, mais au contraire l'occa- sion de la constitution d'une dimension nouveiie, la vision en volume. Elle est donc problematique in re, et consiste en une a axiomatique •â, qui designe dans le vocabulaire de Simondon, la structuration objective mais metastable d'un champ, qui contient un desequilibre potentiel qu'il ne s'agit pas d'eliminer, mais de resoudre sur un mode createur en produisant une dimension nou- velle qui ne preexistait pas au probleme ici, la vision en volume.

Loin de reduire la disparation au pbenomene psychophysiolo- gique de la vision auquel il l'emprunte - meme si, la perception en constitue un cas non quelconque, puisqu'elle module a l'inters- tice du sentant et du senti. du milieu et de l'individu vivant -

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simondon l'etend a toute individuation, a toute production d'exis- tence a quelque echelle qu'on se situe, signal physique, corps vivant, collectif, notion. Toute singularite se produit par dispara- tien problematique, toute modulation est disparative.

La disparation devient la categorie determinante de l'indivi- duation. Elle nomme le proces de toute genese reelle, repond au probleme de l'actualisation du virtuel en rendant compte de ce que Simondon appelle le caractere metastable de l'etre. Non seu- lement toute individuation se produit par disparation, mais encore la metastabilite simondienne ne doit pas s'entendre comme un proces d'equilibration, ou un desequilibre initial se resoudrait par equilibrations successives, ni comme la resolution dialectique d'une contradiction. Il y a la un modele de differenciation crea- trice, portee par Simondon au rang de principe metaphysique.

Simondon presente sa doctrine comme un •ápostulat de nature ontologique •â, qui s'appuie •á sur une methode et une notion nou- velle •â : l'etre est acte, et non pas un, et ainsi la relation, modalite de l'etre en devenir, remplace la substance, modele de l'etre devenu. Cette methode et cette notion nouvelle, Simondon leur reserve le nom de •á transduction •â, operation structurante de dif- ferenciation aux plans de la physique, du biologique, du mental, ou du social. Par ce terme, Simondon entend le dephasage, ou la differenciation structurante, par laquelle une individuation se poursuit, de sorte que chaque region structuree serve de principe de constitution pour la prochaine region.

La transduchon forme ainsi le concept dynamique d'une struc- turation genetique, qui procede de proche en proche et s'applique autant au plan methodologique qu'au plan de l'experience. Eiie qualifie l'operation de l'etre autant cellc dc la pensee. •á L'inten- tion de cette etude est donc d'etudier lesformes, modes et degres de l'individuation pour replacer l'individu dans l'etre, selon les trois niveaux physique, vital, psycho-social•â : ce qui qualifie ces niveaux n'est donc plus une diversite de substances, mais le mode d'individuation transductive qui s'actualise en elles, position spi- nozienne qui convient parfaitement a Deleuze.

Apparition de dimensions multiples qui ne preexistaient pas a leur mise en tension dans un etre metastable, la transduchon entretient des rapports de connivence avec la multiplicite deleu- zienne. Comme celle-ci, elle definit une veritable demarche d'in- vention dans l'ordre de la connaissance, et permet de penser l'in- dividuation comme un systeme de differenciation. Elle injecte

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egalement du multiple dans l'individuation, qu'elle concoit comme relative et plurielle, resultant d'un dephasage en dimen. sions distinctes. Mais la ou Simondon selectionne le terme de transduction, a mi-chemin entre induction et deduction, Deleuze considere qu'on ne peut garantir a la pensee d'atteindre la diffe. rence sans passer par une phase polemique de demolition effet. tive. La multiplicite ne poursuit pas les demarches de la pensee representative en les affinant, elle surgit sur les ruines de la pensee de l'identique. Cette phase polemique manque a Simondon.

Deleuze estime qu'on ne peut atteindre la difference en transfor- mant ou en assouplissant i'identite, mais qu'il faut se defaire du concept de l'etre, que Simondon conserve dans toute son analyse. Sans doute, la transduction permet-elle de penser la relation comme exterieure et anterieure a ses termes, resultat auquel Deleuze parvenait pour son compte par la voie empiriste. Simon- don exprime de maniere tres belle ce resultat auquel Deleuze sous- crit entierement : a Les termes extremes atteints par l'operation transductive ne preexistent pas a cette operation ; son dynamisme provient de la primitive tension du systeme de I'etre heterogene qui se dephase et developpe des dimensions selon lesquelles il se struc- ture ; il ne vient pas d'une tension entre les termes qui seront atteints et deposes aux extremes limites de la transduction. •â'

Pour Simondon, la transduction est donc premiere, et doit etre saisie comme maniere d'etre, non comme rapport entre deux ter- mes, et la ou la substance cesse d'etre le modele de l'etre, il devient possible de concevoir la relation comme •á non-identite de l'etre par rapport a lui-meme n2. Neanmoins, Simondon pense la transduction sous le regime d'un proces d'unification, au lieu de donner la preeminence a l'heterogeneite. Cette primaute de la relation sur ses termes, et cette conception de la relation comme •á non-identite •â marquent en meme temps un point d'accord et un seuil de divergence entre les deux penseurs, puisque Deleuze exige une pensee de la Difference afirmative la ou Simondon continue a poser la difference en termes de non-identite, repli inacceptable sur une logique de l'identite que rien ne justifie, selon Deleuze, des lors qu'on estime la relation comme premiere a ses termes.

1. Simondon, IGP, p. 31. 2. Sirnondon, IGP, p. 30-31.

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Ainsi, la multiplicite substantive, selon Deleuze, est incompa- tible avec la definition de l'etre phase, selon Simondon, qui se definit comme •áplus qu'etre et plus qu'unite •â, mais conserve neanmoins une dimension essentielle d'unite. L'etre metastable ,imondien implique peut-etre une transition de phases d'equilibre, mais il les unifie dans ses dephasages. En obtenant le multiple par complication, Simondon continue d'operer sous le regime de l'un, et se donne implicitement un centre median, comme l'indique d'ailleurs parfaitement l'expression •á plus •â qu'etre, •á plus •â qu'unite. La reside la divergence entre les deux penseurs.

Comme on l'a vu avec l'analyse bergsonienne, la multiplicite selon Deleuze, ne saurait etre obtenue en compliquant l'unite. Elle ne resulte pas d'une composition d'unites, n'est pas formee d'unites auxquelles on ajouterait quelque chose, et n'oscille pas autour d'un noyau d'identite autour duquel elle decrirait des orbes de dephasages. Pour Deleuze, on ne peut composer le mul- tiple en se contentant d'ajouter des dimensions supplementaires a l'un. En realite, le multiple est toujours donne a partir des dimen- sions dont on dispose, comme une realite qui doit reellement etre concue sur un mode multiple, comme dimensions heterogenes. La definition de la multiplicite substantive comme ce qui ne se divise pas sans changer de nature impliquait deja cette consequence.

Au contraire, puisque l'un n'est pas le constituant du multiple, il ne se produit que par soustraction, sous la forme d'un centre provisoire et variable que l'on preleve a la totalite dont on dis- pose, toujours a n - 1. En reprenant la definition inventive de la perception comme soustraction de Matiere et memoire, Deleuze joue Bergson contre Simondon. Il reitere cette analyse avec Guattari, dans Rlzizome : le multiple n'est pas produit a n + 1 , c'est l'un, au contraire, qui est obtenu par n - 1. Pour etre reellement multiple, le dephasage ne doit pas etre concu comme •áplus •â qu'etre, mais comme •ámoins •â qu'unite1. A la rigueur, le choix respectif des termes d'individuation transductive pour Sirnondon et de multi- plicite pour Deleuze exprimait deja ces divergences. Transduction et individuation conservent la reference a un pole unitaire, la ou Deleuze exige l'eclatement du multiple.

La transduction marque neanmoins un moment logique impor- taut dans l'elaboration de la difference ddeuzienne. Elle implique

1. Deleuze, Gattaii, Rlzirome, 13.

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egalement cette nouvelle operation de pensee, cette philosophie de la Difference, a laquelle neanmoins, selori Deleuze, le terme d'ontologie ne saurait plus convenir, alors que Simondon continue a l'employer. Quand le devenir affirme sa divergence, inutile de conserver une vision unifiee de la nietaphysique sous la forme d'une ontologie, d'un discours sur l'etre un'. La ou Simon- don definit une ontogenese, Deleuze, preferant la beUe expression de Guattari, parle d'heterogenese.

Mais certainement, Deleuze reprend la maniere dont Simondon eleve la disparation au rang ontologique : cette non-identite de l'etre, que Simondon appelle une ontogenese transductive, devient pour Deleuze, un devenir createur qu'il caracterise neanmoins sui- vant les termes de Simondon comme disparatif et problematique2. Ainsi, Deleuze s'accorde avec Simondon sur l'heterogeneite fonda- mentale du devenir, sur le caractere constitue des termes de la rela- tion, et sur l'energetique asymetrique, faisant surgir l'individuation comme une disparation, comme la resolution d'une problematique metastable c'est-a-dire une difference de potentiel.

4 / P R o B L ~ ~ ~ T I Q U E E T DIALECTIQUE

Deleuze salue vivement cette dimension dans la Recmsion : le problematique est eleve par Simondon au statut de categorie et se trouve dote d'un sens objectif. ii ne designe plus une incertitude provisoire de notre connaissance mais un moment pleinement positif de l'etre. Deleuze integre une fois pour toutes cette analyse a son propre systeme, comme on le voit dans la •á 9' serie : Du problematique •â de Logique du sens, ou bien encore au chapitre IV de Dgerence et repetition. Dans ces pages cependant, Deleuze credite plutot Kant de la notion, dans les termes memes qui servaient dans la Recension a marquer l'originalite simondienne. Certaine- ment, l'auteur de la Critique de la raison pure marque un jalon important dans la conceptualisation de la notion : •áKant ne cesse de rappeler que les Idees sont essentiellement problematiques. Inversement, les problemes sont les Idees elles-memes. •â3 Il n'em-

1. Sirnondon, IGP, p. 22-30, et Deleuzc, Guattari, QR 118. Fran~ois Zoura- bichvili a raison d'insister sur cc point.

2. Ibid., p. 28. 3. Deleuze, DR, 221.

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peche que le concept est bien une conquete simondienne, ce que le texte anterieur de la Recension indique sans ambiguites. •áLa &gorie du "problematique" prend, dans la pensee de Simondon une grande importance, dans la mesure meme ou elle est pourvue $un sens objectif: elle ne designe plus en effet un etat provisoire de notre connaissance, un concept subjectif indetermine, mais un moment de l'etre, le premier moment preindividuel. n' Seule la definition simondienne du problematique comme structure objec- tive, impliquant une resolution en termes de creation disparative, permet d'apprecier l'avancee kantienne.

Avec la disparation, le concept de problematique propose une methode feconde pour echapper a ce que Deleuze juge irrece- vable dans la dialectique hegelienne : le role moteur du negatif, le primat de la contradiction, et la resolution de la difference par une dialectique qui la neutralise, et la resorbe en identite dans le concept. Deleuze utilise Simondon pour contrer Hegel, comme naguere il choisissait Nietzsche. K L'idee de disparation est plus profonde que celle d'opposition n, ecrit-il, marquant bien son role strategique, et il poursuit : chez Simondon, •á le problematique remplace le negatif. •â2

Ainsi, la disparation offre un nouveau modele physique et phy- siologique pour supplanter le modele seulement logique de l'oppo- sition conceptuelle, tandis que le problematique zn 7e remplace le negatif. Simondon lui-meme prend soin de distinguer la dispara- tion d'un procede dialcctique. Elle nc peut etre assimilee a une relation de contradiction, et ne peut deboucher sur une resolution a rythme ternaire pour deux raisons au moins.

D'abord, nullc synthese ne peut evacuer la contradiction en la surmontant. Or, le mouvement dialectique, qui pretend surmon- ter la contradiction, enveloppe logiquement les termes preckdents en les comprenant hierarchiquement et ontologiquement; pro- duite commc resolution de la contradiction, la synthese est neces- sairement homogene a ses termes et superieure a eux. Rien de tel avec la disparation, qui mainticnt une stricte equivalence entre resolution et conflit, et surtout qui ne surmonte pas le conflit entre les termes qu'elle met provisoirement en relation. Dans une trans- duction rigoureuse, il n'y a pas de synthese : •áLa synthese ne

1. Deleuzc, Rece~uion, p. 116 ; ID, 122 2. Ibid.

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s'effectue pas ; elle n'est jamais achevee •â parce que la rela- tion ((maintient au contraire l'asymetrie caracteristique des termes. D' Autrement dit, il n'y a pas production d'une synthese plus haute, parce qu'on ne resorbe l'asymetrie de depart. L'in- compatibilite entre les retines ne peut alors etre teclmiquement qualifiee de contradiction, parce qu'elle subsiste et meme qu'elle est requise pour produire la solution. La disparation maintient la difference. 11 ne s'agit aucunement de resoudre la contradiction. La ou Hegel pense une contradiction interne et une difference dans le concept, Simondon propose une disparite reelle, une hete- rogeneite entre des termes que seule la relation problematique met en tension, et qu'elle ne peut mettre en tension qu'en maintenant leur heterogeneite.

Ainsi, deuxiemement, la ou Hegel suppose l'identite, Simondon insiste sur la difference. La dialectique produit l'identite des contraires dans la synthese unifiante, la disparation transductive fait de l'heterogeneite la condition constituante de l'invention d'une solution nouvelle. La disparation est rendue possible par cette difference qu'il n'est pas question de lever. L'asymetrie, la difference problematique produit l'individuation, non comme une synthese mais comme la reponse a une situation metastable. L'operation de synthese ne s'effectue pas en reduisant la contra- diction ; au contraire, c'est bien parce que l'asymetrie est main- tenue, qu'elle provoque, comme solution creatrice, l'invention d'une dimension qui ne la resorbe pas, mais lui procure un sens nouveau : ainsi la vision en volume integre la problematique bidimensionnelle dans une toute nouvelle configuration.

La contradiction hegelienne reste donc interieure aux termes qu'elle englobe dans la relation dialectique, alors que la dispara- tion simondienne maintient l'heterogeneite exterieure des termes qu'elle met en relation. Simondon est ainsi, avec Nietzsche, l'un des penseurs sur lesquels Deleuze s'appuie pour prendre ses dis- tances avec Hegel, et dans les pages de D@ence et repetition qui lui sont consacrees, Deleuze insiste toujours sur le fait quc Ic statut de la difference depend du principiurn indiuiduationis. Avec la contradic- tion, la difference est ramenee a une existence purement logique. C'est en cela que Hegel acheve les philosophies de la representa- tion, lui qui pretendait rompre avec elles. Il subordonne la diffe-

1. Simandon, IGP, p. 109,

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r INDIVIDUATION, MODULATION, DISPARATION

rence au proces de differenciation unitaire de l'Absolu, de sorte que la contradiction garantit a la difference la place du negatif dans un proces de differenciation qui n'est autre que de la decouverte de Soi par l'esprit, la phenomenologie de l'identique.

Ainsi, la dialectique hegelienne, quoiqu'elle se declare en lutte contre les pensees de la representation, reste l'adversaire designe pour Deleuze, parce qu'elle subordonne l'identite et le negatif a la difference et la repetition. D'ailleurs, dans le court Avant-propos qui ouvre Dflnmce et r$etition, Deleuze situe son entreprise dans un climat •á d'anti-hegelianisme generalise •â, et indique la place de Simondou, aux cotes de Nietzsche : •á Le problematique [Simon- don] et le differentiel pietzsche] determinent des luttes ou des destructions par rapport auxquelles celles du negatif ne sont plus que des apparences. •â' La disparation transductive et l'eternel retour de la difference renversent le regne du negatif et de la representation, celui de la fausse difference •ásubordonnee a l'identite, reduite au negatif, incarceree dans la similitude et dans l'analogie 2.

En effet, la difference est subordonnee a l'identite lorsqu'elle ne maintient pas l'heterogeneite des termes qu'elle met en relation. Deleuze a montre que le rapport essentiel d'une force avec une autre force n'implique jamais un element negatif dans l'essence, et N l'anti-hegelianisme •â - l'expression de l'Avant-propos est deja presente dans ces pages - qui traverse de Nietzsche se decouvre dans sa theorie des forces. Le pluralisme peut sembler proche de la dialectique, dans la mesure ou une force est toujours pensee dans son rapport essentiel avec une autre force, il en est pourtant •á le seul ennemi profond P. Le pluralisme des forces n'emprunte janiais le tour dialectique de la contradiction, mais s'affirme directement, unilateralement comme une singularite plu- rielle, positive et conflictuelle, de sorte que la force est toujours donnee au pluriel, comme composition de rapports de forces.

C'est en cela que Deleuze conjoint Nietzsche, Spinoza et Berg- son, pour lutter contre la dialectique hegelienne. La substance est toute positive. Les concepts de neant, de mal, de possible ou de manque sont des fantomes produits par l'intelligence, retrospectifs et reactifs. Le negatif est donc un faux concept. K A l'element spe- culatif de la negation, de l'opposition ou de la contradiction,

1. Dclcuze, DR, 3. 2. Dcleuze, DR, 311, 71.

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DELEUZE. L'EMPIRISIViE T R A N S C E N D A N T A L

Nietzsche substitue l'element pratique de la d@ence : objet d'a&. mation et de jouissance n, ecrivait Deleuze en 1962.

En 1968, l'argumentation n'a pas change : l'opposition est seu. lement contre-disante, elle n'opere qu'avec la contradiction dans le concept, que Deleuze compare plaisamment a Leibniz, forgeant le neologisme de uice-diction pour repondre a la contra-diction he@. lienne. Ces deux modes de reduction de la difference la canton. nent dans le discours, et la traitent en diction : mais la machinerie hegelienne de la contradiction qui resout la difference dans l'infini

1 en la rapportant au mouvement de l'Absolu, differe du vice plus modeste de Leibniz, qui ne peut introduire l'infini que sous la forme imperceptible de l'infiniment petit, de l'inegal qui vicie l'identique, le •ávice-dit •â. Les deux penseurs toutefois se retrou- vent pour rapporter la difference a la raison suffisante du meme.

En somme, Deleuze fait subir a la difference hegelienne et a sa negativite une argumentation qui n'est pas sans rappeler la dis- tinction des deux multiplicites. La difference hegelienne, abstraite et seulement nominale, conseme l'unite et l'homogeneite de ses termes, et maintient la difference dans le regime de l'identique sans arriver a produire une difference veritablement substantive, exactement comme la multiplicite abstraite additionne les unites

q Li:, stables. A la difference interne au concept dont le mouvement reste dialectique et homogene, Deleuze substitue la difference plu- rielle et irreductible, l'asymetrie du different. K Car la difference

l,!, f 1::; n'implique le negatii, et ne se laisse porter jusqu'a la contradic- , ' , tion, que dans la mesure ou l'on continue a la subordonner a

1 8 l # I l ,

! ! l'identique •â, ecrit-il a la premiere page de D e e n c e et r&etition. La

I logique hegelienne en reste donc au •áfaux mouvement •â, a la : ! ' I l I l ! h ,

mediation posee comme mouvement du concept, a la contradic- , # , ,

,,il tion mimant la difference dans le prog~es vcrs soi de l'Esprit, a la 1 / ! ,

" ,\ ressemblance des termes contradictoires que la synthese delivre en

11," procreant de l'identique. C'est a cette mediation dans le concept,

$ 1 au mouvcrnent d'abord pense speculativement que Deleuze ne I N , l cesse de s'opposer, substituant de maniere ludique la vice-diction j:1:

S, 1 leibnizienne avec ses petites differences a la contra-diction hege- lienne et sa difference unitaire dans le concept. Contre ces repre- sentations, Deleuze dresse une nouvelle figure de la Difference, qui surgit de la faillite de la representation, et qualifie le monde moderne comme monde des simulacres, au sens qu'il confere a ce terme, comme au-dela des differences entre essence et existence, modele et copie.

262

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INDIVIDUATION, MODULATION, DISPARATION

~a disparation simondienne joue bien son role dans la pole-

mique contre La sursomphon hegelienne. Pourquoi Deleuze ,ontinue-t-il alors a appliquer a Simondon lui-meme le terme de dialectique ? •áDans la dialectique de G. S. [Simondon], ecrivait- il, le problematique remplace le negatif. •â Cela precise un nou- veau point de divergence entre les deux penseurs.

Simoudon Dose la dis~aration entre les deux dimensions - a l'individuation : un champ de singnlarites preindi-

Gduelles - que Deleuze, on l'a vu, salue comme nouvelle defini- bon du champ transcendantal - auquel il adjoint un champ d'in- dividuation transindividuel, qui englobc en quelque sorte le proces d'individuation dans une dimension surplombante. De cette maniere, l'individuation ne s'enleve pas sur un fond virtuel indiffe- rencie, mais module entre deux dimensions successives du pre- individuel et du transindividuel. Simondon traite ces deux dimen- sions comme des bornes necessaires pour definir le dephasage du proces d'individuation, de sorte qu'elle se produit en sandwich, si l'on peut dire, entre un Grand et un Petit : c'est sur ce point que portent toutes les references explicites que Deleuze consent a Simondon dans Dflmence et lepetition, parce que c'est la que sc situe la divergence entre les deux penseurs.

Poser la difference comme disparation entre une dimension preindividueiie et une dimension transindividuelle n'a aucun sens, pour Deleuze, sauf a retablir une ressemblance analogique entre ces dimensions que toute la theorie de la disparation visait a evi- ter. Des lors que la difference est premiere, elle interdit de subs- tanbaliser ces differences comme echelles donnees dans l'etre, ct si Simondon continue a y avoir recours, c'est, estime Deleuze, parce qu'il conserve une dimension de l'unite comprise selon le plus et le moins, la ou Deleuze substitue une fois pour toutes la multiplicite du devenir a l'unite de l'etre. Tout l'effort de Deleuze consiste a produire ces dimensions modales comme des variations, sans pre- supposer leur taille ni leur Echelle a l'egard d'un etre englobant.

Du coup, on saisit mieux dans quelle mesure Deleuze, dans D@rence et repetition, prend ses distances avec Simondon tout en s'emparant de pans entiers de son argumentation. La divergence entre Deleuze et Simondon porte sur le regime des multiplicites, et sur l'ordre progressif des dimensions entre lesquelles I'indisi- duation se produit. En maintenant une sorte de mouvement du pre-individuel au trans-individuel, Simondon conserve, estime Deleuze, une forme de progres dialectique qui integre les diffe-

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

rences dans un developpement continu. En ordonnant Le preindi- viduel, l'individue et le transindividuel selon une courbe qui les integre malgre tout dans un mouvement evolutif, en fonction d'un axe de progression logique et temporel, Simondon retablit une sorte d'echelle des etres. Sa belle analyse de l'individuation se solde alors par un conservatisme desuet - particulierement sen- sible dans le domaine politique, s'agissant des analyses sociolo- giques sur IesqueUes se terminent la These, mais cette critique est valable a toutes les echelles. En maintenant l'individuation psy- chique entre les dimensions du preindividuel organique et du transindividuel collectif, Simondon consenre une forme de teleo- logie unifiante et •árestaure la forme d'un Moi, qu'il avait pour- tant conjuree dans sa theorie de la disparite, ou de l'individu concu comme etre dephase et polyphase •â'.

Pour eviter la condition simondienne d'ordres de grandeur preexistants, Deleuze inscrit la difference comme difference en soi, insistance du virtuel dans l'actuel et refuse de l'inscrire entre les bornes preexistantes du Grand et du Petit, fournissant la diffe- rence de potentiel qui explique le surgissement de l'individuation. A la dyade du Grand et du Petit produisant comme sa resultante l'individuation phasee, Deleuze substitue la vibration du virtuel et de l'actuel. C'est pourquoi, dans la premiere note qu'il lui consacre, il consent, mais au milieu d'un developpement criti- quant le Grand et le Petit, a renvoyer a Simondon : •á Sur l'impor- tance des series disparates et de leur resonance interne dans la constitution des systemes, on se reportera a Gilbert Simondon. •â Mais il ajoutait : cc Simondon maintient comme condition une exi- gence de ressemblance entre series, ou de petitesse des differences mises en jeu. n2 Ii s'agit la en effet du lieu de divergence theorique entre Deleuze et Simondon, qui n'exclut pas, on vient de le voir, les nombreux points de rencontre.

L'influence de Simondon est beaucoup plus importante que ne le laissent entendre les commentaires explicites de D@ence et r@e- tition, et en accordant a la disparauon le statut d'alternative theo- rique a l'opposition, Deleuze le reconnait sans conteste. Car la dialectique, definie comme contradiction qui se resout par le tra- vail du negatif, reste pour Deleuze L'adversaire theorique designe. Les divergences entre les deux penseurs ne doivent pas nous

1. Deleuze, ReceBnon, p. 118. 2. Deleuze, DR, 304, n. I et 158, n. 1

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INDIVIDUATION, IVIODULATION, DISPARATION

conduire a minimiser l'interet considerable que Simondon revet pour la theorie de la differenciation chez Deleuze, comme on va le verifier avec l'analyse de deux cas d'individuation exemplaires, le cristal physico-chimique, et la membrane biologique. Ces deux exemples permettent de montrer a la palette inventive de concepts que propose Simondon, et leur reprise creatrice dans

de Deleuze.

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CHAPITRE XI

CHAMP TRANSCENDANTAL IMPERSONNEL

ET SINGULARITES : CRISTAUX, EC WRS, MEMBRANES

POUR comprendre la differenciation intensive que Deleuze ela- bore dans Dffmence et repetition, il faut considerer attentivement la theorie simondienne du cristal, et celle de la membrane. Non seu- lement parce que, pour Deleuze, cles evenements sont comme les cristaux, ils ne deviennent et ne grandissent que par les bords •â', rapprochement rigoureusement inintelligible si on ne definit pas precisement ce qu'est un cristal, mais tout simplement parce que Deleuze definit l'intensite de maniere simondienne. Dans une page de la conclusion de D@+ence et repetition, Deleuze reprend les moments de l'analyse : Simondon montre que l'individuation sup- pose d'abord un etat •á metastable D, c'est-a-dire l'existence d'une disparation, comme deux bords heterogenes entre lesquels des potentiels se repartissent. Cet etat preindlduel est dote de singu- larites, de points remarquables definis par l'existence et la reparti- tion des potentiels. •á Apparait ainsi un champ "problematique" objectif, determine par la distance entre ordres heterogenes. L'in- dividuation surgit comme l'acte de solution d'un tel probleme, ou, ce qui revient au meme, comme l'actualisation du potentiel et la mise en communication des disparates. 9 Pour preciser comment l'intensite se produit, il faut detailler l'individuation materielle du cristal et l'individuation vitale de la membrane.

1. Deleuze, W1, 19. 2. Deleuze, DR, 316.

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1 / L E CRISTAL ET L'INDMDUATIOiN 5

La cristallisation, exemple simondien par excellence, est un concept que Deleuze retient dans toute son euvre, de la defini. tion de l'evenement comme cristal au cristal de temps de L.'zrnage- h p s . Le cristal fournit l'image la plus simple de la transduction : a partir d'un germe tres petit, il croit dans toutes les directions de son milieu preindividuel, chaque couche deja formee servant de base structurante a la prochaine couche moleculaire en train de se constituer par reticulation amplifiante'. La transduction consiste en cette individuation en progres, dont nous pouvons detailler les elements : un milieu preindividuel d'individuation, ici l'eau-mere, une solution sursaturee en equilibre metastable et riche en poten- tiel, que le deuxieme acteur de la cristallisation, le germe, fait brusquement •áprendre •â. L'individuation opere avec ce premier couple heterogene : le milieu preindividuel, la singularite declen- chante. Le germe cristallin figure cette irruption de singularite, qui porte le milieu metastable a l'etat de disparation. Alors surgit le cristal comme un resultat, une individuation qui resout creative- ment la tension entre ces reels disparates que sont l'eau-mere et le germe. L'individuation du cristal met en jeu le devenir d'un pro- cessus qui se produit par disparation, montrant la transduction en acte, dans sa singularite.

Pour se concretiser, l'individuation du cristal reclame la ren- contre entre un milieu metastable et la singularite qui surgit. C'est cette rencontre, coup de des, hasard aleatoire et declencliant sa propre necessite, que Simondon resume sous le terme de K aispa- ration problematique •â, et dont Deleuze s'empare pour theoriser ce mixte d'aleatoire et de dependant en quoi consiste sa propre conception de la necessite. Pour que se produise la rencontre, il faut que la singularite surgisse comme information pour le sys- teme. Pour cela, differentes conditions sont requises.

La premiere condition est l'irruption d'une singularite. Le germe - impurete, germe cristallin introduit intentionnellement dans le cas des cristallisations artificielles - doit survenir pour pou- voir jouer son role de singularite declenchante porteuse d'infor- mation. Mais pour que la disparation opere, il faut, deuxieme-

1 . Simondon, IGP, p. 31.

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ment, que la singularite surgisse dans un milieu preindividuel, dont la metastabiiite favorise la disparation avec la sinpularite inuoduite, ici, le germe. Tous les milieux ne s'y pretent pas. Ii faut donc une compatibilite entre le milieu et le germe, compatibilite qui n'est toutefois pas de l'ordre de l'identite, mais bien de la dilference.

Cette prise conflictuelle determine la rencontre problematique entre le milieu preindividuel et la singularite. C'est eue que simondon definit comme disparation. Pour qu'elle se produise,

I

une condihon supplementaire est requise, que Simondon appelle la resonance interne entre le milieu et la singularite, c'est-a-dire une problematique objective qui permette a la singulante de sur- gir comme information dans le systeme. La solution, milieu prein- dividuel en etat metastable, ne peut n prendre •â, amorcer la cns- tallisation, qu'a cette condition : l'introduction du germe, doit •áresonner>* avec eue pour produire la disparation a laqueue repond l'individuation comme resolution de probleme.

L'individu doit donc etre concu comme une operation, mettant en la disparation du milieu preindividuel et l'apparition d'une individuation, resolvant progressivement la disparation du systeme. On peut parler alors d'une veritable interiorite du cristal, dans la mesure ou il s'incorpore la matiere, primitivement amorphe mais riche de potentiel, du milieu dans lequel il se deve- loppe, en le structurant progressivement selon sa disposition ordonnee specifique. Le germe cristallin resout la problematique disparative de la solution metastable et conduit la cristallisation par iteration. En rayonnant a partir de son point d'introduction, la structure cristalline gagne de proche en proche. Ainsi se forme un individu ciistal, dont la regularite, la transparence et I'organi- sation expliquent la fascination qu'il suscite, d'autant qu'il s'agit d'une structure physico-chimique dont on peut observer la croissance, a la lisiere du mineral et du vivant.

C'est pourquoi Simondon definit la transduction comme une tension de l'etre heterogene qui se dephase et qui developpe de nouvelles dimensions selon lesquelles il se structure. La croissance du cristal s'opere a partir du point d'insertion initial du germe, et la cristallisation gagne dans toutes les directions, chaque couche moleculaire cristallisee servant de base structurante a la couche en train de se former. Le germe doit etre recu comme singularite effi- cace dans cette situation hylemorphique tendue, pour que la pola- risation de la substance amorphe par le germe cristallin soit pos-

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11

sible. A cette condition, il agit comme une information structurante qui cristallise le milieu et le saisit autour de ce point initial : la premiere couche de molecules cristallisees polarise ainsi de proche en proche les autres couches, sur ses bords'.

La cristallisation montre l'apparition de dimensions et de struc- tures prises dans la tension d'un devenir. Il s'agit la de change- ments de phases, non d'etats. Sirnondon nous oblige a concevoir

1; ' l'individuation comme une suite de transformations dynamiques, et mobilise notre capacite a theoriser le changement. D'abord, la solution cristalline sur le point d'atteindre son point de sursatura- tion, puis l'introduction du germe cristallin capable de produire cette tension problematique, ensuite la disparation qui precipite la formation de l'individu cristallin, enfin l'emergence du cristal, comme reponse creatrice a la disparation du systeme: Il y a la une succession de changements de phases transductives, car chaque rearrangement du systeme sert de point de depart a une nouvelle transformation.

Les rapports entre transduction et disparation peuvent mainte- nant etre precises. La transduction qualifie l'individuation du cris- ta1 en progres, mais aussi l'operation de pensee capable de theo- riser ces changements de phase. Eue concerne donc l'operation de structuration creatrice par laquelle chaque region structuree sert de principe de constitution pour la region suivante, selon cette propagation de proche en proche que nous avons vue a dans la croissance du cristal. Comme eue se definit par cette suc-

, # cession de dephasages et de restructurations qui s'enchainent en 1 ' ! cascades, la decouverte d'une solution marque le point de cristdi-

sation qui declenche une structuration nouvelle du champ et le ! ! 1 ' i ! 1 modifie entierement a chaque etape du processus.

SI;' La transduction implique ainsi creation et differenciation ; la 4 , i structuration par disparahon heterogene debouche sur une recon-

! ' 1, II figuration complete du champ, qui sert de point de depart a une

il;) ! nouvelle restructuration differenciante. La disparation, quant a eue, qualifie le type de structuration transductive qui opere en mettant en tension problematique les deux reels disparates, ici le

li~, ', I I germe et le cristal, le milieu preindividuel et la singularite porteuse de transformation. EUe consiste donc en une tension problema-

,i i i ' i tique, que resout l'apparition d'une dimension nouvelle, la forma-

I l ! ; ! ' tion de l'individu cristal. L'individuation se presente donc en 1 '

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CHAMP TRANSCENDANTAL IMPERSONNEL ET SINGULARITES 1 temps comme •á l a solution d'un conflit, la decouverte

d'une incompatibilite, l'invention d'une forme •â'. Avec cette analyse de la formation du systeme, Simondon pro-

pose une modulation disparative de la forme et de la matiere, qui repense completement le schema hylemorphique. Le premier resultat de l'analyse consiste en cette nouvelle conception de la forme qui exige qu'on pense ensemble, solidairement, la constitu- tion de l'individu et de son milieu, l'individuation surgissant comme reponse a une situation metastable, resolvant une dispara- tien objective du milieu preindividuel, et ainsi, le transformant. Car d'abord, il n'y a jamais apparition d'un individu constitue dans un milieu amorphe, mais toujours prise de forme, modula- tion par disparation entre le milieu et le germe agissant a la maniere d'un accident, d'un evenement declencheur. Pour Simondon, comme pour Deleuze, K l'individu n'est pas seulement resultat mais milieu d'individuation 9. Il n'est jamais premier, il n'est meme pas contemporain de son individuation, puisque ce qui definit ses conditions d'apparition, c'est l'existence de la dispa- ration problematique qui met eu resonance l'eau-mere sursaturee et le germe cristallin. La condition de l'individuation, c'est donc la disparation metastable du milieu, c'est-a-dire le dephasage d'une realite en ordres disparates qui implique cette difference fondamentale, cet etat de dissymetrie qui produit une nouvelle individuation, par exemple ce cristal.

Le caractere necessairement associe du milieu et de l'individu est bien mis en lumiere par l'exemple du cristal. L'individu se pro- duit comme ce qui se distingue, comme le resultat de la dispara- tion creatrice entre son milieu et la singularite introduite par le germe structuraP. Son introduction comme evenement, comme singularite, determine la substance preindividuelle - G amorphe •â ecrit Simondon, ce qui implique sans ordre, plutot que sans forme -, a N prendre forme >>. Simondon propose donc une nou- velle theorie de la forme, transductive et materielle, qui se produit comme la resolution d'une problematique en etat de disparation et cesse d'etre concue comme le principe actif qui s'impose a une matiere. En realite, elle entre en modulation avec son milieu asso-

1. Simondon, L'indi~idiidunlion pqccliigue el colleitiue, op. cit., p. 77. 2. Simondon, IGP, p. 115. 3. •áL'individu n'est pas separable d'un monde n, dit Deleuzc dans Lo&e du

sm, U, 133; MP, 68.

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DELEUZE L'EMPIRISiMC TRANSCENDANTAL 3 cie. La prise de forme s'effectue par modulation entre le milieu et l'individu.

L'individuation resulte d'une rencontre entre une condition structurale et une condition energetique, et cette rencontre doit encore s'actualiser pour qu'il y ait individuation. De cette solida. rite indefectible entre l'individu et son milieu ,de constitution decoule une ethologie ou une ecologie de l'individuation, a laqueue Deleuze accorde la plus grande importance dans toute son Dans DzJ%ence et r@etition, il definit l'individuation par une synthese contractive et passive qui actualise les matieres hete. rogenes (l'air, le carbone, etc.) du milieu en les liant temporelle. ment par une repetition'.

Cette premiere synthese passive de l'habitude rend compte de la constitution d'une individuation comme une relation en deve- nir, non comme une unite devenue, sur un mode synthetique, plu- riel et passif. L'individu n'est jamais dissociable de son proces d'individuation, qui coproduit litteralement ensemble l'individu et son milieu associe. De sorte qu'il faut definir l'individu comme une rencontre, une synthese externe de materiaux lies. G Il y a une contraction de la terre et de l'humidite qu'on appelle froment •â, ecrivait Deleuze, reprenant les belles analyses de Samuel Butler sur le froment qui ne transforme la terre et l'humidite que •ágrace a la presomptueuse confiance qu'il a en dans sa propre habilete a le faire s2 : l'individuation du Froment doit etre comprise par dis- paration sur son milieu associe, comme une contraction toute exterieure d'elements constituants, noues par rencontre dans la formation de cet individu vegetal. Cette synthese elementaire du temps, que Deleuze definit comme habitude, met en relation l'empirisme de Hume, la contemplation plohnienne et la liaison vitale •ásuperstitieuse •â - engageant un pari sur l'avenir - de Samuel Butler. Toute individuation se caracterise ainsi par la repetition, une repetition creatrice qui contracte une habitude sur ce mode tout exterieur. L'individu devient ainsi n une machine a contracter, capable de soutirer une difference a la repetition n3.

1. Celle-ci est anulysec dans De l'oni>nol a Ihrt . 2. Buder. Samuel. L? uie el I'habilude. trad. franc. Valerv Larbaud. Palis. G d i -

mard, cou. •á NRF •â, 1922, p. 86. 3. Deleuze. DR. 107. Sur le froment. consulter aussi DR, 102-106 : Deleuzc. . .

Guatta", MP, 68 ; QP, 200,

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CHAMP TRANSCENDANTAL IMPERSONNEL E T SINGULARITES

Deleuze reprend cette analyse avec Guattari, dans le plateau . D~ la geologie de la morale •â, dans Mille plateaux : l'individu est le resultat du processus d'individuation qui fait devenir ensemble i,;,<iividu forme et le milieu d'individuation. Selon cette vision . ..-- ecologique, le milieu associe devient aussi morphogenetique d'un organe. On ne peut dissocier l'individuation de la transformation qu'elle opere sur son milieu : en realite, la formation de l'individu et la transformation qu'elle opere sur son milieu doivent toujours etre theorisees ensemble, sur le mode d'une synthese disjonctive. Deleuze connecte ainsi les analyses de Simondon avec celies de Geoffroy Saint-Hilaire sur la forme animale comme variation intensive.

La forme n'est donc pas une simple structure mais une veri- table formation, qui implique la constitution de son milieu asso- cie. Le concept d'individu change completement : ni unitaire, ni identique, il devient relatif, phase, et met toujours en jeu un pro- ces d'individuation et un milieu associe. L'individu n'est donc jamais relatif a un seul ordre de realite mais toujours transductif, il implique la disparation entre dimensions differentes, et se pro- duit comme resolution d'une problematique, d'une tension entre disparates. II apparait comme reponse, et s'avere genetique autant que dynamique. En realite, il n'existe pas d'individu uni- taire, seulement des proces multiples d'individuation ; de plus, l'individu n'implique aucune unite, ni identite, car il reclame l'heterogeneite de ces phases heterogenes dont il emerge par dif- ferenciation.

Cette conception intensive de la forme implique une nouvelle theorie de l'evenement et de la singularite. L'exemple du cristal, modele d'individuation physico-chimique, permet d'etudier la propagation de l'individuation a partir d'un evenement initiai. Le germe agit a la maniere d'un choc, d'une singularite qui se diffuse dans le milieu metastable en produisant une information : aussitot introduit dans le milieu, a condition que ce dernier soit bien pre- pare (c'est-a-dire metastable), le germe agit comme une informa- tion et asservit l'energie du milieu amorphe. Meme si le germe cristallin n'apporte qu'une energie tres faible, il conduit la structu- ration d'une masse plusieurs milliards de fois superieure a la sienne, parce qu'il la polarise en fonction de sa structure et de son orientation. Le cristal prend donc par couche successive a partir du point d'introduction initial du germe, qui determine par disparation la prise cristalline autour de lui.

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DELEUZE. L'EMPIRISINE TRANSCENDANTAL

L'individuation resulte de la rencontre entre une condition principalement stmcturale (le germe presentant une structure et une orientation definies) et une condition principalement energe- tique (l'eau-mere amorphe, sans orientation defini-e, mais riche de potentiel, metastable). Mais cette rencontre, simple contact entre heterogenes ne declenche pas necessairement la prise problema- tique. Pour que le couplage ait lieu, il faut encore qu'elle surgisse comme singularite differenciante, troisieme condition que Simon- don nomme la •á resonance interne •â, et qui garantit la prise dis- parative entre les elements mis en resonance. Ainsi, l'individua- tion ne resulte pas seulement de la rencontre entre un milieu prepare et un evenement declenchant, mais depend encore de la possibilite, pour la singularite d'agir comme une information, comme une amorce d'individuation. Pour que la cristallisation prenne, il faut que s'instaure une communication entre ces realites d'ordre differents, le germe et le milieu, pour que le germe puisse apparaitre comme •áce par quoi l'incompatibilite du systeme non resolu devient une dimension organisatrice dans la resolution n'.

La resonance interne designe ainsi chez Simondon cette mise en relation entre les disparates qui s'instaure lorsqu'ils s'actuali- sent sur un mode problematique. Toutes les differences ne reson- nent pas. La resonance est donc toujours interne, elle existe lors- qu'une disparation s'actualise pour un systeme problematique, par exemple lorsqu'un point singulier amorce sa cristallisation et ((prend •â, transformant en systeme metastable l'eau-mere sursa- turee et le germe cristallin. L'eau-mere resterait amorphe sans l'individuation, meme si son individuation est exactement correla- tive des potentialites qu'elle recele, mais que seule pourtant l'indi- viduation du cristal actualise. D'ou la reciprocite de l'individu et de son milieu, acteurs asymetriques mais necessaires a tout acte d'individuation2.

Si l'on recapitule les differents elements de cette analyse extraordinaire, on constate, premierement, que la relation est pre- miere, l'etre est relation, les relations sont exterieures a leurs ter- mes. Deuxiemement, les proprietes sont toujours relationnelles, et ne declenchent leur action qu'a la faveur de ce que Simondon nomme si bien 1' •áinterruption du devenir •â, l'introduction d'une singularite. il en decoule, troisiemement, que le temps n'est pas

1 . Sirnondon, IGP, p. 29. 2. Sirnondon, IGP, p. 31, n. I I

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exterieur a l'individuation, mais qu'il intervient comme asymetrie fondamentale, et relation de differenciation, a la limite de l'indi- vidu, consequence suqxenante qui ne pourra s'expliquer que lorsque nous considererons l'individuation du vivant, et l'analyse de la membrane. Quatriemement, la transduction, ou la genese d'une structure dans un milieu en etat de tension preindividuelle reclame ce que Simondon appelle la resonance interne, c'est-a- dire la prise disparative, ou le couplage problematique entre reali- tes differentes qu'elle met en communication, que Deleuze, comme nous le verrons, nomme le disyars, le precurseur sombre ou le differenciant.

Simondon renouvelle ainsi entierement la conception de la forme dont il propose une theorie intensive et materielle, comme formation et comme information emergeante. Loin d'etre exte- rieure a la matiere qu'elle transforme, la forme agit au niveau des forces et fonctionne comme un signal, c'est-a-dire comme une information capable de declencher un processus par irruption d'une singularite surgissant dans un systeme, mettant en corres- pondance des disparates.

La resonance interne se definit alors comme la mise en tension du systeme qui permet l'individuation. C'est une information, au sens particulier que Simondon donne a ce terme : non pas une grandeur definie, quantifiable et stable, mais un rapport, et meme un moment de l'individuation. La prise de forme suppose en effet une information et sert de base transductive a une information, de sorte que l'information est la transition de l'etre qui se dephase et qui devient : elle est K le germe autour duquel une nouvelle indivi- duation pourra s'accomplir n et etablit la transductivite des diffe- rentes phases de l'individuation'. Elle fonctionne ainsi a l'interieur d'un certain seuil. C'est, precise Simondon, qu' •áil n'y a informa- tion que lorsque ce qui emet les signaux et ce qui les recoit forme systeme. L'information est entre les deux moities d'un systeme en relation de disparation 9. Plus la disparation augmente, plus l'in- formation croit, mais jusqu'a un certain point seulement, au-dela duquel elle devient brusquement nulle. Simondon l'explique par l'exemple des photographies stereoscopiques qui presentent deux images et obligent le cerveau a les faire resonner disparativement en creant une image en volume : plus on ecarte les photographies,

1 . Simondon, IGP, p. 241. 2. Simondon, IGP, p. 221, n. 30.

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est jusqu'a un certain seuil toutefois au-dela duquel l'effet ne se produit plus.

L'information est donc une notion a la fois plurielle, relation. n e k et phasee : elle ne peut jamais etre relative a un etre homo. gene mais reclame necessairement deux ordres en etat de dispara- tion. La disparahon n'exige pas seulement la condition d'une difference, d'une disparite, mais inclut egalement la resonance interne, qui permet au systeme de communiquer: l'information n'est donc jamais donnee, ni prealable. Elle est, dit excellemment Simondon, •á la signification qui surgira •â - marquant gramrnati- calement son caractere de creation par ce surgissement au futur - •á lorsqu'une operation d'individuation decouvrira la dimension selon laquelle deux reels disparates peuvent devenir systeme nt .

C'etait exemplairement le cas avec la vision binoculaire, la dispa- ration se produisant entre les deux images retiniennes a la condi- tion de maintenir la tension entre elles, ecart necessaire pour per- mettre au relief de surgir, d'intervenir comme la signification de la dualite des deux images.

Ainsi, l'information est tension et non pas terme : elle depend d'une problematique au moins disparative et intervient au futur comme resolution a venir. Elle implique toujours un changement de phases, une heterogeneite qui lui permet de se preseuter comme significative. Pour Simondon, l'information est •ále sens selon lequel un systeme s'individue •â : •ál'information est donc une amorce d'individuation, une exigence d'individuation, elle n'est jamais chose donnee •â' : tension et non terme, elle suppose la ten- sion d'un systeme en etat de disparation, et exige une problema- tique. Simondon appelle ainsi signal, ce qui est transmis dans le proces de disparation ; forme ce par rapport a quoi le signal est recu ; et information ce qui est integre au fonctionnement du recepteur apres l'epreuve de disparation entre signal extrinsEque (germe) et forme intrinseque (eau-mere)'.

En ce sens, l'information est signal. C'est sous ce terme que Deleuze l'integre dans Lhj%r~nce et Repetition, comme on s'en convaincra aisement en se tournant maintenant vers les defi- nitions du signe et du signal qu'il propose dans cet ouvrage, et qui reprennent de maniere saisissante les analyses simon-

1 . Simondon, IGP, p. 31. 2. Sirnondon, IGP, p. 221 3. Sirnondon, IGP, p. 222.

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CHAMP TRANSCENDANTAL IMPERSONNEL ET SINGULI\RIT~S

dienneS. En indiquant que le rapport logique de causalite doit e r e saisi selon un processus physique de signalisation, Deleuze precise :

Nous appelons •ásignal •â un systeme doue d'elements de dissy- metrie, pourvu d'ordres de g~andeur 'disparates; nous appelons •ásigne •â ce qui passe dans un tel systeme, ce qui fulgure dans l'inter- valle, telle une communication qui s'etablit entre les disparates'.

Deleuze propose d'appeler signal le systeme en disparation, une fois la resonance interne etablie, par exemple les deux retines en etat de disparation, ou le germe faisant resonner l'eau-mere. En effet, disait Simondon, il y a information lorsque ce qui emet les signaux et ce qui les recoit forme systeme. C'est ce couplage que Deleuze appelle signal. II se reserve d'appeler signe •á ce qui passe dans un tel systeme, ce qui fulgure dans l'intervalle n.

Fulgurant comme resolution de probleme, le signe n'imite pas une realite preexistante qu'il represente, mais il resout disparative- ment un conflit de maniere creatrice. Ici, et definitivement, le devenir disparatif se substitue a la ressemblance mimetique. Le vocabulaire du signe remplace la theorie de l'information, et lorsque Deleuze reprend le terme de communication, c'est tou- jours'dans le sens simondien de resonance interne. La semiotique intensive de Deleuze se configure ainsi en comprenant le signal comme une disparation, equilibre metastable qui declenche l'indi- viduation d'un phenomene quelconque, comme un signe qui fulgure.

2 1 L'hCWR QUI FULGURE

E T LA GENESE ASYMETRIQUE DU SENSIBLE

En quoi consiste alors le signe ? Nous voila en mesure d'abor- der la theorie intensive du signe et la genese asymetrique du sen- sible qui se developpe dans D@rence et r$etition, dont depend la theorie de l'Idee. Le signe resulte d'une difference de potentiel : son mode d'emission n'est pas une expression de type signifiante, mais une intensite de type electromagnetique. A l'apparaitre phe- nomenologique, Deleuze prefere donc l'eclair intensif, qui exige une logique du verbe apte, mieux que les substantifs et adjectifs, a

1. Deleuze, Dl{, 31

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

1 rendre compte du devenir. Pour exprimer cette tension, il faut un , verbe a l'infinitif, non la stabilite d'un nom.

Lorsque la communication est etablie entre series heterogenes, tou. tes sortes de consequences en decoulent dans le systeme. Quelque chose •ápasse D entre les bords ; des eveuements eclatent, des pheno. menes fulgurent, du type eclair ou foudre'.

Un eclair fulgure comme une singularite : quelque chose << du type eclair ou foudre •â se produit, se distingue. Les proprietes physiques de l'eclair en font un bon candidat pour la philosophie de la Difference, et tout au long de DzJerence et repetition, il sert de modele pour penser la Difference en elle-meme, meme si Deleuze joue aussi avec d'autres supports mobiles d'intensite, comme la Elure, la laniere du fouet, la fleche stoicienne, le trait de pinceau du maitre zen...

L'asymetrie est son premier caractere. La Difference avec un D majuscule, principe transcendantal de I'actualisation, s'arrache comme distinction unilaterale. Elle n'est pas prise dans une rela- tion de dissemblance ou d'opposition avec autre chose, mais se distingue, absolument, comme Difference transcendantale. <<La foudre eclate entre intensites differentes •â, ((l'eclair se distingue du ciel noir n2. Zebrant la nuit, l'eclair fulgure sans preexister sous forme d'essence logique a son actualisation, et la nouveaute de son actualisation le distingue du possible. Il se detache dans le ciel sans etre contenu dans son fond, ni reversible avec lui. Le carac- tere asymetrique de sa distinction exprime la tension du virtuel vers l'actualisation, et insiste a la fois sur son caractere causatif (il se produit quelque chose) et sur son caractere imprevisible (l'eve- nement rompt avec ce qui precede). C'est pourquoi Deleuze selec- tionne la foudre ou l'eclair, pour rendre compte du caractere intensif du surgissement de l'evenement.

La tension d'individuation du virtuel vers l'actuel procede donc selon une asymetrie qui explique la differenciation comme une communication entre disparates. Cela vaut pour toute production d'effet en general : tout phenomene est un signe, qui fulgure dans le systeme comme resolution d'une difference de potentiel. C'est cette asymetrie que Deleuze nomme G l'Inegal en soi, la dispuration

1. Delcuze, DR, 155. Voir aussi Deleuze, Guaitari, MP, 347 347; Delcuze, L$ 162, 172.

2. Deleuzc, DR, 43, 156.

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t e ~ e qu'elle est comprise et determinee dans la difference d'inten-

site, dans l'intensite comme difference n'. La philosophie de la Difference et de l'intensite remplace alors la phenomenologie : ((L'intensite est la forme de la difference comme raison du sen- &le, n2 NOUS tenons la le modele de la differenciation intensive : fulgurer se dit de tout acte d'individuation, compris comme actua- lisation d'un virtuel singulier qui trace dans l'espace lisse l'appari- tien d'un phenomene differencie, un signe. Le surgissement de reclair ou de la foudre designe cette actualisation dans son asy- metrie, sa positivite, et prend appui sur la fleche du temps pour souligner l'irreversibilite mais aussi la productivite d'un tel deve- nir. Deleuze remanie son Esthetique transcendantale sous forme d'une Genese asymetrique du sensible d'inspiration simondienne :

L'energie potentielle apparait toujours comme liee a l'etat de d i q - &ni du systeme.

Deuxiemement, l'intensite qui fulgure sur un mode asyme- trique passe centre les bords •â, ecrit Deleuze, reprenant ainsi la difference intensive qui caracterise la disparation simondienne.

Partout l'Ecluse. Tout phenomene fulgure dans un systeme signal- signe. Nous appelons signal le systeme tel qu'il est constitue ou borde par deux series heterogenes au moins, deux ordres disparates capahles d'entrer eu communication ; le phenomene est un signe, c'est-a-dire ce qui fulgure dans ce systeme a la faveur de la communication des disparates4.

L'intensite s'actualise - se dramatise - selon cette asymetrie cascadante, en ecluse, incluant une difference de potentiel. La chute de gravite de l'ecluse et son equilibration en nappes, les tourbillons de la cascade conjuguent l'axe energetique de la baisse de potentiel avec l'acceleration dynamique du flux temporel qui coule toujours dans le meme sens.

Le milieu d'individuation, preindiduel et metastable definit ces bords disparates entre lesquels fulgure la difference intensive. L'exemple de la cristallisation vaut ici pour toute individuation, toute fulguration de signe. La difference intensive exige cette ten-

. . 2. Ibid. 3. Simondon, IGP, p. 68 ; une autre source importante pour l'elaboration de

lasymetrie est Laiutman. 4. Deleuze, DR, 286.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

sion ~ola i re entre les bords : la difference de niveau qui permet la cascade, implique une tension entre les bords, mais aussi une chute qui egalise la difference de potentiel.

L'intensite reprend ainsi les caracteristiques de la disparation simondienne : l'individuation comporte ce gain creatif, le surgisse- ment d'une solution qui permet une nouvelle configuration du champ. L'individuation intensive se produit par disparation entre deux ordres au moins de p n d e u r s ou deux echelles de realites heterogenes entre lesquels se forme un champ problematique objectif, determine par la difference entre ces ordres heterogenes. Dans une formule parfaitement simondienne, Deleuze note que •ál'individuation surgit comme l'acte de solution d'un tel pro- bleme, ou, ce qui revient au meme, comme l'actualisation du potentiel et la mise en communication des disparates •â'. La mise en communication des disparates definit les •ábords •â entre lesquels le signe fulgure.

Se melent ici la physique de l'intensite (la foudre fulgure) et le modele bergsonien d'un elan vital subissant dans la matiere sa propre extenuation (l'ecluse chute). Deleuze elabore sa theorie de l'intensite, dans un climat d'abord bergsonien mais qu'il retourne contre Bergson, dont il admet d'autant moins la critique de l'in- tensite qu'il le considere comme le philosophe des multiplicites par excellence, multiplicites qu'il determine pour sa part comme necessairement intensives2. Pour Deleuze, les quantites intensives sont des facteurs individuants. Sans doute la foudre n'est-elle guere bergsonienne : sa rupture discordante se laisse mal concilier avec la persistance de la duree. La differenciation comme mate- rialisation spatialisante a la Bergson cede donc le pas a la fulguration intensive simondienne.

On ne peut pas separer un etat de chose, ici, l'eclair actualise, du potentiel a travers lequel il surgit : l'operation d'individuation ne doit plus se comprendre sur un mode spatialisant mais energe- tique3. Avec la coproduction de l'individu et de son milieu d'indi- viduation, avec la relation definie comme exterieure et anterieure a ses termes, Deleuze propose une toute nouvelle theorie du rap- port entre la production du nouveau et l'espace environnant. L'in- dividuation ne signale plus la retombee d'un elan vital mais l'acte

1. Deleuze, DR, 317. 2. Delcuze, DR, 308. 3. Dcleuie, Guattari, QP, 145

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F CHAMP TRANSCENDANTAL IMPERSONNEL E T SINGULARITES

d'individuation qui coproduit en meme temps l'individu et son milieu. Au modele entropique de Bergson, Deleuze substitue alors un modele ecologique (l'individu est toujours associe a son milieu) et disjonctif (individu et milieu sont toujours differents).

L'imperatif d'une pensee par le milieu n'est donc pas seule- ment un principe methodologique pour Deleuze, mais bien ecolo- gique : il n'y a ni commencement, ni origine, ni fin a l'actualisa- tion qu'il faut toujours prendre •á entre les bords •â, par le milieu, comme mise en communication des disparates. Cela implique d'abord l'inseparabilite de l'eclair et de son milieu. K On ne peut pas separer un etat de chose p'eclair] du potentiel a travers lequel il opere •â, precisent Deleuze et Guattari dans Qu'est-ce que la philo- sophie ?'. La singularite, chez Deleuze, est indissociable du champ de force qu'elle actualise, du plan d'immanence dont elle s'ar- rache, comme toute individuation. Il y a la une coproduction, une prehension a la Whitehead. Toute singdarite reclame ainsi une ethologie des forces, une prise en consideration du milieu pre- individuel qui la fait apparaitre comme une consequence, un effet pour le systeme. L'individualite de l'eclair n'est donc ni premiere, ni unitaire, mais donnee intensivement comme resolution des disparates qui agitent le champ collectif dont elle procede.

Autrement dit, troisiemement, fulgurer se dit d'une multiplicite. Comme l'eclair fulgure sur le mode du devenir, la difference de potentiel se produit comme devenir •á entre •â : l'eclair, multiple mais singulier, bref, imprevisible, irreductible a l'histoire qui pre- cede est un modele pour le surgissement de l'evenement. Il ful- gure, sans etre prefigure par un enchainement temporel, une suc- cession, une predetermination historique, mais il se produit sur le mode imminent de la crise qui dechire la succession chronolo- gique. Le zigza

g

dechire le plan sur lequel il s'enleve en tracant une ligne - non un point -, une connexion, une bifurcation entre points singuliers, dont l'eclat aleatoire signale et resout la diffe- rente de potentiel par son apparition fulgurante, lumineuse, perceptible.

La bifurcation permettait, on s'en souvient, une conception non lineaire du devenir. Eue assurait ce modele non lineaire et non chronologique du temps, echappant a la succession reglee des avant et des apres. Pour Deleuze, la differenciation n'est jamais

1. Ibid

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL %

elle ne se produit pas sur le mode unitaire d'une causa. lit6 lineaire, mais sur le mode explosif, rhizomatique d'une defla- gration, produisant d'un seul coup une accumulation de possi- bles : avec cette reprise puissante de la transduction simondienne, la bifurcation traduit la restructuration imprevisible du champ, qui devient le point de depart d'une nouvelle restructuration eu chaine. C'est pourquoi Deleuze renvoyait le modele du temps a ce jardin aux sentiers qui bifurquent, ou chaque bifurcation, chque singularite, comme un point de cristallisation, declenche de nou- velles lignes de differenciation. La difference biologique se produit ainsi par actualisation differenciante et prend la forme de series divergentes, d'une differenciation en gerbe, d'une divergence de divergenccs'.

Le signe qui fulgure nous permet de tenir a la fois les rapports d'actualisation intensifs par lequel le virtuel se resout en actuel, mais aussi la part inalterable et impassible de difference virtuelle qui insiste et persiste sous l'actualisation. Si l'actualisation et l'indi- viduation indiquent la differenciation cascadante du virtuel dans l'actuel, la lueur du virtuel eclaire la portion d'actuel, le ciel noir ou fulgure l'eclair. La fulguration marque aussi bien I'individua- tion de l'eclair, que la puissance du virtuel. Eile appartient autant a Chronos, avec son present des etats de choses, qu'a Aion, ins- tant critique, surgissement sur le point de se produire et deja depasse, avec son devenir intensif qui esquive le present. En realite, elle les noue et marque leur voisinage indiscernable.

Non unitaire bien qu'il soit singulier, l'eclair est collectif bien qu'il soit unique, il i u t e ~ e n t comme une rupture imprevisible, il est createur d'existence. Toutes ces determinations exposent le mode de fonctionnement de l'evenement, la maniere dont un devenir virtuel s'inscrit dans son milieu historique d'actualisation comme une decharge fulgurante que rien ne laissait prevoir, et qui s'arrache a l'histoire comme devenir intempestif. C'est que le mode du signe, son caractere, est celui de la production du nou- veau. L'essence temporelle de La recherche partage modestement ce caractere avec tous les signes, aussi triviaux soient-ils. En chaque signe se nouent le devenir de l'evenement et l'individuation de l'actuel, l'image-mouvement et l'image-temps.

Fulgurer vaut donc pour tout acte d'individuation, compris comme actualisation d'un virtuel singulier qui trace dans un

1. Deleuze, ID, 37 ; Bcrpon, EC, 100.

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CHAMP TRANSCENDANTAL IMPERSONNEL E T S I N G U L A R I T ~ S

champ de singularites preindividuelles l'apparition d'un differencie : le signe. Son mode d'actualisation, doit bien

s'entendre comme concept physique, non metaphorique. L'eclair resout typiquement une difference de potentiel en tracant dans ~~ tmosphere sa dechirure, une ligne de bifurcation qui anime les points singuliers que parcourt sa lueur breve, aleatoire. Ce qui ful- gure ainsi, c'est une difference d'intensite, qu'il nous faut mainte- nant preciser, en l'analysant sur le plan de la differenciation biologique, c'est-a-dire de la vie.

3 1 LA MEMBRANE, ET LA VIE DANS LES PLIS

Si les analyses que Simondon propose du cristal, de l ' indidua- tion et de la disparation sont extraordinaires, son analyse de la vie est encore plus remarquable, indique avec enthousiasme Deleuze dans la Recension. Simondon n'a besoin que de deux conditions spatiotemporelles pour definir la vie, une determination spatiale ou topologique, le plissement, et sa consequence chronogenetique, l'instauration d'une temporalite qui s'ourle comme un sillage a la lisiere du vivant, et bifurque en se differenciant entre interiorite et exteriorite relatives. Cette difference entre l'interieur et l'exterieur se temporalise en interiorite vecue et en exteriorit6 a venir et actualise le seuil du vivant en depliant dans le reel la difference entre matiere et memoire. La vie emerge comme un pli dans le tissu de la matiere.

Il s'agit la d'une reprise inspiree de l'image comme pli de la matiere chez Bergson. Pour Deleuze egalement, la vie doit pou- voir etre definie sur le plan d'immanence des forces materielles. C'est bien ainsi que procede Simondon : la vie ne depend pas de constituants chimiques specifiques, seulement d'une disposition differente des matieres qui n'est pas perceptible sur le plan physico-chimique. La subjectivite vitale n'cst rien de plus qu'un arrangement topologique : un plissement spatial se traduit par une chronogenese. Elle ne surgit pas sous la forme d'une rupture soudaine, de conditions structurelles ou energetiques spCciales, mais a la faveur d'une simple torsion des materiaux. Elle procede d'une individuation toute spatiale, l'apparition d'un tissu specifique muni de la propriete chimique de fonctionner comme une limite dotee d'une permeabilite selectivc : c'est la membrane.

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DELEUZE. L>EMPIRISME TRANSCENDANTAL

L~ membrane se definit a l'aide de deux proprietes impliquant cette differenciation spatiotemporelle : une porosite selective, qui laisse passer certains elements, non tous, ce qui anime la surface en la dotant d'une propriete fonctionnelle metastable. Mais deuxiemement, propriete encore plus remarquable, cette porosite est polaire. Elle anime sa porosite de maniere selective dans les sens centripete et centrifuge, et laisse passer tels corps ou tels autres en s'opposant de maniere selective au passage de tels autres corps, et cela de maniere differentielle dans le sens centripete ou dans le sens centrifuge'. Definir le vivant, c'est decrire, comme le dit Michaux, la vie dans les plis, cet arrangement de la matiere qui procede de cette caracteristique fonctionnelle de la membrane de laisser passer certaines substances et non d'autres, et d'organi- ser l'espace a partir d'elle-meme, selon l'asymetrie caracteristique du vivant. Ce faisant, elle favorise l'emergence d'une propriete tout a fait nouvelle. En induisant un sens de circulation, la membrane constitue litteralement l'interiorite, elle la cree.

C'est pourquoi la membrane ne doit pas etre comprise comme une limite inerte, venant border l'interiorite du vivant. En se pola- risant, elle definit un milieu d'interiorite. Elle ne presuppose aucu- nement une interiorite constituee, c'est elle au contraire qui diffe- rencie l'interieur et l'exterieur, et qui produit cette differenciation sur le mode polaire et simultane du benefique et du nefaste. La polarite de la membrane distingue le favorable qu'eue ingere et retient, le defavorable qu'elle evite et rejette. O n note a quel point cette analyse entre en confluence avec l'ethologie spinozienne. La polarite de la membrane, fonctionnelle et active, configure le milieu exterieur autant qu'elle constitue son milieu interieur.

La membrane definit ainsi le saut du chimique au vivant, et favorise l'emergence de cette propriete nouvelle : la difference entre exterieur et interieur, resultat de son action differenciante. Le pli produit simultanement l'interiorite et l'exteriorite, le dedans et de dehors, si bien que le dedans se forme comme K le dehors du dehors 9, pour rcprendre la belle formule que Deleuze applique a Foucault. La membrane polarisee plisse donc sa pellicule orga- nique et s'incurve pour que son dehors se retrouve, a l'issue de cette torsion, a l'interieur d'elle-meme, devenue milieu d'interio- rite. Certains corps exterieurs peuvent passer a l'interieur, mais

1. Simondon, IGP, p. 223. 2. Dclcuze, f i 104.

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CHAMP TRANSCENDANT)\L IMPERSONNEL E T SINGULARIT~S

non tous, et une selection identique distingue les corps du milieu interieur dont certains seulement migrent vers l'exterieur. La membrane selective se fait ainsi productrice d'interiorite.

Deleuze, lisant Simondon, definit l'interiorite comme topolo- gique, relative et differentielle. Cette interiorite et cette exteriorite ne sont pas absolues, mais metastables, mouvantes, relatives l'une a l'autre, et leur lisiere cutanee est elle-meme en devenir, en rela- tion. La membrane produit ainsi cette dualite polaire des milieux, dont l'interiorite ou l'exteriorite restent entierement relatives, et meme qui se dephasent, car le vivant se caracterise par le fait qu'il fait proliferer des milieux interieurs et exterieurs dans l'organisme, et ne se contente pas du tout d'opposer de maniere statique l'inte- rieur corporel au monde exterieur. Le corps liumain se caracterise ainsi par la diversite de ses espaces interieurs, les cavites digestives restant exterieures au sang, qui lui-meme se revele relativement exterieur pour les glandes qui deversent leun secretions dans son flux, etc. L'exteriorite et l'interiorite ne sont donc pas donnees comme des etats mais entierement relationnelles.

Si donc la substance vivante contenue dans la membrane la regenere, il faut neanmoins definir le vivant par cettc membrane, seule capable de produire la distinction mouvante entre l'interio- rite et l'exteriorite parce qu'elle polarise et distingue les substances qu'eue admet ou rejette, dans un sens ou dans l'autre. La mem- brane definit le vivant, selon la formule de Simondon, c le vivant vit a la limite, sur ses bords n, que Deleuze cite avec admiration dans Logique du sens : c'est a l'endroit de la limite, de l'exteriorite de la peau, que la polarite caracteristique de la vie se produit comme un aspect de la topologie dynamique qui entretient elle-meme sa propre metastabilite.

La peau dispose ainsi d'une energie potentielle vitale propre- ment superficielle. C'est sur ce mode non metaphorique que la formule celebre de Valery, •ále plus profond c'est la .peau •â, exprime sa validite, non a cause de l'inversion facile entre surface et profondeur, mais parce que la profondeur est litteralement pro- duite, exsudee par la peau. Seule la polarite caracteristique de la membrane vivante, la peau, determine cette differenciation entre l'interieur et l'exterieur qui caracterise la vie. Cette permeabilite a sens unique existe sans doute au plan chimique, mais elle caracte- rise la vie comme transduction continuee. Le cristal se polarise une fois pour toutes, alors que la membrane se repolarise conti- nuellement. L'individu se definit dans tous les cas comme un sys-

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DELEUZE. L'EMPIRISI\IE TRANSCENDANTAL

teme de transduction mais, si cette transduction devient indirecte et hierarchisee dans les systemes biologiqiies complexe, elle reste directe et a un seul niveau dans les systemes physiques. Le cristal n'est trausductif que sur ses bords, la ou se poursuit la cristallisa- tion, de sorte qu'il porte son exteriorite sur sa couche externe, alors que •ál'interiorite et l'exteriorite sont partout dans l'etre vivant' m.

II en decoule une deuxieme consequence toute aussi forte. En separant l'interiorite de l'exteriorite, la membrane polarisee diffe- rencie les flux de temporalite et cree l'interiorite du temps vecu. Si la polarisation de la membrane caracterise le vivant, elle n'est pas seulement topologique et spatiale, mais chionogenbtique, elle pro- duit du temps. La pellicule polarisee, eu distinguant l'interiorite de l'exteriorite, separe comme deux sillages les ourlets de la tempora- lite du vivant. Le present surgit a l'exte~ieur de la membrane, favorable ou nuisible, il declenche l'ac'uon et survient sur un mode a venir. Ce qui se presente a l'exterieur peut etre assimile ou non, leser ou non l'individu vivant: l'exteriorite induit des conduites d'assimilation ou de rejet, et provoque la rencontre avec un a venir. Le futur depend de l'action, et se scinde entre le favorable et le defavorable, l'utile et le nuisible. Tandis que ce qui reste pris dans l'interiorite, c'est la memoire organique du vivant, son iden- tite vitale, sa formule de repetition, le passe. D'ou la formule remarquable de Simondon, que Deleuze cite souvent: •áAu niveau de la membrane polarisee s'affrontent le passe interieur et l'avenir exterieur. n2

L'avenir et le passe se croisent topologiquement des deux cotes de la membrane, dont ils distinguent l'envers et l'endroit. Au niveau de la peau se distinguent topologiquement l'interieur et l'exterieur, lisiere qui s'avere aussi chronogenetique, creatrice de temps, qu'elle l'est de l'espace. Kant avait bien tort d'inscrire l'es- pace et le temps commc ordre des sens interne et cxterne et formes a prion de la subjectivite transcendantale, car, s'il s'agit de formes en effets, elles sont materiellement produites par la metas- tabilite sensible de la membrane, sa polarite de tissu vivant.

Pour Deleuze, cette analyse de Simondon reprend l'image bergsonienne et son individuation quasi spinozienne, en composi- tion de rapports de forccs (perception et action extensives), et en

1. Sirnondon, IGP, p. 159. 2. Simandon, IGP, p. 226 et U, 126

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CHAMP TRANSCENDANTAL IUPERSONNEL ET SlNGULARIThS

! variation de puissance (affection intensive). La difference entre ! passe et avenir, purement fonctionnelle, ne s'inscrit dans le vivant

que sur ses bords, sur son pli. La temporalite du vivant n'est nulle- ment continue, unitaire ou durable mais ourle dans le cours du temps ces differentes temporalites phasees que sont le passe inte- rieur et l'actuel present exterieur. Le tissu vivant produit du temps, favorise ce faisceau de lignes temporelles divergentes : passe et avenir se distinguent en fonction d'une pure localisation.

L'avenir se concentre dans l'exterieur relatif, tandis que le passe subsiste dans l'interiorite relativement durable de l'orga- nisme. Avec cette analyse, Deleuze marque a quel point il faut entendre le caractere spatial et temporel de l'individuation vitale en un sens fort. En separant un milieu relatif exterieur d'action a venir et un milieu relatif suhsistant d'affection, le vivant produit une pluralite, une differenciation de temporalites. Deleuze com- pose alors Simondon avec Bergson et avec Nietzsche. Tandis que la lisiere de la peau, le contact sensible s'avere createur de tempo- ralite, la profondeur organique condense de la memoire : l'interio- rite, captant la duree, devient un condensateur temporel, un piege a temps.

Cette separation topologique creatrice d'inteiioiite et d'exterio- rite rend compte du traitement complexe que Deleuze fait subir a la distinction stoicienne entre les corps et les incorporels, qu'il reinvestit dans Logique du sens. Les incorporels stoiciens, retifs a l'opposition platonicienne entre intelligible et sensible, menagent une presence de l'incorporel dans une theorie qui n'admet comme seules realites que les corps. C'est pourquoi Deleuze s'y interesse, pour tracer la difference entre la profondeur des corps et les eve- nements incorporels qui jouent seulement a la surface. Il en decoule une nouvelle repartition entre les corps et les effets, entre les causes corporelles et les effets incorporels : c'est en cela que les Stoiciens procedent au premier grand renversement du plato- nisme. Mais ou faire passer cette nouvelle repartition entre les causes et les effets de surface ? L'idealite possible remonte a la sur- face et degorge son efficacite causale et spirituelle, pour se faire evenement incorporel, ideel, •áce qui vient de se passer et ce qui va se passer, jamais ce qui se passe d. K C'est en suivant la fron- tiere, en longeant la surface qu'on passe des corps a l'incorpo-

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DELEUZE. L'EMPIRIShlE TRANSCENDANTAL

rel •â : telle est la decouverte de Paul Valery, que Deleuze presente ici en petite fille stoique, Alice carrollienne parcourant topologi- quement la bordure de l'evenement'.

•áLes evenements sont comme les cristaux, ils ne deviennent et ne grandissent que par les bords, sur les bords. 9 Ce bord de l'evenement, surface de demarcation entre le virtuel et l'actuel, recoit une nouvelle fonction dans l'analyse, et rend compte d'une lisiere, qui ne passe plus entre l'interiorite et l'exteriorite physique de la membrane, mais bien entre l'interiorite psychique et l'exte- riorite percue et corporelle. La membrane simondienne est ainsi detournee par Deleuze pour expliquer le sens comme ce qui pro- duit la difference entre exteriorite des etats de corps et interiorite de l'evenement incorporel. De meme que la membrane produit la difference topologique entre exterieur a venir et interiorite passee chez Simondon, le sens, pour Deleuze, determine la difference entre l'exteriorite des corps et l'interiorite incorporelle de l'evenement pur.

Ce montage complexe entre la theorie simondienne, et la theorie stoicienne des incorporels determine la theorie du sens que Deleuze propose dans Logique du sens. Le sens reprend la fonc- tion chronogenetique de la membrane : •áLes choses et les propo- sitions sont moins dans une dualite radicale que de part et d'autre d'une frontiere representee par le sens •â, ecrit Deleuze3 : le sens est une G frontiere •â, il agit a la maniere d'une membrane. C'est pourquoi il ne faut pas le prendre a tort pour l'un des termes de la dualite qui oppose les choses aux mots, les etats de corps aux pro- positions, mais qu'il faut le tenir au contraire pour la frontiere, c'est-a-dire le tranchant ou l'articulation de la difference entre les deux •â".

Comme l'evenement, le sens a la propriete d'ourler et de sepa- rer le corporel actuel du virtuel pense. Cela explique la distinction instituee par Deleuze entre profondeur physique et surface meta- physique dans Logique du sens: la profondeur hodologique et sexuelle du physique, le devenir-fou de la profondeur se distin- guent de la surface metaphysique ou cerebrale. D'une part, le sens articule et distingue les choses et les propositions, et marque aussi

1. Deleuze, IS, 20. 2. Deleuzc, LS, 16-19 3. Dclcuzc, LS, 37. 4. Deleuze, L& 41.

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l' CHAMP TRANSCENDANTAL IhIPERSONNEL ET SlNGULARITeS

la distinction entre le sens et l'etat de chose, de l'autre, cette dis- tinction entre regime intellectuel et regime corporel ne passe plus par la distinction platonicienne entre l'idee et la matiere. La plu- ralite des temporalites exige que la distinction s'inscrive mainte- nant entre Chronos, present des etats de chose ou devenir-fou des profondeurs, et Aion, temps metaphysique des surfaces, tempora- lite virtuelle du futur et du passe. •áIl appartient donc a l'Aion, comme milieu des effets de surface ou des evenements, de tracer une frontiere entre les choses et les propositions. •â Cela explique que le sens puisse etre dit •á la meme chose que l'evenement, mais cette fois, rapporte aux propositions •â'. Ainsi la lisiere du sens dis- tingue-t-elle la designation des choses et l'expression du sens, les operations sur les corps et les evenements incorporels.

La distinction de ces deux temporalites permet de revenir sur les trois syntheses subjectives de D@ence et repetition, en relevant le traitement opere sur le temps bergsonien de l'image, l'image- mouvement present du corps, et l'image-temps du virtuel. Le temps de Chronos correspond maintenant au present des corps, mais aussi a la presence corporelle, c'est-a-dire a ce que Bergson comprend comme retombee de l'elan vital, comme spatialisation doxique, arret sur image, distinction des objets, prise que la cons- cience entend avoir sur les choses. Pour Deleuze, le monde de Chronos est celui des corps au present, et le present sc caracterise par le fait qu'il est le temps des melanges et des incorporations, et qu'il mesure l'action des corps ou des causes.

Mais pour Deleuze, comme pour Bergson, etre present, ce serait etre, c'est-a-dire arreter, figer le devenir. C'est pourquoi Deleuze oppose Aion a Chronos, Aion qui ne figure plus le temps du present, de la compacite des corps et de la prise active solidi- fiant le devenir, mais la double gerbe du passe et de l'avenir, sil- lage chronogenetique ouvert par la membrane. Le present, c'est l'action, l'image-action qui se saisit du reel en le transformant en choses ; le reel s'ourle autour de la membrane, et bifurque autour de la surface metaphysique de cet evenement pur: le virtuel, a venir et passe, qui n'est jamais actuel. A l'Aion revient le role de la membrane : celui de separer les effets de corps et les effets de sens, le corps et le langage, l'evenement et sa proposition (l'evenement pris en cette acception designe la part du reel par opposition a

1. Deleuze, LS: 194-195.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL l

l'ordre symbolique du langage, l'ordre des causations et non celui des expressions). Clironos c'est l'actuel, Aion, le virtuel : le virtuel conjure la viscosite de l'actuel dans la surface metaphysique, effets de surface : •áil appartient a l'Aion, comme milieu des effets de surface ou des evenements de tracer une frontiere entre les choses et les propositions •â: l'argument simondien est deporte par Deleuze de la membrane pelliculaire organique vers la surface metaphysique qui separe les mots et les choses.

Voila pourquoi dans Logique du sens, la surface se fait le lieu paradoxal du sens : les signes ne prennent sens que lorsqu'ils sont pris •á dans l'organisation de surface qui assure la resonance entre deux series (deux images-signes, deux photos ou deux pistes•â, ecrit Deleuze' : cette reprise litterale de la disparation simon- dienne s'applique desormais au sens, comme surgissement d'un evenement singulier.

Nous sommes desormais en mesure de definir ce champ trans- cendantal impersonnel et preindividuel, qui commandait l'empi- risme transcendantal depuis le debut, et le concept de singularite qui contribue a sa definition. Dans la serie •áDes singularites •â de Logique du Sem, Deleuze enumere les caracteres qui permettent de definir un tel champ sans passer par la ~osition de la conscience. Le champ transcendantal devait repondre a ces deux conditions : ne pas ressembler an champ empirique correspondant, faute de reiterer l'erreur kantienne qui decalque le transcendantal sur l'empirique, sans pour autant sombrer dans l'indifferencie. C'est ce que permet le concept de virtuel : le champ transcendantal pre- sente une difference parfaitement structuree sans pour autant prefigurer le donne empirique, ni emprunter la figure transcen- dante d'une conscience subjective personnelle, trouant le plan d'immanence.

La definition simondienne de l'individuation indique a Deleuze comment eviter l'hypothese de la conscience en remplacant le transcendant subjectif par des emissions de singularites parfaite- ment differentiees (avec un t), qui lui permettent de produire un

1. Dclcuzc, LS, 126

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C H A M P T R A N S C E N D A N T A L I M P E R S O N N E L E T S I N G U L A R I T E S

&amp transcendantal impersonnel ou prepersonnel. Ces singula- rites se produisent comme les conditions, la •á raison transcendan- tale •â des individuations et des subjectivations humaines et ren- dent compte de •á la genese des individus et des personnes •â. Elles se repartissent selon un potentiel, ou l'on reconnait la disparation &tastable simondienne, •á qui ne comporte par lui-meme ni Moi ni Je, mais qui les produit en s'actualisant •â. Avec cette analyse, Deleuze tient donc sa constitution transcendantale des figures psy- chiques, puisque les individuations corporelles, les subjectivations inconscientes et langagieres ne ressemblent pas a leur milieu preindividuel d'individuation.

On mesure a la fois ce que l'analyse doit a Simondon et la maniere dont Deleuze le reinvestit de maniere inventive. La theorie de l'individuation lui permet de definir les singularites comme des evenements qui correspondent a des series hetero- genes qui •ás'organisent en un systeme ni stable ni instable mais "metastable", pourvu d'une energie potentielle ou se distribuent les differences entre series •â', precise Deleuze. Autrement dit, en distinguant le milieu metastable de l'energie potentielle, et l'actua- lisation individuante, Deleuze tient sa constitution transcendan- taie, mais il utilise la disparation simondienne pour un tout nouvel objectif, que Simondon ne poursuivait pas : celui de la consti- tution d'un empirisme transcendantal.

Pour garantir cette genese, transcendantale mais empirique, des individus et des sujets, Deleuze distingue le plan de I'evene- ment •á pur •â, champ transcendantal problematique, bien defini mais virtuel, et son effectuation individualisante ou subjective. Le transcendantal ne prend pas la forme d'un sujet ni d'un individu, pas plus que l'actuel ne ressemble au virtuel (seul le possible, on s'en souvient, ressemble au reel). Deleuze relit Simondon en le recadrant a l'aide de cette distinction que l'analyse simondienne n'impliquait pas : l'energie potentielle correspond a la Differencc transcendantale, c'est-a-dirc au virtuel, tandis que l'individuation actualise le plan virtuel sous une forme empirique donnee. Le gain de l'analyse, c'est que le plan anthropologique des individus sujets, la forme-Homme se retrouve du cote des differenciations et des individuations et n'a plus besoin d'etre presupposee comme une forme transcendante, preexistant a l'actualisation.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

L'analyse simondienne de la disparation et de la modulation permet de comprendre l'individuation comme une veritable crea. tion. Simplement, cette crbation est en meme temps une effectua. tion, une differenciation. En reprenant l'individuation dans le cadre de la dualite de l'actuel et du virtuel, Deleuze n'a plus besoin de contenir l'individuation entre les bornes du Petit et du Grand : la triade du preindividuel, de l'individue et du transindivi- duel laisse la place a la dualite du virtuel preindividuel, milieu d'individuation, et de l'actuel, resultat de l'individuation. L'indivi- duation, chez Deleuze, devient la fronaere mouvante entre le virtuel et l'actuel.

Grace a cc deplacement important, Deleuze fait de Simondon l'auteur qui favorise •áune nouvelle conception du transcendan- tal •â, et reforme a son tour le projet kantien en proposant la pre- miere tlieorie rationalisee des singularites, qui permet d'expliquer la genese de l'individu vivant et du sujet connaissant. Cette nou- velle conception du champ transcendantal repose sur cinq deter- minations, que nous pouvons maintenant reprendre une a une : l'energie potentielle du champ, la resonance interne des series, la surface topologique des membranes, l'organisation du sens et le statut du problematique'.

Le premier critere est typiquement simondien : la differencia- tion doit s'entendre comme une production asymetrique a partir d'un milieu preindividuel metastable, qui presente une difference de potentiel, une certaine charge intensive. Cette energie poten- tielle du champ, que Simondon nomme un systeme problema- tique, permet a Deleuze d'effectuer un rapprochement, virtuose et necessaire, avec la problematique des mises en series structurales. Il s'agit bien en realite du meme probleme, qui considere le virtuel soit sous l'axe de la ciifErenciahon intensive (l'axc qui concerne l'individuation), soit sous l'aspect de la repartition structurale de points de singularite (l'axe structural de la differentiation).

Deleuze utilise donc la singularite, qui servait a Simondon de condition de la disparation, comme mise en resonance des series, et lui donne une fonction differenciante, au sens du Signifiant que nous avons analyse plus haut. La singularite se definit donc a la fois comme ce qui conduit une actualisation (le germe de cristalii-

1. Deleuze, W, 124-126.

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CHAMP TRANSCENDANTAL IMPERSONNEL ET SINGULARITI%

sation chez Simondon) et comme ce qui permet aux series hetero-

genes de ((prendre n, de s'organiser en systeme. Cela lui permet de la singularite comme (<le point de depart d'une

qui se prolonge sur tous les points ordinaires du systeme jus- qu'au voisinage d'une autre singularite ; celle-ci engendre une autre serie qui tantot converge, tantot diverge avec la premiere •â'. ces series intensives de facteurs individuants s'incarnent ou se differencient en s'indhiduant.

Deleuze peut donc penser l'energie potentielle simondienne sur un mode non seulement physique et intensif, mais aussi sur un mode structural singulier (nous le verifierons en analysant fronta- lement l'Idee comme probleme). A ce titre, le champ transcen- dantal virtuel, preindividuel et impersonnel explique la genese des individus et des sujets, grace &cette theorie des singularites, que Deleuze definit a la fois comme potentiel differenciant et comme determination differentielle.

Ce sont les singularites qui se repartissent dans un potentiel d'actualisation que Deleuze nomme un evenement pur. On se souvient que l'evenement ne se confond pas avec son etat de chose, et que Deleuze ecarte a la fois la confusion dogmatique entre l'evenement et l'essence, mais aussi la confusion empiriste entre l'evenement et l'accident, l'etat de chose. L'evenement designe ainsi la part virtuelle. TI est donc pur, c'est-a-dire non empirique, non actuel, et •áimpassible •â, non affecte par sa realisation empirique.

Les singularites ((jouissent d'un processus d'auto-unification, toujours mobile et deplace D, qui permet de les constituer en serie. Chaque singularite est source d'une serie, et cela montre cn realite que toute singularite est une multiplicite, de sorte qu'il est indiffe- rent de dire une ou plusieurs singularites, de meme qu'il est indif- ferent de dire une ou plusieurs multiplicites : la singularite est tou- jours singularite de singularites comme la multiplicite est toujours multiplicite de multiplicites (la machine sera derinie de la meme maniere). On se souvient qu'une serie est toujours serie de series, et que chaque point de chaque serie, peut en fonction du lancer aleatoire, devenir point de bifurcation, point ou les series diver- gent. La singularite permet donc d'expliquer cette synthese de l'heterogene, synthese disjonctive qui genere les individuations

1. Deleuze, DR, 356.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

sans passer par une condition de ressemblance ou de' preforma. tion : •ác'est seulement une theorie des points singuliers qui se trouve apte a depasser la synthese de la personne et l'analyse de l'individu telles qu'elles sont (ou se font) dans la conscience n'. Pourquoi ? Parce que les singularites sont un potentiel dont l'ac- tualisation - qui produit la subjectivation du Je et l'individuation du Moi - ne ressemble pas au potentiel effectue. L'actualisation des personnes et des individus procede selon cette double syntliese disjonctive, de sorte que les singularites correspondent a cette •áquatrieme personne du singulier•â dont parle Ferlinguetti, ni individuelles, ni personuelics. Ce sont elles qui assument la reforme du transcendantal, et qui apparaissent comme les vrais •á evenements transcendantaux n2.

II nous reste a preciser comment les singularites declenclient la genese des individus et des personnes. Cette distinction, qui reac- tualise celle du Moi et du Je pense, distingue l'individuation des corps et la subjectivation des esprits : l'etat de choses des corps individues et la formation subjectivante des pensees ne sont pas equivalents pour Deleuze. L'individuation s'applique en premier lieu a la formation des corps, des membranes, des individus biolo- giques, qui se subjectivent en passant par les syntheses incons- cientes et sociales qui configurent la pensee et regissent l'entree dans le monde du langage signifiant et des modes de subjectiva- tion sociaux. Deleuze distingue donc ind idus et subjectivites, mais la formation d'un sujet Iiumain croise bien entendu l'individualite des corps avec la subjectivation des esprits.

La deuxieme condition du champ transcendantal concerne le differenciant qui fait resonner les serie et declenche l'individua- tion. Cela montre comment Deleuze injecte l'analyse simon- dienne au repertoire structural du differenciant, nouant les series signifiantes et signifiees. La resonance interne, qui caracterise, on s'en souvient, la maniere dont un signal devient information pour Simondon, sert a definir ce differenciant, ou •áprecurseur sombre •â, qui assume la fonction du signifiant selon Levi-Strauss ou Lacan, et permet aux series signifiantes et signifiees de se conjuguer entre elles3. La membrane vivante et sensible, qui pola-

1. Dcleuze, LS, 125. 2. Dclcuzc, LS, 124. 3. Nous reviendrons sur ce probleme en analysant le diqors au cliupitre

suivant.

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r CHAMP TRANSCENDANTAL IMPERSOHNEL ET SINGULARITI?~

rise l'interieur et l'exterieur pour Simondon, se connecte avec la feuille biface du signifiant et du signifie, qui distingue le recto et le verso du sens. Deleuze integre ainsi cette proposition structurale comme une condition de la pluralite des series, qui ne peuvent resonner, c'est-a-dire etre mises en serie que grace a l'introduction du differenciant, de l'element paradoxal qui les fait resonner ; cet element doit etre compris comme le duflurs, lc quelque chose = x que nous avons vu a pour definir la structure. La Diffe- rence avec majuscule est comprise par Deleuze comme ce qui produit cette differenciation entre les series, qui permet de distin- p e r les series signifiees des series signifiantes, grace au precurseur sombre, le dispars differenciant.

La resonance interne des series indique egalement comment Deleuze se separe de Simondon, critique son evolutionnisme larve posant la disparation entre les bornes du preindividuel et du trau- sindividuel. En appliquant a la disparation simondienne le scheme structural levi-straussien des series toujours plurielles et du signi- fiant flottant differenciant les series, Deleuze elabore sa rupture conceptuelle avec Simondon.

Pour comprendre comment se forment les subjectivations humaines, qui cumulent l'individuation physique, biologique et psychique, il faut envisager Ics trois derniers criteres. Notons en passant que ces criteres se presentent sans solution de coniinuite si bien que la conscience et le social apparaissent comme des indivi- duations tres complexes, mais non comme une rupture dans le champ physique des individus - comme le voulait Spinoza.

La troisieme condition concerne la surface topologique des membranes. Apres la lecture de Simondon que nous venons d'ef- fectuer, cette expression n'est plus mysterieuse. SingulantCs et potentiels sont affaire de surface. C'cst en ce sens precis que les sin- gularites sont des potentiels, non des possibles preexistants, mais des charges disparatives qui peuvent ou non declencher des i n d i - duahons, comme on l'a constate avec la cristallisation. << Tout se passe a la surface dans un cristal qui ne se developpe que sur les bords. D' Pourtant, Simondon distinguait l'individuation'cristalline et organique, en precisant que seule la premiere est de surface. Deleuze reprend la distinction simondienne entre la membrane organique et le cristal pelliculaire et argumente ainsi : ou pourrait

1. Deleuze, LS, 125.

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DELEUZE L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

croire que seul le cristal se developpe en surface, car il ne possede d'individuel que sa couclie externe ou se produit la ~ r i s t a l l i s a ~ ~ ~ , C'est sur cette lisiere uniquement que les dimensions de I'exteno. rite et de l'interiorite s'affrontent. L'individualite du cristal n'oDerp ~." que sur ses bords : on pourrait vider un cristal de sa substance sans arreter sa croissance. Son individualite de surface se cantonne sur

' 1 sa zone d'accroissement, et ne prend pas dans i'interiorite du corps, pas plus qu'elle ne produit son interiorite comme memoire,

I Le vivant, lui, produit son interiorite comme une condensation , \ , temporelle : son identite est sa memoire. Dans le cristal, le passe ne

sert a rien, le temps successif n'est pas condense. C'est pourquoi Deleuze distingue, avec Simondon, le cristal, qui •á ne se developpe que sur ses bords •â et l'organisme, qui se recueille dans son espace d'interiorite tout comme il ne cesse de s'epandre a l'exterieur par assimilation et exteriorisation. Pourtant, comme le montre l'ana- lyse de la membrane, l'interieur et l'exterieur n'ont de valeur bio- logique que par cette surface topologique de contact, de sorte que partout, la surface predomine. De plus, la surface n'est pas affaire de localisation, de meme que l'energie superficielle de la peau n'est pas localisee a la surface, pas plus que l'inconscient n'est localise en un endroit du psychisme, mais est liee a la capacite de la mem- brane de se polariser et de se repolariser. Ainsi, le vivant vit a la limite de lui-meme, sur sa limite qui separe et distingue l'interieur et l'exterieur.

La resonance interne des series determine les differents carac- teres du sens dans Logique du sens : inconscient, impassible, a la sur- face. Car, et c'est la quatrieme condition, le sens presente une neu- tralite et une impassibilite qui lui viennent de sa position de surface, parce qu'il •á survole les dimensions suivant lesquelles il s'ordonnera de maniere a acquerir signification, manifestation et designation n ecrit Deleuze, reprenant la definition simondienne de l'informa- tion, comme •ála signification qui surgira lorsqu'une operation d'individuation decouvrira la dimension selon laquelle deux reels disparates peuvent devenir systeme •â'. Cette impassibilite et cette

.)! neutralite sont essentielles pour definir le sens comme ce qui surgira si une organisation de surface assurant la resonance entre serie des

'\il corps et serie des propositions, produit par disjonction violente son surgissement. Le sens surgit comme creation.

, : i

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CHAMP TRANSCENDANTAL IMPERSONNEL ET S I N G U L A R ~ ~ ~ ~

C'est pourquoi, cinquiemement, le monde du sens a pour sta- mt le problematique : Deleuze substantifie au masculin le proble-

que que Simondon notait au feminin, et suivant Simondon, le comme evenement pur, champ metastable d'individua-

tion des singularites. Le problematique, le champ problematique, sur lequel nous reviendrons au terme de notre analyse de l'Idee, "emet de definir le champ transcendantal reel, fait de sin,qlari- r ~

- tes, qui produisent des individuations, comme un champ virtuel bien differentie, capable de drames, d'evenements ideaux - de

qui font surgir le sens. comme une reponse. Ainsi Deleuze peut-il definir un monde de singularites noma-

des, qui ne sont plus ni individuelles, ni personnelles et qui ne se =onfondent pas avec un abime indifferencie. Les individus se cons- tituent au voisinage des singularites.

Le champ transcendantal reel est fait de cette topologie de surface, de ces singularites nomades, impersonnelles et preindividuelles'.

1. Deleuze, LS, 133

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LA theorie de la disparation problematique commande le statut de la modulation, et prend dans la philosophie deleuzienne une +ce de plus en plus importante car elle rend compte des rap- ports entre sensation et pensee, c'est-a-dire de la maniere dont la pensee surgit sous la pression du signe. La disparation se produit a l'interstice du sentant et du senti, a l'interstice des facultes portees a leur usage transcendant, c'est-a-dire a leur limite.

Nous sommes maintenant en mesure de comprendre cette limite comme une disparation objective, une constitution reci- proque et disjointe de l'experience reelle et de la faculte portee a son exercice transcendant, produisant l'individuation de la pensee sous la violence de l'effet sensible (le signe). Cette disparation pro- blematique s'applique a toute individuation de sensation et de pensee, mais l'estlietiqne transcendantale devait, pour Deleuze, rendre compte de la creation de pensee, des operations specifiques de l'art et expliquer le recours a La reclmclie du tenpsperdu sans pas- ser par un usage allegorique de la litterature. L'empirisme devient en effet transcendantal lorsque l'esthetique se fait une discipline << apodictique •â qui •áporte sur l'etre meme du senti •â, comme l'enonce Deleuze dans Dgerence et repetition'.

1. Dclcuze, DR, 80

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

1 / LA MODULATION :

SII\IONDON, CRITIQUE DE KANT

Comment Proust pousse-t-il le langage a sa limite qui lui per- met de conserver et de reproduire une sensation, Combray, t e ~ qu'il n'a jamais ete vecu, mais tel qu'il subsiste en soi ? Le pro- bleme, comme il est pose maintenant, n'a plus rien de specifique. ment litteraire. Non seulement il concerne n'importe quelle cap- ture de forces, comme Deleuze definit I'art, par exemple la peinture de Francis Bacon, mais encore, la disparation problema. tique, permet de definir le rapport entre l'individuation materielle et la subjectivite virtuelle qui l'affecte, la bouleverse et la commet a penser l'impensable, l'Ouvert, ce qui resiste a la pensee.

De meme que la disparation permet de theoriser la perception sensible, mais se trouve elargie par Simondon au rang de concept qui rend compte des phases de l'etre, de meme l'esthetique selon Deleuze concerne la definition du sensible et la creation de pensee en meme temps. Poser ainsi le probleme en termes de disparation permet de surmonter ce que Deleuze nommait en 1966 la dualite insurmontable de l'esthetique, scindee entre une theorie de la sen- sibilite comme forme spatiotemporelle objective de l'experience possible, et une theorie de I'art comme capture de l'experience reelle, mais saisie sur le bord decevant et sentimental d'une philo- sophie de la reception. O n reconnait dans cette alternative la dua- lite kantienne entre l'esthetique comme theorie de la sensibilite, esthetique transcendantale qui occupe la Clitique de la raison pure, et l'esthetique issue de Baumgarten, qui qualifie l'effet produit par la beaute d'une representation dans la Critique de la faculte de juger. C'est dans ce cadre kantien, nous l'avons vu, que Deleuze accueille la theorie de la modulation simondienne, et qu'il redefinit le rapport de la pensee et du sensible en termes de disparation.

Revenons sur cette dualite dechirante de l'esthetique kan- tienne, pour etablir comment Deleuze entend resoudre le pro- bleme. Kant scinde l'esthetique en meme temps qu'il la constitue en domaines irreductibles, theorie du sensible et theorie de l'art, parce qu'il pose le rapport de la pensee et du sensible sur le mode de la representation. Il se donne donc les sensations toutes faites comme matiere de l'intuition, en les rapportant seulement abstrai- tement a la forme a priori de la representation et il reduit la sensa-

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con a une simple receptivite qu'il oppose a la spontaneite catego- ,.ieUe. Les formes a priori de l'experience, categories de l'entendement, et formes apriori de la sensibilite, puisqu'elles sont ,

abstraites de la matiere de la sensation, ne peuvent plus definir alors que les conditions d'une experience seulement possible. Ce faisant, Kant coupe les deux parties de l'Esthetique, separe l'ele- ment objectif de la sensation de l'element subjectif du plaisir et de la peine.

En opposant la mahere de la sensation, recue passivement, a la spontaneite de la forme .cat&orielle, Kant ne pouvait retenir du reel que sa conformite a l'experience possible tandis que la theorie du beau, en prise quant a elle avec la realite de la sensation, ne la recueillait plus que sous la forme de l'element subjectif de la representation. C'est en cela que la theorie kantienne du transcen- dantal restait assujettie a la representation : separant la forme transcendantale de la matiere sensible, elle ne determinait plus que les conditions d'une experience possible, et non celles de l'experience reelle.

Or Deleuze montre, avec Bergson, que le possible n'est jamais qu'une idee generale, abstraite et representative, incapable d'ex- pliquer sa propre genese, et qui se calque implicitement sur I'em- pirique. Il faut bien que tel ensemble de conditions soit d'abord empiriquement donne pour que la pensee abstraite puisse retros- pectivement en soustraire quelques-uncs et declarer apres coup : telle autre configuration aurait ete possible. Kant, •áprodigieux •â inventeur du transcendantal', se soumettait donc a la doxa repre- sentative en reproduisant l'opposition de la matiere passive et de la forme active. Il scindait l'esthetique en la fondant sur ce qui ne peut etre que represente dans le sensible, et en concevant les rap- ports de la pensee et du sensible a travers l'opposition de la forme et de la matiere.

Cela permet d'expliquer pourquoi c'est precisement de Proust que Deleuze attend pour la pliilosophie la reforme de l'image de la pensee, c'est-a-dire la solution de l'empirisme transcendantal, quit- tant •á le domaine de la representation pour devenir "experience", empirisme transcendantal ou science du sensible 9. L'experience litteraire, l'art comme experimentation actualisent ce que la philo- sophie n'ariive pas a effectuer pour son compte sans s'instruire de

1. Dclcuze, DR, 176. 2. Deleuze, DR, 79.

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de l'art. Non que I'art promette a la pldosophie une realisation de la pensee qu'elle serait constitutionnellement inapte a exercer. Mais la philosophie qui pense I'art reussit a prendre en compte la vie de la pensee, que son propre mode ideationnel recouvre le plus souvent: illusion objective de la pensee, que le recours a l'art dissipe. C'est pourquoi le role de l'art s'averait cru- cial et ~aradoxai. En determinant les conditions de l'ex~eriencr reelle, les deux sens de l'esthetique se rejoignent, • áau point que l'etre du sensible se revele dans d'art, en meme temps que

d'art apparait comme experimentation •â'. d'art se fait experimentation du sensible, sur le sen-

sible parce qu'elle opere une creation de sens, et qu'elle force a penser. Pour Deleuze, ce qui force a penser est l'objet d'une ren- contre irmptive, violente et empirique - vitale, non d'une recogni- tion : la pensee se produit dans la rencontre heterogene avec le Dehors, et non dans l'element de la pensee (recognition). L'objet de la rencontre fait naitre la sensibilite dans le sens, et ce qui est donne, ce n'est pas le divorce entre une matiere amorphe et une forme vide, mais un signe, l'etre du sensible, ce par quoi le donne est donne. L'objet de la rencontre, le signe porteur de probleme, se produit par disparation, et le sens qu'il produit ne lui preexiste pas, mais resulte, comme le dit Simondon, d'une actualisation creatrice et problematique, qui ne surgit qu'au futur, en se survo- lant elle-meme. Le sens ne se definit pas comme idealite discur- sive, mais comme resolution de probleme, comme a la significa- tion qui surgira lorsqu'une operation d'individuation decouvrira la dimension selon laquelle deux reels disparates peuvent devenir systeme 9. La signification ne preexiste nullement a cette mise en tension, et se trouve reeuement constituee par disparation qui met en communication ces deux reels, qui sinon n'entretiendraient pas de rapports en soi.

En mettant en jeu la disparation de la pensee et du sensible, Proust ne fonctionne pas autrement que la philosophie, mais pre- sente cette disparation sur un mode plus net, moins contestable, en somme plus pedagogique pour la philosophie. L'esthetique, theorie du signe, theorie des rapports de la pensee et du sensible, ouvre donc la voie en exigeant que l'on repense les conditions de l'opposition de la matiere et de la forme. La modulation intervient

1. Deleuze, DR, 94. 2. Simondon, IGP, p. 29.

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comme critique explicite de toute doctrine hylemorphique, qu'il ,'agisse de la separation aristotelicienne de la forme et de la matiere dans la sensation, ou de la separation kantienne entre matiere amorphe, grandeur intensive et forme de la sensibilite. Simondon refuse qu'on cherche a G saisir la structure de l'etre sans l'operation et l'operation sans la structure •â' - exactement comme Deleuze exige qu'on pense ensemble structure categorielle et genese de la pensee dans la rencontre sensible.

La pensee representative dont Deleuze administxe la critique dans D@rence et repetition consiste donc en une pensee qui scinde structure et operation, et qui s'interdit de comprendre le processus qielle met elle-meme en en s'actualisant, autant qu'elle meconnait les individuations reelles. Partout, elle disjoint la forme active conditionnante et la matiere informe. Pour saisir le proces de la connaissance, autant que les formations materielles, vitales ou technologiques, il faut, dit Simondon, se placer au milieu - sur ce point egalement, l'affinite entre Simondon et Deleuze est vrai- ment remarquable - de ce que la pensee hylemorphique disjoint, a l'interstice entre cette forme et cette matiere seulement abstrai- tes qu'elle separe et dont l'opposition ne resiste pas au moindre examen concret d'une operation d'individuation, naturelle ou technique.

Le merite de l'application par Deleuze de la modulation simondienne a la creation permet de s'installer au milieu des oppositions qui dechiraient l'esthetique, sans les surmonter sur un mode hegelien, mais en les posant dans leur difference consti- tuante comme le point indiscernable de l'objectif et du subjectif, de l'imaginaire et du reel2. Le signe unit les deux branches de l'es- thetique, a condition de se liberer de sa tutelle linguistique et de cesser d'etre reduit par analogie a un enonce. Tous les types de signes sont ainsi theorises par Deleuze comme •á la modulation de l'objet lui-meme n3, c'est-a-dire comme une differenciation, selon laquelle une matiere signaletique, non linguistique mais capable d'effets sur la sensibilite, •ácomporte des traits de modulation de toute sorte •â'.

I . L'expression se trouve dans Sirnondon, L'indiuidwztion prychique el collecline, op. cit., p. 148.

2. Deleuze, IT, 16-31. 3. Deleuzc, Z 41. 4. Deleuzc, 17, 43.

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L'intensite s'elabore d'abord comme concept physique: Deleuze s'appuie sur la difference de potentiel chez Rosny et sur la disparation chez Simondon'. L'asymetrie lui permet de coupler la disparation et la transduction simondiennes avec l'analyse kan- tienne des Anticipatiom de laperception, qui comprend la realite de la sensation (realitas phmornenon) comme une grandeur intensive. Chez Kant, tous les phenomenes, anticipes selon la categorie de la qualite, sont, du point de vue de la realite de la sensation, des grandeurs intensives, c'est-a-dire des degres. La grandeur iuten- sive est donc la mesure du quale, du quelquc chose en general, en tant que ce remplissement est a la fois continu (par degres) et indetermine (la matiere est insensible). Chez Deleuze, l'intensite designe l'effet asymetrique de la production de signai, concept electrique qui qualifie reellement la fulguration materielle comme matiere energetique insensible, mais discontinue. Si Deleuze choi- sit le terme d'asymetrie plutot que la dissymetrie simondienne, c'est qu'il renvoie plutot a Kant, aux Analogies de l'experience, et qu'il a en vue l'analyse kantienne de l'asymetrie des objets dans l'es- pace, a travers L'analyse que donne Hermann Cohen du spatium intensif, et les belles analyses de Husserl et de Merleau-Ponty.

Le paradoxe des objets symetriques des corps enantiomorphes est d'une immense portee pour cet aspect de la discussion: une paire de gants, les mains gauche et droite non superposables exhi- bent la realite de ce paradoxe dans notre espace corporel. Cette difference, qui n'est pourtant ni intrinseque ni conceptuelle, ne peut s'expliquer qu'intensivement, comme tout ce qui concerne les symetries reelles, comme la gauche et la droite, le haut et le bas, la forme et le fond?. Analysant les objets incongruents, Kant reconnaissait qu'ils manifestent une difference irreductible au concept, ce qui lui permettait justement de demontrer que l'es- pace est une intuition, et ne se reduit pas a l'homogeneite exten- sive3. La difference d'orientation des objets symetriques apparait a Kant comme une intuition sensible irreductible a toute determi-

1. Dcleuze, DR, cliap. V. 2. DR, 40, 298. 3. Voir Kant, ProO,omene~, 5 13 et Diwllotion de 1770, section III, 5 15, in

Euures coml>IeIes, Paris, Gallimard, coll. La Pleiade n, 1980, t. 1, p. 653.

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conceptuelle. Seule la sensibilite peut distinguer la gauche ,t la droite, et cela determine la distinction entre la sensibilite et l'entendement: la specificite du sensible se marque par l'incongruence des figures symetriques.

Merleau-Ponty parle a ce propos d'images non symetriques, dlaire non symetrique des retines, mais n'eleve pas l'asymetrie et la disparahon au rang de categories decisives pour la metaphy- sique comme le fait Simondon, dans la mesure ou sa problema- tique reste celle de la synthese unifiante du corps propre, et non la synthese asymetrique du sensible comme tel. Simondon sert de relais pour poursuivre ces themes merleau-pontiens en evacuant la

phenomenologique, trop centree, selon Deleuze, sur le sujet et privilegiant a l'instar de Kant le sens commun, meme si l'on passe, enonce-t-il plaisamment, de la doxa a l'Urdoxal. Deleuze s'appuie pourtant sans conteste sur la belie analyse du sentant-senti, chez Husserl, du toucher des mains qui, en s'eflleu- rant mutuellement, explorent la difference entre objet senti objec- tive et chair sensible subjectivante, et sur Merleau-Ponty. Seule- ment, pour Deleuze, l'incongruence ne renvoie pas d'abord au corps propre ou approprie, qui reste un concept derive, exacte- ment comme Kant a tort de maintenir a l'espace une extension geometrique euclidienne alors qu'il lui refuse une extension logique. Dans les corps enantiomorphes, Kant identifiait une dif- ference interne sans s'aviser que ce paradoxe resulte de leur nature intensive. Seul le concept d'intensite explique cette incapa- cite de la representation a rendre compte de l'espace2.

Toute cette discussion rend compte du statut que Deleuze accorde a l'intensite dans D@rence et r$etition, et le travail de reprise~sur les Antic$ationr de la perception, principe etonnant et meme choquant, qui fait apparaitre la grandeur intensive comme la mesure du quale, du quelque chose en general, horizon de cho- seite de la chose. Cet horizon de la grandeur intensive correspond a ce qui n'est jamais senti dans la sensation, comme la grandeur extensive, quantitas, est la mesure du quantum, de l'espace en tant que tel, et n'est jamais donnee dans la sensation. Mais Deleuze refuse de lier l'ensemble de ces determinations a la position du

1. +leau-Ponty, Phenomenolqi~ de Inpercepiion, op. rit., p. 267-270, et DR, 179. 2. A cc propos, on consultera I'cnccllent ouvrage de Juliettc Simont, f i n [ ,

He&, Deleuze ..., op. cit., p. 205-207, qui montre que, pour Dclcuze, il y a une individuation spatiale irreductible •â.

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z . ~

corps propre, et les comprend comme une semiotique de pinten- ':' site. D'une part, il lie la difference d'intensite a la seriaLite, a la serie des disparates pour se defaire des ordres de grandeur simon- diens : la difference n'cxistc jamais seule, mais se donne toujours comme multiplicite connectant des differences, de meme que la force, toujours plurielle, s'actualise dans un rapport de forces. son caractere sera donc l'organisation en serie, mais la serie dont il est question ici se demarque des permutations structurales de signi- fiants et de signifies que nous avons analysees un peu plus tot. s'agit desormais de series intensives, reelles et non plus symboli. ques, jouant dans un systeme physique, et non plus de positions structurales. Ces series proviennent de l'analyse de l'intensite comme difference de potentiel que Deleuze etudie chez Rosny, avant d'etre etendues a la semiotique de l'intensite comme pro- duction d'une difference de potentiel.

La difference serielle est d'abord intensive, et cette intensite, Deleuze la comprend energetiquement, comme difference de potentiel, intensite positive qui couple une difference et renvoie donc elle-meme a d'autres differences (de type E-E', ou E renvoie a e-e', et e a E-E'), de telle sorte que l'intensite puisse etre consideree comme une difference primitive, positive, et non comme une oppo- sition entre deux ternes, meme structurale. Rosny le montre en effet, l'intensite exprime deja une difference : elle ne peut se com- poser de termes homogenes, mais implique au moins deux series de termes heterogenes. Le passage du terme unitaire a la serie, diffe- rentielle parce que composee de differences entre les termes, est necessaire pour theoriser la difference qu'implique l'intensite.

Deleuze definit donc le systeme de l'intensite comme pluriel et seriel, chaque serie etant differentielle, definie par les differences entre les termes qui la composent. Il conserve donc a certains egards la vertu differenciante de la serie structurale, mais corrige le mode oppositif, saussurien, d'une difference interne entre termes d'un systeme clos, et symbolique. L'element s'affirme comme difference dans la serie qui le constitue, et comme diffe- rence de difference en passant d'une serie a l'autre. Cela permet a Deleuze de definir deux types de differences, de premier et de second degre, la difference terme-serie et la difference serie-serie, qui definissent la difference comme intensive et non oppositive, materielle et non symbolique. C'est en conjuguant les concepts de l'energetique selon Simondon, le couplage 'entre series hetero- genes, la resonance interne dans le systeme et le mouvement

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D I F F ~ R E N C C ET I N T E N s I T ~

force, avec la conception de l'intensite selon Rosny que ~~l~~~~ elabore sa version intensive de la difference structurale.

Le couplage, Ou resonance interne qui fait •áresonner •â les qui les rapporte disjonctivement les unes aux autres, induit ,, mouvement force, cette resolution d'une difference de poten-

tiel que nous avons etudiee avec la disparation. Deleuze rap- proche ce couplage de la theorie des quantites intensives : chaque intensite est differentielle en elle-meme, renvoyant par elle-meme a un couplage heterogene (E-E3 ou chaque element du couple renvoie a son tour a d'autres couples d'un autre ordre (E a e-e, ,te a E-d). Cette disparite, cette disparahon assurent la genese asy- metrique du sensible, sur un mode transcendantal.

pour que la difference agisse, il faut une K communication [qui] rapporte des differences a d'autres differences •â. C'est la reso- nance interne, empruntee a Simondon, que Deleuze comprend desormais comme difference au second degre. Elie joue le role de differenciant qui assure la communication, c'est-a-dire qui rap- porte les unes aux autres les differences de premier degre'. Un bon modele de cette difference differenciante reste la disparation de la vision au sens ordinaire de production de la profondeur dans la vision binoculaire. Chaque retine est couverte d'une image bidimensionnelle, dont l'asymetrie produit, par disparation, la creation d'une nouvelle dimension : la vision tridimensionnelle est une resolution creatrice de la disparite entre les deux retines. Le volume visuel se produit non par reduction, mais par amplification constructive de la difference initiale..

Le concept physique d'intensite permet ainsi de rendre compte de la synthese asymetrique du sensible que Deleuze nomme N dis- parite •â, cet K etat de la difference infiniment dedoublee, reson- nant a l'infini •â. La difference doit en effet etre concue sur ce mode bifurquant du dedoublement redouble a l'infini, puisque les differences internes d'une serie provoquent la differenciation entre deux series heterogenes.

Ainsi, la theorie de l'individuation intense opere chez Deleuze, dans un climat de reference electromagnetique, qui integre son projet bergsonien (donner a la science contemporaine la metaphy- sique qu'elle merite) a ses recherches sur l'individuation et sur le signe avec une telle vigueur que la conjonction entre sa pensee et

1. Ibid., 154

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ceile de Simondon lui reste imperceptible. Deleuze ne credite pas en effet toujours Simondon de cette conception de l'individuation intensive, dont on voit pourtant toute l'importance qu'eue occupe dans sa pensee et le role qu'elle tient dans l'ecriture de Dgmence et repetition, puisqu'eile contribue tres largement a cette semi~ t iqu~ intensive. D'ailleurs, au moment de definir les modes de subjecti. vations que Foucault explore dans son Histoire de la sexualitr, Deleuze precise par exemple : •áJe crois meme que la subjectiva. tion a peu de choses a voir avec un sujet. Il s'agit plutot d'un champ electrique ou magnetique, une individuation operant par intensites (basses autant que hautes), des champs individues et non pas des personnes ou des identites. •â' C'est bien l'individuation selon Simondon qui rend compte de la formation materielle des sujets, et de la maniere dont les codages sociaux mettent en forme ces individuations intensives.

Simultanement, Deleuze fait subir a ces resultats un traitement kantien, qui vise a doubler l'analyse physique par une esthetique et une logique qui assurent les conditions transcendantales de l'ex- perience, et lui garantissent son application •á a tout autre domaine n2. L'extension du concept du champ physique a l'esthe- tique et au noetique revient a faire subir au concept scientifique une critique transcendantale.

Deleuze amorce alors un passage tout kantien des positivites de la science, experience reelle mais phenomenale, vers leurs condi- tions transcendantales, ce qui lui permet, dans Dmence et repetition, de distinguer une intensite phenomenale et une intensite pure3. Reporter l'intensite du domaine physique a •átout autre domaine n revient donc a passer de la philosophie de la nature a la philosophie transcendantale. Conformement a son principe d'ouverture - la liste des categories n'est pas close - Deleuze refuse de totaliser ces renvois : •áLa nature intensive des systemes consideres ne doit pas nous faire prejuger de leur qualification : mecanique, physique, biologique, psychique, sociale, esthetique, philosophique, etc. •â Mais dans tous les cas, cela concerne le passage de la philosophie de la nature a la philosophie de l'es- prit au sens large : ce qui interesse Deleuze est le report de l'in- tensite dans la nature vers la pensee, par l'intermediaire du

1. Deleuze, Entretien mec Mugimi, 2 el 3 sefilembre 1986, in PP, 127-128. 2. Deleuzc, DR, 155. 3. Deleuze, DR, 288-292.

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: *<Chaque type de systeme a sans doute ses conditions i

particulieres, mais qui se conforment aux caracteres precedents, tout en leur donnant une structure appropriee dans chaque cas [mais l'exemple qui suit est revelateur] : par exemple, les mots sont de veritables intensites dans certains systemes esthetiques, les concepts sont aussi des intensites du point de vue du systeme phiosophique. •â'

A la question de savoir comment etendre le principe d'une determination positive de l'energie a la philosophie sans encourir les reproches symeiriques de la metaphore ou du scientisme, la reponse de Deleuze est sans complexes franchement kantienne : la pldosophie se montre capable d'extraire un principe transcendan- tal du principe empirique : le principe empirique, qui regit un domaine, releve de la science, et la philosophie n'a pas juridiction sur la science, mais c'est le principe transcendantal qui donne le domaine a regir au principe empirique2. Cette utilisation du kan- tisme, Deleuze l'emprunte a Vuillemin, pour definir l'alliance entre science et philosophie. A la faveur de ce mouverncnt kan- tien, la disparahon selon Simondon, et l'intensite selon Rosny fournissent une esthetique transcendantale.

La philosophie se trouve alors en mesure d'extraire du principe empirique un principe transcendantal. Car l'energie, comme dif- ference en soi, la quantite intensive, est un principe transcendan- tal et non un concept scientifique. De la sorte, et meme si le prin- cipe transcendantal ne regit aucun domaine, c'est-a-dire ne peut se substituer au travail scientifique de la connaissance, il rend compte de la soumission du domaine au principe. Lt: priu~ipe de l'intensite, etabli empiriquement par la science, renvoie a sa condition transcendantale, qui ne releve plus specifiquemerit des demarches de la science mais bien de la philosophie. La difference d'intensite apparait comme le principe transcendantal, qui •áse conserve en soi •â, dit Deleuze, •áhors de la portee du principe empirique v3.

La Difference n'est donc pas le donne mais la condition de l'experience reelle, et non possible, puisque Deleuze substitue le virtuel au possible kantien. Dans l'appareil kantien qui caracterise

1. Deleuze, DR, 155. 2. Deleuze, DR, 310 et Vuillemin, .Moiloge konlien el [a reuoludon copmricieme,

Paris PUF, 1954, p. 147. 3. Deleuze, DR, 310.

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DELEUZE L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL Y

D$erence et r+etition, la fulguration du signe actualisant une com- munication entre series disparates, devient la condition de notre experience, et la Difference, sa raison, le plus proche noumene du phenomene'. Autrement dit, le signe, sensible, reste plienomenal, mais il implique, comme sa condition transcendantale, une inten- site insensible, une Difference non percue.

La Difference, condition transcendantale, difference avec majuscule, recule donc en dehors des limites de notre experience, tandis que le signe, qui s'impose a nous n'en devient plus qu'une retombee phenomenale. • á L a raison du sensible, la condition de ce qui apparait, ce n'est pas l'espace et le temps, mais l'Inegal en soi, la disparution telle qu'elle est comprise et determinee dans la difference d'intensite, dans l'intensite comme difference.

Le signe est un acte, verbe intensif et infinitif qui resonne en signal mais s'apercoit en signe. Le phenomene, comme systeme signal-signe a donc comme condition l'Inegal en soi, la dispara- tion, ecrit Deleuze - c'est un des rares passages ou il reprend nommement le concept simondien, en lui donnant on le voit, le sens de condition transcendantale de l'experience. Pourtant, ce vocabulaire kantien ne doit pas nous tromper : il sert a bien des egards de camouflage pour des concepts qui n'ont rien de kantien. Cette condition transcendantale n'est pas subjective, elle ne tient pas a l'organisation du sujet, et ne peut etre assimilee a l'espace et au temps, formes de la sensibilite humaine. L'Esthetique transcen- dantale ne consiste plus en une theorie transcendantale de la sen- sibilite, mais en une physique transcendantale de l'intensite.

Comme chez Kant cependant, l'intensite renvoie a une Diffe- rence, l'Inegal en soi, limite exterieure de notre experience, qui apparait comme la raison sufisante du phenomene, la condition de ce qui apparait. Le signe n'est donc pas la Difference, il n'en est que l'apparition phenomenale. Comme le champ intensif ainsi defini constitue ce que Simondon appelait un milieu d'individua- tion, le signe fulgure dans un systeme individue, sous l'effet d'une communication entre intensites disparates, qui fait resonner leurs differences en produisant cette difference phenomenale (de pre- mier degre), l'intensite apparaissant. C'est pourquoi les K qualites sont des signes et fulgurent dans l'ecart d'une difference n3.

1 . Deleuze, DR, 286. 2. Deleuze, DR, 228, 3. Deleuze, Ln meihode de dro>nalirolioti, p. 95-96 (ID, 137) ct DI?, 288.

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L'empirisme devient transcendantal et l'esthetique une discipline quand nous apprehendons airectemcnt dans le sensible ce

qui ne peut etre que senti, l'etre meme du sensible : la difference, la difference de potentiel, la difference d'intensite comme raison du divers qualitatif. C'est dans la difference que le phenomene fulcure, s'explique comme signe, et que le mouvement se produit comme •áeffet•â'.

On neut maintenant revenir sur ce concept de dubars, aue * . . Deleuze forge dans Dlfference et repetition pour surmonter la dualite de l'esthetique kantienne et proposer son esthetique transcendan- tale intensive. Ce concept temoigne a la fois de l'inventide dont Deleuze fait preuve en matiere de creation de concepts, et du tra- vail de reprise incessante par lequel, en il ajuste et transforme son vocabulaire. Dans D$erence et repetition, le dispars expose la version deleuzienne du schematisme transcendantal, comme limite ou point de bifurcation qui fait surgir le champ transcendantal. Il temoigne aussi de sa reprise de la disparation simondienne, comme nous l'avons vu. Comme precurseur sombre ou comme differenciant, il est ce quelque chose = x qui met les series disparates en resonance. Terme paradoxal qui assure le couplage entre les series, il definit donc la Difference avec majus- cule, difference au second degre. •áNous appelons dispars cette difference en soi, au second degre, qui met en rapport les series heterogenes ou disparates elles-memes. •â2

La condition transcendantale du phenomene constitue ce dis- pars, Difference qui rapporte le different au different dans ce type de systemes intensifs. Reprise kantienne, ou plutot postkantienne de la disparation simondienne, il est donc la condition transcen- dantale, c'est-a-dire intensive de l'experience, sombre precurseur qui agit comme differenciant, Difference en soi, au second degre, Difference transcendantale, comme on l'a vu pour le phenomene de la vision. Il ne releve pas de l'activite synthetique du sujet, du schematisme actif de l'imagination, mais de sa passivite creatrice, de l'usage transcendant des facultes, et signale la disparation

1. Ddeuze, DR, K. 1. Deleuze, DR, 157,

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL f

comme problematique objective. C'est tout l'interet du passage de la quantite intensive comme mesure du remplissement de la sensa. hon chez Kant, dans les Anticipatiom de la perception, a cette theorie de l'intensite electrique, comme propriete de la matiere, herse. tique du signal. Le dispars se deplace donc de la structure du sujet vers le potentiel de la matiere, et devient la difference insensible, l'intensite reelle qui produit la fulguration sensible. Deleuze estime ainsi porter l'avancee kantienne - la decouverte du trauscendan. ta1 - sur le terrain plus sur de l'empirisme. Il se fait la condition intensive de l'experience virtuelle.

Le dispars recoit donc la fonction d'assurer la connexion entre l'energetique simondienne et la theorie structurale du signifiant seriel. En assumant le role du differenciant, il apparait comme la condition transcendantale de l'apparition du signe, difference seconde. Pour qu'un signe se produise, il faut l'intensif dispars, le 1

il precurseur sombre qui assure la communication des series, des •á.bords •â entre lesquels fulgure la difference. II ne doit donc pas

l~ etre concu comme la chose en soi derriere le phenomene, mais

1 l comme l'operateur du rapport entre sensibilite et realite, ce qui , , , , force la sensibilite a sentir l'insensible qui ne peut etre que senti.

! m m Si sa carriere est si courte, cela tient neanmoins a ce que, tel quel, le dispars est encore a la fois trop proche de la doctrine kan-

' 1 1 'i tienne (car il articule les champs heterogenes des categories et de la

' l sensibilite et se prete a la meme critique que le scheme - repondre

1 par un concept nominal a une difficulte de fond) et trop ineffable

1 l dans son statut pour etre reellement utilisable. Deleuze ne l'utilise

1 que dans Dg&-ence et repetition pour inflechir le differenciant structu- 8 ; 1 r d dans cette perspective intensive reelle. On le voit surgir a uou-

veau brievement sous une autre forme dans Mille plateau, au moment ou Deleuze et Guattari distinguent deux regimes episte- mologiques. Le Compars, science royale de la mesure exacte, s'op- pose alors au Dirpars, science ambulante de l'anexact, qui se carac- terise par son mode mineur et par ses essences vagues'. La difference de regime entre ces deux conceptions de la science tient au role qu'y joue la mesure, forme qui moule et impose ses catego- ries a la matiere dans le Compars, ou modulation et variation intensive, pour la science anexacte du Dispars. D'ou l'hommage tres appuye a la critique simondienne de I'hylemorphisme, evidem-

1 Ill 1 1. Deleuze, DR, 80, 92-95, 157, 189, 317, et Deleuze, Guattari, IMP, 455-

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ment decisive dans cette distinction. Le role de Simondon est peste Dour cette theorie deleuzienne de la Difference intensive. --- .

Cela precise aussi la fonction critique du concept, qui cherche a echapper au principe d'identite : au regime de la comparaison, de

et de la ressemblance s'oppose la disparite disjonctive du dispars. C'est dans ce meme contexte theorique que Deleuze utilise le concept tout aussi ephemere de simulacre, qui joue a la meme

un role equivalent et se definit comme systeme differentiel a series disparates et resonantes, a precurseur sombre et mouvement force'. Le simulacre occupe la meme fonction : substituer a la logique du Meme une logique de la Difference, et expliquer la repe- tition sans passer l'identique. Il faut alors rendre compte de la res- semblance entre les series, et du caractere apparemment successif

empruntent, par exemple dans le fantasme de la vie incons- ciente, ou encore dans la maniere dont nos amours infantiles se repetent et agissent avec retard dans nos amours adultes. L'amour que le narrateur de la Recherche eprouve pour sa mere contamine et irradie les series adultes de Swann avec Odette, ou d'Aibertine avec le narrateur adulte. Pour penser ces echos de series, ces resonances forcees, il ne faut plus s'en tenir a l'eternel retour du meme et du semblable, mais bien definir un eternel retour de la Difference, une differenciation qui •á ne fait revenir que les simulacres •â, systemes differentiels a series disparates.

Le simulacre, que Deleuze utilise alors dans une amicale proxi- mite avec Klossowski et avec Foucault2, sert, particulierement dans l'article strategique •áRenverser le platonisme •â, de relais pour echapper a la logique du meme et de l'autre, et au principe d'identite de la pensee representative. Dans ces conditions, ren- verser le platonisme et promouvoir une pensee de la Difference, ces deux operations sont assurees simultanement par le concept de simulacre. En caracterisant le platonisme par sa volonte de faire triompher les icones veraces, Deleuze definit symetriquement la modernite par la puissance du simulacre3. Cela lui permet de dis-

1. Deleuze, DR, 165. 2. Deleuzc lui consacre lui-meme deux articles, seul ou en collaboration avcc

Guattari (Deleuze, R Pierre Klossowski ou les corps-langage n, in Cdique, no 214, man 1965, p. 199-219, repris apres revision dans Logique du setu; avec Guatta", •áLa synthese disjonctive r, in L'Arc, no 43, h7ormw~ki, 1970, p. 54-62, article tres important, car il s'agit du premier article coecrit par Ics deux auteurs, et qui sera repris et revise dans I'ilnli-ad@).

3. Deleuzc, & 298 et 306 ; DR, 1.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

tinguer chez Platon lui-meme, une difference de regime entre ces deux modes de la participation, ceile du modele original et de l'image-copie verace, et celle du simulacre trompeur. Pour Deleuze, Platon ne fait valoir la difference entre l'original et l'image que pour etablir une difference entre ces deux types d'images, les icones veraces et les fantasmes, et pour chasser les simulacres. Le Sophiste propose en effet cette division du domaine des idoles (images) en icones bien fondees et phantasmes illu- soires'. De sorte que pour Deleuze, ce qui est en jeu n'est pas le partage entre modele et copie, mais bien cette distinction entre deux modalites distinctes de la ressemblance, dualite qui devient sous sa plume l'enjeu veritable de la theorie de la participation. La copie-icone, possesseur en second, pretendant bien fonde, est garantie par la ressemblance qui assure sa participation verace a l'original ; le simulacre, ((image sans ressemblance 9, conteste la repartition platonicienne du meme et de l'autre en introduisant une dissimilitude essentielle au sein de la participation elle-meme. Le simulacre apparait alors comme ce qui definit le projet platoni- cien dans son sursaut vers l'identique, mais aussi comme ce qui le menace, en introduisant au sein de la participation la dissemblance, la dissimilitude et la difference, dont Deleuze entend bien montrer qu'eues sont constituantes.

La pensee de la Difference valorise alors le simulacre comme puissance de la dissemblance, image sans modele. Simultanement, Deleuze medite de Klossowski et l'article que Foucault lui consacre, ou le simulacre, defini comme l'ordre de l'apparaitre, oppose au signe linguistique et au signe theophanique sa dissimili- tude et sa puissance de simulation : simuler, c'est venir ensemble3. Tout ceci fait du simulacre un bon candidat pour explorer la theorie du signe sur fond de relation dissemblable que Deleuze elabore avec Simondon. Cela explique pourquoi, dans certaines pages de Dfirence et r@etition, Deleuze donne au simulacre le statut d'apparition en general, de fulguration dissemblable.

Pour autant, la notion de simulacre, comme celle de dispars, si eile pose correctement le probleme d'une ressemblance sans iden- tite, reste trop proche du modele verace dont elle entend se deta-

1. Platon, Le Sopllirie, 236 6, 264 c, ct LoBque du sens, •á Platon el le simulacre •â. 2. Dclcuzc, LT, 295-297. 3. Foucault, •á La prose d'Acteon •â, Li j?lauoelle Roue f inpire , n" 135,

mars 1964, 444-459, in Difi el eds, 1, p. 326-337, ici, p. 329-330.

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&er. Sa difference conserve l'actualite du modele qu'elle dena. turc. Si la dissimulation et la traitrise du faux sont conservees dans le systeme, le simulacre, comme concept, disparait apres Dflrence et @etiteon, et laisse la place a la puissance du faux qu'il a contri- bue a definir. • á E n revanche, il me semble que j'ai tout a fait abandonne la notion de simulacre, qui ne vaut pas grand-chose •â, ecrit Deleuze a Jean-Clet Martin en 1990'.

Il n'empeche que la notion joue provisoirement un role actif pour preciser la Difference en soi, et assurer une theorie de la pro- duction du signe sans ressemblance. Cela explique le rapproclie- ment entre le simulacre et le dispars, neologisme que Deleuze, comme nous l'avons vu, fabrique egalement a partir de la dispara- tion simondienne, et qui sert aussi a definir la Difference en soi, le differenciant qui met en rapport ou en resonance les series hetero- genes. Le dispars sert donc a expliquer comment surgissent la sen- sation ou la pensee, comme resolution d'une difference de poten- tiel, c'est-a-dire comme difference intensive, sur ce mode intrusif et bouleversant que nous avons vu a avec le sublime chez Kant2. Ce qui force a sentir, c'est la force, qui porte la sensibilite a son exercice superieur, c'est-a-dire a son point de disparation : la ou la pensee se fait creatrice, c'est sous l'intrusion violente d'un signe. Cette intrusion, Deleuze la precise avec Simondon comme intensite : •áC'est toujours par une intensite que la pensee nous advient. n3

4 /LA DIlT'lieRENCE INSENSIBLE

Le signe fulgure ainsi comme l'effet empirique d'une Diffe- rence intense. De sorte que la Difference, pour Deleuzc, articule ces deux aspects : la Difference intense, Difference transcendan- tale ou raison du sensible, est la Difference absolue, virtuelle et impassible, que l'on ne confondra pas avec l'intensiti: empirique,

1. Deleuze, •á Lettre-preface s, in Jean-Clet Martin, 170nntionr. L? /hilosophie de Gilles Delem, Pans, Payot, 1993, p. 8.

2. •á Lc pridhcc de la sensibilit6 [...] apparait en ccci que ce qui force a sentir ct ce qui nc peul-etre que senti son1 une seule et meme clme dans la rcncanirc [de la scnsa~ion avec I'objct scnti comme de la pensee avec lu sensation]. En eflet, I'inlensii, la diflereiice dans l'intensite, est a la fois l'objet de lu rencontre et l'objet auquel la rencontre 6ICve la sensibilite •â (Deleuze, DR, 188-189).

3. Deleuzc, DR, 188.

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DELEUZE. L'EhIPIRISME TRANSCENDANTAL

l'actualisation phenomenale qui a tendance a s'egaliser, a tendre vers O. La Difference transcendantale est precisement cette diffe. rence sans negation que Deleuze cherchait au debut de D@erence et repetition. Elle ne s'abolit ni ne se contredit, mais s'actualise emp& quement. Cette intensite devenue, l'intensite empirique au sens kantien est une difference qui tend a se nier, a s'annuler dans sa differenciation spatiale et qualitative' : la fulguration de la qualite comme signe realise et phenomenalise l'intensite, et ce faisant, elle l'annule.

C'est ainsi que Deleuze dedouble l'intensite et distingue le donne phenomenal de l'intensite transcendantale, par quoi le donne est donne2. Nous n'avons jamais affaire a l'intensite en soi, mais seulement a l'intensite telle qu'elle se phenomenalise, s'indi- vidue et s'actualise : nous avons affaire a l'eclair qui parait, au signe qui se resout apres la fulguration. Nous ne saisissons l'indivi- duation qu'effectuee, non l'individuation se faisant, nous ne perce- vons l'intensite qu'expliquee, non la disparation impliquee. En conjuguant la disparation simondienne avec l'analyse bergso- nienne d'une duree insensible qui se phenomenalise en matiere, Deleuze distribue la Difference qu'il vient d'elaborer autour de cette scansion kantienne : la Difference en soi devient l'insensible, la raison du sensible, tandis que la difference apercue, phenome- nale, signaletique, l'information qui se forme par disparation dans notre systeme sensible qu'elle fait resonner. La Difference possede alors ces deux proprietes kantiennes : comme limite insensible, elle ~ rodu i t notre experience, et bien qu'elle soit transcendantale, elle est posee comme limite exterieure transcendant notre experience reelle a la maniere de l'objet = x kantien, ou de la differentielle chez Maimon.

En tant qu'elle excede par definition nos facultes, la Difference produit cette dialectique transcendantale qui explique pourquoi la pensee pliilosophique a tant de mal a ne pas la reduire au qua- druple carcan de l'identite. Deleuze estime tenir avec cette ana- lyse intensive de la Difference la veritable nature de l'illusion transcendantale, qui concerne moins les Idees de la raison, pro- blemes constitutionnellement insolubles, ou notre desir d'une intuition speculative, que notre rapport physique avec l'intensite, que nous annulons dans l'actualisation. L'illusion transcendantale

I . Deleuze, DR, 288. 2. Dclcuzc, DR, 292.

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concerne en realite l'individuation des quantites intensives' et cela explique l'erreur de Bergson. II n'a pas saisi l'importance de l'in- tensite parce qu'il ne la conccvait que sous la forme de son plus bas degre, comme difference d'intensite, sans s'aviser que l'inten- site devenue que nous percevons sous l'actualisation, doit etre dis- tinguee absolument de l'intensite virtuelle, la veritable Difference, qui subsiste ou insiste dans chaque actualisation.

L'intensite phenomenale est donc toujours intensite individuee, percue, modulee, et reifiee par un systeme individue, exactement comme l'individuation, chez Simondon, impliquait l'individuation connexe du champ constituant et de l'individu constitue. Les dif- ferences d'intensite resonnent dans un champ d'individuation et en resonnant, elles s'annulent. L'intensite comme Difference est l'insensible qui fait resonner notre faculte de sentir, mais nous n'en saisissons que la retombee phenomenale, la poussee reifiee, coagulee par l'identite qui regit nos actions. ((Bref, nous ne connaissons d'intensite que deja developpee dans une etendue, et recouverte par des qualites. La distinction bergsonienne entre duree pure et espace reifie par l'intelligence se fond ici dans la dis- tinction postkantienne entre spatium intensif et espace phenomenal et la traite comme une difference modale. Tandis que l'intensite pure reste virtuelle, l'intensite qualifiee, phenomenale actualise le virtuel. Cette actualisation est une individuation qui reifie, fige, stratifie l'intensif en soi. Autrement dit, le devenir est intensite, Difference. Mais sa virtualite pure s'actualise en individuations qui annulent la difference, exactement comme le vivant empri- sonne la duree et la spatialise chez Bergson. Or, selon ce mouve- ment typique de la philosophie deleuzienne, la Difference ne connait pas seulement la fleche entropique de l'actualisation, elle est tout autant et non symetriquement la contre-effectuation du virtuel, le maintien de la Difference.

En cela consiste la dialectique transcendantale de l'intensite, une illusion objective, qui explique d'ailleurs la meprise de Berg- son. S'il meconnait l'importance de l'intensite, c'est qu'il suc- combe a l'illusion transcendantale des quantites intensives, qui lui fait cstimer a tort que la difference d'intensite s'annule. Seule une veritable etude transcendantale aurait pu lui faire decouvrir qu'en realite, l'intensite reste impliquEc et continue d'envelopper la Dif-

1 . Sirnorit, f in i , Deleuze, Hegel ..., op. cil., p. 212-215, ct DR 2. Deleuze, DR, 288.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

ference sur le mode virtuel. II s'agit bien d'une illusion transcen. dantale au sens kantien : l'illusion est objective, et ne disparait pas meme lorsque nous comprenons quel processus la declenche. Meme si, selon Deleuze, Bergson reintroduit en realite l'intensite dans sa definition de la duree comme multiplicite, il n'empeche que cette dialectique transcendantale de l'intensite a une raison physique et ne provient pas seulement d'un jeu maladroit entre nos facultes, d'une dialectique interne a la raison.

L'intensite, differenciee, se reflechit dans l'etendue et la qualite qu'elle produit'. Nous n'avons affaire a la Difference que realisee, individuee. L'intensite en soi, la Difference est pure virtualite ; lorsqu'elle s'actualise dans un systeme biopsychique, elle s'indi- vidue, et ce faisant, elle se detend. La fulguration de la quantite intensive marque donc l'actualisation d'u~i virtuel. C'est pourquoi la Difference n'est pas le donne actuel, mais ce par quoi le donne est donne, 12 mouvement d'actualisation d'un virtuel, qui implique toujours de maniere connexe et non reversible la contre-effectua- tion du virtuel dans l'actuel. Si nous n'avons acces qu'a l'actualisa- tion phenomenale, tandis que la Difference intense reste insen- sible, c'est que l'intensite virtuelle, ou Difference intense apparait comme la condition transcendantale du phenomene qualifie.

L'intensite est difference, mais cette difference tend a sc nier, a s'annuler dans l'etendue et sous la qualite. II est vrai que les qualites sont des signes, et fulgurent dans l'ecart d'une difference ; mais, preci- sement, elles mesurent le temps d'une egalisation, c'est-a-dire le temps mis par la difference a s'annuler dans l'etendue ou elle est dismbuee2.

L'intensite s'egalise effectivement dans l'actualisation, mais reste impliquee, sur un mode imperceptible, a titre de virtuel, de sorte que ce 'mouvement d'egalisation favorise l'illusion qu'eue aurait disparu, alors que dans les faits, elle fulgure. Si, dans la cita- tion precedente, Deleuze a l'air d'opposer l'intensite temporelle a son egalisation spatiale, il s'agit d'une hesitation provisoire. La dif- ference operatoire qui est a n'est pas celle qui separe l'ex- tension de la succession, l'espace reifie du temps dynamique. L'es- pace, dans la mesure ou il est present, est un actuel. La coupure deleuzienne passe donc entre deux modalites temporelles, et non entre une spatialite perceptive et une duree intuitive a la Bergson.

1. Deleuze: DR, 309. 2. Dclcuze, DR, 288.

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L'intensite pure est virtuelle, comme l'est I'Aion achronologique ; l'intensite indlduee est actuelle, comme l'est la temporalite au present de Chronos'.

La Difference intense constitue bien la limite propre de la sen- sibilite, puisqu'elle ne peut etre sentie qu'autant qu'elle s'indi- vidne. Aussi a-1-eue le caractere paradoxal de cette lin& : elle est l'insensible, qui ne peut pas etre senti, parce qu'elle est toujours recouverte par une qualite qui l'aliene ou qui la contrarie, qui la distribue dans une etendue qui l'etale et qui l'annule parce qu'elle la specifie. Ce mouvement d'annulation renvoie moins a la logique hegelienne ou la difference se nie, qu'a l'irreversibilite simondienne d'une difference de potentiel qui produit de l'infor- mation (negentropie) en meme temps qu'elle decharge le systeme (entropie).

Mais comme limite, elle est ce qui ne peut etre que senti dans la mesure ou eue donne a sentir, c'est-a-dire qu'elle force la sensi- bilite a son exercice transcendant2. Saisir l'intensite fait l'objet d'une distorsion des sens, ce qui explique son caractere dechirant, et le fait qu'elle soit toujours saisie phenomenalement. C'est pour- quoi Deleuze la definit comme l'insensible qui ne peut etre que senti, ce qui semble impliquer une transcendance mais procede en realite du meme passage a la limite que nous analysions a propos du sublime, et de l'exercice •átranscendant •â, c'est-a-dire disjoint, des facultes. L'intensite n'est jamais sentie pour elle-meme, puis- qu'eue est revetue de ses qualites, qualites premieres, matiere occupant l'etendue, qualitas et qualites secondes, designation d'ob- jet, quai2 ; pourtant, elle ne peut jamais etre autre chose que sentie, puisque c'est elle qui donne a sentir, et qui definit la limite propre de la sensibilite.

L'intensite doit donc etre definie comme l'iotgal et l'inannu- lable dans la Difference; elle affirme la Difference ; d'ou son caractere dechirant. C'est pourquoi l'intensite n'est pas une antici- pation de la perception, mais sa limite, ou l'exercice transcendant, disjoint des facultes, par lesquelles l'intensite fait irruption dans la sensibilite et porte les facultes a leur usage transcendant.

1. Ces distinclions sont elaborees dans Logiyue du sens, specialement dans la 23' senc, • á d e l ' A h •â, et correspondent, dans un sens Iegkrement decale, aux trois syndieses du temps dc D9rence et repetition, chap. II.

2. Deleuze, DR, 305. 3. Deleuze, DR, 288.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

D'ou le privilege de la sensibiite, qui, de toutes les facultes, est celle qui module la premiere avec les quantites intensives. Pour Deleuze, tout part de la sensibilite et c'est ce qui implique le privi. lege de la litterature. L'empirisme transcendantal s'enonce ainsi : •áDe l'intensif a la pensee, c'est toujours par une intensite que la pensee nous advient. •â' C'est bien ce qui explique le rapport entre litterature et philosophie : la litterature produit l'experience inten. sive qui provoque la pensee theorique. Le choc par lequel la pensee sursaute sous la violence d'un signe s'expose ainsi, comme intensite bouleversante. ((Alors le caractere dechirant de I'inteu- site, si faible en soit le degre, lui restitue son vrai sens : non pas anticipation de la perception, mais limite propre de la sensibilite du point de vue d'un exercice transcendant. 9

Kant a donc raison de faire de la sensibilite la condition de la pensee, mais il se trompe sur cette priorite : si la sensibiite eveille notre faculte de connaitre, ce n'est pas qu'elle conjoint matiere empirique et forme a priori, mais qu'elle module l'interstice entre pensee et reel, forme et materiaux intenses. Son privilege, par rap- port aux autres facultes que sont la pensee, l'imagination ou la memoire, tient a ce que ce qui force a sentir et ce qui ne peut etre que senti sont seulement dans son cas une seule et meme intensite. K En effet l'intensif, la difference dans l'intensite, est a la fois l'objet de la rencontre et l'objet auquel la rencontre eleve la sensibilite. 9

Seule la sensibilite recoit le choc premier de l'intensite, alors que la pensee le recoit en second, via le signe qui resonne dans la sensibilite. La sensibilite est donc la premiere des facultes, au sens ou elle est la plus extreme, celle qui se porte le plus sur la bordure, tandis que la pensee la recoit comme signal deja individue par la sensibilite.

L'intensite est donc la raison du phenomene. C'est elle qui explique l'usage transcendant ou disjoint des facultEs que nous examinions precedemment. Mais nous pouvons desormais, a la lumiere de cette physique de l'intensite, expliquer pourquoi la sensibilite est forcee a sentir, et pourquoi elle est forcee a sentir ce qui ne peut etre que senti, mais qui est en meme temps l'insen- sible : cette triple determination paradoxale s'articule a la defini- tion de l'intensite.

1. Deleuze, DR, 188. 2. Deleuzc, DR, 305. 3. Deleuzc, DR, 188-189.

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Le caractere paradoxal de cette limite rend compte de la crea- tion dans la pensee mais aussi de l'illusion objective qui recouvre l'intensiti el explique qu'elle ne soit saisie que sous une fornie representative par la philosophie. L'intensite produit la pensee sous la poussee du signe, mais dans la pensee, elle est saisie sous forme individuee, cc pourquoi la philosophie ne pouvait arriver a la penser sous sa forme speculative, et n'aurait pu y parvenir sans l'experience de l'art. Et cela, non parce que l'art penserait mieux que la philosophie, ni parce que la Difference resterait ineffable en elle-meme, mais seulement parce qu'elle depend d'une expe- rience reelle que l'art fournit a la philosophie. Ainsi, l'art dejoue l'illusion transcendantale pour la philosophie, illusion inevitable qui provient du mouvement d'actualisation de l'intensite, qui l'annule en la developpant.

Cette illusion procede donc de la nature des quantites intensi- ves, dont ou peut maintenant recapituler les trois caracteres, tels qu'ils sont expliques dans D@ence et repetition. L'intensite se pro- duit d'abord comme quantite qui comprend l'inegal en soi, meme si cette quantite se resout en qualite puisque l'inegal, quantite ine- galable, apparait en realite comme la qualite propre a la quantite. Deuxiemement, la qualite est affirmation, et non contradiction. Troisiemement, cette affirmation est differenciation, c'est-a-dire individuation ou multiplicite virtuelle s'actualisant.

L'illusion objective concerne le mouvement meme de l'actuali- sation, qui annule reellement la difference d'intensite. Deleuze doit donc en meme temps marquer l'ecart entre sa conception de la difference et la conception hegelienne, et expliquer la divergence entre sa difference •á affirmative •â et la contradiction. L'illusion objective de l'intensite remplit ce role, jouant la dialec- tique kantienne de l'illusion pour la pensee contre la dialectique hegelienne de la contradiction, Ainsi, l'intensite est d'abord une difference de degre, une quantite ; mais cette quantite, irrkduc- tible a l'identite du meme, est inegalable. En tant que telle, elie se mue en qualite. Le nombre, ordinal avant d'etre cardi- nal, est originellement intensif: la quantite suppose donc une difference prkalable. Mais si l'intensite est I'inannulable, il n'em- peche qu'elle est mise hors de soi et qu'eue s'annule lorsqu'elle s'actualise.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Toute cette analyse de l'intensite comme Difference en soi, inex- plicable sans qu'on la reduise parce qu'elle tend a s'annuler dans le systeme qui l'explique, presente un indeniable accent hegelien. Pour Hegel, la qualite, produite comme difference, se nie dans l'in- difference quantitative pour que l'etre se determine comme diffe- rence ; le devenir implique la disparition de l'etre dans le neant, et la disparition du neant dans l'etre, par quoi ce sont l'etre et le neant comme tels qui disparaissent pour laisser place a une veritable determination de l'etre comme devenir. Les termes oppositifs de l'etre et du neant, de la qualite et de la quantite, etc., qui articulent la Logique sont moins des entites reelles que des positions de leur propre difference, des moments provisoires qui s'annulent dans le mouvement de leur devenir-autre. Deleuze refuse le statut du nega- tif et de la contradiction, le mouvement hegelien, mais non l'ambi- tion d'une Logique de l'etre comme devenir, et il conserve l'ambi- tieuse affirmation d'une pensee speculative qui echappe a la representation, aux limitations kantiennes : le projet d'une philo- sophie de la Difference reprend ces deux aspects. Cet accord inat- tendu entre Hegel et Deleuze peut etre trouvb, comme le propose Juliette Simont', autour de la lecture de Hegel que propose Jean Hyppolite : pour lui en effet, le point decisif de l'hegelianisme consiste en cette torsion de la pensee pour penser l'impensable : le Logos est ce qui pense la non-pensee. Deleuze n'est pas loin de cette position quand il ecrit : •áComment la pensee pourrait-elle eviter d ' d e r jusque-la, comment pourrait-elle eviter de penser ce qui s'oppose le plus a la pensee ? n La difference en effet, dans ce qu'elle a d'absolument different s'impose comme •á la plus haute pensee, mais qu'on ne peut penser n2.

Deleuze recense l'ouvrage d'Hyppolite en 1954', et marque clairement le point de bifurcation - coincidence maximale et divergence - entre logique du sens et logique de la contradiction. Pour Hegel, la difference toute exterieure de la reflexion et de l'etre est d'une autre facon la difference interne de l'Etre avec lui- meme, indique Deleuze, autrement dit l'Etre est identique a la dif- ference. Ainsi, •á la grande proposition de la Logique hegelienne v,

1. Simont, Kant, Htgal, Deleuze ..., op. nt., p. 250. 2. Hyppolitc, Log$ue el exblence, Pans, Pur, 1953, p. 131. 3. Dclcuzc, •áJean Hyppolite. - LoQque el exblence •â (recension), in R e m philo-

sophipe de la h n c e et de l'etrnqer, vol. XLIV, 7-9 juillet - scptcmbre 1954, 457- 460.

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souligne Deleuze dans cet article precoce, consiste a << transformer la metaphysique en logique, et en logique du sens n. Deleuze est donc en possession d'une piece importante de son systeme : la

comme metaphysique, ne peut Etre qu'une logique du sens. Mais il s'agit, propose Deleuze, de c faire une ontologie de la difference qui n'aurait pas a aller jusqu'a la contradiction, parce que la contradiction serait moins que la difference et non plus •â. C'est l'argument que l'on trouve dans Dlfference et r$etition. N M. Hyppolite ne fonde-t-il pas une theorie de l'expression ou la difference est l'expression meme, et la contradiction, son aspect seule- ment phenomenal?)), se demandait Deleuze dans les lignes conclusives de cet article.

La contradiction reste en effet phenomenale, c'est-a-dire doxique, anthropomorphique, soumise au sens commun, parce qu'elle rabat l'expression de la difference sur l'identite de la contradiction. C'est le statut logique de la contradiction, et I'oppo- sition dialectique que Deleuze refuse. La difference ne va jusqu'a la contradiction que lorsqu'on la ((pousse a bout •â, sous la domi- nation de l'identite. C'est pourquoi Deleuze presente 1' •áaudace hegelienne •â comme •ále dernier hommage, le plus puissant, rendu au vieux principe •â d'identite'.

Tout en maintenant cette proximite de la pensee avec l'impen- sable qui la determine, Deleuze doit maintenant exposer ce qui distingue la pensee de la Difference du dispositif hegelien. C'est a quoi se consacre le second caractere de l'intensite, qui enonce pourquoi la difference, affirmative en elle-meme, est susceptible de tomber sous la representation (hegelienne) du negatif et de la contradiction.

La Difference est affirmative, mais en s'individuant, en dechar- geant sa difference constitutive, elle apparait a la pensee sous la formc illusoire dc la contradiction L'illusion objective qui empeche la pensee de saisir la difference comme affirmation peut maintenant etre expliquee : elle provient du proces d'individua- tion de l'intensite, qui actualise la difference et par la la supprime. La figure du negatif, le plus grand danger pour la pensee de la Difference, releve ainsi de l'illusion transcendantale. Ainsi, •ác'est sous la qualite, c'est dans l'etendue que l'intem'te apparaft la tete en bas •â, sous la figure du negatif, de la limitation et de l'opposition'. La

1. Deleuze, DR, 70-7 1 2. Dcleuze, DR, 303.

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DELEUZE. L'EMPIRISbIE TRANSCENDfi\NTAL

negation est produite par l'illusion objective qui recouvre l'intensite pour la pensee.

Deleuze, selon une technique qui lui est familiere, applique a Hegel un argument plus hegelien que nature : Hegel n'a pas reussi a saisir la Logique de la difference, et a echapper comme il le voulait au regime de la representation, mais c'est parce qu'il a explique la difference en la soumettant a la logique representative de l'identite. La proposition speculative hegelienne n'est donc pas assez speculative, sa prise sur l'ontologie reste marquee par la structure subjective de la representation. Eue n'atteint la diffe- rence que (< sous la qualite, dans l'etendue •â, elle retient seulement l'opposition qualifiee, non le mouvement de la difference.

Comme nous le verrons, elle ne reflechit la Difference que sous son mode actualise, et rate son devenir, c'est-a-dire, pour Deleuze, la tension qui determine le passage du virtuel a son actualisation. On en conviendra, sous cette forme, l'argument est typiquement hegelien : la pensee ne se hisse pas a la proposition speculative mais reste prise dans les antinomies de la representation. Deleuze definit ici le negatif comme la ((difference renversee, vue du petit cote •â', marchant la tete en bas, en reprenant la critique de Marx. L'argument marxien est pourtant tire par Deleuze en un sens vita- liste, non politique, ni meme explicitement materialiste : ce n'est pas que la pensee meconnaisse ses conditions sociopolitiques d'ef- fectuation, ni meme ses conditions materielles d'existence, mais eue prend a l'envers la poussee de l'actualisation. Au lieu de la considerer dans son jaillissement (vers le haut, une altitude qui traduit une elevation de potentiel), elle la considere vue •á d'en bas •â, la ou le potentiel retombe. L'argument marxien est traduit sous forme d'un dynamisme vital, proche de la theorie des deux jets bergsonienne, aspect qui permet de dater l'analyse car le vita- lisme chez Deleuze prend d'abord une forme bergsonienne, avant d'assumer sa dimension directement politique apres la rencontre avec Guattari2.

Enfin, troisieme caractere: l'intensite est une quantite impliquee, enveloppee, embryonnee. La conjuration du risque hegelien se fait par le recours a la theorie de l'expression enve- loppee que la Renaissance herite du neoplatonisme, par les quan-

1. Ibid. 2. Ibid., ct meme a rpmen t en DR, 64 et 78 : •áLa negation, c'est la diffe-

rence, mais lu difference vuc du pcht cate, vue du bas. N

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dtes embryonnees des differentielles infinitesimales leibniziennes, la theorie des variations intensives de Geofkoy Saint-Hilaire, qui toutes trois permettent de preciser l'insistance problematique du ,,irtuel sous l'actualisation. Avec ce troisieme caractere, Deleuze definit l'impassibilite du sens, la part ideelle de l'evenement, la Difference comme Idee.

Seule l'intrication de ces trois caracteres permet d'echapper, selon Deleuze, a la contradiction hegelienne. Si la Difference est aErmative, c'est qu'elle est disparative. La difference n'est pas une opposition qui resout par negation son asymetrie en produisant une synthese qui l'annule, parce que son mouvement reel est celui d'une differenciation productrice. il n'est pas etonnant que l'exemple que choisit Deleuze a cet endroit de l'argumentation soit systematiquement celui de la disparation au sens usuel de la ste- reoscopie, a laquelle Deleuze applique l'extension simondienne. Les oppositions sont toujours planes : il leur manque la profondeur stereoscopique de la realite. A la synthese superficielle des differen- ces selon l'opposition et a leur reconciliation seulement mentale, Deleuze prefere l'affirmation intensive et reelle de la difference, sans reconciliation. Nous avons etudie cc mouvement en montrant que Simondon permettait a Deleuze de contrer la negation seulc- ment ideelle par la disparation reelle : •á Toute opposition renvoie a une "disparation" plus profonde, les oppositions ne sont resolues dans le temps et l'etendue que pour autant que les disparates ont d'abord invente leur ordre de communication •â, indique Deleuze en reprenant litteralement l'analyse de Simondon'.

La disparation simondienne assume bien le role mEthodolo- gique de garantir a la logique deleuzienne son etancheite maxi- male avec la logique du concept au moment ou elles sont le plus proche. La disparation remplit cet office, parce qu'elle jugule le mouvement entropique du negatif comme opposition par la negentropie vitale d'une difference creatrice. Si le negatif est la difference vue d'en bas, c'est qu'elle la theorise comme difference developpee, expliquee dans l'etendue, subordonnee a une identite qui tient a l'egalisation des differences dans l'individuation, bref, au statut de l'actualite. C'est pourquoi Deleuze precise que la negation, c'est la difference vuc d'en bas, et qu'elle devient affir- mation des qu'elle se redresse2.

1. Dclcuze, DR, 304, et 72 2. Dclcuze, DR, 78.

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DELEUZE L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

L'affirmation (deuxieme caractere de l'intensite) est par elle. meme une differenciation (troisieme caractere), qui rend le pre. mier caractere relatif. La quantite intensive n'est ni divisible selon la quantite, ni indivisible selon la qualite, mais • á n e se divise pas sans changer de nature •â, ajoute Deleuze, reprenant la definition de la duree chez Bergson qui lui servait deja pour definir la multi- plicite substantive. Eue est •á diduel le •â, pourrait-on dire ana- chroniquement, en reprenant l'expression que Deleuze propose dans L'imqe-mouuement pour qualifier les multiplicites ni indivisibles ni divisibles en parties constituantes, et qui ne se divisent qu'en changeant de nature'.

On passe ici de l'intensite electromagnetique a la differenciation biologique, du virtuel comme actualisation d'une intensite a la dif- ferenciation comme individuation, fleche vitale. Implicitement, ce qui dans les analyses precedentes etait compris comme une degra- dation du potentiel -perte de la charge comme difference - appa- rait maintenant comme une montee vers le complexe2. Le modele electromagnetique cede ici la place au modele biologique, et i'in- tensite materielle se fait differenciation vitale.

Dans cette analyse, Deleuze se montre proche de Bergson. L'elan vital contrarie la negation hegelienne : la negation reste entropique et seconde, parce qu'elle n'emprunte pas les lignes dif- ferenciantes du devenir, mais la pente degradee du concept. De sorte que l'intensite est bicn donnee dans les choses, comme un principe transcendantal qui epouse le mouvement vital dc la pensee elle-meme, et qui ne se confond pas avec les quantites que la science manipule et conceptualise, meme si la Logique trans- cendantale de la difference impose la substitution d'une physique de l'individuation, d'une energetique de la difference de potentiel, d'une mecanique des fluides et d'une biologie de l'individuation qui remplacent l'ancienne mecanique des solides de la physique classique et la biologie des especes et des genres. Ainsi l'Esthetique de la Difference implique une nouvelle Logique, et une Dialec- tique propre. Transcendantale mais empirique, elle nie la reparti- tion kantienne entre empirique et apriori, mais reste transcendan-

1. Dclcuze, LCI, 26. 2. Sur le passage du m6canismc entropique a la vic ntyentropique, voir

Bcrgson, L'holulion creatrice, O/,. cil. ; Dulcq, L'mfel son &>ranime orpairBlerir, Pans, Albin Micliel, 1941 ; Prigogine, Stcnps, Ln nouvelle ollionce. iCle(amiplmre de la scimcq. Puris, Gallimard, 1979, reed. 1986, cou. •áFolio D.

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DIFFERENCE ET I N T E N S I T ~

tale puisqu'elle maintient l'intensite comme limite insensible, en de la Difference. C'est ce que Deleuze, suivant

bergsonienne reprise par Jean Wahl, qualifie d'empirisme

Le monde intense des differences, ou les qualites trouvent leur rai. i son et le sensible, son etre, est precisement l'objet d'un empirisme

superieur'.

Cet empirisme superieur, transcendantal, pose le signe comme heterogeneite. Le signe se montre ainsi triplement heterogene : heterogene a l'objet qui l'emet, puisqu'il surgit comme disparation entre deux ordres de grandeurs, il est egalement heterogene a lui- meme, puisqu'il renvoie a cet objet qu'il enveloppe, qu'il •áincarne une puissance de la nature ou de l'esprit (Idee) 9, comme il est heterogene a la reponse qu'il sollicite, puisqu'elle ne lui ressemble pas. C'est cette heterogeneite du signe qui permet a Deleuze d'articuler, comme il le fait, litterature et philosophie dans leur disparite constituante ; c'est elle qui garantit la qualifica- tion d'empirisme pour une pensee qui, nous venons de le consta- ter, ne repugne pas a la speculation pure, et qui se meut, pour l'instant, dans le seul medium de la pensee.

1. Deleuze, DR, 80. 2. Deleuze, DR, 35.

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CHAPITRE XII1

ON peut ainsi mesurer la lecture forte que Deleuze propose de Simondon, et la contribution de ce dernier a l'elaboration de la synthese asymetrique du sensible. Le sigue fait probleme et cette expression peut maintenant etre prise en son sens rigoureux. Faire probleme, c'est constituer un champ problematique d'intensites differentielles qui force la sensibilite a produire sa synthese pas- sive. Dans ce champ problematique, le signe est precede par un precurseur sombre, le dispars, neologisme deleuzien ou l'on reconnait la disparation sirnondienne, prise comme asymetrie, poussee, comme chez Simoudon, au niveau d'un principe cosmo- logique constitutif du devenir, et comprise comme difference constituante, assurant non pas la convergence, mais la divergence et l'heterogeneite de l'affection sensible. Le sensible, comme hete- rogeneite, fait donc l'objet d'une synthese asymetrique, et c'est le privilege de la sensibilite d'assurer la communication entre les series disparates, par la mediation du differenciant qui force a sentir, qui met en relation les series heterogenes de la sensibilite et de la realite.

Le dispars joue le role de la resonance dans la theorie simon- dienne de la modulation, mais la ou elle assure la communication entre matiere et forme sur le plan des forces materielles, le dispars delenzien est un concept transcendantal qui rend compte de la creation involontaire de la pensee sous la contrainte d'un signe exterieur. Transcendantal intensif, qui recuse la position anthro- pologique d'un sujet pensant, il est aussi l'instance paradoxale dif- ferenciante qui assure la communication entre series heterogenes.

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CHAPITRE XII1

ON peut ainsi mesurer la lecture forte que Deleuze propose de Simondon, et la contribution de ce dernier a l'elaboration de la synthese asymetrique du sensible. Le signe fait probleme et cette expression peut maintenant etre prise en son sens rigoureux. Faire probleme, c'est constituer un champ problematique d'inteusites differentielles qui force la sensibilite a produire sa synthese pas- sive. Dans ce champ problematique, le signe est precede par un precurseur sombre, le dispars, neologisme deleuzien ou l'on reconnait la disparation simondienne, prise comme asymetrie, poussee, comme chez Simondon, au niveau d'un principe cosmo- logique constitutif du devenir, et comprise comme difference constituante, assurant non pas la convergence, mais la divergence et l'heterogeneite de l'affection sensible. Le sensible, comme hete- rogeneite, fait donc l'objet d'une synthese asymetrique, et c'est le privilege de la sensibilite d'assurer la communication entre les series disparates, par la mediation du differenciant qui force a sentir, qui met en relation les series heterogenes de la sensibilite et de la realite.

Le dispars joue le role de la resonance dans la theorie simon- dienne de la modulation, mais la ou elle assure la communication entre matiere et forme sur le plan des forces materielles, le dispars deleuzien est un concept transcendantal qui rend compte de la creation involontaire de la pensee sous la contrainte d'un signe exterieur. Transcendantal intensif, qui recuse la position anthro- pologique d'un sujet pensant, il est aussi l'instance paradoxale dif- ferenciante qui assure la communication entre series heterogenes.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Cette theorie de l'heterogeneite du sigrie eclaire le statut de l'Idee. Si on apprend sous la poussee d'un signe, et s'il y a un pathos de l'Idee autant qu'une spontaneite du materiau, c'est que l'Idee se produit par rencontre empirique, comme une differentielle de la sensibilite (Maimon) qui forme systeme avec l'emetteur du signe.

L'Idee est donc la multiplicite virtuelle qui s'actualise dans un etat de fait mais qui ne prendra son actualite ideelle qu'en etant actualisee par un systeme psychique. On mesure en quoi l'Idee ainsi definie integre le passage par la structure : donnee indepen- damment de son actualisation dans la pensee, comme une reparti- tion de singularites bien definies, elle ne coincide pas avec une donnee psychique. Ainsi, l'Idee est dans les choses, elle ne consiste pas dans la visee noetique d'un sujet, mais fulgure dans l'esprit, comme disparation, quand elle entre en resonance avec un sys- teme psychique. C'est pourquoi la thematique de l'Idee comme structure objective pouvait a l'epoque de la redaction de la pre- miere version de Proust se satisfaire du vocabulaire de l'Essence avec majuscule.

Dans Di@ence et re,uetition, maitrisant le trajet complexe qui passe de l'essence a la structure et du sens a l'Idee, Deleuze peut maintenant preciser son vocabulaire. L'Idee avec majuscule doit etre distinguee aussi bien de l'essence que du concept, parce qu'eue designe un complexe ontologique, et non un acte de l'es- prit. Du meme coup, il reste parfaitement loisible, si on y tient, de conserver ou d'user provisoirement du terme essence, a condition de preciser qu'elle ne concerne plus la question qu'est-ce que ?, mais bien l'evenement ou le sens. L'idealisme sommaire de la notion se trouve parfaitement neutralise par le fait qu'elle se deplace desor- mais dans un tout nouveau champ problematique : celui de la multiplicite virtuelle.

A la limite des etats de fait et des actes de pensee, ni noetique, ni materielle, l'Idee n'est reductible ni a l'acte de pensee du sujet qui l'actualise, ni a l'etat de chose empirique dans lequel elle sub- siste. C'est la raison pour laquelle la structure sert de relais entre l'essence et l'Idee, parce qu'elle implique cctte mise en serie et cette multiplicite de coexistences virtuelles qui definissent un domaine sans s'identifier avec l'etat de chose. Cette virtualite

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des traits de singularites, des rapports differentiels defi- nis, encore qu'ils. ne s'actualisent pas forcement, de sorte que la ,tmcture est differentielle en elle-meme et differenciatrice dans son effet. Ces determinations s'appliquent a l'Idee, qui beneficie ainsi des acquis de la structure.

Nous avons vu qu'il failait reserver le nom d'Idees, non pas aux purs cosjtanda, aux pensees actualisees dans un systeme psychique mais a ce qui met en resonance la pensee et le reel dans la sensa- tion, aux instances qui vont de la sensibilite a la pensee, et de la pensee a la sensibilite, precurseurs sombres capables de mettre la pensee et la sensibilite en etat de disparation.

Ces instances, dans lesqueues nous reconnaissions l'interpreta- tion leibnizienne de Kant par Maimon, prennent maintenant une nouvelle envergure. Les Idees sont des problemes, au sens ou Simondon fixe le statut du problematique : elles sont virtuelles, puisqu'elles ne s'actualisent que par individuation, mais reelles, puisqu'elle produisent l'individuation d'une qualite, d'un signe, d'une pensee, par disparahon. Ces instances problematiques font surgir la pensee, comme le voulait Proust, sous la poussee d'un signe. La creation de pensee, qu'il s'agisse de philosophie, d'art ou de science, se definit comme une tension heterogene qui produit les conditions de sa resolution. Par une reprise inventive du sublime kantien et de la disparahon simondienne, Deleuze fait du problematique un •á accord par discordance •â, un point critique ou la pensee se trouve contrainte a creer du nouveau pour reduire la tension problematique de l'Idee.

Cela precise les rapports entre pensee et Idee : l'Idee force la pensee a creer ; la question de la pensee actualise le probleme de l'Idee. .Celle-ci fonctionne comme un cliamp problematique preindividuel, qui pousse la pensee a s'individuer sous forme d'une solution inventive et nouvelle. De sorte qu'entre l'Idee objective et sa resolution dans la pensee, il n'existe ni ressem- blance, ni anteriorite, ni rapport d'essence a existence, de modele a copie ou de principe a consequence. Ces vieilles descriptions idealistes sont obsoletes des lors qu'on change d'image de la pensee et qu'on explique la genese de la pensee dans la pensee sous la poussee violente d'un signe sensible.

Sans doute, la pensee surgit bien sous la pression d'une Idee qui la provoque, mais cette genese, ce surgissement ne doivent plus etre compris comme apparence, incarnation, apparition ni apparaitre, selon les formules d'une phenomenologie qui reste

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL 1

solidaire d'une vision de l'essence, mais bien comme une ren- contre de hasard, une emission de singularite, un evenement alea. toire, un coup de des. Ce que Deleuze appelle le caractere aventu. reux de l'Idee tient a cette capacite ouverte de description d'un champ nullement predefini par avance, mais qui se determine contraire dans l'acte problematique de sa resolution comme un, differenciation objective et imprevisible. L'Idee est ce champ pro. blematique, qui genere l'individuation d'une pensee, dont la differenciation produit du nouveau.

Cela permet d'expliquer pourquoi Deleuze choisit le teme d'Idee, si difficile en apparence a concilier avec sa vocation d'em. piriste. D'abord, il se situe en deca de la revolution cartesienne, et certainement, son Idee est du cote de la substance, non du sujet : elle signale l'ohjectite du virtuel, irreductible aux cogitata. D'ail- leurs, le concept d'Idee chez Platon, K image virtuelle d'un deja- pense qui double les concepts actuels •â', figure en bonne place dans le pantheon de Deleuze, qui s'y refere chaque fois qu'il cherche a donner l'exemple d'une creation philosophique. Ce qui seduit Deleuze dans l'eidos, independamment des critiques qu'il adresse a la forme, a la scission entre monde sensible et monde intelligible et a la transcendance, c'est son caractere formel et differentiel.

On peut apprecier alors par quelle reprise inventive Deleuze fait intervenir dans ce contexte l'Idee problematique kantienne. Avec Kant, 1'Idee de la raison devient constitutionnellement pro- blematique en elle-meme, dans la mesure ou elle produit son iliu- sion transcendantale. Les Idees dialectiques kantiennes sont pro- blematiques non parce qu'elles seraient mal posees ni parce qu'eues seraient de faux problemes, mais bien parce qu'elles rele- vent d'un exercice transcendant de la raison. 11 n'est aucunement question de resoudre le probleme, ni de le faire disparaitre. L'iUu- sion transcendantale fait de la raison la faculte du problematique en soi. Deleuze utilise dans Dt@rence et repetition le terme •á dialec- tique, n quand il l'emploie positivement, exclusivement dans cette perspective, qui lui permet de configurer une toute nouvelle his- toire de la dialectique, en privilegiant l'axe Platon-Kant et negli- geant la piste hegelienne. Or, la dialectique n'est pas eidetique, comme le voulait Platon, ni impossible comme le pretendait Kant,

1. Deleuze, Guattari, QP, 43.

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DU PROBLEMATIQUE

bien problematique. Avec Simondon, qui eleve le problema- tique a la dignite d'une structure objective de la connaissance irre- ductible a une limitation de notre faculte de connaitre, Deleuze

de l'impossibilite de connaitre kantienne, signe d'une fini- rnde constitutionnelle de notre raison, a l'impouvoir de la pensee, garant de son actualisation empirique, de sa passivite mais aussi de sa creativite par rencontre. Cet impouvoir n'est pas seulement indice de finitude ou de rencontre, il implique egalement, on s'en rend compte ici, une generativite structurelle : il garantit positivement la creation dans sa dimcnsion genetique.

Pour Deleuze, <<les problemes sont les Idees memes u'. Champ de singularites preindividuel, le probleme correspond donc a la dramatisation de l'Idee, a son actualisation distincte-obscur, pro-

! duite par rencontre violente dans la vie du penseur. Deleuze connecte la disparation simondienne avec la tradition bergso- nienne d'une epistemologie du probleme. Ce traitement assure le transfert de l'energetique simondienne a une physique de la pensee : un structuralisme decale renouvelle et prolonge la philo- sophie intensive de Simondon, et permet de considerer le virtuel sons l'angle de la differentiahou ideelle, non plus sous l'angle de l'individuation.

Cette distinction du probleme et de la solution, cette attention portee au probleme en lui-meme comme constituant, creant sa solution, passent par Bergson, bien sur, mais aussi par Bachelard, Bouligand et Canguilhem, et surtout par Lautman qui i n t e ~ e n t de maniere privilegiee dans la discussion. Dans ses d'epis- temologie des mathematiques, Lautman reactualise l'Idee platoni- cienne avec majuscule, et la definit expressement comme •ále schema de structure n des theories mathematiques existantes. Elle ne propose pas un modele transcendant dont les etres mathemati- ques seraient les copies, mais - au veritable sens platonicien du terme selon Lautman - des schemas structurels selon lesquels s'or- ganisent les theories effectives. 11 defend donc l'existence d'Idees abstraites, dominatrices par rapport aux mathematiques effectives, aux theories empiriques : •áLe mouvement propre d'une theorie mathematique dessine le schema des liaisons que soutiennent entre elles certaines Idees abstraites. n2

1. Dcleuzc, DR, 190 et 210, et LS, ge s e i e : • á d u probleniatique•â. 2. Albert Lautman, Les mnll>emnliquq ler idees el le reel pl~eque, Paris, Vin ,

2006, p. 65.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

En separant les Idees problematiques des notions theoriques qui les resolvent, Lauunan pose que la theorie s'occupe des rela- tions de structure plutot que des objets determines par elles, et qu'il existe au sein des structures des poles de tension dynamiques, qui peuvent faire l'objet d'une description independante. En somme, il separe l'ordre ideel des problemes et la serie empirique des solutions, et definit le probleme comme une veritable Idee, une instance transcendantale qui n'existe pas hors de ses solutions et qui les determine. C'est ce que Deleuze reprend en distinguant pour son compte l'Idee-probleme, impassible et virtuelle, et son effectuatiou dans des theories donnees.

Lautman propose de distinguer instance-probleme et instance- solution en faisant intervenir le concept de singularites en mathe- matique, specialement dans le calcul differentiel'. L'interpretation geometrique des equations differeutieues fait apparaitre deux rea- lites mathematiques distinctes : le champ de direction, avec ses accidents topologiques qui concerne l'existence de points singu- liers auxquels n'est attachee aucune direction, et les courbes inte- grales, qui prennent une forme determinee au voisinage des singu- larites du champ de direction. Les deux attaques sont bien sur complementaires, puisque la nature des singularites est definie par la forme des courbes dans leur voisinage, mais leur realite mathe- matique est distincte2. En marquant cette difference de nature entre l'existence ou la repartition des points singuliers, qui ren- voient a l'Idee-probleme, l'instance-probleme, et leur specification dans l'instance-solution, Lautman montre que les conditions du probleme sont irreductibles a leur traitement par la pensee.

Deleuze prend alors ses distances avec la pensee structurale : si le probleme n'est ni reel ni fictif, il n'est plus non plus symbolique au sens de la structure que nous analysions precedemment3. Le virtuel prend le pas sur la determination de ce troisieme ordre, irreductible au reel et a l'imaginaire, et le problematique, tel qu'on le definit maintenant, deplace le symbolique et se substitue a lui. Comme la structure, le probleme est immanent au reel empirique dont il trace le diagramme noetique, mais contraire-

1 . Lautman, &mi sur lm nolionr de slnidure el d'exiilence en rnoll~moligrrer, Paris, Hermann, 1938, t. II, p. 148-149 ; Deleuzc, DR, 183, 21 1 , n. 1 , 212-213.

2. Lautman, op. cil., p. 138-139 et Leprobleme du mps, Paris, Hermann, 1946, p. 41-42, cite par Deleuze, LS, 127, n. 4.

3. Deleuze, DR, 230-231.

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DU P R O B L ~ ~ I A T I Q U E

ment a elle, il est egalement genetique, source reelle d'individua- tion, et les singularites dont il se compose ne sont pas signifiantes mais differentielles. L'objectite du probleme est donc irreductible a une structure anthropologique, noetique ou linguistique.

Comme l'Idee existe reellement et non symboliquement, Deleuze semble froler ici un idealisme au sens ordinaire d'un rea- lisme de l'Idee, dont la survivance et la consistance reelle sembleut equivaloir a une transcendance'. Qu'est-ce qui distingue l'Idee, ainsi posee, d'une essence preexistante a la theorie, qui s'impose- rait a elle de l'exterieur et attendrait de toute eternite qu'un pen- seur s'empare d'elle pour la resoudre ?

Dans un premier temps, l'objectivite de l'Idee garantit son independance a l'egard des solutions noetiques : Deleuze etend a l'ensemble de la pensee ce resultat que Lautman tirait de l'etude des mathematiques, et il l'applique aussi bien a la philosophie qu'a l'art. Un probleme peut avoir un sens independamment de sa solution : ce que Lautman appeUe le schema logique d'un probleme peut subsister en effet, que l'on se donne ou non les moyens mathematiques de le resoudre, et il en va de meme pour les problemes de l'art ou de la philosophie. Il se joue au plan du probleme un •ádrame logique 9, disait Lautman, qui n'est pas affecte par sa resolution actuelle : les singularites parfaitement definies de l'Idee determinent un systeme de liaisons multi- ples, une structure. Ce schema logique doit etre reellement distingue, et conserve un sens mathematique meme si L'on ignore les moyens mathematiques necessaires pour le resoudre, et ponr- tant, il n'est en rien anterieur a sa realisation au sein d'une theorie. C'est ainsi qu'il faut distinguer la differentiation virtuciie du probleme et son actualisation, ou sa solution dans une theorie.

Deuxiemement, cela reactualise la difference entre conception problematique et conception theorematique de la geometrie3 : les proprietes theorematiques se laissent deduire de l'essence, tandis que les proprietes problematiques signalent les evenements (sec-

1. 1bid. 2. Lautman, Erroi sur lm notiom de stmcture el d'exklence en mothemaLinues, Paris, . .

Hermann, 1938, t. II, p. 149. 3. Produs, Commentaires sur le premier liiire der & h e n ~ r d'Euclide, ttrad. Ver Eckc,

Bruxelles, Desclee de Brouwer, p. 69, cite pur Deleuze, LS, 69, n. 4. Deleuze reprendra cette distinction dans L'imqe-Imp.

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rions, adjonctions, etc.) qui affectent une matiere logique. E~ conjuguant Lautman et Proclus, Deleuze peut ainsi determiner le probleme comme une objectivite qui differe en nature des repon. ses que la pensee lui procure. Cela permet a la fois de poser le probleme et la pensee comme deux realites differentes, et de rendre compte de leur rapport.

Deleuze reprend alors les trois traits par lesquels Lautman definissait le probleme : sa difference de nature avec les solu- tions ; sa transcendance a I'egard des solutions qui [actualisent empiriquement; mais aussi son immanence aux solutions qui la recouvrent'. Ces trois traits fonctionnent ensemble et ne peuvent en aucun cas etre separes les uns des autres. D'une part, l'Idee ne s'identifie pas a la solution de pensee qui l'actualise, de meme que le sens reste impassible ou que l'exprime subsiste dans son expression. De son independance effective depend sa realite de virtuel. Mais l'Idee est a la fois independante a l'egard des solu- tions et contraignante vis-a-vis d'elles, ce qui explique que Laut- man parle a son egard de transcendance. Comme ?Idee-pro- bleme reste immanente aux solutions qui l'actualisent, avec lesquelles elle ne s'identifie pourtant pas, cette transcendance relative n'implique aucune suprematie, ni aucune anteriorite. Le probleme est d'autant mieux resolu par la solution qu'il se deter- mine en eue, souligne Deleuze.

Les Idees de problemes restent donc immanentes a la solution meme si elles jouissent d'une relative transcendance, ou plutot d'une subsistance a l'egard de leur realisation dans une theorie definie, dans la mesure ou elles ne sont pas identiques a leur effec- tuahon theorique. Cette subsistance ne debouche sur aucune emi- nence : eue traduit simplement l'independance du probleme et lui confere une consistance definie alors meme qu'il reste immanent a la solution. C'est pour cela que Deleuze distingue l'insistance et l'existence.

Le rapport entre probleme et solution s'apparente alors a celui de la substance spinozienne et de ses modes : la solution actualise le probleme qui subsiste et insiste sous son actualisation. Mais si le probleme ne s'identifie pas avec la solution, il ne lui preexiste pas pour autant dans un ciel des Idees, et n'a pas d'existence en dehors d'elle. Pour Deleuze, il n'existe pas de probleme tout fait.

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.Un probleme n'est determine que par les points singuliers qui en expriment les conditions •â', il ne se determine pas ailleurs que dans la solution, et n'a aucune signification conceptuelle prealable

principielle a l'egard des solutions. S'il ne se confond pas avec il depend pourtant de l'effectuation empirique de la solution,

sans laquelle on ne pourrait le construire. Mais on le determine comme le probleme a laquelle repond la solution sans qu'il se

avec elle. II concerne donc l'evenement ideal virtuel tan- dis que la solution, qui effectue le probleme sur le plan spatiotem- porel, apparait comme sa differenciation actuelle. •áTout concept renvoie a un probleme, a des problemes sans lesquels il n'aurait pas de sens, et qui ne peuvent eux-memes etre degages ou cons- truits qu'au fur et a mesure de leur solution. )?

Le probleme devient donc une categorie de la connaissance et un genre d'etre parfaitement objectif qu'il faut cesser de considerer comme une categorie subjective. Pour autant, il ne doit pas etre rei- fie. Dans Qu'est-ce que laphilosophie ?, Deleuze precise a nouveau que toute confusion entre l'insistance virtuelle du probleme et une transcendance serait ruineuse, meme si le probleme n'est pas aboli par la solution : a cet egard seulement, il y a bien une transcen- dance du probleme a l'egard de ses solutions dans la seule mesure cependant ou le probleme n'est pas affecte par son effectuation, au meme titre que le devenir d'un evenement n'est pas epuise par sa realisation historique. Neanmoins, le probleme ou l'Idee n'existe pas ailleurs que dans sa solution : il ne s'etablit pas comme une essence dans un autre monde, eminent, transcendant, car il n'est determine que par les points singuliers qui en expriment les condi- tions, ce qui explique que Deleuze puisse parler d'un •áempirisme de l'Idee n3. En cela consiste l'empirisme transcendantal. L'Idee est donnee dans l'occurrence empirique de son effectuation, dans la solution dans laquelle elle s'incarne comme l'evenement ideal, le probleme auquel repond 1; solution : c'est pour cela qu'elle est definie comme la puissance d'affirmer la divergence entre serie, cette divergence disparative qui commande l'individuation d'un sens pour la pensee.

1. Deleuze, LS, 69 ; DR, 356. 2. Deleuze, Guattari, Q< 22. 3. Deleuze, DR, 356.

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Il faut maintenant essayer de formaliser les rapports entre l'Idee-probleme de Dflerence et repetition, et l'evenement ou le sens de Logique du sens. Comme toujours, chez Deleuze, il est delicat d'assigner a une fonction fxe des notions qui se renouvellent de probleme en probleme, et sont appelees a se transformer. Cela n'interdit pourtant pas de construire leurs rapports, et de preciser selon quels complexes strategiques ils se distinguent. En realite, ces deux ouvrages explorent systematiquement les deux versants de la difference : D@ence et repetition se concentre sur l'indlduali- sation vitale et l'energetique intensive, dans le champ de reference des sciences de la vie et de la physique (Geoffroy Saint-Hilaire, Bergson, Simondon), alors que Logique du sens considere la diffe- rence sous son aspect structurel et noetique, paradoxal et logique (les Stoiciens, Lewis Carroll, Husserl). Mais ces deux aspects doivent etre tenus ensemble.

D'abord, le probleme equivaut a l'Idee. Deleuze prend ces deux concepts ensemble : l'Idee est toujours problematique. Dans sa double dimension genetique et differentielle, le probleme rend compte egalement de la genese de la pensee dans la pensee, de sorte que l'Idee peut etre decrite en elle-meme comme structure complexe et differentielle, comme repartition de singularites, mais aussi comme ce qui provoque la solution de pensee comme reponse au probleme. Le sens se produit comme rencontre dis- jonctive entre probleme et pensee. Il s'etablit ainsi des deux cotes de la Difference : il joue une premiere fois comme sens ideel, et insiste dans l'instance problematique de l'Idee, mais il se produit aussi pour la pensee, comme ce qui est vise dans la proposition.

Le sens s'etablit donc a califourchon .entre l'Idee et la pensee, et cette repartition etonnante vise a garantir la creation, car de cette maniere, il n'est jamais preexistant a l'evenement de sa pro- duction. Il n'est pas donne en dehors de ce rapport, par lequel une nouvelle repartition, nomade, aventureuse, se produit pour la pensee. << On ne demandera donc pas quel est le sens d'un evene- ment : l'evenement, c'est le sens lui-meme D'. En effet, le sens est toujours evenement pour la pensee dans la mesure ou il ne

1. Deleuze, W: 34.

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preexiste pas comme signification ou comme essence a sa propre Pourtant, l'evenement ne se reduit pas a l'actualisation

qu'il declenche, a la signification qu'il prend dans la pensee, exac- tement comme l'Idee ne se confond pas avec la pensee qu'elle provoque.

On obtient donc l'equivalence suivante : l'Idee-probleme est dans tous les cas distincte de la pensee, qu'elle provoque comme une occasion, une aventure. L'accent porte sur I'evenementialite de la pensee, qui repond a la sollicitation du probleme. C'est pour cela que le sens se produit toujours comme evenement pour la pensee, dans sa capacite de cesure et son occurrence contingente. •áLe sens est la meme chose que l'evenement, mais cette fois rap-

porte aux propositions. n' Ii ne faut pourtant pas comprendre le sens comme la version subjective ou la traduction mentale de l'evenement, mais bien comme le probleme, ou l'Idee a laquelle repond la pensee. Comme toujours, Deleuze devalue en meme temps l'empirisme simple et l'idealisme transcendantal : l'evene- ment n'est pas reductible a K ce qui se passe •â, a l'etat de chose empirique, mais il ne coincide ni avec l'effectuation de la pensee, ni avec ce que vise la pensee : il se situe precisbment a l'interstice de l'Idee et de la pensee, comme genese du sens pour la pensee.

L'Idee elle-meme ne devient evenement que pour autant qu'elle est saisie par la pensee comme l'instance disparative qui provoque sa reponse. De sorte qu'elle ne se reduit pas au sens, a cheval comme l'evenement entre le domaine du langage et celui de la realite, ni reductible a l'etat de chose empirique, ni a une signification logique. Les elements structuraux de l'Idee ne pren- nent sens que sous la forme d'une reponse que la pensee produit.

Deleuze assure ainsi entre l'Idee, l'evenement, le sens une toute nouvelle repartition : la pensee a bien affaire au reel, a la structure de l'Idee, qui n'est pas noetique, mais donnee dans la realite empirique, quoiqu'elle ne se confonde pas avec un etat de fait. Telle quelle, cette structure est probleme. Dans sa capacite a pm- voquer la pensee, le probleme se fait evenement, c'est-a-dire sens pour la pensee. En tant que tel, il n'est ni empirique (donne dans un etat de chose), ni dogmatique (donne comme une essence, ou une signification preexistantc), mais exterieur a la pensee qui le convoque, constellation virtuelle determinee par le fait de la

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; I l , ' # , ;;, pensee. De la sorte, la question de la theorie n'est plus suspendue

: l ! a l'image dogmatique de la verite ni a son trajet, de l'hypothe. ! ' 1 tique subjectif a l'apodictique universalite de l'essence. Deleuze

(0 ,! transforme l'image de la pensee : le sens se produit dans l'avenhi. reuse rencontre qui force la pensee a creer du nouveau, et deter.

! 8 , J 1 ' ; , I mine un probleme. Cette nouvelle image de la pensee definit ainsi

i un nouveau trajet d'actualisation qui passe du problematique a la question, sans faire de la question la reponse a un probleme

1 : l ! 1 preexistant, comme si les problemes etaient donnes de toute eter- I

nite. C'est la reponse qui invente et constitue le probleme, comme I ce a quoi elle se rapporte.

:II L'evenement problematique du sens se produit donc comme coup de des aleatoire et contingent, qui lance le sens comme cou- pure, crise, et discontinuite pour la pensee. Si la pensee se produit ~i toujours comme evenement, l'evenement ne se reduit donc pas a

! l'occurrence de la pensee, a ce qui se passe dans la pensee, et

! insiste ou subsiste, impassible et ideal, en dehors de la pensee. En

i ce sens, il est Idee, condition transcendantale de la pensee et

8 ' structure differentiee. Mais il est en meme temps •ájet de singula-

I rite n, et comme la singularite, il est le point critique qui produit

i disjonctivement le nouveau, qui ouvre une liistoire dont la breche et la cesure sont irreductible a l'instant qui precede. Deleuze eta-

! ! blit donc une nouvelle repartition de l'idealite et de l'empirique.

\ ! Les Idees resultent des coups de la pensee sans s'identifier a eux.

i 1 1 Les points singuliers sont sur le de ; les questions sont les des eux- memes ; l'imperatif est le lancer. Les Idees sont les ~ombinaisons'~ro- blematiques qui resultent des coups'.

En mathematique comme en philosophie, il se produit ainsi de vrais evenements transcendantaux : des singularites surviennent dans un champ problematique, non comme des accidents, mais comme des evenements topologiques qui l'affectent reellement, et font des Idees les differentielles de la pensee. L'individuation simondienne est ici entierement adaptee au champ logique : les pensees se produisent par individuations, ce qui explique l'interet de Deleuze pour la neurobiologie, veritable physique de la pensee.

1 i , , L'apprentissage consiste en cette reaction subjective devant i'ob-

jectite du probleme, a la faveur de laquelle on forme avec l'Idee un champ problematique.

1. Deleuze, DR, 255

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Cela precise egalement le statut des singularites. Notion matique, issue de la theorie des fonctions, une singularite se definit comme le point au voisinage duquel quelque chose change. Point d'inflexion ou de rebroussement, elle signale que quelque chose se passe sur une courbe ct permet d'observer le changement qui I'af- fecte : cols, ou foyers, toute une cinematique affecte diffe- rentiellement les courbes. L'irmption d'une singularite forme eve- nement en se distinguant des points reguliers de la courbe, et correspond a ce que Deleuze appelait la dramatisation de l'Idee, a son temps de differenciahon, a son espace d'actualisation.

Ainsi, la singularite possede quatre caracteres : elle marque l'evenement comme disjonction, rupture, cesure. Mais deuxieme- ment, elle est rapport de rapports, multiplicite toujours plurielle, et n'est pas attachee a une famille de points. Elle ne qualifie pas un accident de la courbe, mais une relation : n'importe quel point peut passer du remarquable a l'ordinaire, du regulier au singulier selon la perspective dans laquelle il entre. Troisiemement, le sin- gulier se definit toujours par difference avec le regulier et se pro- longe sur toute la serie d'ordinaires qui en dependent jusqu'au voisinage d'une prochaine singularite, comme le montre l'utilisa- tion qu'en fait Leibniz, avec les series disjonctives de ses mondes possibles dont certains seulement s'averent compossibles, et dont la composition change dans le tournoiement des mondes baroques aux dernieres pages de la iizeodicee', jardin metaphysique aux sen- tiers qui bifurquent. Chaque serie comprend un ensemble de sin- gularites et chaque singularite determine une serie qui s'etend dans une direction jusqu'au voisinage d'une serie differente, de sorte qu'il y a autant de series divergentes dans une structure que de points remarquables, susceptibles de resonner et de produire de nouvelles series par bifurcation, en fonction des rencontres aleatoires avec de nouvelles singularites2.

La singularite logique ou mathematique a comme correspon- dant physique le point critique, ou le seuil d'actualisation (point d'ebullition, de fusion, de condensation, de cristallisation) ; en phi- losophie, il correspond a l'evenement. C'est le quatrieme trait de la singularite, et le plus important car il determine l'Idee comme ce qui affirme la divergence entre les series. Or, une divergence, c'est ce qui rend une singularite remarquable : K Une singularite est le

1. Leibniz, La 771eodicee~ 5 416-417 2. Delcuze, LS, 67-69.

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point de depart d'une serie qui se prolonge sur tous les points ordinaires du systeme jusqu'au voisinage d'une autre singularite ; celle-ci engendre une autre serie qui tantot converge, tantot diverge avec la premiere. L'Idee a la puissance d'affirmer la divergence, elle etablit une sorte de resonance entre les series qui divergent. •â'

Les singularites deviennent ordinaires ou remarquables en fonction des rapports qu'elles entretiennent avec les autres series : quand elles convergent, elles sont ordinaires ; pour qu'elles soient remarquables, il faut qu'eiies divergent, et qu'elles apportent quelque chose de neuf dans le systeme. Tel est l'aspect le plus decisif de l'Idee : elle ne converge pas vers l'unite de l'essence et l'identite de la signification, mais affirme la divergence. L'Idee se produit litteralement lorsqu'il y a divergence, qu'une singularite se remarque : alors << quelque chose se passe •â dans le systeme.

Ainsi defini, le probleme est un evenement pur, une objectite virtuelle. Deleuze le precise dans une parenthese decisive de Logique du sens: •á(L'energie potentielle est l'energie de l'evene- ment pur, tandis que les formes d'actualisation correspondent aux effectuations de l'evenement). L'objectite de l'Idee developpe son •áenergie •â, sa faculte problematique au plan de ce que Deleuze appelle l'evenement pur, c'est-a-dire de sa part virtuelle ineffectuable ; le problematique, jouant le role du champ preindi- viduel ou de la difference de potentiel est pose par Deleuze au plan du virtuel, et s'effectue dans l'individuation d'une solution. L'evenement problematique doit donc etre distingue aussi bien de l'essence dogmatique que de l'accident empirique. C'est pour cette raison que l'Idee n'est pas affectee par ses realisations, et que Deleuze donne au sens dans Logique du sens la double determination de l'impassibilite et de la productivite genetique.

Ce qui caracterise l'Idee, c'est donc l'objectite du probleme, et Deleuze en tire deux consequences. La premiere est bergso- nienne, et consiste a remarquer a quel point le probleme deter- mine la reponse, de sorte qu'en philosophie, le probleme est tou- jours constituant. Depuis ses premieres Deleuze affirme qu'on ne peut creer que sous la poussee d'un probleme, et que changer l'image de la pensee, c'est degager un nouveau probleme. Mais il est desormais avere que le probleme n'est determine que par les points singuliers qui en expriment les conditions. On ne

1. Delcuze, DR, 356. 2. Deleuze, LS, 125.

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cree le probleme qu'indirectement, en changeant les questions qui se deplacent dans un nouveau champ problematique. Ce qui defi- nit le probleme, c'est la maniere dont il s'actualise dans une solu- tion de pensee. Pour autant, probleme et solution subsistent comme des donnees independantes, car le probleme n'est pas epuise par les solutions actualisees par la pensee. Et si •áles solu- tions ne suppriment pas les problemes, mais y trouvent au contraire les conditions subsistantes sans lesquelles elles n'auraient aucun sens, les reponses ne suppriment aucunement la question ni ne la comblent, et celle-ci persiste a travers toutes les reponses •â'.

Deleuze prolonge donc Bergson en ceci : problemes et ques- tions subsistent independamment les uns des autres, mais sont tou- jours lies par un mouvement d'actualisation du virtuel. Il en decoule que •áprobleme et question designent par eux-memes des objectites ideelles, et ont un etre propre, minimum d'etre)), dit Deleuze dans Logique du sen?, extra-etre qui definit l'insistance, non l'existence de l'idealite et qui ne se confond pas avec I'empi- rique sans verser pour autant dans le transcendant.

On trouve ici le meme dualisme tempere, ou oscillant, alterna- tif que nous constations pour l'intensite. Le probleme constitue le champ preindividuel d'individuation, et la pensee, son actualisa- tion. Dans Qu'est-ce que la philosophie ?, en modifiant quelque peu son vocabulaire, Deleuze fait du probleme le •áplan d'imma- nence •â virtuel que toute solution ( •á concept •â ) presuppose mais aussi coupe et remanie. Concepts (instance-solution) et plans d'im- manence (instance-probleme) sont correlatifs, mais ne doivent pas etre confondus, le plan d'immanence definissant une image de la pensee, presupposee par tout concept mais independante de lui, de sorte que toute philosophie se fait •á creation de concept et ins- tauration de plan 9. Creer un concept, c'est instaurer un plan d'immanence, constituer un probleme.

Un concept n'exige pas seulement un prouleme sous lequel il remanie ou remplace des concepts precedents, mais un carrefour de problemes ou il s'allie a d'autres concepts coexistants'.

Plus radicalement, et la, la thematique n'est plus bergsonienne, mais marxienne, cette existence independante n'empeche pas la

1. Deleuze, W: 72. 2. Ibid. 3. Deleuze, Guattati, QP, 44. 4. Deleuze, Guattari, QP, 24.

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coappartenance empirique du probleme et des solutions, leur devenir commun, leur communaute d'inscription dans un meme contexte historique. Si le probleme ne s'actualise que dans une question, la question ne constitue pas le probleme, ni ne l'epuise, elle en propose seulement une actualisation contingente, un. coup de de. •áIl apparait donc, conclut Deleuze avec un accent vrai- ment marxien, qu'un probleme a toujours la solution qu'il merite d'apres les conditions qui Le determinent en tant que probleme. •â' Ces conditions definissent l'image de la pensee, prise au sens fort d'instauration d'un plan transcendantal.

Le sens et le devenir du probleme remplacent et congedient la verite. Le rapport qui lie la pensee a ses objets reste un rapport d'ac- tualisation, dont I'histoi.icite empirique ne se resout ni en un deter- minisme causal, ni en une expression symbolique anhistorique. En realite, cette historicite du probleme se traduit par un devenir de la pensee, et si le probleme renvoie a une objectivite ideelle, celle-ci produit a la fois le connaissable et le connu, ce qui determine son historicite entiere, sur un mode qui interdit de confondre I'evene- ment avec un etat de chose empirique ou avec une essence univer- selle. D'ou son statut paradoxal : l'evenement designe le probleme, non la solution : •á On ne peut parler des evenements que dans les problemes dont ils determinent les conditions. On ne peut parler des evenements que comme des singularites qui se deploient dans un champ problematique, et au voisinage desquelles s'organisent les solutions 9, mais les solutions ne suppriment pas les problemes, pas plus que les reponses n'eliminent les questions. Pour Deleuze, le rapport du probleme avec ses conditions definit le sens du probleme en tant que tel, dans sa parfaite singularite3.

Les Idees pas plus que les Problemes ne sont seulement dans notre tete, mais sont ici et la, dans la produchon d'un monde historique actueli.

3 1 VIRTUEL ET ACTUEL, AION ET CHRONOS

Creer pour la pensee, c'est donc actualiser un probleme, une Idee. Le rapport qui liait Idee et pensee, probleme et question n'est autre que celui du virtuel a l'actualisation, de l'intensite a l'indivi-

1. Delcuze, LT, 69. 2. Deleuze, W, 72. 3. Deleuzc, LS, 179. 4. Deleuzc, DR, 246.

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duation. Nous pouvons maintenant revenir sur le statut virtuel de l'Idee que Deleuze exprime a l'epoque de Dgerence et r&etition par la formule complexe de la cifferenc/tiation que nous avons deja explicitee, et qui permet de preciser le double jaillissement connexe de la difference, comme multiplicite singuliere virtuelle et actualisa- tion dans le systeme psychique du penseur.

La formule rend compte du dedoublement de la Difference dans son double proces de rapport du virtuel a l'actuel. Le virtuel, reel mais ideal est differenhe (avec un t) dans son contenu meme s'il ne s'actualise pas : il a une determination interne, une consis- tance independante ; il s'agit de l'instance theorematique de Pro- clus ou de l'instance-probleme de Lautman. Lorsqu'il s'actualise, il se differencie (avec un c), il s'individue, instance problematique de Proclus, ou instance-solution de Lautman. Ce terme de diffe- renc/tiationl exprime les deux moments de la difference, cette dualite du virtuel, qui correspond aux deux aspects du sens, et donc aussi a la synthese disjonctive du temps.

Le probleme virtuel est differentie (avec un t) : il n'est pas inci- vidue, il ne s'actualise pas comme question, mais sa singularite et sa consistance sont entieres quoique impassibles et indifferentes a l'actualisation. La question, ou la solution de pensee, elle, est diffe- renciee (avec un 6) : elle prend une forme concrete individuelle et se materialise dans le cerveau d'un penseur, dans le medium neu- ronal de la pensee, celui de la voix ou de l'ecriture. Dans cette mesure, la question, pour Deleuze, est du cote de la solution et non pas du cote du probleme, a laquelle elle ne ressemble pas, precisement parce qu'elle l'actualise. L'Idee n'est donc pas diffe- renciee (avec un c) avant de s'actualiser dans la pensee. Complete- ment indifferenciee puisqu'elle n'est pas ind lduee , eue n'est •á nuliement indeterminee •â, mais au contraire parfaitement diffe- rentiee (avec un t)'. Ainsi, les Idees qu'actualise le romancier sur son mode expriment l'actualisation d'un virtuel que le philosophe peut reconduire au probleme, au contenu virtuel qu'elles actualisent.

1. Deleuze, DR, 270 sq., 358 ; •áDramatisation •â, an. cite, p. 100 (ID, 143). 2. Deleuze, DR, 358 : c'est l'individuation qui explique I' •áemboitement de

ces deux moities non semblables n exactement comme la modulation s'explique chcz Simondon par deux demi-cliaines, formelles et mahielles (Simondon, IGP, p. 41).

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Il n'en decoule pas que le philosophe accederait directement au probleme, la ou le romancier ou le savant s'en tiendraient au plan des solutions : toute pensee est une actualisation neuronale et ver- bale. Mais la distinction entre les modes de pensee pliilosophique et artistique leur permet de chercher a resoudre sous forme de question propre (•áconstitution de solutions • â ) l'Idee problema- tique qui les sollicite.

Tandis que la differentiation determine le contenu virtuel de l'Idee comme probleme, la differenciation exprime I'actualisation de ce vir- tuel et la consh~tion des solutions [...Il.

Le caractere problematique, differentie, multiple et singulier de l'Idee releve de la dynamique du devenir chez Deleuze : les moda- lites de l'actuel et le virtuel se substituent aux coupures de l'intelli- gible et du sensible, de l'essence et de l'existence, du possible et du reel. Cette double gerbe de la virtualite et de l'individuation, nous l'avons deja rencontree dans l'analyse de l'intensite. Nous la retrouvons dans le couple de l'Idee et du probleme, sons forme de la determination virtuelle d'une structure du probleme, et de l'actualisation d'une solution de pensee.

Penser le temps comme devenir implique de le penser en meme temps comme actualisation dans les corps (Chronos) et comme coexistence virtuelle (Aion). C'est ainsi que Deleuze evite en meme temps la presence statique de l'actuel et l'intemporalite de l'eternel, le piege du present et celui de l'eternite. Chronos signale le present corporel. Or, le temps pour Deleuze n'est pas affaire de present, mais de devenir, c'est pourquoi Aion, temps du futur et du passe, esquive perpetuellement le present de Chronos. Ii faut tenir ensemble ces deux determinations : le temps, pour Deleuze, est cette bifurcation, spthese disjonctive de Chronos et d'Aiou.

Voila pourquoi Deleuze distingue constamment le devenir vir- tuel de l'evenement et le passage successif des corps. Chronos, et sa succession d'etats de corps concerne l'image-mouvement et son actualite sensori-motrice, epaissie par le present de la perception, la temporalite visqueuse de l'action qui pense en termes de solides et ralentit les flux pour affermir sa prise. Aion, en revanche, avec sa puissance de devenir permet au temps de passer: •á(Car etre present, ce serait etre, et non plus devenir) n, precise Deleuze dans

1. Delcuzc, DR, 270

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une parenthese fulgurante'. C'est pourquoi Aion esquive le pre- sent, deloge le temps de l'actualite des corps et l'extrait de la succession donnee.

Deleuze injecte la puissance disjonctive du devenir sur tous les points du present. La bifurcation d'Aion et de Chronos reprend les trois syntheses de D&%ence et repetition, en les ramassant autour de cette disjonction principale : Chronos, la presence des corps, l'image-mouvement sensori-motrice, et Aion, I'image-temps achro- nologique du devenir sans actualite. Aion conjugue les deux deter- minations virtuelles du temps, le passe pur de la deuxieme synthese et la •ápure forme vide du temps n2 de la troisieme synthese, avec son effondment achronologique. Milieu des effets de surface, il trace ainsi la frontiere entre choses et propositions : au lieu d'un present qui resorbe le passe et le futur, il montre que seul le passe pur et l'avenir achronologique insistent dans le temps.

Prises ensemble, ces deux modalites de la temporalite que sont le present des corps et l'irruption du devenir delivrent le concept de temps de sa reduction a la succession histoiique et l'ouvrent sur le devenir de l'evenement. Pour Deleuze, eternite et histoire doi- vent alors etre renvoyees dos a dos, comme deux figures inade- quates de la temporalite, qui denaturent le devenir reel selon les modeles finalement atemporels du successif teleologique causal de l'histoire et de I'intcmporalite transcendante dc l'eternite. Pour penser une veritable temporalite creatrice, il faut penser l'evene- ment sans le reduire a ce qui se passe, a l'etat de chose, ni le dissi- per dans l'intemporalite. C'est ce a quoi vise le concept d'evene- ment, que Deleuze, renvoyant toujours au beau texte de Peguy, decrit comme la raison problematique de l'actualisation, •á dans ce qui arrive le pur exprime qui nous fait signe et nous attend D, la genese statique, • á l a splendeur du on n, de K l'evenement meme ou de la quatrieme personne 9.

On touche la l'une des determinations les plus difficiles et les plus belles de la philosophie de Deleuze : sa conception de l'eve- nement, •áreel dans etre actuel, ideal sans etre abstrait •â, qui semble transcendant parce qu'il survole l'etat de chose dans lequel il s'actualise mais auquel il reste immanent, pure immanence de ce qui ne s'actualise pas •â, •áimmateriel, incorporel, invivable, la

1. Dclcuze, LS, 192. 2. Deleuze, LS: 194. 3. Deleuze, LS, 178.

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pure reserve •â'. L'evenement ne s'inscrit pas dans l'ordre des corps ni dans la logique causale de l'actuel, parce qu'il ne se laisse pas inscrire dans l'ordre chronologique ou causal des predetermi. nations. Son premier caractere est l'imprevisibilite. A ce titre, il surprend et bouscule la chronologie, il cree une periodisation. L'evenement est ce qui va se passer ou ce qui vient de se passer, jamais ce qui se passe : il ne s'effectue pas au present, mais sub- siste comme ce qui donne sens au present. C'est pourquoi il est problEmatique : ((Les evenements concernent exclusivement les problemes et en definissent les conditions. n2 Il n'est donc pas reductible a l'ordre de l'anterieur-posterieur, et c'est ce qu'im. plique le recours a la distinction stoicienne d'Aion et de Chronos. L'evenement ouvre une breche dans le temps.

Il n'est donc pas meme de l'ordre de l'historique, mais fulgure comme un devenir, perpendiculaire a l'histoire, lateral, (( transver- sal D, comme le dit Peguy, dans un texte dont l'importance pour Deleuze est considerable et auquel il se refere toujours avec adrni- ration des qu'il aborde ces questions. Cette transversalite, qui, nous d o n s le voir, est appelee a prendre une importance conside- rable avec les travaux de Guattari, surgit donc ici, sous la plume de Peguy pour distinguer l'histoire avec sa succession reglee et sa chronologie lineaire, de l'evenement dans sa puissance achronolo- gique. Au cours d'un long travelling qui glisse parallelement au devenir, L'histoire passe le long de l'evenement, sans l'efTieurer, ni penetrer en lui. La succession chronologique reste longitudinale et glisse le long du devenir, tandis que l'experience reelle du temps, celle, interieure, de la memoire et du vieillissement, nous donne acces au temps actif et consiste paradoxalement a ((rester •â dans l'evenement.

Selon cette lecture de Peguy que propose Deleuze, les lignes horizontales actualisees de l'histoire sont traversees par la diago- nale transversale de l'evenement, qui ne s'incarne pas dans un etat de chose, mais fulgure, sans etre reductible a son actualisation, perpendiculaire a l'histoire des corps. L'evenement pour Deleuze n'est pas ce qui arrive, ce qui s'actualise, mais comme le dit Peguy, 1' K interne1 immanent n3, la part virtuelle qui ne se laisse pas epuiser par sa realisation.

1 . Deleuze, Guaitari, QP, 148. 2. Deleuze, LS, 69 ; Zourabichdi, Le vocnbrdoire de Deleurc, op. i l . , p. I I 3. Dcleuze, Guattari, QP, 148 ; Deleuze, m, 226.

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Ce que Deleuze nomme de maniere stoicienne 1' •á impassibi- lite •â de l'bvenement, sa neutralite a l'egard de son effectuation, &e en realite son caractere irreductible a une determination empirique. L'effectuation concerne donc ce passage du virtuel a l'actuel, par quoi nous pensons sous la poussee de l'Idee, tandis que la contre-effectuatiou designe le rapport inverse, mais non reversible, par lequel le virtuel n'est pas dissout dans son effectua- 6on. L'evenement bifurque. Dans le beau texte •á Mai 68 n'a pas eu lieu >>', Deleuze et Guattari expliquent pourquoi la part de l'evenement, dans les phenomenes historiques, reste irreductible aux determinismes sociaux, aux successions causales. Non seule- ment il n'est pas assimilable a l'ordre des consecutions puisqu'il ouvre une breche, et produit du nouveau, mais il conserve la puis- sance d'un commencement, quelles que soient ses suites et ses consequences. C'est en cela que l'evenement decroche par rap- port au temps causal de Chronos. 11 devie. Cette puissance de deviation et de bifurcation explique la dualite d'Aion et de Chro- nos et marque l'insertion permanente du dcvenir dans la stabilite relative des co~ps. L'evenement conjugue les trois determinations paradoxales de l'imminence, de l'irresistible irreversibilite et de la contingence. Pas-encore et toujours-deja, il n'est jamais au present, mais divise le temps en passe et en futur : il fend le temps, subvertit le present.

Son impassibilite ne consiste donc pas en unc transcendance mais en une puissance inentamee d'effectuer une coupure dans le present des corps. En ce sens, I'evenement, comme probleme, insiste, quelle que soit la maniere dont il s'effectue. La puissance de l'evenement ne depend pas de son actualisation, puisque le vir- tuel, a la difference du possible, est aussi reel que l'actuel. Comme Idee virtuelle, il n'a nul besoin de s'incarner dans un etat de fait pour posseder la perfection de sa puissance. Imminent, immanent, inactuel, il n'est pas en attente de realisation. Complet dans son inactualite, il reste immateriel, incorporel et, a cause de ccla, invi- vable, puisqu'il n'est pas actualise. Ou ne peut vivre dans l'evene- ment, ni s'etablir en lui. Mais pour la meme raison, l'evenement est egalement interminable.

C'est en cela qu'un evenement comme Mai 68 ne se laisse pas depasser, meme s'il se trouve de toute part trahi, bafoue, conteste,

1. Deleuzc, Guauari, •áMai 68 n'a pas eu lieu •â, Ix ~\buuellm lilleroirer, 3-9 mai 1984, p. 75-76, reed. RF, 215.

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ou meme s'il se trouvait realise. Son potentiel, la part d'ouverture qu'il comporte reste irreductible aux determinations causales reel- les qui lui ont succede. Si donc •á les evenements sont ideaux •â', cette formule ne renvoie a nul idealisme de principe, mais a l'in- sistante capacite de l'evenement a se soustraire a son equivoque dissolution dans l'ordre de l'actuel. Comme probleme, l'evene- ment resiste a son actualisation. Il continue a poser probleme dans le reel. C'est meme precisement a cela qu'on le reconnait : l'eve- nement, dans sa capacite a briser la chaine senson-motrice de l'habitude et des causalites ordinaires, se marque a sa capacite de rupture. Il fait sens, comme seuil, point critique qui ouvre une nouvelle ere, et cree une epoque. •á TeUe est l'operation la plus generale du sens : c'est le sens qui fait exister ce qui l'exprime et, pure insistance, se fait des lors exister dans ce qui l'exprime. •â?

L'evenement produit le sens pour la pensee comme l'insistance virtuelle dttenninee par cette actualisation.

C'est pourquoi un evenement ne se laisse pas epuiser dans son actualisation. Meme s'il est recupere, un evenement comme Mai 1968 ne se laisse pas depasser dans sa part fulgurante de vir- tuel, son potentiel politique, sa capacite intacte a bouleverser l'ordre etabli aujourd'hui comme hier, et ce phenomene de voyance par lequel, une societe, tout a coup, percoit brusquement la part d'intolerable que comprenait son mode de vie et le sursaut qu'il reclamait. L'evenement brise ainsi l'anteriorite de l'histoire et cree une nouvelle periode, il ouvre une breche dans la succession, et degage du possible, cette nouvelle direction d'actualisation que Guattari appelle une ligne de fuite, tout en etant irreductible a son effectuation dans le quotidien empirique. Le caractere bifide de l'evenement, Aion et Chronos, explique la survivance politique et la persistance critique d'un evenement quels que soient les compromis ou reactions sur lesquels il debouche dans la realite.

La dualite d'Aion et de Chronos montre comment Deleuze transforme la duree bergsonienne, en la debarrassant du dualisme qui l'oppose a l'espace, mais surtout en la delivrant de sa part de presence : la Duree, pour Deleuze, devient Aion, et ne dure pas.

Ce point de cesure, par lequel Deleuze se separe de Bergson, lui permet d'insister sur le fait que virtuel et actuel n'entretiennent pas un rapport chronologique. Le virtucl n'est pas anterieur a

1. Deleuie, LS, 68. 2. Deleuze, LT, 194

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l'actuel mais problematique et coexistant. Neanmoins, bien sur, il s'actualise et la fleche de l'individuation pointe du virtuel vers I'ac- tuel. Toute actualisation se fait par differenciation, par lignes divergentes, ce qui marquait, on s'en souvient, le troisieme carac- tere de l'intensite. Si l'Idee est donc virtuelle, si elle semble orientee par une fleche irreversible qui va du virtuel a son actuali- sation, elle conjugue l'irreversibilite entropique a la negentropie simondienne (a vrai dire bergsonieune) d'une actualisation par lignes de differenciation. Cela explique pourquoi l'intensite tout a l'heure ne pouvait s'actualiser qu'en retombant, en s'egalisant, sur un mode proche de la dialectique hegelienne. En passant du scheme thermodynamique d'une resolution de la difference de potentiel par stabilisation du systeme (entropie) a l'actualisation comme differenciation vitale, Deleuze conteste l'entropie par une disparation creatrice, un gain d'information disait Simondon, une creation dira Deleuze. Et cette creation, Deleuze l'entend comme une nouveaute irreductible a l'instant qui precede.

Cela lui permet de relire Bergson a la faveur d'un temps non chronologique. La duree bergsonienne devient une multiplicite virtuelle, procedant sur un seul plan par actualisation discontinue, au lieu de composer un elan ramassant la continuite de son mou- vement dans une duree imprevisible. De la definition bergso- nienne de l'elan vital, et de la duree, Deleuze conserve donc cette valeur que l'actualisation est une creation. Mais il conteste l'ac- cent continuiste qu'il juge teleologique, trop proche d'une concep- tion theologique de la creation, d'une K evolution •â creatrice, et substitue a l'elan et a sa poussee creatrice uue disconhnuitC oscil- lante, une involution, qui fait du virtuel un plan copresent aux indi- viduations qui l'affectent et se defont avec rapidite, au lieu d'evoluer en faisant boule de neige sur elles-memes.

C'etait le propos de la troisieme synthese temporelle de D@- race et rejetition, qui substituait le tirage aleatoire et discontinu de l'Eternel retour, selon Deleuze, a l'elan imprevisible de la duree bergsonienne. Chez Deleuze, le virtuel est immanent a l'actuel, et aucune succession englobante ne pourrait encadrer les actualisa- tions du virtuel entre un avant et un apres cosmologique'. L'actuel

1. C h t cette psir ion qui rcnd Ic rapport a l'histoire de Delcuzc si complexe : une Iiistaricir~ nuri successiuc, ou le scheme de la succession est sans arret recon- duit a la fulyration achranologque du dcvenir, prete facilement au contrcscns d'etrc une pensee dc l'intemporel.

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et le virtuel ont donc autant de realite l'un que l'autre, mais ce qui les distingue, c'est le proces de differenciation qui les lie, en se dedoublant: le virtuel, reel mais ideal est differentie dans son contenu meme sans s'actualiser ; lorsqu'il s'actualise, il se diffe. rencie. Virtuel et actuel forment donc les poles solidaires d'un mouvement vital, celui de la differenciation.

Alors, l'actualisation du virtuel procede par difference, diver- gence ou differenciation. Mais a l'actualisation repond le mouve- ment inverse, non reciproque qui permet de remonter de l'etat de chose a l'evenement. • á O n actualise ou on effectue l'evenement chaque fois qu'on l'engage, bon gre mal gre, dans un etat de cho- ses, mais on le contre-effectue chaque fois qu'on l'abstrait des etats de choses pour en degager le concept n' : l'actualisation et la contre- effectuation ne sont pas reciproques, mais proposent deux lignes de temporalite coexistantes mais differentes.

Cela permettait au philosophe de s'instruire de l'experience reelle de La rdcherche du temps perdu : il s'agit moins d'une •árecherche de la verite •â, selon une terminologie desuete, que de la rencontre empirique avec une Idee, problematique et singu- liere, virtuelle et non mentale, reelle et non imaginaire, determi- nant par rencontre improbable et choc pour la pensee I'effectua- tion de l'empirisme transcendantal. Voila ce qui definit systematiquement la completude theorique des problemes soule- ves par Proust I , qui se ramifient jusqu'a la theorie de l'Idee de D$ ference et repetition, du sens et de l'evenement de Logique du sens.

Le trajet qui va du signe a la pensee rend compte du caractere createur de la pensee, et du role pilote de l'analyse de l'experience litteraire pour Deleuze. S'il lie la pensee a la creation, et la crea- tion a la genese de l'acte de penser dans la pensee2, c'est qu'il met la pensee en rapport direct avec l'Idee qui affecte intensivement la sensibilite et commet la pensee a repondre au probleme qu'elle degage. L'Idee, virtuelle et ideelle, a bien pour Deleuze une rea- lite exterieure a l'acte de pensee. Mais elle force la pensee par l'in- termediaire de la sensibilite.

1. Deleuze et Guattari, QP, 150. 2. Deleuze, DR, 165.

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L'etrange theorie des facultes que Deleuze propose est donc la ~uivante : la sensibilite module les quantites intensives et cette modulation constitue le signe, comme intensite qualifiee, et le pro-

[ bleme, comme champ singulier impersonnel et preindividuel. Si Deleuze nomme ce champ un champ transcendantal, c'est bien qu'il place Pidealite problematique en dehors de l'esprit humain.

y a donc de l'idealiie dans le monde, une idealite virtuelle, qui s'actualise comme probleme pour la pensee par l'intermediaire du signe. C'est le signe sensible qui force la pensee a se livrer a son exercice, a la fois passif et createur, puisqu'elle est affectee (syn- these passive, receptivite de la pensee, contre la spontaneite kan- tienne), mais cette passivite est la condition de sa creativite. La creation, pour la pensee, est donc une rencontre de ses propres limites, un danger ou la pensee fait l'experience de •áson propre impouvoir •â' et se revele en rapport non avec un quelconque fon- dement, mais avec son effondernent - son exercice transcendant.

Les Idees sont donc ce qui force en premier Leu la sensibilite, puis la pensee a son tour a •ásortir de ses gonds •â, et a entrer dans un accord dissonant, par disparation. C'est pourquoi le dernier renversement kantien, la grande decouverte de Kant dans la Cn- tique du jugement concerne l'accord discordant des facultes, • á u n exercice deregle de toutes les facultes, qui va definir la philosophie future •â%. Les Idees font bien resonner toutes les facultes, puis- qu'elles declenchent le choc qui les pousse a leur exercice supe- rieur. Mais cet exercice superieur est disjoint. Il est donc bien syn- these, comme le voulait Kant, mais synthese heterogene, disjonctive. En ce sens, l'Idee est la condition d'individuation de la pensee, mais elle ne s'actualise que sous la forme d'une pensee, d'un sentiment, d'un affect: d'un individu actuel. L'Idee affecte donc toutes les facultes, bien que l'intensite touche d'abord la sen- sibilite. Si la sensibilite module d'abord des quantites intensives, l'Idee, comme champ de singularites, concerne d'abord la pensee.

Cela eclaire le statut de la pensEe pure des essences que Deleuze presentait dans Proust. Cette pensee pure n'est pas une intuition des essences, et n'est pure que parce qu'eue est portee a son point transcendant de disparahon, et qu'elle module avec l'Idee, ou le probleme qui la convoque, via la sensibilite.

1. Deleuze, DR, 192 2. Delcuze, CC, 49.

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~a pensee n'est determinee a saisir son propre co,tandum qu'a i'ex. uemite du cordon de violence qui, d'une Idee a l'autre, met d'abord en mouvement la sensibilite et son sentiendum, etc. Cette extremite peut etre aussi consideree comme l'origine radicale des Idees'.

De ce point de vue, il est indifferent de considerer la pensee comme l'origine radicale des Idees, ou les Idees comme les pro- blemes qui individnent les pensees, puisqu'elles se constituent ensemble, par une cocreation, exactement comme Simondon posait que l'individu s'actualise en configurant son milieu d'indivi- duation. Mais Deleuze transiere cette coexistence du rapport de l'individu au milieu a celui qu'entretiennent virtuel et actuel: l'Idee est strictement coexistante a l'aventure de la pensee. Pour- tant, l'ldee ne se reduit pas a une donnee noetique, sinon, il n'y aurait riulle genese de la pensee dans la pensee. L'origine radicale des Idees renvoie donc a cette coexistence. II n'y a d'ailleurs ori- gine qu'au sens de l'actualisation au present, non de la constitu- tion en droit, et Deleuze precise bien, dans son travail de reprise contrastee du vocabulaire classique de la philosophie, que l'ori- gine ne renvoie plus a un fondement, mais bien plutot a l'emission de singularites, exactement comme l'essence renvoyait tout a l'heure au sens, a l'evenement ct non plus a ce que la chose •áest n en soi. C'est cette actualisation, dans sa contingence, sa passivite et sa singularite, que Deleuze considere commc une creation a part entiere, creation qui constitue le probleme par excellence de la philosophie, la creation du penser dans la pensee.

Les Idees entretiennent donc avec la faculte de penser une rela- tion specifique, et meme si eues ne sont l'objet d'aucune faculte particuliere, elles concernent singulierement la pensee. C'est pour- quoi Deleuze les rapporte au •á Je Ele d'un cogito dissous •â qu'il rapproche de •á l'universel e@ndement qui caracterise la pensee comme faculte dans son exercice transcendant 9. Cet effonde- ment, polemique a l'egard des sols, fondations, origines et fonde- ment stable, porte la pensee a sa Limite, a son exercice transcen- dant. En s'actualisant par disparation avec 1'Idee qu'elle module, la pensee se voit portee a sa limite transcendante en meme temps qu'eue se differencie et s'actualise. L'actualisation de l'Idee declenche ainsi necessairement cet effondement de la pensee, que

1. Deleuie, DR, 251 2. Ibid.

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Deleuze definissait a propos de la troisieme synthese, du temps hors de ses gonds, degage de sa subordination antique au cadre du cosmos. Cette analyse de D@rence et repetition communique avec le beau texte que Deleuze consacre a Kant, •á Sur quatre for- mules poetiques •â, et avec les resultats de L'image-mouuement et de L'image-temps, pour theoriser la rencontre brutale de la pensee avec son heterogeneite constituante, l'exteriorite, l'affect du temps qui la rapporte a sa passivite comme la condition meme de sa creati- vite. Passivite et creation sont donc solidaire pour expliquer la genese de la pensee dans un Je, fele par l'experience du temps qui le porte a ses limites vacillantes psychiques. C'est pourquoi Artaud disait, •áJe suis un genital inne n'.

D'ou une ambiguite ou une surdetermination de la creativite de la pensee, qu'il s'agisse de la pensee ou de l'art. Tout le disposi- tif precedent visait bien a expliquer la genese d'une pensee quel- conque ; et la creation devenait le caractere d'une actualisation ordinaire. Mais en meme temps, Deleuze, dans une logique nietzsclieenne, reseme la creation a l'excellence de la pensee, a sa reussite. D'un cote, la creation, comme actualisation du virtuel s'applique a toutes les individuations, de l'autre, elle sert de critere axiologiquc, et ne definit plus alors le procede, mais la reussite de la pensee. Pour finir, la creation se distribue sur ces trois plans : elle designe l'actualisation du virtuel, et vaut donc pour toute dif- fercnciation, toute actualisation. Qualifiant la reussite de la pensee, elle ne vaut plus pour une actualisation quelconque, mais pour l'actualisation remarquable. Enfin, repondant de la reussite de la pensee, eue nomme aussi le procede des arts. En traitant cet ensemble de problemes, nous abordcrons le passage de la critique dc la raison representative a l'etliologie de la pensee.

Ce passage n'implique pas seulement l'elargissement de la pensee a ses conditions vitales et surtout culturelles d'exercice ; il comprend une mutation epistemologique qui transforme la theorie de la differenciation que nous venons d'etudier. La modu- lation temporelle du couple materiau-forces implique une theorie de la variation continue ou la fluctuation de la norme remplace la permanence d'une loi. Les consequences que Deleuze tire de l'analyse simondienne sont donc a la fois decisivcs pour son propre systeme et parfaitement originales, car Simondon n'a pas

1. Deleuze, DR, 150.

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amorce la critique des sciences humaines impliquee dans cette theorie de la variation continue, ni le passage a la distinction entre mineur et du majeur qui, en interdisant l'usage d'un invariant quelconque, change le statut des sciences humaines, de la linguis. tique autant que de la psychanalyse, de l'histoire comme de l'eth- nologie. Deleuze tient la une position methodologique tres forte pour prendre pied sur le terrain des sciences empiriques, et la cri- tique de l'invariant n'est pas feconde methodologiquement sans impliquer pour la pensee une dimension historique, empirique et variable, absente des axvres precedentes.

Il nous faut encore apprecier l'apport politique et empirique de la rencontre avec Guattari pour determiner comment Deleuze, inspire par Canguilhem et par Foucault, passe d'une philosophie ou l'art constitue le champ d'experimentation de la pensee a une Cntigue clinique, ou l'art clinique module directement des flux vitaux et sociaux dont la philosophie critique s'alimente. En somme, le programme theorique de D@rence et ?repetition est rempli. L'art a permis la critique de la pensee representative, et la philo- sophie se consacre desormais a des objets nouveaux, qui lui per- mettent de developper son empirisme superieur sur le terrain des processus reels qui animent les societes, et non sur le terrain de la pensee pure. Avec Guattari, en travaillant sur Canguilhem et Fou- cault, Deleuze forge les concepts de mineur et de majeur, tandis que l'apport de l'ethologie determine le concept de capture, qui substitue le devenir a la ressemblance. C'est la force et l'inventi- vite de Deleuze d'avoir su conjuguer ces secteurs en apparence disparates pour en extraire une theorie de l'effet sensible des

qui propose en meme temps une logique de la creation :

Les conditions d'une veritable critique et d'une veritable creation sont les memes : destruction de l'image d'une pensee qui se presup- pose clle-meme, genese de l'acte de penser dans la pensee mi.me1.

1. Dclcuze, DR, 182.

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CHAPITRE XIV

LA CRTTIQUE DE L'INTERPRETATION ET LA TRANSVERSALITE

L E S rapports de la forme et de la matiere, que Simondon a contribue a dissoudre au profit d'une nouvelle theorie des forces et des materiaux, renouvellent l'empirisme transcendantal. La semiologie proustienne, la pensee produite par l'effraction du signe, et la disparation simondienne, montrant l'interstice entre signe et pensee comme une modulation, permettent de penser la pensee comme experimentation et reprennent la definition nietzscheenne d'une symptomatologie typologique et genealo- gique de la pensee. L'analyse clinique des rapports entre pensee ct corporeite amorcee par Logique du sens, l'Idee comme probleme ont transforme l'empirisme transcendantal et le rapport de la pensee a la creation. Le point de rupture porte sur ce statut de l'interpretation, dont Deleuze acceptait le principe dans ses pre- miers travaux sur Nietzsche et Proust, mais dont, sous l'impulsion de la critique guattarienne du signifiant, il conteste la methode et refuse desormais l'appellation a partir des annees 1972. Ce tour- nant accelere la rupture avec la psychanalyse et avec l'analyse structurale, qui offraient encore dans Dgerence et repetition et Logique du sens un recours contre l'hermeneutique en substituant a la transcendance du sens un fonctionnement textuel immanent.

En passant de l'interpretation a l'experimentation, Deleuze congedie toute lecture analogique, toute transposition allegorique d'un discours signifiant a un autre, comme il remplacait la morale du jugement par I'affectologie et l'ethique spinozienne. Desormais, il n'emploiera plus jamais ce terme et opposera tou- jours l'interpretation a l'experimentation. Ce nouveau statut de la litterature s'etablit pratiquement, dans l'ecriture a deux avec

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Guattari : •áNous ne croyons qu'a une experimentation de Kafka sans interpretation ni signifiante, mais seulement des protocoles d'experience. •â'

Deleuze notait dans la premiere version du Proust: •áPenser, c'est toujours interpreter, c'est-a-dire expliquer, developper, dechiffrer, traduire un signe n2, il rectifie en 1970 : •áL'interpreter n'a pas d'autre unite que transversale. 9 Ce concept de transver- salite fait ici une apparition d'autant plus remarquable qu'il s'agit de la premiere occurrence d'une rbference a Guattari dans

de Deleuze. •áNous avons vu precedemment, dans les directions les plus diverses, l'importance d'une dimension transversale dans i'euvre de Proust : la transversaliti: •â, ecrit Deleuze, et il pre- cise en note : •á En rapport avec des recherches psychanalytiques, Felix Guattari a forme un concept tres riche de "tramversalite" pour rendre compte des communications et rapports de I'incons- cient. •â' La transversaliti: guattarienue recuse le modele de l'inte- riorite, et brise le beau montage romantique de la premiere ver- sion. Sans doute est-ce encore l'interpretation qui est dite transversale, mais en 1975, Kafia. Pour une litterature mineure, coecrit avec Guattari, s'ouvre sur le refus pur et simple de l'interpreta- tion : le nouveau principe transversal est cliarge d' •á empe- cher [...] les tentatives pour interpreter une qui ne se pro- pose en fait qu'a l'experimentation n5.

La belle unite du trajet de l'essence de la premiere version se trouvc exclue par cette nouvclle thborie de tandis que

1. Delcuze, Guattari, Kr?& Pour une lilte~aiure mineure, Paris, Minuit, 1975 (cite dorinavant 4, p. 14, citant Kafia, Roflorl pour une ilcodemre. On trouvera dans Deleuze el l'art, cliap. 5, une analyse detaillkc de ces questions.

2. Deleuzc. P 1. 118-119. . . 3. Dclcuze, P II, 156. 4. Deleuze. P II, 201 : Deleuc reiivaic a I'arhcle dc Guatiaii. • áLa transvcr- . .

salite •â, in Pgclioiher@ie institutionnelle, na 1, Alenpn, 1965, p. 91-106, repris cn volume dans Guatta", P g 3 c h o n a ~ el tromersolile. f imi d'an* i~Iit~lio>l>Ze&, Paris, Maspero, 1972, pour lcquel Dekuze redige une preface importante qui fait le point sur l'apport theo"que dc la transvcrsalite : Delcuze, •áTrois problerncs de groupc •â, p. 1x1.

S. Deleuzc, Guauaii, 15 7.

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LA CRITIQUE DE L'INTERPR~TATION ET LA TRANSVERSALITE

l'unite d'une interpretation deductive fait place au fonctionne- ment disparate d'une machine textuelie antiiogique et disjointe. Cette machine litteraire a fragmentations multiples dynamite la lecture neoplatonicienne des mondes de signes fermement enclias- ses par le trajet de l'essence : Deleuze reprend la hansversalite a travers une theorie du fragment qui rend hommage a Nietzsche et a Blanchot'.

Sous le regime de l'antilogos, le fragment ne peut plus etre concu comme l'appel vers une totalite preexistante ; il n'a plus le caractere du symbole platonicien, impulsion vers l'unite, et sub- siste comme partie non totalisable, fragment heteroclite qui agit sans sympathie, sans restaurer d'unite fusionnelle, ni de totalite. Cette theorie du fragn~ent renvoie a la page du Banquet ou Platon pense le desir sexuel sur fond d'unite perdue, et fait echo a la dis- jonction des sexes, a I'liomosexualite proustienne sur le mode de la capture entre deux series heterogenes, la guepe et l'orchidee. En passant du monde grec de la belle totalite a une Jerusalem tout aussi mythique, Deleuze ouvre l'unite organique vers la symbiose vegetale, et se deplace d'une sexualite dominante vers l'homo- sexualite perplexe et confuse, reduite a dechiffrer les signes obs- curs de sa communaute. Une ligne de faille se creuse entre les polarites contrastees d'Athenes et de Jerusalem, de la totalisation et de la fragmentation, de l'ironie socratique et de l'humour juif. Deleuze pousse le clivage entre pensee representative et pensee de la Difference dans cette nouvelle direction d'une theorie du sys- teme ouvert, de l'ceuvre fragmeutaire. Cela nous renseigne sur la nouvelle image de la pensee qu'appelait la conclusion de la pre- miere version : la puissance de l'antilogos disloque les systemes clos. Au fragment, comme partie et tension vers une totalite perdue que le desir vise a restaurer, se substitue la trame dechiree d'un fragment complet, mais non totalisable. Le regime du rapport de la partic au tout a change.

Deleuze transforme le statut de litteraire, et reconduit l'ecriture a son essentielle exteriorite. Les signes K ne s'appuient

1. Blanchot, L'entrelien infini, op. i f . , p. 227 et 451-452 ; qu'il faut mettre en regard avec i'article dc Deleuze •áPensee nomade •â, in ~Ketzsche nujwrd'hai.? t. 1 : Infem'ler, ?Pan UGE, coll. •á 10/18 •â, 1973, p. 105-112 ;Deleuze, Guattai, L'An& a d & Pais, Minuit, 1972 (cite Bq), p. 50-52, et avec les textes que Foucault ecrit durant lu meme peiode sur la litterature, en particulier avec le numero special de la rewe Critique de juin 196G, no 229, consacre a Blanchot, ou Foucault publie x La pcnsee du dehors •â.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDAIVTAL

plus sur un Logos subsistant •â : •á Seule la structure formelle de l'ccuvre d'art sera capable d'utiliser le materiau fragmentaire qu'elle utilise, sans reference exterieure, sans grille allegorique ou analogique. •â' Les signes de l'art ont perdu toute preeminence, et s'il s'agit encore de trouver • á u n peu de temps a l'etat pur o, il ne peut s'agir de i'essence du temps, conservee dans les anneaux d'un beau style.

Implicitement, le propos initial d'une recherche de la verite comme unite du roman est bien mis en question. Mais Deleuze, conformement a sa methode, ne se donne pas la peine d'une recti- fication expresse. En substituant le concept de transversalite a celui de verite, il a entierement change la donne : la fonction d'unification de l'essence se transforme en puissance disjonctive, qui fait de toute ceuvre une multiplicite substantive et par la fragmentaire.

L'essence ne joue plus le role d'une lentille focale, proces de totalisation des fragments empiriques. Remplacee par la dramati- sation de la question qui?, les fragments agissent desormais comme eclats epars, sur uri mode pluriel et disjoint, et ne se divi- sent pas sans changer de nature. Ils ne renvoient a aucun ensemble, non qu'ils ratent leur vocation de totalisation, mais parce qu'il n'existe aucune totalite a laquelle ils pourraient appar- tenir. Leurs parties inaccordees • á n e composent pas ensemble un tout >>, et ceiles ne temoignent pas chacune d'un tout dont elles seraient arrachees 9.

La ou, chez Platon, le fragment, symbole d'une totalite perdue et appel a sa restauration, induisait une theorie du rapport de l'Un et du multiple ou la partie multiple etait destinee a se fondre dans l'unite homogene de l'Un, et une theorie du desir sexuel comme tension vers l'unite retrouvee, pour Deleuze, le fragment ne releve de l'unite d'un Tout ni globalement (les fragments s'uni- fiant en composant le puzzle de l'Un), ni localement (les fragments renvoyant chacun a une totalite locale). En appliquant au frag- ment le principe de la multiplicite substantive, Deleuze retrouve les analyses de Blanchot: le fragment vaut tout seul. Il s'impose comme difference et vaut comme fragmentation. Sa puissance de

1. Deleuze, P, 137. 2. Dcleuze, P II, 148. Jcan-Clet ivIartin donne une belle analyse du f rupcn t

dans son liim : I'oinfiom. Lo ~ / ~ i l m o p / ~ i e de Gilles Deleue, Pais, Payot, 1993.

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deflagration lui confere une valeur qui n'est pas de negation, mais de creation positive.

Cette valeur d'eclatement et de transformation conduit a une conception nouvelle de la synthese. Deleuze cosigne avec Felix Guattari la meme annee un premier article collectif qui porte sur N La synthese disjonctive •â, dans littbraire et conceptuelle de Klossowski, fervent lecteur et traducteur de Nietzsche'. Ce nouveau mode de synthese ne restaure pas une totalite unitaire a la mode hegelienne, mais eclate de maniere transversale en pro- duisant ses disjonctions. Cela vaut comme theorie du systeme et comme pratique de l'ecriture a deux, et transforme la conception de la rencontre, qui ne consiste plus a unir l'heterogene dans l'identique, mais au contraire a produire de l'heterogene. Il s'agit d'une conception nouvelle de la connexion : au lieu d'envisager la synthese comme le lien qui unifie les divergences, Deleuze et Guattari la considerent au contraire comme ce qui produit les differences.

La synthese procede par connexion et heterogeneite, mais loin de se contenter de connecter des heterogenes pour restaurer une unite, elle cree en realite de l'heterogene grace a la connexion qu'elle instaure. Deleuze et Guattari insistent ainsi sur la valeur disjonctive de la synthese, qui ne recompose pas du meme avec du different, mais introduit elle-meme son heterogeneite plurielle. Cette conception du systeme, a laqueue Deleuze et Guattari don- neront en 1976 le nom vegetal de rhizome, trouve ici sa premiere formulation, a travers litteraire comme systeme en frag- mentation et la sexualite eu fleur de l'ecriture proustienne. Sa puissance de deflagration s'applique a eclatee, comme a l'ecriture multiple et collective, formellement neuve, que Deleuze et Guattari inventent en ecrivant a deux.

Cette conception rhizomatique du systeme appelle une theorie de comme fragment. Deleuze s'appuie alors sur Blanchot, sur Foucault avec N La pensee du dehors n et sur Nietzsche, pour definir l'aphorisme et la revolution formelle qu'il introduit dans la

1. Dans le premicr article cosigne avec Fklix Guattari, • áLa synthese disjonc- tive n, in L'Arc, no 43, Ii7ossomski, 1970, p. 5462, Deleuze elabore sa lecturc du syl- logisme disjonctif, chez Kant, cn rapport avec la metamorphose de la lheologie dans I'oiuvre de Klossowski, a qui auquel Deleuze avait deja conracrC un article en 1965 (•á Picrre Klossowski ou les coips-langagc •â, in Crilique, no 214, mars 1965, p. 199-219, repris en appendice dans Logique du wu).

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systematique philosopliique selon trois principes : l'exteriorite, l'in. tensite et l'hostilite a tout modele de souverainete. Un aphorisme n'est pas un morceau arrache a un systeme, mais un jeu de forces immediat et brutal qui connecte le texte avec ce qui lui est exte. rieur. Cette theorie fonctionnaliste du sens ecarte toute tentative pour rapporter le discours a la souverainete psychique ou gramma- ticale d'un sujet scripteur, centree sur son interiorite signifiante. Sa force tient a son exteriorite asignifiante : • á U n aphorisme ne veut rien dire, ne signifie rien, n'a pas plus de signifiant que de signi- fie •â', ecrit Deleuze dans une formule que l'on retrouve textuelle- ment dans Kafka, Rhizome et Mille$latzaux. L'aphorisme est au-dela de la signification. Comme proposition, il ne prend sens que par rapport a un etat des forces qu'il exprime, dont le sens varie en fonction des nouvelles forces qu'il est capable de capter.

Cette ecriture de l'exteriorite lutte styiistiquement contre le modele politique de l'organisation unitaire et centree. Machine de guerre contre l'interiorite, l'aphorisme est intensif: les nouveaux affects et percepts qu'il inspire definissent de nouvelles allures de pensee, une veritable ethologie du concept qui transforme ou non le lecteur. L'aphorisme se fait projectile, ni allegorique ni analo- gique, mais offensif, expression directe, coup de force de la pensee qui brouille les codes etablis, et nous arrache avec humour a ce que nous imaginions devoir penser. C'est pourquoi Nietzsche transforme •áradicalement l'image que nous nous faisions de la pensee •â, K arrache la pensee a l'element du vrai et du faux •â, et la conduit a mobiliser de nouvelles puissances : N Que penser soit creer, c'est la plus grande lecon de Nietzsche. n2

Le fragment cinetique n'eprouve plus le manque de l'Un comme sa dynamique interne et s'affirme comme partie disjointe mais complete. Il implique une theorie des contiguites et des pas- sages, des ramifications et des communications disjointes, en posant sa K propre difference, sans reference a une totalite origi- nelle, meme perdue, ni a une totalite resultante, meme a venir a3. Cette theorie differentielle du fragment met en la multipli- cite irreductible a l'unite : elle prend maintenant une nouvelle determination theorique avec le concept de transversalite.

1. Deleuze, R Pensee nomade •â, ID, p. 357 ; comparer avec MP, 10 et RIi, 191.

2. Dcleuze, RT: 192-193. 3. Deleuze, Guattari, AO, 50.

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LA CRITIQUE DE L'INTERPR~TATION ET LA TRANSVERSALITE

2 / TRANSVERSALITE PRAGMATIQUE

Entre la deuxieme version du Prout en 1970 et la parution du livre sur Kafka, la theorie du fragment connait un inflechissement decisif. Eleve au statut de principe, il s'oppose desormais frontale- ment a l'interpretation. 11 ne suffit plus de dire que l'oeuvre est fragmentaire, au sens ou elle est composee de parties non totalisa- bles, le fragment sert maintenant de principe d'explication et de lecture autant que de principe d'ecriture et de composition : clioi- sir une entree dans l'oeuvre, c'est prendre une entree quelconque, non privilegiee, aleatoire, mais connectable en tant qu'elle est quelconque avec n'importe quel autre point de 11 appar- tient au fragment d'etre pluriel et donne comme multiple. Cessant d'etre un point statique, il devient une singularite leibnizienne, point de divergence et de bifurcation. Il n'est plus parcellaire mais cinetique. Il indique un trajet, un faisceau de connexions.

Ce statut du fragment est determine par le concept gnattarien de transversalite, qui substitue au modele d'une organisation centree un nouveau type de connexions multiples acentrees. Or, chez Guattari, la transversalite designe d'abord une pratique, celle d'un type d'organisation qui s'individue et s'organise en evitant les connexions structurantes, hierarchiques et traditionnelles de la soumission verticale et de la conjonction horizontale. A l'etage- ment des niveaux verticaux du type commandement-obeissance et a la conjonction horizontale des relais de meme ordre, supposant elle aussi l'existence de niveaux hierarchises, Guattari oppose l'or- ganisation transversale, qui multiplie les connexions diagonales, dans le but explicite de dejouer les formations de pouvoir qui tra- hissent si facilement groupes et groupuscules. Les groupes de resis- tance a l'oppression, et specialement les organisations de gauche, ne sont pas les dernieres, a reintroduire au sein de leur mode de fonctionnement les elements de domination qu'elles visaient en principe a combattre : Guattari en tire une distinction feconde entre les groupe-assujettis, les groupes, fonctionnant hierarchique- ment, et les groupes-sujets ou groupuscules tentant la voie trans- versale'. Par son analyse des phenomenes de pouvoir qui travail- lent les groupes assujettis, Guattari montre son affinite avec les

1. Guatta", Groupes et goupusculcs •â, in Prycldterol>ie insliiutionnelle, op. cil.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

analyses de Foucault et incite Deleuze a porter la critique du systeme, de litteraire autocentree et de la souverainete psychique du Moi sur le terrain politique.

Pratiquement, il s'agit de dejouer les formations de pouvoir, en en revoquant les deux concepts directeurs : la centralisation, jus- tifiant L'exercice d'un pouvoir sous forme de domination, et la totalisation, determinant l'exercice de la domination, puisqu'elle preside a la figure du pouvoir central, unique, unifiant et centrali- sateur. 11 s'agit d'un concept gauchiste, au sens technique que Deleuze donne a ce terme en 1975 : la contestation du pouvoir ne vise pas seulement le conformisme bourgeois mais tout autant les convictions revolutionnaires lorsqu'elles degenerent en strategies de domination'.

Chez Guattan le concept, forme a partir de la pratique de l'ana- lyse institutionnelle2, s'applique a l'institution psychiatrique, dont la vocation therapeutique est contrariee par les phenomenes de domi- nation pratiques (institution de la folie) et theoriques (domination du signifiant universel) qui la travaillent dans les faits. Que Guat- tari, instruit par Freud et surtout par Lacan, conteste la representa- tion d'un pouvoir-individu, donne comme une entite constituee, n'a pas de quoi surprendre. Sa formation analytique le conduit a contester la representation unitaire du Moi, et celle du sujet per- sonnel. Mais il tire de cette critique du sujet une consequence poli- tique directe : si la critique de L'individuation vaut pour les indivi- dus physiques, psychiques ou collectifs, elle vaut aussi bien pour l'organisation du social et conteste par consequent le principe meme d'une organisation centree. Guattan porte la critique de l'unite du Moi sur le terrain politique d'un enjeu de pouvoir au sein de la theorie. La polemique contre la representation personnelle du sujet se ramifie sous la forme d'une critique politique des organisa-

1 . Deleuze, Ii, 32. 2. Fra'ranpis Tosquelles, psychiatre catalan fuyant le franquisme et replie a

Saint-Alban dans les annees 1940, fonde la psycliotlierapie instihitionnelle. Dix ans plus tard, apres l'eclatement de ce courant soude autour de I'cxperience de la resistance et de la Liberation, Jean Oury s'installe a La Borde et reprend I'expe- rience dc Tosquelles autour d'un goupe modesrc d'une quarantaine de per- sonnes, pensionnaires compris. Vair Jcan Oury, Felix Guatwri, Francois Tasquelles, Protique de Ilnrtitutionnel et politique, op. cil., et J.-C. Polack, D. Sivadon- Sabounn, Lo Borde ou le droit a lofolie, Paris, Calmann-UT, 1976. Voir aussi Recherches, n" 17, mars 1975, •áHistoire de la psychiatrie de secteur •â.

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tions centrees et d'une critique epistemologique des conceptions autoritaires du systeme.

Deleuze accueille sans reserve cette conception de la multipli- cite en acte qui s'accorde avec sa propre theorie de la multipli- cite bergsoniennc. La transversalite poursuit ainsi, mais politique- ment, la dissolution du Je pense et du Moi. La notion de corps sans organes, qui en constitue la discussion directe, prolonge ainsi le concept de transversalite. D'ailleurs Deleuze elabore cette nohon a propos de la production poetique d'Antonin Artaud, et en tire une theorie de l'individuation de tous les corps y compris politiques en substituant l'individuation intense a l'organisation centree hierarchisant ses organes : le trace meme du concept cst transversal dans son hybridation audacieuse des discours, avec sa courbe qui prend appui sur la proferation poetique d'Artaud pour aboutir a une critique de l'organisation souveraine, poli- tique ou corporelle. Ici aussi, une theorie de la creation se qua- lifie litterairement avant de proposer une nouvelle theorie des systemes.

En appliquant la transversalite guattarienne a la lecture d'une Deleuze substitue au modele vertical d'une hierarchie

pyramidale et a son corollaire horizontal de liaisons ordonnees, un nouveau style de systeme acentre. II ne prend pas la peine d'exposer comment une critique du pouvoir et de l'organisation hierarchisee peut s'appliquer a la nohon litteraire de la totalite de

mais ce transfert metliodolo~que fait de la litterature le champ d'un enjeu politique, social et psychotherapique: on applique a les elements d'une critique politique de la psy- chopathologie du social. En deplacant la transversalite vers l'eluci- dation de la structure formelle de d'art, Deleuze pratique cette jonction entre une critique et une clinique immediatement politiques. Dans son Auant-jropos pour Sacher-Masoch, en 1967, il fixe fermement le rapport entre litterature et symptomatologie, et reprend a son compte la question sartrienne : a quoi sert la littera- ture ?' II appartient a la litterature, a l'art de creer des manieres de sentir et de penser qui font entrer la critique litteraire et la clinique medicale dans de nouveaux rapports.

Le transfert de la dimension politique a la critique litteraire transforme le statut de en determinant une linguistique et

1. Deleuze, Prerenfalion de SoclwMosoch, Paris, Plinuil, 1967 (note S~bfi, I I , 15-16.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

.ne critique litteraire pragmatiques, et la transversalite se fait un outil de renovation de la critique litteraire. •áLa nouvelle conven. tion Linguistique, la structure formelle de est donc la transversalite. •â' cesse de renvoyer a une totalite orga. nique, son corps, sans organes, ne presente pas d'orientation definie ni de sens fme. L'entree dans est fragmentaire : c'est necessairement qu'elle elit un point quelconque dans

point d'entree qui force un trajet dans Ce qui est quelconque, non predetermine, c'est le point d'entree critique. •á On entrera donc par n'importe quel bout •â, l'insertion critique n'etant pas quelconque au sens ou elle serait indifferente, ni arbi- traire, mais bien aleatoire, c'est-a-dire remarquable pour cet eve- nement de lecture. G Aucune entree n'a de privilege n, puisqu'il n'y a plus de totalite hierarchisant les dimensions et distinguant les extremites. L'entree est, •áon peut l'esperer, en connexion avec d'autres choses a venir 9. A i'entree determinee comme portail, s'est substituee l'effraction cinetique, qui tient compte de l'effet de la lecture sur puisque c'est le point choisi qui determine tel trajet. On trouve la une application de l'actualisation : le point d'entree agit comme un germe de cristallisation qui prend ou non corps dans le materiau de Toutes les lectures ne se valent donc pas, mais chacune transforme sur le mode rhizomatique d'une cartographie.

qui reclame sou incursion, produit un effet et; eu ce sens, son fonctionnement opere au lieu de se situer sur un plan metadiscursif. L'entree doit necessairement etre fragmentaire, puisqu'elle signale l'operation de lecture comme une intrusion effective, qui traduit non tant la contingence que l'actualite, l'operativite de sa lecture. L'application critique suppose une cir- culation dans le terrier, une entree dans le rhizome - deambula- tion qui fait fonctionner et lui confere la consistance d'une zone d'habitation qui est en meme temps abri, espace de circulation (terrier) et reseau nutritif (rhizome), dont les racines (ou trajets) s'etendent sans directions predefinies, par iterations multiples.

Lire revient a arpenter un territoire reel : ce complexe theo- rique correspond a ce que Deleuze avec Guattari appellent carto- graphie dynamique et qu'ils opposent au releve statique du

1. Deleuze, P, 202. 2. Deleuze, Guattari, Ii: 7-8.

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calque. La ou l'interpretation force le texte pour saisir en lui un sens latent ou disponible sous forme de calques mimetiques, la cartographie assume concretement son action intrusive (entrer dans le terrier) qui atteste le caractere vivant de reseau nutritif habitable pour la lecture, et reciproquement, la necessite pour d'une t e k explication-exploration, qui transforme le temtoire en meme temps qu'elle en dresse le releve. Le rhizome, comme theorie de la lecture, tient donc compte de l'acte de lec- ture, mais fait de la reception une production active, une N coproduction •â de et de la lecture.

Le deplacement sur le terrain de la vie nous permet de saisir le rapport entre transversalite et ethologie, et de suivre les ramifica- tions du concept: issue d'une critique du pouvoir appliquee a l'institution therapeutique de la psychiatrie (Guattari), la transver- salite debouche sur une pragmatique du savoir qui exige la mise en d'une transversalite theorique, d'une theorie de la connexion des fragments theoriques et pratiques (Foucault et Guattari), que Deleuze nomme a partir de 1970 une theorie- pratique des multiplicites. Cette theorie-pratique debouche troi- siemement sur une ethologie des mouvements vitaux, que Deleuze trouve chez Proust, sous forme d'une theorie transversale de la sexualite, la capture, qui fournit une theorie de la production et de l'articulation des agencements.

Recapitulons le chemin parcouru : alors qu'en 1970, Deleuze menageait la possibilite d'une interpretation transversale de

fragmentaire et non totale, en 1975, le systeme fragmen- taire de le rhizome, recoit pour fonction d'interdire tout usage de l'interpretation. L'experimentation eradique ainsi l'inter- pretation, autant en ce qui concerne les trajets que permet en fonction du principe de cartographie, que les forces qu'elle extraie du champ social en fonction de sa symptomatologie'.

Le fragment recuse donc l'interpretation en termes de signifies et de signifiants, et ce rejet de la dimension signifiante procede de la critique politique et epistemologique de l'unite, de la transcen- dance du sens, de son identite substantielle et de sa souverainete hierarchique. Toute lecture participe au fonctionnement de

et il y a autant de lectures que de trajets possibles, de car- tographie que de reconnaissance dans le territoire.

1. Deleuze, Guattari, K 7.

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3 1 LA DIAGONALE DE FOUCAULT

La transversale induit une pragmatique que Deleuze elabore egaiement avec Foucault interlocuteur tout aussi determinant pour cette nouvelle figure de et de la methode. La meme annee, en mars 1970, Deleuze recense L'archeologii du savoir dans un article d'une densite extreme, qui formera, remanie, le pre- mier chapitre du Foucault de 1986'. La methode de lecture, chez Foucault, a ceci de decisif, explique Deleuze, qu'eue negiige le plan hierarchique d'une articulation verticale, qui renvoie a un systeme d'axiomes en logique propositionnelle, mais aussi le plan lateral des rapports de meme niveau, entre phrases discursives qui renvoient a un auteur-locuteur et a un contexte. L'enonce, qui qualifie les conditions de dicibilite d'une formation discursive, ne depend ni des idealites logiques ni des actes de discours per- sonnels. Deleuze applique a cette conception de l'articulation des discours la transversalite selon Guattan. Il y voit la meme opera- tion qui substitue a la correspondance hierarchique des niveaux verticaux et de leurs horizontales associees un nouveau mode de relation. L'agencement vertical concerne maintenant la hie- rarchie logique des propositions, et l'horizontal, la correspon- dance horizontale des phrases, des mots et des choses. Au moment de la qualifier, Deleuze ne lui applique pourtant pas le concept guattarien de transversalite, mais un concept voisin, celui de diagonale, qu'il reprend a Boulez. Foucault invente ainsi pour le discours une nouvelle sorte de dimension, la dimension diagonale : ((Mobile, il s'installera dans une sorte de diagonale, qui rendra lisible ce qu'on ne pouvait pas apprehender d'ailienrs, precisement les enonces. 9 Incidemment, Deleuze enonce l'equi- valence entre diagonale et transversale : •áL'enonce n'est ni late- ral ni vertical, il est transversal. n3 La diagonale degage donc un

1. Deleuze, • á U n nouvel archiviste n (recension de Foucault, L'archeologie du saooir), in C<lipue, na 274, mars 1970, p. 195-209 ; l'article est assez important pour connaitre une rhedition en volume separe, Paris, Fata Morena, 1972, sans adjonctions ni modifications. En revanche, sa rcpnsc dans Iioucoull(1986) rait I'ob- jet de revisions assez notables pour etre sipalees. Nous indiquons lorsqu'elle est determinante la difference entre l'article de 1970 et la version de 1986, en ren- voyant lorssu'il v a lieu a la ~aeination de I'arlicle. . . . "

2. Deleuze, F, 11. 3. Cette precision intervient plus tard, en 1986. Deleuze, 15

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type nouveau de rapport au discours, celui precisement que qua- lifiait la transversale : •á L'enonce s'installe dans une sorte de dia- gonale [...], il est transversal. >>'

En quoi la problematique de la transversalite eclaire-t-elle l'enonce foucaldien ? Le discursif releve d'un type d'analyse nou- veau qui ne fait intervenir ni l'emboitement vertical des proposi- tions qui renvoient a des axiomes de niveau superieur, au sens d'un arbre logique, ni l'enchassement horizontal des phrases qui renvoient lateralement les unes aux autres, et s'ouvrent d'un cote sur le sujet locuteur, de l'autre sur l'objet vise. Foucault s'installe ainsi dans une dimension inedite, indifferente a la hierarchie verti- cale de l'implication logique, autant qu'a l'articulation horizontale de la formulation syntaxique. Il echappe a la logique et a la lin- guistique, et fait dependre l'enonce d'une formation discursive his- torique qui ne se resout ni eu un systeme deductif de propositions, ni en un ensemble enonciatif des phrases, qu'elles soient conside- rees comme structure linguistique ou comme acte d'enonciation2. Foucault invente ainsi une nouvelle pragmatique du discours.

Sa methode revoque les deux figures concurrentes qui domi- naient jusqu'a lui l'examen des discours, la formalisation structu- rale et l'interpretation hermeneutique. Foucault rejette d'abord l'interpretation allegorique, le commentaire, comme nous l'avons vu, mais egalement, a partir de L'archeologii du sauoir, le formalisme de type structural, qui s'impose a ce moment dans les sciences humaines comme un modele alternatif au commentaire. En dejouant l'interpretation et la formalisation, il montre la conni- vence entre interpretation et structure3.

L'interpretation suppose une hermeneutique ou le sens est pose comme surplus, reserve transcendante ; mais le structuralisme, reduit a son inspiration theorique principale, un formalisme, pra- tique en realite la meme dissociation adjonctive : les deux prati- ques ajoutent au texte la dimension d'une explication, qui n'est pas de meme dimension que le texte. Selon Foucault, en effet, les positions hermencutiques et structurales se ressemblent parce qu'elles refusent toutes les deux de s'en tenir a ce qui est dit. Tou- tes deux •á commentent •â le texte en lui ajoutant une dimension supplementaire que celui-ci ne contient pas. Pour prendre un

1. Deleuze, F, 13, 15. 2. Deleuze, •áArchiviste ... r, art. cite, p. 198. 3. Foucault, L'archeolo~ie du sorioir, op. i l . , p. 177.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

exemple dans le domaine de la sexualite : on peut bien multiplier les differences entre une interpretation psychanalytique, qui fait appel a l'experience du sujet et au fantasme, comme chez Melanie Klein, et une interpretation structurale, qui neglige l'experience vecue pour privilegier la structure symbolique qui regit le sujet, comme chez Lacan. La premiere position cherche sous le discours un non-dit qui renvoie a un sens transcendant. Elle reconduit, dit Foucault, une position qui est celle de l'exegese, en ajoutant au texte la dimension d'un sens qui excede le discours. L'approche structurale s'en tient apparemment a la structure formelle du dis- cours, et considere l'enonciation du patient comme un reseau empirique de sens dont il faut extraire la structure intelligible : il s'agit du signifiant, chez Lacan, et non plus du signifie. Pourtant, l'hermeneutique supposait que le sens soit pose comme reserve transcendante ; le structuralisme, reduit a son inspiration princi- pale, le formalisme, pratique au fond une operation analogue.

Les deux pratiques ajoutent au texte la dimension transcen- dante d'une explication, qui n'est pas de meme dimension que le texte. Que cette dimension soit definie comme signiiie transcen- dant ou structure signifiante ne change rien a l'affaire. L'interpre- tation hermeneutique va de la phrase a son sens cache, latent ou sacre ; l'analyse structurale superpose a l'occurrence empirique du texte une structure intelligible. Dans les deux cas, on rapporte le texte a un vouloir-dire exterieur. Selon Deleuze, Foucault renvoie donc dos a dos les deux attitudes et montre que le structuralisme, meme s'il s'en tient a la lettre du texte, ne procede en realite pas a une lecture immanente mais en rapporte le fonctionnement (immanent il est vrai) a une hypostase transcendante de niveau superieur: le signifiant. C'est cette rupture de niveau qu'il condamne, en retrouvant un precepte spinozieu : s'en tenir a la lettre du texte.

Ainsi, la nouvelle archeologie du savoir que propose Foucault n'est pas une discipline interpretative, dans la mesure ou elle ne tient pas l'enonce du savoir pour un signe qu'il faudrait traduire'. L'enonce n'est plus un document, un signe a convertir, un dis- cours dont ou cherche la signification ; c'est un monument, une matiere dont on inspecte les modes d'existences concrets. La nou- veaute de cette voie methodologique consiste a s'en tenir a la

1. Ibid., p. 182.

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seule inscription de ce qui est dit, a faire tenir le savoir dans la positivite de ses enonces. Le terme d'archeologie n'implique aucun retablissement de verites oubliees, ni de quete des origines mais une demarche actuelle d'inventaire et d'inspection qui fouille les strates materielles du passe.

Cette methode est essentiellement concrete, dans la mesure ou elle s'en tient a l'inscription du dictum dans sa positivite, alors que la technique formaliste structurale et la technique hermeneutique interpretative, toutes deux incapables de s'en tenir a la surface du texte, degagent l'une, le sur-dit de la structure, l'autre le non-dit du sens en reserve.

Cette description de l'enonce nous permet d'apporter une der- niere precision a ce que Deleuze entend par surface du sens. L'enonce ne deborde pas sur une arborescence de type axioma- tique, developpant un espace logique renvoyant les propositions a d'autres propositions qui les fonderaient ou s'ensuivraient. Il ne debouche pas davantage une experience subjective ou le langage viserait les etats de choses. Ni ideal ni subjectif au sens d'une iute- riorite, il est radicalement historique et epistemologique, et depend de maniere contingente de la formation discursive a laquelle il appartient de fait. Ne relevant ni du formel, ni du signifiant, l'enonce opere exclusivement au sein du discours, dont il degage les conditions transcendantales d'enonciations, conditions historiques. Parler d'a priori historique n'a donc rien d'une inconsequence de vocabulaire, car on tient la la derniere determination de l'empi- risme transcendantal : il s'agit de degager les conditions transcen- dantales et empiriques des discours, prises dans une historicite qui ne projette le discursif ni sur un plan ideel logique, ni dans une expe6ence fondatrice, mais qui le rabat sur sa propre existence positive, son occurrence factuelle, son archive materielle, son histo- ricite reelle.

L'enonce est donc de pure surface : il n'a aucune profondeur, ne suppose ni surmonde des idealites logiques, ni inframonde des experiences subjectives privees ou inconscientes, ni meme un monde de la vie antepredicatif, ou une infrastructure sociale. Fou- cault s'en tient seulement a ce qui est dit et cette position si Iege- rement decalee par rapport aux discours habituels, tellement difficile a tenir, suscite irritation et moquerie parmi les commenta- teurs. Uri enonce etant defini par ses conditions de dicibilite, •á cha- cun se demande comment, dans ces conditions, il est capable de produire des enonces ... •â, attaque Deleuze avec une verve

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

moqueuse : plus question, dans ces conditions, de pretendre etre l'auteur immortel d'un enonce, au sens d'une theorie du genie ordi. naire. Alors Foucault K se fait plus rassurant •â : il n'y a nul besoin d'originalite pour produire des enonces, chacun en est capable, et K la question de l'originalite se pose d'autant moins que celle de l'origine ne se pose plus du tout •â'. On mesure combien cette theorie peut plaire a ceux qui se piquent d'etre createur ! L'auteur n'est plus un point d'origine absolu, un sujet genial, mais devient une fonction historique variable, institution du monde du savoir, creation sociologique. Du coup, Foucault prend aussi position contre la manie de l'histoire des idees d'assigner des origines et des precurseurs, et comme Nietzsche, il suscite maivefiance et betise. Tous deux declenchent la meme fureur narcissique, parce qu'ils annoncent la mort de l'homme - comment ? L'humanite actuelle n'est pas l'aboutissement incontestable d'un finalisme bien Iegi- time, s'agissant de notre propre existence2 ?

En quoi consiste alors l'enonce ? Deleuze degage les trois modes par lesquels se definit l'enonce, qui produit autour de lui au moins trois types d'espaces dissocies. L'espace collateral concerne le rapport d'un enonce avec les autres enonces, et decrit la multiplicite des enonces, donnes collectivement au pluriel dans un regime discursif; l'espace correlatif envisage la maniere dont l'enonce produit ses places de sujets, d'objets et de concepts qu'il determine comme de simples places dans le discours ; enfin I'es- Pace complementaire met en jeu l'articulation entre discursif et non-discursif, c'est-a-dire le caractere pragmatique du discours.

L'enonce entre d'abord en rapport collateral avec d'autres enonces de meme formation discursive : cette appartenance a un groupe l'affecte d'une fonction de rarete et de regularite. Les enon- ces sont essentiellement rares parce qu'on ne peut pas tout dire. Foucault developpait deja cette idee dans Roussel; on mesure l'am- pleur radicale que prend son analyse. Ce ne sont plus les signes qui manquent, comme l'indiquait Aristote dans ses Analytiques premiers - mais les conditions du dire rendent non pas les propositions ni

1. Deleuze, F, 11-14. 2. Deleuze, •áArchiviste ... •â, art. cite, p. 200 ; Ii, 94.

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meme les phrases limitees, mais les modes d'enonciations rares. D'ou la reprise tonique de Kant : il y a une finitude constituante du discours, mais celle-ci, encore qu'eue se donne sur un mode trans- cendantal, tient a l'inscription historique de toute enonciation. Rare, les enonces sont reguliers pour la meme raison, qui tient a leur historicite. L'enonce renvoie donc a d'autres enonces, et leur pluralite necessaire determine leur rarete et leur regularite a partir de regles de formations qui leur sont communes.

Comment dans ces conditions l'enonce peut-il rendre compte de la creation de pensee, en philosophie ou en art, et d'une quel- conque reussite du discours ou d'une production du nouveau ? Le style se fait ici stereotypie. Dans une telle conception, il n'y a nuUe place pour l'enonciation hors norme, ni pour la difference entre enonce standard et variation inouie. La doctrine de Foucault ne laisse aucune place au chef- ni semble-t-il, a la creation de pensee. Au sein d'une formation de discours, toutes les prodnc- tions sont soumises a la meme stereotypie.

Deuxiemement, l'enonce renvoie a un espace correlatif, qui menage une place a la creation. Cet espace correlatif ne met plus en jeu le rapport de l'enonce avec d'autres enonces, mais ses rap- ports avec les concepts methodologiques, les positions de sujets et d'objets qu'il developpe. Deleuze porte ici l'individuation simon- dienne avec sa production simultanee d'une individuation et de son milieu, sur une tout autre dimension. L'enonce se fait crea- teur, createur de concepts, des formations epistemologiques qu'il requiert et permet. Mais plus encore, il constitue par la meme ses objets de discours et ses modes de subjectivation : la folie, par exemple, ou la vie, la monnaie, le signe sont bien des objets extrinseques au discours, mais qui n'auraient aucune existence sans lui. Ainsi, les objets que vise le discours tout comme les sujets qu'il suppose ne sont nullement invariables ni anterieurs a lui.

Cela n'implique pas que la proposition n'ait aucun referent, au sens d'une variable intrinseque intentionnelle - dire, c'est bien dire quelque chose - ou d'une variable extrinseque visant l'etat de chose : disant quelque chose, ce que je dis peut bien avoir un sens (Ulysse), mais non une reference sous forme d'un etat de chose antecedent prealable, que le discours viendrait seulement decou- vrir. Seulement, comme le montrait Bachelard a propos du fait scientifique, cet objet n'est pas donne dans le reel comme une nature, mais construit, resultat d'une experimentation theorique et pratique qui revele sa consistance pragmatique, un fait theorique.

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L'objet que vise le discours est donc une derivee de l'enonce, nullement un etat de chose prealable antecedent, que la theorie se contenterait de decouvrir dans le reel. L'enonce produit donc ses objets discursifs, en meme temps qu'il determine ses sujets discur- sifs, car l'analyse que l'on vient de proposer pour les objets.s'ap- plique correlativement necessairement pour les sujets. De meme que l'objet est construit par l'enonce, le sujet d'enonciation, celui qui semble la source du discours, est un resultat de l'enonciation, il n'en est qu'une derivee.

Foucault apporte ainsi a Deleuze une confirmation decisive pour la critique des individuations personnelles et pour sa theorie du langage. Nul Je primordial, aucun cogito substantiel ne se tien- nent sous l'enonciation et n'ont le pouvoir de faire commencer le discours. La position de sujet est produite par l'enonce lui-meme, et le sujet d'enonciation, celui qui parle, arbitrairement distingue de l'acte d'enonciation, est pose comme la cause transcendante du sujet d'enonce, du pronom qu'il enonce. Deleuze reprend la disso- ciation du Je pense et du Moi empirique que nous avons vue a l'ceuvre dans l'analyse kantienne du cogito, mais il la considere maintenant comme ce qui empeche l'analyse immanente du dis- cours en termes d'enonces. C'est seulement en refusant la division du sujet entre enonciation et enonce que l'on peut esperer parvenir a cette explication immanente du discours que Foucault preconise.

La discussion permet a Deleuze de prendre position en linguis- tique et de refuser la theorie des embraieun, des shfkrs de Jakob- son ou la sui-referentialite de Benveniste, en montrant la connivence entre ces analyses linguistiques et une forme d'her- meneutique plienomenologique. Non que le sujet, d'ailleurs, soit une forme illusoire, mais comme toute forme, il est derive. Il y a donc des sujets, il y en a meme de types varies, mais ils ne sont pas l'origine du discours, produits par lui au contraire comme place dans le discours. Les positions de sujets ne decrivent donc pas les figures d'un Je originaire source de l'enonce, mais sont des resul- tats de l'enonce, de sorte qu'il faut les situer dans 1' •áepaisseur d'un murmure anonyme •â et faire d'un •á IL n ou d'un •á ON n, •á il parle •â, •áon parle n, les instances impersonnelles productrices des discours, des modes de subjectivation impersonnels'.

1. Deleuze, 1;, 17 ; Foucault, L'ordre du disiours, Paris, Gallimard, 1970; Blan- chot, h p a r l duJeu, Paris, Gallimard, 1949, p. 29, et L'qoce lillernire, Paris, Galli- mard, 1955, p. 160-161.

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LA CRITIQUE DE L'INTERPRETATIOI\' ET LA TRAINSVERSALITE , ,

L'enonce renvoie a d'autres enonces (espace collateral), et pro- duit ses places de concepts, de sujets et d'objets (espace correlatif). Ici, a l'inverse de la determination precedente, la litterature devient decisive. Au lieu d'etre le lieu d'un redoublement autote- lique, la litterature moderne, celle de Blanchot en particulier,

t marque l'etalement du langage, et deploie sa pure exteriorite. Foucault l'avait parfaitement exprime dans les etudes si precises qu'il consacre a la litterature, et Deleuze lit avec la plus grande attention l'hommage qu'il adresse a Blanchot, • á L a pensee du dehors •â. La litterature ne met donc pas en c le langage se rapprochant de soi jusqu'au point de sa brulante manifestation •â, mais •ále langage se mettant au plus loin de lui-meme •â, une N mise "hors de soi" •â' que Blanchot theorise et pratique : c'est bien la litterature qui produit cette surface d'exteriorite qui exhibe la pensee du dehors, le langage prive d'interiorite souveraine. Cela rend compte de l'usage que Deleuze fait de la litterature, comme exteriorite clinique qui ne renvoie a aucune experience originaire d'un sujet phenomenologique. Experience neutre, exte- riorite a la troisieme ou meme a la quatrieme personne selon la belle expression de Ferlinguetti, la litterature se substitue au vecu phenomenologique et recuse definitivement toute identification de l'experience a la personne, au je-tu de l'enonciation, au profit d'un agencement impersonnel d'enonciation.

Loin de se proposer comme support degorique, la litterature agit plutot comme la dechirure qui creve le cercle d'interiorite qui tenait le langage sous la coupe d'un sujet producteur, et cette dechirure nous vient de Sade et de Holderlin, de Nietzsche liant la metaphysique a la grammaire et au pouvoir imperieux du mot d'ordre. Elle nous vient de Mallarme, avec I'autonomie aleatoire et impersonnelle du Coup de de, d'Antonin Artaud, qui exhibe la doublure corporelle et violente de la parole, de Bataille, qui ins- pecte le discours de la subjectivite rompue, de Klossowski qui dis- pose les simulacres dans leur exteriorite. Lignee d'admiration que Blanchot, Foucault et Deleuze partagent, et qui leur permet de faire de la litterature le lieu d'une experimentation sur le rapport entre langage et subjectivite dont toute signification ou usage alle- gorique sont absents. La litterature n'est pas une reserve d'interio- rite, mais un laboratoire d'exteriorite, dont la competence crea-

1. Foucault, •á La pensee du dehors,,, Di& d &&, Paris, Gallimard, 1994, t. 1, p. 519-520. Comparer avec Dcleuze et Guattari, hlP, 324.

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trice se mesure a sa capacite a dechirer les cliches des opinions et des experiences toutes faites.

Ici, la singularite de la litterature eclate. Elle devient ce lieu d'experience du discours ou la puissance productrice et creatrice de la pensee s'affirme reellement. Le sujet locuteur, irreductible a la personne ou au sujet d'enonciation, est un resultat de l'acte de discours, loin d'en constituer l'origine. Lorsque Deleuze salue en Foucault l'ecrivain, le poete autant que le penseur, il precise bien que les enonces les plus emouvants de Foucault sont ceux ou, comme Blanchot, il situe la creation •ádans l'epaisseur d'un mur- mure anonyme •â qui distribue les places de sujets. •á C'est dans ce murmure sans commencement ni fin que Foucault voudra prendre place. •â' Sa capacite creatrice se mesure a son aptitude a se fondre dans l'impersonnel, a provoquer un effet, en se creant un nom propre, 1' •á effet-Foucault •â.

Des lors pourtant que le nom propre n'est plus tenu pour un attribut de la personne, mais pour le travail de subjectivation a

a travers les individus, devenir auteur, decouvrir un effet, c'est proceder a cet •á exercice severe de depersonnalisation n qui defait les proces d'identifications subjectives. De meme, l'enonce est une emission de singularite, qui ne prend sens que par la courbe d'une formation discursive. Le rapport entre enonce et formation discursive rejoint alors celui que Lautman instituait entre probleme et solution, et eclaire la definition de la pensee comme creation.

Deleuze se sert de Lautman pour negocier le rapport de l'enonce a son exteriorite, a son champ d'individuation historique. Lautman distinguait, on s'en souvient, entre champ de vecteurs (problemes), et courbes integrales singulieres (solutions) qui vien- nent le remplir. Deleuze s'y retere pour decrire la methode de Foucault, comme une •ámethode serielle fondee sur les singulari- tes et les courbes 9. Cette methode permet en effet d'expliquer la nature des enonces, qui ne preexistent pas a leur co~pus, mais s'en degagent empiriquement, et ne s'en degagent que par une varia- tion qui indique de maniere necessaire, mais toujours retrospec- tive, la place qu'ils occupaient effectivement dans le discours. Le rapport entre enonce et formation discursive reprend alors en le transformant le rapport entre singularite et structure que nous

1 . Deleuze, F, 19. Tout ce passage est ajoute dans la version de 1986 2. Deleuze, F, 29.

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examinions precedemment. L'enonce est une singularite, ne prend sa determination qu'en fonction de la courbe d'enonce au sein de laquelle il s'inscrit empiriquement'.

La methode serielle, chez Foucault, se distingue ainsi d'un ordre structural : l'enonce se degage comme condition transcen- dantale d'un corpus empirique, et se signale par la construction de series toujours plurielles, qui se mettent a partir d'un certain point a diverger ou a se prolonger dans certaines directions. D'ou la determination d'une methode, empirique et transcendantale, qui permet de s'interesser a la distribution empirique et a l'historicite des enonces. Tel est bien le caractere de l'a priori historique chez Foucault.

Les enonces ne se confondent donc pas avec les mots, les phra- ses on avec les propositions logiques, mais sont bien les fonctions qui apparaissent dans un corpus la ou un changement se produit. Il s'agit de •áformations qui se degagent uniquement de leur cor- pus, quand les sujets de phrase, les objets de proposition, les signi- fies de mots changent de nature en prenant place dans le "On parle", en se distribuant, en se dispersant dans l'epaisseur du langage n2. On ne saurait exposer plus clairement la nature empirique de l'enonce, dont le diagramme virtuel se degage par retrospection a partir d'une collection donnee, sans etre pour autant confondu avec elle. C'est en cette approche nouvelle du discours que consiste l'empirisme transcendantal.

Car l'enonce devient une fonction transcendantale qui se degage des points singuliers du discours, qui existe concretement, mais imperceptiblement tant qu'on ne l'a pas extraite de son cor- pus empirique. On le degage par variation de variables : sans etre preexistant, il s'extrait de l'archive par une variation non pas eide- tique mais positive, qui signale quand, ou, et comment les concepts, les objets et les sujets du discours changent et se trans- forment. L'enonce est donc moins une donnee qu'un rapport de rapports, et consiste en une fonction de variables qui se degage quand les objets, les sujets, les signifies, les concepts changent de nature3. C'est en ce sens qu'il implique une variation continue et qu'il manifeste sa puissance disjonctive : il se signale a l'attention la ou quelque chose change dans le discours, lorsque i n t e ~ e n t

I. Deleuze, F, 21. 2. Dclcuic, f i 27. 3. Ibid.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

une nouvelle stereotypie. Seule la collection donnee des agence. ments empiriques des discours nous permet de construire l'Idee- probleme a laquelle repondent les enonces. De la sorte, l'enonce n'est pas cache, mais reste imperceptible, tant qu'on n'a pas degage la condition transcendantale a laquelle il repond, et cela ne prejuge aucunement de la variete des Idees-problemes que nous serions en mesure de degager en modifiant notre eclairage, l'angle de nos questions ou la definition de notre corpus'.

C'est ici que Foucault, selon Deleuze, determine une poetique de la creation en meme temps que sa pensee elle-meme touche a la poesie. S'il parle a partir de ce lieu anonyme constitutif de la creation, s'il change l'image de la pensee et produit du nouveau, c'est qu'il exprime comment sa position de sujet et d'auteur est constituee par le type d'experience de langage qu'il module. Pour Deleuze, le rapport de l'enonce au sujet constitue lui-meme une variable intrinseque de l'enonce, et on ne s'etonnera pas que l'exemple qui vienne sous sa plume soit celui de la premiere phrase de La recherche : •áLongtemps je me suis couche de bonne heure ... u2, phrase ordinaire, qui signale la variabilite des sujets, selon qu'on rapporte l'enonce a un locuteur quelconque, a Proust ecrivain, ou au narrateur qui lance ainsi La recherche. Le sujet est donc variable dans la mesure ou sa place est une variable de l'enonce, qu'elle en derive et s'en deduit. C'est pourquoi les enon- ces les plus emouvants de Foucault sont ceux ou il atteint le seuil poetique de la langue en proposant de nouvelles places de varia- bles. Le murmure anonyme marque le point de jonction entre enonce et creation. Creer, c'est inventer de nouvelles variables pour la langue, renouveler les places de concepts, d'objets et de sujets, transformer le monde que produit la langue comme son milieu associe. Foucault, pensant le role de la poesie quant a la fonction productrice de la langue, le fait en poete, et pense poeti- quement. L'enonce se montre alors createur, et l'art, en matiere de langage, ne consiste pas seulement a explorer mais a transfor- mer les espaces correlatifs du dire. Ainsi, ce qui distingue les enon- ces des mots, phrases ou propositions du langage ordinaire, c'est bien leur capacite a s'entourer d'un monde, et a produire comme

,

8 il l , : ' : ! ! , 1 . Cette Idee-probleme, correspond a ce que Dclcuzc dans ses textes plus tar- , difs nomme le diagramme, la machine abstraite.

2. Dclcuze, F, 27.

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LA CRITIQUE DE L'INTERPRETATION ET LA TRANSVERSALITE 1 leurs derivees ces fonctions de sujet, d'objet et de concept: l'enonce est constitutif:

Une formation discursive ne produit donc pas seulement des enonces reguliers au sens d'une stereotypie des discours et d'une repetition statistique : eile cree de la regularite au deuxieme sens du terme, au sens d'une regle pour la singularite des places pro- duites dans le discours. Et si sujets, objets et concepts sont derives de l'enonce, Deleuze peut conclure que Foucault fonde une nou- velle pragmatique, puisqu'il rend attentif a la productivite du dis- cours. Cette pragmatique intrinseque debouche sur une nouvelle determination encore plus forte de la pragmatique. Le troisieme caractere de l'enonce dktermine ainsi ce que Deleuze appelle une theorie-pratiquc des multiplicites. Avec eue, nous entrons dans la theorie de l'agencement, qui se met en place apres mai 1968.

II s'agit du troisieme caractere de l'enonce, l'espace comple- mentaire, par lequel il renvoie non plus aux autres enonces, ni a ses productions derivees, mais aux formations non discursives, pratiques, reelles, aux agencements collectifs. O n touche la a la jonction entre une theorie des signcs endogene au discours (semantique) et la semiotique deleuzienne qui revendique la connexion entre regimcs discursifs et non discursifs. Il s'agit la aussi d'un point de rencontre essentiel avec Foucault : le dehors du langage, dehors constitutif, c'est sa limite non langagiere. Deleuze insiste : c'est la que Foucault est un grand penseur, c'cst la qu'il faut chercher sa philosophie politique.

L'espace complementaire contient une theorie de l'incomple- tude des discours : il induit une pragmatique reelle en assockint le discours et ses conditions de dicibilite, a des formations non dis- cursives qui mettent l'enonce en rapport avcc son dehors, dont nous n'avons pour l'instant qu'une definition negative : le •á non •â- discursif. A la pragmatique d'un enonce createur de ses positions de sujets, d'objets et de concepts repond cette pragmatique extrin- seque d'un rapport necessaire entrc sigiic linguistique et regimes non lingnistkpes de signes, qui mettent le langage en rapport avec son champ sociopolitique de constitution. C'est ce que nous allons considerer maintenant avcc la theorie de la machinc.

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CHAPITRE XV -

SIGNE, MACHINE ET ORCHIDEE

Dfisomwa, Deleuze pratique une transversalite qui renouveiic l'empirisme transcendantal et pose de front la question du rapport entre pratique et theorie. Le rapport diagonal entre enonces et formations non discursives previent toute causalite verticale, ou evenements, institutions ou modes de production determineraient, non certes les hommes, auteurs supposes d'enonces, mais nean- moins les modes de subjectivations sociaux - contre une lecture triviale du marxisme ; Deleuze conteste de la meme maniere toute expression verticale des relations materielles par une structuration symbolique. Certes, les enonces n'existent pas sans leurs forma- tions non discursives, mais le concept d'agencement, repondant au dispositif foucaldien, precise leur interaction sous forme de coproduction : ni parallelisme vertical entre deux expressions qui se symbolisent mutuellement, ni isomorphisme, ni causalite hori- zontale d'apres laquelie la pratique produirait le theorique ou reciproquement, ni meme expression entre deux strates dis- tinctes'. Deleuze reprend la critique de la causalite lineaire qu'il elaborait dans Logique du sens en scindant sur un mode stoicien la causalite des corps et les effets incorporels en series disjointes, mais il franchit ici un pas supplementaire.

1. Deleuze, F, 68.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Aux techniques formalistes et interpretatives, Deleuze substitue cette pragmatique qu'il appelle une theorie-pratique des multipli- cites'. Par son mode d'articulation, sa connexion reelle positive avec les multiplicites adjacentes qui contribuent a la determiner, et son mode d'explication, la multiplicite diagonale degage trois caracteres qui l'opposent a l'hermeneutique et au structuralisme. Methodologiquement, elle est a la fois positive et extrinseque : il s'agit du principe d'exteriorite, que Deleuze enonce a propos de Foucault mais qui vaut en realite comme principe moteur de son propre systeme, et qui merite d'etre cite in externo.

C'est une question de methode en genfral : au lieu d'aller d'une exteriorite apparente a un •ánoyau d'interiorite n qui serait essentiel, il faut conjurer l'illusoire interiorite pour rendre les mots et les choses a leur exteriorite constitutive2.

L'enonce evite donc le non-dit hermeneutique ou le sur-dit structural, au profit d'un fonctionnement lateral, qui contourne la coupure entre mot et chose, commentaire et texte, et la remplacc par une production connective. Les formations discursives sont creatrices de leurs objets, de leurs sujets, de leurs concepts. Les enonces sont ainsi moins composes de phrases et de propositions qu'ils n'en forment les conditions transcendantales d'enonciation, etant prealable aux enonciations qu'ils permettent. Deleuze rein- vesht l'analyse foucaldienne de l'enonce comme l'Idee virtuelle, ou le probleme transcendantal que les phrases et propositions empiriques actualisent. L'enonce problematique trace le dia- gramme que les phrases et les propositions mettent en jeu, de sorte que le probleme virtuel n'existe pas en dehors des solutions empiriques qui l'actualisent, mais qu'il ne se reduit pourtant pas a elles, comme l'Idee ne se reduit pas au concept, ni le probleme a sa solution. Entre i'enonce et les formations textuelles, le rapport devient celui de l'evenement a l'etat de chose, de la machine abstraite a l'agencement, du devenir a l'histoire.

La transversalite et son agencement diagonal mettent l'enonce directement en rapport de production avec ses objets et eu rap-

1. Dcleuze, F, 22. 2. Deleuze, F, 50 ct Foucault, Arcireologie ,., p. 158-161

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SIGNE, MACHINE ET ORCHIDEE

port de connexion avec son milieu au sens simondien de champ preindividuel. Elles impliquent une double pragmatique : ceUe du discours comme producteur de ses effets subjectifs, objectifs, conceptuels, capable d'effets reels, et celle du rapport entre sequences discursives et formations non discursives. Les enonces, comme formation discursive historique, ne sont pas producteurs de leur horizon de savoir, de leurs pratiques discursives diverses et des modes d'objectivations et de subjectivations qui s'en degagent, sans etre eux-memes un effet de reel.

Or, cet effet de reel determine l'articulation entre discours et pratique. C'est ici que la methode foucaldienne rencontre la transversaiite, et a travers elle, la critique que Guattari adressait a l'ordre separe du savoir, et a la conception unitaire d'une methode articulee hierarchiquement, isolant le theorique des effets de pouvoir. Deleuze decele chez Guattari des theses qu'il retrouve chez Foucault, et qui lui servent a preciser un nouvel aspect de sa theorie des multiplicites, comme critique politique de la souverainete.

Presentant a nouveau sa theorie des multiplicites sous la double reference habituelle a Riemann et a Bergson, avec, s'agissant de Riemann, la mention de Husserl, representant le pole logiciste structural, Deleuze precise desormais pourquoi •ádans ces deux directions, la notion avorta•â'. La multiplicite bergsonienne res- taure un dualisme sous la distinction des genres : le genre espace, distinct du genre temps restaure un simple dualisme. La multipli- cite busserlienne ou riemannienne achoppe sur son formalisme, et durcit, sous la forme d'une structure logique seellc, iiiunauente au sujet (formalisme transcendantal subjectif), la multiplicite qu'elle contribuait a rendre possible. Dans les deux directions, la multipli- cite se resorbe en un predicat opposable a l'Un, et attiibuable a un sujet.

Si Deleuze accorde a Foucault une place tellement remar- quable, c'est qu'il permet unc veritable theorie des multiplicites sans attribution de l'immanence multiple a un sujet transcendant, et cette multiplicite du multiple va desormais de pair avec une articulation theorique-pratique qui signale une veritable mutation de l'analyse deleuzienne. Foucault est salue par Deleuze comme le philosophe d'une theorie-pratique des multiplicites, praticien et

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

inventeur d'une methode concrete ui permet de considerer les q.

formations discursives comme de ventables pratiques. Le caractere principal qui oppose cette pratique discursive a

l'interpretation et a la formalisation, est bien son caractere de dis- cours agissant, qui permet a Deleuze d'affirmer : •á Foucault fonde une veritable pragmatique D', qui menage une voie tierce pour la philosophie : ni axiomatique formelle, ni recours a une experience indeterminee, mais analyse concrete des modalites discursives, dans la mesure ou elles sont en rapport transversal avec les prati- ques historiques. Les regles, formelles ou structurales ne peuvent etre prises en compte dans leur systematicite interne en faisant l'economie de leur fonctionnement reel. Eues n'existent pas seule- ment dans l'idealite inoffensive d'un systeme formel, mais agissent comme instrument precis, quotidien, individualise de coercition ; le sens est produit par le discours, il n'est pas exterieur ou ante- rieur a lui. Voila ce qu'impliquait la description du sens comme effet de surface. Et c'est pourquoi Deleuze affirme : •áLe livre de Foucault represente le pas le plus decisif dans une theorie-pratique des multiplicites. s2

Cette pragmatique n'est reductible ni a une politique au sens de l'inscription reelle dans une lutte sociale ou un appareil poli- tique, encore qu'elle prenne en compte les luttes positives, ni a une simple contextualisahon, comme on l'entend en linguistique, ou la pragmatique implique la prise en consideration du contexte d'enonciation, puisque nous avons vu que le contexte etait impli- que par le type de formation discursive au sein duquel tel enonce apparait dans sa fonction d'enonciation, impliquant des rapports de subjectivahon concrets. Mais elle s'accompagne, chez Foucault lui-meme comme pour Deleuze, d'une mutation vers l'action poli- tique que Guattari pour son compte avait deja accomplie depuis les annees 19GO.

Ce tournant de la theorie vers le militantisme est un effet de l'apres-68. Deleuze montre que les formations discursives chez Foucault doivent etre considerees comme de veritables pratiques, qui en appellent a une •á theorie generale des productions n appe- lees a se •á confondre avec une pratique revolutionnaire 9. La dia- gonale impliquait l'ouverture du discours sur le Dehors. Un dehors

1. Deleuze, F, 18. 2. Deleuze, F, 23 et 25. 3. Deleuic, C 23.

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SIGNE, MACHINE ET ORCHIDhE

sociopolitique -Deleuze le voit bien dans la Recension de L'archeo- logie, il n'a pas besoin d'attendre les declarations explicites de Sur- "iller et punir. Mais aussi un Dehors, limite du discours, qui reemploie les analyses precedentes de Deleuze sur l'usage transcen- dant des facultes portees a leur limite par l'intrusion bouleversante d'un signe. Seulement, ce Dehors se determine maintenant comme source apersonnelle, c'est-a-dire comme condition transcendantale des modes de subjectivation. La logique de la production litteraire de Blanchot permet d'assigner un lien rigoureux entre ces determi- nations : singulier, pluriel, neutre' en faisant du sujet d'enonciation une variable derivee, annonce ce que Deleuze, avec Guattari, nommera un •á agencement collectif d'enonciation D. C'est la que creation litteraire et pensee politique se nouent.

Le Dehors impersonnel de Blanchot n'implique pas une theorie de l'Ouvert phenomenologique, dans la mesure ou sa fonction d'exteriorite ne renvoie pas a une experience pure, sau- vage, antepredicative ou ideelle ou meme folle. Le Dehors n'est donc ni transcendant ni indetermine, il est aussi bien trivial et empirique, meme s'il ne se reduit pas a un champ sociologique de determination. Mais il concerne l'inscription reelle dans ce champ historique et politique. Sur ce point, Foucault rencontre Guattari. Car - meme si nous anticipons ici sur les resultats de Sunieiller et punir, la pensee du dehors ne s'articule pas pragmatiquement au champ social concret sans se produire par rapport a lui comme une transversale. Chez Foucault comme chez Guattari, la pra- tique n'est pas une instance causale de determination, elle est plu- tot le milieu dont la pensee procede a titre dde sist tance. On trouve la encore un point de jonction entre les deux auteurs, Fou- cault, theoricien s'engageant dans les annees 1970 dans les proces- sus de lutte du GIP, Gnattari theorisant son engagement de therapeute militant.

La transversalite est un concept de •á resistance n chez Guat- tari, resistance de la pratique au pouvoir, de meme que l'analyse du discours chez Foucault, entre L'archeologi du sauoir et Surueiller et punir, s'inflechit dans le sens d'une reflexion sur la lutte active et la maniere dont le champ social resiste au pouvoir. Transver- sal provient donc d'un mouvement de resistance, contre le scheme pyramidal du pouvoir : il surgit comme resistance contre

1. Deleuze, •áArchiviste ... •â, art. cite, p. 203

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

un effet de pouvoir dans le social, mais aussi comme resistance contre un effet de totalisation dans la pensee. Surgi de la pra- tique, il transforme la theorie et s'applique au regime universel. individuel dans la pensee, en devenant un concept de methode general, comme la disparahon chez Simondon. Pose tbeorique. ment comme non-totalisation des savoirs, contiguite et segments limites, interferant entre series discursives et non discursives, il transforme le statut de l'intellectuel autant que le rapport du dis- cours a son objet. Deleuze peut ainsi affirmer : •á La transversa- lite des luttes actuelles [est] une notion commune a Michel Fou- cault et a Felix Guattari. •â Sa position de praticien explique la fecondite singuliere de Guattari en matiere theorique : c'est un auteur de circonstance, ce qui n'implique pas qu'il serait pietre theoricien, mais que la theorie, chez lui, est strictement subor- donnee a son actualisation pratique, issue de la pratique pour repondre a un probleme actuel, et destinee a fonctionner sur un mode transversal, en posant son articulation locale, et son fonc- tionnement singulier sur tel ou tel segment theorique adjacent, en fonction des besoins et des rencontres, dans un •á desordre qui, pour Deleuze, est d'autant plus createur qu'il reste indiffe- rent aux disciplines constituees. En prefacant le premier volume que Guattari publie, un recueil d'articles, Deleuze indique avec force la fecondite methodologique d'une telle inscription dans la pratique : •áTous les textes de ce recueil sont des articles de cir- constance. •â

L'ecrit s'individue dans un probleme pratique, un tournant de la psycliotherapie institutionnelle, un moment de la vie politique militante, un aspect de l'Ecole freudienne ou de l'enseignement de Lacan, mais il •áprend •â egalement, il cristallise en fonctionnant ailleurs que dans son contexte de circonstances natives. Cette nou- velle description de la theorie comme pratique implique une nou- veUe pragmatique du livre: • á L e livre doit etre pris comme le montage ou l'installation, ici et la, de pieces et rouages d'unc machine. .Parfois des rouages tout petits, tres minutieux, mais en desordre, et d'autant plus indispensables. Machine de desir, c'est-a-dire de guerre et d'analyse. •â'

Ce statut fonctionnel, brouillon, contestataire de la theorie locale, produite par des enjeux pratiques, participe de cette nou-

1. Deleuze, •áTrois problemes dc groupe s, art. cite, 1972, p. xi

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veiie definition de non plus structure close, mais machine ouverte, et permet une definition pragmatique de la theorie comme piece de la machine sociale.

2 /MACHINE ET FONCTIONNALISME

Le pragmatisme foucaldien rend Deleuze attentif au concept de machine que Guattari elabore pour son compte, et qu'il met en comme nous l'avons vu a propos de Deleuze justement, dans sa recension de D@ence et repetition et Logique du sens', comme un complement critique au concept de structure. La machine selon Guattari recuse la structure en l'ouvrant sur le social, et en lui conferant une effectivite pragmatique politique reelle, et non seulement un fonctionnement symbolique. Il n'est pas question pour lui de se cantonner au plan intellectuel ou meme simplement discursif. Deleuze attache une importance particuliere a ce texte, qui lui permet de montrer que •ále principe meme d'une machine se degage d'hypothese de la structure et se detache des liens struc- t u r a u x ~ ~ , en signalant le defaut du concept de structure : son formalisme abstrait.

Guattari veut joindre a l'articulation symbolique de la structure le type historique social et politique d'une machine qu'il emprunte a l'liistoire des techniques, mais qu'il inflechit tout de suite dans le sens d'une machine sociale3, d'un agencement machinique cumu- lant etat technologique de l'appareil de production et rapports de production marxistes compris comme machine sociale par laquelle telle societe produit ses sujets. La machine selon Guattari articule en 1969 les formations discursives de type structural avec les modes non discursifs sociaux et institutionnels de production des sujets. C'est pour cela qu'il refuse la dimension privee, familia- liste de la psychanalyse, le caractere individuel et l'interiorite de

1. Fhlix Guattari, •áMachine et stmcturc •â (1969) : I'arhcle, comme on le rap- pelait plus Iiaut, est cn partie une recension de L a g i p du rem et de D&hce el ripe- iilion, que Guattari destinait a la rcvuc dc Lacan, Scilicel, mais Lacan l'ayant rcluse, Guiittai l'a soumis a Dclcuie lui-meme, ce qui a ete l'occasion de leur rencontre. Jcan-Pierre Faye le fait paraitre trois ans plus tard dans sa rewc (Chnqe, n" 12, octobi-e 1972, 49-59), reM. in Guattai, Pgcbem~s~ el /ro-rso(E; op. i l . , p. 240-248.

2. Deleuze, •áTrois problemes dc groupe •â, art. cite, 1972, p. XI. 3. Sur ces qucstions, Dehure et l'art.

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DELEUZE. L'EbIPIRISME TRANSCENDANTAL

l'inconscient et qu'il propose une critique politique du signifiant. C'est sous son aspect de rapport de production induisant des types de subjectivations que Guattari, marxiste et therapeute, oriente sa critique de la structure. D'ou la confluence avec Foucault : un dis- positif social est machinique, et une macliine est toujours sociale avant d'etre technique. Machinique implique donc que les rap- ports de production, dont la forme technologique est toujours determinee par un certain etat des forces de production, des rap- ports de production, des pouvoirs et des savoirs, ne sont pas sans effets sur les sujets qui les subissent. Marx ne disait pas le contraire.

Mais Guattari va plus loin : une machine sociale produit des types de subjectivations inconscicnts, et ce qu'elle produit en pre- mier lieu, ce sont des sujets, determines par un inconscient pro- ductif et collectif. Il rencontre donc Foucault, pour qui le dispositif social produit lui aussi des sujets, mais opte pour sa part pour un recours a l'analyse marxiste qu'il couple a une lecture freudienne, plus proche de Lacan que de Reich. L'ensemble de ces analyses formeront le cadre conceptuel de L'Anti-ad@, mais lorsque Deleuze s'empare pour la premiere fois du concept de machine, il reste indifferent a son contexte politique et social, et l'utilise comme principe de lecture. La •áMachine litteraire •â concerne les decouvertes formelles qui caracterisent l'art moderne, permet d'exposer concretement le fonctionnement de la Recherche, et releve en premier lieu d'une nouvelle description de

C'est ainsi que Deleuze repere trois types de machines dans La recherche: machines a objets partiels (pulsions), machines a reso- nance (Eros), machines a mouvement force (Thanatos), dans un montage complexe qui reprend les trois syntheses temporelles de D@rence et re,belition et applique respcctivement la theorie klei- nienne des objets partiels, la theorie simondienne de la resonance et du mouvement force, l'opposition freudienne entre .ras et Thanatos au rapport dc l'ecriture au temps chez Proust'. Aux quatre mondes de signes de Proust I repondent maintenant trois macliines productrices de temps, qui reprennent les trois syntheses temporelles de D m e n c e et rejelition, et permettent dc statuer sur ce qu'est devenue l'essence, u un peu de temps a l'etat pur n.

Ces trois macliines repondent a trois modes de production de temporalite ; la premiere macliine produit le temps retrouve, sous

1. Dclcuze, P, cliap. IV c t DR, cliap. II,

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SIGNE, h4ACHINE ET ORCHIDEE

forme de reminiscence et d'essences singulieres, d'objets partiels et de reflets fragmentaires (une madeleine, un souvenir, un pave sur lequel on trebuche) ; la deuxieme machine produit le temps perdu, sous forme de plaisir et douleur, par resonance induisant des effets esthetiques : les clochers de Martinviiie appellent par resonance d'autres impressions, qui ne sont pas de l'ordre des reminiscences mais se connectent entre elles pour produire un paysage mental ; le troisieme ordre, le plus derangeant, concerne l'ordre du temps, Clironos improductif, catastropliique temps du vieillissement et de la mort, irreductible semble-t-il a une quelconque production.

Pourtant, en meme temps qu'il fait l'experience catastropliique du vieillissement, le narrateur decouvre en elle, par un mouve- ment force, la splendide coexistence du passe et du present, la ligne d'Aion, temps achronologique qui seul permet le passage des differentes durees: ce sera le temps •átransversal•â'. Deleuze reprend les caracteristiques simondiennes du signe par couplage, resonance et mouvement force et les applique aux descriptions psyclianalyiiques des mouvements inconscients.

Il ne s'agit pas tant de proposcr de petites machines infernales elucidant le fonctionnement d'un roman, que d'explorer une nou- velle description de comme machine, dimension pragma- tique qui apparait maintenant comme la vocation veritable de l'ceuvre d'art moderne. • á L a recherche est une machine, ecrit-il,

d'art moderne est tout ce qu'on veut [...] du moment que ca marche : d'art moderne est une machine et fonctionne a ce titre. m2

Associec a la theorie du fragment, la machine relaye le cadre de l'htilogos. La fameuse recherche de la verite de la premiere version ne consiste en rien d'autre qu'en un fonctionnement tex- tuel immanent. Une theorie fonctionnaliste de l'ceuvre, reduite a son mode operatoire, prend la place de l'interpretation de l'es- sence. Deleuze insiste souvent sur l'importance de Proust, en ce

1. Deleuzc, P, 157. 2. •áAu logos, organe et orsanan dont il faut decouvrir le sens dans le tout

auquel il appartient, s'appose I'anu-logos, macliinc ct machinerie dont Ic scns (tout ce que MUS voudrez) depend uniquement du Sonctionnement, et Ic fonction- nement, des piEces detachees. L'ccuvrc d'art moderne n'a pus dc probleme de sens, eUc n'a qu'un probleme d'usagc •â (Deleuze, P 11, 175.376; Proust, A In reclterci~ du fmps perdu, t. III, 9 1 1, 1033).

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAI

qui concerne cette theorie fonctionnelie de la litterature : •áC'est curieux que ce soit un auteur qui passe pour un pur intellectuel, Proust, qui l'ait dit si clairement : traitez mon livre comme une paire de lunettes dirigees sur le dehors, eh bien si elles ne vous vont pas prenez-en d'autres, trouvez vous-meme votre appareil qui est forcement un appareil de combat. La theorie, ca ne se totalise pas, ca se multiplie et ca multiplie. •â'

On trouve en effet chez Proust une analyse de l'effet litteraire sur le mode operatoire d'un appareillage technique, du type ascenseur, automobile, train ou avion, moyen concret de trans- port et de communication, createur de realites qui seraient restees imperceptibles sans lui. Dans l'Art poetique du h p s retrouve, Proust decrit la creation comme une operation de relevement originale, lecture creatrice qui •á revele •â au sens photographique •á l'impres- sion faite en nous par la realite meme •â, et il compare le develop- pement de l'impression pour l'ecrivain a l'experimentation pour le savant. n'est •áqu'une espece d'instrument optique •â que l'ecrivain offre au lecteur, un appareil createur de visibilites, dont le •ápouvoir reflechissant >> est celui d'un telescope, ou d'une lunette, non d'une competence intellectuelle2. Bergotte peut bien sembler moins puissant que d'autres ecrivains de son temps, tant qu'on n'a pas compris, c'est-a-dire fait marcher le type d'appareil qu'il invente, tant qu'on n'a pas use de son procede. Proust decrit le style de Bergotte comme un modeste aeroplane qui ne peut ccr- tes rivaliser avec les belles automobiles de ses contemporains, et qui, sur le plan du deplacement horizontal ou du confort de lec- ture leur est certainement inferieur. C'est qu'il vise un tout autre effet, en decroche par rapport a la pesanteur, capable de convertir le deplacement au sol en force ascensionnelle, et de passer de la route et son striage bidimensionnel, soumis a la gravite, a l'espace lisse du ciel aeronautique, volume sans trajectoires predefinies. •áCeux-ci dans leurs belles Rolls-Royce pourraient rentrer cliez eux en temoignant un peu de mepris pour la vulgarite des Ber- gotte ; mais lui, de son modeste appareil qui venait enfin de "decoller", il les survolait. )Y3 La capacite creatrice est moins

1. Deleuze, Entretien avec biicliel Foucault, •áLes Intellectuels el le pou- voir•â, in L%c, no 49, Deleye, 1972, p. 3-10, p. 5.

2. Proust, A la rederclie .., III, 879-880, 888, 891 ; 1, 555 ; II, 327. 3. Proust, A ln rederde ..., 1, 554-555 ; la musique commc instrument de visibi-

litk, III, 382 ; le lelescopc et la luneue, III, 91 1 ct 1033 ; la radioppliic, III, 889 et 718.

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affaire de pertinence livresque que d'ingeniosite dans le montage d'un appareil capable de rendre sensibles des couches de visibilites qui seraient restees imperceptibles sans Iui. C'est pourquoi Deleuze definit l'art comme capture de forces.

Pour etre modeste, l'aeroplane de Bergotte le libere de la pesanteur qui plaque ses rivaux au sol. La machine textuelle decrit ce fonctionnalisme a dans le dispositif proustien, et Deleuze emprunte a Malcolm Lowry, et a sa presentation d'Au- dessous du uolcan, sa definition du roman-machine, capable de fonc- tionner comme •átout ce que vous voudrez •â : • á O n peut le prendre pour une sorte de machinerie ; et elle fonctionne soyez-en sur, car j'en ai fait l'experience. •â'

La recherche de la verite consiste donc dans la recherche de la production d'un effet - voila ce qu'implique le passage du Logos de Proust I a l'Anti-logos de Proust II. A la production repond donc moins une autonomie du texte-machine, selon une version stmc- turale du texte, que l'indetermination d'un effet qui recuse tout modele de la verite et de la signifiance au profit d'une production textuelle qui inclut pragmatiquement sa lecture2. devient un montage fonctionnel produisant un effet, conception simon- dienne du livre, qui dejoue toute conception de comme totalite, opus s steme complet. Le concept de production s'entend

,y. au sens matenel de la production d'une intensite, et devient un dispositif qui fait ou non passer une intensite dans le lecteur, tandis que sa reception, comprise sur le mode du reseau, se fait branchement, et induit une resonance et un mouvement force dans le recepteur. A l'interpretation signifiante du type boite qui renvoie a un dedans, dont on extrait ses signifies, se substitue le fonctionnement asignifiant immanent, l'effet •á du type branche- ment electriquen3, qui pense l'expression litteraire comme

1. Dclcuzc, P II, 175 ; Lowry, Au-dessorrr du uolcnn, trad. frang. Stephen Spriel avec la collaboration de Clarissc Francilion et de l'auteur, Paris, Club francais du livre, 1949, reed. Paris, Buchet-Chastel, 197G, preface non paginec, Deleuze, Guattari, AO, 130.

2. Le tcxtc dc P II est un peu embarrasse : Deleuze soucicux de ne pas inva- lider la premiere parue, cherclic une conciliation maximale : •áLa Recherche cst bien production de la verite cherchee n mais le modele de la production recuse ct disqualifie le recours a unc verite, d'ou la plirase qui suit : Encorc n'y a-t-il pas la verite, mais des ordres de vhit6 comme des ordres de production •â (P 11, 178).

3. Ueleuzc, Lelfre a Cnsole, 1973, PP, 17.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

connexion, branchement sur la realite au-dehors et le livre comme machine, ouverte sur l'actualite historique du social, et produisant ses effets de coupures sur un flux. L?mage du livre grand opus laisse la place au systeme ouvert et fragmentaire du rhizome. Le seul probleme du livre, c'est de savoir si ca passe, ((comment ca passe D et non ce que ca veut dire •â. Le sens n'est plus de l'ordre d'une signification interieure et transcendante, mais se fait machinal et asignifiant. Enfin, le rapport entre livre et dehors est diagonal et non expressif ou causal. Un livre fait partie de la realite et la seule question est de savoir comment il s'insere dans la K machinerie beaucoup plus complexe exterieures', dans le fonctionnement de la realite. De ce point de vue, la litterature s'ouvre sur son dehors, loin de consister en une cloture autotelique.

C'est bien la coupure entre theorie et pratique qui en sort transformee : la theorie n'est ni interpretative ni structurale, puisque l'interpretation et le structural convergent sur le signi- fiant, reserve transcendante d'un cote, structure paradigmatique de l'antre. Reduite a son fonctionnement immanent, elle implique necessairement un rapport entre segments theoriques et segments pratiques, de telle sorte que la theorie puisse etre definie par ses effets patiques, exactement comme Foucault posait l'enonce en rapport avec les formations non discursives. D'ou l'invalidation definitive de la tentation autotelique, que Deleuze formule en reprenant la formule wittgensteinienne du langage boite a outils.

C'est ca, une theorie, c'est exactement comme une boite a outils. Rien a voir avec le signifiant ... II faut que ca serve, il iaut que ca fonc- tionne. Et pas pour soi-meme2.

La transversalite fragmentaire ne s'applique pas a la lecture d'une sans transformer les points d'articulation du theo- rique et du pratique : au lieu de concevoir entre theorie et pra-

1. Deleuzc, PP, 17. 2. Deleuze, entrelien avec Michel Foucault, •áLes Intellectuels et le pouvoir •â,

in L'Ar(, nn" 49, Deleuze, 1972, p. 3-10, p. 5. Ce passage atteste l'interet dc Deleuze pour Ic second \.\'ittgenstein, a qui il reprend textuellement la theone du langage comme baitc a outils; voir Wittgenstein, In~iesf~r?fionr plrilo~ophtgues (1945), irad. f r u q . Pierre Klossowski, Puis, Gallimard, 1961 ; ct Foucault, DE, reed. •á Quatro n, 1, 1407.

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SIGNE. MACHINE ET ORCHIDEE

tique des liens d'application binaires, causaux et reversibles, soit que la theorie depende de la pratique, soit qu'elle s'applique en elle, il faut cesser de concevoir leurs rapports sous forme d'un processus de totalisation qui, en maintenant la separation de leur domaine, interdit eu realite de comprendre leurs rapports. Ceux-ci doivent etre concus de maniere partielle et fragmentaire, et s'il y a application, c'est au titre d'une interference productrice qui reprend la transversalite comme connexion de segments hete- rogenes. Il faut donc cesser de reifier et d'isoler theorie et pra- tique : la theorie n'est pas une dimension autonome, ni une ins- tance de totalisation pour la pratique et inversement, pas plus que la theorie et la pratique ne doivent etre affrontees abstraitement comme deux domaines separes et entiers. Nulle theorie ne se concoit sans ses segments pratiques, et inversement. Cette frag- mentation de la theorie et de la pratique explique leur articulation transversale, et les transferts d'intensite d'un systeme a un autre. La theorie reste locale, ce qui determine son incompletude et son inachevement propices a l'agencement et a la connexion avec d'autres segments theoriques, eventuellement disjoints, mais aussi avec d'autres pratiques. Au lieu de les opposer globalement, Deleuze propose de concevoir des connexions multiples, locales, determinant un nouvel entrelacement des formations discursives et des formations non discursives. La theorie du rhizome poursuit un tel programme.

Mais le fragment est connectif. La theorie ne peut resoudre les problemes locaux qu'elle rencontre sans un relais, qui la fait passer a un autre type de discours, eventuellerncnt a une forma- tion non discursive. De sorte que cette connexion de fragments theoriques et de fragments paliques s'opere par branchements locaux, non par expression globale d'une dimension par une autre. La position de i'intellectuel vis-a-vis de la pratique et son role theorique en sortent transformes. La theorie cesse d'etre une dimension de totalisation de la pratique, et l'intellectuel ne peut plus etre le porte-parole des masses : ces deux fonctions de la representation, i'une speculative, I'autre politique, sont dis- qualifiees ensemble, comme l'avait montre la figure de Sartre. Cela explique aussi que Deleuze retouche les theories avec tant d'insouciance : on ne revient pas sur une theorie, on en propose de nouvelles, par un devenir qui appelle la transver- salite a deboucher sur une vision nouvelle des pratiques et des savoirs.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

3 / L A CAPTURE DE LA GUEPE ET L'oRCHID~E

Dans sa pratique de lecteur, Deleuze fournit un echantillon de la maniere dont les fragments deconnectes sont capables de pro- duire leurs effets. L'ethologie avec sa reference aux symbioses en biolo+ prend alors le relais de la machine guattarienne et de l'enonce foucaldien, et presente une nouvelle figure de la transver- salite. A Jean-pierre Richard, qui s'inquiete en 1972 de savoir ce que signifie au juste la transversalite, et pourquoi il lui donne un tel privilege par rapport aux autres relations structurantes de La recherche, Deleuze repond que l'on peut appeler transversale une dimension qui n'est ni horizontale ni verticale, et qu'il ne s'agit pas de demander •áce qu'elle est •â, mais uniquement • á a quoi elle sert •â'. Or, chez Proust, elle sert a definir une physique de l'homosexualite, qui emporte tous les personnages de La recherche et sert de protocole d'investigation pour une nouvelle ethologie de la sexualite, indifferente aux clivages de la nonnativite sexuelle. Dans cette premiere formulation, Deleuze appelle ce type de com- munication •á aberrante •â ou •á cloisonnee •â, parce qu'elle opere d'apres des dimensions heterogenes et offre un cas de synthese dis- jonctive. •á Exemple fameux de ce type de communication: le bourdon et l'orchidee. Tout est cloisonne. •â C'est la premiere occurrence de la symbiose entre insecte et fleur, grace a laquelle Proust decrit la parade de seduction entre Charlus et Jupien, et que Deleuze nomme la capture de la guepe et de l'orchidee2.

Proust met en cette transversalite cloisonnee parce qu'il expose avec La recherche une physique de l'amour, une affectologie qui insiste sur la non-communication des etres et des groupes (Charlus, les jeunes filles...), et qu'il developpe sa semiotique de

1. Deleuze, RF, 37. 2. O n trouve cctte premiere occurrence dans l'intervention de 1972 a Ulm,

edite •áTable ronde •â, in Cahiers de hhrcel Prousi, nouvelle serie, 7, 1975, p. 87- 115 ; p. 96 (cite dorenavant •áTable ronde Proust ... •â). Deleuze cite Proust, et parle de bourdon, mais remplace a partir de 1975 le bourdon proustien, qui convient a merveille au bedonnant baron Charlus, mais fertilise en realite le trefle musc, pur la guepc, fenilisateur des orchidees en se referant a Remy Cauvin, •áRecents progres Ctholo~qucs,sur le comportement sexuel des animaux•â, in Max Aron, Robert Courrier et Etienne Wolli(ed.), Entretiens sur lo ~exuolile, Centre culturel international de Ceiisy-la-Salle, 10-17 juillet 1965, Paris, Plon, 1969, p. 200-233, p. 204. Voir De l'oniml a l'art, p. 166.

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l'homosexualite a travers l'exemple admirable de la rencontre entre un bourdon et une orchidee. L'analyse des rapports entre bourdon et orchidee tient bien dans Sodome et Gomorrhe le role determinant et non metaphorique d'un protocole d'experimenta- tion pour la sexualite humaine, que Proust explore en assimilant le couple Jupien-Charlus a la symbiose improbable entre serie vegetale (orchidee) et animale (bourdon). Cette rencontre hetero- gene debouche sur un type etrange de communication, que Deleuze qualifie d' •á aberrante •â dans la mesure ou elle n'opere pas dans une dimension comprise dans les dimensions de ce qui cherche ainsi a se rejoindre, insectes d'un cote, orchidees de l'autre, mais dans une dimension transversale, ou s'opere la reu- contre entre series disjointes. C'est pourquoi eue devient opera- toire pour l'homosexualite, rencontre compliquee et rendue aleatoire par son statut de marginalite sociale.

Cette nouvelle figure de la transversalite, qui succede aux pre- cedentes, se degage de maniere percutante de la pratique du texte, et decrit la maniere dont un modele de rencontre, celui des noces entre insectes et orchidees, vient au secours de l'art pour explorer une sexualite hasardeuse, et transforme le statut de l'imi- tation, de la ressemblance et de la reproduction. Il ne s'agit plus de declarations sur comme machine, ni de syntheses tem- porelles, mais d'un fragment textuel qui opere dans la trame du texte comme echantillon de rencontre disjonctive, et branche l'enonce litteraire sur une pragmatique vitale qui transforme les rapports de la litterature et la vie. Cette nouvelle determination de la transversalite opere en elle-meme le passage du modele de

litteraire vers la differenciation ethique et sociale, et rend compte de la discontinuite du fragment, de sa communication, de la propagation de l'intensite d'une fraction contigue a une autre.

•áTout est cloisonne •â, ajoute Deleuze. O r cloisonne etait le qualificatif qu'il choisissait pour qualifier l'etrange ((rencontre du psychanalyste et du militant •â chez Pierre-Felix Guattari'. Ce nouveau terme pour le fragment designe la partie sans communi- cation, le vase clos, le morceau qui ne temoigne plus pour un tout. Deleuze insiste sur la discontinuite de cette rencontre, qui ne pro-

1. •á II anive qu'un militant politique et un psyclianalyste se rencontrent dans la memc penonne, et que, au lieu de rcster cloisonnes, ils ne cessent de se melcr d'intcrRrer, de communiquer ... •â : ainsi debute I'urticle •áTrois problemes dc groupe n.

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duit pas de l'unite, mais de la discontinuite, de la contiguite. 11 s'agit toujours de contester la vertu unifiante du symbole platoni. cien, cette fois a travers sa conception de la sexualite comme appel a une totalite perdue, non plus sur le mode abstrait d'un affrontement entre logos et anh-logos, mais en proposant une theorie de la liaison qui reinvestit le travail precedent sur les series disjonctives et met en correlation transversale le domaine des sym- bioses vitales avec celui des syntheses logiques, la theorie des systemes et la critique des organisations sociales.

La fonction experimentale d'une litterature comme affecto- logie transforme alors notre conception de la sexualite. Deleuze insiste sur l'aspect entomologique de La recherche, physique de l'homosexualite, Sodome et Gomorrhe, puis Le t 4 s retrouve venant inflechir, tordre, relancer du point de vue de la marginalite tous les roles qui semblaient clairement situes sur le versant clair de la normalite. Cette mutation emporte de proche en proche tous les personnages : Odette, Gilberte, meme Saint-Loup qui en sem- blaient si Eloignes la rallient sur le tard. Tous les hommes et toutes les femmes qui jouent sur le clavier affectif du narrateur se laissent capter par la voie homosexuelle - a l'exception du narra- teur bien sur, des personnages familiaux, et des roles sociaux (les Verdurin, Cottard, etc.). II y a un devenir-homosexuel de La recherch4 sur lequel les commentateurs, a l'epoque ou Deleuze ecrit, sont loin d'insister, ou qu'ils cantonnent dans le secteur biogaphique du travers honteux (le •ásale petit secret •â). Par quoi, et Deleuze est l'un des rares commentateurs a insister sur ce point, La recherche du temps perdu est un traite sur l'homosexua- lite. C'est le merite de Deleuze d'avoir considere cette explora- tion avec toute l'ampleur et l'admiration qu'elle merite, en insis- tant sur son caractere le plus important : son aspect physique, descriptif, au-dela le bien et le mal. C'est pourquoi il montre que la culpabilite n'occupe dans La reclzerche qu'un role subordonne, en depit de l'adjectif aberrant qui peut preter a confusion, parcc que le niveau ou Proust situe son analyse est celui d'une ethique ou d'une physique sexuelle qui disqualifie le jugement moral, et se porte uniquement sur le plan des rencontres effectives et des rapports de force.

Cette affectologie, cette carte des rencontres met en relation la physique de l'amour selon Proust et l'ethique selon Spinoza, etho- logie des devenirs et des puissances. Selon Deleuze, Proust met en

un transsexualisme plus profond que l'heterosexualite sta-

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SIGNE, M A C H I N E ET ORCHIDOE

tistique, ou que l'homosexualite globalc, et son rapport a la nor- mativite sexuelle depasse radicalement les postures conformistes de la transgression ou de la perversion : cctte theorie de l'homo- sexualite passe du clivage des sexes et des roles sociaux a une transsexualite vegetale, indifferente a la loi animale et a son modele de reproduction sexuee. Les amours des guepes et des orchidees promeuvent une vision toute nouvelle de la rencontre sexuelle.

Le romancier devient l'analyste critique et clinique des meurs, et l'oeuvre d'art contient une elucidation du desir qui opere sur le plan des forces, des faits, des processus, non sur le plan des pres- criptions, des interdits sociaux, des roles identitaires. La vocation clinique de la litterature s'exprime a travers cette analyse d'une sexualite indifferente au clivage des sexes, a la nature animale sexuee, contestant l'idee meme d'une naturalite des identites sexuelles, et surtout, refusant que l'appartenance biologique, le role sexuel social, les interdits regissant la sexualite et l'ordre du desir puissent faire coincider leurs clivages. En quoi Proust, selon Deleuze, inaugure une reflexion critique sur le genre.

Proust propose en effet une physique de la sexualite qu'on aurait tort de confondre avec une G homosexualite globale et spe- cifique •â, ou les hommes renverraient aux Iiommes et les femmes aux femmes au titre d'entites constituees et d'identites fixes. Conformement a l'analyse du fragment disjoint, elle consiste en une •áhomosexualite locale et non specifique N. Proust nous pro- pose donc de distinguer trois niveaux, et non deux, selon Deleuze : le premier niveau de l'intersexualite courante ou de l'heterosexualite normative concerne le primat de la genitalite normale. Le second niveau des series separees, feminine et mascu- line, correspond a ce qu'on entend couramment par homosexua- lite, mais s'en tient en realite a la meme repartition globale et sta- tistique. Concevoir l'homosexualite comme separation des sexes signale qu'on s'en tient aux roles entiers, a une definition globale et personnelle de l'identite sexuelle qui ne peut etre que statistique et doxique. Le clivage de ces deux directions disjointes indique qu'on s'en tient a une conception du genre ou regnent l'identite normative du sexe et la culpabilite, qui correspond toujours a la meme representation pejorative de l'homosexualite et a sa mise en forme normative.

Seul le troisieme niveau depasse la separation des sexes, et pro- pose une veritable transsexualite elementaire qui depasse les cli-

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vages constitues et les entites imaginaires de Yindividue et du genre. Elle designe dans ((l'individu la coexistence de fragments des deux sexes n et se developpe selon une K dimension transver. sale entre sexes cloisonnes n'. Seulement a ce niveau, la sexualite se disperse en connexions nomades et polyvoques, la partie male d'un homme pouvant entrer en resonance avec •ála partie male d'une femme ou avec la partie femme d'une femme, mais aussi bien avec La partie femnie d'un autre homme ou avec la partie homme d'un autre homme n2.

Cette sexualite polyvoque et multiple est la seule reelle. Les deux premiers niveaux, celui de l'heterosexualite statistique et majoritaire, autant que celui de l'homosexualite minoritaire, prise elle aussi dans la seduction du modele majeur, conservent la repartition globale et dominante des roles sociaux, des sexes entiers et personnels, et reproduisent le modele familial de la nor- malite. Seul le troisieme niveau propose une vision non normative de la sexualite branchee sur les alliances transversales et les allures aleatoires du vivant. En definissant la sexualite selon la norme fonctionnelle de l'ethologie, et en proposant le modele de la guepe et de l'orchidee pour elucider Proust, Deleuze reprend Cangui- lhem et la conception de la norme que ce dernier propose dans son epistemologie de la medecine. Dans le domaine vital ne regne pas le normal sous forme d'une norme transcendante et prescrip- tive, mais l'anomie, la variation continuee, l'exception reguliere. Contre le modele social du normal, pour qui l'exception margi- nale se definit comme deviation, Canguilhem propose le modele vital de l'anomie, d'une norme immanente et fluctuante, qui se transforme a chaque vivant, comme variation continue et diffe- rente constituante. Reputer une sexualite normale ou marginale ne releve pas d'une analyse de la vie, mais d'une pratique de la domination sociale qui vise a reglementer le commerce des corps. Seulement aux deux premiers niveaux regne la culpabilite, parce qu'eue se nourrit d'un rapport normatif au modele dominant, effectuant sa strategie sociale de reproduction en termes de soumission.

En passant du clivage des sexes distincts et unitaires a cette theorie de la transsexualite multiple a n sexes, Proust transforme le statut de l'homosexualite. En supprimant le modele familial cedi-

1. Dcleuze, P 11, 164-165 2. Deleuze, RF, 38.

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SIGNE, MACHINE ET ORCHIDfiE

pien, on supprime egalement la conception normative du desir en termes de loi, et toute possibilite de definir les pratiques sexuelles hors normes comme des perversions objectives. La capture, com- munication disjointe par resonance forcee nous fait passer d'une physique de l'intensite differentielle simondienne a cette ethologie des signes vitaux, qui inclut desormais une critique politique de la loi et des modeles de domination sociaux.

En passant de la sexualite animale a ce commerce etrange entre plantes et insectes, Proust accomplit donc, selon Deleuze, plusieurs operations, qui nous renseignent sur ce nouveau statut de la litterature clinique. Le modele vegetal remplace celui de totalite animale, et poursuit, tant pour l'art que pour la sexualite, la critique rhizomatique des conceptions organiques. La transver- salite, d'abord appliquee a une sexualite marginale, determine ce que toute sexualite comporte de transversal comme une commu- nication cloisonnee, une rencontre disparate. Avec la symbiose entre lignees biologiques heterogenes, la vie propose un modele d'alliance indifferente au modele de la reproduction du semblable par le semblable, a la cloture de l'espece autour d'une identite biologique. Les orchidees, intraspecifiquement stenles, ne peuvent assurer leur reproduction que par le truchement de reproducteurs externes, et leurs strategies pour attirer l'insecte pollinisateur sont efficaces, puisqu'elles continuent a se reproduire a l'aide de ce dis- positif hautement heterogene : il presente un cas de communica- tion transversale, cloisonnee entre series disjointes, ou les series entrent en resonance sans entretenir de communication directe, puisque les guepes reagissent a une image de guepe, non a un affect d'orchidee.

On sait que l'orchidee presente, dessinee sur sa fleur, l'image de l'insecte, avec ses antennes, et c'est cette image que l'insecte vient feconder, assurant ainsi la fecondation de la fieur femelle par la fleur male : pour indiquer cette espece de croisement, de convergence entre l'evolution de l'orchidee et celle de l'insecte, un biologiste contempo- rain a pu parler d'une evolution aparailele, ce qui est tres exactement ce que j'entends par communication aberrante'.

1. •áTable randc Proust ... •â, art. cite, p. 97-98. Lc biologiste auquel Deleuze fait allusion est Remy Chauvin, •áRecents progres ethologiques sur le comporte- ment sexuel des animaux •â, in Max Aron, Robert Courrier et fitienne Wolff (ed.), Ezlreiiem ru, la sexualite, Centre culturel international de Cerisy-la-SuUc, 10-17 juil- let 1965, Paris, Plon, 1969, p. 200-233.

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Le cas ethologique debouche ainsi sur une capture qui trans- forme nos conceptions de la vie, de la sexualite et de l'art: ce mode de reproduction deborde nos conceptions normatives de la repetition, qu'il s'agisse de reproduction, d'imitation ou de res- semblance. La capture de la guepe et de l'orchidee ne se laisse en effet ramener ni a un cas de reproduction du semblable par le semblable, ni a l'imitation d'un modele, mais pas davantage au simulacre d'une ressemblance trompeuse, comme si l'orchidee •áse faisait passer pour une guepe •â, selon un anthroponlorphisme desuet. Ce cas vital met en echec nos capacites de concevoir la production du nouveau. Les termes en symbiose restent distincts, mais s'affectent d'un devenir disjoint, connexe et indiscernable.

Cette reference a la symbiose vitale extirpe l'homosexualite d'une histoire personnelle, nevrose privee ou •á sale petit secret •â, et la detache de toute culpabilite dans son rapport a la loi. Les developpements que l'on trouve en effet chez Proust sur la culpa- bilite homosexuelle, la race maudite, •áles deux sexes mourront chacun de son cote •â', traduisent notre rapport moderne a la loi, et non une devalorisation de cette pratique sexuelle, ni une inquietude europeenne incapable de retrouver l'innocence grecque. La theorie du fragment a deja devalue l'hypothese d'une completude homosexuelle. Cette figure de la culpabilite est kan- tienne, abstraite et formelle : la loi ne dit pas ce qui est bien, mais est bien ce que dit la loi. Le passagc du Bien platonicien au for- malisme de la loi, analyse en detail dans la Presentation de Saclm; masoc ch, previent toute lecture moralisatrice de la perversion. La culpabilite dont parle Proust reste ainsi plus sociale que morale, estime Deleuze, superficiclle et surtout, elle •ás'entrelace avec un theme d'innocence sur la sexualite des plantes 9.

Si Deleuze parle pourtant d'une communication aberrante, celle-ci ne qualifie nullement moralement l'homosexualite. Elle concerne l'heterogeneite de la symbiose avec sa communication disjointe et contigue : •áL'insecte tra~isversal qui fait communi- quer les sexes par eux-memes cloisonnes. •â3 Il ne s'agit donc pas de juger un commerce sexuel, mais de s'interesser a une rencontre qui met en resonance des series differentes, et qui est donc litte- ralement aberrante, c'est-a-dire non conforme ou hors norme a

1. Proust, A la reclierche ..., II, 616. 2. Deleuze, P, 161. 3. Deleuze, P f i 164, 202,

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SIGNE, MACHINI: ET ORCHIDkE

l'egard de nos conceptions de la reproduction, centrees sur le concept d'espece et de lignee biologique. Cette aberration, dans son momie constituante s'avere une puissance positive de trans- versalite, transformant de maniere plastique les roles vitaux et sociaux du sexuel. L'aberration qualifie l'momie constitutive du vital. [ L'insistance avec laquelle Deleuze examine l'exploration de i : l'homosexualite indique pour la litterature une fonction d'analyse des marginalites sexuelles qui n'est pas valorielle mais factuelle, et ne se limite pas a l'apologie du desir marginal qui s'en tiendrait au simple renversement symetrique de sa condamnation morale. C'est bien la valeur marginale de l'homosexualite comme varia- tion, comme variabilite de la sexualite, qui lui assigne cette fonc- tion d'investigation des allures et des postures vitales, des rapports entre normes, normalite et anomalie dans l'ordre vital et social. Mais la symbiose deporte la sexualite de la question du rapport entre desir et loi, singulierement peu operante pour les orchidees ou les guepes ! Si la symbiose improbable entre la guepe et l'or- chidee sert de protocole d'investigation pour les phenomenes concrets de la sexualite, ce n'est pas parce que la litterature explore les rapports du desir et de la loi, comme le voudrait un protocole d'interpretation psychanalytique avec lequel Deleuze prend ses distances, et qui ne concerne en realite ni les guepes ni les orchidees, mais parce qu'elle est une operation vitale de capture entre series heterogenes.

En degageant l'homosexualite de son rapport a une loi sup- posee homogene, la transversalite prepare le rapprochement entre Proust et la position schizoide qui sera celle de la troisieme ver- sion, en 1976. En s'appuyant sur la definition lacanienne de la psychose comme indifference a la loi, et sur les travaux sur la schi- zophrenie qu'il mene avec Guattari, Deleuze articule l'innocence vegetale et la perversion sexuelle a un etat ou la loi n'est pas donnee comme ce qui determine unitairement les flux de desir, mais resulte comme consequence du rapport entre desir et pro- duction sociale. Loin de coder notre desir, la loi devient l'effet normatif des mouvements de domination qui jugulent les devenirs sociaux, et l'homosexualite, un proces de minoration reel des codes, une puissance de liberation a l'egard des codes etablis.

Ainsi, le terme d'aberrant concerne l'affectologie, la description clinique des rapports reels qui l'anime, et non le jugement que ces rapports peuvent par ailleurs inspirer, ni la culpabilite qui en

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resulte parfois, mais au titre d'un vecu social non d'une morale interiorisee. Deleuze peut donc au cours de la meme periode dis- qualifier sans appel la repression de l'homosexualite et sa condam- nation morale, suivre avec sympathie les debuts du m, partici- per au numero de la revue Recherche, Trou milliards de g q q et prefacer en 1974 le livre de Hocquenghem, L'Apres-Mai des faunes' : le point de vue sur l'homosexualite a change, et l'on est passe du jugement moral transcendant a l'ethique spinazienne, physique immanente des affects, qui ne se soucie plus de qualifier moralement l'homosexualite, ni meme de la defendre comme entite constituee.

Que Deleuze fasse de l'homosexualite une theorie de la trans- sexualite ne consiste pas du tout a lui faire endosser le statut majeur d'une perversion obligatoire, et ne revient ni a la reduire a une exception de la sexualite ordinaire, ni a l'etendre a l'incons- cient de toute heterosexualite. Deux dangers symetriques bordent en effet le discours militant: faire de chacun un homosexuel inconscient, en diluant l'homosexualite de maniere abstraite dans la sexualite prise comme ensemble ; ou la substantialiser comme si elle formait un etat distinct, aussi specifique et normatif que l'hete- rosexualite2. Proust va plus loin : loin de fermer l'homosexualite sur elle-meme et de l'opposer comme entite constituee a une autre forme de sexualite reputee une et identique, il l'ouvre sur une pro- liferation de relations nouvelles •á micrologiques ou micropsychi- ques, essentielles, reversibles, transversales, avec autant de sexes qu'il y a d'agencements, n'excluant meme pas de nouveaux rap- ports entre hommes et femmes •â, ecrit Deleuze, car : •á Il ne s'agit plus d'etre ni homme ni femme, mais d'inventer des sexes. •â C'est en ce sens que •áProust opposait deja a l'homosexualite exclusive du Meme cette homosexualite davantage multiple et plus "loca- lisee" qui inclut toutes sortes de communications transsexuelles, y compris les fleurs et les bicyclettes 9. Chornosexualite comporte

1. Recherches. no 12, mars 1973, Gronde Engclopedie des hornos~ualiies. Trois mil- lia,& depmers . Deleuze s'explique sur son rapport a l'homosexualite dans la Lare a Cressole, en 1973, qui lui reproche en somme de •ásurfer x sur la vague d'eman- cipation des homosexuels sans •áen etre •â.

2. •áS'il s'agissait de dirc "tous les hommes sont des pedes", aucun interet, proposition nulle •â (Delcuzc, •áPreface •â a Guy Hocquengliern, L54pres-Moi des

founa, Paris, Gnsset, 1974, p. 7-17, p. 1 1 ; ID, 397). 3. Deleuze, ID, 399.

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cette rencontre disjointe et cette latitude de variation autant que l'heterosexualite mais la signale mieux qu'elle.

Il faut mettre cette affectologie en rapport avec l'ethologie spino- zienne et la valorisation de la monstruosite comme variation inten- sive : ainsi que le montrait Canguilhem, il ne s'agit pas de normalite et la deviation n'est pas un manque a l'egard d'une norme supposee transcendante, mais bien une transformation cinetique qui marque l'anomie du vivant : toute multiplicite est anomique. Le passage par l'ethologie et par le domaine vegetal, moins familier, moins centre que le domaine animal, assure cette description de la sexualite qui ne passe plus par la valeur normale et normative de i'heterosexua- lite et qui fait de la reproduction un instrument de domination sociale. C'est pourquoi reciproquement, il ne faut pas valoriser l'homosexualite comme un etat, en revendiquant pour elle une pos- ture majeure, qui la sclerose tout autant en identite imaginaire, mais definir une transsexualite a n sexes, devenir-mineur qui depasse aussi bien l'homosexualite que l'lieterosexualite.

C'est ainsi que Deleuze passe d'une heterosexualite statistique majeure, centree sur les roles sociaux et le primat de la genitalite normale, a cette transsexualite elementaire, qui temoigne de l'ap- port de Guattari, et amorce cette critique politique du statut de la loi en psychanalyse, qu'il formalise avec lui dans L'Anti-CFdipe. Cela fait communiquer la critique de forcee du rebelle avec le theme d'une sexualite non conjugale, non centree sur la reproduction sexuelle ou sociale. La rencontre de la guepe et de l'orchidee fournit un antidote au modele social de la conju- galite normative, en montrant que la position d'un invariant nor- mal ne repond a aucune necessite theorique, seulement a l'imperatif de domination d'un codage social.

Nous sommes passes du modele animal et centre du logos comme Grand Vivant a ce nouveau modele transversal et vegetal de la rencontre disjointe entre la guepe et l'orchidee. Cette appan- tion de la theorie de la capture, grace a laquelie Deleuze et Guat- tari conceptualisent le rhizome, nous permet de conclure sur l'em- pirisme transcendantal. Ii ne s'agit plus de definir les conditions transcendantales de l'empirisme, mais d'explorer cette logique des multiplicites que definit la connexion heterogene des syntheses dis- jonctives. La capture de la guepe et de l'orchidee sert ainsi, de la deuxieme version de Proust a Milleplateaux, a definir la connexion entre series disjointes, en differenciant la symbiose d'une participa- tion materielle, imaginaire (par identification) ou symbolique (par

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

correspondance de rapports), et en la concevant comme devenir, par voisinage indiscernable au plan moleculaire comme le mon- traient deja l'analyse de la modulation selon Simondon ou selon Geoffroy Saint-Hilaire. Ces syntheses disjonctives definissent un double devenir, a partir de la collision effective entre series diffe- renciees, comme le sont la serie des guepes et celle des orchidees, entrainees pourtant dans un bloc de devenir par cette capture diffe- renciante qui les connecte sans leur faire rien perdre de leur diffe- rence. Cette capture joue le role du differenciant, qui n'est plus concu comme principe structural, mais comme rencontre effective, tirage aleatoire et dependant qui provoque empiriquement une necessite extrinseque. Deleuze la theorise particulierement dans Dialops comme •á noces entre deux regnes •â, alliance disjointe et non conjugalite fusionnelle ou institutionnelle : •áLa guepe et l'or- chidee donnent l'exemple. •â' La logique connective de la capture permet de poser le rapport entre series, hecceites ou multiplicites comme une rencontre heterogene. C'est que devenir n'est pas imi- ter, ni se conformer •á car a mesure que quelqu'un devient, ce qu'il devient change autant que lui-meme 9. La transformation qui affecte chacun des termes en rencontre reste donc solidaire et dis- jointe, contigue, sans totalisation ni fusion. Pas plus que la multipli- cite, la capture ne se cantonne au plan des identites fixes, mais opere a tous les degres de l'individuation : il n'y a donc pas capture au plan des identites constituees, mais accumulation de bifurca- tions, proliferation, rhizome.

En utilisant la transversalite pour nouer les rapports de l'art et la sexualite, Deleuze theorise l'effet pratique de la rencontre avec Guattari. Pratiquement, une telle communication, aberrante du point de vue des codes de l'ecriture philosophique s'effectue dans la rencontre improbable entre un philosophe et un psychanalyste militant. Eue n'est d'ailleurs etonnante que si l'on tient a la fonc- tion-auteur, concue comme une et souveraine, et a la repartition des domaines theorique et pratique, comme dimensions homo- genes separees. C'est pourquoi la collaboration entre Deleuze et Guattari est toujours decrite par Deleuze comme l'irruption d'une pratique transversale, Deleuze la met effectivement en pratique en produisant ses avec Guattari : il ne s'agit plus de penser mais de •á faire le multiple •â en ecrivant a deux.

1. Delcuzc, D, 8. 2. Ibid.

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SIGNE, MACHINE ET ORCHlDkE

Ca n'avait rien a voir avec une ecole, avec des proces de recogni- tion, mais beaucoup a voir avec des rencontres. Et toutes ces histoires de devenirs, de noces contre nature, d'evolution a-parallele, de bilin- guisme et de vol de pensees, c'est cc que j'ai eu avec Felix'.

Une nouvelle methode de penser produit une nouvelle concep- tion de la pensee. La creation de pensee n'est plus l'acte d'un sujet noetique, mais une pragmatique, un agencement impersonnel qui module entre les sujets, les personnes, les auteurs, des dimensions sociales, politiques, vitales, et connecte la pensee avec d'autres regimes de signes. Avec le concept de capture, on passe de cette logique du sens a une theorie des multiplicites : Deleuze adopte un regime multiple de composition du texte, invente un statut multiple et impersonnel pour l'auteur, en meme temps qu'il cherche, pour le discursif et le non-discursif, le theorique et le pragmatique, une veritable logique multiple de l'ecriture que la rencontre avec Guattari lui permet d'abord d'assumer par le fait. C'est un tournant important, et une veritable transformation de sa conception de la philosophie : la systemahcite de ses premiers tra- vaux, cette attention a la construction, si nette dans les premieres monographies et dans Proust I , laissent la place a une conception tout a fait differente du texte et de la pensee, qui cessent d'etre fermes sur eux-memes, en meme temps que se developpe cette etrange theorie de l'alliance sterile, indifferente a la reproduction, qui delivre le texte de sa source personnelle, et le concoit comme agencement connectif, capable de mutations et de proliferations sociales, mais aussi d'intrusion de segments theoriques divers, ce qui semble a Badiou un metissage contemporain : Deleuze, e pen- seur joyeux de la conzon du monde selon Badiou, inaugure en realite un genre methodique qui lui reste imperceptible.

1. Deleuze, D, 23-24. 2. Badiau, Deleuze, 00. cil., p. 18.

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CONCLUSION

DEVENIR ET HISTOIRE

•áLes concepts philosophiques sont des touts fragmentaires qui ne s'ajustent pas les uns aux autres, puisque leurs bords ne coin- cident pas. Us naissent de coups de des plutot qu'ils ne composent un puzzle. •â'

E N relancant les des de l'empirisme et du transcendantal sur la table des categories de la pensee, Deleuze provoque donc diffe- rentes operations au sein de l'histoire de la philosophie. Tout d'abord, il propose cette lecture etonnante d'un kantisme rema- nie, ou le cadre du transcendantal subit une deformation bergso- nienne, structurale et intensive. Le programme de l'empirisme transcendantal se trouve realise dans Difference et r$etition grace a une seconde operation, qui consiste a confier a la litterature la charge du probleme que la pensee speculative s'evertue a resoudre. Loin de releguer la litterature a un statut aliegorique, ou elle jouerait le role de materiau passif s'offrant a la forme theo- rique, Deleuze invente cette alliance originale avec la creation lit- teraire, qui intervient dans le dispositif comme le probleme reel qui provoque la philosophie et l'oblige a formuler sa reponse novatrice.

Ainsi, l'empirisme transcendantal propose une nouvelle reparti- tion des rapports entre art et philosophie, puisque la litterature ou l'art en general presentent des modes d'experience singuliers, non doxiques, declenchant la pensee theorique comme l'Idee qui pro- voque une nouvelle individuation de pensee. Si Deleuze se refere toujours a Proust pour definir le virtuel et l'actuel qui forment les poles solidaires de la Difference, cela tient a ce privilege de la litte- rature. • á L a meilleure formule pour definir les etats de virtualite serait celle de Proust : "reels sans etre actuels, ideaux sans etre

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

abstraits" •â', repete Deleuze chaque fois qu'il est question de defi- nir le virtuel, mais on constate que sa resolution theorique se transforme et accompagne les differentes etapes de la constitution de l'empirisme transcendantal. La premiere version du travail sur Proust posait : •á ce reel ideal, ce virtuel, c'est l'essence n2 ; puis •á la notion de sens •â prenait •ále relais des Essences defaillantes n3 et •á la structure •â, qui •á n'a rien a voir avec une essence •â' devenait •á la realite du virtuel Le travail sur l'intensite permet a Deleuze d'evacuer le caractere formel du structuralisme et d'envisager le virtuel comme evenement incorporel, reel et non symbolique, intensif et non logique. Le virtuel se fait Idee, •áreelle sans etre actuelle, differentiee sans etre differenciee, complete sans etre entiere n6, •áincorporelle •â, •á evenement pur •â', •ámultiplicite na, •á la realite du concept 9. Ces changements permettent de suivre le rapport delicat du statut de l'Idee a sa determination tempo- relle, et d'envisager pour le couple que forment la litterature et la philosophie une toute nouvelle mise en resonance : tandis que

presente • á u n peu de temps a l'etat pur •â, et que Proust nous permet de definir le temps comme ce a quoi nous sommes interieurs, en transformant notre experience du temps, la littera- ture opere la reforme de l'image de la pensee.

Cette Critique de la raison representative prend appui sur la formule de Proust: la pensee se produit sous la violence d'un signe, u un peu de temps a l'etat pur •â, lorsqu'eue abandonne sa maitrise doxique, et cesse de rapporter le plan transcendantal aux poles factices du sujet et de l'objet. Le probleme de l'empirisme transcendantal, d'abord pose dans le cadre kantien d'une critique de la pensee, est mis en muvre methodiquement grace a l'analyse de Proust, qui permet aux arts et a la litterature d'accelerer la reforme transcendantale de la philosophie et la transformation de cette image de la pensee.

1. Deleuze, O, 99 ; •áDramatisation •â, art. cite, p. 99 (ID, 141) ; DR, 269. 2. Deleuzc, P 1, 76. 3. Deleuze, LF, 89. 4. Deleuze, •áStructuralisme •â, art. cite, p. 303 (ID, 242). 5. Deleuze, DR, 270. •á De la structure, on dira : reelle som elre actuelle, ideeole ranr

elre abslrailen, •áStructuralisme •â, art. cite, p. 313 (ID, 250). 6. Deleuzc. DR, 276. 7. Deleuze, LF, 175. 8. Deleuze, Guattazi, flilP, 119 9. Deleuze, Guattari, QC 198.

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CONCLUSION

La memoire involontaire selon Proust permet a Deleuze de substituer le virtuel selon Bergson au possible kantien, et d'articuler le virtuel au transcendantal pour poser la structure de comme moment sensible d'actualisation du virtuel, revelant • áun peu de temps a l'etat pur •â. Le romancier produit une typologie des facultes qui indique correctement les rapports de la pensee et du sensible, en montrant comment la pensee surgit sous la violence irruptive du signe. Il s'agit de determiner cette •áessence •â (1964), qui se transforme en •ástructure •â (1967, 1969), en •áIdee •â (1968), en •áprobleme •â (1969), en •á hecceite •â (1978). La lecture de Nietzsche, celle de Kant et de Maimon et surtout la modulation et la disparation developpees par Simondon permettent a Deleuze de degager les consequences de ce kantisme decale qu'il nomme un •áempirisme transcendantal •â. Le signe est une intensite disparative (Simondon) et l'art permet a la philosophie de developper son esthetique transcendantale intensive. Un expose suivi de l'intensite chez Simondon est alors necessaire pour donner un contenu defini a la difference, a l'individuation et a l'actualisation du virtuel, dont Deleuze a besoin au plan metaphysique pour assurer les concepts directeurs de sa philosophie. Avec le concept de modulation, emprunte a Simondon, la semiotique, l'analyse materiologique du signe passe au premier plan. L'analyse structurale de la critique de la signification analogique chez Spinoza et la presentation du sens comme effet de surface completent cette critique de la signification.

Les problemes exhibes par le traitement philosophique de la lit- terature montrent comment la philosophie doit se transformer elle-meme pour pouvoir rendre compte du mouvement vital du concept. La ou Deleuze se cantonnait, avant D@rence et repelition, a l'examen des rapports entre sensation et pensee, entre signe et sens, il montre a partir de 1969 que ces rapports relevent d'une ethologie de la culture, incluant une discussion serree des rapports entre politique, organisation sociale, individuation physique et biologique. Cette ethologie doit conduire a une meilleure expres- sion du rapport entre experience et philosophie qui transforme l'empirisme transcendantal. Si la pensee se produit sous l'irruption materielle d'un signe, alors le statut du noetique change car il ne peut plus etre traite comme un ordre separe, et la pensee diffuse dans le social et le vital. Le passage a l'ecriture mixte, hybride, cette coecriture elaboree avec Guattari avec son systeme d'em- prunts, de raccords, de montage de tissus theoriques hybrides et differents passe alors au premier plan.

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La theorie de la capture, qui reprend les syntheses disjonctives sur le plan d'une ethologie des forces, oblige ainsi a considerer que le beau montage cle l'empirisme transcendantal a vecu. L'histoire, les empiricites reelles, le nouveau rapport de la philo- sophie et des sciences humaines forcent la pensee a adopter une nouvelle allure qui la desequilibre et la deporte sur un tout nou- veau territoire de lignes, d'intensites, d'empiricite qui retiennent l'attention de Deleuze des lors qu'il se met a travailler avec Guattari.

Le fonctionnalisme de la machine desirante se substitue de facon provocante a ce que Deleuze nommait de maniere encore bien classique dans ses travaux anterieurs •ál'Idee de l'essence D. Cette nouvelle position implique un retour sur la critique cli- nique qui exhibe le statut anomal de la creation, philosophique ou artistique. La schizo-analyse, concue par Guattari et reprise par Deleuze dans leurs travaux communs, L'Anti-ad$e (1972) et Mille plateaux (1980) relaie la theorie du normal et du patholo- gique issue de Canguilhem, et permet d'analyser la creation comme experimentation des proces de subjectivation, en discus- sion avec la psychanalyse qui tient une place importante dans ces analyses. Proust pour l'homosexualite, Klossowski pour la perver- sion et surtout Artaud pour la psychose jalonnent un trajet qui passe de la marginalite sexuelle (masochisme, homosexualite) a la marginalite psychique (Artaud et la definition d'un art schizo- phrene), puis politique (ia definition d'une litterature revolution- naire). Tandis que l'evaluahou de la folie devient un concept de critique sociale, la creation doit etre comprise comme produc- tion : la machine desirante articule la theorie du sujet chez Lacan a la production marxienne. L'apparition du pouvoir et du desir commande une refonte de l'empirisme transcendantal : la theorie de la machine abstraite s'oppose a l'idealite de la struc- ture et du signifiant comme a la causalite sociologique, et per- met, avec Foucault, de penser le technique comme l'expression des modes de socialisation et des agencements sociaux. Avec le concept de mineur, la creation se fait miuoration de la machine sociale (Kafka, 1975), et opere par la voie apersonnelle de l'agen- cement collectif. Deleuze et Guattari elaborent une linguistique intensive : le begaiement createur, l'analyse du discours indirect libre permettent de dresser le portrait du createur en revolution- naire, mais aussi de definir une epistemologie de la variation continue.

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CONCLUSION

Cette nouvelle ethologie de la creation relance les problemes de l'empirisme transcendantal sur de nouvelles bases : l'expres- sion disparait du systeme pour ne reapparaitre que dans l'ultime fragment sur le virtuel et l'actuel, pour expliquer magistralement les rapports entre pensee et experience, ou plan d'immanence. Le champ transcendantai definit ce plan d'immanence dont s'ex- ceptent sujet et objet, montages tardifs et illusoires qui denatu- rent ce plan lorsque la pensee les prend a tort pour ses poles constitutifs, alors qu'il ne s'agit que de resultats, qu'on peut faci- lement tenir de maniere imaginaire pour des entites transcendan- tes. Il est alors impossible de se rapporter au plan transcendantal. C'est cette denaturation du transcendantal qui explique la tenta- tive de D@+ence et r$etition. Ce montage de l'empirisme transcen- dantal peut alors etre resume ainsi, en 1995 : l'empirisme trans- cendantal, •á sauvage •â et •ápuissant •â s'oppose au monde du sujet et de l'objet, comme leur plan de constitution immanent, dont le sujet et l'objet sont seulement les projections transcen- dantes ajoutees apres coup, empechant desormais l'acces a l'im- mailence, et produisant cet effet pervers d'apparaitre comme des poles, auxquels l'immanence doit etre attribuee. Leur rapport est double : d'une part, seul l'empirisme transcendantal explique cette formation illusoire des sujets et des objets, et leur role iuneste, lorsqn'on les prend a tort comme ce a quoi il faut attri- buer l'immanence ; d'autre part, sujet et objet participent a cette histoire de l'immanence qu'il faut desormais restituer comme le probleme meme de la philosophie. ((Quand le sujet et l'objet, qui tombent en dehors du plan d'immanence, sont pris comme sujet universel ou objet quelconque auquels l'immanence est eue- meme attribuee, c'est toute une denaturation du transcendantal qui ne fait plus que redoubler l'empirique (ainsi chez Kant), et une deformation de l'immanence qui se trouve alors contenue dans le transcendant. •â'

Enfin, l'empirisme transcendantal propose une version du rap- port entre succession des periodes et devenir du systeme, puisque ce probleme definit la premiere philosophie de Deleuze, celui de la reprise empiriste de la philosophie transcendantale de Kant. Pour definir exactement ce probleme, il faut injecter les ressources de l'ensemble du systeme, et les elaborations plus tardives du pro-

1. Deleuze, XIi, 336.

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bleme des rapports entre histoire et-devenir peuvent faciliter l'in- telligence de ce type d'interventions achronologiques. D'autre part, s'agissant d'une periode ou Deleuze se confmnte systemati- quement a l'histoire dans une serie d'etudes d'histoire de la phiio- sophie qui precedent l'ecriture de Deence et r$etition, cela permet de faire le point sur le curieux montage auquel il se livre, qui conjugue les positions de Gueroult et celies de Nietzsche. Pour Deleuze, la reduction systematique a une formule constituante que pratique le premier ne peut reussir qu'a la faveur de la trai- trise, virtuose et ludique, que le second revendique comme seule maniere creatrice de u faire )) de la philosophie.

Rien ne permet mieux de definir cette histoire comme devenir de la pensee que le rapport d'admiration que Deleuze entretient avec Foucault, tres instructif. C'est avec lui, en decouvrant sa pensee que Deleuze se mesure au probleme de l'histoire et qu'il formule de la maniere la plus aigue sa propre conception du deve- nir des systemes, sans pour autant renoncer a la critique de la clironologie lineaire et de l'explication teleologique ou causale. Comme il recense par ailleurs tous les titres de Foucault, et qu'il lui accorde de longues analyses qui nourriront le livre qu'il lui consacre en 1986, on suit dans son le journal des surprises theoriques que provoquent en elle les changements de Foucault. Cette attention a de Foucault est d'autant plus passion- nante que l'histoire, et l'approche historique de la philosophie font chez Deleuze l'objet de critiques expresses. Deleuze, lecteur de Foucault, met en pratique une theorie des crises de la pensee, et explore une dimension de l'lustoire qui permet de la saisir non plus comme l'oppose du devenir, mais comme la dimension necessaire de son actualisation.

Deleuze a cherche a comprendre Foucault en meme temps qu'ils se deplacaient tous deux, ce qui tient a l'amitie et a la conni- vence qui les lient, alors qu'ils decouvrent tous deux le champ social dans les annees qui suivent mai 1968. Ce tournant se marque chez Deleuze a l'attention nouvelle qu'il porte avec Guat- tari aux champs empiriques du social a partir de L>ilnti-Edipe; chez Foucault, par le passage de L'arcl~eologie du sauoir a la decou- verte du pouvoir dans Sunieiller et punir. Cette inflexion de la pensee est solidaire cbez les deux auteurs d'un bouleversement profond du statut de la theorie qui devient pragmatique des multi- plicites. Deleuze ne cesse d'aErmer a nouveau l'interet qu'il porte a Foucault : •áJe lisais avec passion ce qu'il faisait, mais on ne par-

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lait pas beaucoup. Et j'ai eu le sentiment, mais sans tris- tesse, que finalement moi j'avais besoin de lui et que lui n'avait pas besoin de moi. •â'

Ce besoin, en effet asymetrique si l'on compare la place que chacun des deux auteurs tient pour l'autre, est sans doute lie au vecteur de l'histoire, que Deleuze aborde par le biais temporel du rapport entre virtuel et actuel, alors que Foucault s'engage dans l'examen minutieux et factuel d'une archive textuelle a laquelle Deleuze ne s'est jamais interesse. Pour autant, Deleuze donne de plus en plus d'interet a l'actuel et a la question de l'histoire. Il s'agit d'une respiration, plus que d'une transformation du sys- teme, si l'on compare la valorisation du devenir intensif dans D @ - rence el repetition, au gout pour la description des agencements sin- guliers dans ce groupe d'ouvrages des annees 1980 que sont L'image-mouvement et L'image-hps en 1983 et 1985, Foucault en 1986, Le Pli en 1988, qui se preoccupent de plus en plus de la consistance et de la consolidation des strates historiques.

Un ruban topologique dans l'muvre de Deleuze se deplace du privilege du virtuel, du devenir intense des individuations consh- tuees, vers les phenomenes de consolidation. Dans D@rence et repe- tition, Deleuze distingue les modes actuels et virtuels de la Diffe- rence, opposant le devenir intense de la difference virtuelle a l'actualisation individuelle et a sa tendance a l'organisation. Le philosophe de la Difference insiste alors sur le moment virtuel, pour lutter contre la preeminence du meme, du semblable, du sens commun, de l'image statique de la pensee. Tout en conser- vant l'accent critique qui anime ses descriptions des modes strati- fies, Deleuze passe d'une critique des organisations a un mode beaucoup complexe d'interdependance entre actuel et virtuel, entre devenir et histoire. Les devenirs-intensifs, corps sans orga- nes, capture de la guepe et de l'orchidee valorisent toujours expli- citement l'intensif, mais la theorie des lignes et des rhizomcs accorde de plus cn plus d'attention aux echeveaux empiriques et decrit les corps materiels, sociaux, noetiques comme des paquets de lignes, des multiplicites agencant des vecteurs intensifs mais egalement actualisants, devenirs intenses et segments d'organisa- tion, de sorte que virtuel et actuel deviennent indiscernables et

1. Deleuze, lu< 2 W

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d'importance mutuelle sur tous les points de l'actualisation. La grande lecon de Mille plateaux tient a ce qu'on ne peut separer les plienomenes de destratification, les lignes de fuite des deux modes relatifs de stratification que sont les lignes molaires a segmentarite dure et les lignes moleculaires a segmentarite souple qui composent tous les agencements.

11 ne s'agit pas de dire que Deleuze abandonne le privilege du virtuel qui caracterise ses premieres en passant de l'em- pirisme transcendantal a l'ethologie de la multiplicite. Mais, avec Spinoza et l'analyse des rapports de forces, avec Marx, avec Guattari, l'interet pour les luttes sociales et la critique du capita- lisme, Deleuze, lecteur de Foucault, se dispose a accorder de plus en plus d'interet a l'histoire et a l'arrangement empirique des agencements qui actualisent un diagramme de forces. Fou- cault est l'auteur vis-a-vis duquel Deleuze passe insensiblement de la preeminence du devenir a un interet pour l'histoire, qui apparait desormais comme la doublure du devenir. Elle ne fait plus figure d'image toxique par laquelle la pensee reifie le deve- nir, mais devient le milieu d'actualisation dont le devenir a besoin pour prendre forme, de sorte que la preeminence du vir- tuel implique desormais qu'on theorise ses modes reels d'actuali- sation. Cela repond d'ailleurs exactement a I'inflexion que Deleuze notait lui-meme a propos de Bergson, pour qui l'espace, tenu d'abord pour une fiction nocive, devient de plus en plus la doublure froide mais necessaire de la duree. Chez Deleuze, les phenomenes de consolidation ne sont plus tenus seulement pour des epaisseurs doxiques ou des tendances a l'organisation hostiles a la vie, reactionnaires et qui declenchent des phenomenes de domination. Les individuations ne marquent plus la baisse de l'intensite ; l'actualisation prend un nouvel interet, celui d'une prise de forme qui stabilise temporairement des rapports de forces labiles. Ce qui indique le mieux ce nouveau statut de l'histoire comme actualisation, c'est l'interet pour les formes. •áDans toute l'ceuvre de Foucault, il y a un certain rapport des formes avec les forces, qui m'influence et a ete essentiel pour sa conception de la politique, mais aussi de l'epistemologie et de l'esthetique. •â'

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CONCLUSION

1 /HISTOIRE ET IMAGE DE LA PENSEE

Avec Foucault, •ác'est comme si, enfin, quelque chose de nou- veau surgissait, depuis Marx n' : l'histoire peut etre pensee philo- sophiquement sans etre reduite aux teleologies qui s'alignent sur une chronologie reduite dialectiquement aux figures du concept. Pour autant, estime Deleuze, •áFoucault n'est jamais devenu his- torien. Foucault est un philosophe qui invente avec l'histoire un tout autre rapport que celui des philosophies de l'histoire •â2. Ce rapport tout autre permet de considerer les epoques ou forma- tions historiques comme des multiplicites, des complexes de forces en devenir, qui echappent aux conceptions du sujet autant qu'a celles de la structure. Foucault transforme le concept d'histoire, en meme temps qu'il disqualifie toute phenomenologie de l'histoire, toute pensee du sujet, mais aussi toute lecture structurale et topique de l'historicite, et il permet a Deleuze d'echapper aux figures lineaires de la genese comme a l'intemporalite de la struc- ture, en negociant un nouveau rapport entre devenir et actualite empirique.

A travers son analyse de Foucault, Deleuze conceptualise un rapport nouveau a l'histoire. Il est passionnant de suivre dans le journal des textes qu'il lui consacre la maniere dont il s'ex- plique ses changements de trajectoire. Archiviste, arpenteur de

de Foucault, Deleuze cherche la logique de cette pensee, 1' •áune des plus grandes philosophies modernes n3, et l'etablit dans ses ruptures dynamiques autant que dans son equilibre systematique.

Deleuze applique a Foucault un double principe de methode : principe de la totalite - s'interesser a un auteur, c'est tout prendre -, selon le principe d'exhaustivite systematique qui marque ses premieres monographies. S'y adjoint un second prin- cipe, de coupure et de discontinuite, qui s'interesse a la tension dynamique du systeme, et scrute l'aspect diachronique, inattendu de sa maturation pour mieux en capter les amorces de devenir. Pour rendre sensibles les mutations, les deplacements, les franges de concepts et les zones de variations dans son Deleuze en

1. Deleuze, F, 38. 2. Deleuze, PP, 130. 3. Deleuze, PP, 129.

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repere empiriquement les points de rupture. Il s'inscrit de ce fait dans cette conception discontinue, heurtee, imprevisible du syS- teme que l'on a cherche a lui appliquer ici, sans le figer dans un croquis intemporel. Des lors, ce sont les esquisses, les reprises, les brouillons de la pensee, dont il s'agit de decrire les variations, sans immobiliser le systeme dans l'un de ses moments, ni traiter l'un de ses aspects comme la porte privilegiee decidant du portail d'entree de mais en presentant une dynamique, mieux, une cine. tique du systeme, qui incluent sa temporalite changeante comme l'un des axes de sa presentation.

Dans la totalite d'une ce sont les passages qui sont determinants, parce qu'ils reorganisent les problematiques et deviennent les tenseurs dynamiques d'une reeffectuation du sys- teme. On trouve dans de Deleuze bien des elements qui confortent cette position, et d'abord sa conception bergsonienne de la totalite : le tout n'est pas donne, inerte et statique, sur le mode de la cloture, mais il se transforme comme une totalite ouverte, qui change de nature en se divisant. Les crises de la pensee la reeffectuent donc de maniere dynamique, et le principe de totalite ne doit plus etre defini comme ce qui permet d'ache- ver, de clore, mais bien comme •á ce qui le force a passer d'un niveau a un autre •â'. Le systeme devient un principe de coupure, de relance et de transformation.

Cela explique la difference entre sa lecture de Kant en 1963, extraordinaire de stabilite structurale, qui aligne sur le meme plan les trois Critiques, et sa lecture de Foucault, en 1986, qui menage une theorie cinetique du systeme. Sans negliger l'architectonique, Deleuze donnc de plus en plus d'importance aux passages, aux seuils, aux points de cristallisation qui obligent a etablir des chro- nologies strictes, des linearites empiriques auxquelles le systeme ne se reduit pas, mais sans lesquels on ne pourrait definir ses pointes de devenir, ses amorces de desequilibre. L'ordre chronologique n'est nullement indifferent : necessaire, il n'est pas suffisant, mais il est necessaire et doit d'abord etre etabli avec exactitude. En 1964, concluant le Colloque de Royaumont consacre a Nietzsche, Deleuze insistait deja sur ces ((exigences critiques et scientifiques normales n2 : disposer d'une edition fiable, et d'une bonne chro-

1. Deleuze, PP, 116. 2. Deleuze. •áConclusions. Sur la volonte de puissance et l'eternel retour •â

(Actes du VII' colloque pliilosopliiquc intermuanal de Royaumont,

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CONCLUSION

nologie. Au moment ou il accepte avec Foucault la direction de l'edition francaise des CEuvres completes de Nietzsche, il salue le tra- vail colossal effectue par CoUi et Montinari sur le Nachlnrs et ne meprise nullement l'interet scientifique d'une recollection des brouillons, notes, fragments, projets epars dans la suite chronolo- gique la plus exacte. Deleuze et Foucault justifient le choix edito- rial des Euvres completes de Nietzsche, et son double systeme : edi- ter les notes posthumes dans leur ordre chronologique, les unifier sous des titres de periodes ouvertes par les publiees. La succession stricte (ie journal des fragments) et la periodisation des

n'out pas pour effet d'aliguer la pensee sur une succession lineaire, mais l'attention a la succession empirique menage au contraire la possibilite d'une ouverture du systeme sur sa tempora- lite virtuelle qui ne se reduit nullement a une succession. Permet- tant de saisir au plus pres la pensee en devenir, elle garantit au mieux les variations, et menage une systemahcite ouverte et plu- rielle, convenant au projet de Nietzsche. •á En fait quand un pen- seur comme Nietzsche, un ecrivain comme Nietzsche, presente plusieurs versions d'une meme idee, il va de soi que cette idee cesse d'etre la meme •â, ecrivent Deleuze et Foucault. •áIl fallait donc editer l'ensemble des cahiers en suivant la serie chronolo- gique, et selon des periodes correspondant aux livres publies par Nitache. C'est seulement de cette maniere que la masse des inedits peut reveler ses sens multiples. •â'

Deleuze opere donc un double deplacement: a une necessite de l'ordre chronologique, il objecte sa contingence ; a l'eternite ou a la stabilite du systeme, il objecte l'historicite de la recherche. Sa ~osition delicate articule histoire et devenir en chaque point de la succession au lieu de les opposer frontalement.

2 / ANALiTlQUE ET DIAGNOSTIC

Ce rapport tres fin entre histoire et devenir explique l'insistance avec laquelle Deleuze incorpore les Dits et em'ts dans et qui

•áNietzsche •â, sous la presidence de M. Gueroult, 4-8 juillet 1964), in Coliiers de Ryaurnonl. ihi[osophie, VII: Niefuche, I'aris, Minuit, 1967, p. 275-287, citation p. 275, repris dans ID.

1. Deleuze, Foucault, Introduction generale n, in Nietzsche, Gulirer p l h o - pltiques cornfileles, Cd. Cd-Rilontinari, Paris, Gallimard, 14 vol., 1967-1990.

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semble si nouvelle puisque desormais, apparait comme une formation stratifiee, tandis que le devenir des forces respire dans les ecrits de circonstances, reactions et sollicitations, journal de la pensee. Au lieu d'opposer intempestive et inactuelle, a la succession comme une creation arrachee a l'histoire, c'est elle qui prend desormais la forme d'une archive consolidee et historique, tandis que les ecrits de circonstance recoivent la charge du devenir, parce qu'ils inserent le massif de dans l'actualite contin- gente de l'action politique. Ici aussi, les concepts foucaldiens per- mettent a Deleuze d'inflechir sa propre pratique de lecteur, puisque la distinction renvoie a celle du savoir et de la strategie, c'est-a-dire au passage de L'archeologie du savoir a Sumeiller et punir.

releve ainsi du savoir, tandis que la production circonstan- cielle des propos dits et ecrits releve de la strategie.

Deleuze valide ainsi entierement la compilation des Dits et emis posthumes, et leur accorde une entiere necessite. Il n'y a pas la un rapport de au hors- au parmgon, mais comme deux moities d'un dispositif conceptuel : les closes et ache- vees relevent d'une histoire de la pensee, tandis que le journal des interventions ponctuelles signalent le devenir a C'est une position forte et originale. Selon Deleuze, les publiees de Foucault se stabilisent sur des archives bien determinees (i'hopital general au XVII' siecle, la clinique au XVIII', la prison au XIX', puis les plis de subjectivation de la Grece antique et du Christianisme) ; leur achevement les constitue euesmemes comme archives. C'est dans l'autre moitie de son dit Deleuze, qu'il faut chercher le diagnostic : de sorte que toute s'agence comme un dispo- sitif qui emmele l'analytique et le diagnostique, l'histoire et le devenir. Et il ne s'agit pas de durcir ces fils, en les considerant comme les brins distincts d'Aion et de Chronos, que torsade le devenir. Ces deux modes de la temporalite ne sont pas donnes comme des dimensions homogenes, mais s'interpenetrent sans se confondre, de sorte que la Difference entremele sur ces deux axes, analytique et diagnostic, les dosages singuliers d'Aion ct de Chro- nos, l'esquive du present et l'actualite. •áDans tout dispositif, nous devons demeler les lignes du passe recent et celles du futur proche : la part de l'archive et ceUe de l'actuel, la part de l'liistoire et ceUe du devenir, la part de l'ana&tique et celle du diagnostic. •â'

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CONCLUSION

Le diagnostic, futur proche, et l'analytique, passe recent concernent deux manieres d'esquiver le present, et sont presents ensemble dans toute analyse scientifique : toute pensee mele ana- lytique et diagnostic. Foucault formule son analytique - il faut relever ce vocabulaire kantien - dans ses suivies, ou il s'as- treint a formuler les problemes philosophiques qu'il traite en rap- port avec un materiau contraignant (l'archive), et renouvelle ainsi la philosophie (une histoire de la rationalite) autant que l'histoire (une philosophie non lineaire de l'histoire). L'archive analytique est determinee phiosophiquement par des moyens historiques •áextremement nouveaux•â'. Le philosophe fait la 1'archeolog;ue de la raison stratifiee, c'est-a-dire donnee, positive, definie dans son processus historique. Mais le dispositif n'est pas historique sans etre egalement actuel, au sens ou Foucault prend ce terme, equivalent a l'inactuel chez Nietzsche', auquel Deleuze reserve quant a lui le terme de devenir. Ce que nous sommes, c'est ce que nous ne sommes deja plus. Ici se marque l'interrelation du devenir et de l'histoire : nous ne pouvons ressaisir analytiquement ce que nous sommes que parce que ce que nous sommes deja en train de nous en separer, par une distance qui, seule, nous permet retros- pectivement de mesurer ce que nous ne sommes deja plus. Impos- sible de saisir l'histoire ailieurs que son devenir, impossible de se rendre sensible au devenir ailleurs que dans la forme stratifiee de l'histoire. L'histoire est ce que nous cessons d'etre, l'actuel l'ebauche de ce que nous devenons. C'est pourquoi l'actuel n'est pas ce que nous sommes, mais ce que nous devenons, ce que nous ne sommes deja plus. Nous ne saisissons le present que sous sa forme imminente, irreversible et contingente, comme evenement qui fend le temps, toujours-deja et pas-encore. Aion esquive ainsi Chronos. Rilais l'actuel, desormais, c'est la pointe de devenir qui grondc dans le present.

II faut distinguer ce que nous sommes (ce que nous ne sommes deja plus) et ce que nous soinines cii train de devenir : la part de PAU- foire, el la part de l'acluep.

Les publiees de Foucault, consolidees en exposes syste- matiques, sont a la fois rCtrospectives et positives : elles relCvent de

1. Dclcuze, 325. 2. Deleuze, RF, 323. Voir aussi Pl', 119, 130, et Deleuze ct Guattari, QP, 107. 3. Deleuze, W, 323.

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l'historique, et possedent l'achevement relatif d'une archive, donnee et close empiriquement, forme actualisee et stabilisee, c'est-a-dire d'une analytique dans la positivite de sa structure attestable. Les ecrits de circonstance, prospectifs et indicatifs, sont diagnostics a double titre : ils inspectent l'actualite et signalent dans la pensee meme de Foucault la tension entre un appareil doctrinal qui tend vers la stabilite et les devenirs possibles de sa pensee, formes actualisees et forces virtuelles. C'est donc l'expose systematique qui est reduit a l'histoire, alors que le journal chro- nologique des interventions signale la puissance achronologique du devenir. Les deux pans de histoire et devenir, analy- tique et diagnostic, traduisent le mouvement reel de sa pensee, dans son inscription historique et sa valeur inactuelle. Ainsi, Deleuze entend echapper a la fois a la reduction historique de la genese et a la tentation idealiste de la structure.

L'ordre chronologique des fragments chez Nietzsche, tout comme l'articulation de l'analytique et du diagnostic chez Fou- cault, permettent de statuer sur l'histoire et le devenir de la pensee, actualisation des formes et forces virtuelles. Bien sur, Deleuze, a la suite de Bergson et de Nietzsche, oppose le devenir a l'eternite autant qu'a l'histoire, pour autant qu'on objective celle-ci en un parcours causal sur le mode du deja plus. Pour autant, l'historicite rCelle ne se reduit pas a cette fausse lecture teleologique, lorsqu'on la considere comme l'actualisation des forces qu'elle archive et conserve. La veritable temporalite du sys- teme porte non sur les series chronologiquement fmees de l'ordre Iiistorique, qui correspondent a ce que nous avons cesse d'etre, mais sur les pointes de mutation, de desequilibre que Deleuze appelle des devenirs. Foucault est un grand philosophe parce qu'il se sert de l'histoire pour agir selon la formule de Nietzsche, •á contre le temps, et ainsi sur le temps, en faveur je l'espere d'un temps a venir >>'. Ainsi chez Foucault, la suite chronologique dcs ecrits de circonstance, loin d'exhiber une Iustoire reifiee, d'objecti- ver une succession, marque au contraire les points de devenirs de sa pensee. Le journal des ecrits de circonstance montre mieux les devenirs, avec leurs corrections, ruptures, brouillons, incompletu- des, que les rigoureusement ordonnees a l'examen philo- sophique d'une archive. La ou chez Nietzsche, la suite chronolo-

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CONCLUSION

gique des posthumes injecte du devenir dans le systeme, chez Foucault, la suite chronologique des Dits et des Em'ts de circons- tance injecte du devenir dans l'histoire des closes. L'evene- ment, la crise, le fragment posthume, l'ecrit de circonstance attes- tent le travail du devenir dans la totaiite strahfiee de I'euvre concue comme systeme ou comme suite historique. D'ou le prin- cipe d'une totalite ouverte, d'une systematique en devenir, qui integre aux publications ordinaires (normales, majeures) les ecrits lateraux, occasionnels, mineurs. Les posthumes de Nietzsche et les parutions circonstancielles de Foucault occupent la meme fonc- tion : diffuser un echeveau de lignes d'actualisation diverses, qui vaporisent les actualites textuelles des livres stabilises dans un nuage de devenir. Ces lignes intensives sont les diagnostics, qui esquivent le present parce qu'ils n'ont rien de durable, ni d'acheve et n'ont pas de consistance autre que leur transformation. Ainsi Deleuze definit-il l'entrecroisement diagonal des strates et des actualites dans chaque

Les strates des systematiques doivent donc etre comple- tees par le releve cartographique des actualites, ecrits circonstan- ciels ou journal des idees. De ce point de vue, la lecture chronolo- gique prend une nouvelle fonction. Elle est celle qui atteste le mieux les mutations du systeme ouvert. d'un auteur doit prendre en compte ses devenirs autant que son histoire, indisso- ciable de ses crises et de ses ruptures. Prendre en vue •átoute

n, c'est la doubler en chacun de ses points par ses frac- tures virtuelles. La diachronie n'est donc pas moins indispensable que la lecture systematique, achronologique, mais comme elle, elle reste insuffisante tant qu'elle ne double pas la forme cons- tituee de l'appareil conceptuel, le rapport de forces comme sta- tique, du jeu de forces s'effectuant en lui, du diagramme.

3 / LES CRISES DE LA PENSEE

La chronologie empirique rend sensible le devenir du systeme et ses modes de variation caracteristiques degagent les ligncs d'er- res dc la pensee et le devenir de l'idee, qui passe par une carto- graphie textuelle qui comprend dans ses orbes, des lectures et des actions, dcs accidents ct des rencontres, des points de bifurcation. La logique de la pcnsee n'est pas un systeme eu Equilibre, mais un regime en devenir, ou dcs segments theoriques se confrontent

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avec des incursions pratiques, des enjeux pragmatiques. C'est ce que Deleuze appelle les crises de la pensee, qui exposent ce rap- port entre forces et formes, devenir et histoire.

On se croyait au port et l'on se trouve rejete en pleine mer, mivant une formule de Leibniz. C'est eminemment le cas de Foucauli. Sa pensee ne cesse de croitre eu dimensions, et aucune de ses dimensions n'est contenue dans la precedente. Alors, qu'est-ce qui le force a se lancer dans telle direction, a travers tel chemin toujours inattendu ? 11 n'y a pas de grand penseur qui ne passe par des crises, eues marquent les heures de sa

Les crises de la pensee marquent le devenir du systeme, mais doivent etre saisies en meme temps sur le plan historique de l'ac- tualisation successive, et sur le plan virtuel de la coexistence. D'ou l'impression que Deleuze substitue sans cesse une topique a l'in- vention, qu'il accentue l'aspect logique du developpement, et recadre les ruptures dans une coexistence logique. Mais le devenir double l'histoire, et Deleuze concoit la crise sur les deux plans de l'actuel et du virtuel.

Cette perpetuite du probleme, cette •áinsistance >> soustraite a la succession peuvent donner l'impression que Deleuze sacrifie a la logique les mutations du systeme. D'une part, Deleuze affirme l'historicite des problemes chez un auteur, la pertinence de leur releve exact. Le statut de cette historicite en devenir ne tient pour- tant pas a la succession, mais depend de ce que Deleuze appelle la problematique propre a un auteur - sa signature ou sa formule - qui donne le principe de son style. Deleuze l'appelle un dia- gramme, en empruntant justement la notion a Michel Foucault dans la recension de Sumilier et punir, mais aussi a Pierce et a Bacon. Le diagramme cinetique concerne la presentation des rap- ports de forces propres a une formation stratifiee, et double sur un

l mode intensif les formations stratifiees de l'histoire. On retrouve alors la qualification de l'Idee comme probleme dans D@rence et repetition et la definition de l'evenement comme la part virtuelle qui nc s'effectue dans aucun etat de fait2. Un tel diagramme intensif ne doit pas etre concu comme une structure permanente, une topique logique, ni comme une forme preexistante, mais bien comme un probleme virtuel, un complexe de forces. De plus, le

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l diagramme est toujours historique, pris dans une certaine actuali-

j sation meme s'il consiste en forces non formalisees et non formees, et qu'il echappe de ce fait a toute effectuation empirique. Comme nous l'avions constate pour la structure virtuelle, ou pour 1'Idee problematique, le diagramme sert a injecter du devenir en tous les points de la realite stratifiee.

Le diagramme est donc indissociable de son actualisation que l'on peut toujours dater, meme si en lui-meme, comme probleme, il n'appartient pas a l'histoire retrospective du penseur, mais a son devenir, et explique cette vertu de crise, cette puissance de rup- ture, qui fait qu'une pensee n'est pas donnee une fois pour toutes mais connait des periodes, des heures, des coefficients de chance et de danger. La mutation de la pensee exige cette double analyse sur le plan de l'histoire et sur celui du devenir : la raison de la suc- cession des periodes n'appartient pas a l'histoire comme succes- sion causale, mais a la creation, comme rupture, devenir. La crise indique le devenir du systeme, et donc son historicite, comme elle revele sa continuite heurtee, non lineaire. C'est elle qui produit ces re-encliainements, ou la coupure, comme limite, constitue la cause ideelle de la continuite. En ce sens, les coupures ne sont ni des lacunes, ni des ruptures de continuite parce que leurs fractures obligent a repartir le continu, selon une dimension nouvelle qui produit de la continuite a partir de l'irruption contingente de la fracture. La coupure explique ainsi le caractere transversal du cours de la pensee, et la cinematique des systemes de pensee: Foucault change, irremediablement, et ce qu'il propose n'est pas contenu dans les dimensions precedentes de son a la maniere d'une epigenese. C'est pourquoi, en reprenant la defini- tion de la communication aberrante et de la transformation dia- gonale, Deleuze precise que la pensee de Foucault ne cesse de changer sans qu'aucune de ses dimensions ne soit contenue dans ses dimensions precedentes.

Cela permet d'insister sur la contingence de la recherche. La crise definit le travail intellectuel comme aventure, demarche heurtee, imprevisible, de sorte que des D f i r e n c e et repetition, Deleuze pouvait ecrire : •áC'est tout le caractere aventureux des Idees qui reste a decrire. >>' Cette aventure est affectee d'occasions externes, de rencontres de fortune, forces qui s'exercent sur la

1. Deleuze, DR, 235

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pensee et l'obligent a etre creatrice y compris a i'egard de ses pro- pres coordonnees. Il y a donc une histoire et un devenir de la pensee, qui produisent de nouveiies coordonnees, qui se decou- vrent successivement dans une Et lorsque Deleuze exa- mine de Foucault close par la mort, il l'organise autour de trois problemes qui repondent autant a la periodisation de qu'a sa logique. Foucault explore d'abord les strates comme for- mations historiques, elabore une archeologie, qui s'expose comme archeologie du savoir. Passant de la dimension epistemologique du savoir au dehors, aux forces en devenir qui alimentent la dimension historique du savoir, Foucault decouvre ensuite la dimension strategique du social, ce qui le conduit a passer de l'analyse du savoir aux strategies du pouvoir. L'histoire des forma- tions renvoie a i'examen des forces actives du pouvoir, ce qui renouvelle la question de l'histoire en pensant son actualisation politique comme une insertion des forces en devenir au sein des formes stratifiees. Enfin, avec l'HGtoire de la sexualite, Foucault rend compte du rapport singulier qui articule les strates historiques (savoir) et les forces non stratifiees (pouvoir), en posant comme leur •á delion n, la lente formation historique d'un pli de subjecti- vite', d'un mode historique et politique de subjectivation.

Le concept methodologique de crise joue pour le developpe- ment de autant que pour sa logique : de la dimension du savoir a celle du pouvoir, puis de la au pli de subjectivation, Deleuze re-enchaine systematiquement les trois periodes de

comme trois dimensions distinctes. La crise a permis de transformer le rapport entre histoire et devenir, puisque sur le plan de la succession, il n'y a aucune necessite, mais des crises imprevisibles (creation), tandis que sur le plan de l'irruption imprevisible, il y a de la necessite. Deleuze injecte de la contin- gence dans la suite chronologique, et c'est cette contingence de la succession qui permet le surgissement inattendu de la crise, comme nouveaute. C'est pourquoi Deleuze comprend toujours la decouverte des lignes de subjectivation dans L'histoire de la sexualite de Foucault comme une relance complete de la pensee, et non comme un retour au sujet ni certainement comme un repentir.

La crise impose cette nouvelle orientation qui change le contexte, l'articulation, la cartographie des concepts precedents, et constitue moins une rupture, une modification des questions

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CONCLUSION

qu'une reconiiguration de la nature du probleme que les ques- tions visent a explorer. Qu'il s'agisse du cinema et de la crise de l'image-action', du baroque comme long moment de crise2, ou de la pensee de Foucault, la crise articule creation et determina- tions, devenir et histoire, virtuel et actuel dans la pensee. Ce n'est pas que la cesure dynamique soit resorbee dans la statique logique d'une reconfiguration du probleme, exigee depuis le debut du systeme. Entre l'anteriorite-posteriorite deterministe d'une evolution successive des problemes, et une transformation de hasard qui donnerait tout a la contingence de la recherche, Deleuze explore un mixte d'aleatoire et de necessaire : aucune necessite dans la succession, aucune contingence dans la rupture, mais l'irruption contingente de la rupture dans une succession (actualisation) qui atteste la coexistence d'un diagramme de forces dans la formation theorique precedente, dont l'actualisa- tion contingente relance le systeme en creant une nouvelle dimension. •áC'est toujours dans une crise que Foucault decouvre une nouvelle dimension, une nouvelle ligne. Les grands penseurs sont un peu sismiques, ils n'evoluent pas mais proce- dent par crises, par secousses. n3

De sorte que la statique architectonique n'est rien si elle ne se double pas du releve cinetique des crises de la pensee. Deleuze peut alors elaborer a propos de Foucault cette dynamique des systemes en desequilibre ou l'histoire double en chaque point d'actualisation le devenir du systeme. Les trois axes du Savoir, du Pouvoir et de la Subjectivite definissent donc a la fois la com- munaute d'un probleme et une periodisation de puisque ces dimensions sont decouvertes successivement, chaque feuillet ouvrant sur le suivant, selon une logique qui est celle de la crise imprevisible et necessaire. La logique se fait evenement. L'on peut ainsi detailler les jalons d'etape de la pensee de Foucault, qui G ne cesse de croitre en dimensions, et aucune de ces dimen- sions n'est contenue dans la precedente •â' : pas d'epigenese du systeme, mais une creation de dimension qui rejoue les dimen- sions precedentes, selon cette logique metastable et dynamique de la transversalite.

1. Deleuze, ZA'L 277. 2. Deleuze, Pli, 92 ; PP, 220. 3. Deleuze, RF, 316, et QP, 191. 4. Deleuze, PP, 129.

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La pensee est faite de dimensions snccessiven~ent tracees et explo. rees, suivant une necessite creatrice, mais qui ne sont pas comprises les unes dans les autres'.

La ou close releve de l'histoire des formes, qui a,ten- dance a transformer la pensee en doctrine reifiee, ce principe de lecture cartographique cherche les pointes de devenir, de methode a la fois tres proche et tres differente des problemes de l'histoire2, tres proche, puisque la chronologie est impliquee, tres differente puisqu'elle n'offre pas le principe d'une explication causale.

L'evenement du devenir s'oppose a la chronologie autant qu'a l'intemporel, a l'histoire autant qu'a l'eternite. La crise recoit cette double determination apparemment contradictoire : atemporelle vis-a-vis de la succession historique, elle marque une pointe dia- chronique de devenir a l'egard de la totalisation. Ce qui caracte- rise l'unite systematique d'une pensee n'est pas qu'elle reste iden- tique et figee, mais qu'eue bouge et deplace les problemes : a ce mouvement repond la crise, qui caracterise le rapport de la crea- tion et de l'histoire. Contingente sur le plan de la succession, elle est necessaire sur le plan de la totalite qu'elle contribue a actuali- ser. Cela renvoie au rapport que Deleuze institue entre virtuel et l'actuel.

Cette distinction entre histoire et devenir ne recouvre pas du tout l'opposition entre succession temporelle, histoire et systeme anhistorique, entre diachronie et synchronie. Le devenir s'oppose autant a l'histoire diachronique qu'a la synchronie du systeme ferme. L'histoire comprise comme succession n'est pas moins sta- tique que l'intemporel. Sous i'opposition contrastee de l'histoire et du devenir, qui recoupe celle de la succession et de l'inactuel, Deleuze propose une temporalite duelle, pliee. Cela marque une rupture avec les etudes resolument syncretiques de sa premiere periode, qui restaient souverainement indifferentes aux mutations internes du systeme. A la faveur de cette nouvelle repartition, les ruptures, les failles et les crises relevent maintenant de l'ordre sys- tematique. L'evenement de la crise est bien diachronique mais son sens problematique est irreductible a la succession. Les crises sont donc revelatrices des configurations de probleme. La succes-

1. Deleuze, PP, 126 2. Deleuze, PP, 51.

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sion genetique, que l'on peut trop facilement confondre avec une evolution des questions, doit laisser place a l'ordre logique des problemes (qui sous-tendent les questions). Mais l'ordre d'appari- tiou des problemes fait evenement pour le systeme : ainsi le double regime, chez Foucault, des crises qui secouent l'analytique, des raccords et expressions qui herissent le diagnostic. Tout ceci donne un sens a l'evenement pour la pensee, et permet a Deleuze de tenir compte du temps sans craindre maintenant de succomber a la causalite lineaire.

Deleuze oppose donc l'histoire chronologique autant que l'eter- nite a l'ordre dynamique du devenir. Dans la mesure ou elle est donnee, factuelle, tenue par ses connexions horizontales, l'histoire est la condition de determination de la rupture, meme si elle n'est rien de plus qu'un ensemble de conditions negatives. Elle vaut neanmoins, a titre de condition determinante, comme la condi- tion de possibilite de la crise, non comme l'instance qui la legi- time, l'explique ou la rend necessaire. La crise echappe a I'histo- rique, mais elle resterait inconditionnee, indeterminee sans l'histoire. C'est pourquoi Deleuze la comprend comme une Idee, un probleme, une experimentation philosophique et non historique.

Tel est le principe de la distinction entre devenir et histoire : l'historique et l'eternel s'opposent tous deux au devenir parce qu'ils repondent a un ordre statique, donne une fois pour toutes. Or, les etats de faits ne sont pas moins intemporels que l'eternite, parce qu'ils sont soustraits au devenir, et surtout parce que la pensee porte sur eux, au lieu d'interagir avec eux. Sur l'histoire comme sur l'eternel, on reflechit, alors qu'avec l'evenement, on compose : la pensee qui porte sur l'evenement fait evenement elle aussi, ou, comme Deleuze le dit souvent, elle fait le mouvement, elle devient. Voila pourquoi Deleuze critique l'histoire de la philo- sophie, pour autant qu'elle ordonne les systemes a l'histoire de leur succession, ou a la contingence de leur apparition ; cela n'en- tame en rien l'etude des systemes, le devenir qui les affecte, ni l'in- teret d'une connaissance historique, pourvu qu'elle ne soit pas a elle seule dotee d'une vertu explicative, et que la pensee ne renonce pas, au profit d'une description du passe, a sa charge d'exploration de l'avenir.

La crise implique en fait une theorie de la creation, de la genese de l'acte de pensee dans la pensee autant qu'une theorie de l'histoire. La cartographie de pretend restituer la logique

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a travers le devenir du systeme. Contingente eu egard a son actua- lisation chronologique, elle est necessaire sur le plan de sa virtua- lite logique retrospective. D'ou les principes de lecture que Deleuze met en : le principe d'exhaustivite, tout lire, tout tenir, dans une pensee ; le principe d'historicite : etre attentif aux crises et evenements, aux heures de la pensee; auquel il faut desormais ajouter un principe d'experimentation : •á N'interpretez jamais, experimentez. •â'

D'apres le premier principe, ce qui compte dans une c'est toute Mais d'apres le second, ce sont les passages par lesquels une pensee << aura ete B. D'apres le troisieme, c'est du milieu de son devenir que l'on peut saisir ensemble les secousses et saccades de la pensee et sa systematicite. Ceci s'applique autant a la lecture que Deleuze fait des philosophes qu'a la temporalite interne de son propre systeme, et rend compte du parcours de lignes brisees, d'orientations multiples que nous venons de retracer.

1. Deleuze, PP, 120 ; Dcleuze, Guattari, ~ ~ u o m e .

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INDEX DES NOMS

Alquie, 224-225. Althusser, 22, 177, 179, 193. Aristote, 146, 240, 250, 303, 372.

Badiou, 405. Balibar, 22. Barthes, 177. Bartleby, 125. Baumgarten, 300. Beilour, 128. Benveniste, 374. Bouligand, 333. Boutroux, 139-140. Burke, 86.

Chatelet, 175, 221 Cohen, 224, 304.

Descartes, 22-26, 28, 76, 80-81, 230-231.

Diderot, 128.

Eisenstein, 88

Fichte, 235.

Gance, 88. Goldsdimidt, 194, 200. Gremillon, 88. Griffith, 88. Gueroult, 18-19, 70, 194, 200,

226.

Heidegger, 25, 39, 43, 96, 98, 206.

Hyppolite, 322-323.

Imbert, 209

Jakobson, 176-177, 374 Joyce, 140.

Koyre, 203

L'Herbier, 88. Lautman, 333-336, 345, 376. Leger, 88. Lowry, 391.

Mauss, 188. Moreau, 61. Murnau, 89. Musil, 140.

Novalis, 129.

Peguy, 347. Platon, 48, 77, 93, 119, 135, 146,

210. 214-215. 287. 313-314,

Plotin, 128-129, 272. Proclus, 335, 345.

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Ranciere, 57-28, 64, 67, 124- Troubetskoi, 177 126, 129. 132.

Renoir, 88. Richard, 394.

127. Rimbaud, 24. Rivelaveue, 228

Valery, 288 . ~

Vigo, 88. Von Stroheim, 88. Vuillemin, 194, 226, 309.

.- Rosny, 309.

Wegener, 89.

Sartre, 21, 233-234, 365. Whitehead, 46, 281.

Schaeffer, 130. Stoiciens, 96, 98, 190, 197-198, Zourabichdi, 22, 57, 258,

278. 287-290. 348.

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INDEX DES MASIERES

Actualisation, 105, 108, 113, 151, 175, 182, 184, 194-201, 210, 212, 230, 277-283, 290- 294, 317, 339.

Actuel et virtuel. 95. 109. 119. 138, 195, 198, 344-3521

Affect, 17, 23, 35, 40, 45-46, 55,

Agencement, 28-29, 201, 375, 379, 381, 387.

Aion, 96-99, 100, 197-201, 282, 289-290, 319, 346-352, 389, 418.

Allegorie, exegese, 57-58, 67, 123, 126-127, 129-132, 143, 149, 155-159, 167, 173, 185, 357, 360, 369, 375, 407.

Analogie, 37, 83, 143, 149-150, 154-157, 163, 172, 219, 234, 261.

Apprentissage, 127, 132-140, 143-147, 236-237, 239.

Art, 47-49, 57-60, 86, 90, 129- 147, 300-303, 321, 355, 365, 395.

Asymetrie, 187, 245-246, 258, 260, 271, 277-283, 304, 329.

Betise, 10, 20-21, 43, 83, 204, 230.

Bon sens, 10, 81-85, 105.

Capture, 66, 165, 241, 300, 367, 400, 403-404.

Catexories, 10, 14, 34, 44-48, 77, 81-85, 113, 118-119, 134, 217, 226-227, 234, 290, 301.

Charnu transcendantal. 21. 29. , , . 45,' 121, 290-297.

Chronos, 96-99, 100, 185, 196- 201, 282, 289-290, 319, 346- 352, 389, 418.

Cinema, 74. Clinique, 10, 18-19, 141, 156-

159, 161, 171, 179, 212, 235, 357, 365, 401.

Concept, 11, 115, 124, 126, 128, 199, 209, 212-219, 223, 229, 309-310, 330, 343.

Contradiction, 234, 253-254, 259-263, 321-327.

Corps sans organes, 365. Couplage, 187, 240, 250, 274,

277, 306-307. Creation, 10-12, 17-18, 21, 57,

76-79, 121, 123, 128, 171- 172, 230, 246, 254-255, 300, 315, 331, 343, 354-355, 373,

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

411, 427. Cristal, 241, 244, 265, 267-274,

293. 295-296. 366. Critique, 11, 17-18, 21, 24, 27,

31-34, 37, 51, 56, 141, 221- 222, 231, 233, 235, 365.

Dehors (ou, Ouvert), 65, 118, 132-133, 223, 235, 300, 302, 379, 384-385.

Devenir, 19, 64, 99-104, 107- 110, 151-152, 244-245, 258, 281, 289-290, 317, 321-324, 329, 346-351, 410-428.

Dialectique, 38, 40-41, 48, 56, 59, 112-113, 115, 211, 236, 253-254, 259-263, 316, 318, 332-333.

Difference, 10, 13, 24, 27, 42, 47, 83, 92, 97, 104-105, 108, 139, 151-152, 175-183, 190- 197, 213, 234, 245, 256-258, 262, 278, 291, 307, 309-320, 322-327, 359.

Differenciant, 187-194, 294, 307, 31 1, 329, 404.

Different/ciation, 113, 184-186, 195-201, 209-210, 227-229, 231, 245, 255, 267, 344-352.

Disparation, 241, 246, 253-265, 267, 270, 291, 295, 299, 307, 325 ; - dispars, 275, 295, 31 1-313,

329. Dramatisation, 13, 34, 123, 142-

143, 156, 198, 209-218, 222, 229, 235-237, 279, 297, 335, 360.

Effondement, 97-99, 235-236, 347, 353-355.

Empirisme transcendantal, 9-13, 30-35, 45-49, 51-54, 66, 77,

115, 118-119, 186, 193, 201- 207, 211, 229, 232-233, 301, 31 1, 320, 337, 377, 381, 403, 407-412.

Empirisme, 11-12, 34-35, 45-46, 51, 72, 83, 116, 123, 133, 182, 193, 211, 218-223, 232, 299.

Essence, 31, 34, 54, 56-60, 66- 67, 69, 92, 123, 127-129, 140, 149, 162, 173-174, 209, 214- 215, 222-225, 239, 330, 342, 353, 359-360, 389, 408-409.

Esthetique, 42, 47-49, 52, 71-72, 74, 116, 118, 123, 133, 236, 279, 299-303.

Ethique, 35, 44, 147, 152-159,

Evaluahon, 18, 212-218. Evenement, 98-99, 151, 190,

193-194, 200, 225, 273, 287- 294, 325, 337-342, 346-352, 408, 425, 427.

Experience, 10-12, 45-49, 113, 116-118, 127, 138, 170-172, 221, 300-303, 308.

Experimentation, 48-49, 60, 123, 127, 130, 166, 302, 357-358, 428.

Exteriorite, 57, 102, 142, 219, 285-287, 359, 362, 382.

Faculte, 13, 21, 52, 69-81, 85, 91, 121, 221, 227, 232, 235, 299, 319-320.

Forces, 19, 27, 44, 118-120, 128, 133, 143, 160, 165, 215-216, 223, 239, 241, 246, 249-252, 283, 286, 302, 422.

Forme, 27, 243, 247, 249-252, 271, 273, 275, 357, 414, 426.

Page 438: Deleuze - L Empirisme Transcendental - AnneS - OCR

INDEX DES MATIERES

Fragment, 14, 47, 65, 95, 98, 359-363, 366-367, 389, 392- 393, 395, 400, 420.

Genese, 18, 72, 80, 194-201, 212-219, 223, 227, 235, 246, 331, 339.

Guepe et orchidee, 66, 394-404,

Hecceite, 29, 157, 164172, 214, 216-217, 239, 248, 409.

Heterogeneite, 9, 53, 57, 67, 79- 80, 98-99, 102, 104, 108, 117, 240-241, 256, 267, 277-283, 330, 394396.

Histoire, 19, 28-29, 47, 51, 194, 200. 348-351. 371, 373, 376, 410:428.

Homosexualite (marginalite sexuelle), 66, 79-80, 131, 156, 359, 394-404.

Idee dishncte-obscure, 226-231, 333.

Idee, idee problematique, 12, 19, 123, 140, 174, 191, 199-200, 209-211, 229, 235-237, 258, 297, 316, 329-344, 382, 408- 409, 423, 426-427.

Identite, 10, 37, 39-40, 42, 82, 105, 234, 256, 262, 296, 313, 316, 323, 342, 404.

Image de la pensee, 37-45, 51- 52, 54-57, 76, 114, 123-126, 182, 232-233, 362.

Image, 43, 87-90, 118-1 19, 157, 166, 170, 235, 282-283, 314.

Image-mouvement et image- temps, 43-45, 87, 100, 107, 110, 118-121, 235, 282, 285- 290.

Immanence, 31, 42, 120, 123, 149-156, 164-165, 174175, 178, 193, 195, 204, 281, 343.

Imponvoir, 79-80, 85, 234, 333, 353.

Individuation, 20, 26-30, 150- 152, 162, 168-170, 239-247, 263-265, 267-272, 277-283, 290-296, 307, 331, 414.

Intensite, 13, 89, 107, 123, 151, 162, 168, 170, 216, 227, 267, 277-283, 304-31 1.

Interpretation, 44, 161, 163, 177. 357-359, 367, 369-372, 392.

Involontaire, 59, 71, 76-77, 80, 143, 217.

Je fele Ue pense), 20, 22-29, 39, 77, 97-98, 204-207, 233, 291, 294, 354-355, 364-365, 374- 378.

Langage, langue, 52, 54-55, 65, 135-137, 144, 177, 181, 189, 303, 309, 371, 374-375, 378.

Lecture, 15, 17, 19-21, 24, 27- 28, 53, 61-67, 123-129, 143, 165, 367-372.

Litterature, 11-12, 51-67, 127- 132, 140-147, 170-172, 178, 300-301, 320, 357, 366-367, 375-376, 385-386, 389-393, 401, 407.

Logique, 11, 19, 23, 27, 49, 209, 214, 216-220, 223, 241, 256, 277, 322-327, 336, 369, 383, 424.

Machine, machinal, machinique, 29, 63, 66, 69, 172, 182, 190, 387-393, 410.

Matiere et forme, 240, 245, 271- 277.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Matiere, 43-45, 58, 60, 71, 97, 105, 107, 119-121, 123, 127, 143, 147, 150, 163, 240, 245- 74fi -. ..

Membrane, 244, 265, 283-288, 294-296.

Modulation, 241, 247-253, 271, 299, 302, 409.

Moi, moi dissous, 22-29, 69, 77, 204, 206, 217, 228, 264, 291, 294, 364, 374-379.

Multiplicite, 99-1 05, 108-1 10, 151, 174, 197, 210, 223, 229, 257, 293, 330, 362, 382-383, 404, 408-409, 412, 415.

Necessite, 10, 20, 28, 46, 268, 376, 425.

Negation, 191, 253, 259-264, 323.

Objet = x, Quelque chose = x, 95, 187-189, 295, 311, 316.

Paradoxe, 10-1 1, 94-95, 105, 187, 190-192, 241, 295, 305, 320, 329, 338, 344.

Passivite, 26, 71-81, 84, 90, 121, 226, 228, 234-237, 333, 354.

Pensee, genitalite de la pensee, 11-12, 17, 19-21, 37-45, 51, 56-57, 81, 85-87, 212-218, 234-236, 241, 299, 343.

Percept, 17, 47, 142, 362. Phenomene, 31, 44-45, 84, 98,

117, 132, 138, 178, 193, 198- 199, 202, 215, 228, 261, 277- 279, 305, 308, 310, 316, 331- 332, 375, 415.

Politique, 136-137, 157-160, 171, 179, 234, 251, 324, 362-365, 367, 384-386, 388.

Possible, 45, 48, 11 1-1 16, 137, 191, 210, 216, 261.

Problematique, 241, 245-246, 248, 253, 258-262, 267, 269, 301.

Recognition, 10, 19-20, 76-79, 81-85, 105, 203, 218, 230, 234, 302.

Representation, 10, 33, 37-39, 41-43, 48-49, 56, 76-79, 81- 85, 101, 105-113, 125, 212, 233-234, 260, 300-303, 323- 324, 355, 359.

Rhizome, 282,361,366-367,404.

Schizophrene, schizo, schke, 23, 65-66, 235, 410.

Semiotique, 44-45, 53-54, 74-75, 147, 241, 277, 379, 394.

Sens commun, 10-1 1, 20-21, 24, 45, 73, 77, 81-85, 105, 121, 207, 230, 233, 305, 323.

Sens, 44-45, 51-53, 123, 126, 149, 157, 173, 177-194, 198, 200-201, 215-216, 339, 294- 297, 302, 338-342, 370, 377 ; - effet de surface, 53, 149,

174-175, 178, 182, 287; - sens incorporel, 174, 287-

289, 247. Sensibilite, 38, 15-49, 51, 81,

219, 221-222, 227-231, 253- 255, 304-305, 315, 320.

Serie, 19, 187-189, 220, 264, 290, 292-296, 306-307, 31 1, 315, 329, 341-342, 376-377, 381.

Signal, 136, 146, 241, 255, 275- 277, 294, 304, 310.

Signe, 12-13, 21, 34, 47, 51-54, 58-60, 69-70, 75-79, 85-91, 123-125, 143-147, 160-172, 214-215, 235-237, 239, 241, 246-247, 276-283, 302-303, 310, 320-321, 329.

Page 440: Deleuze - L Empirisme Transcendental - AnneS - OCR

f Signifiant, 29, 144, 156, 178, 188-194, 277, 294-295, 358, 367, 392.

Signification, 44-45, 135, 149, 157, 165, 173-174, 276, 302, 339, 409.

Singularites, 26-28, 182, 184- 188, 193, 200, 213, 225, 230, 248, 255, 267-269, 273-274, 290, 294, 332, 334, 340-343, 354.

Structure, 53, 66, 70, 140, 147, 149-150, 180, 173-188, 194- 202, 209, 221, 224, 229, 294- 295, 306, 311-312, 330, 333- 336, 339, 369-372, 382, 392.

Subjectivite, 12, 26-30, 90, 104- 105, 119, 222, 246, 283, 290- 292, 308, 373, 410.

Sublime, 67, 73-74, 76, 85-91, 118, 235-236, 315, 319, 331.

Sujet, 17, 20-30, 38, 177-179, 193, 201-207, 222, 241, 311, 329, 364-365.

Sujets larvaires, 202, 216, 225. Symptomatologie, 12, 34-35, 44-

45, 53, 132, 159-172, 357, 365.

Synthese, 34, 38-39, 45, 47, 71, 78, 233, 245, 254, 259-263, 271-273, 283, 294, 325 ; - synthese disjonctive, 35,

37, 45-48, 96, 81, 188, 191, 221, 235-236, 283, 294, 311, 319-320, 353, 361, 381, 394-395, 404 ;

- les trois syntheses de -. temps, 96-98, 100, 235, 289. 347. 351.

Systeme, i4 , 1'7-19, 40, 51, 53, 128, 195, 200, 277, 309, 359, 361, 367, 382, 393, 415-417, 421-423, 425.

Temps, 13, 23-24, 28, 34, 47, 59, 69, 89-90, 92-99, 101-102, 108-110, 114, 116, 124, 134, 195-201, 209-210, 214-218, 247, 281-291, 350-352, 388- 389, 408, 415-417.

Transcendance, 27, 38, 45, 71- 72, 75-76, 78, 85, 87, 114- 115. 121. 138. 149-150. 155.

236-2371 299, 319, 335, 337; 370.

Transcendantal, 9, 11-12, 20-21, 32-34, 39, 118, 193, 21 1, 213, 221, 232, 239-240, 290-296, 301, 308, 329.

Transduction, 255-256, 268-271, 275, 358-359.

Transvenaiite, 362-369, 381, 394, 400.

Univocite, 123, 149-153

Virtuel, 28, 59-60, 64-65, 95-99, 102-113, 115, 119, 150, 173, 180. 182. 184. 195-198. 210.

422-423. Voisinage, 252, 282.

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Abreviations

Introduction. - Creation de concepts

Chapitre 1. - L'empirisme transcendantal

1 /L'histoire de la philosophie comme devenir des systemes 2 / Le Je @le et le Moi dissous 3 / Singularites preindividuelles et individuations imperson-

nelles 4 / Transcendantal et empirique

Chapitre II. - L'Image de la pensee

1 / La Critique de la raison representative 2 / Dresser une nouvelle image de la pensee 3 / L a reforme des categories et I'esthetique transcendantale

Chapitre III. - Proust et la critique transcendantale

1 / L e roman, une recherche de la verite 2 / Structure de la Recherche 3 / Anatomie d'une methode d'ecriture

Chapitre N. - Typologie des signes et theorie des facultes

1 / Une lecture kantienne de Proust 2 /L'usage transcendant des facultes 3 / L'empirisme transcendantal et l'involontaire 4 / Du sublime kantien a I'image-temps du cinema

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

I Chapitre V. - • á U n peu de temps a l'etat pur B : Bergson et le virtuel

I 1 / L'essence et le cristal de temps 2 / Les deux multiplicites 3 /L'actuel et le virtuel 4 / L a critique bergsouienne de Kant : du possible logique au

virtuel reel 5 / L'intuition, comme methode transcendantale

Chapitre VI. - L'apprentissage des signes

1 /La recherche de la verite et l'allegorie 2 /L'apprentissage comme rencontre empirique 3 / L'exteriorite de la pensee

Il Chapitre VII. - Spinoza et le structuralisme

1 /Morale de l'equivocite, physique de l'univocite 2 / Ethique des passions tristes et clinique de l'allegorie 3 / Clinique et symptomatologie 4 / L'hecceite et la symptomatologie

li Chapitre VIII. - Series, effet de surface, diWerenciant

1 / L'immanence de la structure et le sens comme surface 2 /Le diagramme de la structure et les six criteres du symbo-

lique 3 / Le differenciant 4 / La sbucture comme multiplicite et sa temporalite interne 5 / L a nouvelle repartition de l'empirique et du transcen-

dantal

I Chapitre M. - La dramatisation de l'Idee

1 / La question Qui? et la reevaluation nietzscheenne du sclie- matisme kantien

2 / Physique de la pensee, logique des relations : definition de l'empirisme

3 / L'Idee : Maimon contre Nietzsche 4 / Du conditionnement a la genese

1 ' Chapitre X. - Individuation, modulation, disparation

1 / L'apport decisif de Simondon : individuation, disparation, modulation

2 / Moulage et modulation 3 / La disparation problematique du signe 4 / Problematique et dialectique

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Chapitre XI. - Champ transcendantal impersonnel et singula- rites : cristaux, eclain, membranes

1 / Le cristal et l'individuation 2 / L'eclair qui fulgure et la genese asymetrique du sensible 3 / La membrane, et la vie dans les plis 4 / Champ transcendantal, singularites, temporalites

Chapitre XII. - Difference et intensite

1 / L a modulation : Simondon, critique de Kant 2 /L'intensite 3 / Simulacre et dispars 4 / La Difference insensible 5 / L a limite et l'illusion du negatif

Chapitre X I I . - Du problematique

1 / L'Idee problematique 2 / Probleme, singularite, evenement 3 /Virtuel et actuel, Aion et Chronos 4 / De la difference a l'ethologie

Chapitre XN. L a critique de l'interpretation et la transversalite

1 / Fragments et fragmentation 2 / Transversalite pragmatique 3 / La diagonale de Foucault 4 / L'enonce transcendantal et empirique

Chapitre XV. - Signe, machine et orchidee

1 / La theorie-pratique des multiplicites 2 / Machine et fonctionnalisme 3 / L a capture de la guepe et l'orchidee

Conclusion. - Devenir et histoire

I /Histoire et image de la pensee 2 /Analytique et diagnostic 3 / Les crises de la pensee

Index des noms

Index des matieres 43 1

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